Vers les Placers de la Guyane française
En remontant l'Approuague
Le but de mon voyage en Guyane était de vérifier la richesse en or
de divers cours d'eau situés près des sources de la rivière Mana, à 170 kilomètres de Cayenne à vol
d'oiseau, et de prospecter les parties non exploitées encore de ces cours d'eau, en vue de leur avenir. La courte durée de quatre mois imposée
à mon voyage ne me donnait guère le
temps de prospecter moi-même, mais je
devais utiliser les prospections déjà faites par les chefs des placers, et en
contrôler quelques-unes. Comme l'intérieur
de la Guyane est très peu connu, même
des Guyanais, et comme j'ai profité
de circonstances exceptionnelles pour le parcourir, je pense que la description en paraîtra intéressante.
J'emporte
une impression extrêmement vive de ce passage rapide à travers la Guyane.
Nous avons d'abord remonté la rivière
Approuague sur plus de 200 kilomètres
de son cours, nous avons parcouru à pied à
travers la forêt et les placers près
de 150 kilomètres, puis nous sommes
redescendus à la côte par la rivière Mana.
C'était la première fois que je parcourais à
loisir un pays tropical, un de ces pays où l'atmosphère est pleine d'une lourde vapeur d'eau, pénétrante comme l'atmosphère d'une
serre ou d'une salle de bains russes.
Mais il y a ici l'incomparable avantage de jouir de l'air libre chargé de senteurs, d'entendre les mille frémissements de la
forêt, de contempler toutes les
variétés de la flore et de la faune
les plus puissantes du monde. La Guyane, c'est uniquement la forêt vierge tropicale, c'est un enchantement pour celui qui ne l'a jamais vue.
Auparavant
j'avais bien parcouru le Mozambique et la Rhodésie. Mais on traverse le Mozambique trop rapidement en chemin de fer, et les plateaux de la Rhodésie, que j'ai décrits au Tour du Monde,
il y a sept ans, n'ont pas le caractère tropical des pays
chauds et humides. La Guyane est, à
mon avis, une contrée exceptionnelle. Je décrirai ici mon passage à
pied, à travers la forêt et quelques-uns des
placers visités.
J'étais
accompagné d'un Guyanais, M. Sully l'Admiral, créole d'une vieille famille de la Guadeloupe, ancien chasseur d'Afrique, depuis quinze ans
aguerri aux climats guyanais et
brésilien. De caractère gai, il resta,
dans tout le cours de ma mission, l'homme
plein de ressources sur qui je pouvais toujours
compter.
Nous
avions quitté Cayenne sur un voilier appelé La Paulette. L'Admiral avait pris pour l'accompagner, à titre de médecin, une femme
créole, nommée Emma, qui déjà l'avait
suivi au Brésil ; elle avait passé
des années à ce fameux Carsewène, où
l'on a fait tant d'or.
Avec elle, ni la fièvre,
ni les coups de soleil, ni les serpents ne
sont à craindre, et enfin elle fait la cuisine. Notre voyage unissait le
confort à la sécurité.
La Paulette nous déposa à une
vingtaine de milles de
l'embouchure du fleuve Approuague, et de là nous remontâmes le courant en canot durant treize jours, faisant
halte chaque Soir pour passer la nuit au bord de l'eau, dans des abris de branches et de feuilles appelés carbets que nos pagayeurs construisaient en quelques minutes. Je ne m'attarderai pas à raconter
ici ce voyage en canot, malgré l'extrême
intérêt qu'il eut pour moi, particulièrement au passage des cataractes du grand Carnory ; j'arrive
sans tarder au débarcadère, degrad en créole, où nous quittâmes définitivement les rives de l'Approuague pour nous
enfoncer dans la forêt vierge.
A ce dégrad, il y a deux hangars ou magasins couverts en chaume
et en feuilles de
palmiers. Ils viennent d'être construits, tout au bord de la rivière, trop près à mon avis, car sur à la pente opposée s'élèvent des arbres immenses, dont la chute serait
désastreuse pour eux. En Guyane, les
chutes d'arbres sont très fréquentes,
les arbres n'ont pas en effet de racines pivotantes profondément enfoncées dans
le sol, celles-ci rayonnent et courent
à la surface du sol. Si un coup de vent violent incline l'arbre, celui-ci
arrache en se penchant les racines
collées au sol, et tombe entraînant toutes les lianes qui l'ont escaladé et
qui, à leur tour, entraînent les
arbres voisins auxquels elles sont également agrippées. Ce sont ces chutes qui rendent parfois dangereuses les courses en forêt, ce ne sont pas
les serpents ni les fauves qui sont à
craindre.
Resserré
entre des pentes et assombri par les grands arbres, le site où nous sommes
n'est qu'à 150 mètres d'altitude. Il y a, ce soir, une quantité de hamacs suspendus
sous le grand hangar et sous les carbets voisins. Vers sept heures du soir
arrivent nos pagayeurs avec un des canots, et portant nos bagages et nos provisions
; nous avions fait à
pied la fin du trajet, à cause des troncs d'arbres qui barraient la rivière et
rendaient difficile le passage des canots chargés. Ils font un grand feu pour rôtir
le caïman que nous avons tué ce matin même; nous le mangerons demain. Avant
d'aller dormir dans nos hamacs, le chef magasinier nous offre un verre de pippermint; ce n'est qu'une amorce
pour que Sully aille chercher une bouteille de l'excellent champagne qu'il a chargé sur son
canot, et nous voilà portant la santé de la forêt vierge que nous allons
traverser.
Notre
déjeuner du matin suivant se compose d'un rôti de pakira, petit porc sauvage
qui est une variété du pécari; sa chair blanche rappelle celle du sanglier. Un des boys nous apporte un morceau de caïman, mais il est froid et mal cuit : c'est
d'ailleurs de la chair de poisson un
peu épaisse et qui n'a pas mauvais
goût. Ce qui est vraiment bon, paraît-il, c'est le petit caïman; celui que nous
avons tué a plus de quatre pieds de longueur, et il n'est plus bien tendre.
Vers
onze heures, nous nous mettons en route, Sully, Emma et moi, avec six porteurs pour
nos bagages,
et un guide, Le sentier est à peine fini, mais il est suffisamment tracé pour qu'on ne
puisse pas s'égarer. Nous passerons la nuit à un magasin inutilisé, parce
qu'il n'y a pas assez d'eau pour y parvenir en canot. Bien qu'il ne soit qu'à 6 ou 7
kilomètres, nous n'y arriverons qu'à deux heures et demie du soir. C'est que le sentier est affreusement
mauvais, il croise vingt fois la crique qui
est très sinueuse: on passe sur
des ponts branlants faits d'un tronc d'arbre non équarri qui domine l'eau jaune de 5 mètres et parfois davantage, sans appui-main bien entendu. Les noirs,
les créoles, veux je dire, en ont
l'habitude, et leurs pieds nus
s'appliquent mieux aux rotondités du bois que nos souliers ferrés. Je passe l'un ou l'autre de ces ponts à califourchon, mais Emma et Sully les
passent debout, et cela m'encourage.
Je dis à Sully de me couper
une perche avec son sabre, j'aurai ainsi un appui-main. Par malheur, en coupant ma perche, Sully heurte de son extrémité un nid de mouches suspendu en l'air. Plusieurs de celles-ci,
furieuses sans doute d'être
dérangées, s'attaquent à moi, passent sous
mon vêtement de toile légère et me piquent comme des guêpes. On les
appelle, je ne sais pourquoi, des mouches-chapeau, peut-être à cause de la forme de leur nid. Il y en a, parait-il, de plus
terribles, appelées mouches-tatous
et mouches-tigres. Je me contente des mouches chapeau, qui payent de leur mort leur agression. C'est une première expérience des petits
désagréments de la forêt vierge.
Cependant, avec ma perche
je passe debout, sans encombre, mais non
sans appréhension, le grand tronc
d'arbre qui sert de pont. L'on n'est pas habitué en France à faire des exercices d'équilibre, on a tort évidemment, mais la civilisation a envahi même les montagnes et les glaciers !
« Pour
faire face aux mauvaises mouches, me dit Sully, il suffit de serrer les dents et de se
contracter les muscles de la face, sans bouger. Alors elles ne peuvent plus vous
piquer. C'est ainsi que les gens du pays les détruisent quand ils en trouvent
des nids au voisinage de leurs habitations des placers, ou quelquefois dans les vieux carbets. Ils s'enduisent la figure avec leur sueur, serrant
leurs dents, contractant leurs muscles
et vont empoigner le nid avec leurs mains nues. Ils le déchiquètent en
morceaux et le jettent au feu sans
qu'une seule mouche ose les piquer. La mouche
tigre est la plus terrible, sa morsure est venimeuse et fait enfler ». Le voisinage de ces mouches et le passage des ponts dans le vide font que je ne
commence pas cette pérégrination dans
le bois sans une certaine
appréhension.
Nous
voici au magasin abandonné, il y a un vaste espace déboisé tout autour. Comme il
n'est que deux heures et demie, nous voudrions aller plus loin. Le guide nous dit
qu'il y a de vieux carbets un peu plus en amont; aussi après quelque repos,
car le soleil est chaud dans cette clairière, nous repartons. Sous la forêt, il fait bon
sans faire frais, c'est cette atmosphère à la température presque voisine de celle
du corps humain, où l'on ne sent nul besoin de `vêtements, et où l'air qui
circule sous la mauresque, le vêtement guyanais, donne seul un peu de fraîcheur.
La mauresque se compose d'un large pantalon flottant et d'une veste non moins
flottante, le tout en toile légère. Un nouvel exercice d'équilibre, sur un tronc
bien mince pour sa longueur, et un moment de marche nous conduisent aux
vieux carbets. Il y en a deux, et sous l'un d'eux, il y a des mouches-chapeau ; nous nous gardons bien de les
déranger, je n'ai pas assez de confiance dans le procédé créole.
L'eau
de la crique à côté de nous est plus limpide que d'habitude : un bon bain nous
remet de la fatigue du jour, et nous préparons notre dîner. Je dis « nous »
comme
la servante du curé disait : « Nous confessons », mais quand on a un boy comme
Sésame, une femme comme Emma, un chasseur comme Sully, il n'y a évidemment qu'à les regarder faire,
on les gênerait en s'agitant comme la mouche du coche. Leur expérience me
manque, et je vais rester si peu de temps en Guyane que je n'aurai pas le
temps de l'acquérir.
(A suivre.) ALBERT BORDEAUX
Vers les Placers de la Guyane française
La Forêt tropicale et la
Région aurifère
La forêt
tropicale est, en Guyane française, d'une impressionnante beauté. Les arbres
des essences les plus diverses, la flore et la faune les plus variées du monde
s'y développent avec intensité dans une atmosphère de serre chaude, dans un air
chargé de senteurs. Mais l'homme n'en a pas respecté les solitudes vierges:
dans des clairières, qui sont l'ouvre de sa main, s'élèvent des chantiers où
s'exploitent les alluvions aurifères charriées par les « criques » de
la forêt.
Nous avons terminé la préface de notre voyage en
remontant les 200 kilomètres du cours de l'Approuague ; il s'agit maintenant
d'arriver aux premières criques aurifères, aux premiers placers que j'ai pour mission
de visiter. Nous sommes au fond de la Guyane, au milieu de la forêt vierge
tropicale; de partout, à des centaines de kilomètres, elle nous entoure.
je ne connais pas de région dont la photographie soit
plus impuissante à donner une idée que celle-ci. Les paysages y semblent être
toujours les mêmes, les collines sont peu élevées, et les grands arbres les
cachent entièrement; le genre de pittoresque de nos pays de montagnes manque
absolument. Le merveilleux se trouve être ici dans l'immense variété des
essences, des fleurs et des fruits, et dans l'énorme étendue mystérieuse,
inconnue, qu'on sent autour de soi, dans les fourmillements des insectes, les
murmures et les cris des animaux, les chants éclatants des oiseaux; il est
aussi dans le souffle du vent sur la cime des arbres, dans les rayons du soleil
à travers les feuillages, jusque sur le sol toujours humide, dans les traînées
d'eau à travers le bois, et qui,dans la tiédeur l'atmosphère, font briller les feuilles
mouillées. Ce sont encore ces troncs géants étendus sur le sol et dressant en
l'air leurs racines : d'autres les ont déjà remplacés, tant est grande
l'exubérance de la sève tropicale. Ce sont les criques sombres pleines d'eau jaune
presque immobile en travers desquelles des fûts d'arbres écroulés facilitent le
passage des animaux. Tout cela est dans un demi-jour créé par les cimes
feuillues des grands arbres dont on ne distingue les variétés qu'à la longue et
à force d'attention : c'est le bois violet, le bois de rose, l'ébénier
vert et l'ébénier noir, le bois-serpent, le bois d'encens. Sur leurs branches,
ce sont les mille oiseaux de couleur, les perroquets verts, les aras rouges et
bleus, et tout à l'entour, c'est la senteur des bois, depuis le parfum de rose,
de lilas, d'encens, jusqu'à l'odeur repoussante des fleurs du palmier-maho. Devant un pareil
spectacle, une fête complète pour tous les sens de l'homme, la photographie est
impuissante, et le récit, toujours au-dessous de la vérité.
Il y a aussi des vampires, paraît-il; d'ailleurs il y
en a un peu partout dans le bois; je ne m'en suis pas douté pendant nos treize
ou quatorze jours passés en rivière. Ici pourtant ces bêtes sont plus
fréquentes et il est bon de s'en garantir par une moustiquaire.
Il parait que le vampire si redouté n'est pas le grand
vampire. Celui-ci, qui existe encore en Guyane, n'est pas dangereux. Le vampire
suceur de sang est de la dimension de nos chauve-souris, même plus petit, et il
leur ressemble exactement. Il s'attaque surtout aux pieds, sans doute parce que
c'est la partie la plus exposée des dormeurs; il est bien rare qu'il touche à
la figure, sauf à l'oreille, mais le mal n'est pas grand à cet organe. Le pire
qui puisse arriver, c'est d'être piqué dans une artère, car le sang peut couler
longtemps après le départ du vampire qui se contente de peu, et le dormeur peut
être épuisé pour quelque temps, par la perte de son sang. Sully cite un créole qui fut piqué au nombril et faillit en
mourir, mais je me demande si l'imagination créole ne l'emporte pas, chez lui,
dans certains cas. Ce qui est certain, c'est que la morsure au pied est
fréquente. Le vampire tournoie d'abord quelque temps au-dessus de la tête de sa
future victime, pour l'endormir par le bruissement de ses ailes, ou s'assurer
par son frôlement qu'elle est parfaitement endormie, puis il va faire sa piqûre
qui est absolument insensible. Elle ne cause réellement pas la moindre douleur.
Il parait que la chauve-souris en ferait autant si elle se trouvait avec des
vampires . ce n'est que l'habitude qui lui manque. A défaut de moustiquaire, il
est nécessaire de garder à côté de soi une lampe allumée. Comme nous n'avons le
plus souvent ni feu ni lampe, je garde mes chaussettes, je replie mon hamac sur
la tête et je m'endors sans plus songer aux vampires, sinon pour me dire que ce
petit animal doit détruire pas mal de grosses bêtes de la forêt.
Nous partons à sept heures du matin : c'est
l'heure régulière du lever du soleil en Guyane, et c'est lui qui nous réveille
si exactement. Presque tout de suite nous gravissons une colline, qui était
invisible avant d'y parvenir. Puis le sentier décrit une ligne sinueuse,
interminable aussi bien dans le sens horizontal que vertical, à travers des
criques, elles-mêmes sinueuses, et des collines tantôt très basses, tantôt
presque fatigantes par leur raideur, tout cela sous l'ombre de la forêt. Après
un long parcours horizontal où l'un et l'autre manque plus d'une fois de
s'égarer en cherchant un tronc pour passer une crique, commencent des collines
plus hautes. Il nous semble aussi que la direction de l'eau dans les criques a
changé de sens: elles vont maintenant vers le sud, et il paraît en effet que ce
sont des affluents de l'Inini et non plus de l'Approuague ou du Sinnamary. Leur
gravier est formé de quartz en fragments anguleux, et voilà aussitôt l'idée qui
se présente à nous de chercher de l'or dans ces sables. Mais nous n'avons pas
le temps de prospecter. L'altitude de ces criques atteint 200 mètres.
Les premières hautes collines, de 60 à 80 mètres
au-dessus des criques, sont gravies très allégrement, bien que le sol soit
glissant. La chaleur du soleil ne nous arrive pas à travers le feuillage, la
température est tiède, et je reconnais l'immense avantage de l'ample mauresque
qui évite la fatigue en laissant circuler l'air autour du corps. C'est à peine
si l'on transpire; on recommande l'exercice en Guyane, et on peut en effet s'y
livrer dans ce costume; c'est le meilleur moyen de combattre l'humidité et de
l'empêcher de vous pénétrer. Il y a un autre moyen, mais qui n'est que la
conséquence de l'exercice, c'est de manger beaucoup. Emma, après avoir peiné en
gravissant plusieurs collines, s'assied à terre en gémissant; elle se plaint
d'être épuisée, et invoque sa mère avec des expressions créoles imagées. Je
l'assure que cet exercice lui fera du bien, elle en maigrira un peu. Mais en
attendant, elle aimerait mieux se reposer.
A travers cette région qui sépare les eaux de
l'Approuague de celles de l'Inini, nous passons successivement dix collines de
60 à 100 mètres de hauteur au-dessus des criques. On appelle cela des montagnes
en Guyane : au total, cela fait vraiment une bonne montagne. C'est fatigant;
le guide a beau nous dire « Plus que quatre montagnes, plus que trois
montagnes, » nous n'en croyons rien, et enfin nous faisons halte, autant
pour manger, car il est midi passé, que pour laisser reposer Emma. Il y a ici
un carbet qui a servi d'abri aux ouvriers du sentier lorsqu'ils ont déboisé
pour faire un passage. Nous faisons un frugal repas, et nous nous reposons;
jusqu'ici nous avons pris à peine vingt minutes de repos depuis sept heures du
matin.
Nous avons vu défiler les arbres les plus variés le balata au grand tronc droit et lisse,
qui donne une gomme semblable au caoutchouc. Sully la fait
couler en entaillant l'écorce avec son sabre; puis c'est l'acajou, homogène et sans défauts, le jambe-chien, qui part de terre sous forme d'une douzaine de branches
se rejoignant en pyramide à cinq ou dix pieds du sol, le patawa et le comou, deux
palmiers au bois noir, très dur, dont on fait des cannes et des ouvrages
d'ornement, le bois de lettre moucheté
comme une peau de panthère, violet et noir, le bois de lettre rubané rouge, et le satiné rubané; le comou jeune
a le tronc formé de segments emboîtés l'un dans l'autre. Chaque palmier a son
fruit, dont le goût rappelle plus ou moins l'amande, mais dont la grosseur
varie de celle d'une amande à celle d'une noix de coco. Voici les palmiers-mâhos, le maho-caca, en créole,
dont la. fleur, qui jonche le soi, a l'odeur d'un champignon pourri. Il
s'annonce par son odeur, d'où l'énergique expression créole, et on le passe à
la hâte en se bouchant le nez. Cet arbre est, dit-on, très intéressant, mais
vraiment il pourrait se dispenser de répandre une odeur si désagréable.
Et de la plupart de ces arbres pendent des lianes, les
unes droites, les autres torses, quelques-unes grosses comme le bras, même
comme la jambe, et l'on peut y grimper comme à des cordes. Ce qui me tracasse
le plus dans cette course de 25 kilomètres (à vol d'oiseau, sur la carte),
c'est la traversée des criques. Les troncs sont arrondis, glissants, parfois un
peu pourris; j'admire nos boys qui passent debout, leur fardeau sur la tête;
Emma et Sully en ont l'habitude; pourtant Emma retire ses pantoufles
de caoutchouc; voilà bien la meilleure chaussure pour la forêt, on peut passer
dans l'eau sans en imprégner ses souliers.
Plus nous approchons du but, plus les collines sont
hautes. Voici enfin celle qui doit être la dernière. Aux précédentes, le
sentier contournait plus ou moins la crique, puis montait brusquement sur le
sommet où le terrain devenait plat quelque temps. Cette dernière colline n'en
finit plus. On a taillé des marches de géants à cause du sol argileux qui
glisse, mais. vraiment les boys auraient dû faire des marches moins pénibles,
Emma ne peut les gravir qu'avec notre aide.
Puis ce sont des blocs de granit, qui rompent la
monotonie de la forêt. Et ces blocs sont mousseux, l'humidité les ronge, il y a
des espaces où des clairières se découvrent, la crique devient torrent, même
cascade autour des blocs de granit. Le site prend un air romantique rappelant
ceux des Alpes suisses. Mais il y a presque partout l'ombre de la forêt, et les
sapins manquent. C'est plus sombre, plus sauvage que les Alpes, encore
impossible à photographier, trop fin comme détails dans cette pénombre.
Les palmiers-maripas, aux feuilles
multiples sur une tige lisse, ou leurs frères aux tiges épineuses, remplissent tout
le sous-bois de leurs formes sveltes et élancées.
Dans une éclaircie, apparaissent tout à coup en plein
soleil, des sables blancs aveuglants : cette fois nous arrivons aux premiers
placers, c'est ici l'ouvrage de l'homme qui contraste brusquement avec celui de
la nature. On a d'abord déboisé, puis on a lavé ces sables pour en retirer
l'or; sur la terre végétale, c'est maintenant du quartz étincelant de blancheur
: les exploitations actuelles ne sont pas loin. Il est deux heures quand nous
rencontrons la première équipe de mineurs, et la crique qu'ils sont en train de
laver s'appelle Nouvelle-France. Il y
a exactement six semaines que nous
avons quitté la Vieille-France; le placer où nous sommes s'appelle Souvenir
-Placer Souvenir -.
Comme il est encore de bonne heure, nous avons le temps
de visiter l'une ou l'autre des quatre criques qui sont en exploitation en ce moment.
Mais auparavant nous allons nous présenter au Directeur de l'Etablissement
Nouvelle-France. En Guyane on appelle établissement l'agglomération des huttes
où habitent les mineurs, au point le plus favorablement situé pour centraliser
l'exploitation d'un certain nombre de criques ou de cours d'eau. On déboise, à
l'endroit choisi, un espace assez grand pour y construire cinquante ou soixante
huttes, ou davantage, suivant l'importance du champ aurifère.
L'établissement se trouve ici au bord de la crique
principale et s'étend en pente ascendante assez forte sur le versant d'une
colline, à 300 mètres d'altitude. Le village a des ruelles qui se
coupent plus ou moins régulièrement entre les huttes couvertes de chaume et de
feuilles de palmier. Les parois des huttes sont faites d'un entrelacement à
jour de longues lamelles de bois dur, légèrement flexible. La hutte
directoriale, située au sommet du village, est un peu plus grande que les
autres, mais c'est tout ce qui la distingue. Au lieu d'une ou deux chambres,
elle en a trois : celle du milieu, entièrement ouverte de deux côtés, sert
de salle à manger; une véranda, abritée par l'auvent de la toiture, fait face
au village. Deux petites huttes voisines servent de cuisine et de salle de bains. Le bain n'est pas un luxe aux
placers, c'est une nécessité. Le directeur de Nouvelle-France, M. Lacaze, porte
tant d'activité à son travail qu'il en oublie de manger. Il attache beaucoup
moins d'importance à sa nourriture qu'à la quantité d'or qu'il récoltera au
bout de sa journée. Il a tort, car il est fatigué, et il est obligé d'aller
prendre du repos à Cayenne.
Sur sa galerie, nous rencontrons ses quatre chefs de chantier
qui se montrent tout de suite très obligeants pour nous. Ils prennent ici leurs
repas en famille, en vue de la crique, au fond de laquelle apparaissent les tas
de sable lavés, éclatants de blancheur. La crique se prolonge par des bois
touffus couvrant toutes les pentes des collines; le village est pittoresque à
souhait avec ses cases serrées sur la pente, environnées d'un océan de grands
arbres. Le sol a été déboisé un peu au delà des cases pour permettre de faire
quelques plantations de manioc, la nourriture favorite des Guyanais, moins
échauffante que le maïs.
Le soir, au retour de nos prospections, après un repas
dont le pécari fait les principaux frais on met à notre disposition les lits de
la case principale. Ce sont des planches, avec un peu d'herbe par-dessus, et je
regrette mon hamac. Le souvenir de mes nuits en Sibérie me fait penser que je
m'habituerai vite à ces planches. Un ennui plus grave est la présence des
vampires, il faut garder à côté de soi une lampe allumée.
Nous quittons Nouvelle-France après avoir prospecté
certaines criques non encore exploitées et après le contrôle des chantiers en
travail. Le chef de l'établissement ne parait point exagérer la richesse de ses
criques, du moins pour les premiers mois à venir. Il semble bizarre que ces
créoles, exubérants dans leurs expressions de façon à rendre incroyable tout ce qu'ils disent, ne le
sont plus dès qu'il s'agit de la vie pratique, comme de ces prospections qui
sont la raison d'être de leur présence ici et la garantie de leur avenir.
L'avenir à longue distance est plus difficile à prévoir, car les criques
s'épuisent très rapidement, et il faut sans cesse en chercher de nouvelles.
Nous avons à déjeuner, avant de partir, un ananas
frais, cueilli devant la maison. Il est exquis, et M. Lacaze nous dit pourtant
que l'ananas des bois, qui est rougeâtre, a plus de goût encore, bien qu'il
soit un peu moins fin comme chair. C'est véritablement le parfum de la fraise;
un ananas frais est aussi tendre qu'une fraise, tandis qu'en conserve il se
durcit pour prendre ces fibres ligneuses que nous connaissons trop.
En allant à l'établissement central du placer Souvenir
nous prospecterons deux criques que l'on tient en réserve pour l'an prochain.
Le directeur général du placer, M. Beaujoie, est venu nous rejoindre. Bien
qu'un peu souffrant à la suite d'un séjour de plusieurs années dans le bois, il
est plein d'entrain. C'est un vieil ami de Sully, et ils ne
causent plus qu'en créole; je ne trouve plus moyen de parler français.
Il y a de fortes montagnes à traverser pour aller au Central, des pentes raides et
glissantes, interminables; ce pays est une série de bosses dont l'une commence
quand à peine l'autre est finie; les sommets ne sont pas longs, la descente
suit de près la montée, les rocs sont fort rares et ne forment que des blocs
isolés, des restes d'éboulements; mais les troncs écroulés sont fréquents et
obligent à des détours incessants.
Notre prospection est bonne, elle dure deux heures,
puis nous reprenons notre course. En route, nous avons cueilli des noix
muscades, dont le seul avantage est de compléter ce qu'il faut à Sully pour faire une marquise
suivant toutes les règles. On fait une marquise avec du champagne, du
sucre, du citron, de la vanille et de la noix muscade, mais il y a les
proportions et surtout la manière! La manière, c'est le lélé, bois spécial où de chaque noeud partent huit ou dix branches
coupées; on façonne ainsi comme les rayons d'une petite roue qu'on tourne
violemment à la surface du liquide. On obtient une mousse continue parfumée,
qui n'a pas son pareil pour reposer d'une course; et cette perspective nous
fait hâter le pas vers le Central. Quand on gagne de l'or, c'est pour savoir
s'en servir; les dernières pentes passent rapidement, malgré quelques averses,
et nous voici au Central.
Tout ce pays se trouve entre 250 et 300 mètres d'altitude; l'établissement Central a le même
aspect que celui de Nouvelle-France, mais il y a davantage de plantations;
manioc, canne à sucre, mais, bananes et patates. C'est qu'on est si loin de
tout ici ! il faut quatre semaines et plus pour y parvenir en remontant la
Mana. M. Beaujoie est un homme prévoyant; il y a plusieurs années qu'il a
commencé ses plantations. Le trajet que nous avons suivi par l'Approuague est
de découverte toute récente, il raccourcit d'au moins douze jours le transport
des vivres.
De la case principale, celle de M. Beaujoie, la vue est
un peu plus pittoresque qu'à Nouvelle-France. On distingue, un peu vaguement il
est vrai, les croupes de trois collines, celle de l'ouest en arrière des
autres, ce qui donne de la profondeur à la perspective; elle est tout de même
bien bornée.
L'endroit, avant de recevoir le nom qu'il porte,
s'appelait Bouche-Coulée. C'est une expression créole appliquée à une histoire
que voici brièvement. Le premier exploitant de ce terrain n'avait pas pris de
précautions suffisantes pour le délimiter. Lors du bornage
officiel, il se trouva dépossédé par son voisin plus habile, le possesseur
actuel. Furieux, il demanda à celui-ci une indemnité de 1 million de francs. On
ne se douterait pas que la vie dans les bois met en jeu des sommes si
importantes. Le procès, perdu à Cayenne, alla jusqu'en
cassation, et là encore l'arrêt fut contraire à l'ancien exploitant. Il perdit
tout, terrain et indemnité, et en fut si stupéfait que la bouche lui en coula. L'expression créole est vigoureuse et imagée
pour traduire le désappointement, et cette langue a bien d'autres trouvailles
heureuses.
(A suivre.) ALBERT
BORDEAUX
Vers les Placers de la Guyane
française.
L'Exploitation des Alluvions aurifères.
L'exploitation
de l'or se fait par deux procédés : le désagrégement par le pilon du quartz
aurifère, et le lavage des alluvions dans les criques. En Guyane, l'or se
présente rarement sous l'aspect qui rend nécessaire le broyage, presque
toujours il se trouve contenu dans le sable des cours d'eau. C'est le long de
ces criques que s'installent des colonies de travailleurs, des chantiers dont le
produit est la source la plus claire des revenus de la Guyane française.
Nous passons une huitaine de jours à visiter les
chantiers et à faire des prospections dans la région du Placer Central
(Haute-Mana).
La crique principale renferme des blocs de quartz très
riches, avec de l'or libre; c'est ici qu'il y aurait à faire d’importantes
prospections, mais le temps me manque totalement. Tout ce que je puis faire
exécuter, c'est une fouille de 3 à 4 mètres de profondeur dans le but de
chercher la profondeur de la roche en place intacte. Mais je ne trouve que de
la terre rouge décomposée. En effet cette terre rouge descend en Guyane à 20 et
30 mètres, et il est bien rare qu'on ait réussi à mettre à découvert des filons
de quartz : ceux-ci se sont désagrégés, et le quartz s'est éparpillé de tous
côtés. Il n'est guère qu'une mine en Guyane, celle d'Adieu-Vat, au placer
Saint-Élie, où l'on ait trouvé un véritable affleurement. Dans ce cas, la
recherche est plus facile. Ailleurs, il faut faire des tunnels ou des tranchées.
parfois très longues, avant de rien découvrir.
J'ai la chance de n'avoir presque pas d'averses pendant
mes prospections, mais la pluie prend sa revanche la nuit; comme c'est bientôt
la pleine lune, je constate qu'en effet, suivant un dicton créole, la pluie
suit la lune. Le soir, quand je rentre, un boy me prépare un tub d'eau parfumée aux plantes
aromatiques, et tiède. C'est parfaitement reposant, et ce soin est justifié ici
la santé avant tout; or la propreté en Guyane, et
surtout dans le bois, c'est la santé.
La méthode d'exploitation des alluvions aurifères est
si simple qu'une description me paraîtrait superflue; cependant bien des lecteurs
seront peut-être heureux de la connaître en détail : je dirai d'abord
qu'il arrive quelquefois, dans la saison des pluies, que le travail de certains
chantiers est interrompu, parce qu'ils sont inondés d'eau. On est obligé de
travailler certains cours d'eau l'été, quand il fait sec, et d'autres, l'hiver,
quand il pleut. La saison des pluies dure sept ou huit mois de l'année, de
décembre à juillet. Les grandes criques, où il y a beaucoup d'eau, sont les
criques d'été, les petites criques sont les criques d'hiver. Mais il arrive que
les pluies peuvent être assez abondantes pour noyer même les petites criques. Dans
ce cas on installe des pompes primitives, dites pompes macaques, mais elles ne
sont pas toujours suffisantes.
Les pompes macaques sont composées d'un balancier,
porté par une perche et supportant un seau d'un côté, tandis que de l'autre
côté on ajoute une pierre pour soulever le seau quand il est plein d'eau. Le
seau est déversé au delà d'un petit barrage, de façon que l'eau ne puisse
redescendre dans le chantier en exploitation.
Cela posé, voici comment se fait l'exploitation du
gravier aurifère dans les petites criques, les seules que j'aie pu contrôler
dans des placers aussi éloignés de Cayenne. Ces
criques, ou cours d'eau, n'ont guère en général que 4 ou 5 mètres et même moins
comme largeur; l'or apparaît tantôt immédiatement dès la surface, tantôt sous
une couche de terre et sable, épaisse de trois à quatre pieds, rarement
davantage.
On commence par déboiser la crique en abattant les
arbres sur 7 à 8 mètres de largeur, 10 mètres même aux endroits où c'est
nécessaire. Ce travail est fait à la hache; on abat les arbres par file,
plusieurs à la fois, par rideaux, suivant
l'expression créole, en profitant des lianes qui les relient et les entraînent
tous à la fois. Ensuite on fait le dessouchement, c'est à dire qu'on taille et
arrache tout ce qu'il est possible des troncs et des racines qui sont peu
profondes; en même temps on entasse les troncs éboulés sur les côtés de la
crique, pour bien la dégager.
Le travail suivant consiste à enlever la terre et le
sable stérile jusqu'à la couche de sable aurifère, qui est le plus souvent
quartzeux. Ce travail se fait à la pelle, et le sable stérile est rejeté sur
les bords du lit du cours d'eau. On fait en même temps un petit barrage de la
rivière en amont, et une canalisation : celle-ci devra servir d'abord à écarter
l'eau qui gênerait les travaux, et ensuite à procurer au sluice dont nous
allons parler, l'eau nécessaire au lavage du sable aurifère. Le trop plein de
cette eau s'en va par la canalisation prolongée sur les bords de la crique.
La couche de sable aurifère va être débarrassée de son
or dans le sluice. Le sluice guyanais est le plus simple possible. Il est portatif,
placé au milieu même du chantier d'exploitation, et on le déplace d'aval en
amont à mesure que l'exploitation avance. Ce sluice est composé
de canaux en planches,. que les créoles appellent des dalles; elles sont emboîtées l'une dans l'autre, ouvertes à leur
partie supérieure. Leur longueur est de 4 à 5 mètres, leur largeur, de 3o
centimètres ou un pied, et il y a en général cinq dalles, toutes portées sur
des piquets où des crochets sont fixés pour régler leur hauteur. La dalle
inférieure porte des rifles ou
lamelles de bois pour faire obstacle à l'or, et une plaque perforée maintenue
par un rifle en fonte. L'or fin passe sous cette plaque. On verse un peu de
mercure tout le long des dalles.
Deux mineurs prennent à la pelle le sable aurifère et
le versent dans le sluice, près du sommet où arrive le
courant d'eau. Ce sable étant argileux, il y a une ou deux femmes occupées à
débourber les pelotes d'argile qui retiennent l'or et risqueraient de
l'entraîner avec elles. L'or, étant dix fois plus lourd que le sable, reste
contre les rifles et sous la plaque perforée, tandis que le sable est entraîné
par l'eau le long de la pente du sluice. A l'extrémité inférieure
du sluice, un
ouvrier rejette le sable de chaque côté pour qu'il ne gêne pas la circulation
de l'eau qui, sans cela, pourrait rentrer dans le chantier d'exploitation. Il
n'y a au total. que sept ou huit hommes occupés au stérile, au sable aurifère,
au sluice et à l'enlèvement des sables. Les uns ou les autres
chantent, les femmes surtout, et cela donne de la gaieté au chantier. Ce
travail est pourtant assez pénible, lorsqu'il faut rester des heures exposé au
grand soleil ou à la pluie, car on a déboisé la crique en exploitation ; il
faut être endurci au climat et à la peine pour résister de longs mois sans
fatigue. Le chef de chantier est obligé à une surveillance très rigoureuse, et
il doit constamment prospecter la crique pour contrôler le rendement en or
qu'elle doit donner.
Le soir à quatre heures, le chef du chantier vient
récolter l'or du sluice. En réglant l'eau, il chasse
d'abord le sable qui recouvre les planches du fond, puis il enlève peu à peu
les rifles et la plaque perforée, ne laissant que le rifle en fonte. Tout le
temps cependant, il maintient une batée, sorte de plat creux en bois dur, au
bout inférieur du sluice. A la fin, il enlève le rifle
en fonte, l'or amalgamé au mercure tombe dans la batée, et il ne reste plus
qu'à laver celle-ci. Cette dernière opération demande un peu d'habitude pour
éviter toute perte, mais elle est facile.
L'amalgame d'or obtenu est serré dans un morceau de
toile, et déposé dans une boîte en fer à cadenas dont le directeur du placer a
la clef. Ce cadenas, qui est à ressort, est fermé au chantier devant les
ouvriers et porté à l'établissement. Vers cinq ou six heures, suivant la
distance des chantiers, le directeur de l'établissement prend toutes les boîtes
qui lui ont été apportées, les ouvre devant les chefs des divers chantiers, et
les ouvriers que cela intéresse, et il pèse les boules d'amalgame. Celles-ci
sont ensuite passées au feu sur une plaque de fer, le mercure se volatilise, la
boule jaunit, on la pèse à nouveau, et on l'enferme dans un coffret en fer. Un
registre porte toutes les pesées journalières. Au bout du mois, l'or de tout le
coffret est pesé à nouveau, puis expédié dans le coffret muni d'une serrure à
secret, à Cayenne,
par des canots boschs[1] ou créoles. Le coffret est muni d'une corde et d'une bouée de sauvetage,
pour parer au naufrage possible du canot dans les rapides et les sauts de la
rivière.
Je pense que ces explications suffiront pour expliquer
l'exploitation des placers. Chaque établissement principal que je visite a une dizaine de chantiers, ce qui signifie
de quatre-vingts à cent hommes occupés au travail du sable aurifère. Ces dix
chantiers sont groupés entre quatre ou cinq établissements détachés. Outre les mineurs, il y a les charroyeurs, les canotiers,
les ouvriers occupés aux dégrads,
aux magasins, aux sentiers, soit au moins trente hommes par placer. Il y a
enfin les malades - ou soi-disant tels -, ceux qui se prétendent fatigués à
plus ou moins juste titre et veulent prendre quelques jours de repos. Le
contrôle est difficile, car il n'y a pas de médecin dans la région que j'ai
visitée, il n'y a qu'une petite pharmacie dans chaque établissement. En somme,
pour dix chantiers, il faut compter un personnel total de cent cinquante hommes
environ.
La paye se fait par chèque
au nom du propriétaire du placer à Cayenne. Les ouvriers sont nourris à ses
frais, et celui-ci en profite plus ou moins pour écouler ses marchandises,
lorsqu'il est commerçant. Mais il a tout intérêt à bien nourrir ses ouvriers;
c'est de bonne politique, car le rendement est bien supérieur, et les hommes
intelligents de Cayenne s'en rendent fort bien compte. Bonne nourriture et
bonne surveillance, c'est la. règle d'or, golden rule, des Anglais.
Ce qui m'a le plus frappé
en visitant les chantiers d'exploitation des criques, c'est leur étroitesse et
la rapidité avec laquelle on les épuise. On avance en effet à raison de 600 à
800 mètres de longueur par an en ne donnant, il est vrai, qu'un seul coup de
sluice, deux aux rares endroits un peu plus larges. Or c'est là un défaut de la
méthode guyanaise.
On veut aller trop vite,
et il arrive qu'on laisse le meilleur; il reste le plus souvent à enlever les
deux côtés de la crique, dont on n'a pris que le milieu, et l'or va souvent sur
ces côtés. On fait bien des trous de prospection en amont du chantier, mais ils
ne renseignent pas à coup sûr sur la position de l'or. Un autre défaut de cette
précipitation, c'est qu'on laisse de l'or dans le fond du bed rock où
les hommes, en le piétinant, l'enfoncent profondément sous l'argile décomposée.
Ou bien ils jettent violemment en l'air la pelletée de gravier riche, et au
lieu de retomber dans le sluice, elle s'éparpille, l'or plus lourd va retomber
en aval du chantier et il est perdu. Je ne veux pas entrer ici dans trop de
détails, mais seulement faire ressortir quelques imperfections de la méthode
guyanaise. Celle-ci, d'ailleurs, bien appliquée, est la méthode la mieux
adaptée au genre de travail à faire, de même qu'elle est la plus simple; elle
fait honneur, à l'esprit pratique et actif des créoles. J'ai partout constaté
que la nécessité crée la meilleure méthode de travail, de même que dans
l'évolution des animaux le besoin crée l'organe.
En Guyane, les
imperfections sont surtout apparentes dans le travail des maraudeurs; on
appelle ainsi ceux qui se précipitent sur un champ aurifère nouvellement
découvert, sans aucun titre de propriété, et se hâtent de prendre le plus riche
avant l'arrivée des légitimes propriétaires. C'est ainsi qu'ils ont saccagé les
criques si riches de l'Inini et certaines criques d'un des placers que j'ai
visités, le placer Dagobert. En ces endroits; à l'Inini surtout, l'or était en
grosses pépites, les criques n'étaient riches que par places, et cela est fatal
avec l'or gros; l'or fin est bien plus régulièrement disséminé sur de grandes
longueurs de criques.
En général, sur les
placers de la Haute-Mana que j'ai visités, l'or est fin et régulier. L'avantage
est très grand, car on peut, dans ce cas, prévoir l'avenir en faisant des
fouilles de prospection. Les directeurs créoles de ces placers témoignent d'une
grande prévoyance et de beaucoup de soin, en faisant de très nombreuses
fouilles de prospection.
Ce sont ces fouilles de
prospection qui m'intéressent le plus, et je n'ai malheureusement pas le temps
d'en vérifier beaucoup ; je suis obligé de me fier à la parole des directeurs des placers. D'ailleurs, il ne
suffit pas de faire une fouille çà et là au hasard dans une crique pour connaître
la richesse exacte et l'allure de l'or dans cette crique. Il faut tout un système
de fouilles méthodiquement, placées tous les 5 mètres par exemple, et explorant
toute la largeur de la crique. C'est ce que l'on a fait pour les criques les
mieux prospectées, celles qui doivent assurer l'avenir immédiat; mais je ne puis
les vérifier toutes, surtout que la plupart sont pleines d'eau sur trois à cinq
pieds de profondeur, et 2 à 3 mètres de largeur. Ce travail de prospection est plus
facile dans la saison sèche, et c'est alors qu'on l'entreprend. Quand il a été
fait méthodiquement, les mineurs guyanais peuvent dire avec assez de certitude quel
est-le degré de richesse de la crique, et si l'or est fin, ils se trompent
rarement. Lorsque l'or est en grosses pépites, ils disent que la crique est pochée,c'est-à-dire
irrégulière, et dans ce cas on est exposé à des surprises, soit désagréables,
soit très agréables.
Certains placers ont duré plus de 20 ans avec de beaux
rendements, d'autres n'ont duré que quelques années. Dans la région que j'ai
parcourue, l'or paraît faire comme des taches; tout un réseau de criques est
riche, tout le réseau voisin est pauvre, puis cela recommence : il y a
correspondance évidente entre les parties riches et pauvres des filons
désagrégés et décomposés, qui ont autrefois affleuré dans cette région, et dont
l'or a enrichi les criques actuellement exploitées, ou parfois même les terres
rouges des collines, ce qu'on appelle les terres
de montagne. Mais il serait beaucoup trop long d'entrer ici dans des
détails sur l'exploitation de ces terres et la recherche des filons.
Je passai trois semaines à parcourir quatre placers;
puis je redescendis, en compagnie de Sully et d'Emma la
Mana en canot jusqu'au bourg de Mana. Après avoir passé là quelques jours, la
petite goélette qui nous avait conduits à l'Approuague, la Paulette, vint nous chercher et nous ramena à Cayenne, dans la nuit du 23 au 24 mars. Je passai dix jours à Cayenne où je reçus le meilleur accueil. Le 3 avril, je
quittais Cayenne
pour arriver le 23 à Saint-Nazaire, avec
le désir de refaire un jour le trajet de l'Approuague et de la Mana, ce trajet
en canot qui m'avait tant intéressé.
ALBERT BORDEAUX