Texte du magazine 'A Travers le monde' , sur une visite du pénitencier de Guyane (bagnes de Kourou et des îles du salut) en 1910
Text of magazine 'A Travers le Monde', about a visit to the penitenciary of french guyana (penal colony of Kourou and Salut Islands) in 1910

Au Pays des Bagnards --- Impressions Guyanaises---

Depuis que la relégation est supprimée en Nouvelle-Calédonie, la Guyane française a pris une importance nouvelle dans les questions pénitentiaires; le pays est intéressant à connaître et l'article de notre correspondant en montre les différents aspects au point de vue pénitencier

Le paquebot qui nous laissa à la Martinique avait repris aussitôt la route de France. C'est par un bateau annexe de la Compagnie Transatlantique que les voyageurs à destination de la Guyane, sont transportés de Fort-de-France à Cayenne. La première escale dans les Guyanes est Demerara ou Georgetown, capitale de la Guyane anglaise, ville coquette et plaisante comme les Anglais savent en créer dans leurs colonies et où l'on jouit sous un climat assez clément de tous les perfectionnements de notre civilisation moderne. Le lendemain l'annexe mouille en rade de Surinam ou Paramaribo, chef-lieu de la Guyane néerlandaise et, après quelques heures seulement, fait route sur Cayenne par la pleine mer.
Dix heures de navigation, puis peu à peu se dessine à l'horizon une grande ligne grise, qui fait une séparation très nette entre la mer du large, claire et brillante, et l'autre océan sale et triste, qui est la mer de Cayenne. C'est la zone de mélange des eaux salées avec la masse des grands fleuves de la côte américaine: Amazone, Maroni, Mana, Oyapoc. Puis, à peine à huit ou dix milles, on longe bientôt un rivage gris, monotone, bas, semé d'un peuple de palétuviers rabougris et enchevêtrés, par derrière, on découvre des plaines immenses, nues, sans aucun vestige d'habitation ni trace de civilisation, Si loin qu'on puisse fouiller avec la lunette, on n'aperçoit pas une cabane, pas la moindre fumée. On a l'impression que le morne et lourd silence des solitudes doit régner sous ce ciel impassible, toujours brûlant, jamais pur comme nos ciels de Provence.
Puis, en avant, à bâbord, de petites masses grises, chevelues de cocotiers, se dessinent dans le lointain très basses; ce sont les îles du Salut. A mesure qu'on se rapproche, on les distingue, on les divise et leurs reliefs apparaissent. Elles forment un archipel de trois îlots qui sont l'île Royale, l'île Saint-Joseph et l'île du Diable. A l'opposé, sur la côte, une agglomération de quelques cases derrière un rideau de longs cocotiers et à l'embouchure d'une large rivière, c'est la rivière de Kourou et le pénitencier des Roches.

Nous ne sommes plus qu'à une vingtaine de milles de Cayenne. L'abord en est indiqué par trois rochers sinistres et nus, redoutés des navigateurs. Le plus éloigné au large, porte une lanterne ou plutôt un phare de faible puissance, que gardent constamment deux forçats, placés là par l'administration pénitentiaire, qui leur fait envoyer tous les quatre ou cinq jours, les vivres et l'eau douce qui leur sont nécessaires. Depuis ces trois rochers, qui portent les noms de l'île Le Père, l'île La Mère et l'Enfant Perdu, les fonds baissent de telle sorte que les navires de fort tonnage sont obligés de mouiller à près de deux milles du port, que l'on commence à distinguer dans l'embouchure de la rivière de Cayenne. A marée haute seulement, les navires de tonnage moyen peuvent arriver jusqu'à l'estuaire.
L'estuaire n'est pas large, le cadre en est triste et désolé; les rives, très vaseuses, rendent le débarquement difficile, parfois même périlleux. Le paysage plutôt laid dégage une mélancolie qui vous serre le coeur. Il nous fallut, un jour que nous étions arrivés par une chaloupe en plein jusant, nous faire remorquer par des nègres, dans une pirogue, sur des centaines de mètres de vase. Un appontement de madriers vermoulus et devenu depuis de nombreuses années impraticable, profile sur la rive boueuse sa silhouette haute et délabrée.
Cayenne, bâtie dans la verdure entre la rive droite de la rivière et la mer, paraît par contraste presque séduisante. Une large et vieille caserne sur un monticule que les habitants dénomment orgueilleusement le fort Cépérou, fait face à la mer. Elle est aujourd'hui presque inhabitée. Une compagnie formée d'éléments indigènes et répartie entre le pénitencier des Iles du Salut, celui plus important du Maroni, et Cayenne, constitue toute la garnison militaire de la Guyane, et les forces que le Gouvernement met à la disposition de l'administration pénitentiaire pour contenir plus de 6ooo forçats. En arrière du Cépérou s'étend la ville aux maisons lépreuses, alignées sur quelques rues droites qui convergent presque toutes sur la grande place du Gouvernement, la place des Palmistes, remarquable par la hauteur de ses palmiers immenses, dont les Cayennais sont, à juste raison, très fiers. Quelques demeures de style colonial et le lourd édifice du Gouvernement, sévère et d'un pauvre aspect, en forment tout le cadre. L'insécurité et les abords peu praticables de son port, unis aux dissensions politiques des quelques habitants, ont fait de Cayenne, depuis quelques années, une ville désolée. L'administration pénitentiaire n'y entretient plus de forçats que pour le service de la voirie, de l'hôpital et de l'hôtel du Gouvernement. Çà et là quelques libérés ont dressé des boutiques mal achalandées. D'autres vendent des allumettes, des paniers au coin des rues ou sur les marchés.
Un jour n'entendit-on pas deux d'entre eux tenir la conversation suivante, assez piquante : " Comment fais-tu pour vendre tes paniers meilleur marché que moi, à qui l'osier cependant ne coûte rien puisque je le vole? - Eh bien, je vais plus loin encore et moi, je vole les paniers tout faits ".
On compte les colons qui tentèrent de fertiliser le sol spongieux des savanes ; les seuls habitants aisés sont des commerçants heureux, pour la plupart tenanciers de bazars ou de magasins universels, ou encore quelques créoles enrichis par l'exploitation de bons placers. Les placers, qui rapportent plus d'or qu'il n'en faut pour couvrir tous les frais d'exploitation, du transport des vivres ou du matériel, sont aujourd'hui de plus en plus rares. Dans le sous-sol des forêts, les alluvions de tous les fleuves et bras de fleuves (les criques comme on les appelle là-bas) dans les monts Tumuc-Humac d'où découlent toutes ces larges rivières qui découpent la côte et enlisent la mer de leurs sables, il y a de l'or, beaucoup d'or, mais les difficultés sans nombre d'une exploitation un peu sérieuse ont découragé les plus belles énergies. Néanmoins, beaucoup de créoles, qui gardent le souvenir des richesses faites en quelques jours au Karsevenne ou à l'Innini, attendent et conservent leur provision de mercure, prêts à se ruer sur le premier filon praticable qu'on découvrira. Outre l'or, dont l'exportation se fait surtout mystérieusement au grand bénéfice de quelques-uns et malgré les rigueurs douanières, on retire encore de notre Guyane de la gomme à balata, que de courageux industriels vont extraire en forêt de l'arbre à balata, et l'essence de bois de rose, extraite par distillation qui sert de base à beaucoup de nos parfums en usage dans la métropole.

De Cayenne à Kourou, une goélette (une tapouille, comme disent les gens du pays) nous transporte en dix heures. La mer fait rage sur cette côte basse de Guyane, et les lames, poussées toute l'année par les alizés du nord-est, déferlent furieusement contre les bancs de vase qu'infestent les requins. Un homme qui tombe à la mer est considéré comme perdu. Tout dernièrement encore, une forte lame enlevait quatre personnes de la chaloupe, le Colonel Loubère, qui fait le service entre Kourou et les Îles, et malgré les recherches actives pratiquées sur le rivage par la grosse chaloupe à vapeur de l'administration pénitentiaire le Maroni,on ne découvrit aucune trace des quatre malheureux, dont le commandant Rémy qui dirigeait le pénitencier des Iles du Salut.
C'est dans ces eaux chaudes et limoneuses de la côte et surtout à l'embouchure des fleuves qu'abondent ces poissons volumineux mais de saveur fade comme l'acoupa; le machoiran, dont la consommation est courante sur les pénitenciers. Poisson et gibier composent invariablement le menu d'une table de famille guyanaise ; les petits boeufs importés à grands frais du Venezuela donnent une chair de peu de qualité et à des prix de revient élevés. Peu de légumes, des tomates, de la salade, des -patates poussent dans.les potagers, généralement mal entretenus des pénitenciers. Aussi fait-on en Guyane un grand usage des conserves de France.
Le poste de Kourou où nous arrivons et qui se décompose en deux parties : le village indigène à deux kilomètres dans la savane, non loin de la rivière et le pénitencier des Roches sur le bord de la mer avait été fondé en 1763 par Thibaut de Chanvalon, Les treize mille infortunés colons qu'il avait eu l'audace d'y conduire, y périrent. "Ces déserts, écrivait un des rares survivants, ont été aussi fréquentés que les jardins du Palais-Royal. Des dames en robe traînante, des messieurs à plumets marchaient d'un pas léger jusqu'à l'anse et Kourou offrit pendant un mois le coup d'oeil le plus galant et le plus magnifique... Mais la peste commença ses ravages, les fièvres du pays s'y joignirent. Au bout de dix mois, dix mille hommes périrent tant aux Islets qu'ici... " A deux heures de canot en amont sur la rivière, se trouve le camp de Pariakabo, dénommé autrefois le camp d'assouplissement.
On y avait en effet réuni un jour deux cents fortes têtes pour la plupart apaches marseillais ou parisiens, remarqués par leur indiscipline et leur mauvaise volonté. Le climat et l'alimentation précaire, auxquels ils furent soumis en eurent facilement raison, puisque quatre d'entre eux seulement en purent revenir. C'est parmi eux que succomba un apache parisien, redouté bandit, dénommé Théo de Montparno, A Pariakabo aujourd'hui, dans ce camp que la culture et le déboisement ont relativement assaini, on récolte un peu de café qui pousse parfaitement sous bois et dont la qualité égale celle du meilleur Martinique. Environ cent forçats l'habitent; à la bouverie, qui est à quelques minutes du camp, on obtient un peu de bétail laid, malingre, chétif.
Le chantier forestier de Gourdonville, plus en amont encore sur la rivière, est une annexe de Kourou. On y exploite des bois merveilleux, mais dont on se sert peu. Le climat y est néfaste et l'endroit mal réputé. On y raconte qu'autrefois des surveillants en fête avaient assisté au supplice d'un bagnard incorrigible, ligoté sur un nid de fourmis rouges. Ces grosses fourmis, dites fourmis manioc, sont avec les reptiles et les moustiques une des plus grandes plaies de la Guyane. Il n'est pas rare de voir en une nuit des champs entiers dévastés par un régiment de ces redoutables insectes. Nombreux sont aussi les exemples d'évadés, morts de faim et de fièvre sous- la forêt ou tués par leurs camarades ou des Indiens du voisinage, dont on retrouve un beau jour le squelette "préparé" par les fourmis, dans la pose macabre où la mort l'avait laissé.

Un commandant de pénitencier qui était allé à 1a chasse guidé par des Indiens Galibis raconte l'histoire suivante : après avoir marché deux heures sous la forêt, il aperçut au pied d'un grand hêtre moucheté, quelque chose, ou plutôt quelqu'un qui lui parut être un relégué assis et dormant ; il était reconnaissable à son costume de toile bleue ainsi qu'à son chapeau de paille de pandanus et à sa musette qui gisait à terre. S'étant approché, il vit. que le soi disant dormeur, adossé au tronc de l'arbre, était un cadavre, mais un cadavre décapité. Un objet blanc sur ses genoux repliés brillait au soleil, C'était son crâne que des myriades de fourmis achevaient de polir en dévorant les derniers lambeaux de chair qui y étaient encore attachés.
De Kourou, l'archipel des Iles du Salut, qui n'est guère qu'à une heure de chaloupe, apparaît riant, frais, coquet avec le vert éclatant de ses arbres, tranchant sur le fond rouge des rochers et du sol. Ces îles furent ainsi baptisées à cause de l'enthousiasme immense qu'elles suscitèrent parmi les neuf bâtiments de l'expédition Turgot-Chanvalon, lorsqu'elles furent aperçues du large, pareilles à des bouquets émergeant de l'onde, par cette pâle troupe d'émigrants, exténués de souffrances et de privations. De ces îles, qui pourraient être pour les habitants des Guyanes un lieu de villégiature des plus agréables et des plus sains, on a fait un centre de déportation.
La plus grande, l'Ile Royale, possède une rade profonde et précieuse. Elle est habituellement réservée aux forçats de la dernière classe. Elle renferme, outre les professionnels de l'évasion, les virtuoses du crime, les héros de cours d'assises.
Des Transportés,.ceux-là ne sont pas les plus malheureux, car l'air est clément " aux îles " et les cases confortables. Somme toute, malgré la nourriture insuffisante, on y meurt moins vite qu'ailleurs. Cette sélection n'est-elle pas au détriment des petits criminels, de ceux dont la condamnation passe presque inaperçue ? Ces sujets de moindre importance, coupables de n'exciter ni curiosité, ni intérêt, sont répartis dans les stations agricoles, ou forestières des autres pénitenciers, tous plus insalubres. Là la mortalité les fauchera sans que cela tire à conséquence, puisque nul journaliste ne s'en occupera. Donc, au risque de paraître subversif, nous pouvons dire qu'il y a souvent plus d'intérêt pour un mauvais sujet à commettre un beau crime que de s'exposer à être pris pour un méfait banal.

(A suivre.) L. M.


Impressions Guyanaises (fin).

L'Ile Royale possède sur son plateau une terrasse d'où l'on peut surveiller tout l'horizon, puis, au point culminant, un sémaphore à disques qui permet, lorsque le temps est clair, de communiquer avec Kourou, qui est lui-même relié télégraphiquement à Cayenne. Un vieux forçat, ancien notaire, remplit sur la terrasse et au sémaphore le rôle de guetteur. Armé d'une longue lunette, il passe ses journées à explorer le large. Aucune goélette se détachant du rivage ne lui échappe. C'est un type, ce vieux bagnard, que l'on rencontre toujours, depuis plus de dix ans sur le plateau, portant sur le dos sa longue lunette en bandoulière à l'aide d'une simple ficelle. C'est qu'alors il va " signaler ", entrant successivement chez tous les fonctionnaires de quelque importance, pour leur annoncer d'un ton comique, " Une goélette venant de Cayenne se dirige sur les Iles. Le gouverneur est à bord. "Le sommet de l'Ile Royale est occupé par les services hospitaliers, les habitations des fonctionnaires (directeurs, médecins, surveillants) et la chapelle.

En un point, qu'on appelle "l'Est " on aperçoit un grand bâtiment, l'asile des aliénés et des vieillards, puis à côté, une petite maisonnette, la maison du bourreau. Derrière les hôpitaux, sur le versant qui regarde " le Diable ", se trouvent le camp des transportés et le quartier cellulaire. Nous n'insisterons pas sur la description de ces longs bâtiments, dont l'intérieur rappelle assez celui d'une chambrée de caserne avec les deux bas flancs latéraux plaqués à la muraille. De Lourdes portes, grillées de fer et dûment cadenassées vers le soir, en sont toute la nouveauté. C'est là que sur la planche, les forçats dorment côte à côte. Ceux, qui après un long stage de bonne conduite, sont parvenus de la troisième dans la deuxième classe, sont exceptionnellement pourvus d'une couverture de laine. Deux fois par jour, à dix heures et à six heures, ils reçoivent leur ration : endaubage de boeuf ou lard salé, légumes secs et pain. Dans l'intervalle, ils se rendent à leurs travaux respectifs : ateliers, travaux de maçonnerie, jardinage, ou à leurs emplois : infirmiers, secrétaires ou domestiques.
Il y a en général un surveillant pour vingt hommes, plus ordinairement un pour trente et même un pour cinquante sur certains pénitenciers de l'intérieur. Malgré cette division du travail, le produit est nul ou à peu près. Cela tient à l'insuffisance et surtout à la veulerie des chefs et des surveillants. Le potager de l'Ile Royale produit à peine un panier de légumes par jour suivant la saison. Le ravitaillement en viande de boucherie se fait par le poste de Kourou ; l'on y consomme ainsi qu'en toute la Guyane ces petits boeufs efflanqués, qui viennent par mer du Venezuela.
On reste sans comprendre pourquoi nul ne prendra jamais, dans ce pays d'immenses savanes où les pâturages abondent six mois de l'année, l'initiative de faire un élevage de bétail, qui pourrait alimenter à la fois, et dans de bonnes conditions de rapport, et l'administration pénitentiaire et la colonie. Mais il y a sipeu à attendre de la population créole, dont le fond du tempérament est la paresse, comme le fond du caractère la vanité!
Ces longues constructions sans étages où logent les forçats limitent une grande cour carrée. Hâves, patibulaires, efflanqués quelques-uns, parmi lesquels on nous montre le fameux Soleilland, travaillent à la construction d'un puits, commencé depuis plus de six mois.
Certains paraissent malades. Ils se plaignent de manger peu et mal ; ils nous reviennent cher cependant. N'était le climat qui, aux îles, est assez clément, on y verrait la tuberculose et la scrofule augmenter parmi eux leurs ravages, déjà cependant considérables.
Alors le forçat, ainsi mal nourri, " chaparde ", l'employé aux dépens de son maître, l'infirmier (chose monstrueuse!) aux dépens des malades; les autres volent leurs voisins ou font de la " camelote ". Cameloter, c'est faire, en terme de marine marchande, du petit commerce. C'est, pour le transporté, vendre aux fonctionnaires -qui résident ou qui passent aux îles, le produit de son travail et de son imagination.
Descendons au quai par le sentier en lacets qui, pittoresque, s'enfonce dans la verdure. Sur le bord de la rade, le long du quai, sont les ateliers où travaillent une cinquantaine de condamnés, puis une maison à arcades servant au premier d'habitation aux surveillants du quai, au rez-de-chaussée de local aux canotiers du port. Les canotiers surtout sont passés maîtres dans l'art du camelotage et nul .ne peut être mieux placé qu'eux pour écouler la marchandise.., cachée. Les canots sont en effet, en rapports fréquents avec les goélettes qui viennent mouiller en rade ou les navires... quand il en passe.
Deux fois dans l'année seulement et c'est un événement aux Iles - le transport la Loire venant directement du dépôt de Saint-Martin de Ré, apporte un contingent de six ou huit cents nouveaux condamnés. Alors l'ancien forçat astucieux vous montre " sous le manteau " : des guillotines minuscules, construites en bois d'essence rare et sur le modèle exact de la Veuve, des poignards gainés de cuivre ouvragé qui sortent directement des ateliers de l' Administration, des écailles de tortue de mer soigneusement vernies, des mâchoires de requins portant l'inscription au couteau . " le tombeau du forçat ", des noix de coco sculptées et coloriées représentant par exemple la vue générale des îles, des coffrets ou des étuis à cigarettes en bois précieux, des cannes faites de rondelles d'écaille juxtaposées ou de vertèbres de requin enfilées sur une tige rigide, etc., etc., et la pièce d'argent ou d'or reçue, va s'ajouter à la série de celles déjà mises à l'abri.
Lorsqu'on visite les Iles du Salut, une excursion à File du Diable s'impose. Très aimablement, le commandant des Iles, qui réside à l'île Royale, mit à notre disposition une baleinière pour nous rendre au Diable. En moins d'une demi-heure, par le goulet qui sépare Royale de l'Ile Saint-Joseph et qui, fouetté constamment par les vents du nord-est, n'est pas toujours praticable, nous arrivons à l'ancienne île de Dreyfus. Nous accostons au point où aboutit le câble qui relie le Diable à Royale. et sur lequel circulait deux fois par jour, au temps de Dreyfus, le chariot apportant des vivres. La jetée primitive de planches et de granit suffit à peine à nous abriter.
A vingt mètres du débarcadère et du rivage, nous passons devant l'ancienne case affectée au capitaine Dreyfus. Elle sert actuellement de logis aux quelques rares condamnés laissés dans file à la disposition de deux gardiens, pour les corvées. Ces quelques privilégiés passent leurs journées à pêcher la tortue de mer, quelquefois la langouste sur les rochers de l'île et à sculpter des noix de coco. Un feu de bois grésille dans un coin, sous la marmite qui chauffe leur repas. Il faudrait l'administration complice pour qu'une évasion de l'Ile du Diable réussît. Et la mer qui tout l'an déferle avec rage sur les rochers, et les requins eux-mêmes qui infestent ces parages: ne sont-ils pas la meilleure garantie contre toute tentative d'évasion ?
Le sentier qu'il faut prendre pour gagner l'autre. extrémité de l'île, longe la mer tout du long et s'enfonce délicieusement dans le bois, sous les hauts cocotiers. Nous y fûmes à l'heure où le soleil décline, seul et tristement assis " au banc de Dreyfus " dans le fracas assourdissant des lames sur les galets. C'est un petit banc historique, dressé sur la fin de l'exil de l'ex-condamné, lorsque, moins rigoureux, on avait permis au prisonnier de sortir de son enceinte de palissades pour descendre dans le sentier promenade. Le site à cet endroit est magnifique et le décor des cocotiers géants fichés sur des falaises rougeâtres est des plus séduisants.
L'île Saint Joseph, où nous accostons pour rentrer à Royale, porte sur son sommet les deux immenses bâtiments, contenant les cellules des réclusionnaires. Dans le bas, le camp contient deux à trois cents forçats. C'est à Saint Joseph que débarquent. les nouveaux contingents amenés par la Loire pour être répartis sur les différents pénitenciers, suivant les besoins et les demandes émanant des directeurs. On nous montre à Saint-Joseph la roche du Crime où furent fusillés en 1894 trois anarchistes révoltés, qui avaient assassiné deux gardiens et, réfugiés dans les rochers, avaient refusé de se rendre. Sur le versant qui regarde le Diable, s'étale le cimetière des fonctionnaires du groupe des îles. On y peut lire le nom des braves, surveillants ou médecins, qui payèrent de leur vie leur dévouement à l'administration pénitentiaire et à la patrie.

L. M.