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Le TOUR du MONDE 1892-2( vol LXIV )

LA CATASTROPHE DE SAINT-GERVAIS-LES-BAINS

PAR M. CHARLES DURIER,
VICE-PRÉSIDENT DU CLUB ALPIN FRANÇAIS.

12 JUILLET 1892. - TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

Quand j'arrivai, le 18 juillet dernier, à Bonneville, la population était encore sous l'impression de stupeur causée par le désastre de Saint-Gervais. On venait de découvrir deux cadavres sur les bords de l'Arve, à 5 kilomètres en amont. La propriété de mon hôte, M. Angel Blanc, couronne une colline, plantée de vignes et de bois, qui domine 1a ville vers le Môle. Entre les deux chaînes de montagnes qui s'écartent, la vue remonte le cours de la rivière jusqu'au défilé de Cluses. Le 12 juillet, vers 5 heures du matin, M. Angel Blanc était passé sur sa terrasse pour respirer la fraîcheur avant de se mettre au travail. L'Arve, avec sa teinte blanchâtre, coulait à son ordinaire. 11 rentre et, un instant après, entend comme le roulement d'un train du chemin de fer. Il se ravise; aucun train ne devait circuler à cette heure matinale. Il va à la fenêtre et voit une vague énorme qui d'une rive à l'autre, pareille au mascaret, mais en sens inverse, suivait bruyamment le cours de la rivière. En hâle il descend à la ville. Déjà la foule s'assemblait sur le pont où l'Arve, profondément agitée, charriait dans une boue limoneuse des monceaux d'herbes, des branches, des troncs d'arbres effeuillés, décortiqués, des planches, des meubles en pièces.

Pendant mon séjour à Bonneville je n'entendis parler d'autre chose. Le procureur de la République, M. Dubouloz, qui, à la première nouvelle, s'était rendu sur les lieux et qui m'a donné, par la suite, beaucoup de renseignements dont je le remercie, m'entretint des résultats de son enquête. Il me mit sous les yeux les photographies prises d'après les cadavres des victimes en vue d'en faciliter la reconnaissance, à mesure qu'on les avait dégagés de la vase ou recueillis sur les bords de l'Arve, à Passy, à l'île de Domancy, à Saint-Martin, à Magland, à Cluses, à Marignier. Ces malheureux corps gisaient étendus côte à côte, par groupes; quelques-uns défigurés, marqués de meurtrissures, vergetés par les branches d'arbres entraînés avec eux; d'autres indemnes, les traits reposés, comme plongés dans le sommeil.

J'avais rendez-vous à Chamonix avec mon ami M. Joseph Vallot. En traversant le Fayet, je vis l'immense désolation de la plaine, la tache sinistre, l'épaisse coulée de boue recouvrant des hectares de culture, qui déjà séchait, se fendillait, pareille à une terre maudite. Je trouvai M. Vallot à l'observatoire qu'il a fait construire au Rocher-des-Bosses, à 400 mètres au-dessous de la cime du Mont-Blanc. Comme en 1890, avec l'éminent astronome M. Jules Janssen, j'y fus retenu pendant quatre jours par une tourmente de neige et de grêle; mais M. Vallot venait de reconnaître, en compagnie de M. l'ingénieur Delebecque, le glacier de Tète-Rousse d'où s'est détachée l'avalanche qui avait causé le désastre de Saint-Gervais, et me fit part de ses observations. L'exploration me parut si complète et si probante que je jugeai inutile de la recommencer. Je me bornai donc, redescendu dans la vallée, à passer le col de Voza et à suivre les traces de l'avalanche jusqu'à Saint-Gervais. C'est avec l'émotion profonde que m'ont laissée ces deux semaines passées dans la région, que j'écris pour les lecteurs du Tour (lit Monde le résumé d'une catastrophe dont l'horreur est sans exemple dans l'histoire des Alpes.

L'établissement des bains de Saint Gervais occupait le fond d'un ravin étroit à 200 mètres Environ au dessous du village de ce nom, sur la rive droite du Bon-Nant. On  y accède par une allée de parc qui s'embranche sur la route de Sallanches à Chamonix, aussitôt après qu'on a passé le pont du Fayet. Des sentiers très rapides, tracés en zigzag à travers les pentes boisées, le mettent en communication avec le village, que la route de voitures n'atteint que par de longs détours. Le Bon-Nant, descendu des hauteurs du col du Bonhomme, alimenté par les eaux du revers ouest du Mont-Blanc, reçoit, sur sa rive droite, à 4 kilomètres environ en amont de Saint-Gervais, le torrent qui lui vient du glacier de Bionnassay. A partir de là et pendant plus de 2 kilomètres il parcourt une vallée bien aérée, puis s'engage dans une fissure profonde, creusée en plein roc, à peine accessible, où il forme une succession de rapides et de cascade. La plus haute de ces cascades, dite de Ci-épirt, était une des curiosités de la place; la dernière, la cascade des Bains, se rencontre à l'issue du défilé. Aussitôt après la chute, le torrent prend une allure moins agitée, le ravin s'élargit et débouche bientôt dans la vallée de l'Arve.

C'est à la sortie même de la gorge, à cinq minutes à peine de la dernière cascade, qu'était situé l'établissement, composé à l'origine d'un seul corps de logis, autour duquel vinrent se grouper successivement les bâtiments due l'affluence des baigneurs obligea d'y ajouter. Le danger de cette situation frappait bien des habitués des thermes, dont le bruit du torrent, la nuit, troublait le sommeil. Elle eût paru moins inquiétante si l'exploitation des eaux de Saint-Gervais eût été de date ancienne. Mais ce n'est qu'en 1806 qu'elles avaient été découvertes. Jusque là le ravin, profondément encaisse (on l'a élargi depuis!, encombré d'une végétation sauvage, n'était visité que par quelques rares pêcheurs de truites qui remontaient le cours du torrent en sautas de pierre en pierre. C'est même un de ces pêcheurs qui découvrit les sources, dont Tune ,jaillit au bord du Bon Nant. La gorge aurait donc pu, dans des temps antérieurs, être le théâtre d'une débâcle sans que l'histoire en conservât le souvenir pour servir d'avertissement. Il existe pourtant dans le pays une vieille tradition de ce genre, et certaines personnes m'avaient affirmé que j'en trouverais la confirmation dans d'anciens registres conservés à la cure de Saint-Gervais. Vérification faite, ces registres n'existent pas, sans que ce soit peut-être une raison pour repousser absolument la tradition.

Le plan des bâtiments figurait, assez bien un II majuscule, aligné parallèlement au torrent et dent les jambages seraient inégaux. La barre qui les unissait,, oit bâtiment central, seul reste du la construction primitive, divisait l'espace intérieur en deux cours; la première, plus spacieuse, dite cour d'honneur, la seconde appelée cour des sources nu ce tre de laquelle s'élevaient le pavillon thermal et les buvettes. Le bâtiment de gauche dans la cour d'honneur, adossé à la montagne qui supporte le village de Saint-Gervais, était désigné sous le nom de bâtiment de la montagne Celui qui lui faisait face, du côté du torrent, renfermait les grands appartements, salons, salle à manger, et se prolongeait vers le parc par le bâtiment neuf. Le bâtiment de la montagne et le bâtiment neuf étaient réservés au logement des baigneur s, et à tous leurs étages, au nombre de trois, régnaient sur la cour des galeries extérieures. Dans la seconde cour on trouvait : à gauche. faisant suite nu bâtiment de la montagne, les salles du bains, la chapelle, la chambre des machines; à droite, le bâtiment dit cita torrent Ce dernier était affecté au personnel rte service de l'établissement, tandis que les employés logeaient dans le bâtiment central.

Le bâtiment de la montagne et le bâtiment neuf celui-ci par sa construction plus récente et plus soignée, celui-là par sa situation excentrique présentaient une sécurité relative : i1 n'en était pas de même des bâtiments de la seconde cour - la chapelle ut les logements de domestiques -sur lesquels l'avalanche devait d'abord se précipiter et dont lus matériaux de qualité inférieure, les cloisons légères, étaient incapables de résistance : à plus forte raison, du bâtiment central situé transversalement. Il est même à remarquer que, comme le torrent, dès la sortie de la gorge, s'infléchit un peu vers la gauche, le bâtiment central se trouvait directement dans l'axe de son cours supérieur.

La catastrophe eut lieu, on le sait, dans la nuit du 11 au 12 juillet. Les étrangers n'étaient pas en aussi grand nombre qu'on pourrait le supposer. L'établissement était aménagé pour recevoir quatre cents personnes. 11 n'en contenait guère plus du quart. Gent six convives avaient pris place à la table d'hôte, Anglais, Américains, Suisses, Français, Allemands, Italiens -  un Danois qui, quelques jours auparavant, avait échappé à la catastrophe du vapeur le Mont-Blanc sur le lac de Genève., et qui devait trouver la mort dans celle-ci. La réunion avait été animée. Après le dîner on avait fait de la musique. Un artiste distingué de Genève, M. Carral, s'était fait entendre sur le piano, et la soirée s'était prolongée un peu plus que de coutume.

A 11 heures, cependant, chacun était rentré chez soi, et tout le monde reposait dans le premier sommeil, quand, vers 1 heure et demie, la catastrophe s'annonça par un bruit étrange et terrible. C'était comme un roulement continu de tonnerre, accompagné d'un violent mouvement de trépidation. Ce bruit s'entendit très loin  jusqu'à Passy, sur l'autre rive de l'Arve, où les habitants se trouvèrent sur pied, en proie à la plus vive terreur, n'apercevant rien, ne sachant ce qui se passait, imaginant quelque écroulement de montagne, comme celui du Dérochoir en 1751.

Tous les habitants de l'hôtel furent réveillés en sursaut, sans avoir le temps de se rendre compte du danger. La trombe d'eau arriva comme la foudre. Entre l'éveil donné et son irruption, c'est à peine s'il s'écoula une minute. En voici la preuve : Madame D... occupait, au premier étage du bâtiment neuf, une chambre contiguë à celle de ses deux jeunes filles. L'une de celles-ci, entendant le bruit, jette un cri d'alarme, se lève et va ouvrir la fenêtre qui donnait sur le torrent. La mère s'élance à bas du lit, pousse la porte de communication : au même instant, un flot de boue pénètre dans la pièce et, en se retirant, emporte la malheureuse femme; tandis que les deux jeunes filles sont l'une projetée au-dessus d'une armoire à glace, l'autre roulée sous une commode d'où on la retira, quelques heures plus tard, presque asphyxiée. Si l'on veut bien analyser le temps que put durer chacune des circonstances de ce lamentable incident, on se rendra compte de la soudaineté du désastre. Les constructions qui cédèrent - le bâtiment central, le bâtiment du torrent, et celui des grands appartements -- furent emportées en quelques minutes. « Le bâtiment central, dit un témoin oculaire, avança d'une dizaine de mètres, comme glissant sur des roulettes, puis fut dispersé en miettes. » La lave (c'est le terme consacré pour ces torrents d'eau boueuse) furieuse entraîna avec lis décombres les malheureux habitants, blessés, mutilés par la chute des toitures, des murs et des planchers. Presque tous furent noyés. Beaucoup, que les remous de l'eau rejetèrent sur les bords ou qu'elle déposa en s'écoulant, périrent lentement, asphyxiés par la boue. Les habitants du hameau des Plagnes, situé sur le grand chemin qui du Fayet conduit à Saint-Gervais-le-village, ont tous déclaré, avec un sentiment d'horreur qui certainement n'était pas feint, que pendant plus d'une demi-heure ils ont entendu d'épouvantables cris de détresse au-dessous d'eux, dans le ravin et la plaine du Fayet. Peu à peu ces cris se sont éteints.

De ceux qui furent ainsi entraînés du premier coup, un très petit nombre réussirent à se cramponner aux épaves flottantes, et furent recueillis encore vivants quelques heures après. Mais, à une exception près, tous ceux même qui ne semblaient avoir que des blessures légères, succombèrent par la suite. La vase absorbée avait empoisonné l'organisme. Seul un jeune employé comptable, récemment engagé, échappa à la catastrophe. D'une nature apathique, insensible à toute émotion, d'un moral qui ne s'affecte de rien, c'est le sourire aux lèvres que le jeune V... raconte son sauvetage. « Le bruit du torrent m'empêchait de dormir, quand soudain, à 1 heure et demie, je sentis une forte secousse, que je pris pour un tremblement de terre: une deuxième secousse survint une minute après et enleva le bâtiment qui bordait le torrent; la première avait rasé le pavillon transversal reliant les constructions latérales. Aussitôt après, je vis osciller le plancher du troisième étage où je couchais, et ne tardai pas à glisser au second, puis au premier, où je restai une minute environ, dans une chambre située près du torrent, voyant crouler autour de moi les plafonds et cloisons des chambres voisines. En ce moment mon compatriote B..., déjà blessé, tomba près de moi et nous nous finies nos adieux; puis le plancher sur lequel j'étais fut à son tour soulevé et emporté par la crue. Je lis avec ce radeau improvisé une dizaine de mètres, et le tout bascula dans l'eau. Ne sachant pas nager, je m'accrochai aux poutres et autres épaves qui passaient à proximité, tantôt surnageant, tantôt retombant dans la lave et saisissant de nouvelles poutres. Durant ce trajet ,j'ai vu passer de nombreux cadavres et j'eus soin d'éviter les blessés, qui auraient pu se cramponner à moi et m'entraîner au fond de l'eau. Arrivé au Fayet, je m'emparai d'une grosse planche, sur laquelle je me mis à califourchon, et continuai ainsi le trajet jusque dans la plaine, où je pris terre dans un champ de blé. Je me croyais sauvé; mais, après un repos de cinq minutes, je m'aperçus que ce champ était envahi de tous côtés par la crue : aussi, sans perdre courage, je me remis sur ma planche et abordai ensuite à la Pallud, près de la ferme Garny. Arrivé en cet endroit, je m'entendis appeler par mon nom et reconnus la voix de Mlle D..., de Sallanches, qui, moins heureuse que moi, était blessée et fut relevée expirante le matin. Je m'évanouis en arrivant près de la ferme, où je fus trouvé à 2 heures un quart. »

Qu'on imagine, pendant ce temps, l'affolement des personnes qui logeaient dans les bâtiments restés debout, mais envahis pourtant par les eaux; les appels désespérés, les gens, demi nus, courant à travers les corridors, les galeries, montant, descendant les escaliers, ne sachant où aller, par où s'échapper et, - ce qui devait porter la terreur à son comble - l'obscurité presque totale! Le ciel était étoilé, et la pleine lune, à son second jour, brillait au-dessus de l'horizon; mais ni la clarté du ciel ni celle de la lune ne pénètrent dans la gorge de Saint-Gervais. Le vent éteignait les bougies qu'on voulait allumer; on ne respirait qu'une odeur suffocante de pierres brisées; on n'entendait qu'un tumulte affreux, mugissement des eaux, écroulement des murs et cris de détresse; on ne voyait que des bâtiments entiers s'abattant comme des châteaux de cartes, un courant énorme qui remplissait la cour de l'établissement - masse mouvante où s'agitaient des formes étranges et sur laquelle flottait, de temps à autre déchiré par le vent, un rideau blanchâtre fait de vapeur d'eau et de poussière.

Le bâtiment de la montagne est séparé des escarpements boisés le long desquels serpente le sentier qui mène au village par un étroit couloir revêtu, du côté de la montagne, d'un mur de soutènement. Le sol de ce couloir, notablement plus élevé que celui de la cour, se trouve à mi-hauteur, à peu près, du rez-de-chaussée. C'était la seule issue possible, le bâtiment étant cerné par les eaux qui envahissaient le premier étage. Malheureusement, aucune chambre ne prend jour de ce côté.

« L'idée nous vint, dit M. le comte de S. S..., de nous échapper par les fenêtres des water-closets, qui, seules, donnaient du côté de la montagne. Le médecin de l'établissement, le docteur Guyenot, accouru du bâtiment central, venait de sauter par l'une d'elles, essayant d'atteindre le sommet du mur de soutènement. Mais son élan n'étant pas assez fort, il était retombé au fond du couloir en se cassant le bras en plusieurs endroits. Nous attachâmes alors trois draps mis bout à bout. M. de L... descendit le premier avec une petite fille; puis ma femme, qui ne voulait pas se séparer de ses enfants et dont nous eûmes quelque peine à vaincre les résistances. Je pris alors ma fille aînée et un de mes fils, cramponnés à mou cou, afin d'avoir les mains libres. C'est M. de T... qui tenait les draps pendant la descente, avec beaucoup de sang-froid ...

« Restait l'institutrice avec un bébé de dix-huit mois. Je songeai d'abord à remonter le prendre, mais il n'y avait pas de temps à perdre, d'autant plus que d'autres personnes encombraient la fenêtre, pressées de sortir à leur tour. Je dis à l'institutrice de lâcher l'enfant et j'eus le bonheur de le recevoir sain et sauf dans mes bras, après un instant de poignante émotion. L'institutrice se laissa glisser la dernière, mais à mi-hauteur elle lâcha la corde improvisée et tomba sur une claie, heureusement sans se faire de mal. Nous rie pouvions, avec quatre enfants de sept à quatre ans et deux femmes, nous occuper de ceux qui nous suivaient; aussi primes nous le sentier raide et rocailleux du village, pieds nus, en chemise, portant chacun un enfant. Le tonnerre des eaux était tel que l'on pouvait croire que cette partie de la montagne allait s'écrouler. Cependant, déjà l'eau baissait. La comtesse, descendue la seconde, avait trouvé un pied d'eau, et quand je reçus le dernier des enfants il n'y avait plus que de la boue. Tout ceci s'est passé en moins de cinq minutes depuis mon réveil, et les derniers bâtiments s'écroulaient et fuyaient dans le courant. »

Des scènes pareilles se passaient au bâtiment neuf, mais avec un degré d'épouvante de plus. Ici, nulle retraite : d'un côté le torrent, de l'autre la cour envahie par les eaux. Les têtes furent perdues, le vertige presque général. On voit l'inondation sans cesse grandissante; les yeux se remplissent d'images fantastiques et la terreur cause de véritables hallucinations. « Tout à coup, vers une heure et demie du matin, raconte Mme J. U..., de Genève, je suis réveillée en sursaut par un craquement formidable, une sorte de déchirement sinistre. Mon lit flottait littéralement; les murs vacillaient; j'entendais des bruits affreux venant du côté de la montagne. Je m'habille à la hâte, comme je peux. Alors je sens que le bâtiment se déplace, j'ai l'impression qu'il est emporté et je pense à mes enfants, à tous les miens, me voyant perdue. Je cours à la fenêtre et je vois, je devine plutôt à la lueur des étoiles, que les eaux ont envahi tous les bâtiments de l'établissement. Je me précipite dans les couloirs, où se trouvaient mes amis de Genève. Nous montons sur le toit pour nous préserver des eaux qui grossissaient. De là nous dominons l'horrible scène de dévastation. Bien qu'il fasse nuit, la clarté est suffisante pour distinguer le torrent qui continue à tout balayer sur son passage. »

Comme Mme J. U..., la plupart des personnes qui  habitaient le bâtiment neuf vinrent peu à peu se réfugier sur la terrasse du pavillon. Le danger passé, elles redescendirent dans leurs chambres pour se vêtir. Quand les secours furent arrivés, on établit, avec des planches, des sommiers, des matelas, des meubles, des malles, des valises, une sorte de pont sur le champ de boue, et chacun s'y laissant descendre le long des draps attachés à la galerie du second étage put gagner le versant de la montagne.« De ce lieu de sûreté, ajoute Mme J. U..., nous entendions les cris de détresse des malheureux que le torrent n'avait pas entraînés ou que les rochers et les glaçons n'avaient pas broyés sur le coup. Mais il nous était impossible de leur porter le moindre secours. Nous avons vu vaguement passer dans la demi-obscurité des corps, des débris de toute sorte venant du torrent en amont, car, des bâtiments vieux de l'établissement il ne restait plus rien. A ce moment j'ai vu positivement le bâtiment neuf se déplacer ; les plafonds doivent être tous défoncés, et je puis vous affirmer qu'on verra que le bâtiment a été déplacé, s'il est encore debout. »

II y a, sans doute, dans ce récit pathétique, des traits exagérés, des visions purement imaginaires (la dernière, par exemple) - intéressantes à noter, cependant, parce qu'elles décèlent le trouble d'esprit dont la plupart des hôtes du bâtiment neuf furent atteints. Parmi toutes ces scènes d'affolement, on cite l'histoire d'une dame anglaise qui, surprise par le bruit effrayant dont elle ne comprenait pas la cause, ferma sa porte à double tour, mit la clef dans sa poche, puis, une fois correctement vêtue, se mit à écrire une lettre de dernier adieu à sa famille. Si le fait est vrai, cette dame prenait à son insu le meilleur moyen d'échapper nu péril, et si les habitants du bâtiment neuf eussent été paralysés par la peur au point de ne pas chercher à fuir, le nombre des victimes eût été moins considérable. Beaucoup, malheureusement, perdant toute possession d'eux-mêmes, enjambèrent les balustrades des galeries et se précipitèrent dans le torrent ou s'enlisèrent dans la vase. Même le sauvetage - évasions par les fenêtres, établissement d'un pont sur les vases encore molles - n'allait pas sans de grands risques. Il y eut des actes de sang-froid et de courage. Un garçon coiffeur de l'établissement, nommé Emile Denzler, se signala tout particulièrement par son intrépidité et sa présence d'esprit. Chacun pensa aux siens, beaucoup pensèrent aux autres, et l'on ne conçoit que trop bien que, comme dans un vaisseau naufragé, tous eussent hâte d'atteindre la terre ferme. La catastrophe, cependant, fut à la fois si subite et si passagère, elle produisit si rapidement tous ses effets désastreux, que, par le fait, les sauvetages ne sauvèrent guère que les personnes qui étaient déjà sauvées et qui eussent quitté les bâtiments sans danger, si elles eussent pu attendre le jour.

Les premières clartés de l'aurore dévoilèrent toute l'étendue du désastre. Le bâtiment de la montagne dont tous les hôtes avaient été sauvés - et le bâtiment neuf restaient debout, ce dernier, pourtant, assez fortement endommagé vers le torrent. Le sol, boueux, jonché de pierres et de débris de toute espèce, s'était exhaussé dans les cours, de façon à enterrer complètement le rez-de-chaussée. Un enduit grisâtre marquait le niveau des eaux jusque sous la galerie du second étage et tranchait si vigoureusement sur la blancheur des murs, qu'on pouvait, à première vue, le prendre pour une couche de badigeon. De l'aile droite de la cour d'honneur et du bâtiment du torrent, il ne subsistait que des cloisons chancelantes sous des lambeaux de toiture. Le bâtiment central avait été balayé sans laisser de traces. Sa place était marquée par deux énormes blocs de rocher, précipités de la gorge du Bon-Nant et dont l'un cubait 250 mètres - comme s'il eût été abattu d'une pièce par cet effroyable coup de bélier. Vers la montagne, dans la petite cour, les murs d'avant étaient effondrés, les intérieurs dévastés et la chapelle béante montrait son escalier tordu, son plafond pendant à des tiges de fer, ses décors balafrés d'éclaboussures, tandis que, au-dessus de l'autel, la grande fresque du Seigneur et des anges était restée intacte et qu'on pouvait lire à l'entour, sur un fond d'or encore éclatant, ces mots qui semblaient empreints d'une cruelle ironie

Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus.

La scène en aval de l'établissement n'était pas moins lamentable. Une dépendance isolée, en avant du bâtiment de la montagne, avait été rasée à niveau du sol. Le pont du Fayet, pont d'une arche, jeté sur le BonNant pour le passage de la route de Sallanches, avait résisté, mais la balustrade en fer avait été déchaussée et entraînée avec les plaques qui la supportaient, le tablier était recouvert de pierres d'assez grosse dimension. Sa résistance même avait ajouté au désastre. Devant cet obstacle, la trombe d'eau s'était déversée vers la gauche, rompant la route et emportant une partie des maisons du Bas-Fayet qui la bordaient. Une de ces maisons., en bois sur soubassement de maçonnerie, fut transportée flottant à près de 800 mètres, et déposée presque intacte, la toiture encore entière, avec une pauvre femme qui l'occupait et qui, de la sorte, fut miraculeusement sauvée. De la route à l'Arve, les eaux s'étalèrent sur 150 hectares de terrain, arrachant les vergers, recouvrant les cultures d'une couche épaisse de limon et de gravier. l'Arve monta de 80 centimètres. Les rives furent jonchées de troncs d'arbres, de branchages déchiquetés, mis en pièces. Tous les îlots, tous les bas-fonds furent parsemés de débris, de poutres, de paillasses, de tonneaux, de roues de voiture, d'objets sans forme et sans nom.

A l'Arve s'arrêtaient les ravages du torrent, mais on sut bientôt que la vallée supérieure n'avait pas été moins éprouvée. L'avalanche avait suivi dans toute sa longueur le torrent de Bionnassay, ravinant profondément les terrains d'alluvion qui le surmontent, se portant à l'assaut tantôt d'une rive, tantôt de l'autre, selon les sinuosités de son cours, et se rabattant chaque fois dans son lit avec les chalets enlevés, les rochers déchaussés, les arbres déracinés. Avant d'aboutir à la large vallée de Montjoie où il se jette dans le BonNant, le torrent de Bionnassay s'engage dans une fente de rochers, à parois verticales, de 30 mètres au moins de profondeur. Le village de Bionnay est situé à l'issue de ce défilé, à peu près comme l'établissement des bains à l'issue de celui de Saint-Gervais. Les eaux, arrêtées par l'encombrement des matériaux qu'elles transportaient, s'entassèrent à une hauteur énorme jusqu'à ce que, la digue rompue, elles se précipitèrent sur le village à la pression de plusieurs atmosphères. A l'exception de la maison d'école,toutes les maisons échelonnées sur le côté gauche de la route furent balayées. La trombe franchit le Bon-Nant, en suspendit le cours, et enleva encore plusieurs chalets de sa rive gauche à 25 mètres au-dessus du fond de la vallée. De là les eaux s'étalèrent sur un plus vaste espace et envahirent les champs, pour se rassembler enfin toutes ensemble et s'engouffrer dans la gorge de Saint-Gervais, en passant sous le nouveau pont de la route de Mégève, dont l'arche est haute de 50 mètres, mais emportant l'ancien pont, dit Pont du Diable. Pendant tout ce parcours on observe, d'une berge à l'autre, les oscillations dont nous avons déjà parlé. La lave enlevait les habitations sur une rive, tandis qu'elles étaient respectées sur la rive opposée, quoique à un niveau bien inférieur.

Mais c'est au Pont du Diable qu'on a pu le mieux constater, d'après M. Pricam, de Genève, l'extraordinaire amplitude de ce balancement : d'une part, les sapins tachés de boue jusqu'à 30 mètres au-dessus du thalweg, tandis qu'il n'y en a pas trace à 5 mètres sur l'autre versant

Sans qu'on sût d'abord ce qui s'était passé, l'effroyable bruit de la cataracte avait répandu l'alarme dans les pays environnants. Le maire de Sallanches fit sonner le tocsin. Les secours arrivèrent de toutes parts. On s'empressait à soigner les blessés, à retirer les malheureux à demi enlisés dans les vases ou retenus à quelque épave.

Les autorités averties se rendirent en hâte sur les lieux du sinistre : député, préfet, sous-préfet, procureur général, procureur de la République, ingénieurs du département. On organisa des escouades de travailleurs, des détachements de troupes furent requis, et les recherches, le déblaiement, se poursuivirent avec toute l'activité possible. Il est probable qu'on ne saura jamais le nombre des victimes, la régisseuse des Bains, Mme Fauron, ayant été noyée, et tous les registres et papiers de l'établissement enlevés par l'inondation. Une évaluation officielle en donne 24 pour les villages de Bionnassay et de Bionnay (vu la saison des pâturages, la plupart des paysans étaient en montagne), 12 au Fayet; à l'établissement des bains, 71 baigneurs, dont 36 seulement ont été retrouvés, et 53 domestiques des deux sexes, tant du personnel de l'hôtel que de ceux attachés aux baigneurs. En défalquant ces chiffres du nombre d'habitants constaté à l'hôtel le 11 juillet au soir, on arrive à ce résultat que 35 baigneurs et seulement 7 domestiques auraient été sauvés. Mais, nous le répétons, ce n'est là qu'une évaluation : si toutes les personnes qui ont été recherchées ou réclamées, et pour lesquelles des lettres ou des télégrammes ont été adressés aux Bains, ont réellement disparu dans le désastre, le nombre des victimes dépasserait 200. Beaucoup furent retrouvées ensevelies dans les vases, sans blessures. Leur corps enduit de boue, leur attitude, évoquaient le souvenir des ébauches en terre glaise qu'on voit dans les ateliers de sculpteurs. D'autres, ceux de Bionnay, notamment, entraînés à travers la gorge rocheuse de Saint-Gervais, précipités dans la cascade de Crépin, étaient horriblement mutilés. Longtemps encore après, l'Arve charria des cadavres qui venaient s'échouer sur ses bords. On en découvrit jusqu'à Seyssel, dans le Rhône. Le nombre seulement de ceux qui furent recueillis aux alentours des bains fut tel que le cimetière de Saint-Gervais se trouva trop exigu pour les recevoir, et qu'il fallut procéder à une expropriation sommaire pour obtenir un terrain où ces tristes dépouilles ne devinssent pas une cause de pestilence pour la population du village.

Les pertes matérielles ont été considérables. Une première évaluation les fixe à plus de 1200000 francs pour les propriétés particulières, y compris l'établissement des bains, situées sur les communes de SaintGervais, Passy et Domancy. Le village de Bionnay, construit en bois à l'exception de l'église et de la maison d'école, celui du Fayet, ont été presque anéantis. En maint endroit, les routes, ponts, passerelles, digues, canaux d'irrigation, ont été détruits, les récoltes enlevées, les moulins renversés, les champs, les jardins, les prés, profondément ravinés. Dans le val de Montjoie, entre Bionnay et le hameau de Vernet, sur une longueur de 3 kilomètres, une partie du courant, empruntant la chaussée de la nouvelle route en cours d'exécution, a bouleversé les talus et à demi comblé les tranchées.

Bien que les heures de nuit où s'est produite l'avalanche rendent les témoignages quelque peu incertains, il parait possible d'en déterminer la vitesse avec un degré d'exactitude suffisant. Les époux Mugnier, qui tiennent le pavillon de Bellevue au col de Voza, à proximité du point où commença l'avalanche, estiment qu'elle se produisit à minuit et demi. « C'était un train épouvantable, disent-ils,; toute la maison a remué. Nous avons pensé que c'était de la glace, parce qu'il en tombe continuellement de la pente des Rognes. » Leur déclaration, quant à l'heure précise, est confirmée par celle des ouvriers employés à la carrière d'ardoises du Prarion. Ceux-ci eurent le temps de descendre au col et de remonter, soit une demi-heure environ, sans cesser d'entendre le bruit, quoiqu'il s'éloignât progressivement. D'autre part, les récits des survivants de l'établissement des bains, notamment celui du jeune V..., qui ne s'était pas endormi, s'accordent pour fixer vers 1 heure et demie l'arrivée de la trombe d'eau. Celle-ci aurait donc mis une heure à parcourir l'intervalle de 12 kilomètres qui sépare la base du glacier de Bionnassay de l'établissement des bains. C'est une vitesse moyenne de 200 mètres par minute, vitesse qui ne parait pas excessive. Mais il faut observer que le courant dut être arrêté quelque temps dans la gorge de Bionnay. En outre, se portant alternativement d'une rive à l'autre, il décrivait une courbe flexueuse, au lieu de suivre la ligne directe. On affirme qu'un homme échappé à la ruine du village de Bionnay eut le temps d'arriver, tout courant, à Saint-Gervais pour demander des secours, et qu'on se disposait à le suivre quand on entendit le tumulte des eaux dans le ravin. Avec quelque réserve qu'il convienne d'accueillir des rapports de ce genre il est certain que la faible pente du val de Montjoie aura retardé la marche du fléau. IL résulte, d'ailleurs, des observations de M. Duparc, que la lave devait avoir acquis un état de compacité extraordinaire : elle avançait à la façon d'un liquide visqueux, présentant une surface d'une convexité très accusée, tandis que la partie la plus fluide s'épandait sur les bords.

Nul spectacle, peut-être, n'est plus instructif que celui de la plaine du Fayet pour se représenter l'inconcevable furie dont les eaux durent être animées en débouchant sur l'établissement des bains. Un espace de plusieurs kilomètres carrés est recouvert d'un dépôt boueux qui, sur plusieurs points, atteint une assez grande épaisseur. Or il est établi que l'apport de cette masse immense de déjections ne dura guère plus d'un quart d'heure. Cette constatation, jointe à celle de la densité de la lave, explique comment des pierres d'un assez fort volume, telles que celles qui recouvraient le tablier du pont du Fayet, ont pu être, non seulement roulées, mais charriées à flot. On a été jusqu'à prétendre que les énormes blocs déposés en avant du bâtiment central des bains et qu'on ne manquera pas de remarquer au premier plan de plusieurs de nos gravures provenaient du chantier de construction du nouveau pont jeté à Bionnay pour le passage de la route rectifiée du val de Montjoie. Longueur du trajet à part, des pierres d'une pareille grosseur n'auraient pu franchir l'étroite gorge de Saint-Gervais. Il a été reconnu depuis qu'elles avaient été arrachées à la cascade de Crépin. La cascade est encore à une certaine distance des bains, et le fait du transport de ces blocs depuis là est déjà assez extraordinaire pour se passer d'amplification.

On s'est demandé si la lave avait été le seul agent de destruction et si une trombe d'air, entraînée par la coulée boueuse, n'avait pas pu contribuer aux dégâts. Certains habitants de Saint-Gervais prétendent avoir été avertis par « une poussée d'air qui a fait trembler les maisons comme vies feuilles », et, aux bains, plusieurs personnes déclarent <, avoir ressenti tout d'abord un violent coup de vent qui fouettait les vitres en les criblant de cailloux». Par contre, un homme de Bionnay, dont le chalet était situé sur la rive gauche du torrent, raconte que, éveillé par le bruit, « il ouvrit sa fenêtre, pensant qu'il faisait grand vent; et remarqua que les feuilles des arbres ne bougeaient pas ». Il serait malaisé de se prononcer entre des assertions aussi contradictoires, si l'on ne savait (lue de pareilles trombes d'air peuvent se produire sans que l'ébranlement se propage sur les côtés. Il faut observer, d'ailleurs, que les habitants de Saint-Gervais, enfermés dans leurs demeures, n'ont pu faire qu'une supposition - exactement la même que celle de l'homme de Bionnay avant qu'il ouvrît sa fenêtre, - et que la trépidation de leurs maisons est très suffisamment expliquée par le passage désordonné de la lave dans le ravin. Une preuve péremptoire que l'agitation de l'atmosphère n'a pas été assez violente pour causer de sérieux dégâts à Saint-Gervais, c'est que ni les toitures des bâtiments des bains qui sont restés debout, ni les galeries, ni les fenêtres au-dessus du niveau de la crue, n'ont souffert de dommage. J'ai également été frappé de voir, tant dans la gorge de Saint-Gervais que dans celle de Bionnay, que les arbres qui dépassaient ce même niveau n'avaient pas de branches cassées, ce qui n'eût pas manqué d'arriver s'ils eussent été saisis par une tourmente atmosphérique de quelque intensité. M. Peloux, inspecteur des forêts à Bonneville, à qui je dois beaucoup de reconnaissance pour les renseignements qu'il m'a fournis, est cependant d'un avis contraire. Ayant assisté à la découverte du cadavre d'un malheureux vieillard écrasé, à Bionnay, sous la ruine de sa maison, il a observé que ni le corps, ni aucun objet à l'intérieur n'était contaminé de boue et n'indiquait le passage des eaux. Il est donc fort possible que le déchargement subit des eaux par la gorge de Bionnay ait causé un coup de vent assez impétueux pour renverser les frêles édifices de bois sur sa rive droite, tout en respectant la maison d'école, construite en pierre.

Des débâcles de cette sorte, sinon aussi terribles dans leurs résultats, se sont produites plus d'une fois dans les Alpes. Il suffit de rappeler l'inondation de la vallée de Bagnes en 1818. Celle-ci avait eu pour cause la formation d'un lac temporaire derrière un écroulement du glacier de Gétroz qui vint à barrer le cours de la Dranse. La digue rompue, une énorme masse d'eau se précipita sur la vallée, formant une vague de plus de 30 mètres de hauteur, enlevant cent trente chalets, une forêt entière et une immense quantité de terre et de pierres. L'analogie de la catastrophe de Saint-Gervais avec celle de Bagnes était si évidente que, à la première nouvelle, les personnes qui ont quelque connaissance de la montagne n'hésitèrent pas à lui attribuer la même origine et pensèrent qu'une embâcle avait dû se former en front du glacier de Bionnassay. Il fallut vite renoncer à cette opinion. Les témoignages des montagnards, les reconnaissances opérées par divers explorateurs, M. Duparc, professeur à l'Université de Genève, M. A. Forel, le savant glaciairiste de Morges, établirent que l'avalanche était descendue du glacier de Tête-Rousse, situé par 3 200 mètres d'altitude absolue, à la base de l'Aiguille du Goûter, un des contreforts du Mont-Blanc. Roulant alors sur la pente escarpée, haute de 1 500 mètres, de la montagne des Rognes, elle s'était précipitée sur la moraine droite du glacier de Bionnassay, dont elle avait emporté une partie considérable, avant de se jeter dans le lit du torrent. Nul doute n'était possible d'ailleurs : non seulement des hauteurs voisines, mais de plusieurs points de la vallée de l'Arve et jusqu'à Sallanches, on voyait la brèche ouverte à la base du glacier. Je l'ai même très nettement distinguée du sommet du Môle, à 40 kilomètres de distance.

Le glacier de Tête-Rousse n'a guère que 40 hectares de superficie. Bien que les ascensionnistes au MontBlanc, par la voie dite de Saint-Gervais, le rencontrent en chemin, il est peu connu. Les Itinéraires n'en font pas mention, les meilleures cartes ne le nomment pas et en tracent inexactement les contours. Mais les personnes qui ont lu les Voyages clans les Alpes de Saussure se souviendront, peut-être, d'un passage relatif à la tentative d'ascension du célèbre naturaliste de Genève par l'aiguille du Goûter. « La situation de la cabane que mes guides avaient fait construire au pied de l'Aiguille pour nous servir de refuge était la plus heureuse qu'il fût possible de choisir dans un endroit aussi sauvage. Elle était appliquée à un rocher, à quinze ou vingt pas au-dessus d'un petit glacier couvert de neige, dont il sortait une eau claire et fraîche qui servait à tous les besoins de la caravane. » Le petit glacier est le glacier de Tête-Rousse, et c'est le ruisseau d'eau claire et fraîche, démesurément grossi, qui a dévasté Saint-Gervais.

M. Forel pensa d'abord qu'il n'y avait eu qu'une avalanche énorme de glace, qui, tombant au bas de la pente des Rognes; se serait pulvérisée et pour ainsi dire réduite en bouillie par la violence du choc. Mêlée alors aux graviers de la moraine, délayée dans l'eau du torrent de Bionnassay, chargée du produit de ses érosions dans les berges des vallées, la masse entière aurait accompli son trajet de 13 kilomètres jusqu'à l'Arve, assez dense pour porter dans son épaisseur de gros blocs de pierre, assez fluide cependant pour s'écouler avec une puissance irrésistible sur une pente moyenne de 10 pour 100. II est certain qu'une portion du glacier s'est détachée. On a, remarqué de nombreux blocs de glace sur le parcours de l'avalanche et jusque dans l'Arve, à 15 kilomètres de Saint-Gervais. Mais cette théorie, où l'eau ne jouait qu'un rôle secondaire, avait le tort d'oublier que, lors de la catastrophe de Bagnes, la partie antérieure du glacier de Gétroz, tombant aussi d'une grande hauteur, était restée surplace, et que sa chute, loin d'entraîner de telles conséquences, serait passée inaperçue si elle n'avait suspendu le cours du torrent.

Le plus vraisemblable, c'est qu'il s'était formé dans le glacier même un lac qui, pour quelque cause inconnue, se serait soudainement vidé. L'existence de pareilles poches d'eau a été plusieurs fois constatée, et leur rupture explique ces crues soudaines de certains torrents glaciaires dont M. Heim a étudié un remarquable exemple dans le massif du Toedi. Elles se produisent, en général, dans ce qu'on appelle les crevasses de fond, c'est-à-dire dans les crevasses qui n'ont pas d'orifice à la surface du glacier.Elles peuvent aussi provenir, selon M. Peloux, d'un de ces entonnoirs connus sous le nom de moulins, où s'engouffrent les eaux superficielles des glaciers: mais, à notre avis, ce ne saurait être le cas pour le glacier de Tête-Rousse, qui a trop peu d'étendue pour qu'il puisse se former à sa surface des ruisseaux de quelque abondance. Quoi qu'il en soit, quand ces poches d'eau aboutissent directement au lit rocheux, les eaux qui s'y rassemblent par les mille canaux qui circulent à travers la masse glaciaire, trouvent un écoulement facile et vont grossir le torrent terminal. Mais il peut arriver qu'elles soient tout à fait intérieures, en sorte que l'eau ne trouve plus d'issue ou qu'il ne s'en échappe qu'une quantité insignifiante. Les montagnards prétendaient d'ailleurs avoir remarqué, à l'appui de cette explication, que, depuis quelque temps, le ruisseau de Tête-Rousse avait notablement diminué de volume.

Ces vues ont été pleinement confirmées par l'exploration à laquelle ont procédé, le 19 juillet, MM. J. Vallot et A. Delebecque, accompagnés de M. Étienne Ritter et des guides Gaspard Simon et Alphonse Payot, de Chamonix. Ces messieurs ne se bornèrent pas à reconnaître du dehors la brèche existant à labase du glacier : ils pénétrèrent à l'intérieur malgré le danger imminent des blocs de glace prêts à se détacher de la voûte. Le front du glacier, resserré entre deux arêtes rocheuses convergentes, se terminait par une paroi presque verticale de 40 mètres de hauteur, sa section figurant, à peu de chose près, une demi-circonférence de 100 mètres de diamètre. La cavité qui s'ouvrait dans cette paroi affectait une forme lenticulaire de 40 mètres de diamètre sur 20 de hauteur. A peu de distance de son ouverture, elle se ramifiait en deux couloirs, dont l'un, celui de droite, était presque entièrement obstrué par les glaçons. L'autre couloir paraissant plus accessible, les explorateurs s'y engagèrent et, après avoir fait une centaine de pas, furent surpris de se trouver tout d'un coup à ciel ouvert. Ils étaient au fond d'une sorte de cratère qui prenait jour sur le plan du glacier. Ce puits, de forme à peu près cylindrique, mesurait 80 mètres dans son plus grand diamètre; 40 mètres dans le plus petit; ses parois verticales avaient une hauteur de 40 mètres; le fond en était encombré de quartiers de glace comme s'il eût été fermé à l'origine par une voûte qui se serait effondrée. Jusqu'à une hauteur de 25 à 30 mètres, on observait dans la glace vive et transparente des parois ces larges surfaces concaves, à bords arrondis, qui attestent d'une façon irréfragable le séjour prolongé des eaux. MM. Vallot et Delebecque estimèrent à 100 000 mètres cubes la quantité d'eau qui s'était emmagasinée, tant dans ce réservoir que dans la cavité d'entrée, sans tenir compte de leurs prolongements possibles: en effet, sur un des côtés du puits s'ouvrait une énorme fissure, où coulait un ruisseau et qui communiquait probablement avec d'autres vides intraglaciaires. II était dès lors manifeste que le déversement subit de ce lac intérieur avait été la cause première de la catastrophe. Quant à dire quel accident avait pu en provoquer la rupture, il semble qu'on n'eût que l'embarras du choix. Le seul profil du glacier, dont l'extrémité reposait sur un fond de cuvette suivi d'une pente très accentuée, faisait voir tout ce que cette construction avait de fragile et d'instable : qu'un mouvement de progression ait fait avancer le glacier au delà du seuil rocheux où il s'arrêtait, que la pression des eaux soit devenue trop forte, ou que, enfin, la voûte du cratère se soit écroulée, l'effet était le même : lé front du glacier cédait, donnant ouverture aux eaux. Un glacier miné de la sorte était une menace constante et malheureusement ignorée. Et, maintenant, il serait prématuré, peut-être, de parler de l'avenir des eaux de Saint-Gervais. Un statisticien flegmatique s'est demandé si le nombre des personnes qu'elfes ont rendues à la santé ne compensait pas bien celui des victimes du 12 juillet. Mais, sans donner à notre pensée une forme aussi choquante, nous ne pourrions que déplorer, si elle devait être définitive, la disparition d'une station balnéaire dont l'efficacité était reconnue par les premières autorités médicales. Rien ne serait plus facile que de reconstruire l'établissement dans des conditions de sécurité absolue. Il suffirait de ne maintenir au voisinage des sources que les salles de traitement, les buvettes, en les reportant même en arrière du bâtiment de la montagne, qui a à peine souffert. Quant aux logements, ils trouveraient leur place sur le coteau à l'issue du ravin, vers l'endroit où s'élève actuellement l'hôtel des Alpes. L'exposition est admirable : on aurait le parc avec ses beaux ombrages en arrière, au lieu de l'avoir en avant, et l'agrément du séjour n'y perdrait rien. Le site de l'établissement pouvait paraître pittoresque au touriste de passage, mais il était sans perspective et, par les temps couverts, avec lesquels il faut compter, d'une tristesse accablante. L'auteur d'une notice manuscrite retrouvée dans les boues de la cour d'honneur assure que « l'on s'y faisait ». Mais on se fait à tout. Je terminerai sur une dernière remarque. A la sortie du parc et non pas à l'écart, mais contre le torrent même, existait une dépendance de l'établissement, grand pavillon à deux étages, entièrement bâti en planches de sapin. Ce chalet n'a souffert aucun dommage. Il n'y avait dans le ravin de Saint-Gervais qu'une place réellement dangereuse -sous la dernière chute du Bon-Nant, à l'orifice de la gorge d'où la trombe s'est abattue comme par une écluse brusquement ouverte - c'est celle qu'occupait l'établissement des bains.

Malgré la force .prodigieuse que dut acquérir une pareille masse d'eau tombant d'un bond par une pente de 1 500 mètres de hauteur, l'avalanche n'aurait pas fait des dégâts aussi considérables, si elle n'avait rencontré, dans l'étendue de son parcours, certaines dispositions locales pour lui communiquer une nouvelle impulsion et en accroître la violence. On peut, ce semble, relever jusqu'à quatre de ces points critiques. Les curieuses observations de M. Franz Schrader aux Bossons ont fait voir que les moraines se délitent fréquemment sous l'influence des eaux atmosphériques. Dans cet état d'émiettement et d'infiltration, la moraine du glacier de Bionnassay, fortement entamée par la trombe d'eau, a dû se résoudre presque instantanément en une coulée pâteuse d'un volume énorme. Nous avons déjà décrit les effets désastreux de l'embâcle qui s'est produite dans la gorge de Bionnay. Un peu au delà, l'avalanche, en se jetant par le travers dans le torrent du Bon-Nant jusqu'à rejaillir à 25 mètres plus haut sur la rive opposée, en aura arrêté le cours pendant un temps assez long pour que les eaux amoncelées se soient précipitées ensuite avec une puissance irrésistible.Il est bien connu, à Chamonix, que lorsque le ruisseau de la Griaz, d'un débit insignifiant en temps ordinaire, subit une forte crue, l'Arve, qui le reçoit, reflue jusqu'à 4 kilomètres en amont. Enfin, les cataractes de Saint-Gervais donnèrent, si- l'on ose dire, un dernier coup de fouet à l'avalanche qui, sans ces recrudescences répétées, n'eût causé sans doute, à la distance de 13 kilomètres de son point de départ, qu'une inondation sans, trop graves conséquences.

Et, maintenant, il serait prématuré, peut-être, de parler de l'avenir des eaux de Saint-Gervais. Un statisticien flegmatique s'est demandé si le nombre des personnes qu'elfes ont rendues à la santé ne compensait pas bien celui des victimes du 12 juillet. Mais, sans donner à notre pensée une forme aussi choquante, nous ne pourrions que déplorer, si elle devait être définitive, la disparition d'une station balnéaire dont l'efficacité était reconnue par les premières autorités médicales. Rien ne serait plus facile que de reconstruire l'établissement dans des conditions de sécurité absolue. Il suffirait de ne maintenir au voisinage des sources que les salles de traitement, les buvettes, en les reportant même en arrière du bâtiment de la montagne, qui a à peine souffert. Quant aux logements, ils trouveraient leur place sur le coteau à l'issue du ravin, vers l'endroit où s'élève actuellement l'hôtel des Alpes. L'exposition est admirable : on aurait le parc avec ses beaux ombrages en arrière, au lieu de l'avoir en avant, et l'agrément du séjour n'y perdrait rien. Le site de l'établissement pouvait paraître pittoresque au touriste de passage, mais il était sans perspective et, par les temps couverts, avec lesquels il faut compter, d'une tristesse accablante. L'auteur d'une notice manuscrite retrouvée dans les boues de la cour d'honneur assure que " l'on s'y faisait ". Mais on se fait à tout.
Je terminerai sur une dernière remarque. A la sortie du parc et non pas à l'écart, mais contre le torrent même, existait une dépendance de l'établissement, grand pavillon à deux étages, entièrement bâti en planches de sapin. Ce chalet n'a souffert aucun dommage. Il n'y avait dans le ravin de Saint-Gervais qu'une place réellement dangereuse, sous la dernière chute du Bionnay, à l'orifice de la gorge d'où la trombe s'est abattue comme par une écluse brusquement ouverte : c'est celle qu'occupait l'établissement des bains
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Charles DURIER.

Update: 20.03.2006