VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES
PAR LE DOCTEUR JULES CREVAUX, MÉDECIN DE PREMIÈRE CLASSE DE LA MARINE FRANÇAISE.
1876-1877. - TEXTE ET DESSINS INEDITS.
VIII
A TRAVERS LES TUMUC-HUMAC.
La file indienne et le sentier des Indiens. — Espoir. — La crique Saranaou. — En avant! — La crique Coulé-Coulé. — Un peu d'hydrographie.—Les Crocrous. — Les monts Foubou et Yombé-Caï. — Le mont Casaba-Tiki. — Une bouteille de champagne et le baptême du mont Lorquin. — Le Polioudoux. — Manière de découvrir un horizon par Apoïké. — La crique Apaouani et le mont Chiton-Mongo. — Les garde-manger des Indiens. — Encore la fièvre. — Apoïké et Dogue-Mofou charrons. — Leur ardeur au travail. — Deday, deday! — Arrivée d'Indiens Roucouyennes. — Echanges en faveur d'un musée ethnographique. — Calmira et papa. — Détails techniques sur les Tumuc-Humac. –
Peu à peu mes idées tristes se dissipent. Les Indiens, mis en gaieté par le tafia, me communiquent leur entrain. Je laisse mes nègres au loin derrière moi et vais prendre le deuxième rang de la file indienne, derrière mon ami Yaouchi, qui, malgré sa charge, marche d'un pas accéléré et trouve même moyen de jouer quelques petits airs sur la flûte pour entretenir ma bonne humeur.
Je marche ainsi, comme un automate, pendant quatre heures consécutives,
sans avoir conscience du chemin que je parcours; mon esprit est occupé ailleurs;
je suis plein d'enthousiasme à l'idée que dans trois jours j'arriverai au sommet
d'une chaîne de montagnes que nul n'aura traversé avant moi. Il faut que j'atteigne
ce but, dussé-je succomber en y arrivant.
Une chose surtout me frappe dans le cours de cette excursion,
c'est de voir comment mon guide parvient à reconnaître sa route. Depuis que
je marche dans le sentier des Indiens (C'est ainsi qu'on l'appelle), je n'ai
pas encore vu la moindre trace de pas, ni le moindre indice qui puisse nous
diriger.
Vers une heure, nous arrivons à un carbet en ruine, où
mes compagnons se sont arrêtés pendant la dernière saison
sèche, en allant visiter leurs amis du Yary.
Pendant que le gros de mon escorte prend un moment de repos, je pars en avant
avec Apoïké et Apatou.
A la cinquième heure de marche, je vois avec plaisir que nous avons laissé loin
derrière nous les terrains marécageux pour gravir des collines.
Pendant notre marche à travers la plaine, nous avons rencontré la petite crique
Saranaou, que nous avons pu traverser sur des troncs d'arbres.
Le lendemain nous arrivons, au bout d'une heure et demie
de marche, à une roche granitique où les Indiens aiguisent les sabres d'abatis
et les couteaux que je leur ai donnés.
Un peu plus loin, nous trouvons une montagne que les Bonis désignent sous le
nom d'Adidon-bogo-Goni, ce qui veut dire : Adidon a cassé son fusil.
Nous en faisons l'ascension presque à pic. Je consulte mes instruments,
et je constate que de sept cent cinquante-deux millimètres qu'il marquait au
pied de la montagne, le baromètre s'est abaissé à 743mm,5 à notre arrivée sur le long plateau qui la surmonte.
Nous suivons la crête et nous arrivons près de la crique Coulé-Coulé, où nous
établissons nos hamacs.
Notons que, au point de vue hygiénique, il vaudrait mieux coucher sur les hauteurs
que dans les vallées, mais le besoin d'eau pour faire la cuisine nous oblige
à toujours camper sur le bord des criques.
Le troisième jour, nous suivons la rive droite de la
crique Coulé-Coulé. Cette rivière, un des principaux tributaires du fleuve Maroni,
mesure de dix à douze mètres de large; l'eau n'atteint pas plus d'un mètre pendant
cette saison; mais la hauteur de l'escarpement des rives, qui ont jusqu'à huit
ou dix mètres, me fait penser que le Coulé-Coulé charrie un volume d'eau considérable
pendant la saison des pluies.
En suivant cette rivière, nous sommes obligés de nous tenir à une certaine distance,
à mi-côte des montagnes, de peur de nous laisser entraîner dans son lit, qui
est un véritable précipice.
Chaque colline est séparée de sa voisine par une petite
vallée marécageuse, où l'on ne rencontre que des palmiers. Il serait absolument
impossible de faire ce trajet pendant la saison pluvieuse, car, même au plus
fort de la sécheresse, on enfonce quelquefois dans la boue jusqu'au-dessus des
genoux. Aussi les Indiens ne font-ils leurs voyages à-travers la montagne qu'au
milieu de la saison sèche, dans les mois de septembre et
d'octobre.
Nous franchissons en quatre heures les quatorze collines que les nègres Bonis
désignent sous le nom de Crocrou-Crocrou. Je n'ai pu savoir l'étymologie
de ce mot. Crocrou, en langue roucouyenne et en galibi, sert à désigner
un panier à jour en arouma, dans lequel on met des fruits.
Nous traversons successivement les montagnes de Foubou
et de Yombé-Caï. Cette dernière a tiré son nom d'un Indien nommé Yombé, qui
est tombé là dans un précipice : caï veut dire tomber.
En descendant la montagne, nous entendons un grand bruit vers l'ouest: c'est
une chute de la crique Coulé-Coulé qui ne mesure pas moins de quinze mètres
d'élévation sur une étendue de vingt mètres.
La roche principale qui forme le saut est taillée à pic
sur une hauteur de plus de dix mètres. Apatou et moi nous nous asseyons un instant
pour admirer cette cascade aux eaux limpides, qui offre un aspect des plus majestueux.
La rivière, à cet endroit, a quatre mètres de largeur, et l'eau coule en nappe
sur une épaisseur qui ne dépasse pas dix à quinze centimètres.
La température de l'eau n'est que de vingt-trois degrés deux dixièmes.
Cependant nous approchons rapidement du but de cette excursion. Encore une heure
de marche, et je serai au sommet des monts Tumuc-Humac.
La montagne Casaba-Tiki, qui est en face de nous, n'est
que la continuation de la montagne Yombé-Cal, dont nous venons de parler, et
dont elle est séparée par une échancrure peu profonde, où la crique Coulé-Coulé
prend sa source. En faisant l'ascension de cette montagne, Apatou me fait remarquer
une éclaircie dans les arbres, d'où nous pouvons contempler, à une distance
d'environ quatre lieues, dans une direction nord-est-quart-est, un mamelon surplombé
d'une grosse roche blanche. On dirait les ruines d'un gros château féodal.
Arrivé au sommet, je constate que le baromètre s'est abaissé à 728mm,5
. De ce plateau, Apoïké me montre une autre montagne, également mamelonnée,
dans la direction du nord-est-quart-est, et à une distance qui ne dépasse pas
dix kilomètres, car je distingue facilement les arbres à l'oeil nu.
Je suis enfin arrivé à mon but. Advienne maintenant que
voudra, je suis sûr de ne plus être abandonné par mon escorte; on ne pourra
plus revenir sur ses pas. Poussés par la faim, car l'extrême sécheresse a fait
descendre tout le gibier dans la plaine, mes hommes, afin de pourvoir à leur
nourriture par la chasse, sont obligés forcément de se diriger sur l'Apaouani,
qui n'est distant que de deux petites journées de marche, tandis qu'il en faudrait
au moins trois pour retourner à l'Itany.
Je voudrais bien séjourner un peu sur la crête du Tumuc-Humac, mais les Indiens
me font observer que nous manquons d'un indispensable élément, l'eau. Cependant
je ne veux pas quitter ce point important, qui sépare le bassin du Maroni de
celui de l'Amazone, sans y laisser quelque vestige de mon voyage.
Je partage avec mon escorte une bouteille de champagne,
la dernière, que j'avais soigneusement emballée et mise de côté pour le baptême
de la montagne, à laquelle, en souvenir de mon pays natal, je donne le nom de
mont Lorquin. La bouteille vide servira de monument pour attester le passage
d'un Français dans ce pays inconnu jusqu'à ce jour.
Nous reprenons notre marche à la suite de cette importante cérémonie.
Le baromètre, après une demi-heure, ne descend pas au-dessous de sept cent trente-quatre
degrés.
Plus loin, en arrivant à un point où le baromètre marque
sept cent trente-sept degrés, nous rencontrons une petite crique, ou plutôt
un torrent qui est une branche du Coulé-Coulé.
La montagne qui s'élève sur la rive opposée de cette crique est désignée sous
le nom de Polioudoux, du nom d'un arbre dont se servent les Indiens pour faire
leurs pagayes.
Nous arrivons au couchage vers quatre heures, après une marche effective de
huit heures.
Quatrième jour, 22 septembre. — Avant de partir, je note la température de l'air, qui est de 20°,7; le baromètre marque 738mm,3 à six heures et demie du matin.
En route à sept heures, nous arrivons au sommet du mont
Polioudoux après une demi-heure de marche.
La température est de vingt-quatre degrés, et la pression barométrique de 730
mm,5. A peine arrivés sur le plateau de la montagne,
Apoïké, qui devine mes moindres intentions, a l'idée de faire un abatis pour
me découvrir l'horizon. Pour cela, il choisit un gros arbre situé tout au sommet
de la colline et qu'il sabre à tour de bras. En moins de dix minutes, ce géant
s'abat sur un des versants, et, entraînant dans sa chute tout ce qui se trouve
sur son passage, il fait une immense trouée qui dégage l'horizon comme par enchantement.
Je distingue nettement une montagne dénudée à deux sommets, qui me parait distante
de cinq à six lieues environ, et sur les flancs de laquelle on aperçoit d'énormes
roches de quartz blanc. A côté, dans le lointain, s'élève un petit mamelon à
peu près à la même distance.
Vers dix heures, nous traversons la crique Apaouani ou
plutôt un de ses affluents, qui a un mètre cinquante de largeur et huit ou dix
centimètres de profondeur.
Le courant est très faible, sa direction est ouest est, la pression atmosphérique
de sept cent trente-huit millimètres.
Nous arrivons vers la fin de la journée à la montagne
Chitou-Mongo, qui veut dire montagne rocheuse.
Nous trouvons près du sentier un grand espace dénudé d'où nous apercevons
une série de montagnes dans la direction du soleil couchant.
Quelques-uns de mes Indiens me quittent à cet endroit pour gagner le Yary, par
terre, tandis que je continue à me diriger vers l'Apaouani.
Apatou me conduit à une distance d'un kilomètre de notre halte, sur le sentier
du Yary, pour me montrer une grosse roche granitique qui a fait donner son nom
à la montagne. Il me fait remarquer une grande fissure qui se trouve dans la
roche à une certaine hauteur. C'est dans cette excavation, que ne peuvent atteindre
ni les singes ni les bêtes fauves, que les Indiens allant du Yary vers l'Itany
déposent des provisions de réserve pour leur retour.
Le cinquième jour (23 septembre), dans la matinée, nous continuons notre route par le sommet de la montagne.
Après quatre heures de marche, nous nous retrouvons une seconde fois en face de l'Apaouani. Cependant les eaux de cette rivière ne sont pas assez profondes pour que nous puissions la descendre en canots. Nous avons encore trois montagnes peu importantes à traverser pour arriver au point où elle devient navigable.
Deux heures après, nous arrivons au terme de notre exploration
à travers les Tumuc-Humac. Mon brave Apatou est radieux de me voir arriver sain
et sauf au but de mon voyage. Il remercie son gadou par une salve de coups de
fusil.
La crique où nous nous trouvons a dix mètres de large sur dix à quinze centimètres
de profondeur. Les eaux ont une teinte noirâtre. Le cours est intercepté par
quelques roches granitiques et de nombreux arbres tombés en travers.
Je me déshabille en toute hâte et me plonge avec délices dans ces eaux tant
convoitées : c'est, je crois, un des meilleurs bains que j'aie pris de ma vie.
Apoïké, lui, ne perd pas de temps. Pendant que les jeunes gens pêchent l'aymara,
il choisit un grand arbre dans la colline, à quatre cents mètres de la rive
droite, et l'abat séance tenante pour en faire un canot.
Le lendemain 24, il se met à le creuser à coups de hache
avec Dogue-Mofou, qui, dans cette circonstance, se montre beaucoup plus vigoureux
et plus habile que ne pouvait le faire supposer son obèse personne.
Mes ouvriers travaillent avec un entrain indescriptible ; je leur adresse des
compliments et les engage à se presser le plus possible.
Je relève la température de l'eau de l'Apaouani, qui est de 23°,2; celle de
l'air est de vingt-sept degrés dans la forêt, à une heure de l'après-midi. La
pression atmosphérique varie dans la journée entre sept cent trente-huit et
sept cent quarante degrés. En rentrant de ma promenade, je trouve Joseph, que
je croyais parti à la chasse, en proie à un accès de fièvre, qui me reprend
également vers neuf heures du matin.
Le 26, Apatou, qui a essayé de travailler, revient du
chantier dans un état de bouleversement complet.
« Deday, deday ! » me dit-il; ce qui veut dire : je vais mourir. Je
le console de mon mieux et je lui remonte un peu le
moral, qui est très affecté. Mes paroles lui donnent un peu d'espoir; il est
plus calme.
Joseph n'a pas encore bougé de son hamac depuis notre arrivée dans l'Apaouani.
On m'annonce l'arrivée d'une file indienne de vingt hommes.
Ce sont des Roucouyennes du Yary qui viennent rendre visite à leurs amis de
1'Apaouani.
Ces sauvages, ayant rencontré une partie de mon escorte qui se dirigeait vers
le Yary, ont fait un détour pour venir me voir.
En arrivant, ils frappent sur l'épaule d'Apatou et d'Apoïké, auxquels ils prodiguent
les marques d'une grande sympathie, en appelant Apatou : Calina, ce qui
veut dire ami. Le mot de papa dont ils saluent Apoïké me surprend beaucoup.
Ces gens, qui n'ont jamais vu de visages pales, loin de manifester la moindre
curiosité, témoignent au contraire la plus profonde indifférence. Ils passent
devant moi sans faire un geste, sans m'adresser une parole.
Cependant, remarquant qu'ils sont porteurs de nombreux objets qui ne seraient
pas sans intérêt pour un musée ethnographique, je charge Apatou de me les procurer.
« Je voudrais, dis-je à mon homme, cette ceinture en peau de tigre que porte
cette jeune femme roucouyenne. »
Apatou l'échange contre quatre aiguilles. Il m'achète un joli hamac en coton
contre un mouchoir. J'en demande plusieurs, que j'acquiers pour un couteau ou
quelque autre menu objet. Je fais l'acquisition d'un collier en coquillage moyennant
une petite glace de vingt centimes. Je voudrais aussi avoir quelques ceintures
noires en poil de couata, qu'on me délivre contre un petit couteau d'un sou.
De plus, moyennant trois de ces petits couteaux, ils offrent de me transporter
toutes mes acquisitions à travers les montagnes jusqu'au domicile d'Apoïké.
J'ajoute à ce chargement un échantillon de cailloux provenant du Chitou-Mongo.
Tous ces Indiens prennent leur repas en commun avec nous. Après dîner, ils deviennent
plus communicatifs et plus familiers, en quoi ils ne
diffèrent pas des Européens. Ils me laissent examiner tout à loisir leurs yeux,
mesurer le diamètre de leur tête et décalquer leurs mains et leurs pieds ; ils
me regardent dessiner avec beaucoup de plaisir.
Je les récompense en leur donnant à chacun quelques aiguilles et un bout de
ruban qu'ils nouent aussitôt autour de leurs longs cheveux d'ébène.
Après quoi, ils prennent congé de nous pour aller se reposer en attendant le
lever du soleil. Ils s'en vont eu effet de grand matin.
Avant d'aller plus loin, il ne sera pas hors de propos
de mettre sous les yeux des lecteurs quelques unes de mes notes sur les monts
Tumuc-Humac.
La chaîne des Tumuc-Humac qui sépare les bassins du Maroni et du Yary est moins
importante qu'on ne le croyait généralement.
Le baromètre ne nous a pas indiqué de hauteurs dépassant quatre cents mètres
au-dessus du niveau de la mer.
L'altitude de ces montagnes est si faible, que la température que nous y avons
observée n'est que de deux ou trois degrés au-dessus de celle de la plaine.
La végétation des points les plus élevés est celle de la zone torride.
L'ananas, que les Roucouyennes désignent sous le nom de nana, croît spontanément au sommet de ces montagnes.
Les populations de la Guyane française considèrent généralement la chaîne des Tunic-Humac comme la source unique des dépôts aurifères que l'on trouve actuellement dans toutes les rivières du pays.
L'examen des deux placers établis sur le cours du Maroni
nous a permis de constater les faits suivants.
1° Les roches qu'on trouve dans les criques aurifères sont identiques à celles
des montagnes voisines.
2° Les montagnes avoisinant les criques sont constituées par des roches qui
renferment de l'or.
3° Des criques chargées d'or, et dont le lit est déjà obstrué remontent à une
période toute moderne. Les preuves en sont nombreuses; la première, c'est que
des arbres, aujourd'hui vivants, ont assisté au dépôt de l'or. En effet, on
trouve une quantité beaucoup plus considérable de ce métal autour de leurs racines.
D'autre part, M. Cazale a trouvé une hache en pierre des Indiens modernes immédiatement au-dessous de la couche aurifère, dans le lit obstrué d'un petit cours d'eau aboutissant à la crique Sparwine. En définitive ces observations sont en contradiction complète avec la théorie qui fait provenir tout l'or des Guyanes de la chaîne des monts Tumuc-Humac. L'or des criques ne provient absolument que de la désagrégation des montagnes qui forment leur bassin.
L'hypothèse d'un déluge est absolument inutile pour expliquer les dépôts aurifères, puisqu'on voit le phénomène se produire chaque jour par la simple intervention de la pluie. Nous admettons que chaque montagne qui contient de l'or est une source isolée et indépendante qui déverse ce métal dans le cours d'eau le plus voisin. La désagrégation incessante des roches par les pluies et aussi par les racines des grands arbres, qui portent dans le sol l'oxygène, c'est à dire l'agent destructeur des roches par excellence, forme chaque jour de nouveaux dépôts aurifères qui empêchent les mineurs de détruire à jamais la production de l'or des alluvions des Guyanes.
Les monts Tumuc-Humac sont constitués par des terrains primitifs absolument identiques à ceux qui fournissent l'or de la basse Guyane; il y a tout lieu de croire qu'ils sont riches en productions aurifères:
L'exploitation des alluvions qui se trouvent au pied de ces montagnes ne présente qu'une difficulté : c'est la longueur du trajet pour le transport des ouvriers et des vivres. Il faut trente-trois jours de marche à huit heures par jour pour remonter le fleuve Maroni jusqu'au débarcadère situé à la tête du sentier des Indiens.
Ce qu'il y a de pénible dans cette longue traversée, c'est que le pays est presque désert. Les populations indigènes, nègres, Paramakas, Poligoudoux, Bonis et Indiens Roucouyennes, sont peu nombreuses et groupées sur des espaces très restreints. On fait jusqu'à quinze jours de canotage sans rencontrer la moindre habitation. Toutefois les mineurs guyanais franchiront un jour les terres d'alluvions pour aller exploiter l'or en filons de cette chaîne de montagnes, comme on le fait actuellement dans le haut Orénoque. Un mineur qui a travaillé dans ces exploitations nous a assuré que les roches de l'intérieur de la Guyane anglaise sont identiques à celles des Guyanes française et hollandaise.
La nature des terrains étant semblable, il y a tout lieu de croire qu'on y trouvera également des filons de métaux précieux ; mais nous engagerons le chercheur d'or à ne pas se laisser illusionner par les Indiens, qui dans leurs récits fantastiques confondent les paillettes de mica avec l'or. C'est sans doute l'existence de grottes formées par des roches micacées qui a servi de base à la légende de l'Eldorado a « L'homme doré » (en espagnol : El dorado) s'enduisait les cheveux et le corps, non pas de paillettes d'or, mais de cette poussière que tout le monde connaît sous le nom de sable d'or, ou d'or des singes. Des Indiens, pressés sans doute de questions par des voyageurs avides du métal précieux, ont raconté que l'homme doré vivait dans un palais dont les murailles étaient en or massif.
Les explorateurs trouveront un de ces temples sur les bords de la crique Courouapi, affluent de la rivière Yary, et leur illusion s'évanouira lorsqu'ils verront qu'il s'agit seulement d'une grande excavation, une véritable grotte dont les parois sont formées par des roches micacées. Lorsque le soleil pénètre dans cet antre obscur, on voit les parois extérieures briller d'un vif éclat, par suite de la réflexion du soleil sur les milliers de paillettes de mica qui reluisent comme de l'or. De nombreuses tentatives ont été faites pour explorer la Guyane depuis le seizième siècle jusqu'à nos jours. Presque tous nos devanciers, lord Raleigh en tête, n'avaient d'autre but que de chercher fortune dans le pays de l'homme doré, El dorado.
Les géographes du dix-septième siècle, Simon d'Abbeville
entre autres, dans une carte que l'on peut voir à la Société de géographie,
ont représenté la contrée de l'Eldorado vers les sources du Maroni. C'est sur
un plateau de la chaîne des Tumuc-Humac que, sur la foi des anciens géographes,
nous devions trouver un grand lac, une véritable mer intérieure désignée sous
le nom de Parimè. Sur les bords de cette masse d'eau s'élevait, disait-on, la
superbe ville de Menoa, au milieu de laquelle resplendissait ce prétendu palais
de l'Eldorado gardé par des milliers d'animaux terribles et aux formes les plus
fantastiques.
On vient de voir ce que devait être le palais. Quant au fameux lac Parimè, c'était
simplement une inondation qui se renouvelle chaque année dans les terrains alluvionnaires
s'étendant au pied de la chaîne des montagnes.
IX
Par-dessus les arbres.—La crique Carapi.—Le saut de l'Apaouani.— Chasse et pêche. — Le saut de Caramaraka. — Ne pas se presser en voyage. — Roucouyennes. — Les chiens du village de Namaoli— Poule bouillie. — Habitations. — Danses des Indiens du Yary. — Le Parou. — Pierre. — Roches brillantes. — Un nouveau compagnon. — Une peinture indienne. — Où qu'a aller? — La crique Ouapoupan. — Difficultés. — Détresse.— Incendie. — La crique Courouapi. — Chez Yeleumeu.
Notre canot a été flambé la veille au soir avec des feuilles
mortes et du petit bois pour achever le travail de la hache.
A six heures du matin, je procède au lancement, et, à sept heures, tous nos
préparatifs terminés, nous continuons notre navigation dans les eaux de l'Apaouani.
Le premier jour, en descendant l'Apaouani, nous trouvons
des arbres à chaque vingt ou trente mètres; il faut couper les uns et franchir
les autres.
Apatou, quoique malade, tient le gouvernail de son canot. A force de franchir
des obstacles qui surpassent la rivière de cinquante centimètres au moins, notre
pirogue se fend après deux heures de marche.
Apoïké est superbe d'énergie ; il nous précède avec deux Indiens dans une vieille
pirogue qu'il a trouvée abandonnée dans la rivière un peu au-dessous de notre
carbet. Les deux Indiens qui sont avec lui ne font rien; lui seul abat les troncs
d'arbres sous les coups de la hache qu'il manie avec une habileté extraordinaire.
Dogue-Mofou abat aussi en moins d'un quart d'heure des arbres qui ont un mètre
de diamètre.
Nous marchons jusqu'à cinq heures du soir sans discontinuer.
Malgré tant de difficultés, la navigation de l'Apaouani
ne manque pas de charmes, la nature est superbe.
Ce petit ruisseau traversant la forêt vierge me parait plus majestueux que le
fleuve le plus large.
Malheureusement il n'y a pas beaucoup de gibier sur les rives. Je n'ai pour
mon dîner qu'un mauvais oiseau, ce qui m'oblige à attaquer ma dernière boîte
de conserves. Pendant que mes compagnons mangent de l'endoubage, je déguste
un petit poisson que m'apporte l'Indien qui accompagnait Apoïké, en l'arrosant
d'un petit verre de rhum de Mana que je conserve en cas de fièvre. L'unique
fourchette qui me restait a été égarée par Joseph.
En causant après dîner, Apoïké me dit que l'Apaouani est très long et que le
fleuve Yary n'est pas des plus faciles. Je ne doute pas qu'il y ait des chutes
très élevées à franchir, puisque mon baromètre est toujours à sept cent quarante
millimètres. Pour les guides, il m'a été impossible d'en trouver qui connussent
les sauts, et je n'ai pas une seule carte, pour la bonne raison qu'elle est
à faire.
Le 28 septembre, après avoir déjeuné à la hâte, nous embarquons nos provisions, et, à six heures et demie, nous mettons le pied dans nos pirogues. La rivière s'est un peu élargie. C'est déjà un cours d'eau respectable, puisqu'il a douze mètres de largeur et un mètre soixante-dix de profondeur. La teinte des eaux s'accentue ; elle est brune dans les endroits où il y a peu de fond et beaucoup moins dans les parties profondes ou ombragées.
Le 29 septembre, nous trouvons sur la rive droite une
crique importante appelée Carapi, qui a six mètres de largeur. Ce n'est qu'après
avoir reçu ce cours d'eau que l'Apaouani devient réellement navigable.
Dès lors on cesse de compter avec les nombreux troncs d'arbres qui barrent la
rivière et nécessitent la hache. En revanche, voici les sauts qui vont commencer.
Vers la fin de la journée, nous en rencontrons un de
six à sept mètres sur une longueur de cent mètres. A la première cascade, notre
canot se fendille à la partie inférieure, et reste pourtant en état de marche
après avoir reçu un pansement temporaire.
En passant, nous admirons au milieu de la rivière quelques roches surmontées
de superbes plantes de la famille des aroïdées.
Nous avons franchi vingt-six kilomètres en six heures de canotage.
Je fais un bon dîner que me prépare Joseph; le plat principal se compose d'un
potage fait à l'ara; ce bel oiseau aux plumes rouges et bleues, ainsi désigné
à cause de son cri : ra-ra, me parait
aussi dur et coriace qu'un perroquet de cent ans; mais la soupe est excellente.
Je renonce à ce morceau étique pour attaquer une magnifique perdrix rôtie dont
je dissèque avec plaisir les succulents morceaux. Je me montre difficile aujourd'hui,
parce que nous avons le choix, et voici par suite de quelle bonne fortune.
A midi, il faisait très chaud; j'eus l'idée de me mettre
un peu à l'ombre et je dis à Apoïké d'aller faire un tour de chasse.
Bientôt un coup de fusil d'Apoïké réveilla Apatou.
« Il y a du gibier par là, » me dit-il.
En effet, j'entendis la voix gémissante d'un couata blessé. Pendant que je mettais
mes observations en ordre, tous mes canotiers coururent le grand bois à la poursuite
des singes.
Au fait d'une demi-heure, Apatou en rapporte deux qui pèsent au moins vingt
livres chacun. Joseph, suivant son habitude, revient bredouille. Apoïké n'est
pas encore rentré; nous tuons encore un pagami qui passe la rivière emportant
une grosse perdrix dans son bec. Dogue-Mofou tue l'oiseau de proie au vol et
ramasse la perdrix qui est déplumée et en partie mangée. Un quart d'heure après,
Joseph tue un honoré qui pêchait dans la rivière. Ce n'est pas un bien fameux
gibier, mais il peut servir à faire de la soupe. Cent mètres plus loin, deux
aras font entendre leurs ra-ra au sommet d'un arbre qui surplombe la
rivière. Apatou en abat un: voilà de quoi faire une bonne soupe, préférable
encore à celle de l'honoré.
Pour que le festin soit complet, il ne manque plus qu'un
rôti. C'est Apoïké qui me l'apporte; il a tué une belle perdrix, puis un grand
acouata, et en ramène de plus un tout petit en vie. Je donne la liberté à ce
pauvre orphelin qui fait peine. Je n'ai vu rien de plus triste que ce petit
singe qui pleurait sur le corps de sa mère.
Mes hommes ont chacun plus de deux livres de viande de singe. Pendant que j'achève
mon festin, j'entends un grand bruit du côté de la rivière : « Vite de la lumière.
» Apoïké allume un morceau d'encens et revient une minute après avec un aymara
pesant dix livres.
Les Indiens, avant de se coucher, coupent les couatas par quartiers, les mettent
sur le feu et raclent les poils avec un couteau. Apatou, qui est content de
sa journée, se met à raconter des histoires de chasse.
Apoïké se montrant plus communicatif que d'ordinaire,
je l'interroge sur ses croyances religieuses.
« Les Roucouyennes ont un bon Dieu, me dit-il; c'est lui qui a fait toutes
choses ; après la mort, il habite là-haut, bien haut au-dessus des nuages. -Ce
bon Dieu a beaucoup de femmes pour les bonnes gens qui vont le voir après la
mort ; il laisse les méchants à la porte. »
Le 30 septembre, à six heures du matin, le baromètre marque sept cent quarante-trois millimètres, le thermomètre vingt et un degrés. Après une bonne nuit de repos, je me réveille gai et dispos; je déjeune d'un morceau d'aymara. Dogue-Mofou consolide notre pirogue avec une racine adventive ayant juste la courbure de l'intérieur. Apoïké recueille de la graisse de couata pour entretenir son feu. Cette graisse, dont je me sers pour mes rôtis, est jaune, et ne se fige pas à la température du pays. Les Indiens retirent les quartiers de couata du boucan. Cette viande, que la flamme a rendue croustillante, est très appétissante.
Vers neuf heures, nous trouvons un saut de quatre mètres formé par une chute unique : c'est le saut de Mapi. Nous sommes obligés de décharger les bagages et de traîner le canot ; nous remarquons dans les roches des excavations polies en forme de bassins. Je demande à Apoïké qui a fait ces espèces de chaudières; il me répond que c'est le bon Dieu. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'elles se trouvent là où l'eau coule en nappes. Ne pouvant expliquer ce phénomène par la chute de l'eau, je cherche une explication ailleurs ; je la trouve en remarquant qu'au milieu de ces chaudières il y a souvent une masse plus dure que le reste de la roche. L'eau contenant du gravier, et rencontrant ce noyau, tourbillonne autour et y fait peu à peu une excavation. L'excavation augmentant et le noyau se détachant, il reste finalement un bassin poli qui a quelque peu la forme d'une chaudière.
A midi, nous arrivons au saut de Caramaraka ; il a six mètres. Le canot, déchargé, est traîné sur une grande roche qui se trouve à gauche du saut; on trouve de jolis îlots au milieu de la rivière. C'est le site le plus pittoresque que j'aie vu jusqu'à présent; je m'arrête pour l'admirer sur une roche située près de la rive gauche.
Je continue mon voyage sans trop me presser. Un voyage à toute vitesse est du temps perdu parce qu'on ne peut rien voir; je suis ici par la grâce de Dieu; il faut que j'en profite pour étudier la natures car je ne retournerai plus jamais dans ces parages.
L'instinct me dit de me laisser aller au rapide courant des eaux. La raison m'arrête : descendre en toute hâte dans un pays inconnu est pour un explorateur une fuite devant l'ennemi.
L'Apaouani est une belle rivière qui ferait honneur à
un de nos chefs-lieux de départements. Basse comme elle est, elle présente un
débit qui dépasse celui de la Moselle à Frouard et même à Metz.
On ne peut du reste établir de comparaison entre les cours d'eau de l'Amérique
équatoriale et ceux de l'Europe. Ce qu'on appelle une grande rivière en France
est une crique inconnue dans l'Amérique du Sud.
Le canotage de 1'Apaouani est bien long; il faut beaucoup d'efforts pour y avancer de quelques lieues; je ne m'en plains pas : cette rivière a pour moi un attrait particulier. Je l'ai vue naître; je la vois grandir; je m'y attache comme à un enfant que j'aurais élevé. Je trouve plus de plaisir à descendre un fleuve qu'à le remonter. Observer un fleuve en le remontant, c'est étudier un homme en commençant à sa mort. L'intérêt, loin de grandir, ne fait que décroître.
Le 2 octobre, nous apercevons dans le lointain une pirogue
qui remonte la rivière. Ce sont des Roucouyennes du Yary qui vont sans doute
à la pèche.
Joseph a peur, il regrette vivement que nous ne puissions retourner en arrière.
Mais au moment où il glisse une balle dans son fusil, je vois nos ennemis accoster
la rive au plus vite et s'enfuir dans le grand bois, abandonnant leur pirogue..
J'attends l'arrivée d'Apoïké qui protège notre retraite, et je lui propose d'aller
prévenir les Indiens que nous sommes amis.
Il se met à leur poursuite dans le grand bois et les ramène sur le rivage où
je les attends.
Notre entrevue est singulière. Le doigt sur la gâchette de son fusil, Joseph
tremble de tous ses membres et pâlit autant qu'un nègre peut pâlir.
Namaoli, c'est le nom du chef indien, tient son arc à
la main, prêt à nous décocher une flèche au premier mouvement suspect à son
égard.
Je saute à terre sans armes et vais lui serrer la main. Je m'aperçois qu'il
a peur, et j'ai ressenti un léger tressaillement de ses muscles, mais son visage
s'épanouit lorsque je l'approche en disant : « Calina ! »
La reconnaissance et la présentation faites, nous prenons notre repas en commun
sur une roche abritée contre le vent nord. Nous partageons nos provisions; je
donne aux Indiens du couata et ils m'offrent en retour de petits poissons boucanés
que je trouve excellents.
Namaoli me raconte qu'il venait avec ses hommes chercher
du bois dur pour en faire des flèches.
Je lui demande à quel usage il destine ces engins, et il m'apprend que la guerre
vient d'éclater dans le bas du Yary et qu'il veut se tenir sur ses gardes. Je
le surprends beaucoup lorsque je lui annonce mon intention de descendre le Yary,
jusqu’à l'Amazone.
« C'est impossible, me dit-il, il faudrait franchir des chutes plus élevées
que les plus grands arbres de la forêt; en outre, il y a par là des Indiens
très méchants qui ne font la guerre que pour faire des prisonniers qu'ils engraissent
pour les manger. »
Nous descendons avec nos nouveaux amis jusqu'à l'embouchure de l'Apaouani. A
une heure et demie, nous arrivons au confluent de cette rivière avec le Yari.
Nous descendons à cinq cents mètres plus bas pour nous arrêter à l'habitation
du capitaine Namaoli.
Le village de Namaoli est élevé de dix mètres au-dessus
de la rivière. Pour y arriver, nous sommes obligés de monter un escalier très
escarpé, creusé dans la rive argileuse, taillée à pic.
A mon arrivée sur le plateau, une bande de chiens s'élancent sur moi; j'ai beaucoup
de peine à tenir tête à ces animaux féroces. Pendant que j'en assomme un avec
une canne ferrée, un autre m'empoigne le mollet. D'autre part, deux enfants
qui m'aperçoivent poussent des cris de frayeur épouvantables.
Le plus petit étant tombé en se sauvant, se roule par terre et se cache les
yeux avec les mains. Des agamis, des hocos, des aras viennent voltiger autour
de moi; un petit jaguar privé s'élance d'un bond sur mon dos et déchire ma vareuse.
Namaoli fait un geste, et tous ces animaux battent en retraite. En arrivant
au grand carbet, situé au milieu du village, les deux femmes du chef m'apportent,
l'uneun escabeau, l'autre une écuelle en terre contenant les restes du déjeuner
: c'est un peu de poisson bouilli avec force piment. Ayant trempé un morceau
de galette de cassave, j'éprouve une véritable sensation de brûlure en le portant
à ma bouche.
Après ce modeste repas, nous sentant tous très fatigués,
nous nous étendons dans nos hamacs et dormons jusqu'à cinq heures du soir.
A six heures, nous mangeons une petite poule bouillie. Ce volatile, qui n'est
pas mauvais, a été acheté par Apatou au prix d'un couteau d'un sou.
Après souper, je m'étends sur une natte, près d'un grand
feu, et fume une cigarette que me présente Namaoli. Apatou s'entretient longuement
avec ce chef au sujet de mon projet de voyage.
Vers huit heures et demie, les femmes allument des torches résineuses, et nous
nous mettons en route pour aller nous coucher. C'est que les Indiens ont deux
habitations, l'une pour le jour, et l'autre pour la nuit; cette dernière, qui
ressemble à une meule de foin, n'a pour toute ouverture qu'une petite porte
tressée en feuilles de palmier. On la ferme avec soin aussitôt qu'on est entré.
Cette habitation pour la nuit est faite dans le but de se protéger contre les
moustiques que le feu attire autour des villages. Pour se débarrasser de ces
insectes, qui ne se laissent pas tromper par ces émigrations, une femme apporte
dans le carbet un vase en terre contenant des charbons allumés. Ce n'est qu'en
s'exposant à l'asphyxie qu'on se débarrasse des atteintes de ces horribles petits
ennemis.
Les huttes qui servent pour la nuit sont si bien fermées,
qu'on ne s'aperçoit du lever du soleil qu'en entendant les oiseaux chanter le
réveil de la nature.
A ce moment, l'Indien, sans mot dire, détache son hamac, l'enroule et le jette
sur son dos en le retenant par une des cordes. Une femme place un nouveau-né
dans un filet qu'elle porte en bandoulière, une autre ramasse le vase qui contenait
des charbons enflammés, et tout le monde se met en route, à la file indienne,
dans le sentier qui conduit au village.
Nous sommes obligés de traverser un abatis naissant que l'on prépare pour la
prochaine plantation de manioc.
Pendant que les femmes préparent le déjeuner, les Indiens se chauffent près
du feu. Je remarque qu'aucun d'eux ne tourne sa face du côté du foyer; l'un
lui présente le côté, l'autre le dos.
Apoïke et Dogue-Mofou nous ont quittés pour aller faire
des échanges avec des Indiens établis sur les bords du Yary, en aval. Apatou
se décide à m'accompagner dans le haut Yary. Il n'est pas fâché de faire ce
voyage, parce qu'il verra un ami, le nommé Yacouman, qui pourra nous guider
pour descendre le Yary.
Namaoli nous octroie deux jeunes gens qui s'offrent de bonne volonté pour nous
conduire chez Yacouman.
Le départ est fixé au lendemain matin.
Vers six heures du soir, moment où le soleil disparaît
à l'horizon, je suis stupéfait en voyant arriver sur la place une bande d'Indiens
revêtus de leur costume de guerre. Apatou, rentrant de la chasse, me dit que
ces hommes, qui paraissent si terribles, ne sont que des danseurs. Rien de plus
pittoresque que le tableau qui se présente à mes yeux. Ces individus sont chargés
de plumes, de colliers et de ceintures en coton et en poil de couata. Ils ont
presque tous une espèce de perruque faite avec des lanières en écorce peintes
en noir. Quelques-uns portent suspendu au cou une espèce de manteau en lanières
flottantes, qui tombe jusqu'à terre. Le noir dont ils se servent est obtenu
en plongeant certaines écorces dans des eaux croupies qui contiennent du fer.
La couleur se développe par l'action du tanin et de l'écorce sur les sels de
fer. L'action chimique est la même que dans la fabrication de notre encre noire.
Les danseurs les plus passionnés suspendent au haut de la jambe un collier fait
avec des graines qui produisent en s'entre-choquant le bruit des castagnettes
espagnoles.
A la main droite, chacun porte un rameau ou plutôt un petit arbre à tronc bien
droit et bien élancé qui se termine par un bouquet de verdure.
Cette bande d'Indiens, que l'on pourrait prendre un instant pour une forêt en
marche, passe à côté de nous en défilant à petit trot. En voyant ces hommes
à une petite distance, je croyais que c’était tous des géants, et je m'aperçois que les plus grands d'entre
eux ne dépassent guère la taille de nos fantassins.
La danse dure toute la nuit sans interruption; les plus fatigués se reposent
quelques instants pour boire une calebasse de cachiri que leur présentent leurs
hôtes. Ces derniers ne prennent aucune part à la danse, mais ils s’évertuent
à donner de l'entrain à leurs visiteurs eu les pressant de boire et en jouant
de la flûte. Les femmes restent couchées dans les hamacs pendant que leurs maris
font les honneurs de la fête.
A six heures moins le quart du matin, au moment où le voile de la nuit va se lever presque aussi rapidement qu’un rideau de théâtre, les danseurs, alignés sur deux rangs, sortent du village pour rejoindre leurs canots.
Me trouvant près du rivage au moment de leur embarquement, je m'entretiens un moment avec les chefs. Je leur fais cadeau de quelques petits objets, et ils m'offrent en échange, l'un son collier en coquillages, l'autre une flûte, l'autre ses faux cheveux en écorce. Quelques-uns de ces sauvages, qui ont bu force cachiri toute la nuit, éprouvent une légère ébriété. Cette boisson étant moitié moins alcoolique que le cidre, il faut en boire une quantité énorme pour éprouver un peu d'excitation mentale.
La danse est accompagnée de chants; je regrette de n'avoir pu saisir le sens de leurs paroles. Apatou, qui connaît à moitié leur langage, m'a dit qu 'ils se vantaient de leurs guerres avec les Oyaoulets et les Oyampis. En tout cas, j'ai remarqué que ces sauvages recherchent le décorum autant et peut-être plus que les peuples civilisés. Pour se présenter chez leurs voisins, ils font autant d'apparat que les anciens rois de France traversant une ville du royaume. J'ai su, en effet, qu'ils s'étaient arrêtés deux heures dans une île, pour mettre ordre à leur toilette, et c'est afin de produire plus d'effet qu'ils avaient attendu la chute du jour pour se présenter. Après douze heures de danse, sachant que leurs costumes étaient en désordre, ils sont partis avant le jour pour ne pas paraître en négligé.
Avant de partir, je relève une montagne de quatre cents mètres environ, à l'ouest un quart sud, à une distance d'environ trois kilomètres.
5 octobre. — Nous nous mettons en route vers sept heures; la rivière est très basse; nous échouons à chaque instant sur des bancs de sable.
6 octobre. —Nous parcourons une distance de vingt sept kilomètres en neuf heures et demie de marche.
Le lendemain, nous remontons le rapide d'Aloucouéni,
que nous franchissons facilement. Je remarque quelques étangs situés à une faible
distance de la rivière. Les quelques roches qu'on trouve dans le cours d'eau
et sur ses rives sont formées par des schistes fendillés en lames épaisses presque
parallèles.
De temps à autre, on rencontre des blocs granitiques entremêlés de filons de
quartz qui ont traversé la couche des schistes. Ces roches sont de même nature
que celles de l'Itany et de l'Aoua, au grand saut que nous avons trouvé un peu
au-dessous de Cotica.
Les rives sont basses et marécageuses comme dans l'Itany.
Le 7, nous trouvons des arbres tombés en travers et qui gênent la navigation; cependant nous marchons plus vite que dans 1'Apaouani, parce que beaucoup de ces obstacles ont été détruits par les Indiens, qui naviguent incessamment dans cette partie de la rivière.
Le 8, nous rencontrons de petits sauts qui nous arrêtent quelque temps. Ma pirogue étant échouée, je suis obligé de descendre à l'eau pour regagner la rive.
Apatou me fait signe de m'arrêter court, et je vois passer, à un mètre de moi, un petit serpent d'eau dont la piqûre est très dangereuse. C'est la deuxième fois que ce brave Apatou détourne de moi un pareil danger.
Vers midi, nous rencontrons une pirogue chargée d'Indiens Roucouyennes et d'un couple étranger qui navigue avec eux. Ces Indiens viennent du Parou, où ils ont leurs habitations. Les deux personnes qui les accompagnent sont un mulâtre et une Indienne croisée de blanc. Ils parlent un peu portugais, de sorte que je puis converser avec eux. Ces individus me disent qu'ils sont dans le Parou depuis une vingtaine d'années; ils ne peuvent me donner aucun renseignement sur le Yary, si ce n'est qu'aucun voyageur n'a pu le remonter; la navigation du Parou, qui est plus facile, est pourtant très périlleuse. Deux de leurs compagnons ont été noyés pendant le voyage, et eux-mêmes ont eu si peur de revenir sur leurs pas, qu'ils préfèrent la vie sauvage aux agréments de la civilisation.
C'est à tort que les Roucouyennes du Yary considèrent le Parou comme un affluent de cette rivière, car, en remontant, ils n'ont rencontré aucune branche aussi large que le Yary.
Le Parou coule parallèlement au Yari, dont il n'est séparé près des sources que par deux jours de marche à pied. Les montagnes qui séparent les deux versants ne présentent qu'une très faible élévation.
Apatou trouve que les deux sujets, brésiliens devenus sauvages ont très mauvaise mine. Que sont-ils venus faire dans ces régions qu'il est si difficile d'aborder?
Ayant repris notre route vers deux heures, nous arrivons au but de notre course vers quatre heures. Le village commandé par Yacouman est à quatre kilomètres de la rive droite du Yari, sur un petit cours d'eau qui n'est navigable que pendant la saison des pluies. Comme nous étions obligés de faire ce trajet à pied, on ne débarque que mes objets les plus indispensables.
J'apprends que Yacouman a quitté son habitation le matin pour aller dans le Parou. J'envoie immédiatement deux jeunes gens pour aller le prévenir de mon arrivée.
Je passe une nuit très agitée, et le lendemain 10, je suis pris d'une fièvre si forte que je perds connaissance.
Ce n'est que le 11, vers quatre heures du soir, que je reprends possession de mes facultés. Apatou et Joseph, qui paraissent fort tristes, sont accroupis sur une natte à côté de mon hamac. Une bande d'Indiens qui sont venus pour voir le blanc dansent autour de mon carbet en chantant des airs lugubres. Il paraît que je suis bien malade; j'essaye pourtant de me lever pour rassurer cet entourage qui célèbre mes funérailles avant ma mort. Je ne puis faire un pas même en m'appuyant sur mon bâton de voyage.
Ma situation n'est pas rose. Une idée me console, c'est que je suis arrivé au but de mon expédition.
Le 12, je suis incapable de faire plus de dix pas; je voudrais aller m'asseoir près d'un petit ruisseau qui est à cent mètres, mais je n'en ai pas la force.
Le 13, je vais prendre des bains dans le petit cours
d'eau en question. Apatou me jette de l'eau sur la tête et me frictionne vigoureusement
tout le corps; cela me fait grand bien. En rentrant au carbet, Apatou me dit
que je ne dois pas rester plus longtemps dans ce pays malsain.
Si Yacouman n'arrive pas ce soir, nous devons nous mettre en route demain matin.
14 octobre. —Nous quittons le village à six heures et
demie. Un des Indiens qui nous accompagnaient en remontant le Yary se cache
dans la forêt au moment du départ; un seul Roucouyenne consent à nous accompagner
jusqu'à l'embouchure de l'Apaouani, qui est à trente lieues en aval. Je suis
obligé d'abandonner une embarcation. J'insiste près d'Apoïké pour qu'il nous
accompagne jusqu'à l'Amazone, mais toutes mes offres sont inutiles. Cet Indien,
qui m'a rendu de grands services, m'accompagne seulement jusqu'au dégrad et
m'exprime son amitié en me passant la main sur l'épaule. Je lui fais présent
d'une jolie sacoche de voyage et d'une loupe qu'il convoitait pour faire du
feu.
Apatou voudrait descendre au plus vite, mais je lui dis que ce serait une honte
pour nous de ne pas remonter la rivière jusqu'à ses sources. Ce brave compagnon
m'obéit sans faire de réflexions.
La rivière se rétrécit à chaque pas; elle n'a pas plus de dix mètres de largeur
sur une profondeur de trente à quarante centimètres. Notre légère pirogue échoue
à chaque instant, et au bout de deux heures de marche, nous sommes obligés de
nous arrêter. Si les eaux avaient été moins basses, nous aurions pu gagner en
quatre heures la grande chute Macayélo.
La rivière cesse d'être navigable au-dessus de ce saut taillé à pic, qui, au
dire des Indiens, ne mesure pas moins de quinze à vingt mètres. Mon Indien me
dit qu'en remontant le Yary à pied nous aurions le soleil couchant un peu à
notre droite, c'est-à-dire à l'ouest-nord-ouest du point que nous avons atteint.
Je vois la figure d'Apatou s'épanouir quand je donne le signal de la retraite.
Le 15, à six heures du matin, je constate la température
la plus basse que j'aie observée dans le cours de mon voyage. Le thermomètre
me donne dix-huit degrés pendant que le baromètre est à sept cent quarante-cinq
millimètres.
Vers dix heures, le ciel est d'une pureté parfaite; je trouve le paysage ravissant.
Pourquoi donc la nature me parait-elle plus belle en descendant qu'en remontant
?
C'est que, en venant, j'étais sous l'impression d'idées tristes, inspirées par
les prodromes d'une grave maladie. Maintenant que je me sens renaître à la vie,
je trouve tout beau.
Le 16 au matin, je vais recueillir quelques échantillons de roches noires, brillantes comme un fourneau de fonte qu'on a frotté avec de la mine de plomb.
Ces roches sont fendillées en long et quelquefois en
travers. Ce sont des schistes semblables à ceux que nous avons rencontrés dans
l'Itany. Leur coloration noire provient d'un dépôt qui se forme pendant la saison
des grandes eaux. Le célèbre de Humboldt et d'autres voyageurs ont été intrigués
par la coloration des roches et des eaux de certaines rivières de l'Amérique
équatoriale. J'ai pu constater que cette coloration est produite par des matières
végétales décomposées.
Le dépôt noir et brillant se trouve dans l'Itany et le Yary, non seulement sur
les roches, mais aussi sur les branches qui sont immergées pendant la saison
des pluies. Il est formé par du carbonate de chaux contenant un peu de fer,
de silice et beaucoup de matières organiques ayant la couleur du charbon.
Nous rencontrons un Indien qui descend la rivière dans une pirogue à demi brisée. La navigation du haut Yary est si facile qu'on peut s'y aventurer avec les plus mauvaises embarcations. Cet Indien nous a prévenus de son arrivée en jouant un petit air de flûte; il a comme bagage son arc, quelques flèches pour chasser le poisson, un vase en terre pour faire sa cuisine, une calebasse pour puiser de l'eau et quelques galettes de cassave. En fait de vêtements de rechange, il a quelques plumes et des colliers qu'il s'empresse de revêtir pour se présenter à nous.
Nous arrivons le soir à l'habitation de Namaoli.
Nous ne faisons qu'y passer la nuit. Nous remplaçons notre Indien par un jeune
homme d'environ vingt-cinq ans, aux cheveux légèrement bouclés, jouant de la
flûte avec passion. Pompi, c'est son nom, n'est pas vigoureux, mais il est assez
adroit et poussé par un vif désir de voir les blancs.
La rivière devient superbe au-dessous de l'embouchure de l'Apaouani et présente
une largeur qui varie entre cent et cent vingt mètres sur un mètre de profondeur.
Pendant la saison des pluies, les eaux s'élèvent à quatre mètres environ, d'après
le dire des indigènes, et surtout d'après les dépôts noirs qu'elle laisse sur
les roches et sur les arbres.
Nous arrivons vers une heure près du village d'un chef
redouté, Macouipy. A une distance de cinq cents mètres, je fais tirer deux coups
de fusil pour prévenir mes hôtes. Macouipy, en guerrier intelligent, devine
mes intentions pacifiques. Il sait bien qu'on n'informe pas à l'avance les villages
qu'on attaque.
Sa réception est cordiale. Il me fait boire une boisson fermentée faite avec
de la canne à sucre et qui rappelle un peu le vin de Champagne. Il s'assied
sur un escabeau à côté de mon hamac.
Au sommet du carbet où je fais la sieste, j'aperçois une couronne sur laquelle
on distingue des images coloriées en blanc, en jaune et en rouge. De loin on
croirait voir une mosaïque. C'est une véritable peinture sur bois faite avec
de l'argile de diverses couleurs délayées dans de l'eau.
Après une longue conversation avec notre hôte, Apatou m'explique le sujet de
cette peinture : c'est une allusion à la difficulté de la navigation du bas
Yary.
Une grenouille voulant prendre ses ébats est arrêtée par des monstres fantastiques
qui ont quelque ressemblance avec les dragons de la mythologie.
La grenouille représente le Roucouyenne qui veut s'aventurer dans les chutes
du Yary pour aller voir les blancs; des monstres impitoyables l'empêchent de
satisfaire son désir.
Je voudrais des hommes à tout prix pour m'accompagner:
personne ne veut venir. Macouipy raconte qu'il y a une vingtaine d'années, une
grande pirogue roucouyenne s'est perdue avec quatre hommes en descendant à l'improviste
une chute taillée à pic, aussi élevée que les plus grands arbres de la forêt.
Tout ce que je puis obtenir de ce chef, c'est qu'il me donne sa peinture en
échange d'un grand couteau. Désirant avoir un collier pour sa femme, il me donne
en outre un collier de petites calebasses contenant diverses couleurs.
18 octobre. — Nous rencontrons vers midi une bande d'Indiens
prenant un bain dans la rivière à côté de leurs pirogues. L'un d'entre eux vient
audevant de nous à la nage, et me crie en langage créole :
« Où qu'à allez ?
— Amazone, lui répondis-je. Toi venir, couteaux, camisas, beaucoup. »
Sans d'autres explications, ce sauvage, qui me stupéfie en parlant le créole
de Cayenne, prend son hamac, ses flèches, sa flûte et monte dans ma pirogue.
Il nous raconte que, quand il était jeune, il a rencontré un blanc dans le bas
de l'Oyapock, et est allé avec lui à Cayenne; il était tout petit à ce moment.
Il resta environ douze lunes chez les blancs; mais voyant que ceux-ci se moquaient
de lui, il préféra la vie des grands bois à la civilisation.
Le 18 octobre au soir, nous couchons dans une habitation
d'un chef qui nous fait un très bon accueil et regrette de ne pouvoir nous donner
de la cassave pour faire le reste de notre voyage.
Je fais quelques cadeaux à ses femmes, qui me donnent en échange des colliers
en dents de tigre et des couronnes en plumes.
Le chef nous informe que nous ne trouverons plus qu'une seule habitation de
Roucouyennes avant d'arriver aux grandes chutes du Yary ; encore faudra-t-il
remonter une crique pendant deux jours pour arriver au village qui pourra nous
fournir des provisions en quantité suffisante. Son ami Yeleumen habite les rives
de la crique Courouapi, à deux jours de marche de son confluent avec le Yary.
![]() Une peinture allégorique chez les Roucouyennes. |
Le 19 octobre, nous arrivons à la crique Ouapoupan.
Pompi connaît un chemin qui va en quatre heures de l'embouchure de cette crique
au village commandé par Yeleumeu. Apatou et lui vont aller à pied commander
des provisions de cassave, tandis que moi avec Joseph et le nouveau venu nous
gagnerons le village en descendant le fleuve et remontant la crique Courouapi.
Je suis obligé de m'arrêter à midi pour me reposer un moment :j'oublie
mon baromètre à l'endroit où je me suis couché, et je ne m'aperçois de cette
perte qu'après deux heures de marche. J'aime mieux débarquer sur la rive que
de remonter la rivière avec mes hommes que j'envoie à la recherche de mon instrument.
Ce contre-temps m'ennuie, parce qu'il nous retarde.
La sécheresse a réduit le Yary au minimum de sa hauteur. Il en est de même de
mes provisions: plus de vin, plus de café, pas de sucre, et du sel pour quatre
ou cinq jours au plus. Cet inventaire fini, je me mets à réfléchir.
Hélas! J'ai perdu les douces illusions que j'avais les
premiers jours de marche en descendant le Yary. Point de courant, nous marchons
moins vite que dans le haut de la rivière. Hier encore j'avais une retraite
assurée du côté de l'Oyapock, mais j'ai appris que les eaux de la crique Kou
qui conduit à ce fleuve sont tellement basses que la navigation y est impossible.
A une faible distance au-dessus de l'embouchure, il faudrait faire une longue
route à pied; mais cela m'est impossible, je n'ai plus de souliers.
Les fils de mes chaussures s'étant pourris par suite d'un séjour prolongé dans
l'eau, les semelles se sont séparées spontanément de
l'empeigne. Il n'y a pas à hésiter: il faudra nous aventurer à travers les grandes
chutes du Yary, ces véritables Thermopyles qui nous séparent de l'Amazone.
Mes hommes reviennent à la tombée de la nuit et me rapportent non seulement
mon baromètre, mais un hoco superbe et une grande perdrix qu'ils ont tués en
revenant.
Après un bon dîner, dont ce gibier fait tous les frais,
nous allumons un grand feu autour duquel nous pendons nos hamacs. Les Roucouyennes,
couchant tout nus dans ces filets à mailles très écartées, sont souvent indisposés
par la fraîcheur de la nuit; c'est la raison pour laquelle ces sauvages ne négligent
jamais d'entretenir leurs feux jusqu'au lendemain.
Un de nos hommes, ennuyé par les moustiques qui le dévorent, malgré la teinture
de roucou dont tout son corps est enduit, fait un feu énorme tout près de son
hamac. Au milieu de la nuit le feu prend à une liane voisine et se communique
à un nid de fourmis formé de matières dont les Indiens se servent au lieu de
notre amadou. En un instant un grand feu flambe au-dessus de nos têtes; un nid
de termites (poux de bois) enflammé tombe en faisant des fusées et éclate en
arrivant à terre.
Je saute aux cordes de mon hamac.
« Vite, ramassons nos bagages et gagnons le milieu de la rivière. »
Il était temps ! Quelques instants après, plusieurs arbres, dévorés par le feu,
tombaient avec fracas à l'endroit même que nous venions de quitter.
Je passe une nuit déplorable. La rive opposée est si marécageuse que je ne puis
mettre pied à terre. Nous sommes obligés de suspendre nos liamacs à des arbres
surplombant la rivière.
Nous arrivons vers dix heures à l'embouchure de la crique
Courouapi. Après avoir fait une centaine de mètres pour la remonter, nous trouvons
des bancs de sable qui nous font échouer à chaque pas. Je fais décharger tous
les bagages pour remonter plus facilement.
Nous les mettons dans la forêt, où nous les laissons à la garde de Dieu. Je
voudrais bien me reposer dans cet endroit et y attendre le retour d'Apatou;
mais il importe que je me rende à l'habitation de Yeleumeu. En outre des provisions
à faire, il nous faut des hommes et des canots pour nous engager dans les chutes
du Yary. Peut-être obtiendrai-je moi-même ce qu'on refuserait à mes canotiers.
Ce n'est qu'après deux jours de traversée pénible, qui me rappellent les difficultés du haut de l'Apaouani, que nous arrivons chez Yeleumeu. Je profite de mon séjour chez ce chef pour compléter mes notes sur les Indiens du Yary. Mon manuscrit, copié presque textuellement, donnera aux lecteurs une idée de ces sauvages, qui n'avaient jamais eu de relations avec les blancs.
Docteur Jules CRE VAUX.
(La fin à la prochaine livraison.
VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'INTÉRIEUR DES GUYANES
PAR LE DOCTEUR JULES CREVAUX, MÉDECIN DE PREMIÈRE CLASSE DE LA MARINE FRANÇAISE.
1876-1877. - TEXTE ET DESSINS INEDITS.
X
Eludes sur les Indiens des Guyanes. — Funérailles. — Crémation. — Pêche à coups de sabre. — Le Yary. — Chasse. — Un tapir tué. — La crique Couyary. — Les roches du « Mauvais Esprit » . — Bruit singulier. — Rencontre de Yeleumeu. — Les Calayonas accusés d'anthropophagie. — La crique Kou. — On s'habitue au piment. — Effets de la peur. — Rapides. — Chute du Vary. — Vaillance d'Apatou. — Cascade. — Rencontre d'une famille brésilienne. — Chute de la Pancada. — Arrivée à Porto Grande. — Gurupa. — Sainte-Marie-de-Belem. — Fin du voyage.
Caractères physiques. — Les Indiens des Guyanes
sont généralement de taille peu élevée. Ceux de l'intérieur paraissent toutefois
un peu plus grands que ceux du bas des rivières, qui ont sans doute été abâtardis
par la misère, la difficulté de se procurer des vivres et aussi l'abus de liqueurs
spiritueuses.
C'est à tort qu'une commission franco-hollandaise a dit des Roucouyennes qu'ils
sont de haute stature.
Si, en effet, au premier coup d'oeil, ces hommes paraissent plus grands qu'ils
ne le sont en réalité, cela tient sans doute à la longueur et à la largeur de
leur buste qui fait contraste avec le faible développement de leurs membres.
Il est difficile d'exprimer la couleur exacte de ces sauvages. L'idée la plus
juste que je puisse en donner est de la comparer à celle d'un Européen fortement
bronzé par le soleil.
Après un séjour prolongé dans l'intérieur du pays, nos mains étaient devenues
presque aussi brunes que celles des Roucouyennes. Un de ces sauvages me fit
même remarquer, en voyant des différences de teint à diverses places de ma peau,
que si je vivais plus longtemps avec eux, je ne tarderais pas à leur ressembler.
Les enfants sont d'un blanc presque pur au moment de
la naissance. Lorsque les Indiens sont malades, leur peau devient terne et sensiblement
plus pâle. La teinte de leur peau jaune brunâtre, un peu de la couleur des feuilles
mortes, n'est pas agréable à l'oeil.
Peut-être ont-ils eu une idée heureuse en se peignant tout le corps avec une
couleur d'un beau rouge appelée roucou. Ce produit, employé dans l'industrie
européenne pour la coloration des étoffes, provient de la pulpe qui entoure
les petites graines d'un arbuste indigène de l'Amérique équatoriale.
Les Indiens ajoutent généralement un peu d'huile à leur peinture, ce qui permet
de l'étendre plus facilement et lui donne plus de fixité. Aussi les voit-on
rester des heures entières dans l'eau sans que la couleur s'efface. Cette couleur
ne sert pas seulement d'ornement : elle a aussi l'avantage de défendre la peau
contre les piqûres des moustiques. Il est vrai que cette substance n'est pas
toujours d'une efficacité absolue, car j'ai vu des Indiens qui souffraient des
piqûres de ces insectes presque autant que moi.
Les différents animaux ont une odeur propre qui peut les faire reconnaître à
distance. Il en est de même des différentes races humaines. Je trouve que les
indigènes de l'Amérique du Sud se distinguent des noirs et des blancs par une
odeur de cuir neuf.
Ce fait provient sans doute de l'action du tannin du roucou, qui est une substance
très astringente, sur les matières sécrétées par la peau (graisse, etc...).
Les jours de fête, les Indiens agrémentent leur peinture
rouge de quelques arabesques noires. Ces dernières sont faites avec le suc qui
découle du fruit de différentes espèces de genipa et qui est sans couleur lorsqu'on
ouvre le fruit, mais qui noircit au contact de l'air.
Quelques Indiens, voulant paraître plus beaux que leurs compagnons, ont eu l'idée
bizarre de se présenter à moi, peints en noir des pieds à la tête.
Très peu d'Indiens ont l'habitude de se tatouer.
Ceux qui veulent s'orner de cette manière opèrent simplement en s'enfonçant
dans l'épiderme une arête de poisson trempée dans le suc du genipa.
Jamais les Roucouyennes ne se mettent en voyage sans
s'être fait teindre la veille du départ. Ce soin est dévolu aux femmes. Ils
emportent avec eux du roucou et du genipa dans de très petites calebasses qu'ils
suspendent autour de leur cou en guise de colliers.
La peinture rouge déteint sur les objets dont ils se
servent; leurs hamacs, faits d'un coton d'une blancheur remarquable, ne tardent
pas, par l'usage, à devenir tout à fait rouges. Un Roucouyenne ayant mis une
de mes chemises, il me fut impossible de la blanchir. Ces Indiens ont généralement
les cheveux d'un noir très foncé; nous n'avons trouvé que deux individus ayant
les cheveux roux. Ces derniers avaient la peau moins pigmentée que leurs compagnons.
Ils étaient d'une constitution lymphatique; l'un d'eux portait même la cicatrice
d'un abcès des ganglions du cou.
Les Bonis, qui ont eu autrefois des relations avec les Oyacoulets,
nous disent que ceux-ci ont la barbe et les cheveux blonds comme les Hollandais
; n'ayant pas vu ces sauvages, je me contenterai de mentionner cette assertion.
La chevelure des Indiens de la Guyane n'est pas crépue comme
dans la race nègre; elle est moins ondulée que chez les blancs. Ils se taillent
un peu les cheveux sur l'avant de la tête et portent le reste d'une longueur
démesurée. Les hommes et les femmes ont identiquement la même coiffure. La barbe
est très peu fournie. Ils ont du reste une bien médiocre estime pour cet ornement,
et ils ont bien soin de l'épiler, ainsi que leurs sourcils et même leurs cils,
au fur et à mesure de leur croissance. Ils arrachent leurs cils, disent-ils,
pour « mieux voir ». Les sourcils sont moins fournis que dans la race blanche;
leur insertion, moins nette que chez nous, ne se fait pas seulement au niveau
de l'arcade sourcilière, mais elle s'étend, d'une manière diffuse, jusque sur
les tempes et sur le front.
Ils regardent la longue barbe des blancs comme une chose
des plus étranges. Un chef roucouyenne, qui n'avait jamais vu de blancs, ne
consentit à me donner un guide qu'autant que je lui ferai cadeau de quelques
poils de mes favoris.
Tout le reste du corps est épilé avec le même soin chez les femmes aussi bien
que chez les hommes.
![]() Costume de cérémonie chez les Roucouyennes. Dessin de P. Sellier , d'après un costume |
Tête. — Ces Indiens ont
la tête assez volumineuse et bien proportionnée à leur buste énorme. Le diamètre
antéro-postérieur de leur crâne est toujours plus considérable que le diamètre
transversal. Je n'ai trouvé chez aucun d'eux ces crânes en forme de mitres et
de pains de sucre que l'on rencontre chez différentes tribus des rives de l'Amazone.
Le front des Indiens est manifestement moins élevé et plus fuyant que chez les
blancs.
La Commission franco-hollandaise a énoncé, dans son rapport, que les Roucouyennes
vus par elle dans le Maroni ont les yeux bleus. Ce qu'il y a de vrai dans cette
assertion, c'est que le blanc de l'oeil, qui, dans toutes les races, est légèrement
nuancé de bleu par les veines rampant sous la conjonctive, paraît plus bleu
que chez nous, parce qu'il ressort davantage sur le fond rouge dont la face
est peinte. Mais l'iris, qui donne à l'oeil sa véritable couleur, suivant les
anthropologistes, n'est jamais bleu. Je l'ai trouvé toujours d'un brun plus
ou moins foncé sur plus de deux cents individus que j'ai eu l'occasion d'examiner.
Le globe de l'oeil parait plus petit que dans la race blanche, parce qu'il est
légèrement bridé à son angle externe. Les paupières s'ouvrent, non pas sur un
axe transversal comme chez nous, mais elles sont légèrement obliques de haut
en bas et d'arrière en avant, comme chez les Chinois. Les arcades sourcilières
sont plus saillantes que dans la race blanche, ce qui contribue à faire paraître
le front plus fuyant.
La bouche est généralement petite; mais les lèvres, quoique beaucoup moins épaisses que celles des noirs, le sont beaucoup plus que chez les blancs. Plusieurs tribus d'Indiens des Guyanes, entre autres les Galibis et les Émerillons, se perforent la base de la lèvre inférieure, pour y passer un petit os ou une épingle, qu'ils remuent constamment avec la langue. Cette particularité n'existe pas chez les Roucouyennes.
Pour compléter l'ensemble de la physionomie de ces sauvages, il me suffira d'ajouter qu'ils ont les pommettes saillantes comme dans la race mongolique.
Ceinture. — Les jeunes gens des deux sexes, loin de se serrer la taille, cherchent à la faire paraître plus grosse, en s'entourant l'abdomen avec de grosses ceintures. Chez eux, une légère proéminence du ventre, loin d'être regardée comme une infirmité, est considérée comme un trait de beauté.
Mains. — Ce qui caractérise la main de l'Indien, c'est le développement des muscles du pouce et le peu de longueur des doigts. Les hommes les plus grands, quoique ayant le poignet assez fort, ont des doigts qui ne sont guère plus longs que ceux d'une fille de douze ans de la race blanche.
Pieds. — On distingue facilement l'empreinte d'un
Indien sur le sol; les pieds sont très courts, larges et plats. La cambrure
en est plus faible que dans toutes les autres races; on pourrait croire que
cette disposition doit gêner considérablement la marche, et cependant j'ai pu
juger par moi-même que les indigènes de l'Amérique du Sud sont les premiers
marcheurs du monde. Les Roucouyennes du Yary font quarante et cinquante lieues
à travers les montagnes pour aller danser chez leurs amis de l'Itany et de la
crique Maroni. Les hommes et les femmes font des étapes de six et sept heures
sans s'arrêter. Dans leurs excursions à travers les montagnes, ils se mettent
toujours sur une seule ligne : c'est ce qui constitue la file indienne.
Cet ordre de marche leur est si naturel qu'ils le conservent en allant d'une
habitation à une autre à travers la place du village, qui est pourtant toujours
vaste et en général bien dégagée.
Maladies. — Un de mes amis, le docteur Hemeury,
qui a habité la Guyane pendant six ans, m'a dit en plaisantant que les Indiens
ne sont jamais malades qu'une fois, au moment de mourir: dans toute la haute
Guyane je n'ai en effet rencontré que fort peu de malades; et je dois le reconnaître,
tous étaient dans un état si désespéré que tous mes soins eussent été superflus.
Nous n'avons trouvé aucun Roucouyenne atteint de calvitie, même chez les gens
les plus âgés. Les vieillards des deux sexes conservent généralement leurs cheveux
noirs jusqu'à la mort.
Les affections de la peau sont rares.
Médecins et remèdes. — Tous ces sauvages ont des
médecins qu'ils appellent piays.
Un piay accompagnait les Indiens qui portaient mes bagages à travers les
montagnes, de sorte que j'ai pu voir la manière dont il traitait ses malades.
Notre compagnon Apatou ayant eu mal à la tête, le piay Paniakiki s'assit sur
un hamac en face du malade, puis se mit à regarder le ciel pendant quelques
instants, en ayant l'air de l'invoquer mentalement.
C'était une prière tacite qu'il adressait au diable pour qu'il fit
cesser le mal de son client. Il pratiquait cette espèce d'exorcisme tout en
fumant sa cigarette, dont il rejetait la fumée par le nez avec autant d'élégance
qu'un gamin de Paris. Puis, plaçant sa longue cigarette entre le gros orteil
et le deuxième doigt de pied, sans adresser à son malade aucune question sur
le mal qu'il éprouvait, ainsi que cela se pratique chez nous, il se mit à souffler
avec force sur le point douloureux.
Prenant ensuite un éclat de roche très pointu, il fit cinq ou six incisions
sur le front du patient, et se mit à aspirer le sang avec sa bouche en guise
de ventouse. Après cinq minutes de succion, les insufflations recommencèrent
; le piay ralluma sa cigarette qui s'était éteinte pendant l'opération, en envoya
deux ou trois bouffées dans la bouche et les yeux de son malade, et se retira
sans mot dire.
![]() Coiffures et bijoux des Roucouyennes. — Dessin de P. Sellier, d'après les objets rapportés par l'auteur. |
Apatou, qui avait d'ailleurs plus de confiance dans les pratiques de ces espèces de sorciers que dans mes connaissances médicales, se trouva si bien rétabli, qu'il put manger aussitôt après un coumarou qui ne pesait pas moins de trois livres.
Dans toutes les maladies fébriles le piay prescrit la
diète la plus absolue; la seule licence qu'il accorde à son malade, c'est de
se jeter à la rivière lorsque la fièvre est trop forte.
Les piays sont fort respectés dans leurs tribus : cela tient sans doute à la
difficulté des examens qu'ils sont obligés de subir pour arriver à cette position.
Plus d'un candidat succombe, dit-on, aux terribles épreuves qu'il doit subir
pendant plusieurs années de noviciat.
Tempérament et constitution. — Ces Indiens ont
presque tous le tempérament bilieux: cela tient sans doute à ce que dans la
zone tropicale le foie est l'organe qui fonctionne le plus.- L'appareil biliaire
souffre beaucoup plus dans un voyage sous l'équateur que le poumon dans une
expédition au pôle nord.
Le système nerveux est celui qui est le moins impressionnable chez ces Indiens.
Quant à l'adresse des Roucouyennes et à la finesse de leur sens, nous ne trouvons
pas qu'elles aient rien d'extraordinaire. Les Gauchos de la Pampa, qui sont
des blancs devenus presque sauvages, sont beaucoup plus habiles et adroits que
tous les Indiens des Guyanes.
Nourriture. — Elle consiste le plus souvent chez
les Roucouyennes en poisson ou gibier, bouillis avec une forte dose de piment.
Si ces Indiens ne se servent généralement pas de sel, au moins connaissent-ils
le moyen de s'en procurer, en brûlant certains palmiers appelés pinots par les
habitants de la côte, et qu'on trouve le long des petits cours d'eau. Les cendres
placées dans une grosse marmite en terre se déposent au fond, tandis que les
différents sels qui y sont contenus se dissolvent dans l'eau chaude. En évaporant
le liquide séparé des cendres, on voit se déposer au fond de la marmite une
matière blanche, cristalline, composée de différents sels de soude et de potasse.
Ce résidu remplace le sel sans aucun inconvénient.
Les cuisinières ne laissent généralement rien à désirer au point de vue de la
propreté. Je ne leur reproche qu'un détail, qui m'a choqué la première fois
que je m'en suis aperçu. Pour empêcher le bouillon de s'échapper pendant l'ébullition,
elles projettent de l'eau dans la marmite au moyen de la bouche.
Lorsque le voyageur arrive dans une tribu d'Indiens, le premier soin de son
hôte est de lui faire servir à manger. Sans mot dire, les femmes apportent des
escabeaux, et l'étranger s'assied à côté du chef de la tribu pour manger, par
exemple, le poisson froid qui est resté du dernier repas.
Les Indiens ne connaissent pas les fourchettes, mais ils font de petites cuillers
qu'ils taillent dans le fruit du calebassier. Il faut dire qu'ils ont soin de
se laver les mains avant et après les repas. Pour s'essuyer les mains et la
bouche, on trouve dans les cases une espèce de torchon fait avec une écorce
qui se divise en lanières.
Chaque jour les hommes mangent en commun; ils sont servis
par les femmes, qui apportent l'une du poisson, l'autre du gibier. Après ce
repas, qui se fait généralement dans la grande hutte située au milieu du village,
les hommes retournent chez eux, et on les voit souvent se remettre à table avec
leurs femmes et leurs enfants.
Ils absorbent des quantités considérables d'aliments.
Ils font au moins quatre repas dans la journée, et je les ai vus plus d'une
fois se lever la nuit pour manger.
Il n'est pas rare qu'un Indien mange un poisson de trois livres à son repas
du soir.
Ajoutons qu'ils sont capables, à un moment donné, de supporter de grandes privations.
Les Roucouyennes ne boivent jamais en mangeant.
En traversant la chaîne des Tumuc-Humac il nous est arrivé
à plusieurs reprises de n'avoir qu'un singe à partager entre les trente hommes
qui composaient notre escorte; ils se contentaient de cette maigre pitance avec
une résignation qu'on ne rencontre pas chez les noirs.
![]() Panier souffle-feu, hotte des Roucouyennes. Dessin de P. Sellier, d'après les objets rapportés par l'auteur. |
Dans le grand bois on ne trouve que quelques bourgeons
de palmier et des fruits qui seraient insuffisants pour la nourriture. Les transportés
de la Guyane française qui se sont évadés dans la forêt vierge, sont morts de
faim; quelques-uns n'ont survécu qu'en mangeant leurs compagnons.
La cassave que préparent les Roucouyennes est beaucoup moins savoureuse que
celle que l'on consomme dans les pays plus civilisés: non pas à cause de la
qualité du manioc, qui est au contraire plus beau que dans la basse Guyane,
mais à cause de la grossièreté de la préparation.
On ne se donne pas la peine d'éplucher les tubercules de manioc; on les râpe
tout simplement sur des morceaux de bois dans lesquels on introduit des éclats
de roches dures.
Avant de se servir de ces instruments qu'on appelle grages en langage créole,
on a soin de les mouiller pour faire gonfler le bois, qui tient ainsi les pierres
plus fortement enchâssées.
Pour la cuisson des galettes de farine, on se sert simplement de pierres plates
ou de larges plateaux en argile.
Le manioc ne fait pas seulement le fonds de la nourriture; on en tire aussi
la principale boisson, le cachiri. Ce liquide s'obtient en mettant de la farine
de manioc en contact avec l'eau et en y ajoutant un ferment. Les physiologistes
ont démontré qu'il existe dans la salive une substance qui a la propriété de
transformer l'amidon en sucre. C'est ce ferment que les Roucouyennes emploient
pour fabriquer leur cachiri. Ils panachent une partie de la farine et développent
ainsi une fermentation qui transforme l'amidon en sucre, puis en alcool. Cette
liqueur, n'étant pas filtrée, reste blanche à cause de la farine qu'elle renferme
en excès. J'ai d'abord éprouvé une certaine répugnance à boire le cachiri, mais,
la nécessité faisant loi, mon palais s'habitua bientôt à cette boisson plus
rafraichissante qu'alcoolique, et, à la fin, je la trouvais même assez agréable.
Les Indiens font quelquefois une liqueur beaucoup meilleure
que le cachiri avec le jus de la canne à sucre qu'ils
cultivent malheureusement en quantité trop insuffisante.
Dans leurs voyages, ils emportent toujours quelquesuns de ces roseaux qu'ils
jettent au fond de leurs canots et qu'ils sucent quand ils ont soif.
Religion. — Les Roucouyennes de l'Itany et du
Yary admettent un esprit du Bien et un esprit du Mal. Celui qui représente Dieu
étant incapable de leur nuire, doit être laissé en repos. On se garde bien de
lui adresser des prières, cela pourrait l'irriter.
L'esprit malin, qui représente le diable dans la croyance des blancs, est seul
l'objet de tout le culte ; c'est à lui qu'on offre des sacrifices et qu'on fait
des libations afin d'apaiser son courroux.
Funérailles. — Il y a trente six heures que nous
sommes dans le village de Yeleumeu. Un Indien est dans un état désespéré depuis
deux jours; je désire assister à ses funérailles. Je suis touché de l'attachement
que les enfants témoignent à leur père.
Ce malheureux, étant couché depuis plusieurs mois, éprouve le besoin de prendre
l'air: ses enfants, empressés à ses moindres volontés, le transportent dans
le village, couché dans son hamac qu'ils suspendent à une perche et portent
sur leurs épaules.
Les amis du patient ont une manière étrange de lui témoigner leur affection:
c'est à qui apportera dans son carbet la plus grosse charge d'un bois résineux
qui devra servir à brûler son corps. Le pauvre homme parait très flatté de la
prévenance de ses camarades qui ont accumulé plusieurs stères de bois à côté
de son hamac. Pensant que le malade succombera pendant la nuit, je charge Apatou
de rester dans le village pendant que j'irai dormir dans le grand bois avec
la plupart des Indiens.
Le 23 octobre, vers quatre heures du matin, je suis réveillé
par un coup de feu tiré par Apatou : c'est le signal convenu avec lui pour annoncer
les funérailles, qui se font aussitôt après la mort. En toute hâte, avec tous
les Indiens de mon carbet, je me dirige avec empressement vers le village. Nous
sommes obligés de traverser un petit cours d'eau sur un tronc d'arbre, mais
les femmes éclairent notre marche au moyen de morceaux d'encens enclavés dans
des bouts de bois.
Le défunt était un brave homme: c'est à qui fera son
éloge; hommes et femmes parlent tous ensemble, racontant ses qualités, sa bonté,
son courage à la guerre, son adresse à la chasse, à la pêche. Au fur et à mesure
que les Indiens arrivent au carbet du défunt, ils se mettent à entonner des
airs lugubres; entremêlés de pleurs et de gémissements. Tous les animaux qui
vivent à l'état privé dans le village se réveillent, viennent se joindre à la
foule et mêlent leurs cris divers aux gémissements du public.
Cette cérémonie funèbre est anticipée. Je constate en prenant la main du prétendu
cadavre que le pouls n'a pas cessé de battre. Un piay de la tribu, c'est à dire
mon confrère, s'est laissé tromper par une syncope.
Le moribond, se ranimant assez pour me reconnaître, murmura quelques paroles
que je ne compris pas, mais qu'Apatou me traduisit. Le malheureux ne se sentait
pas assez fort de ses vertus pour comparaître dans l'autre monde. Il me priait
de le recommander, en ma qualité de piay des blancs, à notre Divinité.
Désireux de satisfaire au voeu d'un mourant, je lui jetai quelques gouttes d'eau
sur la tête et le baptisai suivant la formule de la religion catholique.
Il ne valait pas la peine de retourner dans le grand bois pour se coucher; je
fis tendre mon hamac à deux arbres en attendant le jour. Ce ne fut qu'à neuf
heures du matin que le pouls du moribond cessa définitivement de battre. Les
jeunes gens s'empressent aussitôt de sortir le bois. Ils font une espèce de
plancher sur la place publique.
A l'arrière de ces poutres disposées les unes à côté des autres, ils plantent
en terre un piquet: c'est pour appuyer le cadavre que l'on assied sur le bûcher.
Le défunt est revêtu de ses plus jolies parures; il porte sur la tête une couronne
de plumes aux couleurs éclatantes; à son cou sont attachés ses colliers, son
peigne en bois et ses flûtes en tibias de biche; les bras et les jambes sont
recouverts de bracelets.
Pendant qu'on s'occupe de cette exhibition, la veuve éplorée jette par terre
toutes les poteries dont se servait son mari. Son désespoir n'épargne rien.
Tout ce qui appartenait à celui qu'elle aimait est immédiatement détruit.
Le bûcher est allumé.
Une flamme vive entoure le cadavre et le rend méconnaissable en un instant.
Je n'aurais pas éprouvé la moindre émotion s'il n'était pas survenu un accident
pendant cette opération.
Un ouragan, s'étant élevé subitement, porta les flammes jusqu'à une case voisine
du bûcher; il fallut que les spectateurs en étouffassent le feu pour empêcher
l'incendie du village. Ce contre-temps fit voir le cadavre que jusqu'alors les
flammes avaient dissimulé à nos regards.
La graisse fondue sur les joues, les articulations des genoux ouverts par l'action
du feu nous offrirent un spectacle repoussant. Les jeunes gens furent obligés
de rallumer le foyer. La crémation ne fut terminée qu'après une demi-heure.
Les cendres recueillies dans un vase en terre furent pracées sur le carbet de
la veuve. C'est dans un an seulement qu'il sera déposé en terre.
Cette scène achevée, les habitants font le nettoyage complet, non seulement
de la case mortuaire, mais aussi de tous les carbets du village. C'est une mesure
hygiénique pour éviter les maladies contagieuses.
Midi. — Aucun Indien ne veut nous accompagner, mais nous
obtenons un canot en échange d'un petit couteau qu'Apatou présente au tamoutchi.
Nous nous mettons en route avec nos deux embarcations pour regagner le Yary.
Lorsque nous avons des troncs d'arbres à franchir, mes deux équipages (si je
puis appeler ainsi les deux noirs et les deux Indiens qui m'accompagnent) réunissent
leurs efforts pour faire passer les pirogues l'une après l'autre.
« Séné oua? » (Vois-tu?), dit un des Indiens qui est debout à l'avant de
ma pirogue.
Il décharge son fusil dans l'eau et tue un aymara qui était caché sous un vieux
tronc d'arbre.
Quelques pas plus loin, Pompi saute à la rivière pour aller barrer une rigole
où l'on voit sauter un grand nombre de petits poissons. Il frappe sur la bande
à coups de sabre d'abatis, et en cinq minutes nous avons une belle friture.
En route, je manifeste quelque inquiétude au sujet des bagages que nous avons
laissés à l'embouchure. Yeleumeu m'a dit que les deux individus bizarres que
j'ai rencontrés dans le Yary sont des malfaiteurs.
Ces misérables ayant tué, l'un sa femme et l'autre son mari,
ont évité la justice en se réfugiant dans le grand bois.
« Ne crains rien, me dit-il, ceux qui tuent et volent chez
les blancs sont sages chez les Roucouyennes parce qu'ils ont peur d'être brûlés
tout vifs. » En effet, je retrouve mon argent (un sac de pièces de cinq francs),
mes couteaux et autres objets d'échange. Mais des singes ont dévoré les cannes
à sucre et quelques morceaux de cassave que nous avions pourtant recouverts
de grosses pierres. Heureusement, nous avons des vivres pour cinq personnes
pendant douze jours.
Les sauts de la crique Courouapi sont insignifiants; cela provient sans doute de ce que le terrain, qui est schisteux, se laisse facilement désagréger par la force du courant.
24 octobre. — Nous débouchons dans le Yary, à dix heures du
matin, quatre jours après l'avoir quitté.
En sortant de la petite crique Courouapi, nous trouvons la
rivière grandiose. Sa largeur permet à la brise de s'y faire sentir; un léger
vent de sud-est ride ses eaux. Les rivières sont de véritables bouches d'air
qui ventilent l'immense route de verdure étendue sur toutes les Guyanes. On
éprouve une sensation des plus agréables en quittant l'air confiné du grand
bois pour respirer à pleins poumons au niveau d'un large cours d'eau.
Vers midi, nous apercevons une grosse masse noire qui se dirige
vers nous. C'est un tapir qui veut passer d'une rive à l'autre ; mes deux embarcations
se mettent à sa poursuite à toute vitesse; Apatou, debout sur l'avant, se prépare
à tirer dès que l'animal sera à bout portant. Il lui envoie deux décharges de
chevrotines à une distance de quatre ou cinq pas; un flot de sang rougit l'eau,
mais la bête continue sa course et disparaît dans la forêt. Apatou s'irrite;
c'est le cinquième qu'il blesse depuis notre séjour dans le Yary.
Mes hommes courent la forêt dans toutes les directions pendant
que, assis au pied d'un arbre, je mets mon cahier de notes au courant.
Tout à coup j'entends du bruit, et, levant les yeux, j'aperçois
un énorme animal qui se dirige sur moi à fond de train. Je m'abrite derrière
un tronc d'arbre et le tapir furieux passe sans se détourner. Apatou, que j'ai
prévenu par mes cris, accourt sur son passage et lui envoie une balle à la distance
de quelques mètres.
Cela nous fait un gibier aussi lourd qu'une petite vache.
25 octobre. — La rivière est toujours très large, mais peu
profonde et de courant faible parce que le lit n'est entravé que par de rares
blocs de granit. Les rives sont basses, et les arbres, qui sont rabougris, sont
noyés de plus d'un mètre pendant la saison des pluies. Pendant que j'examine
des amas de cailloux englobés dans une gangue assez dure, Apatou m'appelle doucement
pour me faire assister à une scène charmante.
Ce sont des capiaïs, le père, la mère et trois petits, alignés
sur la rivière à trente pas de nous. Ces bêtes innocentes qui n'ont jamais vu
d'êtres humains, car la région est déserte à une très grande distance, nous
regardent d'un air si naïf qu'Apatou ne songe même pas à décharger son fusil.
Un peu plus loin, nous rencontrons une biche qui boit sur le bord de la rivière.
Pompi voudrait la tuer pour faire des flûtes avec ses tibias, mais je le prie
de réserver ses flèches pour les moments de disette.
Vers onze heures, nous arrivons à l'embouchure de la crique Couyary. Au dire des Roucouyennes, ce cours d'eau assez important a ses sources voisines de la crique Maroni. Il paraît que des Indiens du Yary s'étant avancés dans la crique Couyary ont rencontré les Roucouyennes de la crique Maroni qui venaient chasser dans ce cours d'eau. Il n'y aurait donc que quelques jours de marche entre les sources de la crique Maroni et celles de la crique Couyary.
Midi. — Mon équipage est indécis, je vois qu'il redoute
de s'aventurer sans pilote au milieu d'obstacles que personne n'a encore tenté
de franchir.
Le baromètre indique sept cent quarante-cinq millimètres, tandis qu'à Cotica,
lieu déjà élevé, il était à sept cent cinquante-cinq. Ces dix millimètres de
différence indiquent que je suis à cent mètres plus haut que dans le pays des
Bonis.
D'ici à l'Amazone la distance ne doit pas être plus grande
que de Cotica à la mer. L'élévation de la rivière étant presque double, j'aurai
à franchir deux fois plus d'obstacles sur un même parcours.
Une chute de deux mètres est capable de briser mon embarcation,
et il en faut beaucoup pour descendre une hauteur que j'estime à cent quatrevingts
ou deux cents mètres.
Je prévois des dangers beaucoup plus grands que tous ceux que nous avons affrontés, et ce qui m'inquiète ce sont les conditions déplorables dans lesquelles je me trouve pour les aborder. Mes provisions sont épuisées, mes forces physiques sont à bout, il ne me reste plus que la volonté. Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux éviter le combat que de s'exposer à un échec presque certain. La route de l'Oyapock n'est pas loin, et mes Indiens se chargent de m'y conduire. C'est un chemin plus long, mais beaucoup plus sûr, puisque je suis certain d'y trouver des vivres. Je demande l'avis de mon fidèle Apatou; sa résolution est inébranlable, il faut aller « au grand fleuve ». Nous ne prendrons la route de l'Oyapock qu'autant que nous reconnaîtrons l'impossibilité absolue de franchir les grandes chutes du Vary.
Vers deux heures, nous rencontrons des roches que les Indiens redoutent parce qu'elles sont fréquentées par le « mauvais esprit ». Je voudrais visiter ces roches de Talangman (c'est ainsi qu'ils les désignent), mais Pompi dit qu'il se sauvera si je veux m'approcher de ces lieux sacrés.
« Es-tu sûr que le diable est là? lui demandai-je.
— Je l'entends » me dit-il d'une voix craintive.
Puis il ajoute : « Sauvons-nous! » Je distingue un bruit plaintif, une espèce de sifflement qui rappelle la bise quand elle s'engage dans les grandes cheminées de mon pays natal. C'est sans doute l'effet de l'eau traversant un espace rétréci par des roches.
A quatre heures, nous atteignons une grande île de sable, recouverte de quelques arbres où l'on peut suspendre ses hamacs. C'est 'un endroit fort agréable pour y passer la nuit : à peine ai-je fait attacher mon hamac que j'aperçois trois grandes pirogues : ce sont des gens de la tribu de Yeleumeu qui viennent de la crique Kou. Ils sont plus de vingt hommes, femmes et enfants. Ils paraissent épuisés de fatigue, plusieurs sont blessés et quelques-uns malades.
Pompi me dit à l'oreille de ne pas leur parler des funérailles
auxquelles nous avons assisté : ils se mettraient à pleurer toute la soirée,
et ce serait fort ennuyeux pour nous.
C'est en vain que j'essaye d'entraîner quelques-uns de ces sauvages avec moi.
Ils disent tous qu'ils crai- gnent trop les Calayonas pour s'aventurer dans
le bas Yary. D'après leurs récits il y aurait deux espèces de Calayonas : les
bons, qui habitent la crique Kou à deux jours de canotage de l'embouchure, et
les méchants, qui vivent entre les grandes chutes du Yary. Ces derniers font
la guerre pour manger leurs prisonniers.
Apatou ne croit pas à ces mauvais propos; il me déclare d'ailleurs franchement
qu'il aime encore mieux tirer des coups de fusil sur les Calayonas que d'aller
s'exposer à la dysenterie en prenant la route de l'Oyapock.
Nous partons à neuf heures. Vers midi, nous apercevons au fond de la rivière un petit mamelon bleu qui parait distant de quelques kilomètres. Nous ne sommes pas loin de la crique Kou.
Nous arrivons à son embouchure vers deux heures.
En remontant cette rivière à la distance de quelques centaines de mètres, je
constate que le volume de ses eaux est quatre ou cinq fois moindre que celui
du Yary. Le mamelon que nous avons aperçu de loin se trouve à l'embouchure,
à une petite distance de la rive droite. Son altitude est de deux cent cinquante
à trois cents mètres.
C'est la crique Kou que les Roucouyennes du Yary et du Parou remontent jusqu
'aux sources pour aller faire des échanges avec les Oyampis. Il faut, me dit-on,
huit à dix jours de marche par terre pour aller du point où la crique Kou cesse
d'être navigable jusqu'à l'Oyapock en un endroit où l'on rencontre des pirogues.
Joseph et Pompi, qui sont en avant, pagayent avec ardeur comme s'ils voulaient
m'entraîner de force dans cette direction. Je suis obligé de courir à leur poursuite
et de les obliger à redescendre vers le Yary.
Pompi menace de m'abandonner. Arrivé au lieu de campement, je vois que tout
mon équipage a perdu son entrain.
Pompi s'est couché sans souper; il prétend avoir la fièvre, mais je constate
que son pouls est normal.
Joseph pense à sa femme, à son cher village de Mana, et laisse éteindre le feu
qui fait cuire mon souper.
Apatou lui-même paraît inquiet. Il se souvient que les Portugais nous ont dit
qu'il y a dans le bas Yary une chute à pic où l'on est forcé d'abandonner les
pirogues.
27 octobre. — Pressé d'arriver aux chutes, je réveille
mon équipage avant le jour. Apatou fait réchauffer un aymara bouilli la veille,
et nous nous mettons à table au lever du soleil. Je me trouve beaucoup mieux
depuis que je me suis mis à la nourriture des indigènes, c'est-à-dire au poisson
bouilli avec du piment.
La navigation est monotone, parce que la rivière ne présente ni chutes ni rapides.
Les terres voisines sont généralement basses et marécageuses. Le courant est
presque nul; le lit, très large, est si peu profond que nos pirogues touchent
souvent.
28 octobre, sept heures du matin. — La rivière est entrecoupée
de gros blocs de granit à forme mamelonnée.
Une petite île à noyau granitique porte un seul arbre sur lequel sont vingt
nids en forme de pierre suspendus aux branches par un pédicule très étroit.
A neuf heures, le paysage change subitement à un détour
de la rivière. J'aperçois une chaîne de montagnes à la distance d'une lieue.
A cette vue, Apatou, que la navigation trop calme rendait indolent, se réveille
tout à coup.
« Ces montagnes, dit-il, ressemblent de loin à celles qui avoisinent les
sauts de Manbari, de Singatetey et de lblancaba. Les grandes chutes du Yary
vont commencer.
Joseph et les Indiens sont muets, et si je tâtais leur pouls je constaterais
qu'il est ralenti, car la peur, d'après ce que j'ai observé sur moi-même, diminue
le nombre des pulsations
[1] .
Une demi-heure après, ma légère pirogue marche comme une flèche au milieu de blocs granitiques formant un rapide. Les montagnes que j'apercevais au fond de la rivière se montrent à droite et à gauche à une faible distance des rives. Leur hauteur est de deux cent cinquante à trois cents mètres; elles sont généralement allongées; la crête, plus ou moins sinueuse, se termine souvent par deux mamelons en dos de cheval. Leurs versants forment des pentes peu escarpées.
La rivière, entrecoupée par des roches, est d'une largeur
si considérable que le vent se fait sentir comme en pleine mer. Vers midi, notre
route étant est-sud-est, nous avons une brise debout assez forte pour produire
un clapotis qui ralentit notre marche.
Quelques instants après, nous trouvons la rivière coupée par une grande île.
Joseph et Pompi veulent aller à droite.
« Allons à gauche, me dit Apatou; la rivière est moins large, mais elle
paraît plus profonde. » En doublant l'extrémité de cette île, Apatou aperçoit,
sur la rive, des roseaux qui servent à faire des flèches.
C'est une preuve certaine du passage des Indiens dans ces parages, où ces plantes
ne poussent pas naturellement.
Le paysage est admirable. Dorénavant nos deux pirogues
devront se suivre de près; la rivière forme des détours où l'on peut se perdre
d'autant plus facilement que le courant est nul entre les chutes.
Des roches et de petites îles entravent la rivière à perte de vue. Les rapides
se succèdent sans interruption.
Apatou devine les roches sous l'eau aux ondulations de la surface.
Nous avançons avec une vitesse prodigieuse.
Nous nous arrêtons à six heures sur des roches situées
près de la rive gauche. En dix heures nous avons parcouru vingt-cinq kilomètres,
dont dix dans les rapides et les sauts.
Apatou est radieux. « Tous les Indiens, dit-il, sont des lâches. Ces chutes
terribles du Yary ne sont pas plus dangereuses que celles du Maroni. Nous avons
déjà fait un bon parcours à travers les roches, et au train dont nous allons,
nous ne serons pas longtemps à franchir tous ces obstacles. » Joseph et mes
Indiens reprennent courage, un babillage sans fin remplace le mutisme qu'ils
ont gardé toute la journée.
Je m'endors content.
29 octobre. Réveillé par les moustiques au milieu de la nuit, j'entends un bruit sourd dans le lointain.
Apatou, qui vient de se lever pour tisonner le feu, entend
le même grondement.
Nous nous mettons en route à six heures. Le bruit que nous avons perçu la nuit
ne tarde pas à se faire entendre plus distinctement. Apatou tourne la pirôgue
de façon à se trouver à l'avant, et se tient debout.
Nous glissons comme l'éclair.
« Prends garde, dis-je à Apatou, ma petite bête (c'est ainsi qu'il appelle
mon baromètre) indique que nous sommes en pays très élevé.
— Ne crains rien » me réplique-t-il, du ton assuré d'un homme qui voit le danger,
mais qui se sent capable de le surmonter. Tout à coup, nous nous arrêtons si
brusquement que ma grosse boussole, placée sur un petit banc devant moi, tombe
avec fracas dans le fond de la pirogue.
Apatou a lancé notre embarcation sur une roche, pour l'arrêter court.
Pourquoi cette manoeuvre qui pouvait faire briser notre pirogue ? C'est que,
de l'avant du canot, Apatou a vu tout à coup un précipice de vingt-cinq à trente
mètres devant nous. Notre embarcation lancée à toute vitesse allait tomber dans
la chute.
Mon compagnon ne dit mot; et pour ma part je suis si frappé par le spectacle
de cette chute à pic que je fais quelques pas en arrière pour ne pas être pris
de vertige.
Comment faire pour descendre cette chute? Il ne faut
pas songer à traîner nos pirogues sur les rives puisque la montagne s'élève
à pic à droite et à gauche.
La rivière, coupée par des îles, forme deux autres branches que nous allons
reconnaître.
Mais elles sont comme la première; il n'est possible de franchir la véritable
cascade qu'en jetant la pirogue dans le précipice et en descendant avec des
lianes. Nos embarcations, tombant d'une pareille hauteur, se briseraient infailliblement,
et alors il nous serait impossible de continuer notre route.
Apatou et moi courons sur les roches dans toutes les directions pour trouver
un passage; après une heure de recherche, nous regagnons nos pirogues sans avoir
trouvé la solution du problème.
Notre situation est si critique, je dois le dire, que je désespère complètement
de mon salut.
Ce n'est pas sans raison que les Indiens du Parou et du Yary traversent la montagne
pour faire leurs échanges dans l'Oyapock plutôt que de descendre leurs rivières.
Pour mettre le comble à mon malheur, je m'aperçois que Pompi vient de fuir avec
une pirogue.
Apatou part à la recherche d'un passage. Il faut le trouver
ou rester en route. Une heure après, je le vois qui revient. Il a trouvé un
passage dans une île rocheuse qui sépare la branche droite de la rivière de
la branche du milieu.
Ma pirogue est aussitôt hissée sur le sommet de cette île: elle descend lentement
sur le versant qui forme le bord de la rivière. L'inclinaison est si rapide
que mon embarcation pourrait se briser si nous l'abandonnions à elle-même; mais
Apatou, qui sait que cette perte serait notre condamnation à mort, ne craint
pas de se faire meurtrir les épaules pour éviter un choc contre les roches.
A une heure, ma pirogue est au pied de la cascade, il ne reste plus qu'à y transporter
les bagages.
Apatou s'est montré si habile et si courageux que je voudrais lui attacher une
médaille d'honneur sûr la poitrine. N'ayant rien de mieux à lui offrir, je lui
donne une grosse pièce d'or. C'est pour lui un fétiche qu'il portera au cou
comme une véritable décoration.
Mon baromètre me dit que nous avons encore beaucoup à
descendre: nous ne sommes pas au bout de nos peines. Le courant nous entraîne
avec une vitesse prodigieuse au milieu de canaux creusés dans des roches noires
qui ressemblent à des blocs de charbon de terre.
Ce sont des conglomérats dont la gangue est presque exclusivement formée par
un riche minerai de fer.
Çà et là le lit est entravé par de gros blocs de granit.
Nous continuons à avancer, ce jour-là et les suivants,
au milieu de rapides et de petits sauts qui se succèdent presque sans interruption,
en suivant presque constamment la direction sud-est un quart est.
En descendant un canal étroit nous sommes arrêtés par une chute de quatre mètres
taillée à pic. Apatou coupe un petit arbre avec son sabre d'abatis, le place
comme une poutre en travers des berges, et lance notre pirogue par-dessus. L'embarcation
descendant sur ce plan incliné ne s'enfonce qu'un peu de l'avant et n'éprouve
pas la moindre avarie.
Parfois nous trouvons un courant si rapide qu'il serait impossible d'y diriger
l'embarcation. Alors Apatou décharge les bagages, attache une liane à l'avant
et à l'arrière de la pirogue et la conduit le long
de la berge.
4 novembre. — Au départ je vois une chaîne de montagnes à l'horizon. Nous devons nous attendre à rencontrer de nouvelles chutes. Mon baromètre est à sept cent cinquante-six. La rivière, qui s'étend entre deux montagnes situées à la distance l'une de l'autre d'environ quatre kilomètres, se divise en plus de vingt branches. Laquelle suivre? Nous allons à la grâce de Dieu. Trois fois nous sommes obligés de revenir sur nos pas. Enfin nous trouvons une route.
Nous nous arrêtons à cinq heures sur des roches ombragées par quelques arbres assez solides pour supporter nos hamacs.
5 novembre. — Nous sommes dans un véritable bassin elliptique
circonscrit par des collines de deux cent cinquante à trois cents mètres d'élévation.
A huit heures, nous arrivons à une belle montagne à pic formée par du quartzite
blanc (pierre de sable).
Cette roche fendillée en gros blocs a l'aspect d'une ruine. Plus loin nous rencontrons
une cascade majestueuse, qui tombe sur de larges gradins semblables à ceux du
grand escalier du Trocadéro.
A quatre heures, je distingue avec ma lorgnette un carbet
situé près de la rive droite. Je saute à terre; je gravis la berge élevée sur
laquelle le carbet est établi. J'appelle; personne ne répond; je fais le tour
de la case sans trouver d'habitants.
Un fait m'intrigue. Qu'est-ce donc que ces masses brunes, ayant la forme d'une
miche de pain, qui sont empilées dans un coin? Mon
doigt enfoncé dans cette substance est repoussé par la matière qui tend à reprendre
sa première forme. Je reconnais du caoutchouc.
Nous sommes sauvés. En effet, il n'y a que des blancs
ou des commerçants qui puissent exploiter ce produit en aussi grande quantité.
Le 6, je remarque des incisions pratiquées dans les arbres pour faire écouler
un liquide blanc laiteux qui tombe dans des godets en argile. Ces arbres, que
je vois pour la première fois, sont les syringas qui produisent le caoutchouc.
En effet, l'exploitation du caoutchouc a une extension considérable dans le
Yary et le Parou inférieur.
Les anciens Indiens du bas de ces rivières ont inventé bien avant nous les poires
en caoutchouc.
Vers neuf heures, nous apercevons une embarcation qui
débouche à un coude de la rivière.
N'ayez pas de crainte, dis-je à mon équipage, je reconnais une embarcation de
blancs. » En effet, ce n'est pas une pirogue creusée dans un tronc d'arbre,
mais un large canot fait avec des bordages assemblés. Elle appartient sans doute
au propriétaire du carbet.
Quelques instants après, nous saluons une charmante famille brésilienne composée
de deux jeunes gens et deux petits enfants. « D'où venez-vous, grand Dieu! s'écrient-ils
dans un langage que j'ai le bonheur de comprendre: Où avez-vous donc passé?
Personne ne vous a vus remonter la rivière? » Ces braves gens sont stupéfaits
en apprenant notre itinéraire. « Vous êtes, nous disent-ils, les premiers blancs
qui aient descendu les chutes (las cachoeiras) du Yary.
Ils nous apprennent qu'un Français est venu autrefois de l'Oyapock dans le Yary,
mais il a évité les Grandes Chutes en prenant le cours de l'Yratapourou. Cette
voie est de moitié moins longue que celle que nous,avons parcourue.
Nous restons une heure à causer ensemble.
Vers midi, nous nous arrêtons à une petite habitation
qui se trouve sur la rive droite; Les habitants sont également très surpris
à notre vue.
Joseph fait bouillir un coumarou boucané. C'est le dernier que nous mangeons.
Une jeune mulâtresse nous apporte de belles assiettes en faïence et des cuillers
en fer battu. La vue de ces ustensiles nous fait un vif plaisir: ils nous annoncent
la civilisation.
Je prends deux tasses de café délicieux et je fume la cigarette, étendu dans
un joli hamac.
Ne nous arrêtons pas trop dans ce pays de délices.
Il paraît que la dernière chute du Yary, la Pancada,
est très élevée.
Au moment où nous montons dans notre pirogue, un associé de notre hôte nous
propose de nous conduire jusqu'à l'habitation de Sao Antonio, qui est au sommet
de cette grande chute de la Pancada.
Nous acceptons. Manuel Carlos (c'est le nom du propriétaire de la maison de
Sao Antonio) et sa lemme, tous deux de race blanche pure, sont les premières
personnes réellement civilisées que nous rencontrons.
Après un souper modeste, mais offert de grand coeur, nous causons sur les moyens
de franchir la dernière chute.
Ne vous inquiétez pas, me dit Carlos, je me charge de vous la faire passer.
» Le lendemain, mes bagages sont transportés à travers les montagnes dans un
endroit appelé Porto Grande, situé au pied des chutes. Mon embarcation descend
un rapide de deux kilomètres, ayant une direction presque constante.
Je marche à pied avec mon hôte.
Dix hommes vigoureux descendent ma légère pirogue sur le versant très escarpé
d'une île qui sépare deux bras de la rivière. Cette manoeuvre nous fait éviter
les chutes de la Pancada. Ces cascades à pic offrent un coup d'oeil majestueux;
au milieu de la plus élevée, deux roches gigantesques isolées par les eaux ressemblent
aux colonnes d'un temple antique.
Arrivés à Porto Grande, nous jetons un coup d'ail sur
la dernière chute du Yary et nous nous mettons en route. Manuel Carlos me donne
une lettre pour don Urbano Numès, maître d'une habitation située à deux jours
plus bas.
Apatou, déjà indisposé depuis quelques jours, tombe malade et reste couché dans
la pirogue.
Nous rencontrons çà et là des habitations isolées où nous nous arrêtons pour
passer la nuit. Partout ces pauvres gens font des frais pour nous recevoir.
Le soir, nous arrivons chez don Urbano Nurnès, qui fait
le commerce du caoutchouc. C'est en outre l'agent du vapeur qui remonte la rivière
le premier jour de chaque mois.
Il nous faudrait attendre vingt-deux jours dans ces endroits malsains pour profiter
du vapeur. Urbano voyant que mon état de santé est déplorable, s'offre à nous
transporter jusqu'à Gurupa.
Cette bourgade, sur la rive droite de l'Amazone, est un point de relâche pour
les soixante-quinze vapeurs qui sillonnent l'Amazone.
Nous quittons l'habitation de don Urbano le 9 au soir, dans une large embarcation
à fond plat qui sert à transporter des bœufs. Vers trois heures du matin, je
suis réveillé par un sifflement perçant: c'est un vapeur; il passe si près de
nous que nous craignons un abordage.
L'Amazone ne produit pas sur moi l'impression que j'en
attendais : cette grande masse d'eaux grises me parait moins grandiose que les
petites rivières aux eaux noires, semées de roches aux formes pittoresques.
Je préfère la sévérité du grand bois au luxe de cette végétation dans des terrains
fangeux et insalubres.
Nous débarquons à Gurupa. A défaut d'hôtels, nous logeons dans la maison vide
d'un ami de notre pilote.
Le juge de paix, dont je regrette d'avoir oublié le nom;
et l'instituteur don Marquez me font un accueil très
cordial.
La vie matérielle coûte très cher à Gurupa, où l'on ne trouve ni légumes ni
fruits. Je paye dix francs une poule étique: aussi je ne tarde pas à épuiser
mes dernières ressources.
Six jours se passent sans qu'un vapeur s'arrête au port
de Gurupa. La fièvre me reprend.
Enfin, un soir, vers onze heures, j'entends des sifflements aigus: c'est un
vapeur. Nous montons à bord et partons pour Sainte-Marie-de-Belem.
J'espérais être bien reçu par les autorités. Mon état
de maladie devait au moins exciter la compassion de ces messieurs, mais le vice-consul
représentant la France me reçut d'un air glacial; le gouverneur du Para me dit
que « la géographie de l'intérieur de sa province lui importait peu » (sic).
L'évêque me prit pour un transporté évadé de Cayenne.
En proie à la fièvre, j'étais décidé à m'enrôler comme matelot à bord du premier
voilier qui sortirait de cette ville insalubre et inhospitalière.
Heureusement un capitaine au long cours, un Français,
M. Barrau, président de la chambre de commerce de Belem, offrit de me prêter
deux mille cinq cents francs, somme nécessaire pour rapatrier mes hommes et
payer mon passage pour l'Europe.
Cet homme généreux a déjà rendu des services de ce genre à plusieurs voyageurs
français.
Je quittai l'embouchure de l'Amazone le ler décembre.
Docteur Jules CREVAUX.
[1] Le danger passé, le coeur bat plus vite qu'à l'état normal.