Article publié dans 'A Travers le Monde' de
1910, sur la disparition du chef sioux-dakotas Nuage Rouge(Makpiatlouta) , sa
biographie.
Report from 'A Travers le Monde' -french magazine of 1910-, about the dying
of sioux-dakotas cheaf Red-Cloud (Makpiatlouta) , and his bio .
Nuage Rouge, dernier Sachem des Sioux Ogallala..
L'ère des luttes sanglantes entre Peaux-Rouges
et Yankees est close. Les Indien, définitivement asservis, sont confinés
dans des réserves d'une superficie de plus en plus restreinte. Bientôt
la tribu aura disparu en tant qu'organisme communautaire et nomade. Nuage Rouge,
le dernier survivant des chefs Sioux qua prirent Part aux guerres de la seconde
moitié du XIX siècle, vient de mourir dans le courant de décembre
1909.
Sa vie évoque par plus d'un trait celle des héros de Fenimore
Cooper.
N |
UAGE ROUGE - Makpiatlouta en langue
dakotah, RED CLOUD en anglais- sachem des Sioux Ogallala, vient de mourir dans
la réserve indienne de PineRidge (South Dakotah). C'était le dernier
survivant d'entre les chefs Sioux qui avaient pris part aux luttes des Peaux-Rouges
contre les Yankees, durant la seconde moitié du XIXe siècle, et
en particulier à la guerre de 1866-68, dite guerre de la Powder-River.
Il avait alors infligé aux Visages Pâles quelques sanglantes défaites,
et de forts cuisantes blessures d'amour-propre.
Il était très vieux; il devait avoir près de 80 ans: en
effet, si l'on en croit les récits d'officiers américains, il
était né en 1820, dans le Nebraska, non loin de la fourche formée
par les deux rivières Platte. C'était, au temps de ses prouesses,
un superbe gaillard de six pieds six pouces, au regard profond et vif, à
la démarche noble, fameux par son éloquence dans les conseils
de la tribu, intrépide autant que rusé sur le sentier de la guerre.
Son corps bien découplé, son visage cuivré aux pommettes
saillantes, étaient richement tatoués et bariolés d'ocre
et de vermillon; sa coiffure de guerre était formée d'un large
bandeau rouge sang, surmonté d'une couronne de belles plumes mi-blanches,
mi-noires; il maniait avec une égale dextérité le rifle,
l'arc ou le tomahawk. En 1862, le Grand-père
avait décidé la construction du chemin de fer du Pacifique bientôt
deux voies ferrées, celle qui, depuis Omaha, suit à travers tout
le Nebraska le cours de la Platte River et celle du Kansas Pacifie railroad,
allaient rejeter vers le nordouest Peaux-Rouges et bisons, ces inséparables
compagnons. Peut-être, malgré tout, la paix n'aurait-elle pas été
troublée, si les Yankees n'avaient pas tenté, presque en même
temps, de mettre la main sur les territoires du North Dakotah et du Montana.
En 1866, le Gouvernement de Washington entreprit d'ouvrir une route, vers la
Powder River et les champs d'or du Montana. Déjà, par promesses
ou par menaces, ses agents avaient réussi à faire signer à
un bon nombre de chefs héréditaires un traité par lequel
ceux-ci prenaient l'engagement de ne point s'opposer à la création
de la voie projetée. Les événements devaient bientôt
justifier cette attitude. Dès 1873, les Yankees jugeant le moment venu,
dénoncèrent purement et simplement le traité conclu en
1868, ce qui veut dire en bon français, renièrent leur foi jurée.
Le général Sheridan signifia aux tribus Sioux l'ordre d'évacuer
leurs territoires de chasse, pour se cantonner dans les réserves qui
leur étaient assignées dans le South Dakotah. La guerre reprit
aussitôt sauvage, acharnée; elle devait se localiser plus particulièrement
dans le Montana et le Wyoming, dans les parages des rivières Yellowstone
et Little Big Horn. Un nouveau chef avait surgi, dont la renommée allait
égaler, sinon éclipser celle de Nuage Rouge : Sitting Bull - Taureau
Assis - qui de concert avec un autre chef Crazy Horse - Cheval Fou - taillait
en pièces, le 26 juin 1876, à Little Big Horn River le corps expéditionnaire
du général Custer. Mais la guerre de Sécession était
loin; le Gouvernement de Washington, sûr de sa force, était décidé
cette fois à en finir à tout prix : dans le courant de 1877, le
camp de Cheval Fou était assailli à l'improviste; tout fut massacré
: hommes, femmes et enfants ; Cheval Fou lui-même blessé à
mort, s'enfuit; avant d'expirer, il conseilla l'exil à ses frères
d'armes : " Quand je serai mort, leur dit-il, je me rendrai dans le pays
de la Mère Blanche . Je vous demande de m'y suivre.
Vous le voyez, les Américains veulent notre extermination. Vous ne pouvez
plus vivre avec le Grand-Père. Suivez-moi sur
la terre de la Mère Blanche.
Un chef Sioux (Photographie)
Suivant les uns, il aurait reçu son nom de Nuage Rouge le soir d'un combat
au cours duquel le soleil s'était voilé un moment d'une nuée
rougeâtre; d'après d'autres narrateurs, ce sobriquet serait dû
à l'habitude prise par les hommes de sa tribu de se draper les épaules
dans les plis d'une étoffe de laine rouge " Mes guerriers, disait-il
lui-même, couvrent les collines, ainsi qu'une nuée sanglante".
Ce qui est sûr c'est qu'il n'était pas né d'un chef: ce
n'est pas par droit de naissance qu'il devint sachem des Faces grimaçantes,
mais seulement parce qu'il s'imposa au respect de tous par son indomptable bravoure,
et la haine irréductible qu'il avait vouée aux Yankees. Il avait
été témoin, dès sa jeunesse, de la violation des
traités, des malversations des agents du Service indien, du pillage et
du massacre de pacifiques villages imputables aux premiers pionniers... de la
civilisation, voire à certains officiers américains.
Un chef et ses femmes (photographie)
Nuage Rouge, alors, se révolta ; il avait compris . le piège :
chassés du Kansas et du Nebraska, pris entre les lignes ferrées
du Pacifique et la route du Montana, c' en serait fait des Sioux et des bisons.
A sa voix, les guerriers se ressaisirent ; ils se refusèrent à
ratifier les propositions de leurs chefs et ceux-ci, pour consolider leur autorité
compromise, durent eux-mêmes s'enrôler sous la bannière de
Nuage Rouge.
Alors commença cette guerre fameuse de la Powder-River, véritable
guerre au couteau, qui ne fut qu'une longue suite d'escarmouches et d'embuscades
meurtrières. Nuage Rouge prit part à plus de quatrevingts engagements
et fut plusieurs fois blessé.
Affaiblis par la guerre de Sécession, ne disposant que d'effectifs insuffisants,
les fédéraux se virent contraints à se réfugier
dans les forts élevés en vue de protéger l'établissement
de la nouvelle route : le fort Smith, le fort Phil Kearny et le fort Reno. Les
Sioux harcelaient sans relâche les convois de ravitaillement et les postes
détachés. Il se trouva, cependant, un entrepreneur, un certain
J.-R. Porter, pour vouloir poursuivre, coûte que coûte, là
construction de la route ; fort de son contrat, il exigea du commandant du fort
Phil Kearny, le colonel Fettermann, que celui-ci mît à sa disposition
la moitié du contingent disponible. Fetterman accéda à
sa demande; mal lui en prit : le 21 décembre 1867, les Sioux surgissant
à l'improviste, anéantissaient, jusqu'au dernier homme, son détachement
fort de quatre-vingt-quatorze soldats.
Cet exploit porta à son comble la renommée glorieuse de Nuage
Rouge. Au lieu d'entreprendre une campagne de répression immédiate
qui s'annonçait difficile et sanglante, le Gouvernement de Washington
préféra temporiser, et dépêcha aux tribus révoltées
la Commission de la Paix. Nuage Rouge se refusa d'abord à entrer en pourparlers
avec elle :
" Que le Grand-Père, fit-il dire aux commissaires
par son lieutenant Grosses Côtes, rappelle ses jeunes hommes hors de notre
pays ; alors nous signerons un traité qui n'aura plus de fin. "
Après de longs palabres, et pour obtenir à tout prix la signature
des chefs des autres tribus, les commissaires durent se résigner à
reconnaître le bienfondé des revendications des PeauxRouges; par
le traité de 1868, les Yankees déclaraient, renoncer à
l'ouverture de la route du Montana et s'engageaient à retirer leurs garnisons
des forts Smith, Phil Kearny et Reno. Nuage Rouge, au surplus, défiant
jusqu'au bout, et sachant trop par expérience la médiocre valeur
qu'il convenait d'attacher à ces sortes d'engagements, dédaigna
d'y apposer sa signature.
Deux ans plus tard, cependant, le général Smith, commandant du
fort Laramie, parvint à le décider à venir à Washington,
en compagnie de Queue Mouchetée, sachem des Sioux brûlés
et d'une quinzaine de leurs lieutenants respectifs. Ils furent reçus
à Maison Blanche ; le général Grant écouta leurs
doléances, et donna même une soirée en. leur honneur. Mais
ces splendeurs n'eurent pas le moins du monde le don d'émouvoir les Sioux.
Nuage Rouge se sépara même, avec un vif ressentiment, du président,
parce que celui-ci, loin de souscrire aux conditions de paix formulées
par les chefs Sioux, voulait leur faire signer un traité jugé
par eux inacceptable.
A la fin de son séjour à Washington, on eut toutes les peines
du monde à décider Nuage Rouge à pousser jusqu'à
New-York " -Ce sont partout; déclarait-il froidement, les mêmes
maisons, les mêmes figures; cela commence à m'ennuyer. Si j'ai
quelque chose à acheter, il y a assez de magasins le long de ma route.
" Seule, la perspective de prononcer un grand discours devant une assemblée
nombreuse et attentive triompha de sa répugnance. A New York on le logea
luxueusement à Astor-House ; la frégate française, la Magicienne,
qui se trouvait ancrée dans le port eut l'honneur d'être visitée
par Queue Mouchetée et ses Sioux brûlés; quant à
Nuage Rouge, il prit part à une conférence solennelle tenue au
Cooper-Institute et y prononça en effet un speech aussi éloquent
que sensationnel. A l'issue de cette réunion, on lui annonça que
la munificence du général Grant lui octroyait dix-sept chevaux,
pour lui et ses lieutenants. Ce cadeau atténua un peu sa rancoeur, et
il reprit le chemin de son pays, où Queue Mouchetée l'avait déjà
précédé, l'âme moins ulcérée, mais
à la vérité, toujours aussi défiant et sans avoir
rien signé.
Un des derniers campements d'indiens nomades
(d'aprés une photographie)
Taureau Assis se conforma à l'avis de Cheval Fou ; il passa avec ses
guerriers en territoire britannique; on dit qu'il y fut converti au catholicisme
par un Révérend Père de la Compagnie de jésus. Il
semble que Nuage Rouge, de même que Queue Mouchetée, n'ait joué
qu'un rôle effacé dans cette dernière guerre. Entouré
de toutes parts par des contingents d'infanterie, de cavalerie, et d'artillerie
légère, il paraît avoir été dès les
premiers temps réduit à l'impuissance.
Il fut définitivement capturé en 1878, et transporté avec
les siens, loin du fleuve Missouri, au sud de la White River, dans la réserve
indienne de Pine-Ridge.
C'est là qu'il vécut depuis lors, vaincu mais non soumis. Ce serait
faire injure à sa mémoire que de le confondre avec ces Peaux-Rouges
dégénérés, avec ces fils des cinq nations dites
civilisées, sur qui les Yankees, désireux de faire oublier leurs
violations répétées de la foi due aux traités, exercent
le pharisaïsme de leur apostolat pseudo-philanthropique social, à
grand renfort de rapports et de tracts. Il ne fut pas de ceux qui, abêtis
par le whisky, décimés par la petite vérole, renoncent
à la guerre et à la chasse, à la vie libre et communautaire
de la tribu, logent dans une maison de pierre et s'avilissent jusqu'à
défricher la terre.
La mort dans l'âme, mais avec l'apparente impassibilité de tout
guerrier Sioux, Nuage Rouge a assisté à la confiscation progressive
des territoires de son peuple, au méthodique anéantissement de
sa tribu en tant que .tribu, de sa race en tant que race.
Il avait vu périr l'un après l'autre ses anciens compagnons d'armes
: Cheval Fou, le premier; puis Taureau Assis, assassiné traîtreusement
dans sa tente à Standing Rock, après son retour du Canada, par
Bull-Head, lieutenant de la police indienne; Queue Mouchetée, abattu
lâchement d'un coup de pistolet, à l'Agence Rosebud, le 6 août
1881 , par Crow-Dog, autre chef de cette même police.
Tour à tour les carrières de terre à pipe, la région
minière de Black-Hills, enfin en 1890, plus de la moitié des réserves
indiennes du South Dakotah ont été soustraites à leur destination
primitive et livrées à l'envahissement des Visages Pâles.
L'une après l'autre la Dakotah Central Railroad Company, la Forest City
and Sioux City Railroad Company, la Forest City and Watertown Railroad Company,
la Sioux City and Omaha Railroad Company, ont obtenu l'autorisation de pousser
leurs voies à travers les anciens territoires indiens.
Nuage Rouge a vécu trop vieux, puisqu'il a vu ces choses ! Après
tant d'années de servitude douloureuse, il a recouvré enfin sa
liberté.