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LE TOUR DU MONDE - Volume NS17 - 1911 - Pages 61-108, 253-300

MES TROIS ANS D'ANNAM

Burgos & Asturies Saragosse

PAR GABRIELLE M. VASSAL

Traduit et adaptE par le Dr. J.-J. Vassal.

Chapitre VI

Un dernier mot sur la femme annamite. - Sa condition supérieure à celle des femmes chinoises. - Mon voyage au Lang Bian. - En route. - Rencontre de l'éléphant du Quan-Bô. Tribulations d'un tri-car. - Je fais connaissance avec les Mois.

L'Histoire et la littérature n'ont gardé que de rares noms de femmes annamites célèbres. Il ne faut pas oublier cependant l'héroïne tonkinoise Trung-Trac qui leva l'étendard de la révolte contre les Chinois (69 av. J.-C.). Elle fut proclamée reine à Sontay, sous le nom de Trung-Vuong et chassa l'envahisseur. Mais la Chine envoya une expédition formidable commandée par le général Ma-Viên. Les Annamites furent battus dans deux grandes batailles. La reine se donna la mort en se noyant dans le lac Tay-ho, de Hanoi. Sa soeur Trung-Nhi, qui avait toujours combattu héroïquement pour la liberté, partagea le même sort. Le peuple annamite leur a élevé des statues et des autels. Au théâtre et dans de nombreuses poésies, il est souvent question de femmes qui se livrent à des exploits guerriers pour délivrer leur mari ou pour le venger.

Aux époques de disette et de famine, pendant les grandes calamités nationales, il n'est pas rare que de grandes dames se soient particulièrement distinguées. Des titres de noblesse et des décorations existaient spécialement pour les femmes. Des impératrices douairières que les Annamites appellent « Reines mères », ont joué un rôle politique. Par exemple, la mère du roi Tu-Duc; aucun édit n'était signé sans qu'il lui fût d'abord présenté.

La criminalité féminine est peu importante en Annam. Elle est de beaucoup inférieure à la criminalité virile. Il ne semble pas que la prostitution ait eu le même développement que dans certains pays de la Chine. Les femmes chinoises sont exclues du théâtre; les rôles de femmes sont tenus par des hommes. Il n'en est pas de même en Annam. - Mais les actrices et les danseuses sont considérées comme occupant un rang social inférieur; elles sont franchement méprisées.

On peut dire que les femmes annamites ne fument jamais l'opium. Il est curieux de constater que l'on est plein d'indulgence pour l'homme qui s'adonne à cette pratique et que la réprobation la plus complète irait au contraire à la femme qui se mettrait dans le même cas. L'avortement n'existe qu'à l'état tout à fait exceptionnel, mais toujours en dehors du mariage. L'infanticide est excessivement rare. Certains Annamites, auprès desquels je me renseignais, considéraient que cela ne pouvait pas exister.

Les femmes annamites échangent des visites entre elles, mais jamais elles ne reçoivent celles des hommes. Elles ne sont nullement exclues des cérémonies publiques, mais elles n'y prennent point une part visible. Pas plus le jour du mariage que tous les autres jours de sa vie, la femme annamite n'était autorisée autrefois à manger avec son mari, à plus forte raison avec d'autres hommes dans un repas public. Il est permis aux femmes d'Annam d'assister aux représentations théâtrales. Elles s'y passionnent beaucoup. Les places pour les femmes sont à part dans les théâtres.

Quand on rend visite à un mandarin annamite, on ne peut lui demander des nouvelles de sa femme, à moins d'être parent ou ami intime. Ce serait alors regardé comme une grossière insulte.

Pour leurs couches, les femmes annamites reçoivent les soins de matrones ou de sages-femmes. Le médecin soigne les autres affections, mais sa principale intervention est de tâter le pouls. Encore prend-il bien garde d'interposer entre ses doigts et la peau de sa malade un pan de son habit. Et c'est tout !

Un vieux médecin fut un jour appelé auprès d'une jeune femme. Après de nombreuses salutations, le mari offre le bétel et le thé. La malade est plus loin, là-bas, couchée et souffrant beaucoup. La conversation s'engage entre le mari et le médecin, mais sur des sujets complètement étrangers à la maladie. Enfin, avec des précautions infinies, on y vient peu à peu. Le praticien a deviné ce dont il s'agit : c'est un furoncle. Sans doute, l'horrible chose est très mal placée. Alors le médecin demande un pinceau et du papier. Il noircit une feuille et encore une feuille; puis, mécontent de son couvre, il déchire tout. Il demande encore du papier. Enfin, il se décide à dessiner une figure et à montrer où il faudra placer le médicament. Appeler un médecin français au sein d'une famille, suppose une grande somme de préjugés sacrifiés, un bouleversement de moeurs considérable, qui ne peut se justifier que par une très grande confiance.

La femme annamite apparaît donc différente de la femme occidentale, beaucoup plus par les usages et les coutumes que par sa condition sociale. Le respect et la piété filiale lui sont assurés au foyer, et la loi lui reconnaît des droits très étendus. Il suffit de se souvenir de la mutilation des pieds imposée aux Chinoises, pour voir combien l'Annamite est mieux partagée que ses voisines d'Extrême-0rient.

Si la religion des ancêtres a beaucoup contribué à la solidité de la famille de nos protégés et à la grandeur de leur nation, il faut reconnaître qu'elle les a poussés à un traditionalisme exagéré. Mais le culte ancestral n'est pas forcément en opposition avec les idées de progrès, comme les Japonais l'ont montré. S'il fallait une preuve de la valeur morale du peuple annamite et des grandes destinées dont il est digne, nous la trouverions dans sa manière de comprendre le foyer et de respecter la femme...

Après un an de séjour en Annam, mon mari pensa qu'un changement d'air était nécessaire à ma santé. Le plateau du Lang Bian fut naturellement choisi. Mon mari le connaissait très bien : il y avait été envoyé en mission officielle pour étudier ses conditions climatiques et sa valeur sanitaire. Il avait conclu que c'était un sanatorium excellent pour la Cochinchine et le Sud-Annam. Mais comment y arriver de Nhatrang ? Une fois là-haut, je pouvais compter sur l'hospitalité du directeur de la Station d'agriculture, M. d'André. C'était un ami de mon mari : sa femme et sa fille seraient très heureuses de me recevoir.

Il fallait faire environ 200 kilomètres en voiture ou en pousse-pousse jusqu'au pied de la montagne, puis à cheval ou en palanquin jusqu'au sommet du plateau. Ce n'était pas une promenade très facile à organiser car mon mari ne pourrait pas m'accompagner jusqu'au bout. J'avais besoin de trouver le plus tôt possible une atmosphère plus fraîche; je hâtai mes préparatifs de départ. La veille, mon mari décida de me conduire en tri-car aussi loin que la machine pourrait aller. C'est le propre des chauffeurs novices d'être téméraire. Tout de même, nous pourrions compter sur les relais de chevaux échelonnés le long de la route : ils ne seraient peut-être point inutiles.

Nous partîmes aux premières heures de l'aube afin de ne pas trouver les routes encombrées. Tout d'abord pendant une dizaine de kilomètres, nous ne rencontrâmes personne, mais les femmes commencèrent à faire leur apparition avec les premiers rayons du soleil. Elles allaient au marché portant leurs provisions dans leurs paniers-balances. Elles étaient généralement rangées en groupes et marchaient l'une derrière l'autre; quand elles nous apercevaient elles s'arrêtaient pour nous laisser passer, mais une de ces petites processions composée d'une dizaine de femmes, sans doute trop absorbée à jacasser, ne prit point garde à notre approche. La trompe avait beau les avertir. Nous ralentîmes, mais nous arrivâmes sur elles sans pouvoir attirer leur attention. Au moment de les frôler, en voilà une qui brusquement saute dans la rizière, où l'autre la suit sans savoir ni comment ni pourquoi, et ainsi jusqu'à la dernière. Quand elles se relevèrent sans aucun dommage pour leurs personnes, des imprécations et des jurons se pressèrent naturellement sur leurs lèvres. Nous jugeâmes prudent de détaler d'autant plus que personne n'était blessé. Leurs marchandises avaient été, il est vrai, éparpillées dans la commotion; mais toutes auraient voulu avoir plus qu'elles n'avaient auparavant. En se disputant au contraire entre elles, elles oublieraient leur ressentiment contre nous, si tant est qu'elles eussent remarqué nos personnes dans la poussière soulevée et l'émotion de la rencontre. Sur cette même route de La Citadelle il se produisit bientôt une autre rencontre sensationnelle. Au détour d'un chemin, l'énorme éléphant du Quan-Bô déboucha tout à coup. Les cornacs, qui le conduisaient à la rivière, essayèrent de l'arrêter, mais de lui-même, au moment le plus critique, alors que nous pensions être écrasés sous ses pieds, il prit le parti de s'enfuir dans un champ de tabac.

Après avoir été bien secoués à travers les ornières et les trous de Suoi Giao, nous nous engageâmes sur des sentiers peu cléments aux pneus et où les natifs n'ont aucune notion des automobiles. Ils n'apprécièrent pas le spectacle peu ordinaire que nous leur offrîmes et décampèrent d'abord. Des coolies tireurs de pousse-pousse abandonnèrent sans avertissement les voyageurs qu'ils voituraient et les précipitèrent dans la rivière- Je vis un négociant chinois qui se relevait couvert de boue. Il portait ses regards si drôlement tantôt vers nous, tantôt vers son conducteur, comme s'il ne savait pas s'il fallait le remercier de lui avoir sauvé la vie ou le battre pour lui avoir sali son pantalon ! Plus loin nous fûmes obligés de stopper net pour un mandarin qui était à cheval. Notre beau geste fut inutile : son cheval tourna, tête sur queue et se sauva à une si folle allure que nous ne sûmes jamais qui avait été le plus effrayé, du cavalier ou de la monture.

Il était grand temps de renouveler la provision d'eau et de refroidir les radiateurs. En vue de Hoatan, nous nous arrêtâmes. Après quelques hésitations, des enfants parurent, puis des femmes, puis tout le village. Nous ne pouvions plus fendre la foule pour remplir le réservoir d'eau et faire le plein d'essence. Il y en avait qui étaient à plat ventre pour regarder dessous et découvrir ce qui faisait marcher la voiture.

Bientôt, la route devint épouvantable. Nous enfoncions dans un sable fin jusqu'au moyeu. Nous nous attelâmes au véhicule, mon mari et moi, mais après quelques minutes de cette manoeuvre, force nous fut d'appeler à notre aide des indigènes. Les uns venaient sans se faire prier, les autres étaient moins empressés : il fallait leur courir après. Les ponts étaient dans un état lamentable. La plupart étaient faits de fascines et il y avait des trous à laisser passer un cheval. Nous eûmes à prêter secours à un pauvre charretier dont le cheval avait les quatre pieds engagés dans les fascines. Après l'avoir dételé, nous dûmes lui soulever les jambes l'une après l'autre et user de mille stratagèmes pour l'engager à sortir de là. Quoiqu'il en soit, nous arrivâmes à deux kilomètres de Banghoï. Ici, nous eûmes la panne sérieuse. L'électricité fut vérifiée, la bougie changée; le carburateur fut entièrement démonté, les soupapes ajustées de nouveau, mais rien n'y fit. Nous étions au beau milieu de terrains bas, chargés de sel, d'une blancheur aveuglante et où il n'y avait place naturellement pour aucune végétation. Désespérant de jamais plus voir marcher le tri-car, je me rendis à quelque cent mètres de là, à l'ombre illusoire d'un arbre rabougri, et m'épongeai le front. Qu'allais-je devenir ? La chaleur était accablante. Il semblait aussi impossible de gagner Banghoï à pied que de compter sur un véhicule qui viendrait à passer et me prendrait. Me rappelant que j'avais placé quelques provisions dans le coffre de la voiture, des bouteilles d'eau minérale et du chocolat, je fis un dernier effort et revins à la machine. Mon mari s'acharnait encore dessus ! Ce n'était pas le moment de faire des discours. Sans une parole, j'ouvris le coffre. Hélas ! les bouteilles étaient bouillantes et le chocolat en pâte informe parmi les instruments ! C'était le coup de grâce. Comment attendre plus longtemps sans manger et surtout sans boire ?

Enfin trois Annamites vinrent à passer. Ils poussèrent un montent notre voiture; mais, tandis que mon mari essayait encore de tourner la manivelle et de mettre la machine en marche, ils s'échappèrent. Par une chance inouïe, le moteur se mit tout à coup à marcher, misérablement d'ailleurs, et avec un bruit épouvantable. Nous arrivâmes ainsi à destination - jusqu'à un petit hôtel, où nous devions passer la nuit. Personne ne voulut croire que nous étions partis le matin même de Nhatrang sans chauffeur. Une foule énorme s'assembla autour du tri-car, et les Européens ne furent pas moins intéressés que les indigènes à contempler la brave petite machine qui avait accompli ce record.

J'étais bien décidée continuer par des moyens plus sûrs, sinon moins rapides, quand mon mari, ayant réussi à réparer sa machine, m'annonça que nous la reprendrions le lendemain. La route était, disait-on, beaucoup moins mauvaise. Nous démarrâmes le lendemain matin. Il restait 45 kilomètres à faire sur 120.

Après nombre d'aventures ressemblant beaucoup à celles de la veille, nous arrivîmes sur une piste excellente qui annonçait l'approche de Phanrang. Les derniers 25 kilomètres furent franchis à une vitesse folle. Tous nos malheurs étaient oubliés !

Lorsque nous atteignîmes Phanrang, à neuf heures du matin, nous ne doutâmes plus de pouvoir continuer sur Daban. C'étaient 56 kilomètres seulement sur route passable : nous y serions avant la nuit. Mon mari télégraphie au Dr. Yersin pour lui demander l'autorisation de prolonger de vingt-quatre heures sa permission. À midi il nous fut répondu de ne pas interrompre notre course victorieuse, Nous partîmes aussitôt.

À moins de dix kilomètres de Phanrang nous rencontrâmes une série de quatre charrettes à boeufs qui, à notre appel, se rangèrent d'un côté de la route. Le passage était assez étroit, car il y avait à cet endroit des tas de cailloux. Mon mari s'engagea alors à une vitesse normale, les charrettes semblaient obéir convenablement à leurs conducteurs. Mais tout d'un coup, le bœuf de la charrette de tête prit peur et tourna à angle droit, bloquant la route. Déjà, d'instinct, je portais mes mains en avant pour me protéger du choc inévitable, quand la machine, d'un bond, se trouva au sommet d'une pile de cailloux et ne bougea plus. Mon mari, afin d'éviter que je n'aille me briser la tête contre la charrette (j'étais assise en avant et plus bas que le conducteur qui, lui, est à cheval sur la roue motrice, n'avait que le chois entre deus manoeuvres : ou faire un brusque à gauche et tomber dans la rivière, ou pousser tout droit et se servir du tas de pierres comme d'un tampon-arrêt, Il préféra cette dernière alternative; mais c'en était fait du pauvre tri-car ! Je retournai à Phanrang sur un mauvais « malabar » qui faisait un service public. Je devais être bien reconnaissante d'ailleurs d'y trouver une place entre deux vieilles femmes qui n'arrêtaient pas de chiquer le bétel. J'envoyai aussitôt de l'hôtel un pousse-pousse rapide et ce n'est que fort avant dans la nuit que mon mari rentra dans ce triste équipage. L'auto fut ramenée sur une charrette à boeufs. Quel contraste avec notre entrée triomphale du matin !

Mon voyage aurait été interrompu sans l'intervention très amicale du Résident de Phanrang, qui me proposa de faire le voyage en voiture avec M. Lecadet. Ce dernier partait le lendemain matin pour Daban et le Lang Bian. Il se prêta avec une bonne grâce parfaite à la combinaison. Je ne pouvais pas faire le voyage en meilleure compagnie.

Donc, le matin suivant, mon mari nous mit sur la route de Daban, M. Lecadet et moi, et prit la direction opposée, - celle de Nhatrang, - où ses malades et son laboratoire l'attendaient. Au premier « tram », c'est-à-dire à une quinzaine de kilomètres de là, nous devions changer de cheval. Notre saïs détela celui qui était dans les brancards et en attela un autre qui paraissait tout aussi exténué. Mais il n'y avait pas moyen de réclamer et nous continuâmes notre route. Un peu plus loin, nous croisâmes deux poneys qui se trouvaient être de relais suivants. Comment étaient-ils là ? Peut-être les coolies n'avaient-ils pas été envoyés assez tôt ou encore s'étaient-ils arrêtés pour jouer.

La route suit la rivière Son Câu. Nous avions par moments de magnifiques échappées sur son lit encombré d'énormes rochers et parsemé d'îlots verdoyants. On la traverse à Balat sur un pont métallique où déjà les rails du futur chemin de fer ont été posés. Il a plusieurs centaines de mètres de long. On y jouit d'un coup d'œil merveilleux sur la vallée. Nous avions rencontré quelques indigènes sur la route et parmi eux des Tchams dont les villages se trouvent dans les environs. Ils se distinguent à première vue des Annamites. Ils sont de plus grande taille et leurs traits rappellent ceux des Indiens. Leurs habits sont en général verts et d'une forme particulière. Ils portent un turban dont les extrémités libres flottent de chaque côté de la tête.

Les rizières et les champs de maïs ou de tabac n'étaient pas rares. À partir de Balat, l'aspect du pays change. Plus de terres cultivées, plus de théories d'indigènes en voyage, plus de villages, mais seulement la forêt : des arbres rabougris avec çà et là des masses énormes de granit qui ont la forme et la couleur d'éléphants au repos. Nous aurions bien désiré voir des éléphants véritables pour rompre la monotonie du paysage ! Balat est à peu près à moitié chemin de Phanrang à Daban, où nous comptions bien arriver de bonne heure afin d'aller coucher à Dran. Mais comme notre équipage cheminait avec une sage lenteur, il faudrait certainement s'arrêter à Daban. Y avait-il un abri pour dormir ? Je me rappelai que mon mari m'avait parlé de Daban et qu'il y avait déjà reçu l'hospitalité d'un fonctionnaire des Travaux Publics. Mais serait-il là encore et pourrait-il réellement nous loger ?

Nous avions dételé le cheval, qui était incapable de faire un pas de plus. Pendant qu'il se reposerait, nous pourrions luncher et nous réconforter de notre côté. Nous trouvâmes dans le lit d'un torrent à moitié desséché une place ombragée qui paraissait même confortable. Pendant que j'allumais la lampe à alcool et préparais du bouvril et du thé, M. Lecadet découpait le poulet froid et ouvrait la boîte de sardines. Notre faim une fois apaisée, nous admirâmes à notre aise le magnifique spectacle qui était devant nous. La végétation était toute différente de celle que nous venions de voir. À la place de ces sortes de chênes rabougris et des arbustes malingres que nous avions eus si longtemps devant les yeux, d'immenses giao s'élevaient tout droit vers le ciel. À leurs branches gigantesques s'attachaient des lianes, des orchidées dans un enchevêtrement inextricable. Des cerfs, puis des coqs et des paons se montrèrent. Le sable où nous étions assis portait des traces fraîches d'éléphants.

La pluie se mit à tomber : cela nous rappela à la réalité. Nous avions à couvrir encore un nombre respectable de kilomètres avec un cheval presque fourbu. Pour alléger la charge, nous laissâmes en arrière le petit saïs. D'ailleurs, nous dûmes marcher nous-mêmes presque tout le temps ou pousser la voiture. La pluie tombait ferme; nous étions trempés. Malgré tous nos malheurs, nous gardions notre bonne humeur. Je reconnus le pont à arbalètes de Xom-Gôn, que j'avais vu dans les photographies de mon mari. J'annonçai que nous étions bientôt au bout de nos peines. En effet, moins d'une demi-heure après, nous vîmes un toit de chaume émerger des cimes des arbres. Nous étions à Daban.

Nous nous trouvions maintenant sur une sorte de plate-forme, où les arbres avaient été coupés au ras du sol et débarrassés de toute végétation. D'un côté il y avait des cases annamites et de l'autre un petit chalet sur pilotis. Un Annamite vint au-devant de nous et nous annonça qu'un Européen habitait le petit chalet. Nous montâmes jusque-là par un sentier très glissant. Nos appels et nos coups frappés à la porte restèrent d'abord sans réponse, peut-être parce que la pluie qui faisait rage avait empêché d'entendre. Enfin M. Landon ouvrit. Il nous accueillit très cordialement et mit aussitôt à notre disposition la grande case du bas, qui contenait trois vastes pièces, celle du milieu étant occupée seulement par l'Annamite interprète. M. Landon nous retint à dîner.

Pendant ce temps, mon fidèle Sau avait fait son apparition. Envoyé plusieurs jours d'avance sur la charrette à bœufs qui portait nos bagages, il était heureusement à son poste. Déjà deux touques à pétrole remplies d'eau chaude m'attendaient. Je pris ma douche dans un coin de ma chambre. Je n'avais pas à m'inquiéter de l'inondation : il y avait assez d'intervalle entre les planches. Bientôt après, confortablement assis, nous primes le thé sous la véranda. Bien au sec et à l'abri, nous n'avions plus qu'à laisser tomber la pluie et à rire de nos malheurs passés.

Naturellement, pendant le dîner, on raconta des histoires de tigres. M. Landon nous dit qu'on en voyait à Daban non seulement la nuit, mais en plein jour. Souvent, il en avait rencontré dans la forêt. Une semaine auparavant, le fauve avait encore fait une victime : le jeune frère du cuisinier de M. Landon dormait une nuit dans une case au milieu de plusieurs autres Annamites. Le tigre, entrant par la porte laissée ouverte, saisit le jeune homme par l'épaule avec ses dents et le traîna dehors. Les cris de la victime réveillèrent les camarades, qui se jetèrent à la poursuite du fauve. Celui-ci, effrayé, lâcha sa proie, mais on juge dans quel état. Le mérite tigre revenait toutes les nuits et M. Landon nous assura que nous ne manquerions pas d'entendre son cri si émouvant dans les ténèbres.

Avant de nous coucher, nous apprîmes que nos boys, qui avaient quitté Phanrang en même temps que nous, étaient arrivés. Rien ne nous empêcherait donc de repartir le lendemain. Je m'en allai bientôt dans le pays des rêves : il y avait tantôt un tigre, tantôt un cheval attelé à une voiture qui n'avançait pas.

Je me réveillai le lendemain matin sans savoir d'abord où j'étais; puis je rassemblai mes esprits et me glissai avec précaution hors de mon lit de camp. Déjà huit heures ! Or, nous devions partir à six heures ! Je m'habillai en hâte à la lumière filtrant à travers les persiennes de la porte (il n'y avait pas de fenêtres dans ma grande chambre), et me précipitai dans la véranda à la recherche de M. Lecadet. Il était tranquillement assis, écrivant à sa femme. Il avait l'air de vouloir passer le reste de ses jours à Daban. En effet, par suite d'un contretemps, ses coolies, qui devaient être là depuis la veille, n'ayant pas encore paru, le cheval sur lequel il devait achever son voyage faisait défaut. J'aurais pu, à la rigueur, prêter une partie de mes gens pour porter les bagages; mais le cheval était indispensable.

Pendant que nous élaborions de nouveaux plans, nous aperçûmes une petite procession se déroulant parmi les arbres et venant vers nous. Bientôt, nous primes distinguer six ou sept Moïs et un cheval sellé qu'un Annamite tenait par la bride.

Nous étions sauvés ! Ce n'était pas la première fois que je rencontrais les Mois, mais cette troupe d'individus à moitié nus et hirsutes ne me tranquillisait pas beaucoup. Je me rappelai que Moï signifie « sauvage » en annamite. Dès qu'ils nous virent à cheval, ils se disputèrent nos différents bagages et les suspendirent à des bambous au moyen de longues cordes de rotin.

Les plus solides naturellement avaient pu s'emparer des fardeaux les moins lourds; mais, comme nous avions veillé nous-mêmes à la répartition des charges, cela ne faisait pas une grande différence. On nous avait dit qu'un Moi ne porte pas plus de 30 kilos et qu'il laisse en route tout paquet dépassant sensiblement ce poids. Deux Mois s'attelèrent à chaque bambou et le placèrent sur l'épaule. La cavalcade se mit en route. Nos porteurs étaient de grands et solides gaillards, bien découplés et très différents des petits Annamites. Ils paraissaient beaucoup plus capables de conquérir les Annamites que de se laisser conquérir par eux. Mais il fallait voir les regards de mépris que nos boys lançaient aux « sauvages » . On ne pouvait se méprendre sur les rapports entre ces deux races. Les Moïs sont d'une peau un peu plus foncée que les Annamites; quelques types ont réellement un teint de cuivre.

Dans leur chevelure noire relevée en chignon, il y a place pour une pipe plantée toute droite et aussi pour une blague à tabac. Les plus élégants ont un peigne de bois ou de corne. Quand les Mois ont épuisé leur provision de tabac, ils prennent sur le bord de la route et fument de l'herbe. L'expression de leur physionomie est plus ouverte que celle des Annamites. Ils rient et causent librement tout le long du chemin. Des anneaux de cuivre aux chevilles et aux poignets, une petite pièce d'étoffe réduite à sa plus simple expression, composent tout le costume. Un couteau est souvent pendu à ce qui leur sert de ceinture. Deux de nos hommes avaient un veston court d' Annamite. Sur chaque charge on remarquait une sorte de petite natte qui, à la première goutte de pluie, allait être placée sur la tête. Les Moïs disparaissaient alors là-dessous jusqu'à la taille. C'était d'un comique achevé, ces toits de chaume d'où sortaient de grandes jambes nues ! Ils font porter eux-mêmes leurs provisions par deux camarades qui suivent le reste du convoi. Les sacs de riz, les marmites et le poisson sec s'entassent dans une grande hotte. On ne rencontre jamais un Moï sans sa hotte au dos. Il faut que ses mains restent libres en voyage pour manier la lance ou lancer les flèches. Il semble parfois qu'il a toutes ses richesses sur son dos, tant les paniers s'entassent sur les paniers, formant un véritable échafaudage qui dépasse de beaucoup la tête. Cela doit être solide, car le porteur n'y peut mettre la main pour l'appuyer en route. Tel on l'a fixé au départ, tel il doit arriver à l'étape de nuit. Pour se reposer et s'alléger, le porteur n'a que la ressource de placer dessous un bâton, qu'il laisse ensuite traîner derrière lui. Certains explorateurs virent autrefois, parait-il, dans ces régions, une race munie d'un appendice caudal. Auraient-ils mal vu le bâton ?

Sur une longueur de deux ou trois kilomètres en quittant Daban, le chemin est si raide que nos chevaux avaient de la peine à suivre nos hommes. Rien ne pressait d'ailleurs, car nous nous arrêtions à Dran. Nous pouvions admirer tout à loisir le magnifique panorama et la végétation luxuriante. M. Landon nous rattrapa tout à coup à cheval. C'était dimanche (j'étais loin de m'en douter) : il irait déjeuner avec nous à Dran. À 500 mètres environ d'altitude, nous découvrîmes un pin par-ci, par-là, au milieu des plantes tropicales. Nous sentions que l'air était plus frais et plus léger que dans la plaine. Dans les lits des torrents, des eaux claires tombaient en cascades et tout autour c'était un enchevêtrement de lianes et de puissantes frondaisons. Nous rencontrâmes une troupe de singes dont j'entendais fort bien les cris, mais que je ne pouvais pas distinguer au milieu des branches. Mon boy me demanda la permission de les poursuivre et de leur tirer dessus. Il me rapporta bientôt deux gibbons. Ce sont les seuls représentants des singes anthropoïdes en Annam. L'un était noir avec une longue fourrure épaisse et des favoris blancs : c'était un hylobates; l'autre était noir aussi, mais ses favoris étaient jaunâtres. C'était une espèce encore inconnue. On lui a depuis donné mon nom : hylobates Gabriellae. Mon boy en avait vu dans la bande qui marchaient sur leurs pieds de derrière comme des hommes. Il dit que l'agonie des deux victimes avait été très émouvante.

Le lendemain, il tua un singe à longue queue, un grand semnopithèque qui avait une fourrure d'un gris perlé délicieux avec des portions du corps toutes blanches et d'autres toutes noires.

La forêt de pins commence quelques kilomètres avant Dran. Une herbe courte remplace les hautes herbes; à travers les troncs rugueux la vue s'étend très loin. Par moments, toute la vallée apparaissait entre les murailles de la montagne verdoyante, ainsi que les rubans de la route que nous avions suivie la veille. Tandis que j'étais en contemplation et que je laissais la bride sur le cou de mon cheval, je le vis subitement reculer et manifester la plus grande frayeur : il y avait un serpent sur la route, qui s'était dressé et faisait mine d'attaquer. Plus effrayée que mon cheval, je voulus mettre pied à terre avec l'unique préoccupation de fuir le serpent et de sauter aussi loin de lui que possible. Mais je glissai et tombai sous les pieds du cheval et sur le serpent lui-même qui s'esquiva. Un des porteurs le découvrit dans l'herbe à proximité. Je pris mon fusil et le tuai raide. On l'allongea sur le sol : c'était un beau python de trois mètres de longueur.

La route traverse le Danhim, un des affluents du Donaï, puis s'engage dans les bas-fonds de la vallée jusqu'au pied de Dran. Là vivent deux fonctionnaires européens des Travaux Publics. Le dimanche était, semble-t-il, leur jour de réception les autres blancs isolés dans la montagne viennent de très loin partager leur déjeuner. Nous acceptâmes très volontiers de nous joindre à eux. Quelle conversation originale ! Il n'était plus question de politique ni de potins, mais de chassés aux buffles sauvages et aux élans, de nouveaux tracés de routes, du recrutement des coolies, et des méfaits du tigre. Comme leur existence diffère de celle d'Europe. Ils avaient tous emporté, à l'arçon de leur selle, leur pain cuit dans leur propre four, des quartiers de venaison et des poules sauvages. D'ailleurs, au menu figurait tout le gibier du pays. Ils se séparèrent de nous aussitôt après le déjeuner, car les sentiers étaient longs et pénibles : il fallait rentrer avant la nuit.

J'étais debout le lendemain matin avec le premier rayon de soleil. M. Lecadet tenait déjà la bride de son cheval quand je parus. Nous avions encore 60 kilomètres à faire avant d'atteindre Dankia, aussi n'y avait-il pas de temps à perdre. On monte d'abord des pentes rapides, puis le sentier continue sans dénivellement très appréciable, suivant les crêtes des montagnes et au milieu de la forêt de pins. La vallée du Danhim apparaît tout à coup à nos pieds, dans toute sa splendeur. Le brouillard, très épais au départ de Dran, cédait devant le soleil : l'un après l'autre les voiles mystérieux tombaient et les méandres de la rivière brillaient comme de l'argent à travers les prairies et les champs de verdure, et tout le long des pentes harmonieuses des montagnes.

La route élargie était semblable aux allées d'un grand parc. Les pins devenaient de plus en plus beaux. Ils poussaient au milieu d'une herbe courte à quelque distance les uns des autres, parmi des mamelons aux pentes très douces. Des échappées s'ouvraient parfois sur d'autres rangées de montagnes et sur des vallées profondes.

Enfin, vers midi, le plateau du Lang Bian nous apparut pour la première fois. Ce fut une véritable révélation. Je n'avais jamais rien vu de semblable. Sur une immense étendue, des mamelons succédaient aux mamelons sans arbres, mais étrangement verts. Ils avaient à peu près la même forme et la même hauteur. C'était comme un océan bossué de vagues très vertes. Les monts Lang Bian se dressaient à une extrémité comme les îles escarpées de cette mer de verdure. Dankia était là-bas, au pied de ces îles. Les difficultés de notre voyage n'existaient plus : le plateau est si calme; et paraît si facile à traverser !

C'en était fini avec les ravins et les précipices, les ponts branlants et aussi avec les fourrés impénétrables. Les pins s'élevaient par bouquets dans les gorges entre les mamelons. Les toits des chalets de Dalat brillaient dans le lointain. Nous y étions bientôt. Devant un chalet se tenait un groupe de Mois, si absorbés à manger qu'ils ne remarquèrent pas notre approche. Ils prenaient dans des petits sacs de vannerie des boules de riz, les pétrissaient dans leurs mains et les engouffraient tout entières dans la bouche. Des singes n'auraient pas fait montre de plus de voracité. Ils n'attendaient pas d'avoir avalé une bouchée avant d'en prendre une autre. Ils pressaient avec les doigts leurs joues gonflaient démesurément. Pour achever leurs sacs et ne rien laisser perdre; ils les versaient à même dans leur bouche formidablement ouverte; cela rappelait les chevaux de fiacres avec leurs musettes d'avoine. L'Annamite, au contraire, ne touche jamais ses aliments avec les doigts; quand il n'a pas de baguettes, il en improvise avec le premier morceau de bois venu.

Nous étions rendus chez M. Canivey, délégué du Gouvernement à Dalat. Il nous fit entrer chez lui, et sa femme joignant ses instances aux siennes, nous acceptâmes volontiers à déjeuner. Ce fut l'occasion d'entendre le récit d'une rencontre émouvante avec le tigre. Ils étaient tous les deux à la chasse aux perdrix et aux cailles, non loin de leur enclos, quand ils aperçurent un tigre. M. Canivey épaula instinctivement son fusil et tira. L'animal rugit et bondit dans le fourré. Sans écouter sa femme, M. Canivey s'élança à sa poursuite. Il savait fort bien que la blessure ne pouvait pas être sérieuse, puisqu'il avait tiré avec du plomb de petit calibre. Un « linh » armé d'un fusil de guerre le suivit, un autre restant aux côtés de Mme. Canivey. Les deux hommes avaient à peine disparu dans le fourré que des bruits de lutte et les mots : « Je le tiens, tue-le! » arrivaient jusqu'à elle. Puis elle vit le tigre avec les deux pattes sur les épaules de son mari, serrant le fusil dans sa gueule. Le linh ajusta la bête à bout portant et pressa, sur la détente. Mme. Canivey vit le tigre et son mari tomber ensemble. Elle releva ce dernier, qui perdait son sang en abondance par plusieurs blessures. Il fallut de longs mois pour le guérir. Depuis cette époque, Mme. Canivey ne peut s'empêcher de trembler quand le tigre crie dans la nuit.

Avec sa connaissance approfondie des Moïs, M. Canivey était fort intéressant à écouter. Il fut le premier Européen à soumettre les tribus Moïs avoisinant le plateau et à leur faire payer l'impôt. Dans une de ses expéditions, il fut attaqué dans un village et reçut des flèches, mais qui n'étaient pas empoisonnées.

Comme nous allions repartir à cheval, Mme. Canivey m'offrit sa chaise pour le reste de la route. Chaudement enroulée dans une couverture, je fis ainsi la traversée du plateau, où un vent froid s'était levé. J'avais quatre porteurs, dont une femme. Elle paraissait aussi solide que ses camarades de l'autre sexe. D'ailleurs, les femmes Moïs sont habituées aux plus durs travaux. Elles sont souvent à l'ouvrage pendant que les hommes fument leur pipe au soleil. Celle-ci avait des muscles très développés. Sa chevelure noire était relevée en un chignon broussailleux d'où pendait une longue tige flexible qu'elle mâchonnait continuellement dans sa bouche. Elle s'en servait tantôt pour se curer les dents, tantôt pour débourrer sa pipe. Un morceau d'étoffe s'enroulait autour de sa taille et retombait au-dessus des genoux : c'est le seul costume porté par les femmes Moïs du plateau; il est fait d'une étoffe tissée dans les environs. C'est bleu et rayé discrètement de petites lignes rouges et blanches. Le cou était paré de nombreux rangs de perles de verre qui tombaient jusqu'à la taille; il y avait des anneaux de cuivre aux bras et aux jambes. De la cheville au mollet, ils avaient produit une blessure dans les chairs qui devait rendre la marche pénible.

Dans la voix des Mois, je remarquai un accent et des roulements d'r qui semblaient très européens. Quel contraste avec le parler chantant des Annamites ! Aussi l'on peut saisir rapidement quelques mots du vocabulaire moi, d'ailleurs très pauvre, tandis que la langue annamite est presque impénétrable sans une véritable étude. Les Moïs rient et jouent très franchement et s'amusent entre eux comme des enfants. Lorsqu'ils montent une pente, ils s'arrêtent parfois et poussent un petit sifflement entre leurs lèvres rapprochées. C'est leur façon de montrer qu'ils sont fatigués. Ils n'ouvrent pas leur bouche toute grande pour reprendre haleine comme nous le faisons.

Le seul être humain que nous croisâmes sur le plateau fut un Moï conduisant une troupe de petits cochons destinés sans doute à un marché annamite de la plaine, où il les échangerait pour quelques poignées de sel. Sans doute, il n'était pas pressé, car il était étendu de tout son long sur le sol, suivant d'un oeil mi-clos les ébats de ses bêtes toutes noires. Il avait l'air perdu dans ce coin solitaire de la montagne. Il avait allumé du feu, dont il ne restait que la grande tache noire d'un carré d'herbe consumé. Peut-être était-il fatigué de pousser ses cochons avec une gaule flexible (les Annamites sont plus expéditifs et les portent comme des colis ordinaires dans des paniers), ou voulait-il ménager leurs petites jambes ? S'il doit passer la nuit à la belle étoile il fera bien de rallumer du feu et de grouper ses cochons car le tigre n'est pas loin.

Vers quatre heures du soir, au tournant du chemin, la Station d'agriculture de Dankia apparut. Il n'y avait plus de doute, les carrés réguliers des champs n'étaient pas le fait des sauvages. Deux chalets aux toits de chaume émergeaient de la verdure, puis des granges et des écuries. M. Lecadet était sans doute déjà arrivé, car il m'avait distancé dans les derniers kilomètres. C'était un grand soulagement de penser que le voyage était terminé. Je plaignais sincèrement mon compagnon d'avoir à le recommencer dans deux jours.

Une fois reposés, nous racontâmes tous les incidents du voyage à nos hôtes. Nous causions encore, quand l'ombre commença à s'étendre sur les pentes verdoyantes de la montagne. Pendant le dîner, toutes portes closes, un bon feu dans un coin et des buissons de roses sur la table, j'avais l'impression d'être dans quelque pays très loin d'Annam. Je n'eus pas trop, ce soir-là, pour dormir, d'une boule d'eau chaude et de quatre couvertures de laine. Décidément, mon mari aurait raison : un mois de Lang Bian me vaudrait un mois de France.

Chapitre VII

Au pays des Moïs.- Le village de Dankia.- Intérieur d'une case moï.- Enterrement moï.- Sacrifice du buffle.- Le rôle du sorcier.- Mes premières rencontres avec le tigre.

À Dankia, nous étions au milieu des Mois; il n'y a pas de village annamite à 100 kilomètres de là. Nous avions donc maintes occasions de nous initier aux moeurs et coutumes de ces sauvages. Les trois hameaux voisins de la station d'agriculture s'étaient familiarisés avec les Européens de cet établissement. Les chiens n'aboyaient même plus quand ceux-ci s'approchaient des palissades. C'est sous la protection d'une solide clôture que les cases moïs se groupent, autant pour tenir les tigres en respect que pour faciliter la garde des chèvres et des cochons. Autrefois, c'était aussi une défense contre les ennemis du dehors, toujours prêts à tenter un coup de main. Avant même l'arrivée des Français, les Mois du plateau avaient établi leur suprématie sur toutes les tribus de la région. Ailleurs, dans les districts inexplorés du Nord et de l'Ouest, les guerres intestines restent le sport préféré des sauvages, et leur moyen le plus commun de se procurer des vivres, des armes et des femmes.

Dankia est le premier village moï que je visitai. Il s'étend au pied des monts Lang Bian. Il n'est pas, comme les autres, bâti dans un endroit inaccessible, sur les pentes d'un précipice ou d'un torrent.

Après avoir traversé des champs de riz et de maïs, nous tombâmes sur un groupe d'enfants en train de décortiquer du paddy. Ils le pilaient dans des mortiers de troncs d'arbres avec de lourds pilons à la manière des nègres. Les Annamites ont aussi leurs mortiers de bois et de pierre, mais ils usent généralement d'un moulin à décortiquer et d'un lourd marteau manoeuvré par une femme agissant de tout son poids sur le bras de levier et le laissant retomber ensuite. D'autres enfants vannaient le riz en le faisant sauter dans un immense tamis. Très jeunes, entre treize et quatorze ans peut-être, ils travaillaient sérieusement tout en surveillant les ébats de frères et soeurs cadets dont ils avaient la charge. Les petits garçons étaient nus; les petites filles portaient un petit morceau d'étoffe autour des reins. Je me préparai à les photographier; mais quand ils me virent lever l'appareil, ils se cachèrent la face et se roulèrent les uns sur les autres.

Les cases moïs, aux toits de chaume retombant presque jusqu'à terre, se suivaient sans aucun ordre, de sorte que la palissade faisait, pour les entourer, des angles et des détours compliqués. Nous la franchissons et parcourons le village. Le sol était noir et boueux, la quantité de cochons, chèvres, buffles qui avaient laissé leurs traces, rendaient difficile l'abord des maisons. Peu d'habitants étaient dehors; ici, une femme était assise sur la terre nue, les jambes allongées, un enfant attaché au dos et deux autres à ses côtés; là, c'était un gars superbe qui se drapait majestueusement dans une couverture rouge. On aurait dit un sénateur romain ou encore un bel hidalgo de Murcie ou de Catalogne. Nous lui demandons de nous mener cher le chef du village, le pholy ; il nous fait comprendre que le chef est absent. J'ai déjà une ample moisson d'instantanés, et j'ai vu tout ce qu'on peut voir à l'extérieur des cases. J'ai maintenant envie de jeter un coup d'œil à l'intérieur. Mais je n'ignore pas qu'il faut être accompagné du pholy. Je risque un coup d'oeil cependant. Il me semble d'abord que toutes les cases sont vides. En prêtant l'oreille avec attention, nous percevons un murmure de voix venant de la plus grande. Je me faufile par la porte basse, qui n'est guère qu'un trou dans le toit de chaume. Mlle. d'André me suit. Il y a des aboiements furieux et des va-et-vient menagants autour de mes jambes; mais, avant que les dents des chiens aient l'ait leur chemin à travers mes guêtres, quelqu'un leur jette des morceaux de bois, et ces bêtes disparaissent dans l'obscurité. Par la faible clarté qui filtre par la porte, je ne distingue aucun être humain. Je fais quelques pas en avant, non sans trébucher sur différents objets épars sur le plancher. Peu à peu mes yeux s'habituent à l'obscurité : je perçois alors une flamme tremblotante à l'autre extrémité de la case. Des formes indécises semblent réunies autour d'un feu; l'une d'elles agite une énorme chaudière au-dessus du brasier, qui, par moment, l'enveloppe de lueurs fantastiques. Tout le monde se tait. Je pense que je suis peut-être dans un antre de sorcières et je n'avance plus qu'en tremblant. Je tombe sur des bambous, puis sur des paniers, je heurte ma tête aux solives du toit; enfin, après une petite promenade à tâtons qui me semble interminable, je me trouve dans le cercle des sorcières, et m'accroupis près d'elles. Elles reprennent de plus belle leur conversation, s'adressant à moi. Quel dommage de ne pas les comprendre !

Je prends peu à peu conscience du milieu où je suis. Il y a des femmes et des hommes aussi. Les femmes tiennent pour la plupart des enfants dans leurs bras. Les hommes fument la pipe. Après en avoir tiré quelques bouffées, ils la passent à leurs voisines. Aux éclats intermittents du brasier, les bijoux dont les femmes sont couvertes brillent et s'éclairent. Ce sont de larges anneaux de cuivre et d'étain qui entourent les bras et les jambes. Il en est aussi qui garnissent la poitrine et qui tombent du cou. Mais tout ne vient pas du cou. À ma stupéfaction, je m'aperçois qu'un lot fort important d'anneaux se balance, comme des pendants monstrueux, aux lobes agrandis des oreilles. J'avais bien entendu parler de cette coutume, mais je pensais que les femmes moïs des quelques tribus qui s'y adonnent ne poussaient pas si loin leur anormale coquetterie. Les lobes des oreilles sont démesurément allongés ;ils peuvent aller jusqu'à l'épaule et atteindre même le sein. On se demande ce qu'il a fallu de temps et de patience pour obtenir ce résultat. Tout de même, les appendices sont minces et ils doivent porter un poids vraiment lourd ! Mais les femmes moïs prennent bien des précautions pour les empêcher de se rompre. Elles remplacent le plus souvent les anneaux de métal par une rondelle de bois et en courant elles les supportent avec leurs mains. Malgré tout, la rupture a souvent lieu. Si c'est une jeune fille, malheur à elle, car elle ne trouvera que difficilement un épouseur : toutes les tortures qu'elle a subies depuis sa plus tendre enfance sont devenues inutiles. Les vieilles, au contraire, étalent sans inconvénient les deux longues lanières de peau qui ont cédé et qui les rendent un peu plus repoussantes encore.

Les hommes de quelques tribus agrandissent aussi leur lobes auriculaires, mais plutôt avec modération, l'ouverture est assez grande pour passer un bouchon de liège. C'est leur ornement de prédilection. En outre, le Moïs du plateau se font tailler en biseau les incisives. L'opération n'a rien de tentant. Je l'ai vu pratiquer sur un jeune garçon de Dankia. La tête était solidement maintenue entre les genoux de l'opérateur, pendant qu'un morceau de pierre ponce usait l'émail des dents. Les gestes du chirurgien étaient plutôt rudes : de la bouche de l'enfant découlait une bave ensanglantée. Comme il faut s'y reprendre à plusieurs fois, pendant une semaine environ, on peut juger des sensations éprouvées par le patient. Personne ne cherche à s'y soustraire, car il faut montrer des dents aiguisées de jeune loup pour être considéré comme un homme et prétendre au mariage.

Nous étions depuis dix minutes dans la case, quand un homme tend la main, prend des brindilles sèches et les jette sur le feu. Une longue flamme s'élève. Il faut tout le calme des physionomies sauvages pour nous démontrer que l'incendie n'est pas probable. Le foyer est fait de terre battue que bordent des pierres. Pas de cheminée, aucune issue pour la fumée. Dans les ténèbres de la case, la fumée entre pour une bonne part. Tout apparaît indistinct et confus. D'ailleurs, l'ordre n'est pas une vertu moï. Des paniers et des hottes de toutes dimensions, dont quelques spécimens sont couverts d'une couche de suie, s'entassent les uns sur les autres. Voici des tas de morceaux de cannes à sucre, des épis de maïs, du paddy. Voilà tous leurs instruments de travail et leurs armes de guerre, les haches, les lances, arc et flèches, couteaux, boucliers de bois recouverts de peaux de bêtes; puis les gongs de cuivre, les tam-tams, les piques. La richesse d'un village se mesure au nombre de gongs de cuivre et à la taille des jarres de ternum, (alcool de riz). En continuant mon exploration, je découvre une série de femmes et d'enfants étendus sur le dos et paraissant dormir. Sont-ce des femmes de second rang qui n'ont pas osé approcher du foyer, ou des timides qui nous fuient ? Personne n'a bougé pendant notre visite. Nous les quittons tels que nous les avons trouvés.

Ces petits sauvages sont solides et vigoureux. Chez les Mois, la sélection naturelle s'exerce impitoyablement; il n'y a que les plus forts qui survivent, tant l'ignorance des femmes est grande en matière d'hygiène. Quelle que soit la température, elles ne couvrent pas leurs enfants. Ils sortent tout nus de l'atmosphère enfumée et chaude de la maison dans l'air froid du dehors. Comme les Annamites, elles gavent les bébés avec du riz et leur en font absorber de telles quantités, que l'on voit les petits corps se distendre et se déformer après le repas. Les prescriptions du sorcier, dans bien des cas, équivalent à des arrêts de mort. Les femmes en couches sont traitées d'une manière barbare. Un même bâtiment abrite de nombreuses familles. Dans quelques tribus seulement on alloue une case à chaque famille, et les jeunes hommes célibataires vivent ensemble. Tant que la femme n'a pas fait ses relevailles, tout le bâtiment est tabou.

Aussi; la malheureuse s'en va et reprend ses dures occupations quelques heures après l'accouchement. Elle n'avait pas cessé un instant de travailler avant. Il n'est pas rare qu'une femme moï accouche par surprise loin de sa maison : on la voit rentrer le soir avec son bébé dans les bras ! Les conséquences de telles habitudes ne se font pas attendre : la mère y perd la santé, et les enfants qui viennent au monde sont faibles et mal constitués. Cependant les Moïs aiment beaucoup leurs enfants.

À notre retour chez nous, nous rencontrons des hommes armés de lances et des chiens à leurs trousses. Ils viennent de la chasse parce que les vivres commencent à manquer dans le village. Leur imprévoyance est énorme : ils ne savent jamais mettre de côté pour toute une année. Si la récolte est bonne, ils multiplient les fêtes et réjouissances, ils se gavent sans penser au lendemain. Plus lard, ils se rabattent sur la chasse. Mais, à défaut de gibier, ils mangent aussi bien des rats, des sauterelles, des grenouilles, des serpents et des araignées. Ils excellent dans l'art de tendre des pièges : autour d'un village moi, il y a de nombreuses fosses où la bête vient s'empaler sur des bambous et des lances, sans compter les arcs tendus qui parlent au moindre contact. C'est pourquoi il vaut mieux avoir un guide dans ce pays.

De la véranda de notre chalet, à Dankia, je remarque un jour une longue théorie de Moïs grimpant sur un mamelon couronné d'arbres. Cette forêt isolée et presque unique dans la région semble d'ici un bouquet verdoyant. Les indigènes qui mettent le feu aux herbes sèches et allument ainsi tout le plateau, ont bien soin de protéger cette touffe sacrée qui abrite leur cimetière. Sûrement la théorie de Moïs que nous voyons n'est autre qu'un enterrement. Je prends mon appareil photographique et cours les rejoindre. Quand j'arrive au sommet de la colline, je suis hors d'haleine, mais la cérémonie n'a pas commencé, la tombe même n'est pas prête. L'herbe pousse drue autour du bois; les Moïs disparaissent là-dedans et j'ai quelque peine à les rejoindre. Ils sont accroupis en cercle et ne paraissent pas très affligés. L'herbe toute mouillée m'empêche de m'asseoir près d'eux; je vais, en attendant, reconnaître les autres tombeaux : les jarres à moitié pleines d'eau en marquent l'emplacement. Sur quelques-uns on a construit une case en miniature : ce sons ceux des chefs moïs. Le toit de chaume est décoré avec des morceaux de bois taillés en forme de cornes de buffle. Une végétation désordonnée de ronces et de lianes rend l'entrée fort difficile. Pour pénétrer dans l'une d'elles, je suis obligée de ramper à quatre pattes. Une fois dedans; je ne peux ni me tenir debout ni rien voir distinctement. J'appelle mon boy pour me passer des allumettes. Dans une sorte d'armoire aux planches mal jointes, et peintes au sang de buffle, je découvre une jarre de ternum, deux gourdes, un bol de porcelaine annamite, une hachette, quelques lambeaux de vêtements. À la dernière allumette, un parapluie se montre le dernier cri de la civilisation pour ces pauvres Moïs ! Mais, quand j'aurais eu toute une pleine boite d'allumettes, je ne serais pas restée une minute de plus : une humidité nauséabonde et la peur d'être trouvée là par les Moïs me fait me sauver brusquement. Il parait de plus que les tigres aiment l'ombre tranquille de ces tombes !

Je retourne du côté des Moïs. Deux hommes et une femme, armés chacun d'un sarcloir de jardin, enlèvent quelques mottes de terre. Ils se reposent et semblent en contemplation après chaque coup de l'instrument. Les autres n'ont pas bougé; ils ne s'inquiètent point de voir si le travail avance. Les odeurs qui s'échappé du cercueil ne me permettent pas de l'examiner de près : je vois seulement qu'il a été fait d'un tronc d'arbre évidé et que l'on a répandu un peu de peinture, du rouge et du noir, sur les côtés. Sur le couvercle du cercueil, il y a un petit poulet, les pattes liées, il n'y a pas plus de quelques jours. Si l'infortuné est destiné à un sacrifice, on n'a pas été bien généreux; mais j'ai appris dans la suite qu'il n'avait pas été tué. Les Moïs abandonnent sur les tombes un animal vivant pour que l'âme puisse y trouver une demeure au lieu de revenir dans le village et y apporter le trouble.

La défunte était une des épouses du pholy. Après une longue attente, je vois descendre le cercueil dans la fosse. Au-dessus de la tête, on place un bol de riz et une petite jarre de ternum, religieusement entourés de grandes feuilles de bananier avant de les recouvrir de terre. Un bambou plongeant dans le bol vient émerger au-dessus de la tombe, afin de renouveler les provisions de bouche du mort. Les sauvages visitent les tombeaux de temps en temps et s'occupent de nourrir les morts pendant une année. Dans certaines tribus, ils ouvrent alors les tombes et dispersent les cendres au vent.

Je reviens par Beneur. Au milieu du village, un grand poteau s'élève, décoré de marques rouges et sculpté d'entailles symétriques. On se prépare pour le sacrifice du buffle, complément obligatoire d'obsèques importantes. Le sacrifice du buffle a lieu dans les grandes fêtes, à la moisson et pendant les épidémies, pour fléchir les mauvais génies. L'animal, désigné par le sorcier, est attaché au poteau. Un chef, portant pour la circonstance un pantalon annamite ainsi qu'une tunique et un turban, s'avance, joint les mains et récite une longue prière sur un ton uniforme. Tantôt il s'incline vers la victime, tantôt il regarde la population du village qui l'entoure. Tout à coup, avant même que j'aie pu me rendre compte de ce qui allait arriver, le buffle était mort. Deux hommes s'étaient élancés avec leurs hachettes et avaient tranché les jarrets, puis l'officiant avait ouvert la gorge avec un coupe-coupe. Toute la population se rue maintenant sur la victime et la perce de mille coups répétés. Le sang qui s'échappe de la gorge a été, me dit-on, recueilli dans une coupe de cuivre et mis de côté solennellement. Un semblant de prière reprend sur le cadavre, et d'une maison voisine viennent des coups de gong et de tam-tam. Quand l'officiant s'est retiré, les hommes, les femmes et les enfants se précipitent sur le buffle et se mettent à le dépecer. Il n'en reste bientôt plus un morceau. La bombance va commencer.

Quand je remonte le versant de la colline, un poteau taché de sang et des cornes suspendues indiquent seuls au dehors que le village est en fête. On prépare partout le banquet. Des portes des maisons sortent des fumées abondantes chargées d'odeurs appétissantes. Sans doute, les jarres de ternum sont entamées et le bambou passe de bouche en bouche. Tout le buffle a été mis à la cuisson ou rôti. Ils sont si occupés que personne n'a fait attention à moi. Cependant, le sorcier me voit et m'appelle. Il voudrait que je prenne part aux réjouissances. Sa voix est déjà avinée et ses gestes désordonnés. Je m'enfuis en hâte.

Le sorcier joue un rôle très important dans le village. Il est plus redouté que le pholy lui-même. C'est lui qui guérit les maladies en les retirant du corps sous forme de cailloux et les crachant ensuite à terre avec la plus superbe dignité. On le consulte pour fixer la date des mariages et des expéditions de guerre et dans tous les cas litigieux. Il connaît le voleur et le dénonce publiquement. Si ses prédictions ne se réalisent pas, ou si ses drogues sont sans effet, il en rend responsable quelque malheureux. Tout le village s'assemble. Il tient dans sa main un oeuf qui ne se brise que lorsque le coupable passe devant lui. Les sauvages impressionnés naturellement par la mise en scène et par le savoir-faire de l'opérateur ne voient que par ses yeux et tombent sur la victime qu'il désigne : c'est presque toujours une femme. On la vend comme esclave, à moins qu'on ne l'attache au plus profond de la forêt, pour servir de proie aux fauves. Toutefois, si, par hasard, le sorcier est assez mal inspiré pour accuser quelqu'un qui trouve des amis et des défenseurs, les choses peuvent changer de face : c'est alors le sorcier qu'on immole.

Dans quelques cas embarrassants, les justiciers mois s'en tirent par un certain nombre d' « épreuves », dont les plus importantes sont celles de l'eau et du métal fondu. Accusateur et accusé, conduits à la rivière la plus proche, doivent se tenir sous l'eau aussi longtemps qu'ils le peuvent. Celui qui montre sa tête le premier est le coupable. Les rives sont chargées de spectateurs et l'on se passionne réellement pour une scène aussi émotionnante. Dans l'épreuve de l'étain en fusion, chacun reçoit dans la main un peu de la substance et celui qui retire la main le premier a perdu.

De telles cours de justice annoncent bien la nature primitive des Mois. Les tribus qui paraissent les plus inoffensives sont capables, à l'occasion, des pires actes de sauvagerie. En tout cas, le plus sage est de ne pas blesser leur susceptibilité et, quand on se trouve au milieu d'eux, de respecter leurs superstitions.

À mon retour du Lang Bian, j'étais si enthousiaste de ses beautés et de ses réels avantages qu'une dame de nos amies, Mme. Schein, me promit de m'accompagner quand j'y retournerais. L'occasion se présenta au commencement de la saison chaude. Nous avions grand besoin toutes les deux d'un changement d'air. Il fut convenu que nous serions logées dans un petit chalet éloigné de cent mètres de la maison de M. d'André, directeur de la Station d'agriculture de Dankia, car Mme. et Mlle. d'André étaient rentrées en France.

Nous arrivâmes avec satisfaction au but de notre voyage. Notre installation nous plut beaucoup tout de suite. C'était coquet et très confortable (ne parlons pas des rats); de la véranda, on avait une vue superbe. Nous nous réunissions dans la maison principale pour prendre nos repas en commun. Le premier soir, après le dîner, nous-nous disposions à rentrer chez nous quand M. d'André, protestant vivement, nous dit : « Jamais je ne permettrai cela ! - Chaque soir, je vous donnerai quatre hommes pour vous accompagner. » Et déjà des Moïs s'empressaient avec des lanternes. Je croyais à une plaisanterie. - « Nous n'avons pas peur dans l'obscurité... Quelle garde ! En tout cas il n'y a personne ici pour nous enlever ! - Si, le tigre ! »

Je pensais que ces précautions étaient exagérées, et que dans la montagne le tigre était moins à redouter que sur la côte. Il fallut bientôt me rendre à l'évidence : le tigre seul peut se promener à sa guise la nuit. L'homme est peut-être le maître le jour; la nuit, c'est le tigre.

Deux jours après mon arrivée, je chevauchais en compagnie de M. d'André et de M. Agostini, un de ses amis de passage au Lang Bian. Nous étions à la chasse, quand nous entendîmes tout à coup des cris énergiques. Nous nous retournâmes. C'étaient deux Moïs qui couraient après nous avec une lettre de l'interprète de la Station, disant qu'un tigre venait de se réfugier dans les bambous, à peu de distance de la maison.

Nous abandonnâmes aussitôt le cerf que nous poursuivions, rappelâmes les chiens et tournâmes bride. Un peu perplexe, M. d'André me dit : « Ça ne sera pas long. Attendez-nous pour le déjeuner. Nous vous apporterons la peau du tigre. - Mais je veux y aller, moi aussi. - C'est impossible ! Que dirait votre mari ? Je suis responsable, songez donc ! »

Je cachai ma déception... Toutefois, j'étais absolument résolue à ne pas manquer cette occasion exceptionnelle. Mais je n'essayai pas de discuter avec M. d'André : je me promettais seulement, à part moi, de n'en faire qu'à ma tête. M. d'André pénétra mon intention, et céda à contre-cœur. Je courus chez Mme. Schein. Quand elle sut que nous allions faire une battue, elle m'en dissuada vivement; je partis tout de même.

Les deux chasseurs m'attendaient, armés de pied en cap. Moi, j'avais un appareil photographique. J'aurais bien voulu avoir une contenance plus guerrière et emprunter un winchester, mais j'avais eu assez de difficultés pour être de la partie; je n'osais plus rien réclamer. Nous nous mimes en route vers neuf heures, suivis d'une douzaine de Moïs armés de lances et de bâtons. L'interprète avait un fusil.

Je savais bien que c'était une chasse sérieuse, et que nous rencontrerions sûrement le tigre; mais je ne pouvais m'empêcher de rire en voyant cet assemblage de chasseurs. Les Mois, presque nus mais très chargés de bijoux, semblaient si ridicules à côté des deux Européens dans leur attirail guerrier et le fusil en main; on aurait dit qu'ils allaient plutôt à une de leurs fêtes. Ils avaient largement sacrifie à cette coutume qui consiste à prendre pour voyager tous les bijoux de leurs compagnons de case. Quelques-uns avaient une telle abondance de colliers, bracelets et anneaux de toute sorte, que cela devenait une véritable armure. Un ou deux avaient même réussi à se faire prêter des vêtements par les Annamites.

À la vue de la touffe de bambous où se cachait le tigre, je ne pus retenir une exclamation de surprise. Cela semblait un repaire si étroit pour un tigre et tout à fait isolé sur une colline dénudée ! Pour en sortir le tigre serait obligé de se montrer. Du flanc de la colline nous dominions les bambous et notre tir plongeant avait grande chance d'atteindre le fauve quand il prendrait le large. Une fois chacun à son poste, les Moïs devaient avancer en battant le sol et en criant très fort. Ils remplirent à souhait la dernière partie du programme, mais ne gagnèrent pas une seule parcelle du terrain. Les Moïs sont des chasseurs plus intrépides que les Annamites; mai, en ce qui regarde le tigre, ils ont encore plus de superstitions. Nos indigènes hésitaient plus par crainte religieuse que par réel manque de courage.

Nous avions amené heureusement trois chiens de chasse, qui n'auraient peut-être pas les mêmes scrupules. Nous les poussâmes sur le fourré. Deux revinrent aussitôt se mettre sous notre protection quand ils reconnurent la qualité de leur adversaire. Le troisième qui avait déjà eu maille à partir avec le tigre et qui portait sur son dos une blessure honorable, attaqua franchement. Nous pouvions le suivre à travers les herbes. Il s'élançait, puis bondissait en arrière, sans doute quand le tigre esquissait un coup de patte. M. d'André, pensant que ce duel pouvait tourner au désavantage de son chien favori, le rappela. Il fallut plusieurs minutes d'exhortations et de menaces pour lui faire lâcher prise. Finalement, nous l'attachâmes.

Maintenant que nous connaissions la position probable du tigre, nous priâmes M. Agostini d'envoyer quelques coups de revolver dans les bambous pour l'on faire sortir. Mais cela ne réussit pas. Il fallut renoncer à ce moyen. Les Moïs, pendant ce temps, n'avaient pas avancé d'un pouce. À la fin, M. d'André se mit au milieu d'eux et réussit à les pousser un peu en avant. Il était très ennuyé d'avoir à agir ainsi, car le tigre sortirait probablement par le côté opposé aux rabatteurs et il perdrait ainsi son meilleur coup de fusil. C'est ce qui arriva. Après un quart d'heure de cris, un appel plus vigoureux que les autres eut l'effet désiré : nous entendîmes un rugissement et le tigre surgit tout d'un coup.

À un mètre ou deux des bambous, il s'arrêta, se tourna vers nous, et nous regarda. M. Agoslini et moi nous étions seuls, à part. Ce fut une minute critique. Le fauve était seulement à trente pas de nous. Après nous avoir mesurés de l'œil une demi-minute, tout prêt à bondir sans doute, il se ravisa sur une clameur formidable des Moïs, qui avaient compris la situation périlleuse où nous nous trouvions. Il fit demi-tour, sauta une barrière entourant des rizières et descendit lentement vers la vallée. Nous le suivîmes longtemps à la vue. M. d'André qui se trouvait derrière les bambous, n'avait pas pu tirer sur le tigre avant qu'il eût franchi la barrière, c'est-à-dire qu'il fût déjà à plus de cent pas. Le premier coup de feu dut effleurer la bête, qui fit entendre une sorte de grognement et regarda en arrière, puis continua sa route. Quatre autres coups de feu rayèrent l'espace à un pas seulement du tigre : nous pouvions en suivre les ballet qui éclaboussaient l'eau des rizières.

Cependant l'émotion avait immobilisé M. Agostini, qui était resté l'arme au pied. Moi j'avais complètement oublié de prendre un instantané, il est vrai que j'avais levé mon appareil quand le tigre s'était montre; mais quand il se tourna vers nous, j'oubliai tout, mes mains tombèrent et je fus complètement interloquée. Quoiqu'il fût si près de moi et prêt à bondir, je ne peux pas dire que j'aie été effrayée. Je ne fus frappée que d'une chose : la disproportion entre le corps, déjà énorme, et une tête qui me parut d'une grosseur presque ridicules. Si je l'avais seulement photographié quand il nous regardait, ou encore quand il sautait la barrière, quel bel instantané j'aurais eu ! Je me suis reproché souvent, depuis, d'avoir manqué une pareille occasion.

Nous continuâmes la battue; mais bientôt nous fûmes déroutés, On ne peut pas chercher un tigre dans la brousse comme on cherche une autre bête. Les herbes étaient trop hautes pour se risquer au hasard. Nous décidâmes, en conséquence, de rentrer chez nous déjeuner, tandis que tes Mois suivraient les traces de sang et s'assureraient de la retraite exacte du tigre blessé.

Nous expédîmes rapidement le déjeuner. J'étais prête à partir aussi vite que M. d'André. Ce dernier et Mme. Schein essayèrent de me persuader que j'étais trop fatiguée pour recommencer la chasse. Comme à ce mot de fatigue, je protestais vivement, je fus autorisée à continuer.

À notre retour dans la brousse, les Moïs avaient réussi à savoir où était le tigre. Ils l'avaient suivi à la trace de ses pas et aux taches de sang qu'il laissait sur le sol. À leur approche, il s'était levé et avait continué à marcher quelques mètres. II se tenait maintenant sur le bord d'une rivière, dans une touffe de paillotes. Impossible de le voir, malgré tous les efforts et les démonstrations des Moïs. Peut-être serait-ce plus facile de l'autre côté de la rivière. Mais comment passer ? Il n'y avait pas de pont. Nous traversâmes sur les épaules des Moïs, un par un. C'était une belle occasion pour le tigre de prendre l'offensive. Il fallut des prodiges d'adresse de nos sauvages pour nous tirer de cette position critique. Tandis que la moitié faisaient la chaîne, avec de l'eau jusqu'à la poitrine, les autres soutenaient le porteur et le fardeau. Le courant était très fort. Avant la nuit, il nous fallu traverser et retraverser si souvent la même rivière que nous finîmes par trouver la manœuvre facile et naturelle, D'un côté comme de l'autre d'ailleurs on ne pouvait rien voir. Les Moïs recommencèrent à crier et à battre les herbes, ils montrèrent si peu d'enthousiasme que M. d'André résolut d'envoyer chercher un renfort de vingt ou trente personnes au village de Dankia. L'interprète cependant revint seul; malgré promesses et menaces, personne ne se décidait à prendre part à la chasse, car dans l'esprit des Moïs cela aurait été néfaste à eux-mêmes, aussi bien qu'à leur village.

Il serait trop long de dire tout ce que nous tentâmes pour voir notre proie. Finalement, M. Agostini proposa de tirer des coups de revolver dans la direction indiquée par les Moïs. Un coup plus heureux toucha sans doute le but, car le tigre poussa un cri et bondit au-dessus des herbes. Nous l'aperçûmes pendant une fraction de seconde. Les Moïs reculèrent vivement en débandade. C'est encore une chance qu'ils n'aient pas été atteints, car le tigre s'arrêta seulement à quelques pas d'eux. Enfin, il s'éloigna lentement et nous le perdîmes de vue presque aussitôt. Il était environ cinq heures. Les ondées de l'après-midi se changèrent en une pluie battante. Les Mois, tremblants de froid, prirent encore moins de goût à une chasse aussi pénible. Une heure plus tard, comme la nuit tombait, nous fîmes demi-tour. Seul, notre chien Bob restait sur place : nous pûmes difficilement l'en arracher; cette brave bête aurait passé la nuit là à l'affût.

Nous rentrâmes escortés par des torches et des lanternes que mon cuisinier annamite avait eu soin de nous envoyer. Nous devions marcher aussi près que possible les uns des autres, mais à la file indienne. Nous arrivâmes trempés jusqu'aux os, car, outre la pluie qui n'avait pas cessé, nous avions dû souvent traverser des rizières avec de l'eau jusqu'au genou.

Le lendemain matin, en dépit d'une fatigue bien naturelle, je me levai de bonne heure et courus aux nouvelles. Trop tard ! Les chasseurs étaient partis. Je les rejoignis à quelques kilomètres de là. Ils me dirent que le tigre avait filé dans la nuit et qu'il restait peu de chances de le revoir. « Il ira mourir dans quelque coin écarté de la forêt, ajouta quelqu'un. Car certainement il a du plomb dans le corps ». Je croyais bien que c'était fini de toute chasse au tigre désormais ! Mais les chasseurs se trompaient et moi aussi.

Quinze jours plus tard, je suis réveillée par une bande de gens qui crient sous mes fenêtres. Je me lève et je vois les employés indigènes de la Station courant de tous côtés, gesticulant et hurlant. Bientôt apparaît M. d'André lui-même. « Vous ne savez pas, me dit-il ? Le tigre est venu ce matin sous ma maison. Il a essayé de prendre de la viande dans le garde-manger, qui est suspendu sous la véranda. Il a fait un grand trou dedans et vous verrez encore sa bave partout. On s'empresse à battre le terrain en suivant les traces encore fraises de la bête ». Et, tandis que je me joins à ces agités, j'apprends par bribes toute l'histoire. Il était cinq heures du matin, nos boys se levaient; ils ont vu le tigre et se sont vite barricadés dans la cuisine. Quand ils ont averti, il était déjà trop tard : le tigre était parti, emportant une peau de mouton, sur laquelle les chiens dormaient.

Nous rentrons bredouille. Chacun vient déposer ses armes, la plupart bien inoffensives, et qu'on avait détachées des panoplies de M. d'André. Il y a un peu de tout, lances, vieux sabres, fleurets, poignards Chams et même des couteaux de cuisine ! Cependant, nous tenons à prendre notre revanche. Il est convenu que nous attacherons à un piquet une vache, comme appât, non loin d'un pont où nous pourrons tirer le tigre, quand il reviendra manger sa proie. Si le tigre s'empare en effet d'une bête d'importance qu'il ne peut dévorer en une fois, il y revient les nuits suivantes.

Le lendemain matin, nous trouvons la vache, la gorge ouverte et les deux jambes postérieures mangées. Nous metteurs sur le cadavre un solide treillage métallique, afin que les vautours n'y touchent point. Je me suis laissé dire par les indigènes que le tigre lui-même redoute cette concurrence des vautours et qu'il a la précaution de recouvrir sa proie de terre quand il ne peut pas la cacher dans les fourrés épais. Nous n'avons plus naturellement qu'à attendre le tigre à l'affût. Je suis si émue, que malgré des chasses à la bécassine pour assurer mon tir, la journée me parait interminable. Je ne peux fermer l'oeil un instant pendant la sieste, nous dînons à cinq heures et demie. Avant la fin du repas, la pluie se met à tomber.

lnébranlable dans ma résolution d'ailler jusqu'au bout, j'aurais pu cependant me laisser émotionner par l'averse, par l'obscurité et mieux encore par la peur d'être obligée de rester jusqu'au matin immobile sur le sol mouillé. Mon enthousiasme demeure heureusement le même. M. d'André affirme que le tigre viendra sûrement dans la nuit si aucun bruit ne l'effraye. Il est plein de confiance. Je suis d'ailleurs parfaitement sûre que lorsque je serai sous le pont, il faudra rester jusqu'à la fin, coûte que coûte.

Mme. Schein se donne beaucoup de peine pour que je n'attrape pas de mal. Je dois endosser deux mackintoshs, deux couvre-chefs, deux paires de bas, un plus des souliers de chasse, guêtres, etc... Elle nous souhaite beaucoup de succès et nous dit de rapporter le tigre. Cependant, je crois que son seul désir serait de nous voir rentrer aussi vite que possible, avec ou sans tigre.

Vous sommes douze, dont trois fusils seulement : M. d'André a un winchester, l'interprète un fusil de chasse, et moi un fusil Gras, modèle 1874, que j'ai emprunté. Il y a encore au ciel une faible lumière quand nous partons, mais, pendant que nous gagnons le pont, l'obscurité devient complète. On nous accorde trois minutes pour épauler nos armes et nous installer; alors on éteint la lumière et tout retombe dans un silence de mort que scandent les gouttes de pluie frappant les planches du pont au-dessus de nos têtes.

Mon fusil me glisse légèrement des mains; on l'entend à peine, mais M. d'André n'en a pas moins dressé l'oreille; et, tandis que je reprends mon armé, je sens deux yeux qui dardent sur moi. À six heures, nous ne distinguons plus le cadavre de la vache qui est devant nous.

À sept heures, la pluie s'arrête et la lune apparaît. La silhouette de la vache se détache distinctement sur l'horizon. Déjà, je commence à sentir des fourmillements dans les jambes et je me demande comment je pourrai endurer l'immobilité des heures et des heures, si cela est nécessaire. Cependant je fixe de toutes mes forces le périmètre éclairé devant moi. Soudain, il me semble qu'un point est devenu plus sombre. J'écarquille les yeux jusqu'à me faire mal et j'ai la conviction maintenant que je distingue une ombre qui bouge. Avant qu'elle ait pris forme, je suis sûre que c'est le tigre.

Je pousse du coude M. d'André et, immédiatement après, l'interprète, qui est, à mon côté, m'avertit de même. Le tigre s'avance lentement vers la vache; mais au lieu d'y goûter tout de suite, il se campe sur sa proie et promène un regard majestueux autour de lui. Son attitude est celle d'un roi contemplant son royaume. C'est un tableau que je n'oublierai jamais. Nous sommes plus bas que le tigre, dont la silhouette se détache sur le ciel de la manière la plus saisissante. Sa tête seule parait remplir tout mon horizon. Il n'est pas à plus de trois pas de nous. Je suis hypnotisée par ce spectacle.

M. d'André fait feu. En une seconde, je reviens à la réalité; j'assure mon fusil à l'épaule et je tire. L'interprète tire presque en même temps que moi. Aussitôt la fumée dissipée, nous pensons voir le tigre étendu devant nous. Non ! rien n'a changé, semble-t-il : la vache est seule à la même place. Nous pouvons cependant entendre des grognements plaintifs très rapprochés, mais sans distinguer d'où ils viennent. Après quelques minutes d'hésitation, nous allumons une lanterne et nous sortons du pont : en rangs serrés. Les Moïs que mous avons pris avec nous, et qui doivent nous défendre avec leurs lances si nous sommes attaqués par derrière, ont plus de raison que jamais de croire au pouvoir magique de leur ennemi. Nous sommes de notre côté fort surpris que trois coups de feu presque à bout portant n'aient pas étendu le tigre raide mort. Du haut du pont, nous balançons les lanternes sur les alentours. Rien n'apparaît. Et sans oser pénétrer dans les hautes herbes, nous sommes forcés d'abandonner nos recherches et de gagner notre logis. M. d'André affirme que le tigre est mort et que nous le trouverons demain matin. Après avoir reçu de telles charges de plomb, il ne peut pas être loin. Je ne partage pas son optimisme.

Une fois chez nous, Mme. Schein, pour me faire oublier notre déconvenue, me propose une partie de piquet. Je trouve que c'est une fin bien prosaïque pour une telle journée; mais j'accepte. Il est seulement huit heures du soir. Je croyais que nous étions restés dehors toute la nuit.

Le lendemain matir, à l'aube, nous trouvons notre tigre. Il est mort à deux mètres de la vache, caché dans les hautes herbes. Quoique blessé mortellement, il avait eu le temps de faire un bond. C'est une magnifique bête qui mesura 3 m. 20 de longueur.

Nous cherchons d'où elle a pu vernir; et, à notre stupéfaction, nous découvrons son repaire à une trentaine de pas du pont et tout près d'un sentier fréquenté, où j'avais chassé des bécassines. Nous examinons ses blessures, qui toutes n'étaient pas récentes. Il fallait donc admettre que cet animal avait déjà été chassé - sans doute par nous - quinze jours auparavant. Quand nous le faisons dépouiller, nous trouvons en effet dans son corps des balles du revolver de M. Agostini. Notre tigre était néanmoins revenu à la charge, avait, malgré sa blessure, rôdé autour de la maison et tué une vache. Ç'aurait été encore un terrible adversaire, si nous l'avions attaqué à la fin de notre première chasse.

Tous les indigènes annamites et moïs sont maintenant rassemblés près de la victime. Ils se disputent les lambeaux de chair, le foie et les entrailles, car tout cela va servir à les rendre invulnérables. Les yeux ont, à les entendre, une vertu spéciale : notre cuisinier annamite en fait un bouillon peu ordinaire qu'il présente à son fils en disant : « Maintenant tu le verras avant qu'il ne te voie. »

Chapitre VIII

La découverte du plateau du Lang Bian. - Projets de sanatorium. - La station d'agriculture de Dankia. - Excursions dans l'intérieur du pays moï.

En 1898, au cours d'une exploration dans la chaîne annamitique, le Dr. Yersin, arriva sur le plateau du Lang Bian. Après avoir traversé des régions accidentées et difficiles d'accès, il trouva, non sans surprise, une immense plaine découverte, où deux belles rivières coulaient entre des mamelons verdoyants. Le plateau était à une altitude de 1500 mètres; il mesurait vingt kilomètres de long sur douze à quinze de large et jouissait d'un climat exceptionnel.

Il vit tout de suite le parti que la colonie pourrait tirer du Lang Bian. M. Doumer, alors gouverneur général de l'Indo-Chine, ne tarda pas à visiter lui-même le plateau et décida d'y bâtir un sanatorium.

M. Doumer ne faisait jamais les choses à moitié. Moins d'un an après sa visite, des routes d'accès étaient construites et une série de chalets s'élevaient à Dalat, avec une résidence, une gendarmerie, un bureau de poste, etc. À l'autre extrémité du plateau, à quinze kilomètres environ du « centre européen » de Dalat, on choisit un endroit convenable pour la création d'une station modèle d'agriculture, qui, plus tard, approvisionnerait le sanatorium en viande fraîche et en légumes. Il était tout indiqué d'y acclimater les céréales et les légumes des pays tempérés. La moyenne annuelle de la température se trouvait comprise entre 17 et 18°, avec des minima de 0°; les pluies étaient régulières et nullement exagérées pour une localité de cette latitude; une rivière fournirait l'eau nécessaire pour les irrigations. Toutes les conditions les plus favorables semblaient, en un mot, réunies à Dankia. Sans doute, les Européens y seraient isolés, tant que les moyens d'accès ne seraient pas au complet; mais les nouveaux venus trouveraient sur place un ravitaillement suffisant.

M. d'André fut, comme on l'a vu déjà, nommé bientôt directeur de la Station. Après neuf ans d'efforts, les résultats sont remarquables. Sur les pentes sauvages d'autrefois s'étendent des champs cultivés; des avoines, des seigles et du maïs, l'orge et la pomme de terre succèdent à perte de vue à la canne à sucre. Autour des chalets, les massifs de fleurs mettent leur couleur et leur gaieté : ce sont des roses magnifiques, des œillets, des dahlias, des capucines, des violettes, des balsamines. Les plus belles fleurs d'Europe voisinent avec les plus riches des tropiques. Au jardin potager, les petits pois, les haricots verts, les laitues, les carottes, les choux-fleurs produisent sans interruption toute l'année. On voit des carrés énormes de fraises à côté des ananas et des bananiers. Les pins poussent à côté des grevilleas et les rosiers près des bougainvilleas.

Les expériences d'élevage n'ont pas été moins heureuses. Des races supérieures de France, des pur-sang bretons sont prospères et se multiplient sans rien perdre de leurs qualités laitières. La race bovine du pays a été beaucoup améliorée par des croisements avec les races d'Europe. C'est un joli spectacle de voir rentrer le soir les différents troupeaux. Ils viennent de tous les coins de la montagne. Ils gagnent en quelques instants leurs étables respectives avec une régularité et un ordre parfaits. Les Moïs qui en ont la charge, semblent fort bien dressés. Ils se montrent, d'ailleurs, meilleurs gardiens que les Annamites et s'attachent davantage aux animaux. Ils manient les bêtes avec une adresse rare et tiennent tête avec un grand sang-froid aux taureaux les plus difficiles. Néanmoins, ils ont un grave défaut : ils sont d'humeur changeante. Par amour d'indépendance, ou pour tout autre motif, ils ne consentent pas à servir à la Station plus de trois à quatre semaines consécutives. En aucun cas, ils ne coucheraient dans les étables. Pour lui-même, d'ailleurs, le Moï est incapable d'un travail soutenu. Invariablement, il subit des famines périodiques, parce qu'il n'a pas voulu cultiver assez de paddy. Si on n'usait pas des réquisitions légales, on n'aurait jamais un coolie ou un porteur. Ce sont les esclaves ou les pauvres qui sont toujours désignés. Les esclaves chez les Moïs ne souffrent pas beaucoup de leur condition inférieure : ils prennent les repas avec leurs maîtres, dorment dans la même case, peuvent se marier et aussi se libérer. Mais lorsqu'il s'agit d'une corvée ou d'une réquisition, ils marchent les premiers. Quand le maire du village ne peut pas rassembler un nombre suffisant d'esclaves, il prend les femmes. Mais les femmes, ne faisant pas l'affaire, sont refusées par les Européens : le village est condamné à une amende; alors les hommes se décident enfin à marcher. À Dankia, toutefois, les femmes travaillent volontiers à l'égal des hommes.

Le changement de personnel oblige à un apprentissage perpétuel. Les Moïs ne connaissent rien; il faut tout leur apprendre. Ils fout de piètres agriculteurs. Ils savent tout juste cultiver la rizière. Leur charrue est primitive. Dans quelques terrains, ils se contentent de brûler les herbes et de faire un petit trou avec un long bâton pour y déposer les grains de paddy.

Les Mois détestent le voisinage de l'Annamite plus encore que le travail, plus que les contraintes de la surveillance. Les deux races ont été ennemies jurées pendant des siècles. Les Moïs ont dû céder, les unes après les autres, toutes les vallées qu'ils possédaient. Depuis l'occupation française, il n'y a plus de guerres entre Moïs et Annamites, mais l'exploitation du sauvage par le civilisé continue toutes les fois que l'occasion se présente. Voici, par exemple, ce que Mink, cuisinier annamite au service de M. d'André, s'était permis avec des Mois de Beneur. Traversant ce village avec quatre petits cochons qu'il venait d'acheter ailleurs, il accepte à boire et à manger. Il repart bientôt avec quatre gros cochons, ayant réussi sans qu'on le voie un échange avantageux. Le maire de Beneur vient porter plainte. Mink nie effrontément. Alors on se transporte à Beneur et on lâche les cochons. Sitôt mis en liberté, les gros cochons se sauvent à toutes jambes dans les cases où ils étaient nés, selon toute apparence. Quant aux petits cochons, ils cherchent inconsolables, et désorientés, mais ne trouvent rien dans font le village de Beneur. L'expérience était concluante. Mink fut condamné à laisser les gros cochons et un petit cochon en plus comme compensation.

Quoique les Annamites fassent des profits considérables avec les Moïs, ils n'aiment pas s'aventurer jusqu'au plateau. Ils y tombait vite malades; ils ne sont dans leur élément que dans la rizière boueuse de la plaine. On ne peut retenir les employés et les domestiques qu'en haussant de beaucoup leurs salaires.

Le Moï se contente de vingt cents par jour pour lui et de quinze cents pour sa femme. C'est le taux officiel. Il préfère être payé en nature : allumettes, pièces d'étoffe, et surtout, sel. Quelques tribus qui ne peuvent pas se procurer de sel usent des cendres d'une plante qu'ils appel jambam.

Les villages voisins de la Station connaissent la valeur de l'argent, mais les autres préfèrent quelque chose de plus tangible, Des Moïs qui viennent jusqu'à Dankia, il en est peu qui n'aient pas vu d'Européens, mais cependant il s'en rencontre quelquefois. Les Moïs comptent leurs journées de travail en faisant des noeuds à une corde ou des entailles à un bâton. Ils sont incapables de dire leur âge, et n'ont aucune idée du temps. Il est presque inutile d'ajouter qu'ils ne savent ni lire ni écrire. Les Moïs de Dankia devinrent très vite familiers avec moi. C'étaient presque des amis pour moi. Ils ne manquaient pas, quand ils me rencontraient, de me demander du tabac ou du sucre. Si j'avais quelque chose à leur donner, ils manifestaient leur joie franchement, et si je n'avais rien, ils riaient quand même et m'accueillaient fort bien.

Après avoir fait l'ascension des monts Lang Bian et visité tous les points intéressants des environs, il me tardait de m'aventurer plus loin. Mais je reçus un télégramme de mon mari : profitant de quelques heures de liberté, il venait passer plusieurs jours avec moi. Nous devions nous rencontrer à Dran.

M. d'André m'accompagna jusqu'à Dalat. Après qu'il m'eut quittée, je continuai seule avec les Moïs. J'avais dépêché le fidèle Sau en avant, avec un cheval de rechange pour mon mari. Un autre boy que j'avais d'abord avec moi fut renvoyé à Nhatrang, ses instincts commerciaux s'exerçant trop librement dans les villages moïs.

Je me décidai à m'écarter un peu de la route habituelle pour visiter un village qui fabrique les lames de couteaux et les haches dont tout le district a besoin. Ma chaise ne pouvant s'engager dans le sentier trop étroit, j'allai à pied, en compagnie de deux Moïs seulement. Le village me parut plus loin que je n'avais imaginé. Enfin, nous y voilà. Mais la place est déserte; il ne reste que les poules et les cochons. Mes guides disparaissent aussitôt dans une case et je reste seule au milieu du village. Bientôt des têtes se montrent à l'ouverture des cases, derrière les palissades; des hommes, puis des femmes et des enfants, font peu à peu leur apparition. Lorsque les femmes virent qu'elles avaient bien affaire à une personne de leur sexe, elles vinrent à moi, me prirent par les deux mains et m'entraînèrent à travers tout le village, dans une case où elles étendirent sur le sol battu leur plus belle natte et m'invitèrent par de petits coups sur l'épaule et d'inintelligibles paroles à m'accroupir comme elles. La case, vide quand nous entrâmes, se remplissait à mesure de femmes, sans aucune immixtion d'hommes. Je devenais le point de mire de centaines d'yeux. Elles détaillaient sans doute, tout mon costume et ma propre personne, car les plus proches touchaient mon chapeau, mes cheveux, ma chaîne, mes guêtres et mes souliers. Elles me prirent la main et me la tirent placer à côté des leurs pour une étude comparative de la couleur et de la forme. Leurs gestes, certes, n'étaient rien moins que timides, je les trouvais plutôt rudes. Finalement, une des villageoises m'apporta un petit brasier allumé et le poussa jusqu'à mes pieds. Pensaient-elles que j'avais froid ? Non, car elles me tendirent des pipes, et avec tant d'insistance que je dus en accepter une.

Dès qu'il fut possible de prendre congé sans les offenser, je fis un pas vers la porte et me glissai dehors. Mes guides, malgré les appels les plus énergiques, ne venaient pas. Heureusement, un homme du village comprit et les poussa hors d'une case. Ils avaient, à n'en pas douter, été traités mieux que moi : je fus soudain prise de quelques appréhensions sur mon voyage de retour avec eux. J'oubliai toutes les lames de couteaux et les haches que j'étais venue voir cependant tout exprès. Je ne saurai même jamais, probablement, si j'étais dans le vrai village que je voulais visiter. Enfin, j'atteignis ma chaise à porteurs et m'assis dedans. Je m'attendais à être aussitôt enlevée, mais, pas plus que mes deux guides, les porteurs ne paraissaient disposés à bouger. J'aurais donné beaucoup pour avoir à ce moment un Annamite avec moi.

Cependant, nous pûmes démarrer. Ce n'est qu'en vue de la vallée de Danhim que je me décidai à arrêter le porteur de provisions. Je n'avais pas osé jusque-là faire halte de peur que les Moïs ne voulussent plus repartir. Quand nous arrivâmes à la petite maison où mon mari m'avait donné rendez-vous, il était six heures et demie et presque nuit noire. Mon mari n'était pas arrivé. Je ne comptais plus sur lui, car on ne peut pas voyager la nuit dans ces régions. Je me préparai donc à me coucher. L'Annamite, qui avait la surveillance de la maison, m'aida à défaire mes paquets, puis s'esquiva sans rien dire.

J'étais seule, car les Moïs que j'entendais là-bas ne m'auraient été utiles en rien et les deux Européens que j'avais rencontrés en arrivant étaient à près d'un kilomètre de moi, en bas de la colline. À la lumière d'une chandelle qui menaçait de s'éteindre à tout moment, je mangeai rapidement et me mis au lit. Je m'étais juste glissée sous la moustiquaire quand des pas résonnèrent sous la véranda. Mon mari ne pouvait pas arriver ainsi en pleine nuit ! Et cependant ce n'étaient pas les pieds nus d'un indigène, mais bien des pas assurés et même des souliers ferrés d'Européen. On frappa, un coup retentissant à la porte, mais j'eus réellement peur avant d'entendre mon nom.

C'était bien mon mari. Il avait eu de si mauvais relais de chevaux sur la route qu'il n'arrivait à Daban qu'après quatre heures. Il avait refusé de monter avec des torches parce que cela aurait été interminable. Malgré les représentations contraires des Annamites et des Européens, il avait enfourché la monture que je lui avais dépêchée quelques heures auparavant, et il était parti au galop avec le fidèle Sau, à cheval également. Celui-ci, à plusieurs reprises, demanda grâce.

Pendant une heure et demie, ils allèrent dans l'obscurité complète, aussi vite que les chevaux pouvaient. Nous passâmes une journée délicieuse à Dran, par un temps d'une fraîcheur admirable, puis nous nous mimes en route pour Nhatrang…

Avant de quitter le Lang Bian nous avons pu préparer une excursion au delà des limites du plateau. Nous devions cette fois explorer une région que M. d'André et probablement aucun Européen n'avaient encore vue. Sans doute, il n'y aurait aucun danger, la présence de deux dames répondant de nos intentions pacifiques. De plus, les chefs moïs de Dankia nous accompagneraient. Ils nous serviraient d'interprètes et nous procureraient l'abri d'une case quand nous aurions à passer la nuit dans un village. Nous changerions de porteurs en cours de route afin de ne pas tenir les Moïs trop longtemps hors de chez eux. Ainsi, nous irions d'un village à l'autre sans nous égarer, car, au delà de Dankia. chaque Moï ne connaît bien que son propre domaine. Il n'y a pas de routes, mais seulement des pistes qui changent aux différentes époques de l'année et qui mènent à des gués dont il ne faut pas s'écarter sous peine d'être égarés bien vite. Après maintes discussions avec le chef du village de Dankia, nous arrêtâmes tous les détails de notre itinéraire.

Il nous envoya un soir cinquante de ses meilleurs hommes pour nous servir de porteurs. Ce n'était pas trop si l'on songe que l'on ne trouve rien en voyage et qu'il faut se munir de tout ce qui est nécessaire pour plusieurs jours.

Ce serait un désastre d'oublier par exemple les photophores et bougies. En pays civilisé, on trouve à l'étape des lits; des draps, de la lumière, de l'eau potable, et, à défaut même de bagages, on achète dans les magasins tout ce dont on a besoin. Ici, pour une fortune, on ne pourrait remplacer la boite d'allumettes ou la brosse à dents oubliées.

Nous partageâmes entre les différents coolies le couchage, les provisions de bouche, les ustensiles de cuisine, les effets de rechange, le linge, les médicaments. Les charges étaient aussi uniformes que possible, à peu près du même poids et peu volumineuses, car les sentiers seraient difficiles et très resserrés. Nous nous contentâmes d'un boy annamite par personne, car lorsqu'il y a des ennuis dans ces sortes d'expéditions, cela vient généralement des serviteurs annamites. Mink, cuisinier de M. d'André, Dac, boy de Mme. Schein, et mon fidèle Sau furent donc les seuls Annamites du convoi. J'étais à cheval, M. d'André et Mme. Schein en chaise légère de montagne à quatre porteurs.

Nous partîmes à six heures du matin par un temps radieux. Comme les Mois ne marchent jamais par deux, même quand cela serait possible comme sur le haut plateau, nous ne tardâmes pas à nous échelonner suivant une longue file sinueuse du plus curieux effet. Je pouvais en juger tout à mon aise, car, pour fermer la maison, j'étais restée en arrière avec les trois Annamites qui avaient aussi des chevaux. À deux kilomètres déjà se présenta une rivière à traverser; elle n'était pas profonde mais marécageuse : les chevaux ne pouvaient se tirer de la boue avec leur cavalier sur le dos. Pendant que Mink, avec beaucoup de peine, tenait les trois chevaux, les autres Annamites trouvèrent un passage et me transportèrent de l'autre côté. Mais nous avions perdu un temps précieux et toute trace du convoi avait disparu. Pas un Moï n'avait été laissé en arrière pour nous guider, de sorte que Mink fut dépêché au galop vers le premier village. Mais les habitants s'enfermèrent dans les cases et refusèrent de répondre.

Cela devenait sérieux. Par bonheur, nous vîmes tout d'un coup, au sommet d'une colline, une série de formes humaines vers lesquelles nous nous rendîmes au plus vite de nos montures. M. d'André et Mme. Schein furent très étonnés que nous eussions été arrêtés à la dernière rivière, car ils l'avaient passée tranquillement dans leur chaise au-dessus de la tête des Moïs. La chaise a quelquefois des avantages sur le cheval !

Après déjeuner, nous laissâmes définitivement le plateau et nous entrâmes dans la brousse épaisse, froide et sombre, où l'on est sevré du soleil et du ciel. Des mousses, des fougères et de magnifiques orchidées de mille formes différentes et les verdures les plus variées étaient un enchantement pour les yeux, mais c'était si mystérieux que nous ne parlions qu'à voix basse. Les traces de gros gibier étaient nombreuses et fraîches; nous ne vîmes cependant que quelques élans quand nous arrivâmes à une forêt de pins. Le paysage changeait et chaque détour de la route. Nous descendîmes dans le lit d'un torrent, puis nous remontâmes des pentes abruptes.

Le sentier était des plus étroits, bien que des éclaireurs eussent été envoyés quelques jours auparavant pour nous ouvrir un passage avec leurs haches, et plus loin le village où nous nous attendions d'arriver avait émigré. Par moments, la montée devenait si raide que les chevaux semblaient ne pas devoir s'en tirer. Cela montait à pic, et d'énormes blocs de rochers, des arbres couchés en travers rendaient l'ascension plus périlleuse encore. Quand on s'était engagé dans un couloir avec un précipice à droite et la muraille de rocs à gauche, il n'était même pas possible de descendre, il ne restait plus qu'à lâcher les rênes aux chevaux et à fermer les yeux en s'en rapportant à la sûreté de leurs sabots.

Notre première halte pour la nuit fut atteinte de bonne heure, vers trois heures et demie de l'après-midi. C'était un petit hameau d'une dizaine de huttes sur la lisière de la forêt. Le chef de village de Dankia se présenta le premier en parlementaire et demanda une des cases pour y passer la nuit. Les habitants consentirent enfin à nous céder la plus petite qu'ils avaient, et, sitôt évacuée, nous nous risquâmes dedans par le trou qui servait de porte. De la fumée et des odeurs variées me firent reculer. Je priai M. d'André de trouver autre chose, sinon je dormirais dehors. Nos hommes ne perdaient pas de temps; déjà ils préparaient un enclos où nos chevaux seraient à l'abri du tigre et allumaient du feu pour l'éloigner du campement. Je rassemblai mon courage et revins jeter un coup d'oeil à notre case. On avait retiré les foyers et dissipé la fumée. Je me faufilai dedans et me heurtai rudement la tête en essayant de me redresser. Il fallait me tenir courbée en deux, des quantités de maïs suspendu au toit pour sécher, prenant le peu de place qu'il y avait. Le plancher, à un pied du sol, était formé de bambous mal joints. Comme les indigènes laissent tomber à travers tous les détritus, on peut juger de l'odeur qui montait vers moi ! Quand je bougeais, mes talons se prenaient dans les intervalles des bambous et je trébuchais terriblement. Il fut convenu que nous nous installerions, Mme. Schein et moi, au fond de la case, tandis que M. d'André se tiendrait près de la porte, où il serait plus libre de ses mouvements. On tendit des nattes pour séparer le dortoir en deux, et Sau, se mettant à l'oeuvre, monta mon lit de camp et celui de Mme. Schein. On avait rapporté les foyers dans la case : je priai le pholy de les enlever, mais il refusa. J'en conclus qu'il y avait quelque pratique superstitieuse là-dedans et n'insistai plus. Je pensai que lorsqu'il serait parti, je verserais un peu d'eau moi-même sur le feu sacré.

Ce ne fut pas une petite affaire que d'ouvrir les paquets, de monter les lits de camp et les moustiquaires à la lumière d'une bougie, mais c'était terminé quand Mme. Schein arriva à son tour. Elle trouva notre chambre très sortable. Réellement, il y avait quelque chose de changé dans cette case de sauvage !

Nous risquâmes alors un tour dans le village. Les femmes avaient déguerpi comme par enchantement, il ne restait dehors que quelques hommes. Peu à peu, des quantités de tètes se montrèrent de tous les côtés. Beaucoup de femmes et d'enfants s'étaient dissimulés à notre approche derrière les arbres du village; d'autres s'étaient tapis dans leurs cases. Comment pourrions-nous entrer en relations avec nos hôtes ? Je tendis des morceaux de sucre à des enfants. Un plus audacieux que les autres se détacha, le saisit rapidement, y mit la dent, parut satisfait et en fit goûter à ses petits camarades. La glace était rompue. À la fin, des tas d'enfants sursirent de tous les coins et vinrent à nous. De plus jeunes poussés par leurs mères, étaient trop effrayés pour nous aborder et se contentèrent de pleurer. Ce fut l'occasion pour les femmes de sortir et de nous les présenter elles-mêmes. Plusieurs d'entre elles semblaient porter des gants. C'était d'autant plus étrange qu'elles étaient nues jusqu'à la ceinture. C'était tout simplement de la teinture bleue; le village devait s'occuper de teindre les couvertures que portent parfois les sauvages de cette région.

À notre retour, nous trouvâmes un excellent dîner servi devant notre case sur une planche soutenue par deux gros troncs creux dont les Moïs usent pour piler le riz. Nos chaises étaient improvisées à l'avenant. Maintenant, tout le village était là : il ne perdait pas un de nos gestes. Les moins osés regardaient, dissimules derrière les arbres et le long des cases.

Vers sept heures, un froid humide se faisant sentir, nous décidâmes d'aller nous coucher. Nous étions, après un bon repas, mieux disposés à l'indulgence et prêts à dormir convenablement. Hélas ! nous avions encore quelque chose à endurer : nous avions bien remarqué tout à l'heure quelques spécimens de cancrelats, mais dans l'obscurité la case tout entière en était grouillante. Une cinquantaine de ces bêtes était noyée dans le tub; quand je heurtais ma tète aux solives, il en tombait une douzaine dans mes cheveux. Pourvu que notre moustiquaire n'en laissât pas trop passer pendant notre sommeil !

Comment arriver à se déshabiller dans une case moï ? C'est impossible de se tenir avec les pieds nus - sur les bambous glissants du plancher, et il n'y a rien pour s'asseoir. Où mettre ses vêtements pour les soustraire aux cancrelats ou à la vermine ? Enfin, nous les suspendûmes par une ficelle au plafond; nous avions la tête couverte de poussière et de débris de maïs quand nous nous glissâmes sous nos moustiquaires. Le sommeil vint quand même sans trop tarder. Nous dormîmes comme si nous avions été chez nous. Avant sept heures du matin, nous étions habillés et prêts à partir.

Les scènes qui se déroulaient devant nos yeux étaient magnifiques : À la sortie d'une forêt, nous nous trouvâmes un moment surplombant une vallée profonde. Des cascades jaillissaient près de nous, tandis que la montagne descendait presque verticalement. Nous n'avions pas eu conscience de monter ainsi : la découverte d'un tel panorama fut une agréable surprise, d'autant que nous étions restés plusieurs heures dans une forêt épaisse sans aucun horizon, trébuchant aux souches des grands arbres et déchirant nos vêtements aux épines et aux branches. Quand nous eûmes bien admiré le paysage, un brouillard léger se leva qui ajouta encore à sa beauté. Nous apercevions les montagnes de l'autre côté de la vallée avec ses forêts, ses énormes blocs de granit, ses eaux jaillissantes. Bien que des cascades fussent très proches, nous ne pouvions pas les voir. Plus tard, leurs écumes blanches et leurs rocs polis apparurent à travers les arbres.

La descente présenta beaucoup de difficultés : je ne l'oublierai jamais, je crois. Étant restée à un kilomètre en arrière pour attendre un Moï qui portait mon imperméable, je vis bientôt dans quelle situation impossible nous nous trouvions. Mon cheval glissait, trébuchait et refusait d'avancer. Je mis pied à terre et confiai les rênes au Moï. Mais la malheureuse bête ne pouvait se tenir debout, elle s'affaissait, se laissait glisser sur le derrière, plutôt que de faire le moindre effort pour mettre un pied devant l'autre. Il me tardait de rejoindre le reste de la caravane, mais je ne pouvais plus ni avancer ni reculer. Aidée par le Moï, nous arrivâmes enfin au bord d'un torrent où nos compagnons avaient déjà fait de grands préparatifs pour traverser. On improvisa un pont de singe avec quelques planches, de rocher, mais parfois à une hauteur qui n'avait rien de rassurant. Nous enlevâmes nos souliers et nos guêtres afin de ne pas glisser.

Un autre jour, en approchant de l'étape, nous entendîmes le bruit des gongs et des tam-tams. Le village avait sans doute été informé de notre arrivée et ce bruit avait but pour nous accueillir ou nous éloigner, nous ne savions pas. Les maisons étaient construites sur pilotis ou sur des troncs d'arbres coupés à quatre ou cinq mètres du sol, dont quelques-uns avaient continué à pousser. Tandis que nous nous consultons sur le parti à prendre, une véritable foule descendit de la case principale et se porta à notre rencontre. Le chef du village se reconnaissait au parapluie qu'on tenait au-dessus de sa tête. Il sembla évident tout de suite que les dispositions étaient plutôt amicales. Il nous conduisit à sa case, où les gongs faisaient rage. La femme du chef me donna la main pour gravir l'escalier; si l'on peut appeler ainsi un tronc d'arbre incliné, dans lequel on a pratiqué des entailles à un mètre de distance les unes des autres. Passe encore pour un pied nu, mais nos gros souliers ferrés s'en accommodaient difficilement !

Dès que nous eûmes traversé la foule qui se pressait à l'entrée de la maison, on nous apporta un cochon en cadeau, suspendu par les quatre pieds liés ensemble à un bambou. Les cris de la pauvre bête et le bruit des instruments de musique étaient assourdissants. Nous étions en même temps aveuglés par la fumée. Quand j'essayai de mettre le nez à la porte pour avoir un peu d'air frais, j'appris que le cochon allait être égorgé en notre honneur, juste à quelques pas - Je rentrai bien vite !

La maison de nos Moïs était divisée en deux parties, la première servait de salle commune; (les quantités d'hommes, de femmes et d'enfants s'y pressaient en ce moment. L'autre pièce était un dortoir. Là se trouvait une série d'alcôves contenant chacune une natte, un foyer et une marmite, le tout à l'usage d'une famille. La plupart étaient vides; dans d'autres on apercevait une femme avec ses enfants. L'alcôve du chef était seule fermée, de toutes parts.

Après nous avoir fait visiter ainsi leur demeure; les Moïs nous prièrent de partager leur breuvage national. D'énormes jarres de ternum avaient déjà été portées au milieu de la salle commune. Le maire du village but le premier avec un tube de bambou recourbé, dont une extrémité plongeait dans le liquide et l'autre dans sa bouche. Avec un sourire de satisfaction, il me tendit ensuite le bambou. Je l'aurais bien passé au voisin, mais il me fit signe de boire. Impossible de refuser ou même de l'essuyer en cachette avec mon mouchoir, avec tous ces yeux fixés surmoi ! Par force, je dus me résigner à m'accroupir et à le porter à ma bouche. Je ne perçus d'abord rien; puis ayant, comme les Moïs me l'indiquèrent, courbé le bambou et aspiré, un flot du délicieux breuvage vint à mes lèvres et à ma gorge. J'en eus assez pour le reste de ma vie ! Le bambou passa et repassa très souvent d'un Moï à l'autre. Lorsque les faces commencèrent à être rouges et animées et les gestes plus libres, nous demandâmes la permission de nous retirer.

Le maire avait pensé que nous serions restés toute la nuit à boire avec eux. Il fallut insister vivement pour installer nos lits dans une case voisine. Quelle drôle de nuit ce fut là ! Tous les habitants du village qui n'étaient pas occupés à boire avec le chef étaient rassemblés autour de nous. Ils suivirent avec avidité notre repas et nos préparatifs pour la nuit. Leur curiosité ne se départit même pas quand nous allâmes au lit. Ils étaient à quatre rangs pressés l'un derrière l'autre pour regarder à travers les fentes des planches. Le matin, nous les retrouvâmes exactement dans la même position. Ceux qui avaient une bonne place ne l'auraient pas cédée plus volontiers que les Londoniens ne le feraient pour le premier rang du parterre conquis au prix de mille difficultés. Il fallait choisir : ou se passer de lumière et risquer de marcher sur un scorpion (au dessert un de ces animaux avait traversé notre table) ou avoir une bougie et braver les regards de la multitude.

Dès l'aube, nous étions debout, pressant le départ. Le vacarme de la foule continuait toujours, mais il s'y mêlait des hurlements et des cris fort étranges. Evidemment, tout le village était ivre, y compris les femmes et les enfants. Cependant la fête (en notre honneur !) n'était pas terminée, car on avait apporté de nouvelles jarres de ternum. Il nous parut préférable de ne pas faire nos adieux en grande pompe. Nous nous retirâmes même aussi discrètement que possible.

Tout de même les Moïs de ce village sont d'excellents chasseurs et manient l'arc et les flèches avec une adresse prodigieuse, si du moins l'histoire qui nous fut contée est véridique. (quand ils vont à la chasse aux singes, par exemple, ils se divisent par paires et, tandis que l'un prend son arc et monte très haut sur les arbres pour mieux atteindre sa proie, l'autre se tient prêt en bas à renouveler la provision de flèches il les lance avec son arc dans le chignon du camarade. Le jeu semble plutôt risqué !

Nous eûmes par moments à souffrir des sangsues. Celles-ci pullulent quelquefois sur un espace de quatre à cinq kilomètres et puis disparaissent complètement. Si l'on s'assoit à un endroit où il n'y a pas d'herbe, on peut voir les horribles petites bêtes se mettre aussitôt en marche vers soi de tous les coins environnants, exécutant leurs mouvements bizarres avec une rapidité surprenante. Allez-vous à droite ou à gauche, les sangsue de nouveau ont vite fait de vous entourer. D'autres se laissent tomber sur vous du haut des arbres. Leur piqûre n'est pas douloureuse : aussi on ne s'aperçoit pas tout de suite qu'on est à la merci d'une horrible bête qui s'emplit de sang à grossir plus de dix fois son volume ordinaire. Quand les sangsues sont gorgées, elles tombent d'elles-mêmes, et la petite blessure saigne longtemps. Nos porteurs moïs avaient été tous piqués et de petits filets de sang coulaient le long de leurs membres nus. Ils détachent les sangsues en les touchant avec des morceaux de chaux portés au bout d'un bâton. C'était beaucoup plus difficile pour nous de les trouver : nos habits nous mettaient en infériorité vis-à-vis des Moïs. Naturellement, nous avions des bottes ou des guêtres très ajustées, le cou et les manches étaient de plus serrés avec des mouchoirs ou des liens quelconques. N'importe, les sangsues trouvèrent encore le moyen de passer. Personne n'échappa à leur morsures.

Les passages de rivières étaient toujours un peu impressionnants, car plusieurs étaient très profondes et avaient un fort courant. Quand les Moïs avaient trouve le gué, ils commençaient par faire passer tous les bagages et, une fois débarrassés; ils se mettaient tous à nous transporter sur ses chaises, chacun à notre tour. Ils plaçaient la chaise sur leurs épaules et assiraiont leur charge d'une main tandis que avaient de l'autre ils avaient à l'équilibre avec un bâton. Ils avaient souvent de l'eau jusqu'à la ceinture. Si l'un d'eux perdait pied, il se rattrapait à la chaise. J'ai été surprise plus d'une fois de me retrouver sur la terre ferme au lieu de flotter sur les eaux. Quand nous trouvions un coin de rivière tranquille, les Moïs, avec un accord parfait, mettaient leurs charges à terre et se précipitaient dans l'eau, buvant, nageant, se poursuivant avec de grands éclats de rire et des cris de joie. C'était une scène de simplicité champêtre. Les formes nues des sauvages au milieu des frondaisons vertes et des lianes de la forêt faisaient un ensemble harmonieux - un tableau de faunes - où l'homme et la nature se retrouvaient dans leur primitive beauté. (On pourra consulter sur ces intéressantes peuplades les quatre livraisons parues en 1906 dans le Tour du Monde (livraisons 29 à 32), sous le titre : Deux ans chez les Moïs (une section d'études du Transindo-chinois), par M. le capitaine Baudesson).

Notre voyage touchait à sa fin. Nous avions suivi l'itinéraire que nous nous étions fixé, et maintenant nous marchions droit sur Dankia. Notre dernière nuit se passa dans un village de tisserands. Les morceaux d'étoffes portés par les femmes du plateau autour des hanches proviennent de là. Les femmes travaillaient en plein air. Elles étaient assises sur le sol, les jambes tendues en avant et écartées. Avec la plante de leurs pieds, elles s'appuyaient sur une pièce de bois arrondie d'un mètre de longueur environ. Celle-ci était tendue par une corde attachée aux deux extrémités et passant derrière leur dos. Cela formait un cadre sur lequel les mains laissées libres faisaient marcher la navette.

L'installation était plutôt simple, mais soignée et bien ajustée. Nous suivîmes avec grand intérêt toutes les manipulations, depuis la récolte du coton sur les arbustes et l'égrenage;jusqu'à la filature et au tissage.

Cette industrie, d'ailleurs florissante, donnait au village un air tout particulier. Les habitants, obligés par leurs occupations de travailler hors des cases, n'avaient pas à souffrir de la fumée et des autres mauvaises odeurs. Ils paraissaient plus riches et plus sains que les autres Mois. Les hommes n'ont rien à faire, ce sont les femmes seules qui tissent. Ils refusèrent néanmoins de nous accompagner le matin suivant. Malgré les offres les plus avantageuses, ils ne consentirent pas à porter nos bagages. Notre dernier relais de coolies était déjà reparti pour leurs villages; la douzaine de Moïs qui nous restait encore n'était même pas suffisante pour le service des chaises. Dans tous les villages, il y avait bien eu quelques tiraillements pour le recrutement des porteurs; mais ici, cela semblait plus grave. Autant par persuasion que par menace et surtout après maintes largesses, le chef du village nous promit quarante solides gaillards. Mais comme ils ne se décidaient pas à faire leur apparition, nos fidèles Mois de Dankia allèrent les dénicher de force dans leurs cases. Un sérieux conflit semblait inévitable. Nous étions réellement un peu effrayés, car nous ne savions pas comment cela pourrait finir. Peut-être, si dès le premier jour, nous avions assisté à la même scène, nous aurions traverse les villages Mois avec moins de confiance.

Enfin, tout s'arrangea. Et, lorsque nous nous rappelons aujourd'hui nos divers séjours chez les Mois, nous ne pouvons pas songer sans une vive sympathie à ces malheureux sauvages qui mènent une existence libre sans doute, mais si misérable. Ils sont solidement bâtis, vigoureux et d'un abord plutôt agréable. Néanmoins, c'est une race destinée à disparaître. Ils ont dû être plus proclitiques autrefois pour avoir survécu aux massacres des Chams, des Khmers, des Cambodgiens, puis enfin des Annamites. Il leur fallait aussi une résistance particulière pour s'adapter à cette vie de forêts et de montagnes. Depuis l'occupation française de l'Indo-Chine, les Mois ont joui d'une tranquillité relative et souvent d'une protection effective. Quelques tribus ont été soumises et paient l'impôt aux autorités françaises, mais la plupart gardent leur pleine indépendance et n'ont jamais frayé avec les Européens ou les Annamites. Quand leur pays sera sillonné de routes et de railways, ces sauvages devront se civiliser à leur tour. Les guerres intestines, l'alcoolisme, les maladies contagieuses, telles que la variole, causent de grands ravages parmi eux. Il faudra bien qu'ils se perdent dans la masse annamite ou qu'ils disparaissent.

À la fin de notre expédition, c'est avec le plus grand plaisir que nous revîmes le plateau du Lang Bian et là-bas la Station d'agriculture de Dankia. Ces carrés bien ordonnés de champs cultivés et ces jardins enchantaient nos regards. Nous avions hâte de regagner ces petits chalets de bois qui nous semblèrent alors des merveilles et le dernier cri de la civilisation.

GABRIELLE M. VASSAL.