Extrait du
"Voyage en Espagne de G.Doré et de Ch. Davillier, vol 1862-2 , N°12"
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VOYAGE EN ESPAGNE
PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.
GRENADE
1862. – DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INEDlT DE M. CH. DAVILLIER.
De Grenade à Jaen. - La Sierra
de Martos; les bandits; Jaen. - Les dormeurs en plein air; les paysans et leurs
costumes.
Défense (le Jaen au quinzième siècle. - La cathédrale.
- Le Santo Rostro
Le royaume de Grenade ne jouit pas encore des bienfaits
des chemins de fer, et personne ne saurait dire le jour où les sifflements aigus
de la locomotive viendront frapper les échos de la poétique cité des rois Maures.
Peut-être, cependant, verrons-nous dans quelques années les rails prendre la
place de l'arrecife arabe, et de l'impraticable camino de Carretera, que les
Espagnols appellent encore avec tant de justesse camino de Perdices, - un chemin
bon pour les perdrix.
Il faut pourtant bien que les partisans quand même de la couleur locale se résignent
à voir entrer dans la gare de Grenade, ô profanation 1 une machine toute neuve,
construite exprès dans les ateliers du Creuzot; nous offririons volontiers de
parier que la locomotive, la locomotora, s'appellera Boabdil, l'Abencerrage,
et peut-être même, hélas l'Alhambra.
En attendant ces beaux jours, les touristes doivent se contenter de l'antique
diligence, et ils savent se consoler de sa lenteur en contemplant l'interminable
attelage de mules qui se déroule comme un immense serpent au milieu d'un nuage
de poussière, et les prodigieux exercices de gymnastique auxquels se livre
tout le long de la route l'infatigable zagal. Peut-être aussi quelquesuns ont-ils
nourri le secret espoir d'assister une fois dans leur vie à ce drame de grand
chemin qu'on appelle l'attaque de la diligence. Cette petite émotion nous a
toujours été refusée; cependant nous avions acheté à Grenade une image à deux
cuartos tout à fait séduisante représentant l'histoire de los famosos bandoleros
de Andalucia; la diligence vient d'être arrêtée; on voit au premier plan le
célèbre capitan Padilla, entouré des gens de sa partida, vêtus comme lui de
l'élégant costume andalou; la mante sur l'épaule et le trabuco à la main, il
appelle d'un geste impérieux les voyageurs effrayés qui ouvrent leurs malles
d'un air piteux; l'un se prosterne devant lui, d'autres vident leurs poches
à ses pieds, le saluant jusqu'à terre, et. implorant merci.
Un autre avantage de la diligence espagnole pour ceux qui aiment l'imprévu,
c'est qu'on ne sait jamais au juste, à moins de s'y prendre une semaine à l'avance,
quel jour on pourra partir; il arrive même quelquefois lorsqu'il y a encombrement
de voyageurs, par exemple, à l'époque des vacances ou dans la saison des eaux,
qu'il est indispensable de retenir ses asientos au moins deux ou trois semaines
à l'avance. C'est alors que les entreprises savent à merveille s'entendre entre
elles pour rançonner sans vergogne et sans pitié les infortunés voyageurs,
qu'elles traitent comme gens taillables à merci; de sorte qu'ils ont à choisir
entre l'alternative d'aller à pied, ou celle de payer pour leur place, comme
il nous est arrivé, un prix dix fois plus élevé que celui de la première classe
du chemin de fer.
Nous avions retenu depuis plusieurs jours, au bureau de la Acerra del Darro,
trois places de cupe, - prononcez ce mot comme coupé en français, mais traduisez
impériale ; - pour le vrai touriste, le cupe est la meilleure place de la diligence
espagnole; du haut de son poste d'observation, il ne perd rien des beautés de
la route, et l'épais nuage de poussière qui s'engouffre dans l'intérieur s'élève
rarement jusqu'à lui. Le moment du départ étant arrivé, la lourde machine s'ébranla
et roula avec un bruit de ferraille sur le pavé raboteux des rues de Grenade;
nous traversâmes la place del Triunfo et, laissant derrière nous la plaza de
Toros, nous fûmes bientôt dans la campagne, nous retournant de temps en temps
pour dire adieu à notre chère Grenade.
La route de Grenade à Jaen est très-accidentée et une des plus belles de l'Espagne;
en quittant la ville, on rencontre à droite et à gauche du chemin quelques anciennes
alquerias ou fermes moresques, abritées sous des figuiers au feuillage épais,
et entourées d'énormes cactus et d'aloès aux tiges hérissées; bientôt les habitations
deviennent plus rares, 9e pays prend un aspect plus sauvage; la verdure n'apparaît
luxuriante que dans les vallons où un cours d'eau entretient la fraîcheur.
Nous atteignîmes enfin des régions montagneuses, au milieu desquelles la route
monte en serpentant; il était nuit close quand nous traversâmes les contre-forts
de la haute sierra de Martos, une des plus âpres montagnes de l'Andalousie.
Notre lourd véhicule gravissait lentement les ramblas escarpées, bien qu'il
fût à peu près vide, car la plupart des voyageurs, suivant notre exemple, étaient
descendus pour gravir à pied ces montées qui semblaient ne devoir pas finir.
Quelques cigares et quelques paroles échangées nous avaient mis dans les bonnes
grâces du mayoral : il nous fit voir sur le bord de la route la borne qui marquait
la limite de la province de Grenade et de celle de Jaen, où nous venions d'entrer;
lorsque j'étais jeune, nous dit-il, il n'aurait pas été prudent de traverser
la sierra à pareille heure; on aurait pu y rencontrer quelques bandoleros, par
exemple ceux dont le vaillant Ojitos était le chef; mais aujourd'hui l... Le
mayoral voulait-il dire qu'aujourd'hui la police est bien faite et que les
routes sont sûres ; ou bien pensait-il au bon temps? Nous ne savons; mais il
nous sembla voir percer dans son exclamation un vague accent de regret. On
aura beau faire, les bandits d'autrefois seront longtemps encore des héros populaires
en Andalousie, et longtemps les gens du peuple en parleront avec une admiration
mêlée d'envie.
Les gorges désertes que nous traversions se prêtaient admirablement, du reste,
à des histoires de brigands; d'un côté de la route, c'était un précipice dont
le fond se perdait dans les ténèbres; de l'autre côté, une haute muraille de
rochers à pic se dressant au-dessus de nos têtes comme des obélisques gigantesques;
quelquefois un bloc 'énorme, qui s'était détaché de la masse, surplombait au-dessus
de la route, et semblait avoir été arrêté dans sa chute par la main d'un géant.
Le vaste réflecteur de la diligence éclairait la scène de lueurs fantastiques
: la lumière s'accrochait aux moindres aspérités des rochers,' qui projetaient
de grandes ombres se renouvelant sans cesse sous des formes différentes. Les
dix mulets de notre long attelage faisaient scintiller leurs pompons et fanfreluches,
les premiers en pleine lumière, les autres se perdant graduellement dans l'ombre;
le ciel, noir et orageux, ne laissait voir que de rares étoiles; si à un détour
de la route, nous avions vu miroiter dans l'ombre quelques tromblons, semblables
aux jeux d'orgues des églises espagnoles, la chose nous eût paru la plus naturelle
du monde, et tout à fait en situation dans le sombre puerto de Arenas. Tel est
le nom de cette gorge, peu faite pour rassurer les gens timides ou orédules
qui croient encore aux brigands.
Nous arrivâmes à Jaen aux premières lueurs du jour; les rues et les places étaient
silencieuses et désertes; quand nous disons désertes, nous nous trompons, car
au pied des maisons d'assez nombreux groupes de dormeurs se dessinaient çà
et là sur le pavé, comme de grandes taches brunes : enveloppés dans leurs mantes
couleur d'amadou, ces disciples de Diogène avaient passé la nuit à la belle
étoile, avec la pierre pour matelas et leur coude pour oreiller; quelques-uns,
réveillés par le bruit de ferraille de la diligence, ou espérant être chatouillés
par les rayons obliques du soleil levant, soulevaient nonchalamment leur tête
, qui disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la mania. Cette coutume
de dormir en plein air, très-répandue en Andalousie, s'explique facilement
par la douceur du climat et par l'indifférence absolue des habitants en matière
de confortable : c'est ce que notre mayoral appelait en plaisantant, dans son
dialecte andalou, coucher à l'auberge de la lune, - al paraor e la luna.
Cependant un groupe de dormeurs, voyant que la diligence était bien garnie
de voyageurs, s'était levé pour aller prendre position sur le poyo ou banc de
pierre., du parador où nous nous arrêtions : c'était une famille composée du
père, de la mère et de quatre enfants ; le père était aveugle, et son teint
bronzé donnait à ses yeux blancs une expression des plus étranges.
« Hermano, lui dîmes-nous en laissant tomber quelques cuartos dans le sombrero
calames qu'il nous tendait, hermano, - car en Espagne, ce pays de la vraie égalité,
on donne le titre de frère aux mendiants, - comment avez-vous perdu la vue?
Et il nous raconta qu'il avait été soldat et qu'il était devenu aveugle à la
suite d'un tabardillo, une variété du coup de soleil qui tue quelquefois un
homme en quelques heures. La mère, jeune encore et d'une figure mélancolique,
donnait le sein à deux jumeaux, tandis qu'un marmot presque nu dormait appuyé
sur ses genoux, et que l'aîné, crépu et bronzé comme un négrillon, se frottait
les yeux avec sa chemise pour achever de se réveiller.
Jaen est située dans une position charmante, au pied de hauteurs couronnées
de vieilles murailles moresques aussi rousses et aussi lézardées que celles
de l'Alhambra; nous avons rarement vu des ruines surchargées d'une végétation
aussi touffue : on croirait voir les fameux jardins suspendus de Babylone. Du
haut de ces remparts on domine la ville, au-dessus de laquelle s'élève la masse
imposante de la cathédrale, et, un peu plus loin, les montagnes de Javalcuz
et de la Pandera, si rapprochées de Jaen qu'à certaines heures elles la oouvrent
presque entièrement de leur ombre. Ces deux montagnes sont, pour les habitants
de Jaen et d'une partie de la province, un thermomètre infaillible : les vents
de sud-ouest, qui soufflent dans la contrée avec une violence extrême et qui
sont suivis de pluies trèsabondantes, amènent au sommet de ces montagnes des
nuages épais qui offrent l'aspect de coiffures sur des têtes gigantesques; c'est
ce qui a donné naissance à un ancien refran rimé très-populaire à Jaen, d'après
lequel le mont Javalcuz a sa capuche et la Pandera sa montera (son bonnet) lorsqu'il
doit pleuvoir, même contre la volonté de Dieu :Le royaume de Grenade ne
jouit pas encore des bienfaits des chemins de fer, et personne ne saurait dire
le jour où les sifflements aigus de la locomotive viendront frapper les échos
de la poétique cité des rois Maures. Peut-être, cependant, verrons-nous dans
quelques années les rails prendre la place de l'arrecife arabe, et de l'impraticable
camino de Carretera, que les Espagnols appellent encore avec tant de justesse
camino de Perdices, - un chemin bon pour les perdrix.
Il faut pourtant bien que les partisans quand même de la couleur locale se résignent
à voir entrer dans la gare de Grenade, ô profanation 1 une machine toute neuve,
construite exprès dans les ateliers du Creuzot; nous offririons volontiers de
parier que la locomotive,la locomotora, s'appellera Boabdil, l'Abencerrage,
et peut-être même, hélas l'Alhambra.
En attendant ces beaux jours, les touristes doivent se contenter de l'antique
diligence, et ils savent se consoler de sa lenteur en contemplant l'interminable
attelage de mules qui se déroule comme un immense serpent au milieu d'un nuage
de poussière, et les prodigieux exercices de gymnastique auxquels se livre
tout le long de la route l'infatigable zagal. Peut-être aussi quelquesuns ont-ils
nourri le secret espoir d'assister une fois dans leur vie à ce drame de grand
chemin qu'on appelle l'attaque de la diligence. Cette petite émotion nous a
toujours été refusée; cependant nous avions acheté à Grenade une image à deux
cuartos tout à fait séduisante représentant l'histoire de los famosos bandoleros
de Andalucia; la diligence vient d'être arrêtée; on voit au premier plan le
célèbre capitan Padilla, entouré des gens de sa partida, vêtus comme lui de
l'élégant costume andalou; la mante sur l'épaule et le trabuco à la main, il
appelle d'un geste impérieux les voyageurs effrayés qui ouvrent leurs malles
d'un air piteux; l'un se prosterne devant lui, d'autres vident leurs poches
à ses pieds, le saluant jusqu'à terre, et. implorant merci.
Un autre avantage de la diligence espagnole pour ceux qui aiment l'imprévu,
c'est qu'on ne sait jamais au juste, à moins de s'y prendre une semaine à l'avance,
quel jour on pourra partir; il arrive même quelquefois lorsqu'il y a encombrement
de voyageurs, par exemple, à l'époque des vacances ou dans la saison des eaux,
qu'il est indispensable de retenir ses asientos au moins deux ou trois semaines
à l'avance. C'est alors que les entreprises savent à merveille s'entendre entre
elles pour rançonner sans vergogne et sans pitié les infortunés voyageurs,
qu'elles traitent comme gens taillables à merci; de sorte qu'ils ont à choisir
entre l'alternative d'aller à pied, ou celle de payer pour leur place, comme
il nous est arrivé, un prix dix fois plus élevé que celui de la première classe
du chemin de fer.
Nous avions retenu depuis plusieurs jours, au bureau de la Acerra del Darro,
trois places de cupe, - prononcez ce mot comme coupé en français, mais traduisez
impériale ; - pour le vrai touriste, le cupe est la meilleure place de la diligence
espagnole; du haut de son poste d'observation, il ne perd rien des beautés de
la route, et l'épais nuage de poussière qui s'engouffre dans l'intérieur s'élève
rarement jusqu'à lui. Le moment du départ étant arrivé, la lourde machine s'ébranla
et roula avec un bruit de ferraille sur le pavé raboteux des rues de Grenade;
nous traversâmes la place del Triunfo et, laissant derrière nous la plaza de
Toros, nous fûmes bientôt dans la campagne, nous retournant de temps en temps
pour dire adieu à notre chère Grenade.
La route de Grenade à Jaen est très-accidentée et une des plus belles de l'Espagne;
en quittant la ville, on rencontre à droite et à gauche du chemin quelques anciennes
alquerias ou fermes moresques, abritées sous des figuiers au feuillage épais,
et entourées d'énormes cactus et d'aloès aux tiges hérissées; bientôt les habitations
deviennent plus rares, 9e pays prend un aspect plus sauvage; la verdure n'apparaît
luxuriante que dans les vallons où un cours d'eau entretient la fraîcheur.
Nous atteignîmes enfin des régions montagneuses, au milieu desquelles la route
monte en serpentant; il était nuit close quand nous traversâmes les contre-forts
de la haute sierra de Martos, une des plus âpres montagnes de l'Andalousie.
Notre lourd véhicule gravissait lentement les ramblas escarpées, bien qu'il
fût à peu près vide, car la plupart des voyageurs, suivant notre exemple, étaient
descendus pour gravir à pied ces montées qui semblaient ne devoir pas finir.
Quelques cigares et quelques paroles échangées nous avaient mis dans les bonnes
grâces du mayoral : il nous fit voir sur le bord de la route la borne qui marquait
la limite de la province de Grenade et de celle de Jaen, où nous venions d'entrer;
lorsque j'étais jeune, nous dit-il, il n'aurait pas été prudent de traverser
la sierra à pareille heure; on aurait pu y rencontrer quelques bandoleros, par
exemple ceux dont le vaillant Ojitos était le chef; mais aujourd'hui l... Le
mayoral voulait-il dire qu'aujourd'hui la police est bien faite et que les
routes sont sûres ; ou bien pensait-il au bon temps? Nous ne savons; mais il
nous sembla voir percer dans son exclamation un vague accent de regret. On
aura beau faire, les bandits d'autrefois seront longtemps encore des héros populaires
en Andalousie, et longtemps les gens du peuple en parleront avec une admiration
mêlée d'envie.
Les gorges désertes que nous traversions se prêtaient admirablement, du reste,
à des histoires de brigands; d'un côté de la route, c'était un précipice dont
le fond se perdait dans les ténèbres; de l'autre côté, une haute muraille de
rochers à pic se dressant au-dessus de nos têtes comme des obélisques gigantesques;
quelquefois un bloc 'énorme, qui s'était détaché de la masse, surplombait au-dessus
de la route, et semblait avoir été arrêté dans sa chute par la main d'un géant.
Le vaste réflecteur de la diligence éclairait la scène de lueurs fantastiques
: la lumière s'accrochait aux moindres aspérités des rochers,' qui projetaient
de grandes ombres se renouvelant sans cesse sous des formes différentes. Les
dix mulets de notre long attelage faisaient scintiller leurs pompons et fanfreluches,
les premiers en pleine lumière, les autres se perdant graduellement dans l'ombre;
le ciel, noir et orageux, ne laissait voir que de rares étoiles; si à un détour
de la route, nous avions vu miroiter dans l'ombre quelques tromblons, semblables
aux jeux d'orgues des églises espagnoles, la chose nous eût paru la plus naturelle
du monde, et tout à fait en situation dans le sombre puerto de Arenas. Tel est
le nom de cette gorge, peu faite pour rassurer les gens timides ou orédules
qui croient encore aux brigands.
Nous arrivâmes à Jaen aux premières lueurs du jour; les rues et les places étaient
silencieuses et désertes; quand nous disons désertes, nous nous trompons, car
au pied des maisons d'assez nombreux groupes de dormeurs se dessinaient çà
et là sur le pavé, comme de grandes taches brunes : enveloppés dans leurs mantes
couleur d'amadou, ces disciples de Diogène avaient passé la nuit à la belle
étoile, avec la pierre pour matelas et leur coude pour oreiller; quelques-uns,
réveillés par le bruit de ferraille de la diligence, ou espérant être chatouillés
par les rayons obliques du soleil levant, soulevaient nonchalamment leur tête
, qui disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la mania. Cette coutume
de dormir en plein air, très-répandue en Andalousie, s'explique facilement
par la douceur du climat et par l'indifférence absolue des habitants en matière
de confortable : c'est ce que notre mayoral appelait en plaisantant, dans son
dialecte andalou, coucher à l'auberge de la lune, - al paraor e la luna.
Cependant un groupe de dormeurs, voyant que la diligence était bien garnie
de voyageurs, s'était levé pour aller prendre position sur le poyo ou banc de
pierre., du parador où nous nous arrêtions : c'était une famille composée du
père, de la mère et de quatre enfants ; le père était aveugle, et son teint
bronzé donnait à ses yeux blancs une expression des plus étranges.
« Hermano, lui dîmes-nous en laissant tomber quelques cuartos dans le sombrero
calames qu'il nous tendait, hermano, - car en Espagne, ce pays de la vraie égalité,
on donne le titre de frère aux mendiants, - comment avez-vous perdu la vue?
Et il nous raconta qu'il avait été soldat et qu'il
était devenu aveugle à la suite d'un tabardillo, une variété du coup de soleil
qui tue quelquefois un homme en quelques heures. La mère, jeune encore et d'une
figure mélancolique, donnait le sein à deux jumeaux, tandis qu'un marmot presque
nu dormait appuyé sur ses genoux, et que l'aîné, crépu et bronzé comme un négrillon,
se frottait les yeux avec sa chemise pour achever de se réveiller.
Jaen est située dans une position charmante, au pied de hauteurs couronnées
de vieilles murailles moresques aussi rousses et aussi lézardées que celles
de l'Alhambra; nous avons rarement vu des ruines surchargées d'une végétation
aussi touffue : on croirait voir les fameux jardins suspendus de Babylone. Du
haut de ces remparts on domine la ville, au-dessus de laquelle s'élève la masse
imposante de la cathédrale, et, un peu plus loin, les montagnes de Javalcuz
et de la Pandera, si rapprochées de Jaen qu'à certaines heures elles la oouvrent
presque entièrement de leur ombre. Ces deux montagnes sont, pour les habitants
de Jaen et d'une partie de la province, un thermomètre infaillible : les vents
de sud-ouest, qui soufflent dans la contrée avec une violence extrême et qui
sont suivis de pluies trèsabondantes, amènent au sommet de ces montagnes des
nuages épais qui offrent l'aspect de coiffures sur des têtes gigantesques; c'est
ce qui a donné naissance à un ancien refran rimé très-populaire à Jaen, d'après
lequel le mont Javalcuz a sa capuche et la Pandera sa montera (son bonnet) lorsqu'il
doit pleuvoir, même contre la volonté de Dieu :
Cuando Javalcuz
Tiene capuz,
Y la Pandera montera,
Llovera aurique Dios no quiera.
Ce refran rappelle
celui que nous avons déjà cité au sujet de la montagne de Parapanda, dans le
royaume de Grenade. On sait que l'Espagne est la terre par excellence des proverbes
: elle en a de tous les genres, pour les choses comme pour les personnes; il
n'est guère de ville ou de province qui n'ait le sien; c'est ainsi qu'on appelle
la province de Jaen : La Galicia de las Andalucias (la Galice de l'Andalousie);
en effet, les Jaetanos ressemblent, sous beaucoup de rapports, aux Gallegos,
qui sont considérés en Espagne exactement comme en France les Auvergnats.
Les paysans et les paysannes de la province de Jaen sont connus dans le pays
sous le nom de Pastiris et Pastiras, qui nous parait dériver de pastores; en
effet, la plupart vivent du produit de leurs pâturages et des travaux d'agriculture:
Ceux que nous avons vus étaient en général d'un aspect robuste, et leur costume
de cuir fauve contribuait beaucoup à leur donner un air tant soit peu farouche
et rébarbatif; on assure, du reste, que les Jaetanos sont de fort braves gens
et qu'ils pratiquent l'hospitalité à la manière antique ; pour notre part, nous
avons eu à nous louer d'eux dans plus d'une occasion. L'habillement de cuir,
qu'on appelle vestido de tesado, ou vestido de casador, se compose de botines
ou grandes guêtres de cuir ornées de broderies en soie, laissant le mollet à
découvert, et ornées de longs glands de cuir découpé en minces lanières, oomme
on les porte dans les autres parties de l'Andalousie; le pantalon court, tombant
jusqu'aux genoux, et la veste également courte, sont souvent brodés d'agréments,
et de passementeries vertes ou rouges, et ornés de ferrets ou de gros boutons
en filigrane d'argent ou de cuivre. L'ancien chapeau pointu à larges bords,
orné de bouffettes de soie noire, a presque entièrement disparu et a été remplacé
par l'inévitable sombrero calames, qui règne, avec quelques modifications, dans
presque toutes les provinces d'Espagne.
La ville de Jaen, comme la plupart de celles d'Andalousie, existait dès le
premier siècle de l'ère chrétienne ; Tite-Live donne de curieux détails sur
le siége qu'elle soutint; elle ne possède plus aucun monument de l'époque romaine,
mais on voit encore, dans le patio de Santa Magdalena et sur les murs de l'église
de San Miguel, quelques fragments d'inscriptions qui portent son ancien nom
latin d'Aurigis. Le nom de Jaen paraît venir des Arabes qui s'emparèrent de
la ville dès le huitième siècle et la conservèrent jusqu'au milieu du treizième,
époque à laquelle elle fut conquise par saint Ferdinand. On prétend que ce nom
signifie fertilité; en ce cas, il serait parfaitement justifié : les environs
de la ville sont fertiles et. Très agréables; le rio de Jaen-a conservé son
nom arabe de Guadalfullon; il les arrose de ses eaux limpides, qui vont plus
au nord se mêler à celles du Guadalquivir; les ruisseaux qui descendent des
montagnes entretiennent constamment la fraîcheur dans de nombreux jardins plantés
d'arbres fruitiers et de palmiers à la tige élancée.
Jaen était considérée autrefois comme la clef de l'Andalousie et excitait la
convoitise des rois de Grenade, qui tentèrent à plusieurs reprises, mais inutilement,
de s'en rendre maîtres. Au commencement du quinzième siècle, elle soutint un
siége fameux dont les romances populaires ont perpétué le souvenir; Reduan,
un des généraux du roi de Grenade, avait promis à son maître de s'emparer de
la ville en une nuit; le roi lui rappelle sa promesse; s'il tient sa parole,
il lui donnera double paye, - paga doblada; s'il échoue, il le chassera du royaume
de Grenade :
Reduan si se te acuerda
Que me diste la palabra
Que me darias a Jaen
En una noche, ganada;
Reduan, si tu lo cumples,
Darete paga doblada
Y si tu no lo cumpliesses
Desterrarte de Granada.
La ville est assaillie à l'improviste; toute la population est en grand émoi, et de toutes parts on sonne l'alarme pour annoncer l'attaque des Mores de Grenade
Muy rebuelto anda Jaen;
Rebato tocan a priesa,
Porque Moros de Granada
Les van corriendo la tierra.
Mais les vaillants chrétiens combattent avec furie ; les Mores découragés abandonnent l'attaque , et Jaen a la gloire de sortir victorieuse du combat, " car elle a su se défendre contre une immense multitude de Mores, et elle a fait un grand massacre de cette race de chiens. "
Con gloria queda Jaen
De la pasada pelea,
Pues a tanta muchedumbre
De Mores ponen defensa;
Grande matanza hicieron
De aquella gente perra.
Le romance qui célèbre la défense de Jaen remonte probablement
au quinzième siècle; le dernier vers montre que si, depuis fort longtemps, les
musulmans nous appellent chiens de chrétiens, les Espagnols pourraient bien
avoir pris l'avance pour traiter avec le même mépris les sectateurs de Mahomet.
Jaen, est le vrai type d' une ville du moyen âge, aux rues tranquilles et désertes
; il en est quelques-unes où n'arrivent guère les rayons du soleil, et où l'herbe
pousse haute et plantureuse; parfois nous nous disions que nous étions peut-être
les premiers à la fouler. Nous aimions à errer à l'aventure dans ces rues étroites
et tortueuses, ou le' bruit de nos pas résonnait dans le silence, répété par
les échos des murs. Les maisons, presque toutes peintes au lait de chaux, suivant
l'usage arabe, ne' sont percées que de rares ouvertures•; de temps en temps
nous nous arrêtions pour dessiner les sculptures d'un arceau moresque en fer-à-cheval,
- de herradura, comme disent les Espagnols ; ou bien quelque fenêtre gothique
en ogive, au balcon de fer ouvragé, d'où retombaient. en grappes épaisses de
ces plantes grasses aux fleurs rouges que les Andalous conservent dans des jarras
de Andujar, élégants vases de terre dont cette petite ville a le monopole. Quelquefois
la tête d'une brune Andalouse aux cheveux de jais se montrait tout à coup, encadrée
par la verdure et les fleurs, et de grands yeux noirs nous regardaient d'un
air timide et étonné; mais l'apparition n'était pas de longue durée, et il ne
fallait rien moins que le crayon rapide de Doré pour fixer sur le papier une
image aussi fugitive.
Un jour, en nous rendant à la cathédrale, nous nous amusâmes à noter les noms
de quelques unes de ces rues, qui nous parurent tout à fait pittoresques ; nous
nous rappelons, entré autres, la calle de la Mona, la rue de la Guenon, et le
callejon Sucio; la ruelle malpropre; il nous sembla même que cette dernière
n'était pas tout à fait indigne de son nom.
La cathédrale de Jaen perd plutôt qu'elle ne gagne à être examinée de près;
comme le plus grand nombre des églises du midi de l'Espagne, elle a été bâtie
sur les fondations d'une ancienne mosquée, dont il ne reste plus la moindre
trace; les deux hautes tours qui dominent toute la ville et ont de loin un aspect
fort imposant, sont malheureusement d'un goût très-critiquable. L'intérieur,
assez grandiose du reste, est de cet abominable style churrigueresque dont les
ravages se sont particulièrement étendus sur l'Andalousie vers le commencement
du siècle dernier. Mais le véritable intérêt, la curiosité particulière de la
cathédrale de Jaen, c'est une relique entourée, dans toute la province, d'une
vénération extraordinaire, et qu'on appelle la Sainte Face, et Santo Rostro,
ou simplement cl Santo, de même qu'à Padoue l'église sous l'invocation de saint
Antoine' est désignée sous le nom d'il Santo, - le saint par excellence. Le
Santo Rostro est le linge avec lequel, suivant la tradition, une sainte femme
essuya le visage de Notre-Seigneur, ruisselant de sueur et de sang, lorsqu'il
montait au Calvaire, et qui aurait conservé l'empreinte de ses traits; d'autres
prétendent que c'est le suaire même qui fut placé sur le visage du Sauveur;
plusieurs églises, et notamment Saint-Pierre de Rome, prétendent avoir l'honneur
de posséder la précieuse relique ; quoi qu'il en soit, celle de la cathédrale
de Jaen est tellement vénérée, que beaucoup de paysans en portent une petite
copie suspendue à leur cou comme un scapulaire. La sainte image, qu'on expose
aux regards du public trois fois par an, est entourée d'un grand cadre d'or
orné de pierres précieuses d'une très-grande valeur, qui est conservé dans une
boîte placée sur l'autel de la Capilla Mayor. Suivant une tradition très-répandue
parmi le peuple, le Santo Rostro fut apporté de Rome, il y a plus de cinq cents
ans, par saint Eufrasio, patron de Jaen, dont on nous fit remarquer la statue-dans
une des chapelles de la cathédrale; saint Eufrasio, suivant la légende populaire,
aurait fait le voyage de la Ville Éter nelle à Jaen monté sur les épaules du
diable, particularité qui est rapportée_ par plusieurs écrivains du pays. Le
sacristain nous assura que saint Ferdinand portait le Santo Rostro dans toutes
ses expéditions guerrières, ainsi qu'une Vierge qu'il nous fit voir et qu'on
appelle la Antigua. 11 est un grand nombre d'églises, en Espagne, qui possèdent
une Vierge, soit en bois, soit en marbre, qu'on appelle ainsi, et qui, à cause
de son anoienneté , attire particulièrement la vénération des fidèles. Nous
ferons observer en passant, qu'on nous a montré dans bien des églises d'Andalousie
d'autres Vierges en bois ou en ivoire, que le saint guerrier, au dire des sacristains,
portait, également avec lui dans ses campagnes; de sorte que, s'il fallait ajouter
foi à la tradition, il aurait toujours combattu accompagné d'un véritable musée
ambulant.
Linarès et ses mines. -- Baeza la Nombrada; la légende de sainte Ursule et des onze mille vierges. - Ubeda. - Martos; la Peña; Ferdinand et Emplazado et les frères Crabapple; une citation devant le tribunal de Dieu. - Baena; le Cancionero. - Alcala la Real. - La Vega de Grenade; Garcilaso et le grand-maître de Calatrava. - Pinos Puente; Christophe Colomb et le messager d'Isabelle la Catholique.
Tout n'est pas rose dans
un voyage en Espagne, surtout lorsqu'on a pris son parti, comme nous l'avions'
fait, de parcourir les chemins peu frayés; or, il s'agissait pour nous, en
quittant Jaen, de gagner la petite ville de Baeza. Nous avions frété, pour faire
ce trajet d'une douzaine de lieues d'Espagne, une galère soi-disant acelerada;
mais notre véhicule n'avait en réalité d'accéléré que le nom, et le calesero
nous fit parcourir nos doce leguas avec une lenteur tout à fait digne d'un char
mérovingien. Il employait en vain toutes les ressources de son éloquence, et
les plus riches interjections usitées par les arrieros, sans préjudice des coups
de fouet, des coups de bâton, et des petits cailloux habilement lancés dans
les oreilles des malheureuses bêtes qui n'en pouvaient mais; en vain aussi chanta-t-il
jusqu'au soir tout son répertoire de caleseras. Ces chansons andalouses, si,
pleines d'entrain et de gaieté, nous firent prendre en patience une des routes
les plus monotones et les plus tristes qu'il y ait en Espagne; notre calesero,
dont plusieurs couplets obtinrent les honneurs inusités de bis, redoubla de
verve et de brio, et nous arrivâmes sans trop d'ennui à Menjivar, une petite
ville à quelques centaines de mètres du Guadalquivir.
Nous traversâmes la grande rivière, comme l'appelaient les Arabes; la grande
rivière n'est encore ici qu'un cours d'eau des plus molestes; mais en revanche,
plus favorisée que l'Eurotas, elle est bordée de charmants lauriers roses,
verts et chargés de fleurs comme ceux du lac de Côme. La plaine est riante et
fertile jusqu'à Linarès, la ville des mines, au pied de la Sierra Morena :
le fer, le plomb, et le cuivre surtout, abondent dans les flancs de la sombre
sierra, fouillés en tous sens depuis plus de deux mille ans par les générations
qui. s'y, sont succédé; le souvenir d'Annibal est resté populaire ici, comme
dans d'autres parties de la péninsule, et il existe encore d'anciens puits
de mine qu'on appelle les pozos de Anibal. Le teint blême et l'air chétif des
ouvriers disent assez combien le travail de ces mines est pernicieux pour la
santé; cependant il n'est pas douteux qu'elles ne soient encore exploitées dans
mille ans d'ici, après avoir vu des milliers de victimes succomber à la peine.
. Nous partîmes sans regret de Linarès pour Baeza, qui en est éloignée de quelques
lieues seulement, et nous passâmes à gué le Guadalimar, dont le nom est purement
arabe; on en peut dire autant des rivières de la contrée, comme le Guadalen,
le Guadiana, le Guarrizaz, et en général de tous les cours d'eau de l'Andalousie
et des provinces d'Espagne autrefois habitées par les Arabes.
Baeza est bâtie dans une situation charmante, sir un coteau assez élevé; c'est
le vrai type d'une ancienne petite ville arabe d'Andalousie, avec ses murailles
et ses tours hérissées de créneaux; c'était, à l'époque romaine, la Beatia Baetula,
près de laquelle Scipion l'Africain pourfendit, si nous en croyons l'histoire,
plus de cinquante mille Carthaginois ; aussi Baeza est-elle très-fière de sa
noblesse, comme le montre une inscription qui couronne les armes de la ville,
et que nous nous amusâmes à copier sur les casas consistoriales : « Je suis
Baeza la fameuse, royal nid de faucons; mes vaillants capitaines ont teint de
sang l'épée des Maures de Grenade. "
Soy Baeza la nombrada,
Nido real de gavilanes ;
Tiñen en sangre la espada
De los Moros de Granada
Mis valientes capitanes.
En 1239, la ville mauresque fut prise et saccagée par
saint Ferdinand, roi de Castille et de Léon; les malheureux habitants fugitifs
allèrent chercher un refuge à Grenade, où ils peuplèrent un quartier qu'on appela,
l'Albayzin, - le faubourg des enfants de Baeza; l'Albayzin, nous l'avons dit
précédemment, existe encore et est resté le quartier le plus pauvre de Grenade.
Gaspard Becerra, un des premiers sculpteurs espagnols de la Renaissance, naquit
à Baeza en 1520; c'est sans doute de lui que sont des sculptures que nous remarquâmes
sur la puerla de Cordoba et sur celle de Ubeda; ces belles sculptures, dans
le style moitié espagnol, moitié italien de Berruguete, accompagnent l'aigle
à deux têtes aux ailes fièrement éployées, et le fameux PLUS VLTRA, devise
de Charles-Quint.
Baeza revendique encore un autre titre de gloire. Des historiens espagnols affirment
qu'elle a donné le jour à sainte Ursule et aux onze mille vierges ses compagnes,
appelées aussi les vierges de Cologne parce que les Huns les mirent à mort près
de cette ville; il est vrai que d'autres prétendent que la sainte était fille
d'un prince de la Grande-Bretagne. Rien n'est plus obscur, du reste, que la
vie de sainte Ursule; elle appartient bien plus à la légendé qu'à l'histoire
: les uns prétendent que les onze mille vierges se réduisaient en réalité à
une seule, parce que la compagne de sainte Ursule s'appelait Undecimilla, mot
qui signifie tout simplement en latin, onze mille. Suivant d'autres, l'erreur
viendrait de la lecture fautive d'un passage d'un ancien manuscrit portant ces
mots : S. VRSVLA et XI M. V., ce qui, au lieu de sainte Ursule et les onze mille
vierges, signifierait seulement : sainte Ursule et onze martyres vierges.
Nous n'avons nullement la prétention de vider la question ; nous nous bornerons
à faire observer que le Martyrologe romain mentionne seulement sainte Ursule
et ses compagnes, dont il ne détermine pas le nombre. Ce qui est certain, c'est
que la légende de sainte Ursule est également populaire dans d'autres pays,
notamment en Italie, comme le prouve la superbe suite de tableaux de Vittore
Carpaccio qu'on admire dans une des salle du musée de Venise.
Ubeda n'est guère qu'à une lieue de Baeza, mais on nous avait fait une peinture
si peu rassurante de la route qui relie ces deux villes, que nous résolûmes
de faire cette excursion à pied, car nous n'avions été que trop ballottés et
meurtris pendant deux jours de galère. Ubeda est certainement une des villes
d'Andalousie où le caractère arabe se soit le mieux conservé; on se demande,
en parcourant ces rues étroites, tortueuses et escarpées, dont les vieilles
maisons noires se rapprochent parfois au point de se toucher, on se demande
pourquoi les habitants ne portent plus le costume arabe, et il semble que l'albornoz
blanc du quatorzième siècle aux longs plis flottants, leur irait beaucoup mieux
que la veste courte andalouse ornée d'un pot de fleurs dans le dos. On dit qu'Ubeda
fut au moyen âge une ville florissante, et que ses murs contenaient une population
de soixantedix mille Mores; elle n'a rien conservé de sa splendeur passée,
si ce n'est quelques bas-reliefs de la Renaissance, presque entièrement effacés
par les gamins de la ville, qui s'en servent comme de cibles pour exercer leur
adresse à lancer des pierres.
Nous devions retourner à Jaen, et de là à Grenade, point .de;: départ de notre
grande excursion dans les Alp ijarras nous voulûmes auparavant visiter la contrée
montagneuse qui appartenait aux anciens royaumes de Jaen, de Grenade et de Cordoue.
Notre première halte fut à Martos, qui a donné son nom à la fameuse Sierra;
la ville est bâtie au sommet d'un rocher qu'on appelle la pesa de Martos; les
fortifications arabes, parfaitement conservées, surplombent au-dessus du rocher
d'une manière effrayante : c'est de là qu'en 1310, les deux frères Pierre et
Jean Alphonse de Carbajal furent précipités (desperados) par ordre de Ferdinand
IV, roi de Castille et de Léon, et Emplazado, celui qui enleva Gibraltar aux
Mores. On raconte que les deux gentilshommes, avant d'être lancés dans l'abîme,
ajournèrent le roi à comparaître devant le tribunal céleste dans trente jours;
et en effet, le, délai fatal expiré, il rendit son âme à Dieu; c'est pourquoi
il fut surnommé et Emplazado,c'est-à-dire l'Ajourné. Une inscription, que nous
lûmes dans l'église de Santa Marta, rappelle que Pedro y Juan Alfonso de Carbajal,
hermanos, comendadores de Calatrava, fueron desperados, y se sepultaron en este
entierro.
Après avoir traversé les gorges escarpées de l'âpre et sauvage Sierra de Martos,
nous atteignîmes Baena, située au pied du versant occidental de la montagne,
et qui appartient à la province de Cordoue. La petite ville de Baena serait
à peine connue si un juif du quinzième siècle n'avait illustré son nom : c'est
Juan Alfonso de Baena, à qui l'on doit le fameux Cancionero, un des plus importants
recueils de poésies du moyen âge. Un quartier de Baena a conservé son nom arabe
d'Al medina (la ville); on y jouit d'un des plus beaux points de vue: dont nous
ayons conservé le souvenir; les hautes montagnes de la province de Cordoue,
et plus loin les cimes dentelées et bleuâtres de la Sierra Morena, se détachant
dans les chaudes vapeurs de l'horizon, en font un des plus vastes panoramas
qu'il y ait au monde.
Nous arrivâmes le lendemain à Alcala la Real, après avoir chevauché du soir
au matin par des chemins trèspittoresques, mais abominables, et maudissant
nos mules, les plus rétives sans aucun doute de toute l'Andalousie; du reste,
la vue d'une des plus charmantes villes d'Espagne nous fit promptement oublier
nos fatigues : du haut de la vieille tour de la Mota, construite au sommet
du coteau en forme de pain de sucre sur lequel est construite la ville, nous
découvrions une immense étendue, jusqu'aux plaines de la Vega, au milieu desquelles
s'élèvent les collines de Grenade.
Alcala, située à plus de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, est
une des villes les plus élevées d'Andalousie; aussi c'était, à l'époque des
guerres entre les Mores et les chrétiens, une position des plus importantes.
Alphonse XI fit en personne le siège d'Alcala, et s'en rendit maître en 1340,
ce qui valut à la ville le titre de Royale, qu'elle porte encore ; plus tard
les rois catholiques Ferdinand et Isabelle l'appelèrent très-noble et très-royale,
la clef, la garde et la défense des royaumes de Castille et de Léon.
Si d'anciennes constructions moresques donnent à Alcala la Real un aspect mahométan,
les noms de ses places sont en revanche des plus catholiques, et montrent que
l'ancienne ville d'Ibn Saïd est aujourd'hui tout à fait orthodoxe : nous remarquâmes
en effet la Plaza de la Consolation, celles del Rosario (du chapelet), de las
Angustias et autres dont les noms n'étaient pas moins mystiques.
A quelques lieues d'Alcala la Real, après avoir parcouru d'effrayants sentiers
dans la montagne, et traversé Illora, bâtie au sommet d'un roc comme un nid
d'aigle, nous redescendîmes dans la plaine, et la Sierra Nevada nous apparut
tout à coup à un détour du chemin, formant avec ses hautes cimes neigeuses
la plus splendide toile de fond que puisse rêver un décorateur.
Nous étions dans cette fameuse vegà de Grenade, tant célébrée par les poètes,
dans cette Vega qui fut pendant des siècles comme un immense champ de bataille,
et où les souvenirs de tous genres abondent pour ainsi dire à chaque pas : c'est
au milieu des plaines que nous foulions que le vaillant Garcilaso gagna son
titre, dans un glorieux combat en champ clos contre un More, un païen, comme
l'appelle un ancien romance
Garcilaso de la Vega
Desde alli intitulado
Porque en la Vega hiciera
Campo con aquel pagano
La Vega, sous les rois de Grenade, était le théâtre des galants tournois de la chevalerie moresque ; Aben Amar et Alabez y exerçaient leurs palefrois, et y faisaient flotter les riches étendards de leurs lances, brodés par les blanches mains de leurs bien-aimées.
Gran fiesta hazen los Moros
Por la Vega de Granada,
Robolviendo sus cavallos;
Jugando van de las lanças,
Ricos pendones en ellas
Labrados por sus amadas.
Perez de Hita célèbre encore les exploits du grandmaître de Calatrava, ce brave chevalier dont la lance traversait de part en part les portes bardées de fer , et qui courait sus aux Mores à travers la Vega de Grenade
Ay Dios ! Que buen cavallero,
El Maestre de Calatrava,
Y quan bien corre los Moros
Por la Vega de Granada!
On prétend que Vega signifie en arabe une plaine fertile : jamais étymologie ne fut mieux justifiée , et celle-ci est d'accord avec l'ancien poète espagnol qui appelle la fraîche et bienheureuse Vega une douce récréation pour les dames, et pour les hommes une gloire immense
Fresca y regalada Vega,
Dulce recreacion de damas
Y de hombres gloria inmensa!
Les derniers rayons du soleil couchant coloraient en
rose les cimes les plus élevées de la Sierra Nevada quand nous
arrivâmes à Pinos Puente : c'est sur le pont de Pinos que Christophe
Colomb fut rencontré, au mois de février 1492, par un messager
envoyé vers lui par Isabelle la Catholique, alors au camp de Santa Fé,
devant Grenade ; la reine avait d'abord refusé d'écouter les propositions
du grand homme qui voulait lui donner un nouveau monde , et Colomb s'éloignait
du camp le coeur ulcéré, quand Isabelle, s'étant ravisée,
envoya ce courrier sur ses pas.
Après avoir quitté Pinos Puente, nous passâmes près
du Soto ou Bois de Roma, situé au pied de la Sierra de Elvira, à
trois lieues 'de Grenade, et traversé par le Genil; ce domaine qui contient,
dit-on, près de deux mille hectares, fut donné par les Cortès
au duc de Wellington à l'époque de la guerre de l'indépendance
; il appartient encore à sa famille , et est administré par un
Anglais.
Nous continuâmes à cheminer près d'une heure dans la Vega;
bientôt nous apercûmes la colline de l'Alhambra et ses tours, et
peu de temps après nous entrions pour la seconde fois dans Grenade.
Départ de Grenade pour les Alpujarras. - Alhendin; Et ultimo suspiro del Moro; la fin de Boabdil. - L'insurrection des Morisques. - La vallée de Lecrin. - Fernando de Valor. - La guerre dans les Alpujarras. - Padul. - Durcal. - Ginez Perez de Hita, soldat et historien. - Lanjaron, le paradis des Alpujarras. - Le Barranco de Poqueira. - Ujijar. - La Sierra de Gader. - La Puerto del Lobe. - Le Rio Verde et la Sierra Bermeja.. - Berja. - Un mendiant centenaire.
Grenade est une de ces villes qu'on ne quitte qu'à regret : nous ne devions nous y arrêter à notre retour que pour prendre le repos nécessaire, et préparer notre expédition dans les Alpujarras; mais l'Alhambra et le Généralife, les promenades au Sacro Monte et sur les bords du Genil nous retenaient comme malgré nous dans la poétique cité de Boabdil. Il fallut cependant songer au départ : nous nous mîmes donc en quête d'un guide notre ami Ramirez, le vieux nevero de la sierra Nevada, nous aurait convenu à merveille, mais ne pouvant entreprendre avec nous une aussi longue excursion, il nous mit en rapport avec un de ses camarades, et il se chargea de nous procurer les mulets qui devaient nous servir de montures et porter les alforjas aux provisions ; Manuel Rojas , dit Jigochumbo, surnom andalous qui lui venait sans doute de son teint, semblable au fruit du cactus, nous était recommandé comme un buen mozo, - un bon garçon , et il fut convenu qu'il nous servirait de guide à travers la partie la plus sauvage de l'Espagne, jusqu'à Almeria.
Nous quittâmes Grenade de bon matin, pour éviter la grande chaleur, et tout en retournant de temps en temps la tête pour dire adieu à l'Alhambra et aux Torres Bers mejas que doraient les premiers rayons du soleil, nous commençâmes à cheminer à l'ombre des verts mûriers de la Vega. Après quelques heures de marche, nous atteignîmes la petite ville d'Aldenhin , située au sommet d'un rocher sauvage, comme la sentinelle avancée des Alpujarras. Lorsque le malheureux Boabdil, après avoir rendu aux rois catholiques la capitale de son royaume, prit le chemin de l'âpre contrée montagneuse qui lui avait été abandonnée comme fief parles vainqueurs, il s'arrêta quelques instants à Alhendin, le dernier point d'où il pût apercevoir Grenade; on nous conduisit à l'endroit où la tradition prétend qu'il fit arrêter son cheval pour jeter un regard d'adieu sur sa chère capitale perdue, qu'il ne devait plus revoir. On assure qu'en regardant pour la dernière fois le paradis terrestre qu'il allait quitter pour une terre ingrate et sauvage, il s'écria : « Allah akhbar! - Dieu est grand, et que son vizir Jousouf abou Tomixa, qui l'accompagnait, lui dit : Réfléchissez, seigneur, que les grandes infortunes, pourvu qu'on les supporte avec force et courage, rendent les hommes aussi fameux dans l'histoire que les plus grandes prospérités! -Hélas, répondit Boabdil, quelles adversités égalèrent jamais les miennes? et un torrent de larmes s'échappa de ses yeux: c'est alors que sa mère Ayesha se serait tournée vers lui en s'écriant :
« Pleure comme un enfant ton royaume, puisque tu n'as pas su le défendre comme un homme ! »
Rien, fort heureusement, ne prouve l'authenticité de ces paroles cruelles, bien peu dignes d'une mère qui n'était pas étrangère aux malheurs de son fils; quoi qu'il en soit, le rocher est encore appelé El ultimo sus piro del Moro, - le dernier soupir du More, ou la cuesta de las lagrimas, - la côte des larmes.
On assure que lorsque le mot d'Ayesha fut rapporté à Charles-Quint, l'empereur répondit qu'elle avait eu raison , et qu'une tombe dans l'Alhambra valait mieux pour un roi qu'un palais dans les Alpujarras.
On n'est pas d'accord sur la fin de Boabdil. Marmol Caravajal prétend qu'il passa en Afrique, et qu'il fut tué dans une escarmouche en défendant la cause d'un petit prince avec plus d'énergie qu'il n'avait défendu la sienne propre; mais il est plus probable, comme l'a montré le savant orientaliste Pascual de Gayangos, que le pauvre exilé, après avoir débarqué à Melilla, sur la côte d'Afrique, se dirigea vers Fez ; il y vécut tristement , regrettant toujours son beau royaume; on ajoute que pour se rappeler le temps de sa grandeur il fit construire plusieurs palais à l'imitation de ceux de Grenade.
Il mourut en 1538, laissant deux enfants mâles, et ses descendants furent réduits à la nécessité de vivre des charités allouées aux fakirs et aux pauvres sur les revenus des mosquées!
Telle fut la fin lamentable des rejetons d'une famille royale, des fils du dernier des princes musulmans qui ait régné en Espagne.
Un auteur espagnol, Gonzalo Argote de Molina, rapporte des fragments de poésies qu'il attribue à l'ancien roi de Grenade : « 0 roi Boabdeli, l'Alhambra et ses châteaux t'accusent en pleurant de leur perte ! Qu'on m'amène mon cheval ! Qu'on m'apporte mon bouclier bleu ! Je veux aller combattre; je veux délivrer mes enfants qui sont à Guadix, et ma femme qui est à Gibraltar ! »
Nous quittâmes Alhendin de bonne heure, après avoir donné un peu de repos à nos montures, qui devaient nous conduire le soir même jusqu'à Padul, une petite ville des Alpujarras. Cette contrée montagneuse, qu'on appelle également la Alpujarra, est une des plus intéressantes , et cependant une des moins connues de la Péninsule ; ses vertes vallées et ses montagnes inaccessibles étaient encore, quatre-vingts ans après la reddition de Grenade, le théâtre de combats acharnés entre les Espagnols, qui avaient enfin reconquis le seul coin de leur pays resté au pouvoir des musulmans venus d'Afrique, et les derniers Mores de Grenade, qui défendirent avec un acharnement dont l'histoire offre bien peu d'exemples, une terre qu'ils regardaient avec raison comme leur patrie, puisqu'elle était depuis près de huit siècles au pouvoir de leurs ancêtres.
On désigne sous le nom d'Alpujarras une vaste contrée qui appartient en partie à la province de Grenade et à celle d'Almeria, et dont le territoire occupe une vingtaine de lieues de longueur de l'est à l'ouest, de Motril à Almeria, parallèlement à la mer; et douze ou quinze lieues de large du nord au sud, depuis la longue chaîne de la sierra Nevada jusqu'à la côte de la Méditerranée qui fait face à l'Afrique. Le nom du pays vient, dit-on, d'Ibrahim Alpujar, un des premiers chefs arabes qui l'occupaient ; il est cependant plus vraisemblable que la véritable étymologie est Al bug Scharra, c'est-à-dire, en arabe, montagne couverte d'herbes et de pâturages. Dès 1490, après la prise de Baza, les rois catholiques s'emparèrent d'une partie des Alpujarras, mais ils avaient à faire à des montagnards indomptables qui ne tardèrent pas à s'insurger; peu d'années après la chute de Grenade, en 1500 et en 1502, une nouvelle insurrection éclata, et c'est à Alhendin que Ferdinand et Isabelle réunirent l'armée destinée à la combattre; c'est là que , suivant le romance populaire, le roi s'adressa ainsi aux chevaliers qui l'entouraient :
Cual de vos otros, amigos,
Ira a la sierra mañana
A poner mi real pendon
Encima de la Alpujarra?
" Qui de vous, mes amis, ira demain matin à
la sierra, et posera mon royal étendard au sommet de l'Alpujarra? "
L'entreprise était périlleuse : chaque buisson de la montagne
cachait un ennemi ; on hésitait à répondre , car chacun
tremblait : a todos tiembla la barba. Enfin don Alonzo se lève
Aquesa empresa, senor,
Para mi estaba guardada,
Que mi senora la Reyna
Ya me la tiene mandada.
" C'est à moi, seigneur, qu'était
réservé l'honneur de cette entreprise, car la reine, ma maîtresse,
m'a déjà ordonné de partir. "
Calderon, dans une de ses innombrables pièces, a célébré
la Alpujarra, dont les montagnes lèvent fièrement la tète
vers le soleil; il la compare à un océan de rochers et de plantes,
où les villages semblent flotter comme des vagues d'argent :
La Alpuxarra, aquella sierra
Que al sol la cerviz levanta,
Y que, poblada de Villas,
Es mar de peñas y plantas
Adonde sus poblaciones
Ondas navegan de plata.
Peu de temps après avoir quitté Alhendin,
nous entrâmes dans la vallée de Lecrin, dont le nom signifie, en
arabe, la Vallée d'Allégresse; jamais nom ne fut mieux mérité,
et nous fûmes étonnés de trouver, au milieu d'une contrée
aussi sauvage, cette verte et charmante vallée, où les oliviers,
les amandiers, les citronniers et les orangers sont arrosés, pendant
les plus fortes chaleurs, par des courants d'eau vive qui descendent de la montagne,
et qu'entretiennent ces énormes amas de neige qu'on appelle dans le pays
des ventisqueros.
La vallée de Lecrin fut un des principaux centres de la grande insurrection
des Mores de Grenade, et ses champs aujourd'hui si frais et si tranquilles furent
arrosés, au seizième siècle , du sang de bien des milliers
d'hommes; la résistance était tellement acharnée, que l'énergie
et le carnage des Espagnols venaient se briser contre le désespoir des
révoltés. Les atrocités les plus révoltantes furent
commises des deux côtés; on était arrivé à
ne plus faire ni trêve ni quartier : à Guecija, les Mores s'emparèrent
des moines du couvent des Augustins et les firent bouillir dans l'huile; à
Mayrena, la garnison espagnole s'étant retirée, les habitants
bourrèrent de poudre le curé, et, au moyen d'une mèche,
le firent éclater comme une bombe.
Les Mores de Canjayar sacrifièrent des enfants sur l'étal d'un
boucher,' et ayant égorgé deux chrétiens, ils mangèrent
le coeur de l'un d'eux. Le curé de ce bourg, qui s'appelait Marcos de
Soto, fut traîné de force dans l'église, en compagnie de
son sacristain, auquel on ordonna de sonner les cloches pour appeler tous les
habitants. Quand ils furent tous réunis dans l'église, ils passèrent
chacun à leur tour devant le malheureux curé, l'un lui tirant
les cheveux et les cils, l'autre lui assénant un coup de poing ; quand
on l'eut abreuvé de toutes sortes d'insultes, deux Mores -lui coupèrent,
avec un rasoir, les doigts des_ pieds et ceux des mains; un autre lui arracha
les yeux, et, les lui mettant dans la bouche, lui dit :
" Avale ces yeux qui nous surveillaient!. "
Ensuite, un autre More lui ayant coupé la langue avec son alfanje
" Avale cette langue qui nous dénonçait! "
Enfin, pour assouvir leur vengeance avec une nouvelle
atrocité, on lui arracha le coeur et on le donna à manger aux
chiens.
Cette terrible insurrection des derniers Mores de Grenade., que les Espagnols
appelaient -par dérision Moriscos, avait été organisée
à Grenade même, dans le quartier de l'Albayzin, avec tant de secret
que Philippe II n'en fut instruit que quand toutes les Alpujarras étaient
déjà en armes. Le premier chef des révoltés fut
un jeune homme de vingt-deux ans, beau et hardi, descendant des califes Ommiades,
qui avait embrassé le christianisme sous le nom de Fernando del Valor,
et qui passait pour bon chrétien. La révolte gagna d'abord toute
la vallée de Lecrin; puis s'étendit rapidement dans les douze
tahas ou districts des Alpujarras, jusqu'à Almeria. Fernando del Valor
quitta alors son nom de chrétien pour prendre celui de Muley-Mohammed-Aben
Humeya que portaient ses ancêtres, et il prit le titre aussi de roi de
Grenade et d'Andalousie. C'était un chef de partisans habile et courageux;
mais ses premiers succès lui firent perdre la tête : il se crut
déjà-puissant, il voulut avoir une cour et jouer au souverain.
Hurtado de Mendoza, un des historiens de la révolté des Mores,
raconte dans sa Guerra de Granada, qu'il avait un harem, et donne des détails
assez curieux sur une de ses femmes, la belle Zahara, de naissance noble, habile
à danser les zambras à la morisque, à chanter les leylas
et à jouer du luth, et qui, ajoute-t-il, se parait avec plus d'élégance
que de modestie.
Le règne d'Aben-Humeya ne fut pas de longue durée; les Espagnols
avaient mis sa tête à prix et la division ne tarda pas à
s'introduire clans son camp; il avait pour rival un autre chef des révoltés
nommé Farrax-Abencerrage; c'était un homme sanguinaire, qui avait
fait décapiter trois mille* Espagnols en un seul jour, et il ne pouvait
s'accorder avec Aben-Humeya, qui était doux et humain, et avait défendu
d'égorger les femmes et les enfants; celui-ci fut surpris un jour par
des conjurés à la tête desquels se trouvait un certain Aben-Abou,
un autre compétiteur, et qui se mirent en mesure de l'étrangler
:
" Je saurai mourir avec courage, " leur dit-il, et il se passa lui-même
le lacet autour du cou.
On prétend qu'en mourant il se fit chrétien; son corps, jeté
dans un égout, en fut retiré et on l'enterra à Guadiz,
sous son ancien nom de Fernando de Valor.
Le bourg de Padul, où nous nous arrêtâmes pour passer la
nuit, eut beaucoup à souffrir à l'époque de la guerre des
Morisques, et il est d'un aspect si misérable, qu'on pourrait croire
qu'il s'en ressent encore; la posada où nous nous arrêtâmes
pour passer la nuit était à peine pourvue des choses les plus
nécessaires, et nous aurions fait un maigre souper sans les provisions
dont nous avions eu soin de bourrer nos alforjas. Nous quittâmes de bonne
heure Padul, dont la campagne fertile et verdoyante nous fit oublier une mauvaise
nuit passée sur des lits trop durs; les champs étaient pleins
d'arbres fruitiers; les grenadiers succombaient sous le poids de leurs fruits
rouges; de temps en temps nous rencontrions des laboureurs, à peu près
les seuls habitants de la contrée, et nous échangions le fraternel
salut d'usagé Vayan ustedes con Dios ! Quant aux brigands, nous n'en
rencontrâmes aucun; notre guide nous assura, il est vrai, qu'on parlait
encore dans le pays d'une bande qui exploitait autrefois les Alpujarras sous
la conduite de Manuel Borrasco; il est probable que ledit Borrasco n'a pas eu
de successeurs dans un pays où la rareté des voyageurs doit rendre
le métier trop peu lucratif, et où les bandoleros auraient été
réduits à la triste nécessité de se voler entre
eux .
Nous fîmes halte pour déjeuner à la venta de los Mosquitos
(l'auberge des moustiques), dont le nom de mauvais augure n'était que
trop justifié; c'est à peine si, dans ce coupe-gorge dénué
de tout et d'une saleté repoussante, nous pûmes obtenir des oeufs
et du feu pour les faire cuire; car la nécessité nous avait rendus
quelque peu cuisiniers. Doré, qui sait son Homère par coeur, essayait
de relever à nos yeux d'aussi triviales occupations, en nous assurant
qu'Eumée savait très-bien faire rôtir un porc, et que le
bouillant Achille, aidé de Patrocle, avait, de ses mains héroïques,
préparé sous sa tente un festin pour les députés
d'Agamemnon .
La petite ville de Durcal, où nous nous arrêtames ensuite, et qui
est entièrement habitée par des labradores qui cultivent les environs,
est située au pied du cerro de Sahor, un contre-fort de la Sierra Nevada;
Marmol raconte de terribles combats que les Espagnols livrèrent aux Morisques
près de cette ville; Philippe II, voulant abattre l'insurrection par
un coup terrible, avait donné le commandement des troupes au marquis
de Los Veles, qui commença une guerre à feu et à sang,
et reçut bien tôt des Mores le surnom du diable à la tête
de fer; les soldats voulaient venger leurs frères, car le marquis de
Sesa, qui était entré dans les Alpujarras avec dix mille hommes,
n'en avait plus que quinze cents. Les siéges faits parles Espagnols étaient
toujours suivis de talas : ce genre d'expédition, qui exigeait au moins.
deux mille hommes, consistait à détruire les arbres, les moissons
et même les maisons du pays. " Une nuée de sauterelies qui
s'abat sur un pré n'y fait pas plus de ravages, dit Marmol, que n'en
firent nos troupes affamées dans les jardins où elles campèrent;
au bout d'une heure, on n'y aurait pas trouvé une feuille verte. b En
moins d'un mois, dix mille Morisques furent massacrés ou réduits
en esclavage; il y eut, ajoute-t-il, plus de quatre-vingts actions de guerre.
Des villages entiers furent dépeuplés; les habitants d'Alhendin,
par exemple, furent transportés en masse à Montiel, dans la Manche;
de là vient qu'à l'époque de Cervantès les Morisques
étaient si nombreux dans le pays de Don Quichotte.
Ginez Perez de Hita, un des historiens de ces guerres terribles, avait fait
partie de l'expédition comme soldat : " Les Espagnols, dit-il, ne
rêvaient que massacre et pillage; ils étaient tous voleurs, et
moi le premier, ajoute-t-il naïvement; on mettait la main sur la ferraille,
sur les fruits, sur les chats, pour ne pas perdre l'habitude du vol. Après
le sac du château de Jubilez, un millier de femmes moresques et trois
cents hommes furent froidement égorgés; les Mores se défendaient
avec l'énergie du désespoir; quand les armes leur manquaient et
qu'ils avaient épuisé leurs flèches empoisonnées,
ils faisaient rouler sur leurs ennemis des quartiers de rochers; les femmes
et les enfants se lançaient intrépidement sur les Espagnols, et
cherchaient à les aveugler en leur lançant du sable dans les yeux;
on vit des Mores enfouir leurs filles vivantes sous la neige, pour les empêcher
de tomber aux mains des Espagnols. L'historien que nous venons de citer raconte
qu'il trouva un jour, sur le chemin de Filix, une femme couverte de blessures,
étendue sans vie à côté de six de ses enfants ; pour
sauver sa plus jeune fille, qu'elle nourrissait encore, elle s'était
couchée sur elle, essayant de la couvrir de son corps; les soldats achevèrent
la mère dans cette position, laissant la petite fille baignée
de sang dans les bras de sa mère et la croyant également morte;
il ajoute qu'il emporta la pauvre petite et qu'il parvint à la sauver.
Ginez Perez raconte plus loin une histoire des plus dramatiques : " Deux
soldats espagnols, après avoir pillé la maison d'un riche Morisque,
où ils avaient détruit ce qu'ils ne pouvaient emporter, découvrirent
une jeune fille d'une beauté merveilleuse, qui avait espéré
échapper à leurs recherches. Ils mirent en même temps la
main sur elle, chacun voulant s'assurer la possession d'un pareil trésor;
mais comme ils ne pouvaient tomber d'accord, ils finirent par tirer leurs épées,
encore rouges du sang du père qu'ils avaient tué.
" En ce moment survint un troisième soldat : celui-ci, les voyant
sur le point de s'égorger, eut l'idée de mettre fin à leur
querelle en en faisant disparaître l'objet ; il se dirigea donc vers la
jeune fille et l'étendit morte de deux coups de poignard dans le sein.
C'était à faire pitié au ciel.
" Après avoir frappé, le misérable ajouta froidement
: Il n'était pas juste que deux braves soldats risquassent leur vie pour
si peu de chose! " Mais les deux soldats, indignés de tant de cruauté
et courroucés de voir cette pauvre innocente étendue dans son
sang, se réunirent contre lui.
" Ta méchanceté ne restera pas impunie, lui direntils, monstre
infernal qui as privé la terre du plus précieux présent
du ciel! "
" Sur quoi ils le percèrent de coups d'épée, et ils
sortirent désolés de la maison où ils laissèrent,
à côté de l'assassin, la belle jeune fille que la mort même
embellissait; on l'aurait prise pour un ange endormi. "
Avant d'arriver à Lanjaron, nous passâmes le puente de Tablate,
hardiment jeté à une hauteur effrayante sur un ravin profond ;
en 1569, ce pont était défendu par les Morisques avec tant d'acharnement,
que les troupes espagnoles hésitaient à l'attaquer; un moine franciscain,
nommé Cristoval de Molina, pour faire honte aux soldats de leur peu de
courage, prit d'une main un bouclier et une épée, de l'autre un
crucifix, et s'avança intrépidement ; alors les soldats le suivirent
et le pont fut emporté.
Lanjaron est une petite ville dans une situation délicieuse, au pied
de la colline de Bordayla, sur le versant méridional de la Sierra Nevada;
c'est à Lanjaron que finit la fertile vallée de Lecrin ; on l'a
appelée et paraiso de las Alpujarras, nom que justifie parfaitement sa
position pittoresque. Ce fut une des premières villes de la vallée
de Lecrin qui se révoltèrent contre les Espagnols, et elle eut
beaucoup à souffrir de la guerre; on dit qu'elle resta déserte
pendant quatre-vingts ans, jusqu'à ce qu'on fit venir, pour la repeupler,
cinquante habitants de l'intérieur de l'Espagne. Lanjaron est aujourd'hui-
la première ville des Alpujarras; ses maisons à deux étages,
à toits plats, sont blanchies au lait de chaux à la moresque,
et ont un aspect de gaieté qui manque aux autres villes de la contrée;
nous y rencontrâmes quelques personnes venues d'Almeria et de Grenade,
pour fuir la chaleur et prendre les eaux minérales.
En nous rendant de Lanjaron à Orgiva, nous traversâmes un pays
sauvage et très-accidenté; de temps en temps un vieux château
moresque abandonné découpait sa silhouette sur les grandes masses
du Mulahacen et de la Veleta; les paysans que nous rencontrions, sans avoir
rien d'hostile, nous regardaient d'un air farouche et étonné.
Orgiva, que nous atteignîmes ensuite, est un gros bourg bâti au
pied du haut Picacho de, Veleta; ce fut, pendant quelque temps, la seule place
où les chrétiens se défendirent pendant la guerre des Alpujarras.
Pour profiter de quelques heures de halte que notre arriero nous demandait pour
ses mules qui n'en pouvaient mais, nous fîmes un détour à
pied jusqu'au barranco de Poqueira; c'est un des sites les plus effrayants que
l'imagination puisse rêver . à l'extrémité d'un défilé
qui s'ouvre entre deux hautes murailles de rochers à pic, s'ouvre un
immense abîme dont la vue nous donna le vertige; des nuages noirs s'élevaient
au-dessus des plateaux abrupts qui couronnent le barranco et se confondaient
avec la fumée épaisse des feux allumés par les neveros;
un ciel orageux donnait à ces rochers, d'un gris de plomb, aspect plus
sombre et plus sinistre encore; aussi Doré ne voulut-il pas manquer cette
occasion d'enrichir son album d'un dessin.
La nature devient de plus en plus sauvage jusqu'à Ujijar, la ville la
plus centrale et l'ancienne capitale des Alpujarras; on prétend que plusieurs
familles du pays descendent de Morisques restés après la guerre;
c'est dans Ogixar la nombrada, - la fameuse, tant célébrée
dans les romances, que fut tué Don Alonzo quand il se dévoua pour
aller planter l'étendard royal au sommet de l'Alpujarra :
Don Alonzo, don Alonzo,
Dios perdone tu Alma,
Que te mataron los Moros,
Los Moros de Alpujarra!
En quittant Ujijar, nous continuâmes à
trouver les plus splendides paysages au milieu d'une contrée toujours
féconde en souvenirs historiques ; quelques endroits portent encore des
noms sinistres, comme la cueva del Ahorcado, - la grotte du pendu,-- et Alcocer
al Canjayar, dont le nom signifie, dit-on, en arabe, le plateau de la faim.
C'est près de 1à qu'est situé Valor, le fief de Fernando
, celui qui se fit appeler, pendant quelques mois, roi de Grenade et d'Andalousie;
nous avons raconté comment il fut trahi et assassiné. Aben Abou,
qui lui succéda, était natif de Mecina de Bombaron, un village
près duquel nous passâmes; il ne tarda pas à éprouver
le sort qu'il méritait : trahi à son tour, il fut vendu, en 1571,
pour la somme de vingt mille maravedis, par un de ses affidés, nommé
El Seniz, qui le frappa lui-même de la crosse de son escopette, dans une
grotte qui lui servait de refuge.
" Le pasteur n'a pu rapporter la brebis vivante, dit l'infâme El
Seniz en livrant son corps aux Espagnols, il en apporte la toison. "
Le corps d'Aben Abou fut porté à Grenade et livré aux enfants,
qui le mirent en quartiers et le déchirèrent; la tête fut
enfermée dans une cage de fer qu'on plaça audessus de la porte
Bib-Racha, avec cette inscription :
"Esta es la cabeza del traidor Aben Aboo; nadie la quite so pena de muerte - (Cette tête est celle du traître Aben Aboo ; que personne ne l'enlève, sous peine de mort)"
La défense fut respectée longtemps, car,
en 1599, la tête d'Aben Aboo était encore à la même
place.
La trahison d'El Seniz ne lui profita guère, car il mourut bientôt
à Guadalajara, écartelé comme voleur de grand chemin.
Après avoir gravi pendant plusieurs heures ces pentes escarpées
qu'on appelle ramblas, nous arrivâmes à Berja, au pied de la Sierra
de Gador; nous devions bientôt quitter les Alpujarras , non sans emporter
les meilleurs souvenirs de ses paysages étranges et de ses poétiques
montagnes ; le Puerto del Lobo (la Gorge du Loup), par exemple, étroit
défilé entre deux gigantesques rochers qui-paraissent se précipiter
l'un sur l'autre, - ou la Sierra Bermeja, - la montagne vermeille, au pied de
laquelle coule le Rio Verde, - la rivière verte, dont les ondes cristallines,
dit un ancien romance, furent autrefois teintes en rouge par le sang de tant
de chevaliers mores et chrétiens :
Rio verde, rio verde,
Tinto vas en sangre viva;
Entre ti y Sierra Bermeja
Murio gran cavalleria !
Cuanto cuerpo en ti se balla
De Cristianos y de Moros;
Y tus ondas cristalinas,
De roja sangre esmaltan !
La Sierra de Gador est très-renommée
pour ses mines de plomb, oui étaient déjà exploitées
à l'époque ro maine; elles sont encore aujourd'hui tellement riches,
qu'un dicton local prétend que la montagne renferme plus de plomb que
de pierres. Cette Sierra, qui après de deux mille cinq cents mètres
d'élévation, est une des plus hautes montagues de la contrée
accidentée et sauvage qui s'étend le long du littoral de la Méditerranée.
Bien que depuis des siècles les flancs de la Sierra aient été
fouillés dans tous les sens par d'innombrables mineurs, ses richesses
ne paraissent pas devoir s'épuiser de sitôt, car le minerai donne
encore aujourd'hui du plomb dans une proportion très-considérable.
Au pied des derniers contre-forts de la Sierra de Gador s'élève
la jolie petite ville de Berja, dont l'activité industrielle contraste
avec l'aspect paisible et patriarcal des villes des Alpujarras. Sa fondation
remonte, dit-on, au temps de la conquête romaine, et elle a conservé
son ancien nom de Bergi. Berja est une ville habitée en grande partie
par les familles des mineurs ; on prétend que ces derniers ne vivent
pas très-vieux; le pays passe cependant pour être très-salubre.
Nous nous souvenons d'un mendiant aveugle que nous rencontrâmes, et. qui
avait, nous assura-t-il, cent trois ans accomplis; ce brave homme, drapé
dans une manta rapiécée, marchait en s'appuyant d'une main sur
sa petite fille, et de l'autre sur un long bâton : c'étaient OEdipe
et Antigone en costume andalou.
La fatigue commençait à nous gagner quand-nous quittâmes
Berja; aussi fûmes-nous ravis quand nous aperçûmes enfin
l'immense nappe d'azur de la Méditerranée; quelques heures plus
tard, nous franchissions les vieilles portes arabes d'Almeria.
Ch. DAVILLIER.
(La suite à la prochaine livraison.)
VOYAGE EN ESPAGNE
PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.
GRENADE
1862. - DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INEDlT DE M. CH. DAVILLIER.
I
Almeria; le Sacro-Catino des Génois. - Une pièce de Calderon : Tuzani Ie Morisque et Don Juan d'Autriche. - Adra. - Motril. - Salobrena et Salambo. - Atmunecar. - Velez-Malaga; végétation tropicale : le coton et la canne à sucre. - Ferdinand le Catholique et Garcilaso de la Vega.
Le
séjour d'Almeria nous parut, après notre fatigante excursion dans
des Alpujarras, d'une mollesse incomparable; les lits de la fonda Malagueña
nous semblaient excellents et la cuisine à l'huile succulente. Notre
première visite fut pour de port, où nous pûmes étudier
dans toute leur pureté des Andalous de la côte de da Méditerranée;
la plupart des gens que nous rencontrions, basanés comme des Africains,
auraient polit; i1 merveille le burnous, et plus d'un, très probablement
descendait des anciens sujets de Boabdil, la plupart des femmes ont un type
moresque très prononcé, et la mantille noire leur sied à
ravir.
Almeria, avec ses maisons blanches surmontées de toits plats et de terrasses,
a un aspect tout à fait arabe; ses rues étroites, tortueuses et.
escarpées rappellent beaucoup certains quartiers d'Alger; la plupart
des rez-de-chaussée sont ouverts, et on y voit souvent des femmes accroupies
à da manière orientale et occupées à fabriquer des
esteras de esparto ou tapis de jonc, dont on fait usage dans toute l'Andalousie.
Quoique las mines des environs donnent à 1a ville une certaine activité,
elle est bien loin d'avoir aujourd'hui la même importance qu'autrefois
; elle passe pour être plus ancienne que Grenade, et il y a même
à ce sujet un dicton populaire :
Cuando Almeria era Almeria Granada era su alqueria.
C'est
à dire que quand Almeria était Almeria, Grenade n'était
encore que sa métairie. On nous fit voir une partie des murailles dépendant
de l'ancienne enceinte, qui est probablement de construction phénicienne
et sui laquelle se sont élevées depuis des constructions arabes.
Almeria, dont le nom signifie, dit-on , miroir de mer, appartenait aux Arabes
dès l'an 766, et devint la capitale d'un royaume qui subsista jusqu'au
milieu du douzième siècle ; son port était alors un repaire
de pirates qui infestaient toute la Méditerranée ; les Espagnols
en firent le siège en 1147, et s'en emparèrent avec l'aide des
Pisans et des Génois ; les vainqueurs se partagèrent un riche
butin, et on assure que, dans la part échue à ces derniers, se
trouvait une coupe d'émeraude dont NotreSeigneur, suivant la tradition,
s'était servi à la sainte Cène; cette relique, connue à
Gènes depuis des siècles sous le nom du Sacro-Catino (la coupe
sacrée), y fut considérée longtemps comme le plus précieux
trésor de la ville ; suivant une autre tradition, elle aurait été
prise à Césarée à l'époque des croisades
et aurait fait partie des présents apportés à Salomon par
la reine de Saba; ou bien encore, ce serait le Saint-Graal, le vase mystique
à la recherche duquel le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde
entreprirent tant d'expéditions. Autrefois on montrait de loin au public
le Sacro-Catino dans les occasions solennelles, et il y avait les peines les
plus sévères contre celui qui aurait osé le toucher. Quelques
voyageurs du siècle dernier, l'abbé Barthélemy entre autres,
avaient osé élever des doutes au sujet de la fameuse relique ;
ces doutes furent confirmés lorsque, sous Napoléon 1er, la prétendue
coupe d'émeraude fut portée à Paris : on s'aperçut
facilement qu'au lieu d'une pierre précieuse c'était une coupe
de verre antique. En 1815 elle fut renvoyée à Gênes et se
cassa pendant le trajet; nous avons pu voir moyennant rétribution, dans
le trésor de la cathédrale, les fragments du Sacro-Catino ornés
d'une monture en or.
Almeria et ses huertas, ses fertiles jardins, sont souvent chantés dans
les romances moresques; la belle Galiana, la bien-aimée d'Aben-Amar,
qui fit pour elle de si étranges choses, était fille de l'alcayde
d'Almeria :
En las huertas de Almeria
Estava et moro Aben-Amar,
Frontero de los palacios
De la mora Galiana.
A l'époque de la guerre des Alpujarras, le rio d'Almeria fut une des dernières parties (lu pays qui se rendit. aux Espagnols, et il fallut l'arrivée de Don Juan d'Autriche pour le soumettre. Calderon a tiré, d'un des épisodes de cette guerre, le sujet d'une (le ses pièces : Amar despues de la muerte, y et sitio de lu Alpuxarra, c'est-àdire : Aimer après la mort, ou le siège de l'Alpujarra. Il y avait à Almeria un jeune Morisque nommé Tuzani; c'était un beau cavalier, habile à manier avec adresse sa longue épée de fine trempe suspendue à un élégant baudrier et sa riche arquebuse valencienne. Tuzani aimait une jeune Moresque, la belle Macha, qui fut tuée au siège de Galera, où furent commises tant d'atrocités; il retrouva le corps de sa maîtresse percé de deux coups mortels, et fit le serment de la venger; il s'enrôla dans l'armée espagnole et finit par découvrir, à force de recherches, que le meurtrier était un certain Garcés; enfermé par hasard avec le Morisque dans la prison d'Andarax , Garcés s'avoua l'auteur du meurtre et fut poignardé par Tuzani, qui parvint à s'échapper; il fut enfin repris, et on le conduisit devant Don Juan d'Autriche qui, après avoir entendu son histoire, lui accorda son pardon et sa liberté.
Comme nous voulions nous rendre à cheval d'Almeria à Malaga en suivant la côte de la Méditerranée, nous retournâmes sur nos pas, en passant par la petite ville de Dalias, où notre guide nous recommanda de séjourner le moins possible, à cause des fièvres intermittentes qui règnent dans le pays pendant l'été. Nous traversâmes ensuite Adra, dont le climat passe également pour être malsain, et dont le port est surmonté d'anciennes atalayas, ou tours de vigie, de construction moresque. Adra est l'ancienne Abdera des Phéniciens, et remonte, comme toutes- les villes de cette côte, à une très haute antiquité ; nous avons vu des médailles frappées dans cette ville à l'époque de Tibère. Ici le climat et la végétation sont dignes des tropiques; on cultive le coton et la canne à sucre dans les environs de Motril; toute cette côte est exposée à un soleil ardent, et quoique nous fussions en automne, il nous était quelquefois impossible de voyager pendant les heures les plus chaudes de la journée.
Peu de temps après avoir quitté Motril, nous arrivâmes à Salobreña, petite ville peu intéressante par elle-même, mais qui fait remonter sa fondation à Salambo en personne; telle est du moins l'origine revendiquée pour elle par un historien espagnol, et cela bien avant le bruit fait autour de la Vénus phénicienne par un roman français.
A peu de distance de Motril se trouve Almuñecar, dont le nom Arabe a remplacé celui de Municipiumn Exitanum que portait, la ville à l'époque romaine. Un grand souvenir historique s'attache au nom d'Almuñecar : c'est dans ce port que débarqua Abdu-r-rahman 1er, de la dynastie des Ommiades, quand il vint en Espagne pour faire la conquête de ce pays.
Au-dessus d'Almuñecar on voit, se découper, sur un ciel toujours bleu, la haute Sierra de Lujar, et un peu plus loin celle de Tejeda, élevée de près de deux mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer; il n'est guère de pays en Europe qui réunisse des productions aussi variées : les hautes montagnes qui dominent la côte produisent des saxifrages et autres plantes des climats les plus froids, tandis que, dans les terrains d'alluvion qui bordent la mer, on peut acclimater la plupart des végétaux de la zone torride.
Volez-Malaga est le véritable paradis de la côte méridionale d'Espagne, et il n'est peut-être aucune ville d'Europe dont le ciel soit aussi beau et le climat aussi doux; outre le coton et la canne à sucre, qu'on appelle caña dulce, l'indigo (añil), le café, la patate et d'autres plantes des tropiques y réussissent à merveille; nous achetâmes au marché des cannes à sucre vertes qui étaient excellentes, et des fruits originaires d'Amérique appelés chirimoyas.
A l'époque de la domination arabe, il y avait à Velez-Malaga et sur toute la côte, jusqu'à Marbella, beaucoup plus de moulins à sucre qu'on n'en voit, aujourd'hui; il y en avait encore un certain nombre au dix-septième siècle, comme le montre ce passage d'un voyageur français
« Il y a aussi des salines et. des moulins à sucre, qu'ils appellent ingenios de azucar, dont j'ay veû auprès de Marpella ou Marbella en Andalousie, où j'ai veû beaucoup de cannes de sucre, qui sont faites comme d'autres roseaux, mais qui ont au dedans une certaine moüelle, et une eaùe fort douce, car j'en ay cueilly par les chemins. »
Velez-Malaga a de brillantes pages dans son histoire; quelques années avant la prise de Grenade, elle appartenait encore aux Mores, et Ferdinand le Catholique vint en personne faire le siège de la ville, une des dernières qui fussent restées au pouvoir des infidèles. La chronique de Hernando del Pulgar raconte que les assiégés ayant fait une sortie, le roi se trouva un moment entouré de plusieurs Mores qui voulaient s'emparer de sa personne; le baudrier de son épée s'étant accroché au harnachement de son cheval, il ne pouvait se défendre et il allait être fait prisonnier, quand l'intrépide Garcilaso de la Vega, lançant son cheval au galop, mit les ennemis en fuite et parvint à délivrer son souverain, qui lui-même perça un More de sa lance. En souvenir de cet événement, Ferdinand donna pour armoiries, à la ville de Velez-Malaga, un roi à cheval revêtu de son armure et perçant un More de sa lance.Nous quittâmes notre guide et nos montures à Velez, car la route de Malaga, exposée entre de hautes montagnes et la mer, à la réverbération d'un soleil africain, n'est guère praticable à cheval que pour les gens (lu pays, habitués à une température tropicale; nous primes donc place sur l'impériale d'une diligence qui partait de grand matin, et avant midi nous faisions, au grand galop de nos dix mules, notre entrée dans Malaga.
II
Malaga. - L'Alameda ou le salon (le Bilbao. - Les femmes de Malaga. - Le climat. - Le.. patios. - Chansons populaires de l'Andalousie : les Malagueñas. - Les ruines moresques. - La cathédrale. - Les statuettes de terre cuite.
Malaga la hechicera,
La del eternal primavera,
La que banc dulce et mar
Entre jasmin y azahar!
" Malaga l'enchanteresse, la ville au printemps
éternel, que baigne doucement la, mer entre le jasmin et l'oranger! "
Tel est le salut qu'adresse un poète espagnol à une des plus charmantes
villes d'Andalousie, et jamais louanges ne furent mieux méritées.
Dès notre arrivée à Malaga, nous nous étions installés
à la fonda de la Dansa, -l'hôtel de la Danse, - un nom tout à
fait en harmonie avec l'aspect gai et animé de la ville, qui nous frappa
dès notre arrivée, et qui contraste avec le calme et le silence
des rues de Grenade.
Nous nous dirigeâmes d'abord vers l'Alameda, qu'on appelle aussi, nous
ne savons trop pourquoi, le Salon de Bilbao; c'est une grande allée,
conquise autrefois sur la mer et plantée de deux rangées d'arbres
magnifiques; à une des extrémités, nous remarquâmes
une grande fontaine en marbre blanc, ornée de nombreuses statues et.
d'un bel effet décoratif; on dit que cette fontaine fut donnée
en présent à Charles-Quint par larépublique de Gênes.
Nous aurons plus tard l'occasion de parler de travaux de sculpture plus importants
exécutés en Espagne par des Génois.
C'est à l'Alameda qu'on peut admirer la beauté des Malaguenas,
célèbre dans toute l'Espagne,
Las Malagueñas
Son halagueñas
dit un proverbe très-connu, et, à notre avis, jamais réputation
ne fut mieux méritée; moins sévère que la Grenadine,
moins coquette que la Sévillane et que la Gaditane, la Malagueña
se distingue des autres femmes andalouses par un teint plus ambré, par
des traits plus réguliers, mais non moins expressifs; des sourcils épais
et bien dessinés, des cils longs et fournis donnent à leurs yeux
noirs une profondeur et un charme qu'on ne saurait rendre; elles savent à
merveille, avec une simple fleur, un dahlia rouge ou blanc gracieusement posé
derrière l'oreille, faire ressortir la beauté de leurs cheveux
d'un noir bleu comme l'aile d'un corbeau.
Le climat de Malaga, qui diffère peu de celui de Velez, est un des plus
doux de l'Espagne; nous achetions dans les rues des cannes à sucre et
des patates douces, - bataies dulces; ces dernières sont une ressource
importante pour les gens du peuple qui, avec quelques cuartos, en peuvent manger
de quoi se rassasier; aux angles des rues et sur le port, on voit des batateros
qui font cuire leur marchandise en appelant les acheteurs au cri de. : batatas!
riras y gordas! Leurs cris se confondent avec' ceux des charranes, marchands
de poisson, qui crient à tue-tête leurs boquerones, espèce
de petites sardines, les pintarrojas, les calamares, les denlorres et autres
produits de la pêche méditerranéenne. Les charranes, dont
nous parlerons un peu plus tard, portent leur marchandise dans des cenachos,
paniers de jonc qu'ils tiennent suspendus à leurs coudes en appuyant
les mains sur les hanches.
Les rues de Malaga ont conservé, dans certains quartiers, leur ancien
aspect, et sont encore étroites et tortueuses comme à l'époque
moresque; beaucoup de maisons ont, comme celles de Grenade, un patio ou cour
découverte entourée d'arcades et ornée de bananiers, d'orangers
et d'une quantité d'autres plantes au milieu desquelles s'élance
le mince filet d'un jet d'eau. C'est dans le patio qu'on se tient pendant les
grandes chaleurs, et c'est là qu'ont lieu, pendant les belles soirées
d'été, les tertulias, réunions où l'on danse parfois
quelques pas andalous, comme le polo del contrabandista ou la malagueña
del torero; on y chante aussi au son de la guitare ces couplets si populaires
en Andalousie sous le nom de malagueñas.
Le rhythme des malagueñas a quelque chose d'étrange, de barbare même si l'on veut, mais à coup sûr il n'a rien de vulgaire ni de banal; on peut en dire autant des rañas, des carceleras, des playeras, des rondeñas et autres chants populaires d'Andalousie sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir. De même que tous ces airs, les malagueñas ont, sans nul doute, une origine moresque, et ce sont, sans altération aucune, les mêmes mélodies que, chantaient, en s'accompagnant du laud, les sujets d'Ibn-al-Kamar et de Boabdil ; probablement aussi les paroles ne sont que la traduction de quelques anciens romances moriscos.
Voici une malagueña,, la plus populaire, la plus classique, et qui cependant n'a jamais, que nous sachions, été publiée nulle part [1] :
« Adieu, Malaga la belle ! s'écrie tristement un Malagueño, adieu, Malaga, pays où je naquis! Tu fus une mère pour les autres, et une marâtre pour moi; adieu, Malaga la belle ! »
Les malagueñas se composent ordinairement de couplets de quatre vers chacun; le premier et le dernier vers se répètent deux fois. Le sujet n'est pas toujours aussi mélancolique, mais il est presque toujours sentimental
Echame, nina bonita,
Lagrimas en tu pañuelo,
Y las llevaré a Granada,
Que las engarze un platero.
" Donne-moi, charmante petite - Tes larmes dans ton mouchoir - Je les porterai à Grenade - Chez un bijoutier qui les enchâssera. "
Son tus labios dos cortinas
De terciopelo carmesi,
Entre cortina y cortina,
Estoy esperando et si.
" Tes lèvres sont deux rideaux - De velours
cramoisi - Entre rideau et rideau - J'attends le oui. "
C'est une jeune Malagueña qui s'adresse à son querido
Como abri sin precaucion
Tu carta, dueño querido,
Se cayô tu corazon,
Mas en mi pecho ha caido;En él yo le lie dado abrigo,
Pero no cabiendo dos
El mio te mande yo,
Y et tuyo queda conmigo.
" En ouvrant sans précaution - Ta lettre, maitre chéri, - J'ai laissé tomber ton coeur, - Il est tombé dans mon sein; - Je lui ai donné abri; - Mais faute de place pour deux - Je t'envoie le mien, - Et le tien me reste. "
Voy a la fuente y bebo;
No la amenoro,
Que aumienta su corriente
Con lo que lloro.
" Je vais boire à la fontaine, - Et ne peux l'épuiser, - Car j'augmente son cours -Avec les larmes que je pleure. "
Les souvenirs du temps des Mores ne sont pas rares à Malaga : plusieurs édifices ont gardé leur nom arabe, comme le castillo de Gibralfaro, la Alhondiga, la Alcazaba; les Atarazanas, ancien arsenal moresque, ont conservé une élégante porte en fer à cheval, revêtue de marbre blanc; de chaque côté se lisent, comme à l'Alhambra, ces deux inscriptions arabes : Dieu seul est riche, - Dieu seul est vainqueur.
Comme la plupart des villes de la côte, Malaga est une ancienne colonie phénicienne; les Arabes s'en emparèrent après la fameuse bataille du Guadalete, et ce n'est qu'en 1487 qu'elle cessa d'être musulmane, en tombant au pouvoir des rois catholiques.
Ce n'est qu'une cinquantaine d'années plus tard que fut commencée la cathédrale, splendide édifice qui domine majestueusement le port et la mer; un bel escalier de marbre donne accès dans la nef principale, à côté de laquelle s'élèvent parallèlement deux nefs latérales; de chaque côté de la façade s'élèvent deux hautes tours, dont l'une est restée inachevée, comme celle de la cathédrale de Cologne; le sacristan qui nous accompagnait se donna beaucoup de mal pour nous faire admirer les stalles du choeur, travail prodigieux, mais d'un goût médiocre, suivant nous, la vraie manière de bien voir la cathédrale de Malaga, c'est de prendre une falua dans le port et de s'éloigner assez pour qu'on puisse apercevoir du large, au-dessus du bleu intense de la mer, la masse imposante de la cathédrale qui s'élève au-dessus des maisons blanches de la ville; splendide tableau dont le fond est formé par les hautes montagnes derrière lesquelles se cache Grenade.
Nous trouvâmes les quais de Malaga encombrés de caisses de pasas et de tonneaux de toute dimension. Les vins et les pasas - c'est ainsi qu'on appelle les raisins secs - sont les principales productions de Malaga; cependant n'oublions pas l'industrie des terres cuites coloriées, fort ancienne dans le pays; c'est dans le Pasaje de Heredia que se modèlent ces statuettes, qui représentent invariablement des costumes andalous; tantôt c'est une maja au jupon court, dansant le polo ou le jaleo; tantôt c'est un contrabandista, le trabuco à la main ; un majo coupant, avec sa naraja, le tabac destiné à sa cigarette, ou un curé coiffé d'un chapeau long et étroit comme celui de Basile. Ce sont encore des charranes, les gamins de Malaga, ou des barateros, le cuchillo dans la ceinture; nous passerons bientôt en revue les différents types qui appartiennent particulièrement à l'Andalousie.
III
Les delitos de sangre. - Les serenos de Malaga. - Les gens de vida airada. - Un professeur de naraja. - Les Gulpes. - La Parte alla et la Parte baja: le Jabeque; le Desjarretazo; In Plumada et le Reves. - Un coup mortel : le Floretazo: Ies Golpes de Costado. - Les Engaños. - Les Tretas: quelques bottes secrètes. - L'escrime au Puñal et au Cuchillo. - Le Molinete. - Lanzar la naraja. - Les Tijeras des Gitanos.
Si l'usage de la navaja, du puñal et du cuchillo est général d'un bout à l'autre de l'Espagne, il est certaines villes où les saines traditions se conservent. plus particulièrement et où résident les profesores les plus acreditados : Cordoue et Séville possèdent des académies fort renommées; nais nulle part l'art de manier le fer -la herramienta - n'est cultivé avec autant de soin qu'à Malaga. Peu de villes d'Espagne offrent l'exemple d'une aussi grande criminalité et d'un pareil penchant à l'homicide; il n'est guère d'endroits où les delitos de sangre - les crimes de sang, comme on dit dans le pays - soient aussi fréquents. D'où vient cette habitude du meurtre, si générale parmi les gens du peuple? Sans doute de l'oisiveté , de la passion du jeu et de l'ivrognerie ; car le dernier de ces trois vices est beaucoup plus répandu à Malaga que dans aucune autre ville de la Péninsule, et c'est à tel point, que les serenos, ces gardiens de nuit dont nous avons déjà parlé, et qui sont chargés de veiller à la sécurité des habitants et au bon ordre, les serenos de Malaga jouissent, sous le rapport de la sobriété, d'une réputation détestable
En Malaga los serenos
Dicen que no beben ciao;
Y cou et vino que beben,
Puede moler un molino!
A Malaga, dit le refrain populaire, les serenas prétendent
qu'ils ne boivent pas de vin; mais, avec le vin qu'ils boivent, on ferait tourner
un moulin!
Faut-il attribuer encore, comme on l'a prétendu, l'issue sanglante de
la plupart des querelles des Malaguenos d'une certaine classe au solano, ce
vent brillant venant d'Afrique, imprégné, comme le sirocco des
Napolitains, de la chaleur irritante des sables du Sahara? Ou bien la fréquence
des homicides vient-elle de l'impunité proverbiale qui semble protéger
les assassins?
Mata al rey, y vete a Malaga, - tue le roi et va-t'en à Malaga, - tel
est le dicton populaire.
Un fait certain, c'est que nulle part on ne trouve autant de ces gens sans aveu, gente de vida airada, comme disent les Espagnols, expression peu facile à traduire, qui signifie littéralement des gens de vie irritée : tels sont les rateros (voleurs qui travaillent isolément), les charranes et les barateros, dont nous nous occuperons bientôt particulièrement.
Bien que l'usage de la navaja soit très répandu en Espagne parmi les classes ouvrières, les gens que nous venons de nommer font plus particulièrement métier d'être habiles au maniement de cette arme, et, encouragés par leur adresse , ils deviennent agressifs à la moindre parole insignifiante , ou simplement pour le plaisir de faire le mal.
Déjà, en parlant d'Albacète, nous avons cité cette ville comme très renommée pour la fabrication des navajas; Guadiz, Séville, Mora, Valence, Jaen, Santa Cruz de Mudela et bien d'autres villes possèdent aussi leurs maestros de herreria, ou couteliers en réputation. Outre bien d'autres noms de fantaisie que reçoit la navaja, on l'appelle encore, en Andalousie, la mojosa, la chaira, la tea, expressions plus particulières aux gitanos; les barateros l'appellent plutôt corse (tranchant), herramienta ou hierro (fer), abanico (éventail), sans compter d'autres noms aussi pittoresques.
Pendant notre séjour à Malaga, nous eûmes la fantaisie de prendre des leçons chez un des profesores ou diestros les plus consommés ; au bout de quelques séances, Doré était devenu l'un des élèves les plus distingués de la salle, et, armés de petits joncs taillés en navaja, nous nous livrions de rudes assauts et nous nous portions, suivant toutes les règles d'une escrime spéciale, les plus terribles coups de taille et d'estoc le pouce placé sur la partie la plus large de la lame, la main gauche collée contre la ceinture, les jambes légèrement entr'ouvertes afin de rendre les évolutions plus faciles, telle était notre position quand nous nous mettions en garde pour nous pourfendre.
Le professeur commençait alors la démonstration des différentes sortes de golpes, c'est. ainsi qu'on appelle les coups, qui reçoivent également le nom de puñaladas ou punalàs, comme prononcent les Andalous; les coups se portent dans la parte alfa ou dans la parte baja : la partie haute s'étend depuis le sommet de la tète jusqu'à la ceinture, et la partie basse depuis la ceinture jusqu'aux pieds, de manière que les coups sont altos ou bajos, suivant qu'on les porte dans le haut ou dans le bas du corps.
Un des principaux coups de la partie haute est le javeque ou chirlo, dont nous avons déjà dit quelques mots à propos d'Albacète; on nomme ainsi une large estafilade faite dans la figure avec le tranchant de la navaja et qui s'allonge comme la voile effilée du javeque (chebek); le javeque est regardé, par les barateros, comme une blessure ignominieuse ; car , de tous les coups qu'on puisse recevoir, c'est celui qui montre le mieux la maladresse du blessé et le peu de cas que le diestro, littéralement l'habile, fait de son adversaire, en se contentant de le moquer simplement au lieu de le tuer. Un autre coup de la parte alta, coup beaucoup plus grave et qui exige une grande adresse, c'est le desjarretazo, il se porte par derrière, au-dessus de la dernière côte le desjarretazo est un coup très estimé, non pas de celui qui le reçoit, bien entendu, car il est presque toujours mortel, notamment quand la lame, ouvrant une large blessure, sépare en deux la colonne vertébrale. Seulement, comme rien au monde n'est parfait, ce joli coup a l'inconvénient de découvrir le diestro qui le porte et de l'exposer à recevoir en même temps un coup de pointe dans le ventre. C'est ce que nous démontra notre professeur, et Doré se hâta de formuler clairement le précepte au moyen d'un dessin qu'il lui soumit et qui reçut de tous points son approbation.
Citons encore la plumada, coup qui se donne de droite à gauche en décrivant une courbe, et le revés, porté de gauche à droite avec le bras déployé et ramené subitement; la culebra, qui consiste à se jeter rapidement la face contre terre en s'appuyant sur la main gauche, et à porter de bas en haut, avec l'autre main, un coup dans le bas-ventre; le floretazo, coup employé contre l'adversaire qui s'avance trop rapidement et qui vient lui-même s'enferrer sur la pointe de la navaja; en donnant un floretazo, on courrait grand risque d'être blessé soi-même si on ne rejetait vivement le corps en arrière.
Les tiradores, ou tireurs expérimentés, recommandent encore la corrida comme un des coups les plus utiles à connaître : la corrida, qui exige une légèreté particulière et beaucoup de sang-froid, s'exécute en faisant tout d'un coup un mouvement oblique sur la droite ou sur la la gauche, afin de frapper l'adversaire dans le côté. Les golpes de costado ne sont pas moins dangereux : ce sont les coups d'estoc qui se portent entre les côtes, et il est rare qu'ils ne soient pas mortels.
Quelquefois les tiradores placent sur leur bras gauche leur mania, leur veste enroulée, ou bien tiennent à la main leur sombrero, dont ils se servent comme d'un bouclier; ces moyens de défense sont très-discutés : le principal reproche que leur adressent les puristes, c'est d'empêcher de se servir de la main gauche; car, tout tirador accompli doit savoir manier indistinctement son arme des deux mains. Quant à la faja, ou ceinture, les tireurs de navaja ne manquent jamais d'enceindre leur reins, car elle est d'une grande utilité pour la défense; seulement il est essentiel de la fixer bien solidement si elle venait à se dérouler dans les jambes du tirador, elle pourrait le faire tomber et l'exposer ainsi aux plus grand, dangers.
Chaque coup, naturellement, a ses parades ou recursos; il y en a de différents genres: d'abord les engaños ou finjimientos (feintes ou tromperies), puis les tretas ou bottes secrètes ; ces dernières s'éloignent quelque peu des règles de l'escrime telle que nous la comprenons; qu'on en juge par quelques exemples.
On jette le sombrero à la figure de son adversaire; c'est une botte qui manque rarement son effet.
Le diestro se baisse rapidement pour ramasser de la main gauche une poignée de sable ou de terre qu'il jette aux yeux de son ennemi, et de l'autre main il lui porte un coup dans le ventre, ce qui s'appelle alracar.
Quelquefois encore on marche fortement sur les pieds de son ennemi , on lui donne un coup de talon dans le bas-ventre , ou bien on cherche à le faire tomber au moyen d'un croc-en-jambe; ou bien encore on feint d'adresser la parole à un être imaginaire qui surviendrait tout à coup , et on frappe l'adversaire - le contrario - au moment où il détourne la tète.
Comme la navaja, le puñal ou le cuchillo, qu'on appelle en argot churri ( d'où notre mot chouriner), a son escrime à part et ses règles particulières ; cette arme , dont se servent de préférence les marins et les prisonniers, se distingue principalement de la navaja en ce qu'elle ne sert que pour les coups d'estoc, car le poignard n'a pas de tranchant; ordinairement le manche, gros et court, se rapproche un peu de la forme d'un veuf; quant à la lame, elle est tantôt aplatie et ovale, tantôt ronde, tantôt à quatre pans ; nous avons rapporté de Malaga un puñal qui avait appartenu à un des plus redoutables barateros du Perchel; cette arme, effilée et pointue comme une aiguille, a quelque chose d'effrayant : quadrangulaire du côté de la pointe, elle s'arrondit ensuite insensiblement; de plus, elle est garnie d'entailles barbelées et la lame est repercée à jour en plusieurs endroits, précautions ingénieuses qui ont encore le double avantage de déchirer la plaie et de la rendre plus dangereuse en y introduisant de l'air.
Un des principaux coups du puñal, c'est le molinete, dont Doré nous donne un dessin très exact : un des adversaires pivote rapidement sur un pied et lève le bras pour blesser derrière l'épaule son ennemi, dont il s'est rapproché à l'improviste et qui ne peut se défendre qu'eu essayant d'arrêter de la main gauche le bras levé pour le frapper, et de frapper lui-même de la main droite. Il s'ensuit ordinairement une lutte corps à corps qui a presque toujours un résultat funeste pour les deux combattants.
Un petit traité fort curieux, écrit par un Andalou sur l'art de manier le couteau, - El arte de manejar la navaja - nous indique de plus la manière de lancer cette arme, ainsi que le cuchillo : le manche de l'arme doit se placer dans la paume de la main; la pointe, tournée en dedans, se retourne vers l'adversaire au moment où le diestro la lance en étendant la main avec force.
Les marins, qui ont l'habitude de porter la herramienta attachée à leur ceinture au moyen d'un long cordon ou d'une petite chaîne de cuivre, sont très-habiles à lanzar la navaja. a Nos lecteurs, dit notre Andalou, auront de la peine à croire à la précision extraordinaire avec laquelle nous avons vu lancer la navaja, qui restait clouée dans la poitrine ou dans le ventre de l'adversaire , à l'endroit même que le diestro avait choisi; mais ce qui n'est pas moins étonnant, c'est l'adresse particulière avec laquelle certains Andalous savent éviter le coup ; nous en avons même vu qui étaient assez adroits pour saisir au vol le cordon qui retenait la navaja du contrario, et pour le couper avec leur propre navaja.
Nous avons déjà parlé des tijeras, longs ciseaux dont les tondeurs de mules ou esquiladores, presque tous gitanks, savent se servir comme d'une arme terrible; la double blessure causée par les deux pointes des tijeras est toujours dangereuse et quelquefois mortelle.
Nous venons d'esquisser les principales règles d'une escrime particulière aux Andalous; disons maintenant quelques mots de deux types purement malagueños, les barateros et les charranes, gens d'une adresse toute particulière à manier le puñal et la navaja.
IV
Les Charranes - Le Barrio del Perchel - L'Arriero et son once d'or. - Le torrent de Guadalmedina; combats à coups de pierre des Lazzaroni de Malaga. -Les Barateros.-Les Garitas et les joueurs; comment se touche le Barato. - Les pourfendeurs Andalous; un défi. - Le Baratero sur la plage; dans la caserne; dans la prison. - La chanson du Baratero
Les touristes qui séjournent quelque temps à Malaga peuvent y étudier, s'ils ne craignent pas d'approcher de près des gens appartenant de plein droit aux classes dangereuses, plusieurs types extrêmement curieux, et particuliers pour la plupart à cette ville, parmi lesquels nous citerons en première ligne le charran et le baratero.
Qu'est-ce que le charran? Le Diccionario de la Academis española ne nous apprend rien sur ce sujet, et ce mot est également absent des autres dictionnaires espagnols. Le charran n'est pas le gamin de Paris, ni le pâle voyou; ce n'est pas non plus le lazzarone napolitain; et pourtant c'est un peu de tout cela : allons flâner dans le barrio del Perchel, un des quartiers de Malaga où l'étranger peut le mieux observer les moeurs intimes du peuple andalous; le nom du Perchel vient tout simplement des perchas qu'on y voit en grand nombre, et sur lesquelles les pêcheurs étendent leurs filets pour les faire sécher ; c'est le rendez-vous des majos, comme l'est à Séville le quartier de la Macarena; aussi, à Malaga, quand on veut parler d'une fille du peuple élégante et pleine de désinvolture , dit-on une moza Perchelera, comme à Séville on dit une hembra Macarena.
Approchons-nous de celte barque échouée sur la plage, et à l'ombre de laquelle des hommes du peuple à l'air picaresque sont assis et jouent aux cartes; ce sont des charranes; ils sont nés à Malaga, et ils y mourront, à moins qu'ils n'aillent finir leurs jours au presidio (bagne) de Ceuta ou de Melilla; ils exercent bien par hasard une industrie apparente : ainsi ils vont par les rues vendant des boquerones, les sardines de l'endroit; d'autres fois, on les voit offrir leurs services aux ménagères qui viennent acheter au marché la provision du jour, et avio, pour porter chez elles, moyennant quelques cuartos, la viande ou le poisson, mais leur véritable état, c'est de ne rien faire, de vivre d'industrie, dans le mauvais sens du mot, de prendre le soleil sur la plage et l'ombre sur l'esplanade del muelle.
Le charran est un garçon de quatorze à vingt ans; plus jeune on l'appelle polo, mot qu'on peut traduire assez exactement par voyou ; on l'appelle encore granuja, expression locale qui signifie pepin de raisin, et qui entraîne avec elle une intention de mépris. Plus âgé, il se livre sur une plus grande échelle à ses mauvais penchants, et devient baratero, ratero, si le tranchant d'une navaja ou la pointe d'un puñal ne viennent mettre fin à une existence si intéressante.
Les gamins de Malaga n'ont rien à envier, sous le rapport de l'adresse, aux plus habiles filous de Naples ou de Londres; nous en avons fait personnellement l'expérience, à bon marché, du reste, puisqu'elle ne nous a coûté qu'un mouchoir. Ils sont très inventifs pour s'approprier le bien d'autrui; on en pourra juger par cette petite histoire locale arrivé. tout, récemment, et que nous rapportons dans toute sa pureté d'après un malagueño; il s'agissait, ni plus ni moins, de voler à un brave arriero descendu de la montagne, une once d'or (quatre-vingt-cinq francs) qu'il avait mise dans sa bouche dans la crainte des filous.
Un dimanche, au moment où la messe de midi sonnait à la cathédrale, notre arriero rencontrait à la Puerta de Mar un paysan de ses amis, qui le pressait de l'accompagner à l'église; le méfiant montagnard refusa, disant qu'il avait une once d'or dans sa raja, et qu'il craignait de s. trouver au milieu de la foule. Le paysan insista, lui faisant observer que ce n'était pas une raison suffisant. pour perder la misa; et puis, ajouta-t-il, mets la onza dans ta bouche, elle y sera plus en sûreté que dans ta ceinture.
Cette raison parut concluant. à l'arriero, qui prit avec son ami le chemin de l'église. Quelques vauriens , pillos, granujas ou charranes avaient entendu la conversation sans en perdre un seul mot, et avaient vu l'once d'or passer de la raja dans la bouche de l'arriero ; trois d'entre eux se détachèrent de leurs camarades et suivirent leur victime jusque dans l'église; avant d'entrer, ils quittèrent leurs alpargatas et leur sombreros, prirent chacun les deux coins d'un mouchoir dans lequel ils jetèrent quelques petites pièces de cuivre et d'argent et se mirent à jouer au naturel le rôle de deux marins demandant les offrandes pour accomplir un voeu , et faire dire des messes à la Vierge del Carmen. Ils s'approchèrent ainsi de l'arriero, qui se tenait au milieu d'un groupe, serrant les dents pour mieux garder son once et regardant de travers tous ceux qui se trouvaient autour de lui; les deux faux marins s'étaient agenouillés et faisaient semblant de murmurer des prières, sans perdre de vue l'arriero. Enfin, après l'Ite missa est, un d'eux lâcha tout à coup les coins du mouchoir, et la monnaie roula sur les dalles.
« Caballeros, que personne ne bouge, s'écria un des charranes, tout cet argent appartient à la Virgen santissima! Attention à l'once I où est l'once d'or ? »
Tous les assistants se penchèrent pour regarder, à l'exception des faux marins, qui eurent soin de ne pas se baisser, et qui reprirent plus haut
« Personne n'a vu l'once pour les messes de Maria santissima? Qui donc a pris l'once? »
- C'est ce coquin-là qui vient de la ramasser et de la mettre dans sa bouche, » s'écria un des assistants qui n'était autre qu'un compère, en montrant du doigt le pauvre arriero. Celui-ci, confus et interdit, porta naïvement sa main à sa bouche, et en retira l'once d'or, qu'un des assistants, - toujours un compère, - lui arracha violemment des mains avec une indignation bien jouée, pour la remettre dans le mouchoir des pauvres marins. Le public indigné accabla de reproches le prétendu voleur, et quand il put enfin ouvrir la bouche pour protester de son innocence, les charranes qui s'étaient faufilés parmi la foule comme des serpents à travers un buisson, se partageaient l'once d'or en dehors de l'église.
Malgré leur costume délabré, ces lazzaroni de Malaga ont une certaine désinvolture qui empêche de les confondre avec les mendiants de profession; du reste, ils n. demandent pas l'aumône ils aiment mieux voler; l'esplanade del Muelle est le théâtre ordinaire de leurs exploits ; c'est là qu'ils ont l'habitude de prélever leur dîme sur les diverses marchandises qu'on débarque au bord de la mer; tantôt c'est un bacalao (morue) qu'ils font adroitement passer sous leur chemise, tantôt c'est un de ces énormes oignons, un melon, ou quelques batatas; ils sont encore fort habiles à plonger leur navaja dans un ballot, pour recevoir dans leur sombrero le riz qui s'en échappe; ils se donnent ensuite rendez-vous dans le lit desséché du torrent du Guadalmedina, ou dans quelque autre endroit écarté, où ils font cuire entre deux pierres, dans quelques vieux tessons, les produits de leur maraude.
Il est rare que ces festins ne se terminent pas par une partie de cartes, car ils sont très joueurs, comme presque tous les Andalous de la basse classe : une mante crasseuse pliée en quatre et jetée à terre leur sert de tapis de jeu; les cartes font, tellement usées que c'est à peine fi on distingue les points. Ils ne font pas moins passionnés pour d'autres, jeux de hasard, notamment celui de pile ou face, tara y cruz; et comme ils ne se font pas faute de tricher, il est rare que la partie ne finisse pas par quelque rixe, où les coups de poings, les coups de bâtons et les pierres pleuvent comme grêle: les pedreas, c'est ainsi qu'ils appellent leurs combats à coups de pierre, ont ordinairement lieu dans le torrent de Guadalmedina, qui leur fournit en abondance des projectiles de tout calibre. C'est là aussi que se vident les querelles de barrios, car Malaga est divisée en trois barrios ou quartiers principaux : la Victoria, le Perchel et la Trinidad, dont les habitants ont des moeurs et même des costumes particuliers, et ces barrios se sont voué depuis longtemps une antipathie réciproque. C'est en vain que les autorités ont voulu faire cesser les pedreas; ces luttes se renouvellent de temps en temps, avec une sorte de périodicité , notamment les dimanches et jours de fête.
Le charrau est grand fumeur, et, passé maître dans l'art de ramasser les bouts de cigares, qu'il transforme immédiatement en cigarettes. Quand le hasard ou l'adresse a fait tomber un puro entre ses mains, il le partage fraternellement avec ses camarades : ce partage s'opère d'une façon assez originale : les vauriens se placent par rang d'âge, et en rond : le plus âgé allume le cigare, tire une bouffée à toute haleine, et le passe à son voisin, qui en fait autant; et le puro passe ainsi de. main en main, chacun humant la plus grande chupada possible, jusqu'à complète extinction.
Il est rare que le charran ait un domicile : il couche l'été à la belle étoile, le long des maisons, sans se soucier des moustiques dont sa peau bronzée défie les piqûres. L'hiver, il trouve toujours un zaguan ou portique pour reposer sa tête à l'abri des vents du Nord.
Bien que le charran se trouve mêlé à toutes les démonstrations, et qu'il soit de toutes les émeutes, il n'a pas d'opinion politique: on raconte à ce sujet que lorsque les troupes françaises, fous les ordres du général Sébastiani, se présentèrent devant Malaga, des groupes de charranes se mêlèrent aux partisans de la résistance, en poussant les cris de: Viva Ferdinando VII ! Des gens armés de couteaux et de poignards ne pouvaient tenir longtemps devant la mitraille, et les Français ne tardèrent pas à faire leur entrée dans la ville, précédés des mêmes groupes de charranes, qui criaient à tue-tête : Viva Napoleon
Nous avons déjà dit quelques mots du baratero : voilà un type andalous par excellence, et s'il n'appartient pas, comme le charran, exclusivement à Malaga, nulle part, en Andalousie il ne se trouve aussi complet et aussi prononcé que dans cette ville.
Le baratero est un homme de la lie du peuple, qui a acquis une habileté extraordinaire à manier la navaja et le puñal, et qui exploite la terreur qu'il inspire pour exiger des joueurs un droit sur l'enjeu de la partie. Nous l'avons déjà dit, les Andalous de la basse classe sont extrêmement joueurs chaque ville renferme un assez grand nombre de gens sans aveu désignés sous le nom de tafures, nom qui correspond à peu près à celui de grecs, et qui n'ont guère d'autre industrie que leur habileté au jeu. Il est rare que les vices d'une nation ne soient pas plusieurs fois séculaires : les ordonnances d'Alphonse le Savant contre les tafurerias ou maisons de jeu prouvent que dès cette époque la passion du jeu était déjà très-violente en Espagne; elle n'avait en rien diminué au dix-septième siècle, si nous en croyons un curieux ouvrage d'un auteur sévillan, le licencié Francisco Luque Fajardo, contre les oisifs et les joueurs, ouvrage dans lequel l'auteur énumère les nombreux tours, pratiques et escroqueries employés par les grecs du temps.
Chaque ville d'Andalousie a donc ses garitos ou tripots, où se réunissent les joueurs de profession, auxquels on pourrait encore appliquer cet ancien couplet
Ya et judagor de España
Su esperanza no fia
En et incierto azar, sino en la mana." Aujourd'hui, le joueur espagnol ne met pas son espérance dans le hasard incertain, mais dans l'adresse de ses doigts. "
Les garitos ne 'sont. pas, du reste, les seuls rendez-vous des joueurs; on les voit partout : sur la plage, à l'ombre d'une barque; sous les arbres d'une promenade, ou à l'abri d'an vieux mur, dans quelque endroit écarté : le public est ordinairement. composé de charranes et autres gens sans aveu, auxquels se mêlent quelques marins et quelques soldats : voyez-les, assis ou couchés le long de ce falucho échoué sur le sable, et dont. les vuiles sèchent au soleil : les uns sont assis, les autres couchés à plat ventre devant un jeu de cartes crasseux qui passe de main eu main ; ils jouent au cané, au pecao, ou à quelque autre de leurs jeux favoris; leur physionomie est. inquiète et agitée, soit par la passion du jeu, soit par la. crainte de voir arriver un alguacil.
Tout à coup, et sans qu'on sache d'où il est venu, un individu au teint pâle, à la figure sinistre, à l'air hardi et provocateur, apparaît au milieu du groupe : c'est un homme robuste, bien empatillado, comme disent les Andalous, c'est-à-dire orné d'une large paire de favoris noirs; il porte d'an air dégagé sa veste sur l'épaule, et son pantalon court est retenu par une large ceinture de soie brune : c'est un baratero, qui s'installe sans façon à côté des joueurs, et. leur annonce brutalement qu'il vient prélever sa part sur l'enjeu, cobrar el barato, toucher le barato; c'est ainsi qu'on appelle l'espèce de tribut qu'il s'arroge le droit de prélever, et c'est de ce mot qu'on a fait celui de baratero.
Le barato, du reste, ne consiste ordinairement qu'en une somme très minime, deux ou trois cuartos tout au plus, c'est-à-dire environ dix centimes par partie.
Ahi va eso, s'écrie le baratero en jetant an milieu du groupe un objet entouré d'un vieux papier gris qui a servi précédemment à envelopper du poisson frit : c'est un paquet de vieilles cartes, une baraja, (qui signifie qu'on ne doit jouer qu'avec ses cartes : Aqui no se juega sino con mis barajas! - Ici, on ne joue qu'avec mes cartes. Si les joueurs sont de bonne composition et ne font aucune difficulté pour payer le barato, le baratero empoche ses cuartos, et tout se passe pour le mieux, et, très paisiblement. Mais il arrive quelquefois qu'il se trouve dans le groupe un valiente, un vaillant, un mozo cruo, littéralement : un garçon cru, expression andalouse presque intraduisible, et qui sert à désigner un jeune homme hardi, que rien ne saurait effrayer. Celui-ci répond sans s'effrayer, avec un fort accent andalous :
« Camara, nojotros no necesitamos jeso ! - Camarade, nous n'avons pas besoin de cela! » Et il rend le .jeu de cartes au baratero. « Chiquiyo, reprend le baratero, venga aqui et barato, y sonsoniche! - Gamin, fais-moi vite passer le barato, et pas un mot ! »
Le mozo cruo tire alors un long couteau attaché à sa ceinture, l'ouvre en faisant entendre le cliquetis des ressorts, en enfonce la pointe à côté de l'enjeu, et s'écrie en regardant le provocateur d'un air de défi « - Aqui no se cobra et barato sino con la punta de zona navaja! - Ici, on ne touche le barato qu'avec la pointe d'une navaja. »
Il est rare que le défi ne soit pas accepté: en ce cas les deux adversaires prononcent le solennel vamonos! ou vamos alla! - Allons y 1 ou bien encore : Vamos a echar un viaje! - Allons faire un voyage! C'est leur alea jacta est.
Les charranes reprennent leur monnaie et se lèvent ; on s'en va dans un coin écarté, les navajas ou les puñales sont tirés de la ceinture et brillent en l'air, et un des adversaires tombe ensanglanté.
Le meurtre ne demeure pas toujours impuni, et il arrive parfois que deux ou trois mois plus tard oh entend par les rues de la ville le son d'une petite cloche et la voix d'un homme qui demande des aumônes « para decir misas por et alma de un probe que van a ajusticia , » - pour dire des messes pour l'âme d'un malheureux qu'on va justicier.
Il arrive aussi que deux barateros se rencontrent sur le même terrain, et que le nouveau venu prétend avoir sa part de l'enjeu; quelquefois la querelle se termine par un duel à mort; on en a vu s'enfermer dans une cour étroite et se déchirer à coups de couteau jusqu'à ce que l'un des deux tombât inanimé. Mais quelquefois aussi chacun des adversaires n'a que l'apparence de la bravoure et réalise ce type du bravache pourfendeur; audacieux avec les faibles, filant doux quand on lui tint tète; type si commun en Andalousie, que, pour le définir, le dialecte du pays est d'une richesse extrême : c'est le maton, le matachin, le valenton, le perdonavidas et autres expressions non moins significatives.
Lorsque deux braves de cette espèce ont maille à partir, il s'établit entre eux un dialogue des plus amusants dont nous allons essayer de donner une idée, bien que le dialecte andalous perde, en passant dans une autre langue, la plus grande partie de son originalité.
« Ea! c'est ici que les braves vont se montrer, dit l'un d'eux en faisant crier les ressorts de sa navaja !
- Tire osté! Tirez! compère Juan, s'écrie l'autre en tournant autour de son adversaire.
- Vente a mi, Curriyo! pas tant de tours et de détours!
- C'est vous, zeño Juan, qui sautez comme un petit. chien.
- Ea! Dios mio! Tiens, tu peux recommander ton âme à Dieu!
- Est-ce que je t'ai blessé? - Non, ce n'est rien !
- Eh bien! je vais te tuer du coup ; tu peux demander l'extrême-onction.
- Sauve-toi, por Dios, Curriyo, tu vois bien que j'ai le dessus, et je vais t'ouvrir une blessure plus grande que l'arcade d'un pont ! »
Ce dialogue continuerait plus d'une heure, si les amis communs n'intervenaient; les deux adversaires, qui ne demandent pas mieux que de s'apaiser, referment leurs couteaux, et on se rend dans quelque taberna où l'on oublie la querelle en vidant quelques cañitas de jerez.
Outre les barateros de playa, qui exercent sur la plage, il y a encore celui de la carcel, qui règne dans la prison et le baratero soldado ou de tropa : ce dernier est le véritable tyran de la compagnie ou du régiment; le sergent, qui ne veut pas l'avoir pour ennemi, l'exempte des corvées; il n'est pas de querelle à laquelle il ne se trouve mêlé; c'est à peine s'il connaît les éléments de l'exercice, et il professe la plus grande répugnance pour la discipline; par exemple, il est de première force sur le maniement de la herramienta,, - c'est ainsi qu'il appelle, dans son argot, les armes dont il se sert. Le baratero soldado ne se refuse aucune jouissance : il boit du meilleur, que lui verse la cantinière de la caserne, et fume des pores; tout cela est payé par le barato qu'il prélève sur les autres soldats.
Quand le régiment est en marche, le baratero de tropa reçoit la visite des camarades ou compères - Camaràas, compares - de la localité où l'on fait halte; car il y a entre eux une certaine franc-maçonnerie, comme entre les Camorristi napolitains; ils se retrouvent dans les garitos fréquentés par leurs confrères, sans exiger des joueurs le barato qu'ils se sont arrogé le droit de toucher. Quelquefois, cependant, ces entrevues ne se terminent pas sans quelque pendencia, ou querelle : à la moindre contradiction, on se jette à la figure les cañas de jerez, contenant et contenu, et on sort dans la rue pour se tirer deux ou trois mojadas, après quoi on est meilleurs amis qu'avant.
Le baratero de la carcel est le plus dangereux et le plus odieux de tous; perdu de vices depuis son enfance, il a passé la plus grande partie de son existence dans la prison, - el estarivél, ou casa de poco frigo, - littéralement la maison où il y a peu de blé, comme disent les voleurs dans leur argot pittoresque. Aussitôt qu'un preso fraîchement condamné a franchi le seuil de la prison, le baratero exige du nouveau détenu le diesmo, c'est-àdire la bienvenue, qui consiste ordinairement en un ou deux machos [2] . Cette demande se fait toujours la navaja à la main, et quand le nouveau venu se refuse à payer las moneas, los metales, la question se décide ordinairement au moyen de quelques navajasos échangés entre les deux prisonniers. Quand la justice - qui s'appelle en argot la sevra da sévère) - intervient pour constater le meurtre, il est rare que les navajas se retrouvent ; car les carceleros ont toutes sortes de moyens plus ingénieux les uns que les autres pour les faire disparaître.
Pour achever de peindre l'étrange type que nous venons d'esquisser nous donnerons ici deux couplets d'une chanson andalouse, El baratero :
Al que me grana le mate,
Que yo compre la baraja
Esta osté?
Ya desnudé mi navaja
Largue et coscon y et novato
Su parné,
Porque yo cobro et barato
En las chapas y en et cané.
Rico trujan y buen trago....
Tengo ana vida de obîspo !
Esta osté?
Mi voluntà satisfago
Y a costa ajena machispo.
Y porqué?
Porque yo cobro y no pago
En las chapas y en et cané.
Voici la traduction de ces deux couplets, où l'auteur a parfaitement rendu
le langage moitié argot, moitié gitano, que parlent les barateros
Celui qui murmure, je le tue.
Car j'ai acheté la baraja ;
Comprenez-vous?
Je viens de tirer ma navaja
Donnez, innocents et novices,
Votre argent,
C'est moi qui touche le barato
Aux chapas et au cane!
Quel riche tabac! quel bon vin !...
Je mène une vie d'évêque !
Comprenez-vous?
Je satisfais toits nies goûts,
Et je vis aux dépens d'autrui;
Et pourquoi?
Parce que je reçois sans jamais rien payer,
Aux chapas et au cané [4] !
Il n'est guère besoin d'ajouter comment finit le plus souvent le baratero : c'est sur une place publique, où un échafaud en planches a été dressé pour le supplice du garrotte; l'exécuteur, après lui avoir passé autour du cou le fatal collier de fer, et corbatin de Vizcaya [5] ,serre la vis fatale en lui demandant le pardon traditionnel me pardonas ? Et la société est vengée.
Ch.
DAVILLIER.
(La suite à la prochaine livraison.)
VOYAGE EN ESPAGNE
PAR MM. GUSTAVE DORÉ
ET CH. DAVILLIER.
GRENADE.
1862. -DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.
les environs de Malaga; la Hoya. - Opinion de Voiture sur l'Andalousie. - Le chemin de fer d'Alora à Malaga. -la route de Velez à Alhama. Les croix de meurtre. - La Sierra Tejada. - Alhama; les bains. - Ay! de mi Alhama! - Santa Fé. - le siège de Grenade; la couleur Isabelle. - Loja. - La Pena de los Enamorados. - Un chrétien et une Moresque.
Avant de quitter Malaga, nous voulûmes faire une excursion
dans la Hoya, belle plaine qui s'étend entre la mer et les montagnes ; justement
on venait d'inaugurer depuis peu le premier tronçon du chemin de fer qui doit
relier Malaga à la ligne de Cordoue à Séville, en passant par Antequera et Ecija;
nous nous rendîmes, donc à la gare provisoire, et bientôt, après avoir franchi
les faubourgs, nous traversions une des plaines les plus belles et les plus
fertiles de l'Andalousie et du monde entier, où les palmiers s'élèvent gracieusement
au-dessus des champs de canne à sucre : on pourrait facilement se croire au
Brésil ou aux Antilles; c'est bien cette merveilleuse Andalousie dont parle
Voiture, le bel esprit, cette terre enchantée qui l'avait réconcilié avec tout
le reste de l'Espagne.... « Vous ne trouverez pas étrange, dit-il dans une de
ses lettres, que je loué un pais où il ne fait jamais froid, et où naissent
les cannes de sucre.... J'y suis servi par des esclaves, qui pourraient estre
mes maistresses ; et sans péril, j'y puis partout cueillir des palmes.
Cet arbre, pour qui toute l'ancienne Grèce a combattu, et qui ne se trouve en
France que dans nos poètes, n'est pas icy plus rare que les oliviers,
et n'y a pas un habitant de cette coste, qui n'en ait plus que tous les
Césars. On y voit tout d'une veuë les montagnes chargées de neiges, et
les campagnes couvertes de fruits.... L'hyver et l'esté y sont
toujours mêlez ensemble ; et quand la vieillesse de l'année blanchit la terre
partout ailleurs, elle est icy toujours verte de lauriers, d'orangers
et de myrthes.
Bien qu'il sente un peu le bel esprit, ce passage de Voiture est toujours vrai,
et peut encore s'appliquer à la campagne de Malaga : la petite ville d'Alora,
où s'arrête aujourd'hui le chemin de fer, est située sur une hauteur couronnée
de quelques ruines moresques, et au-dessus de laquelle s'élève la Sierra del
Hacho. Nous avions une lettre de recommandation pour un propriétaire d'Alora,
qui nous fit visiter de superbes jardins d'orangers et de citronniers; les oranges
commençaient déjà à prendre leur belle couleur d'or, et quoiqu'elles ne fussent
pas encore mûres, nous en vîmes charger de pleins wagons pour Malaga.
Nous retournâmes à Malaga le lendemain, pour nous diriger de là, en faisant
un assez long détour, sur Alhama et Antequera, et ensuite sur Ronda, la ville
des toreros, des bandoleros et des contrabandistas; nous suivîmes
de nouveau la route de Velez en longeant la place; bien que le soleil- fût encore
bas à l'horizon, la chaleur était intense : aucun souffle n'agitait le feuillage
léger des palmiers; les vagues venaient mourir lentement en étalant sans bruit
sur le sable de longues et minces franges d'écume. Les nombreuses casas de recreo,
maisons de campagne des riches habitants de Malaga faisaient étinceler au soleil
leurs murs blanchis à la chaux, encadrés de cactus et d'aloès, et les pêcheurs,
après avoir amarré leurs barques, cherchaient l'ombre sous leurs chozas
ou cabanes de jonc.
Nous nous empressâmes, dès notre arrivée à Velez, de chercher. des mulets, car
nous tenions à arriver avant la nuit à Alhama : cette route, qui ne peut se
faire qu'à cheval ou à mulet, est une des plus belles d'Espagne, au point de
vue pittoresque, bien entendu, mais aussi une des plus fatigantes; tant que
nous ne quittâmes pas la plaine, c'était à la rigueur praticable; mais quand
nous commençâmes à gravir les pentes de la Sierra Tejeda, le chemin devint de
plus en plus odieux et abominable; nos mulets faisaient à chaque pas de vrais
prodiges d'équilibre, roulant de temps en temps au milieu de monceaux de pierres
de toute forme et de toute grosseur, et refusant parfois d'avancer, comme s'ils
eussent tenu à justifier leur réputation proverbiale.
Les sentiers abrupts que nous parcourions avaient, sous un autre rapport, un
aspect très-peu rassurant, et nous nous disions souvent que telle caverne, tel
rocher ou tel ravin auraient fait une admirable mise en scène pour la partida
de José Maria, d'Ojitos, ou de quelque autre fameux chef de bandoleros;
il est probable, du reste, que la route d'Alhama à Velez Malaga a été le théâtre
de plus d'un drame sauvage, car nous rencontrions fréquemment de petites croix
de bois assez inquiétantes; ces croix, qu'on appelle milagros, ont été
élevées au bord du chemin pour perpétuer le souvenir d'un assassinat, et sont
ordinairement accompagnées d'un petit écriteau portant ces mots :
Aqui mataron a
c'est-à-dire : Ici a été tué un tel ; ou bien :
Aqui murio.... de mano airada,
ce qui signifie littéralement: Ici mourut un tel, d'une main irritée; inscriptions
qui peuvent donner à réfléchir à des voyageurs paisibles, et dépourvus, comme
nous l'étions, de toute arme défensive; il est vrai que notre arriero
avait un vieux retaco rouillé, accroché, la gueule en bas, au gancho
de sa selle ; mais en cas d'attaque, ce vieux tromblon à pierre nous aurait
été d'une médiocre utilité; du reste la simplicité de notre équipage devait
nous mettre à l'abri de toute aventure fâcheuse, et puis nous l'avons dit, le
beau temps des bandits est passé, et ils n'existent qu'à l'état de souvenir
et de légende; c'est pourquoi nous avions cru inutile de nous armer jusqu'aux
dents, et de ne prendre sur nous, suivant le conseil d'un auteur anglais, que
des montres d'argent et des chaînes de chrysocale.
Nous avions gravi la Sierra Tejada par une chaleur suffocante; nous mîmes pied
à terre dans un bois de chênes verts, encinas, pour chercher un peu de
fraîcheur, et alléger nos alforjas des provisions dont nous les avions
bourrées. Après une heure de halte, nous nous mîmes en route ; nous ne tardâmes
pas à atteindre le versant opposé de la Sierra et à découvrir une vaste plaine
au-dessus de laquelle s'élevaient les neiges du Mulahacen et du Picacho
de Veleta, et bientôt nous découvrîmes Alhama, bâtie sur un rocher ombragé
de grands arbres, au pied duquel, chose rare en Espagne, un ruisseau roule ses
eaux avec fracas. Il était presque nuit quand nous entrâmes dans la posada
Grande; cette exécrable posada n' a de commun avec le Grand Hôtel que le
nom; cependant nous étions tellement harassés, après dix heures passées sur
le dos de nos mulets, que les matelas, presque aussi durs que les pierres de
la Sierra, nous parurent garnis du plus moelleux duvet.
Alhama est une ville de bains minéraux, comme l'indique son nom arabe; ces bains
déjà connus dès l'époque romaine, étaient très-florissants sous les Mores au
temps de la splendeur du royaume de Grenade, et sont encore fréquentés aujourd'hui.
Alhama, autrefois défendue par d'épaisses murailles, était regardée alors comme
la clef de Grenade; aussi en souvenir de son importance passée, la ville a pris
pour armoiries un château et une clef.
Alhama fut prise par les Espagnols en 1482, et la chute de ce rempart de la
puissance musulmane en Espagne jeta la plus grande consternation parmi les habitants
de Grenade. Boabdil venait de perdre une de ses plus fortes places de guerre,
et un de ses sujets exprima la douleur générale en composant la ballade si connue,
depuis traduite par lord Byron, qui a pour refrain : Ay de mi ! Alhama
!
« Le roi more se promenait par sa ville de Grenade, dit le fameux romance, de
la porte d'Elvira à celle de Bibarrambla; - Hélas ! pauvre Alhama ! »
Cartas le fueron venidas
Que Alhama era ganada;
Las cartas echo en fuego
Y al mensagero matara.
Ay de mi! Alhama!
". Des lettres lui furent envoyées, annonçant
la prise d'Alhama; il jeta les lettres au feu, et fit tuer le messager. - Hélas
! pauvre Alhama ! "
Puis le roi donne l'ordre de sonner les trompettes de guerre, les añafiles
d'argent et les timbales, pour appeler aux armes les Mores de la Veya de Grenade.
-Pourquoi, dit un vieux More, le roi nous appelle-t-il ainsi?
Aveys de saber, amigos
Una nueva destichada;
Los cristianos con braveza
Nos han ganado a Alhama.
Ay de mi ! Alhama!
" Apprenez, mes amis, un nouveau malheur : les
chrétiens, pleins de bravoure, nous ont enlevé Alhama. - Hélas
! pauvre Alhama! "
Un vieil Alfaqui à la barbe blanche s'approche de Boabdil : Tu l'as bien
mérité, ô roi ! Pourquoi as-tu fait périr les Abencerrages,
qui étaient la fleur de Grenade?
Por eso bien mereces, rey
Una pena bien doblada
Que te pierdas, tu y et reyno,
Y que se pierda Granada!
Ay de mi! Alhama!
« C'est pourquoi tu mérites bien, ô roi, le grand malheur
qui t'arrive : le malheur de te perdre, toi et ton royaume; celui de perdre
Grenade! - Hélas! pauvre Alhama!»
« Ce romance était si triste et si douloureux, dit un ancien auteur espagnol,
qu'on fut obligé de défendre de le chanter; car en quelque lieu qu'on le chantât,
il provoquait la douleur et les larmes. »
D'Alhama nous nous dirigeâmes vers Loja, en laissant sur notre droite Santa-Fé,
la ville des Rois catholiques : on sait comment fut bâtie Santa-Fé. Ferdinand
et Isabelle, qui assiégeaient Grenade, ordonnèrent la construction d'une ville
nouvelle au milieu de la Vega sur l'emplacement même du camp; les soldats furent
transformés en maçons et en charpentiers, et en moins de trois mois cette tâche
prodigieuse fut accomplie; la ville devint bientôt le centre d'un luxe extraordinaire
partout on voyait briller la soie, l'or et le brocart ; après la prise de Grenade,
de grands privilèges furent octroyés à Santa-Fé, la seule ville d'Andalousie,
dit un chroniqueur espagnol, qui n'ait jamais été souillée par l'hérésie musulmane.
On prétend qu'Isabelle la Catholique ordonna de construire Santa-Fè pour montrer
aux Mores que les Espagnols étaient décidés à ne pas abandonner le siège ; on
a même ajouté que la reine avait fait un voeu assez singulier, celui de ne pas
changer de chemise avant la prise de Grenade : or, le siège ayant duré plusieurs
mois, le linge de la souveraine serait devenu quelque peu jaunâtre : de là le
nom de la couleur Isabelle.... Nous ne rappelons que pour mémoire, en passant,
cette historiette qu'un écrivain espagnol a pris la peine de démentir, en la
qualifiant de solemne patraña, un solennel mensonge.
Nous arrivâmes le soir à Loja, en suivant les bords du Genil, qui roule, à travers
une vallée pleine de vignes et d'oliviers, ses eaux limpides profondément encaissées
entre deux murailles de rochers. Loja, qui communique avec Grenade et Malaga
par une très-bonne route, est une des plus jolies villes d'Andalousie, et une
des plus agréables comme séjour, à cause de la riche verdure dont elle est entourée;
notre guide, qui était de Grenade, nous rapporta un dicton sur les dames de
Loja, dicton fort plaisant, mais tellement malicieux que nous nous abstiendrons
de le rapporter.
En nous rendant (le Loja à Antequera, nous laissâmes sur notre droite, un peu
avant d'arriver à la petite ville d'Archidona, un rocher escarpé qui s'élève
au milieu de la plaine comme un immense monolithe : c'est la Peña de los
Enamorados, - le rocher des Amoureux, que les légendes ont rendu célèbre
dans la contrée comme l'est en Normandie la côte des deux Amants. La tradition
populaire est bien ancienne, car Andrea Navagero, cet ambassadeur vénitien qui
fit au commencement du seizième siècle son tour d'Espagne, la mentionne dans
sa curieuse relation :
« Tra Antequera e archidona, a mezzo camino, si passa presso un monte molto
aspero detto La Peña de los Enamorados, del case di due innamorati, un
cristiano d'Antequera, e una Mora d'Archidona, liquali essendo stati molti dî
nascosti in quel monte, al fine ritrovati, non vedendo potere scampare che non
fossero presi,….. ne viver l'un senza l'altro, elessero morire insieme …...»
C'est l'histoire dramatique d'un chevalier chrétien que les romances nomment
Manuel, et d'une jeune Mo.resque appelée Laïla; le chrétien, malgré le courage
avec lequel il s'était défendu, avait été fait prisonnier dans un combat par
un prince more. Pour charmer les loisirs de sa captivité, Manuel essaya de plaire
à la fille du prince, la belle Laïla, qu'il avait l'occasion de voir de temps
en temps: il y réussit tellement bien qu'il fut bientôt convenu entre eux que
la jeune fille aiderait Manuel à s'échapper de sa prison, et qu'ils uniraient
ensemble pour se réfugier dans le pays des chrétiens.
L'évasion avait réussi au gré de leurs voeux, et les deux fugitifs, après avoir
marché longtemps à l'aventure, étaient sur le point de mettre le pied sur le
territoire chrétien, lorsque, se croyant poursuivis, ils se blottirent entre
les infractuosités du rocher, où ils restèrent cachés pendant plusieurs jours
sans oser sortir. Malheureusement, au moment où ils allaient quitter leur retraite,
ils furent aperçus par des soldats auxquels le prince avait donné l'ordre de
s'emparer d'eux. Les deux amants montèrent alors jusqu'au sommet du rocher,
où ils furent bientôt suivis par les soldats, qui cependant n'osaient porter
la main sur une fille de sang royal. -Laïla se jeta au cou de son bien-aimé,
lui jurant qu'elle aimerait mieux mourir que vivre séparée de lui à ce moment
apparut son père, qui avait suivi les soldats, et qui leur donna ordre de la
saisir.
- Si vous osez porter la main sur moi, leur dit la jeune fille, je me précipite
du haut de ce rocher 1
Le prince la supplia en vain de le suivre: les deux amants s'étreignirent un
instant en versant un flot de larmes, et après s'être embrassés une dernière
fois, ils s'élancèrent dans le vide et tombèrent au pied de la pesa, où ils
furent retrouvés sans vie, mais toujours enlacés. Une croix fut plantée plus
tard à l'endroit où Manuel et Laila tombèrent, et le rocher a reçu depuis le
nom de Peña de los Enarnorados.
Archidona. - Antequera. - La Serrania E Ronda. - Le brigandage en Espagne. - Les Rateros. - Ladrones, Bandidos et Bandoleros. - Le capitan et sa partida. - L'attaque de la diligence. -Le partage du butin. - Les Siete Niños E Equip. - Le capitan Ojitos. - Un sac de duros. - José Maria. - L'indulto. - La chanson du Bandolero. - Sept frères bandits. - La Cabeza del Malvado.
Nous nous arrêtâmes quelques heures à Archidona, pour
faire reposer nos mulets, qui commençaient à être exténués; Archivons, petite
ville bâtie comme un nid d'aigle au milieu des rochers, était, il n'y a pas
longtemps encore, un des plus fameux repaires de bandits de l'Andalousie; les
environs, entrecoupés de ravins, de cavernes et de bois sombres, sont on ne
peut mieux disposés pour les attaques à main armée; ce pays fut le principal
théâtre des exploits du fameux José Maria, dont les habitants parlent encore
avec une terreur mêlée d'admiration.
A mesure que nous approchions d'Antequera, le pays devenait de plus en plus
sauvage; quelques croix de meurtre se montraient de temps en temps, et nous
ne manquions jamais de lire avec soin les inscriptions instructives dont elles
étaient surmontées, ce qui divertissait beaucoup notre arriero.
Antequera passait déjà pour être fort ancienne dès l'époque des Romains ; des
inscriptions retrouvées dans la ville portent son ancien nom d'Antikaria; du
reste les souvenirs des Mores y sont plus abondants que ceux des Romains. Nous
montâmes au sommet de la Torre Macho, la tour tronquée, d'où nous pûmes
voir encore la Peña de los Enamorados, dont le profil nous rappela celui
du rocher de Gibraltar. Nous visitâmes également près d'Antequera de curieuses
grottes, qui ont dû servir d'asile à bien des générations, et qui servent encore
de refuge à des gitanos de passage.
Antequera, comme toute la contrée hérissée de montagnes qui s'étend vers le
sud, et qu'on appelle la Serrania de Ronda, joue un rôle important dans
l'histoire du brigandage; ces sierras sauvages servaient de repaires à de nombreuses
bandes qui détroussaient impunément les voyageurs, et devant lesquelles la force
publique restait quelquefois impuissante. Ordinairement le chef de la partida,
- c'est ainsi qu'on appelait la bande, était un jeune homme que la jalousie,
le dépit ou quelque affaire d'amour avait poussé à l'assassinat, et qui, poursuivi
par la justice, cherchait un refuge dans les montagnes les plus désertes. Le
plus souvent, il n'était d'abord qu'un simple ratero, c'est-à-dire un
voleur vivant isolé, et ne s'attaquant qu'aux voyageurs sans armes, évitant
avec soin les alguaciles, miqueleles, et autres représentants de la justice.
Mais bientôt le ratero s'ennuyait de travailler seul; il s'associait
avec quelques gens de vida airada, qui s'étaient mis comme lui en révolte
ouverte contre la société, et, devenu chef de bande, capitan, il attaquait,
avec les bandoleros, ses vassaux, les convois, les diligences, les fermes
isolées, et quelquefois même les villages.
Le capitan de bandoleros était d'ordinaire un homme brun, agile et robuste,
bien empatillado, comme disent les Espagnols, c'est-à-dire orné d'une
large paire de favoris noirs taillés en côtelette; sa tête rasée court et couverte
d'un foulard de soie aux vives couleurs dont les deux coins retombaient sur
la nuque, était coiffée du sombrero calañes chargé de nombreuses houppes
de soie noire. Sa veste, en cuir fauve, marsille remendado, était ornée
de toutes sortes d'agréments et de broderies en soie, et d'innombrables boutons
de filigrane d'argent, botonadura de plata, qui s'agitaient comme des
grelots au moindre mouvement; une culotte courte, ajustée et dessinant les formes,
tombait jusqu'au-dessus des mollets, que cachaient à demi d'élégantes guêtres
de cuir brodé, botines de caida, entr'ouvertes sur le côté, et d'où pendaient
de longues et minces lanières de cuir. Dans les plis d'une large faja de
soie, serrant la taille, s'enfonçaient deux pistolets chargés jusqu'à la gueule,
sans préjudice d'un puñal effilé et d'un cuchillo de monte, espèce
de large poignard muni d'une garde, dont le manche de corne s'ajuste dans le
canon de l'escopette.
Le vrai bandolero faisait presque toutes les expéditions à cheval; il
avait pour monture un vigoureux potro andalous à la longue crinière noire
orné d'aparejos de soie, et dont la queue était entourée de cette espèce
de ruban que les Andalous appellent ata-cola; une mania aux mille rayures
éclatantes laissait flotter de chaque côté des pompons sans nombre. Il va sans
dire que l'inévitable trabuco Malagueño, à la gueule évasée, suspendu
la crosse en l'air au gaucho d'une selle à la mode arabe, complétait
l'armement du bandolero : on dit que José Maria, ainsi équipé, aimait
à adresser cette plaisanterie à ses camarades, en montrant deux rangées de dents
blanches comme l'ivoire :
Quién me pedirà et pasaporte?- Qui osera me demander mon passe-port?
L'expédition classique du bandolero, l'A B C du métier, c'était l'attaque
de la diligence: aussitôt que les vedettes en annonçaient l'arrivée, la route
était barrée par la partida, et les chevaux abattus ou dételés. On enjoignait
alors aux malheureux voyageurs de descendre; on leur ordonnait de se placer
la face contre terre, boca abajo, et on leur attachait les bras derrière
le dos; le capitan donnait ensuite l'ordre de procéder à la visite des bagages;
on fouillait les voyageurs, et après avoir menacé de mort celui qui avant une
demi-heure ferait le moindre mouvement, la partida regagnait à fond de
train son repaire, où avait lieu le partage du butin.
Suivant un usage qui avait force de loi parmi les bandoleros, on faisait
trois parts égales du butin : le premier tiers appartenait au capitan;
le second tiers se partageait entre les membres de la partida, dont le
nombre dépassait rarement huit ou dix personnes, et le reste, religieusement
mis de côté, était comme un fonds de réserve destiné à porter secours aux camarades
tombés entre les mains de dame justice, soit pour leur rendre la liberté, soit
pour faire dire des messes, - decir misas, - pour l'âme des malheureux
qui finissaient; suivant leur langage pittoresque, par danser au gibet sans
castagnettes, - bailar en la horca sin castañuelas.
Une des plus célèbres partidas qui aient jamais exploité l'Andalousie
était celle des Siete Niños de Ecija, -les Sept Gars d'Ecija; - cette
fameuse bande, dont beaucoup de personnes se rappellent encore les exploits,
et qui a fait le sujet de tant de légendes populaires, avait reçu ce nom parce
qu'elle fut toujours composée de sept bandidos, jamais plus, jamais moins
: toutes les fois que, pour une cause quelconque , un des sept Niños manquait
à l'appel, il était remplacé dès le lendemain, car il y avait de nombreux surnuméraires
qui n'attendaient qu'une place vacante pour entrer en fonctions. Les Siete
Niños ne tardèrent pas à devenir très riches; de nombreux espions, largement
payés, les instruisaient à point du passage des diligences, des galères et des
convois d'argent; ils avaient des intelligences dans les fermes, dans les campagnes
et jusque dans les villes, et si jamais quelqu'un les trahissait, on ne tardait
guère à trouver son corps criblé de coups de poignard par une main inconnue.
Les Siete Niños de Ecija changèrent plusieurs fois de chef ; le plus
fameux, dont on vante encore le courage et la générosité chevaleresque, était
le Capitan 0jitos; c'était, assure-t-on, un cavalier accompli, appartenant
à une bonne famille d'Ecija, et qui faisait tourner les plus belles têtes de
l'endroit; son second, à cause de son air sauvage et rébarbatif, avait reçu
le surnom de Cara de hereje, - Face d'hérétique. - Le capitan Ojitos
eut une fin tragique : s'étant un jour querellé avec un de ses bandoleros
nommé Tirria, il s'ensuivit une lutte au puñal, et les deux combattants
restèrent sur le terrain.
Les Siete Niños de Ecija furent poursuivis plusieurs années sans qu'il
fût possible de les atteindre; ne pouvant venir à bout d'eux par la force, on
résolut d'employer la ruse, et voici le stratagème qu'on employa : un faux
frère fut envoyé vers eux, et leur annonça qu'à une certaine heure un riche
convoi devait passer dans un chemin creux, à un endroit qu'il leur désigna;
un peu avant l'heure convenue, les bandits se mirent en route pour attendre
le passage du convoi : or, on avait eu soin de placer au milieu de la route
un petit sac bourré de duros d'argent; un des bandits le ramassa, pensant
qu'il avait été perdu par quelque voyageur, et s'empressa de l'éventrer avec
son poignard; ses camarades accoururent au son argentin des duras roulant
sur le sol, et tous se baissèrent pour les ramasser : à ce moment une décharge
retentit, et ils tombèrent tous pour ne plus se relever; ils venaient d'être
criblés de balles par des soldats cachés dans les broussailles, et qui avaient
saisi le moment où ils étaient réunis en groupe, comme fait le chasseur quand
les perdrix viennent se réunir autour de la poignée de grain qu'on jette à terre
pour les attirer.
Telle fut la fin des Siete Niños de Ecija, suivant le récit que nous
fit notre arriero pendant le trajet d'Archidona à Antequera.
José Maria, un illustre bandolero dont nous avons déjà parlé, était le
vrai modèle du bandit courtois et chevaleresque :
Del pobre protector, ladron sensible
Fue sempre con et rico inexorable
« Protecteur du pauvre, brigand sensible, dit la chanson
populaire, il se montra toujours inexorable avec le riche. »
José Maria était de Ronda; comme la plupart des Andalous, il avait un sobriquet,
apodo; on l'avait surnommé Trempanillo parce qu'il était toujours
sur pied de grand matin; il se plaisait, dit-on, à distribuer aux malheureux
ce qu'il avait enlevé aux riches, et il devint ainsi très-populaire en Andalousie.
José Maria finit tranquillement ses jours dans le repos et dans l'aisance, comme
un honnête rentier ; de même que la plupart des bandoleros, il avait
sa querida, une jembra morena, une brune fille de la Serrania
de Ronda : sa chère Rosa, sa Rosita é Mayo, - sa petite Rose de Mai,
- comme il l'appelait, le décida à demander son indulto, son pardon,
qu'on fut trop heureux de lui accorder. Ses exploits sont célébrés dans une
quantité de romances populaires, mais quelquefois on y reproche au gouvernement
d'avoir transigé avec lui et sa partida
Fue tan pobre y mezquino y tan cobarde
Que transigiô con et y su partida.
Al valor español haciendo insulto
Pidiô al bandido contener su sana,
Y diole en pago miserable indulto,
Para baldon de la valiente España!
« Faisant insulte à la valeur espagnole, il demanda au bandit de contenir sa
rage, et lui donna en payement un misérable pardon, à la grande honte de la
vaillante Espagne ! »
Il n'est guère de grande ou de petite ville d'Espagne où l'on ne trouve de ces
romances populaires dans lesquelles presque toujours les bandoleros jouent
le plus beau rôle, et on pourrait presque dire que les enfants apprennent à
lire dans des histoires de brigands. Nous achetâmes un jour dans la petite ville
de Carmona, dont la principale industrie consiste à imprimer ces poésies populaires,
une cancion andaluza intitulée El Bandolero
Soy gefe de bandoleros,
Y al frente de mi partida
Nada mi pecho intimida,
Nada me puede arredrar.
Que vengan carabineros,
Que vengan guardias civiles,
Mis trabucos naranjeros
Les hàran escarmentar,
Y no querràn mas ensayo;
A caballo ! Trabucazo, y a cargar!
« Je suis chef de bandoleros,
et à la tête de ma partida, rien ne m'intimide, rien n'est capable de
m'arrêter; viennent les carabiniers, viennent les gardes civiles, mes tromblons,
du calibre d'une orange, leur apprendront à vivre, et ils ne voudront plus en
essayer. A cheval! Déchargez vos tromblons, et en avant ! »
Ainsi, les histoires de bandits courent les rues ; quel bel exemple pour la
génération future, que celui de Diego Corrientes, el bandido generoso,
d'Orejita, de Palillos ou de Francisco Esteban, el guapo, que les gravures
sur bois à deux cuarios nous montrent vêtus du plus beau costume andalou,
détroussant de pauvres voyageurs qui implorent leur pardon à deux genoux, de
l'air le plus piteux ! Ou bien cette jacara, - un mot local qu'on pourrait
traduire par canard, - intitulée Siete hermanos Vandoleros, « où se conte
la vie, l'emprisonnement et la mort de sept frères bandits, avec le détail des
grandes cruautés, attaques, vols et assassinats commis: par Andrés Vasquez et
ses six frères, comme le verra le curieux lecteur. » Les membres de cette aimable
famille, qu'on prit d'un même coup de filet, s'avouèrent coupables de cent deux
assassinats, sans compter d'autres peccadilles du même genre.
Il n'est pas jusqu'aux femmes qui n'aient leur place dans cette galerie du brigandage
en Espagne; nous avons sous les yeux un petit papier jaune en tête duquel est
représentée une jeune fille à cheval, le tromblon à la main et le sabre à la
ceinture : c'est la Relation de las atrocidades de Margarita Cisneros,
qui fut garrotée en 1852.
Cette intéressante jeune fille commença par tuer son mari, qu'elle avait épousé
contre son gré, puis son querido; elle était encore toute jeune quand
on s'empara d'elle, et elle s'avoua coupable de quatorze assassinats.
Il n'y a pas encore longtemps que c'était l'usage, principalement en Andalousie,
lorsqu'un bandolero redoutable avait été capturé, d'exposer sa tête en
public; on la mettait dans une cage de fer, au sommet d'un poteau qui était
placé sur le bord d'un chemin fréquenté, et on laissait pendant quelques jours
la cabeza del malvado - la tête du scélérat - exposée comme un exemple
salutaire; tel fut le sort de Pàco el Zalào (Joseph le Gracieux), célèbre bandit
andalou qui travaillait dans les environs de Séville
[6] .
Le brigand espagnol n'existe plus depuis que les guerres civiles ont cessé et
la terrible Serrania de Ronda est aussi sûre aujourd'hui que la forêt de Bondy.
Teba. - Ronda, - Le Tajo. - La casa del Rey Moro. - Une corrida d'enfants. - Les Rondeñas. - Les contrabandistas de la Sierra. - Le corredor. - L'Encuentro. - Ce que deviennent les contrabandistas. - Gancin. - San Roque. - Gibraltar. - Algecoràs. - Tarifa; les Tariferas. - Vejer. - Medina. - Sidonia. - Conil. - Chiclana. - Les surnoms populaires de quelques villes andalouses. - La Isla de Leon. - San-Fernando. - Arrivée à Cadix.
Peu de temps après avoir
quitté Antequera, nous aperçûmes à notre gauche une petite ville située sur
une hauteur, au milieu d'un paysage magnifique ; cette petite ville, c'était
Teba, qui a donné son nom à une illustre personne dont nous avons toujours entendu
parler en Andalousie avec respect.
Ronda est la ville par excellence des toreros, des majos, des
contrabandistas; l'ancien costume andalou s'y conservera longtemps encore,
en dépit des chemins de fer et des progrès de la civilisation. Ronda est perchée,
comme un nid d'aigle, au sommet d'un rocher; une immense et profonde crevasse,
qu'on appelle et Tajo, et au fond de laquelle coule le Guadalvin, sépare la
vieille ville de la ville nouvelle. Du haut d'un pont hardiment jeté entre deux
rochers, et qui passe pour être de construction romaine, nous apercevions, à
plusieurs centaines de pieds au-dessous de nous, les anciens moulins arabes
construits au bord du torrent, et qui, à cette distance, nous faisaient l'effet
de joujoux de Nuremberg.
Ronda, éloignée des grandes routes et des grandes villes, n'a presque rien perdu
de son caractère moresque ; beaucoup de rues et de maisons ont conservé,
sans altération, leur nom arabe; on nous montra la maison du Roi More, la
casa del Rey Moro, habitée jadis, suivant la tradition, par Al-Motahed,
ce prince arabe qui faisait monter en or, dit Corde, dans son histoire des Arabes
d'Espagne, les crânes de ceux qu'il avait décapités, et s'en servait comme de
coupes.
L'air de Ronda, plus vif et plus frais que celui de la plaine, est renommé pour
sa pureté, et les habitants ont l'aspect robuste et dégagé qui convient à des
contrebandiers et à des toreros. Suivant un proverbe local,
En Ronda los hombres
A ochenta son pollones !
« A Ronda les hommes de quatre-vingts ans ne sont encore que des poussins!
»
La plaza de Toros de Ronda est une des meilleures et des mieux construites de
l'Andalousie, et digne d'une ville qui a toujours été regardée comme la terre
classique de la tauromachie; les jeunes Rondeños jouent au taureau comme chez
nous les enfants jouent au soldat.
Un jour que nous descendions la Mina de Ronda, un escalier, ou, pour mieux dire,
un casse-cou creusé dans le rocher et qui conduit aux molinos arabes, nous fûmes
témoins d'une scène de ce genre, petit tableau de famille on ne peut mieux composé,
que Doré s'empressa de fixer sur son album : le père de famille était à genoux,
tête baissée, dans la position du taureau qui va se précipiter sur son adversaire
; un gamin de huit ans, dans la position du matador, tenait de la main gauche
sa veste en guise de muleta, et de la droite un jonc qui lui servait d'espada.
Un autre gamin, à cheval sur les épaules de son frère et un long bâton à la
main, paraissait très-fier de jouer le rôle de picador. Les voisins, qui s'étaient
approchés, regardaient le combat en amateurs consommés, et nous demandâmes nous-mêmes
la permission d'assister à la corrida.
Ronda a donné son nom aux Rondeñas, ces chansons si populaires dans toute l'Andalousie;
comme les Malagueñas, les Rondeñas ont sans aucun doute une origine moresque
: parmi les airs andalous, il n'en est pas de plus mélancoliques ni de plus
expressifs : la guitare, qui a succédé au laud des Mores, accompagne toujours
la voix, soit avec des accords plaqués, soit avec des arpèges, qui servent à
la fois de prélude et d'accompagnement. Les virtuoses de Ronda sont renommés
dans toute l'Espagne; c'est dans le silence majestueux d'une chaude nuit d'été,
quand on traverse une petite ville de la Serrania, qu'il faut entendre les accords
mélancoliques de la Rondeña; il semble que ces mélodies, si simples et si primitives,
se prêtent à des variations infinies suivant le caprice ou l'inspiration du
chanteur.
De même que les Malagueñas, les Rondeñas se composent de couplets de quatre
vers, dont le premier se répète deux fois ; voici la traduction du couplet dont
nous donnons plus bas la musique
« Les yeux de ma brune ressemblent à mes maux; ils sont grands comme mes peines,
et noirs comme mes chagrins [7] . »
On trouve quelquefois des idées charmantes dans ces poésies populaires : qu'on
en juge par les couplets suivants
El dia que tu naciste,
Nacieron todas las flores;
Y en la pila del bautismo
Cantaron los ruiseñores.
"Le jour de ta naissance - Naquirent toutes les fleurs - Et au-dessus des fonts baptismaux - Chantèrent les rossignols"
Tus ojos son ladrones
Que roban y hurtan ;
Tus pestañas et monte
Donde se ocultan.
" Tes yeux sont des brigands - Qui volent et ravissent - Tes cils sont la forêt - Sous laquelle ils s'abritent. "
El amor y la naranja
Se parecen infinito
Por muy dulces que seau
De agrio tienen su poquito.
" L'amour et l'orange - Se ressemblent extrêmement -Si doux qu'ils soient, - Ils ont toujours quelque chose d'amer. "
Voici encore une copie des plus mélancoliques ; nous l'avons apprise d'un torero andalous, notre compagnon de route, qui la chantait la nuit pour tromper les longues heures d'un voyage en diligence, et peut-être aussi pour adoucir ses chagrins
Dentro de la sepultura
Y de gusanos roido,
Se han de encontrar en mi pecho
Seras de haberte querido.
" Quand je serai dans la sépulture, - Et rongé par les vers, - On trouvera encore dans mon coeur - La preuve de mon amour pour toi. "
« Quand je serai dans
la sépulture, - Et rongé par les vers, - On trouvera encore dans mon coeur -
La preuve de mon amour pour toi. »
On voit que la poésie des Rondeñas ne manque ni de naïveté ni de charme; les
rimes de ces coplas ne sont pas toujours irréprochables, et chacun les
modifie un peu suivant son caprice, en suivant le goût de la querida
qui se cache derrière les barreaux de fer de sa reja, pour écouter la
chanson du guitarrero.
Le reja, grille de fer qui défend les fenêtres du rez-de-chaussée, joue
un rôle important dans la vie andalouse; nous laissons de côté ce sujet pour
y revenir plus tard avec plus de détails.
La route qui de Ronda va rejoindre Gaucin, San Roque et Algeciras était, il
y a une trentaine d'années, très-fréquentée par les bandoleros, et l'est
encore aujourd'hui par les contrabandistas; nous avions loué à Ronda
des mules vigoureuses, car cette route, impraticable pour les diligences, est
une des plus accidentées et une des plus fatigantes de toute l'Espagne; mais
c'est aussi une des plus pittoresques ; à chaque instant elles s'amusaient à
marcher sur le bord des plus effroyables précipices, comme si elles eussent
voulu à plaisir braver le danger; de sombres et profonds barrancos ouvraient
de temps en temps leurs gouffres devant nous, et nous rappelaient quelques-uns
des sites que nous avions admirés dans les Alpujarras : il est impossible de
rêver un dédale de ravins, de rochers et d'épaisses broussailles plus propice
aux embuscades et aux attaques à main armée.
La Serrania de Ronda, - c'est le nom qu'on donne à cette sauvage chaîne
de montagnes, s'insurgea comme les Alpujarras au seizième siècle et put tenir
en échec les troupes espagnoles. Ce n'est qu'en 1570 que les fiers montagnards
furent réduits, quand le duc d'Arcos vint prendre en personne le commandement.
Il fallait que le sentiment de la nationalité moresque fût profondément enraciné
chez les habitants du pays, car ils purent, quatre-vingts ans après la conquête
du royaume de Grenade, se grouper avec force, et organiser une résistance qui
déjoua longtemps les efforts des troupes chrétiennes.
On prétend, du reste, que malgré les proscriptions et les persécutions de tous
genres dont les Espagnols accablèrent les vaincus, de nombreuses familles de
Morisques sont restées dans le pays; ce que nous avons pu constater, c'est que
les traces de la domination musulmane y sont encore visibles dans les plus petits
détails; comme dans les provinces de Valence et de Murcie, comme dans les Alpujarras,
les noms de la plupart des localités sont restés arabes : plusieurs même commencent
parle mot Ben comme Ben-adalid, Ben-arraba, et tant d'autres.
Le type le plus curieux de la serrania de Ronda, c'est le contrabandista;
ces montagnes abruptes, sillonnées de sentiers souvent impraticables, même pour
les mulets, sont parcourues en tous sens par d'agiles et hardis serranos,
qui vont s'approvisionner à Gibraltar, ce grand entrepôt que l'Angleterre fournit
sans cesse de marchandises de rebut destinées à être introduites en Espagne,
et qui font la fortune des contrebandiers; car ils opèrent ordinairement sur
des objets qui sont grevés en Espagne de plus de trente pour cent, ce qui leur
laisse, on le voit, une marge honnête.
Nous fîmes rencontre dans une venta, un peu avant d'arriver à Gaucin, d'un contrabandista
qui, comme nous, se rendait à San Roque et à Algéciras, les deux plus grands
centres, après Gibraltar, des opérations de contrebande. Notre nouveau compagnon
de route avait pour monture une belle jument noire rasée à mi-corps, une jument
de velours, - una jaca é terciopelo -, comme il l'appelait dans son dialecte
andalou; c'était un robuste gaillard d'une trentaine d'années, qui paraissait
connu de tous, et qu'on appelait du petit nom de Joselillo, un diminutif de
Joseph; son costume était à peu de chose près celui des majos andalous,
et sa querida, qui l'accompagnait, était montée en croupe derrière lui.
Nous ne retardâmes pas à devenir les amis de Joselillo, grâce à quelques cañas
de jerez échangées contre autant de copitas de aguardiente, - c'est ainsi
qu'on appelle ici les petits verres dans lesquels on nous servait une eau-de-vie
blanche et anisée. Quand il fut assuré que nous n'étions ni des employés du
gouvernement, ni des carabineros (douaniers), mais tout bonnement des
franchutes, - car tel est le surnom que les gens du peuple donnent à
nos compatriotes -, le contrebandier ne craignit pas de nous initier à quelques-uns
des mystères de son aventureux métier.
La première opération du contrabandista consiste à aller s'approvisionner
à Gibraltar: ce sont presque toujours des juifs qui se chargent de lui fournir
les marchandises dont il a besoin, telles que des mousselines, des foulards,
et surtout des cigares et du tabac. Jusque-là, rien de plus simple et plus facile;
mais il s'agit de faire entrer les marchandises sur le territoire espagnol ici
commencent les difficultés ; ces difficultés, le corredor est là pour
les résoudre.
Le corredor, ou courtier, est un personnage qui habite Gibraltar, où
il s'est réfugié pour éviter les suites de quelques peccadilles, deux ou trois
assassinats, par exemple. L'industrie de cet honnête intermédiaire consiste
à aplanir, moyennant un forfait fixé à l'avance, les difficultés que pourraient
apporter les douaniers trop rigoureux qui voudraient s'opposer à l'introduction
de la contrebande sur le territoire espagnol; il sait à merveille distribuer
quelques pesetas aux carabineros, afin de leur ôter toute envie de savoir
ce qu'il y a dans les alforjas et sous l'aparejo des mulets, et
leur offrir, en outre, des porcs du plus gros calibre pour les remercier d'avoir
été si peu curieux.
Il arrive quelquefois que le corredor entreprend des opérations sur une
plus grande échelle pour le compte d'importantes maisons de Cadix ou de Malaga;
on en a vu d'assez habiles pour faire débarquer en fraude des navires entiers;
ils s'adressaient alors directement au comandante de carabineros, qui
faisait son prix suivant la nature des marchandises : tant pour les étoffes,
tant pour le tabac. On fixait le lieu et l'heure où devait s'opérer le débarquement,
et le comandante ne manquait jamais d'envoyer, au moment convenu, ses
douaniers exercer leur surveillance à un endroit opposé. A un signal convenu,
le navire s'approchait de la côte, on mettait les canots à la mer, et le débarquement
s'opérait sous les yeux du comandante; car cet honnête employé tenait
à s'assurer par lui-même que le corredor ne le trompait ni sur la nature
ni sur la quantité des marchandises débarquées.
Mais revenons à notre contrabandista, qui, plus modeste, se contente
de faire entrer en Espagne quelques petites charges de foulards ou de tabac;
une fois qu'il a passé la frontière, il se réunit à quelques camarades, et la
caravane se met en marche, ayant soin de ne marcher que la nuit, faisant halte
pendant le jour dans des cortijadas ou fermes isolées où ils ont des
affidés, et même dans les villages, afin de n'être vus de personne, - para
que nadie los vea, - comme ils disent. Ces hardis contrabandistas,
agiles comme des chamois, connaissent les passages les plus difficiles de la
sierra, qu'ils parcourent le sac sur le dos et la carabine sur l'épaule, en
se cramponnant des deux mains aux saillies des rochers à pic.
Dans nos excursions à travers la Serrania de Ronda, nous fûmes témoins
d'une scène de ce genre : plusieurs contrabandistas, le sac au dos et
le retaco en bandoulière, gravissaient des sentiers impossibles, à plusieurs
centaines de pieds au-dessus de nous; l'un d'eux nous regardait d'un air assez
indifférent, tandis que Doré, heureux d'une si belle rencontre, ajoutait une
page à son album de voyage.
Les contrebandiers sont toujours dans les meilleurs termes avec les autorités
des villages qu'ils traversent; ils n'oublient pas d'offrir un paquet de cigares
à l'alcalde, du tabac à son secrétaire et un beau foulard de soie à la femme
du maire, - la señora alcaldesa -.
Les contrabandistas arrivent presque toujours sans encombre au but de
leur voyage; parfois, cependant, un encuentro a lieu (c'est ainsi qu'ils
appellent une rencontre avec des carabineros dont ils n'ont pas eu la
précaution d'acheter l'indulgence); alors le combat s'engage, et les retacos,
chargés jusqu'à la gueule, font retentir les échos de la sierra; mais ces cas
sont très-rares, car presque toujours il est avec les douaniers de faciles accommodements,
et quelques duros arrangent l'affaire à la satisfaction des deux camps.
Arrivé au terme de son voyage, le contrebandier remet ses marchandises à ses
correspondants, qui partagent avec lui; pour le tabac et les cigares, il arrive
même qu'ils sont vendus pour son compte par l'estanquero, c'est-à-dire
celui qui tient l'estanco de tabacos, - le bureau de tabac!
Quand il n'est pas en route, le contrebandier aime à dépenser avec prodigalité
l'argent qu'il a gagné à la sueur de son front et au péril de sa vie; il passe
doucement ses vacances à la taberna, soit à jouer au monte, jeu de cartes
pour lequel il est passionné, soit à conter ses exploits avec l'emphase et la
jactance particulières aux Andalous, et en ayant souvent le soin d'arroser son
récit avec de fréquentes rasades de jerez, de remojar la palabra,
- de détremper la parole, suivant une expression pittoresque familière aux Andalous.
Il résulte de tout cela que le contrabandista, peu habitué à faire des
économies, arrive rarement à la fortune; moins heureux que les employés de hacienda,
avec lesquels il a partagé, il n'a d'autre retraite que la prison ou le presidio,
c'est-à-dire le bagne, soit à Ceuta, soit à Melilla, sur la côte africaine.
On nous a assuré que beaucoup de contrabandistas, quand les affaires
étaient languissantes, utilisaient leurs loisirs en courant les chemins et en
allégeant les voyageurs du poids de leur argent, opération à laquelle ils procédaient,
du reste, avec la plus grande courtoisie. Nous n'eûmes pas l'occasion d'en faire
personnellement l'expérience; mais il est possible qu'on ne les ait pas calomniés,
car le métier de contrebandier est, ce nous semble, un excellent apprentissage
pour celui de brigand.
Gaucin se trouve à peu près à moitié chemin entre Ronda et Gibraltar; du haut
de son vieux château moresque, nous découvrîmes une des plus splendides vues
de l'Andalousie.
Au premier plan s'élevaient les derniers contreforts de la sierra de Ronda,
qui s'abaissait insensiblement vers la mer, et dont les teintes sombres contrastaient
avec l'éclat de la plaine qui miroitait au soleil.
La Méditerranée s'étend à l'extrémité de cette plaine comme une longue bande
d'azur, au-dessus de laquelle s'élève un petit point sombre.
C'est le rocher de Gibraltar.
Plus haut encore, à l'horizon, se dessinent vaguement les montagnes qui bordent
la côte d'Afrique entre Tanger et Ceuta. Après Gaucin, la route côtoie les plus
effroyables précipices; les rochers sont entassés pêle-mêle sur les rochers;
il est probable que, dans des temps éloignés, un tremblement de terre a bouleversé
la contrée.
A mesure que nous descendions, la végétation nous annonçait que nous approchions
de la plaine ; les aloès, surmontés de leur longue tige droite, bordaient la
route, et, autour des maisons , d'énormes cactus étendaient leurs raquettes
chargées de fruits d'un rouge violacé. Le Guadairo, que nous avions traversé
plusieurs fois depuis Ronda, tantôt à gué, tantôt sur de vieux ponts moresques,
sillonne de son mince filet d'eau une plaine brûlante plantée d'orangers et
de citronniers. Le climat est presque tropical, et la végétation fait pressentir
le voisinage de l'Afrique.
Nous arrivâmes le soir à San Roque, assez à temps pour apercevoir encore très-distinctement
le rocher de Gibraltar, dont l'énorme masse noire, dorée par les derniers rayons
du soleil couchant, s'élevait au-dessus de la mer comme le dos d'un monstre
fantastique.
San Roque est une ville toute moderne, dont la construction ne remonte qu'au
commencement du siècle dernier, à l'époque où les Anglais enlevèrent Gibraltar
aux Espagnols; c'est la ville d'Espagne la plus rapprochée du fameux rocher,
dont deux lieues à peine la séparent; quelques familles anglaises viennent s'y
installer l'été pour y chercher une fraîcheur relative. San Roque se ressent
du voisinage de Gibraltar: les cottages, avec leurs portes bâtardes et leurs
fenêtres à guillotine, pourraient faire supposer au premier abord qu'on est
dans quelque ville d'Angleterre, si un ciel d'azur et un soleil africain ne
donnaient à cette hypothèse le plus éclatant démenti.
A peu de distance de San Roque, dans la direction du sud, nous rencontrâmes
une étroite et longue bande de sable, presque au niveau de la mer, qu'on appelle
le terrain neutre, et qui sépare le territoire britannique du territoire espagnol
; nous franchîmes bientôt les lignes anglaises, et un instant après nous étions
à Gibraltar, où nous devions nous reposer quelques jours.
Nous laisserons de côte le formidable rocher qui, depuis plus l'un siècle et
demi, appartient à l'Angleterre, au grand désespoir de tout bon Espagnol, et
nous nous embarquerons pour Algéciras dans un falucho aux longues voltes
latines, qui fendra rapidement les flots bleus de la baie.
Algésiras était appelée, par les Arabes, Jezirah-alKhadrâ, - l'île verte -,
nom qui ne lui convient plus aujourd'hui, car la verdure n'abonde ni dans la
ville ni dans les environs; c'est néanmoins une assez jolie ville, qui n'a pas,
comme San Roque, perdu le caractère espagnol; cependant Gibraltar n'est guère
qu'à deux lieues; quand le ciel est pur, on aperçoit distinctement les maisons
de la ville, bâties au pied de l'énorme roc, et le soir nous entendîmes le coup
de canon qui annonçait la fermeture du port.
Après avoir suivi une route très-accidentée, nous arrivâmes à Tarifa; aucune
ville d'Europe n'est aussi rapprochée de l'Afrique, et nous apercevions distinctement
les montagnes aux cimes anguleuses qui bordent la côte du Maroc. La ville, qui
doit son nom au More Tarif, fut au moyen âge le théâtre des exploits du fameux
Guzman, qui la défendit contre les infidèles, et mérita ainsi d'être appelé
el Bueno, surnom qui signifie le Brave, et non pas le Bon, comme on l'a
souvent imprimé.
Les Tarifeñas sont renommées entre les autres Andalouses pour leur beauté,
et elles nous parurent dignes de leur réputation; elles ont conserve l'usage
de sortir voilées à la mode arabe, tapadas; leur mantille, en cachant
la moitié de la figure, ne laisse voir qu'un oeil noir aux longs cils veloutes.
Après Tarifa nous traversâmes une contrée aride et désolée jusqu'à la petite
ville de Vejer; les habitants, qui passent dans le pays pour être quelque peu
épais, sont appelés les tardios, ou tardifs, ce qui, assure-t-on, les
met en fureur; voici comment on explique l'origine du surnom : on voit à Vejer
un rocher sillonne de taches jaunâtres; comme ce rocher gênait les habitants,
ils voulurent l'abattre, et, faute d'autres projectiles, ils employèrent des
oeufs; tous les oeufs du pays étant épuisés, la moitié des travailleurs se rendit
au village voisin pour en chercher d'autres, et comme ils avaient tardé, on
les reçut en criant : « Llegad, tardios! Arrivez, tardifs! » Ils
perdirent leur peine; mais les tardios assurent que les traces des oeufs
sont toujours visibles sur le rocher.
Il n'est guère de ville en Andalousie qui n'ait sa petite légende de ce genre,
accompagnée de quelque sobriquet plus ou moins grotesque; les environs de Cadiz
sont particulièrement riches en ce genre : ainsi les habitants de Medina Sidonia
sont appelés Zorros, les Renards, et ceux de Conil Desechados,
ce qui signifie quelque chose comme dédaignés ou abandonnés.
Fernan Caballero, le célèbre romancier, a peint d'une manière charmante, dans
ses écrits si populaires en Espagne, ce coté pittoresque des moeurs andalouses.
Chiclana, où nous arrivâmes après avoir traversé Conil, est une jolie petite
ville située sur une hauteur, à peu de distance de l'Océan. De gracieuses casas
de recreo, aux murs blancs et aux volets verts, annoncent le voisinage
d'une grande ville : c'est là, en effet, que les habitants de Cadiz viennent
l'été chercher un peu d'ombre. Les Chiclaneros ont aussi leur sobriquet
tout comme leurs voisins : on les a surnommés Ataja-Primos, parce
qu'un soir deux cousins se promenant au bord de la rivière, virent la lune qui
se reflétait dans l'eau et voulurent s'en emparer; mais ils avaient beau courir,
la lune ne bougeait pas; l'un des deux dit alors à l'autre « Dà vuelta, adelânte,
y atâjala, primo! A Fais le tour vivement, et barre lui le chemin, cousin!
Telle est l'origine du surnom Ataja-Primos, et, si peu vraisemblable
qu'elle soit, la plaisanterie paraît, dit-on, de très-mauvais goût aux Chiclaneros.
Heureusement, ils ont pour se consoler le souvenir du grand Montés, el
Chiclanero, le César et le Napoléon de la Tauromachie, l'honneur et la
gloire de Chiclana, le plus célèbre de ses enfants. Chiclana est
encore célèbre pour ses alcarrazas, excellentes pour rafraîchir l'eau :
Para alcarrazas Chiclana,
dit le refrain populaire.
Quelques heures seulement nous séparaient de Cadiz; nous ne tardâmes; pas à quitter la terre ferme pour entrer dans la Isla de Leon, l'île de Léon, pleine de marais salants où de nombreux salineros, à demi-nus et hâles comme des Africains, travaillaient en plein soleil; bientôt nous traversâmes la petite ville de San Fernando, célèbre par son observatoire, et une heure après, nous arrivions à Cadiz.
Ch. DAVILLIER.
(La suite à ta prochaine livraison.)
VOYAGE EN ESPAGNE
PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.
CADIZ
1862. -DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.
Cadiz. -Le ciel d'Andalousie. - .Azoteas et miradores.- Les Gaditanes. -Lord Byron à Cadiz; le poète et l'Aficionado. - L'Alamada. - Les mantilles. - Les confiterias; gourmandise héréditaire des Andalouses - Les Cigarreras (le Cadiz. - Les marineras. - Les Playeras andalouses. - La chanson du Curriyo marinera. - La baie de Cadiz. - Le Puerto Santa Maria. - Los lares del Puerto. - La Calesa andalouse.
Cadiz est la plus ancienne
ville d'Espagne et peut-être d'Europe, plus ancienne que Rome même;
la Gaddir phénicienne, qui existait déjà mille ans avant
l'ère chrétienne, devint plus tard la Gades des Romains, et fut
longtemps la ville la plus florissante de la Péninsule ibérique,
une ville toute bâtie en marbre, et le centre du plaisir par excellence.
Des palais de marbre il n'est pas resté la moindre trace, mais Cadiz
est toujours restée aussi gaie que Martial nous la dépeignait
il y a dix-huit cents ans.
Vue du large, Cadix est comparée par les Espagnols à un plat d'argent
posé sur la mer, una taxa de plata en el mar, ses hautes maisons, blanchies
à la chaux ou peintes des couleurs les plus tendres, brillent au soleil
comme une couronne d'orfèvrerie, sous ce merveilleux ciel d'Andalousie,
ce ciel vêtu d'azur, comme dit le refrain espagnol
El cielo de Audalucia Esta vestido de azul.
Les maisons de Cadix sont
très hautes, et ont presque toutes six et même sept étages.
car la ville, resserrée dans une étroite ceinture de fortifications,
est obligée de regagner en hauteur ce qu'elle ne peut atteindre en étendue.
Chaque maison, ou peu s'en faut, est surmontée d'un belvédère
à jour surmonté d'une terrasse, - azotea, - ou d'une tour carrée
au sommet de laquelle s'élance un mât élevé.
Les fenêtres sont presque toutes peintes en vert, ce qui donne à
la ville un aspect singulièrement gai; la plupart, surtout celles du
premier étage, sont garnies d'un mirador ou balcon entièrement
vitré, qu'on ouvre l'été et qu'on garnit de fleurs pendant
l'hiver.
Les monuments de Cadiz n'ont rien de particulièrement remarquable; la
plupart datent du dix-septième siècle et sont d'un style médiocre;
on se console facilement de voir des ornements d'aussi mauvais goût empâtés
par d'innombrables couches de badigeon.
Il y a peu de villes en Espagne qui soient aussi vivantes et aussi animées
que Cadiz; c'est vers le soir, en faisant quelques tours sur l'alameda, qu'on
peut se convaincre qu'elle est toujours restée la Jocosa Gades d'autrefois
; il faut lire Martial pour se faire une idée de ce qu'était cette
ville à l'époque romaine : " Les grandes richesses, dit un
ancien auteur, y avaient introduit un grand luxe; de là vint que les
filles de Cadiz étaient recherchées dans les réjouissances
publiques, tant pour leur habileté à jouer de divers instruments,
que pour leur humeur, qui avait quelque chose de plus que de l'enjouement. "
Les improbae Gaditanae, comme les appelle Martial, étaient déjà
célèbres dans le monde entier par leurs danses et par leur habileté
à faire résonner les baetica crusmata, qui n'étaient autre
chose que les modernes castagnettes, aujourd'hui encore l'accompagnement obligé
de l'ole gaditano, cette danse si franchement andalouse. La fière Séville
est belle, dit lord Byron dans son Pèlerinage de Childe-Harold, mais
Cadix, qui s'élève sur la côte lointaine, est encore plus
séduisante.... Lorsque Paphos tomba détruite par le temps, les
plaisirs s'envolèrent pour chercher un climat aussi beau, et Vénus,
fidèle à la mer seule qui fut son berceau, Vénus l'inconstante
daigna choisir le séjour de Cadix et fixer son culte dans la ville aux
blanches murailles; ses mystères sont célébrés dans
mille temples; on lui a consacré mille autels, où le feu divin
est entretenu sans cesse.
Heureusement pour les dames de Cadiz, nous aimons le croire, cette appréciation
du poëte anglais n'est pas plus exacte que sa description d'une corrida
qu'il vit dans la plaza de Toros, " ce jeu barbare , qui rassemble souvent
les filles de Cadix et fait les délices du berger espagnol. " Ce
passage nous revint à la mémoire au milieu d'une assez belle course
qu'on donna pendant notre séjour à Cadiz. Lord Byron, assurément,
n'était pas un aficionado consommé; dans le même chant de
Childe Harold, il appelle le taureau le " roi des forêts ",
ce taureau qui n'a jamais vu que des plaines sans arbres; les pauvres haridelles
à moitié mortes, qu'on n'achète guère au-dessus
de la valeur de la peau et qu'on pousse à la mort après leur avoir
bandé un oeil avec un mauvais foulard de coton, deviennent de "
fiers coursiers bondissant avec grâce et qui savent se détourner,
et l'agile matador, son arme est un javelot, il ne combat que de loin.
Que diraient notre ami El Tato et son beau-père Cucharès, s'ils
savaient qu'on a accusé leurs prédécesseurs de ne combattre
que de loin, et qu'on a transformé en une arme de jet la flexible espada
qui ne quitte leur main que lorsque les cornes du taureau viennent effleurer
leur poitrine ?
Mais revenons à l'alameda et à ses palmiers, qui ont inspiré
Victor Hugo :
Cadiz a ses palmiers; Murcie a ses oranges,
Jaen, son palais goth aux tourelles étranges.
Malheureusement les palmiers
de l'alameda, trop exposés sans doute aux vents de mer, n'ont plus guère
que le tronc et ressemblent à peu près à des échassiers
qui auraient perdu leurs plumes ; mais c'est un détail que les belles
Gaditanes font bien vite oublier. C'est à Cadiz qu'il faut voir l'Andalousie
gaie, riante, vivante ; c'est là qu'abondent le meneo, la sal, la sandunga,
c'està-dire cette grâce, ce charme, cette désinvolture,
qui sont comme le privilège exclusif des Andalouses.
Les femmes de Cadiz viennent à l'alameda bien moins pour voir que pour
être vues et admirées; on peut dire, avec le poëte, qu'elles
sont habiles dans l'art des oeillades ; il est vrai que nous n'oserions répéter
avec lui qu'elles sont toujours disposées à guérir les
blessures qu'ont faites leurs regards; mais nous croirions volontiers que c'est
pour les Gaditanes qu'a été créé un des mots les
plus expressifs de la langue espagnole, le verbe ojear, qu'il faudrait traduire
en français en forgeant le mot oeillader.
Le temps de la basquine et du jupon court est passé; la mantille est
la seule partie du costume féminin qui ait survécu; elle était
fort appréciée il y a deux cents ans, si nous en croyons une Française
qui voyageait en Espagne sous Louis XIV : " Les mantilles, dit Mme d'Aulnoy,
font le même effet que nos écharpes de taffetas noir, excepté
qu'elles siéent mieux et qu'elles sont plus larges et plus longues: de
sorte que, quand elles veulent, elles les mettent sur leur tète et s'en
couvrent le visage. "
Mais si leur jupe s'est allongée, les dames de Cadiz n'en sont pas moins
habiles à laisser apercevoir un pied d'enfant, étroit et cambré;
un de ces pieds qui ont donné naissance à la vieille formule.
Beso a umd los pies.
Une des particularités de Cadiz, c'est le grand nombre de confiterias
qu'on rencontre dans les rues de la ville; les sucreries les plus variées
y abondent, depuis les cabellos de angel, espèce de confiture qui s'étire
comme la blonde chevelure d'un ange, jusqu'aux esponjados ou azucarillos, biscuits
longs et poreux qu'on met fondre dans l'eau pour la sucrer. Toutes ces chatteries
font les délices des Andalouses, et si nous en croyons encore Mme d'Aulnoy,
elles tiennent ce péché mignon de leurs aïeules, qui avaient
aussi un goût des plus prononcés pour les sucreries :
" Il y a de vieilles dames qui, après s'être crevées
d'en manger, ont cinq ou six mouchoirs qu'elles apportent tout exprès
et elles les emplissent de confitures; bien qu'on les voie, on n'en fait pas
semblant; l'on a l'honnêteté d'en aller prendre tant qu'elles veulent
et même d'en aller quérir encore.
" Elles attachent ces mouchoirs avec des cordons tout autour de leur sacristain
(on appelait ainsi une espèce de panier ou vertugadin) ; cela ressemble
au crochet d'un garde-manger où l'on pend du gibier. "
Parmi les femmes de Cadiz, il ne faut pas oublier les cigarreras : c'est ainsi
qu'on appelle les filles, jeunes pour la plupart, qui travaillent en grand nombre
à la fabrica de tabacos; la fabrique de Cadiz est beaucoup moins considérable
que celle de Séville, qui occupe à elle seule plusieurs milliers
de femmes.
La cigarrera andalouse est un type à part que nous étudierons
plus particulièrement à Séville, et nous ne notons que
pour mémoire celle de Cadiz, bien qu'elle ait aussi son individualité
et ses mérites particuliers, si nous en croyons une petite feuille imprimée
à Carmona sous le titre de Jocosa relacion de las cigarreras de Cadiz.
Le port de Cadiz est le plus animé peut-être de tous les ports
espagnols; des navires des pays les plus lointains y abordent fréquemment
et tontes les nations du monde paraissent s'être donné rendez-vous
sur le quai; de petites barques de toutes couleurs attendent les voyageurs qui
veulent s'embarquer pour le Puerto, et les marineros les appellent et les provoquent
avec les andaluzadas les plus divertissantes.
Le marinero andalou, et celui de Cadiz en particulier, s'il a été
moins exploité dans les romances de salon que le gondolier de Venise
et le barcaiulo napolitain, n'est pas un type moins intéressant : comme
eux, il a ses barcaroles, qu'on appelle en Andalousie les playeras, ou chants
de la plage, qu'il accompagne avec la guitare ou la bandurria; une des plus
charmantes playeras que nous connaissions est la cancion divertida del curiyo
marinero, un titre qu'on pourrait appeler la chanson réjouissante du
joli marin: curro, currito, curriyo, sont des expressions qui appartiennent
au dialecte andalou et qu'on ne saurait traduire en notre langue; c'est le nom
que la maja donne à son querido
Segun las señales veo
Va a moverse un temporal
Pero ya perdi er mieo,
Y te ayudaré à remar.
Los dos a la par bogamos,
No pierdas, Curro, et compas;
Boga aprisa, Curro mio,
Que nie güervo a marear !
Je vois les signes qui annoncent la tempête, dit la Guerida à son Curro, mais avec toi je ne crains plus rien, et je t'aiderai à ravier. Ramons ensemble, Curro, et ne perds pas la route; rame plus vite, Curro mio, je sens mon coeur s'en aller !
Nous quittâmes Cadiz
par une fraîche matinée, sur une de ces petites barques au mât
court et à la longue voile latine que les Andalous appellent falùas,
et qui était ornée à l'avant de deux grands yeux peints
en rouge, comme un speronare sicilien. Un vent frais enfla bientôt notre
voile blanche, et notre falùa fendit rapidement les eaux bleues et transparentes
de la baie de Cadiz; le Puerto, où nous devions débarquer, n'est
qu'à deux ou trois lieues de Cadiz; nous distinguions déjà
ses maisons qui se dessinaient comme une ligne blanche entre le Lieu du ciel
et celui de la mer, et plus loin, sur la côte, Rota, célèbre
par ses vins; bientôt nous laissions sur notre gauche la Puntilla et la
batterie de Santa-Catalina, et quelques instants après notre falùa
abordait au quai encombré de navires chargés de tonneaux de toute
dimension.
Le Puerto, qu'on appelle aussi Puerto Santa-Maria, est situé à
l'embouchure du Guadalete, qui vient se jeter dans la baie de Cadiz; c'est l'entrepôt
et le port d'embarquement des vins de Jerez; la ville, qui est blanche, gaie
et propre, est comme un diminutif de Cadiz; nous visitâmes ses bodegas,
vastes caves qui nous donnèrent un avant-goût de celles de Jerez,
et sa plaza de Toros, une des meilleures de toute l'Espagne, et bien plus fréquentée
par les aficianados que celle de Cadiz.
Los toros del Puerto est le titre d'une chanson andalouse, populaire dans toute
l'Espagne, et qui dépeint à merveille l'enthousiasme des habitants
de Cadiz pour ces fêtes nationales :
Quien se embarca para el Puerto?
" Qui s'embarque pour le Puerto? "
Tel en est le refrain de la chanson.
Que se larga mi falua!
" fauta va prendre le large! "
s'écrie le marinero; puis, s'adressant à une jeune Andalouse qui va prendre place dans sa barque
Señorita,
Levantusté esa patita,
Y sartuté a este barquiyo !
No se le ponga a uste tuerto
El molde de ese moniyo !" Señorita, levez cette petite patte, et sautez-moi dans cette barque! Mais n'allez pas gâter le moule de ce joli corset! "
Pour nous rendre à Jerez , nous frétâmes une de ces calesas andalouses qui ressemblent assez aux corricoli de Naples; la nôtre , qui devait dater des premières années de ce siècle, était montée sur des roues immenses, et la caisse était ornée d'amours peints en rose sur un fond qui avait dû être vert tendre; nous nous entassâmes trois dans ce véhicule qui n'était pas trop large pour une personne. Après quelques heures de secousses, nous traversâmes le Guadalete et nous fimes notre entrée dans Jerez.
Jerez de la Frontera. - Les Jerezanos. - Majos et aficionados. - La Ptaza. - Le Tore del aguardiente. - La Cartuja. - Les vignobles; l'exploitation; les veillées des travailleurs. - Le Capataz et sa Cuadrilla. - La Vendimia. - Les Lagares. - Le Vitro Madre. - Le Jerez Seco. - Le Brown Sherry. - L'Amontitlado. - Le Pajarete. - Le Moscatel. - Les Bodegas.
Le calesero, qui conduisait
notre pittoresque équipage, était, comme il nous l'apprit au bout
d'un instant de conversation, un enfant de Jerez; jamais nous n'avions rencontré
un échantillon aussi accompli de l'Andalou loquace, hâbleur et
fanfaron, et pourtant on sait que ce type n'est pas rare dans ce pays. Nous
nous amusâmes donc à faire causer notre Jerezano qui n'avait guère
besoin, du reste, d'être encouragé, car il se mit â nous
conter ses hauts faits sans nous laisser le temps de placer une seule parole
. " Quand j'étais jeune, nous disaitil, je ne craignais pas un régiment
entier, mieux que tout autre, je savais faire payer aux joueurs le barato, et
les majos les plus farouches, quand ils me voyaient approcher devenaient plus
doux que du sirop ; et quand le soir j'allais parler avec tua chien qui m'attendait
à la reja de sa fenêtre, aucun mozo, s'il tenait à ses oreilles,
ne se serait risqué à passer dans la rue.
Les Jerezanos jouissent, parmi les autres Andalous, d'une réputation
assez bien établie en fait de hâbleries; notre calesero ne laissait
rien à désirer sous ce rapport, et peut-ètre avait-il servi
de modèle pour cette Relacion andaluza, populaire dans le pays où
sont célébrés en vers de huit pieds les Hazañas
hechos y Valentias, c'està-dire les exploits, hauts-faits et traits de
courage de Pepillo et Jerezano.
Les Andalous, qui ne t'ont nulle difficulté à se reconnaître
les premiers hâbleurs de toute l'Espagne, excellent à se peindre
eux-mêmes, et à photographier, pour ainsi dire, leurs fanfaronnades
d'après nature; ce qu'ils savent faire, du reste, avec infiniment de
grâce, d'esprit et de fine naïveté. Aussi notre calesero ne
paraissait nullement embarrassé des contradictions assez fréquentes
qui venaient de temps en temps embrouiller ses récits, et Dieu sait où
l'énumération de ses prouesses se serait arrêtée,
si nous n'étions enfin arrivés à Jerez.
Jerez de la Frontera, qu'on appelle ainsi pour la distinguer de Jerez de los
Caballeros, une petite ville d'Estramadure, a également reçu ce
nom à cause du voisinage de la frontière de Portugal. Faisons
observer en passant qu'on a cessé d'écrire comme autrefois Xérès
depuis que la nouvelle orthographe espagnole a substitué, dans certains
cas, le J à l'X, au G et quelquefois à l'S.
Ce qui nous frappa tout d'abord quand nous entrâmes à Jerez, ce
fut un air de bien-être, de richesse, de propreté, qui n'est pas
le privilège de toutes les petites villes espagnoles; Jerez n'est plus,
du reste, une petite ville, car sa population a doublé depuis vingt-cinq
ans, et dépasse aujourd'hui cinquante mille âmes.
Nous venons de dire quelle place distinguée occupent les Jerezanos parmi
les fanfarons de l'Andalousie; ils ne sont pas moins célèbres
comme majos, comme toreros et comme contrabandistas. Leurs danses, parmi lesquelles
il faut citer le classique Jaleo de Jerez, tiennent le premier rang dans la
chorégraphie andalouse.
Ces majos de Jerez, qui excellent à porter avec grâce l'élégant
costume andalou, ont la réputation d'être fort habiles à
manier la navaja, et d'avoir, comme on dit, la tête près du bonnet:
c'est sans doute ce qui a donné naissance à un proverbe bien connu:
Burlas de manos, burlas de Jerezanos, - Jeux de mains, jeux de Jerezanos ; proverbe
qui fait pendant au nôtre : Jeux de mains, jeux de vilain.
La Plaza de Jerez est peut-être, après celle construite à
Valence il y a peu d'années, la plus belle et la plus vaste qu'il y ait
en Espagne : nous y assistâmes à une course qui fit époque
dans les annales de la Tauromachie, et que les aficianados comparaient à
celles qui se donnent tous les ans à l'occasion de la Saint-Jean, et
qui attirent à Jerez la foule la plus pittoresque. Huit taureaux furent
tués dans cette corrida, sans compter le Toro del aguardiente, - c'est-à-dire
littéralement, le taureau de l'eau-de-vie.
Cette expression, qui n'offre aucun sens aux personnes peu familiarisées
avec les murs andalouses, s'applique à un taureau qu'on livre aux
gens du peuple, presque tous passionnés pour les corridas, dès
le point du jour, au moment où ils ont l'habitude de prendre leur copita
d'aguardiente, ou comme ils disent de tomar la mañana, - de prendre le
matin. Le toro del aguardiente, combattu par des aficionados qui ont plus d'enthousiasme
que d'expérience, plus de témérité que de savoir,
fait souvent plus d'une victime, et les plus heureux sont ceux qui s'en tirent
avec une simple écorchure.
Mais revenons à notre corrida : entre les huit taureaux tirés,
vingt-neuf chevaux furent enlevés morts du redondel, sans compter ceux
qu'on abattit au dehors, et un banderillero reçut à l'épaule
une cogida qui teignit de sang la veste vert-pomme toute frangée d'argent
: c'était ce qu'on appelle en Espagne une bonne course.
Jerez n'est pas riche en monuments : le seul qui mérite d'être
cité est la cartuja, ou chartreuse, que nous allâmes visiter à
une demi-heure de la ville. La cartuja, aujourd'hui abandonnée, était
autrefois un des principaux couvents de l'Espagne, et possédait de bons
tableaux, qui ont tous disparu ; nous primes un croquis de la façade,
supportée par quatre colonnes d'ordre dorique, élégant
spécimen de l'architecture espagnole à l'époque de Philippe
II. C'est à peu de distance de la ville non loin des bords du Guadalete,
que s'étendent les riches vignobles qui produisent les fameux vins de
Jerez; leurs titres de noblesse ne sont pas de très ancienne date, et
remontent moins haut que ceux du Malvoisie et du Madère, car c'est à
peine s'ils étaient connus au commencement du siècle dernier,
et il n'y a guère plus de soixante ou quatre-vingts ans qu'ils sont l'objet,
d'un commerce très important.
Les vignobles de Jerez occupent une superficie d'environ douze mille aranzadas
de terrain,-quelque chose comme six mille hectares, qui produisent, bon an mal
an cinq mille botas ou quinze mille barricas de vin, c'est ainsi qu'on nomme
des tonneaux contenant ensemble cinq cent mille arrobas, ce qui approche du
chiffre respectable (le deux millions cinq cent mille litres. La plus grande
partie des vignobles appartient aux négociants en vins, qui sont en même
temps cultivateurs et fabricants, car ils ont des ateliers où de nombreux
ouvriers travaillent à la confection des tonneaux nécessaires
pour l'emmagasinage et l'expédition des vins. Quelques propriétaires
ont des vignobles tellement considérables qu'ils occupent pour la culture
seulement jusqu'à un millier de personnes à la fois. Nous citerons
notamment la maison Domecq et la maison Gordon : M. Domecq possède le
fameux vignoble de Machanudo, le plus estimé des environs, et qui ne
contient pas moins de cinq cents arpents.
A proximité des vignobles, s'élèvent de vastes édifices
où sont logés et nourris, soit toute l'année, soit seulement
pendant la durée des travaux, la plus grande partie des travailleurs.
Ces bâtiments, ordinairement abrités sous de grands arbres, qui
donnent une fraîcheur précieuse sous un climat brûlant, renferment
en outre les pressoirs, los lagares, et une vaste bodega ou cave, destinée
à conserver, pendant quelques jours seulement, le vin nouvellement sorti
des pressoirs. Ils contiennent aussi une vaste salle qui sert en même
temps de réfectoire et de dortoir; c'est là que, sous le manteau
d'une vaste cheminée, ont lieu les veillées pendant les longues
soirées d'hiver.
Nous assistâmes une fois à une de ces tertulias populaires; on
ne saurait rien imaginer de plus gai, de plus pittoresque : dans le vaste foyer
pétillait joyeusement un grand feu de sarments; un énorme tronc
de chêne vert, dont une moitié seulement pouvait entrer dans la
cheminée, se tordait au milieu de la flamme, et de grosses fourmis, chassées
par la chaleur et par la fumée, s'échappaient effarées
des fissures de l'écorce. Une vingtaine d'Andalous au costume pittoresque
et au teint bronzé, rangés autour du foyer, écoutaient
en fumant leur cigarette un grand gaillard qui chantait d'une voix lente et
nasillarde les couplets du Tango americano, une des chansons les plus populaires
de l'Andalousie. Le virtuose se livrait sur sa guitare à une véritable
gymnastique, frappant le bois de coups secs avec son pouce et les quatre doigts,
et faisant bourdonner du revers de la main les six cordes de son instrument.
Les auditeurs marquaient la mesure à coups de talon et en frappant dans
la paume de la main, et à la fin de chaque copia s'écriaient en
choeur otra ! ocra ! Et les plaisanteries, les bons mots, enfin toutes ces saillies
qu'on appelle des andalousades, - andaluzadas, partaient de tous côtés
comme les fusées d'un feu d'artifice; et c'est le cas de le dire ici
avec un écrivain espagnol: " si à Paris l'esprit court les
rues, en Andalousie il se promène par les champs. "
Dans la belle saison, les travailleurs se réunissent sous les grands
arbres, qui sont témoins de scènes pareilles à celle que
nous venons de décrire; c'est là aussi qu'ils viennent faire la
sieste entre les heures consacrées au travail.
La maison que nous visitâmes comprenait aussi, outre l'habitation du propriétaire,
une petite chapelle destinée aux ouvriers; mais la cuisine n'était
pas la partie la moins curieuse : quatre vastes chaudières de cuivre
rouge étaient sur le feu ; le boeuf, le lard, les gar banzos (pois chiches),
les piments et les tomates répandaient au loin leur fumet, qui aurait
pu nous paraître appétissant si l'odeur âcre de l'huile rance
ne s'y fût mêlée. D'immenses terrines de cette grossière
fayence à dessins verts qui se fabrique à Séville contenaient
de nombreuses rations de gazpacho, soupe froide et rafraîchissante, chère
aux Andalous, et de blanches alcarrazas d'Andujar, alignées en longues
files, laissaient suinter à travers leur terre poreuse une eau limpide
qui s'écoulait sur des planches légèrement inclinées.
Tout cela nous faisait penser aux noces de Gamache, et nous cherchions instinctivement,
parmi les nombreux travailleurs qui circulaient autour de nous, des physionomies
qui nous rappelassent celles de l'ingénieux Hidalgo et de son fidèle
écuyer.
Les vignes de Jerez sont l'objet des soins les plus minutieux, comme chez nous
celles qui produisent le vin de Champagne; quand le raisin commence à
mûrir, les travailleurs se divisent en escouades ou cuadrillas de douze
personnes; chaque cuadrilla, commandée par un capataz, - c'est ainsi
qu'on nomme le maître-valet chargé de la surveillance - se répand
dans la vigne et la vendimia commence.
C'est un rude et fatigant métier que celui de vendangeur en Andalousie,
aussi est-il réserve exclusivement aux hommes, et n'y voit-on jamais,
comme dans certaines parties de la France, des femmes se mêler aux travailleurs.
Il faut voir ces robustes Andalous, au teint bronzé, travailler des journées
entières malgré l'ardeur d'un soleil africain, n'ayant, pour abriter
leur tête, qu'un vieux sombrero calañes et souvent un simple foulard
dont les coins retombent sur le cou. Une petite serpette et une cuve de bois
sont leurs seuls instruments; cette cuve a la, forme d'une pyramide renversée
et tronquée à la partie inférieure ; on l'emploie à
l'exclusion des paniers, qui pourraient laisser filtrer un jus précieux
â travers leur tissu; précaution qui n'est pas indifférente
quand il s'agit d'un vin dont le prix s'élève souvent à
plus de deux cent cinquante réaux l'arroba
[8] . Une fois que la cuve de bois est remplie, les vendangeurs la
chargent sur leur dos au moyen de deux courroies, comme on ferait d'une botte.
Avant qu'une vigne soit entièrement vendangée, il faut que les
travailleurs la parcourent bien des fois en tous sens, car il leur est recommandé
de choisir les grappes, c'est-à-dire de ne cueillir que celles dont la
maturité est parfaite, ce qui est très important pour la bonne
qualité du vin.
A mesure que le raisin est cueilli, on l'étend sur de grandes claies
de jonc - esteras do esparto- qu'on étend au soleil à proximité
du pressoir; on le laisse ainsi exposé quelques jours, en ayant soin
de le couvrir pendant la nuit, pour le mettre à l'abri de la rosée,
et retourner les grappes de temps en temps, afin que la chaleur fasse évaporer
la partie aqueuse du raisin.
Lorsque les grappes sont parfaitement sèches, on les porte aux lagares,
- aux pressoirs, - où elles sont soumises à l'action de presses
mues par des bras vigoureux; il en sort du vin doux - mosto - qu'on verse dans
les tonneaux, où on les laisse le temps nécessaire pour que la
fermentation se produise. La fermentation est ordinairement terminée
au mois de janvier, et alors le mosto devient de vrai vin; on enlève
la lie et on le laisse reposer jusqu'à l'époque où il doit
être exporté.
Les vins de Jerez ne sont jamais expédiés sans avoir été
préalablement clarifiés; on emploie pour cela des blancs d'oeufs
qu'on mélange avec une craie ou terre blanche qui se trouve dans les
environs de Jerez; cette opération terminée, on ajoute un peu
de vino madre (vin mère), - c'est ainsi qu'on appelle un vin très
vieux qu'on garde pour améliorer les autres.
Il ne sort pas de Jerez une bota de vin qui n'ait été plus ou
moins mélangée d'aguardiente; cette addition d'eau-de-vie a pour
but de permettre au vin de mieux supporter l'exportation et de satisfaire le
goût de certains palais, notamment de ceux de nos voisins d'outreManche,
plus ou moins blasés par le gin et le whisky. On nous assura que la proportion
ordinaire est d'un litre d'eau-de-vie pour soixante litres de vin, mais notre
conviction est qu'elle est presque toujours plus considérable.
Les vins de Jerez se divisent en secos et dulces. Parmi les premiers, il faut
distinguer le jerez seco, proprement dit, et le jerez amontillado; tous deux
proviennent du même raisin, du même mosto, et souvent même
sont sortis du même pressoir, et cependant ils n'ont ni la même
couleur, ni la même odeur, ni le même goût; ces différences
tiennent, nous a-t-on dit, à certains procédés de fabrication.
Le jerez seco se distingue par un parfum aromatique tout particulier, plus prononcé
que celui de l'amontillado: il y en a de trois sortes qu'on appelle, à
Jerez, paja. oro et oscuro, c'est-à-dire paille, couleur d'or et foncé.
Le jerez oscuro, d'un brun foncé, est presque entièrement expédié
en Angleterre, après avoir subi, tout naturellement, une forte addition
d'eau-de-vie; c'est ce vin qu'on boit à Londres sous le nom de brown
sherry, - jerez brun.
Quant au jerez amontillado, il est d'une couleur de paille plus ou moins foncée;
sa saveur, dans laquelle les amateurs reconnaissent un certain goût de
noisette, est beaucoup plus riche et beaucoup plus fine, et le fait rechercher
davantage des gourmets au palais délicat; aussi le jerez amontillado
se vend-il ordinairement plus cher que l'autre. Le nom d'amontillado vient d'une
certaine analogie que le vin présente avec celui qu'on récolte
à i :outilla, dans la province de Cordoue.
Les vins doux de Jerez sont le pajarete, qu'on appelle chez nous pacaret, qui
est également connu sous le nom de pedro-jimenez, et le moscatel, ou
muscat. Le premier se fait avec un raisin doux qu'on appelle également
pajareto, et qu'on laisse exposé au soleil pendant une douzaine de jours;
quand on le porte au pressoir, il est presque arrivé à l'état
de raisin sec et contient une grande quantité de sucre. Le moscatel se
fait avec du raisin muscat plus sucré que le pajarete; aussi est-il plus
doux encore que le vin.
Le jerez est un des vins qui se conservent le plus longtemps; on nous en fit
goûter qui avait quatre-vingts ans et plus. Les grands propriétaires
de Jerez accueillent avec la plus parfaite courtoisie les étrangers qui
leur sont recommandés; les la gares (pressoirs) et les bodegas, immenses
celliers où l'on emmagasine le vin, leur sont facilement ouverts. Vues
de l'extérieur, ces bodegas aux immenses façades régulières
et symétriques dénuées de fenêtres, aux toits composés
de lignes droites, manquent absolument de pittoresque; mais, en revanche, les
parfums qui s'exhalent des fenêtres frappent agréablement l'odorat
des passants, et il y a certains jours, notamment lorsque souffle le brûlant
solano, où l'on peut dire que presque toute la ville en est imprégnée.
Les bodegas de Jerez présentent, comme les chaix de Bordeaux, le superbe
coup d'oeil d'innombrables barriques de toutes dimensions alignées en
bon ordre sur cinq ou six rangs de hauteur; la ventilation est admirablement
ménagée pour que la température reste toujours à
un degré convenable, et pour faciliter l'évaporation.
Une bodega contient ordinairement quatre ou cinq récoltes, car le vin
ne se vend guère avant cinq ans; elle contient en outre l'assortiment
des vins qu'on laisse vieillir, et qu'on appelle vinos añejos, assortiment
qui comprend des vins d'âges différents ; puis enfin les vinos
madres ou vins mères, qui se conservent toujours en quantité égale.
La contenance moyenne d'une bodega est de cinq mille botas de trente arrobas
(quinze à seize litres) Chacune ; celle de M. Domecq contient , dit-on
, jusqu'à quinze mille futailles. Quand nous la visitâmes, on nous
reçut avec la plus grande courtoisie ; le capataz qui nous accompagnait
nous lit marcher près d'une heure dans de véritables allées
de tonneaux; de temps en temps il s'arrêtait pour nous raire goûter
d'un vin précieux dont il retirait une certaine quantité en plongeant
dans le tonneau une petite pompe, qu'il vidait ensuite dans des caftas, verres
longs et étroits qui ressemblent assez à un verre de lampe qu'on
aurait coupé par la moitié.
Les caftas de jerez jouent un très grand rôle dans les chansons
populaires d'Andalousie, à côté des trabucos, des cigarros,
de la sandunga, et autres cosas de Andalucia
Tu sandunga y un cigarro,
Y una cana de jerez;
Mi jamelgo y un trabuco,
Que mas gloria puede haver ?Ainsi chante un Majo andalou, en s'adressant à sa Maja
" Ta grâce et un cigare,
Et un verre de jerez;
Mon cheval et un tromblon,
Quoi de meilleur au monde ? "
La fabrica de tondes
n'est pas moins intéressante â visiter que les bodegas ; de nombreux
ouvriers sont occupés à planer et à cintrer des planches
de merrain de Hollande choisies avec soin; d'autres les ajustent, les cerclent,
et une fois les tonneaux terminés, on les remplit, avant d'y mettre le
vin, d'une eau limpide qu'on renouvelle souvent.
Nous allâmes avant de quitter Jerez, visiter sur les bords du Guadalete
un monticule non loin duquel, suivant la tradition, se livra en 711 la fameuse
bataille à la suite de laquelle Roderick, le dernier roi goth d'Espagne,
livra le pays aux Musulmans, et nous continuâmes notre route vers Arcos
de la Frontera.
Arcos de la Frontera. - La puente de Arcos. - San Lucar de Barrameda; le manzanilla. - Palos; le départ de Christophe Colomb. - Bonanza. - Le Guadalquivir. - La Isla Mayor et la Isla Menor.- Les taureaux de combat. -Un Picador en voyage. - Une fête andalouse : le Herradero; le Tentadero; le baptême des taureaux. - Coria. - San Juan de Alfarache. - Arrivée à Séville.
Arcos de la Frontera, malgré le voisinage du
chemin de fer de Cadiz à Séville, est un des endroits qui ont
le mieux conservé les moeurs et les costumes andalous. La ville, qui
s'élève au-dessus du Guadalete, est séparée en deux
par une rue longue et escarpée, horriblement pavée, mais des plus
pittoresques; suivant l'ancien usage un ruisseau, ménagé au milieu,
sert à l'écoulement des eaux ; les murs blanchis à la chaux,
comme du temps des Arabes, les toits plats couverts de grandes tuiles imbriquées,
les rejas de fer qui défendent les fenêtres ; tout cela donne à
la Calle major d'Arcos de la Frontera un aspect tout à fait original.
Tout en haut de la ville s'élèvent, à côté
de l'église de vieilles tours moresques couronnées de créneaux
; le sacristain nous lit monter au sommet du clocher, d'où nous découvrîmes
une vue superbe : à nos pieds une colline plantée d'oliviers plus
bas le Guadalete, qui sillonnait une plaine admirablement cultivée, et
dans le dernier plan les hautes crêtes de la Serrania de Rondo, dont les
découpures bizarres se confondaient avec les nuages.
Le pont d'Arcos, sur le Guadalete, a donné lieu à toutes sortes
de dictons populaires, comme chez nous le pont d'Avignon: ainsi quand une personne
entreprend une tâche sans la mener à fin, on la compare à
la Paente de Arcos, " qu'on n'acheva jamais, bien qu'on eût à
portée les pierres et la chaux. "
Como à la puente de Arcos
Te ha de suceder;
Que trajeron cal y canto,
Y se quedo pur haver;
Ou bien encore ce refrain
Aquel que mas alto sube
Mas grande porrazo dà
Mira la puente de Arcos,
En lo que vino à parar!" Celui qui veut s'élever trop haut fait une chute plus grande: vois ce qui est arrivé au pont d'Arcos ! "
Remontons le cours du Guadalete jusqu'à Jerez, et en quelques heures nous arrivons à San Lucar de Barrameda, le pays des jolies filles, si nous en croyons cet autre refrain populaire
Para alcarrazas, Chicana,
Para trigo, Trebujena,
Y para viñas bonitas,
San Lucar de Barrameda." Pour les alcarrazas, Chiclana, pour le blé, Trebujena, et pour les jolies filles, San Lucar de Barrameda. "
San Lucar est situé
sur la rive gauche du Guadalquivir, à peu de distance de l'embouchure
du fleuve, qui s'élargit beaucoup avant de se jeter dans l'Océan.
Bâtie sur une plage presque à fleur d'eau, la ville n'offre rien
le très remarquable; quelques palmiers , qui s'élèvent
au-dessus d'un terrain sablonneux brûlé par le soleil, témoignent
de la douceur du climat, qu'on peut comparer à celui de Malaga. La grande
affaire de San Lucar le Barrameda, c'est le commerce des. vins, principalement
de ceux de Manzanilla, qui doivent leur nom à une petite ville d'Andalousie.
Le manzanilla est un excellent nu, un peu plus pâle que le jerez et beaucoup
moins capiteux; les Espagnols, qui en font un cas particulier, consomment la
plus grande partie de ce qui se produit, de sorte qu'il ne s'en exporte qu'une
assez petite quantité.
La côte d'Andalousie, au nord de l'embouchure du Guadalquivir, est presque
toujours plate et sablonneuse; le plus souvent, des pins rabougris et quelques
plantes aromatiques sont la seule végétation qui s'élève
sur le rivage à peu près désert.
C'est à l'extrémité nord de cette côte, non loin
du la frontière de Portugal, qu'est situé le petit port de Palos,
dont le nom a été immortalisé par Christophe Colomb. On
sait que c'est de Palos que le célèbre navigateur génois,
après avoir obtenu, non sans de grandes difficultés, le consentement
d'Isabelle la Catholique, s'embarqua pour aller à la recherche d'un nouveau
monde. La petite escadre ne se composait que de trois carebelas : la Santa-Maria,
que commandait Christophe Colomb, la Pinta et la Niña. Le vendredi, 3
avril 1492, l'expédition quitta le port de Palos, et le 15 mars de l'année
suivante, c'est-à-dire sept mois et onze jours après son départ,
le grand homme y abordait pour offrir un nouveau monde à Ferdinand et
Isabelle, qui devaient bientôt le payer d'ingratitude. Leurs successeurs
furent moins ingrats; on lit, sur la tombe de son fils Fernando, dans la cathédrale
de Séville, ces deux vers qui, malgré leur simplicité,
en disent plus long que les phrases les plus pompeuses :
A Castilla y à Leon
Nuevo mundo did Colon." Colomb a donné un nouveau monde aux royaumes de Castille et de Léon. "
Palos, dont le nom serait
à peine connu sans ces grands souvenirs qui s'y rattachent, n'est plus
aujourd'hui qu'un port sans importance, fréquenté seulement par
quelques pêcheurs.
Comme nous voulions remonter le Guadalquivir de. puis la mer jusqu'à
Séville , nous nous rendîmes de San Lucar à Bonanza
[9] , qui n'en est qu'à une très courte distance, et
où s'arrêtent les bateaux qui font journellement le voyage de Cadiz
à Séville et réciproquement.
Bonanza n'est qu'une petite ville insignifiante, où est établi
un poste de douane; ce nom, qui signifie littéralement calme, lui a été
donné parce qu'elle est située à l'endroit où commence
le fleuve et où le calme succède à l'agitation de la mer;
un peu plus bas, à l'endroit où les eaux jaunâtres du Bétis
se mêlent aux eaux bleues et transparentes de l'Océan, est la fameuse
barre du Guadalquivir, où la lame se fait sentir assez fortement. C'est
alors que les voyageurs peu aguerris contre le mal de mer s'appuient mélancoliquement
sur le bordage et prennent cette position significative que les Espagnols définissent
d'une manière assez pittoresque : cambiar la peseta (changer sa piécette).
On connaît l'étymologie du mot Guadalquivir, qui vient de l'arabe
Ouad-al-Kebir, littéralement la gardes-rivière; les Gitanos l'appellent
encore aujourd'hui Len Bare, mots qui, dans leur langage, ont exactement la
même signification. Tout le monde sait que c'était le Béais
des anciens et qu'il a donné sein nom à la Bétique, ce
pays merveilleux si souvent chanté autrefois, et plus récemment
par Fénelon qui, dans un des chants du Télémaque, y place
les Champs Elysées et en fait une description plus séduisante
que la réalité.
Notre bateau à vapeur avait pour nom le Rapido, nom qu'il nous parut
ne mériter que médiocrement; car , malgré le peu de courant
du fleuve, il le remontait avec une lenteur majestueuse. Après deux heures
de marche, nous dépassâmes le bourg de Trebujena, qui s'élève
à peu de distance au sommet d'un monticule, et dont un quatrain populaire
que nous avons cité plus haut vante les riches moissons.
A partir de là le fleuve devient beaucoup plus étroit, et sa largeur
ne dépasse guère celle de la Seine à Paris. Sur les rives
plates et presque à fleur d'eau, nous apercevions de temps en temps des
rangées de hérons, hôtes habituels du fleuve, qui se tenaient
immobiles sur une patte, sans paraître se soucier le moins du monde du
bruit et du remous causés par le bateau à vapeur. Bientôt
nous arrivâmes à l'endroit où le Guadalquivir se sépare
en deux et forme une grande île qu'on appelle la Isla Mayor, pour la distinguer
d'une autre plus petite qu'on rencontre un peu plus haut et qui porte le nom
d'Isla Menor.
Dans les immenses prairies qui s'étendent sur les deux rives, paissent
en liberté des chevaux et des troupeaux de taureaux sauvages destinés
aux corridas. Dans ces prairies, qu'on appelle dehesas, nous n'apercevions que
quelques chozas ou cabanes de jonc, et pas un seul arbre â l'horizon;
ce qui nous remit encore en mémoire le plaisant passage du Pèlerinage
de Childe-Harold, où lord Byron appelle le taureau " ce roi des
forêts. ".
De temps en temps quelques taureaux s'avançaient presque sur le bord,
les jambes à moitié cachées dans les roseaux, et regardaient
passer d'un air farouche le bateau qui effleurait presque la rive. Le picador
Calderon, qui se rendait à Séville pour les courses, et dont nous
avions fait la connaissance sur le bateau à vapeur, s'amusait à
porter un jugement sur les taureaux les plus rapprochés de nous, et tirait
pour ainsi dire leur horoscope en nous expliquant ce qu'ils promettaient comme
taureaux de combat et en quoi ils laissaient à désirer.
Les toreros portent habituellement en voyage le costume andalou: Calderon en
avait un de cuir fauve orné de broderies de soie et d'une superbe botonadura
de plata, c'est-à-dire d'une infinité de gros boutons de filigrane
d'argent; comme nous paraissions l'admirer beaucoup, il s'empressa de nous l'offrir
avec la gracieuse formule espagnole : a la disposicion de usted. Nous refusâmes,
suivant l'étiquette voulue, mais nous ne pûmes nous dispenser d'accepter
une bouteille de manzanilla que le picador demanda au moto, et qui ne tarda
pas à être suivie d'une autre que nous lui offrîmes à
notre tour; bientôt il en demanda une troisième, et nous ne voulûmes
pas rester en arrière; fort heureusement nous pûmes constater en
cette occasion que le manzanilla est un vin peu capiteux, car notre ami Calderon,
qui était un bon vivant, un hombre de rumbo y de trueno, comme disent
les Andalous , ne paraissait pas disposé à s'arrêter en
si beau chemin. Aussi bien il tenait à nous faire part d'une idée
fixe qu'il caressait depuis longtemps; c'était tout simplement d'organiser
des combats de taureaux à Paris, et il nous avoua qu'il ne rencontrait
jamais un Français sans essayer de le mettre de moitié dans son
projet. Nous eûmes beau lui dire qu'il devait renoncer à l'espoir
de voir ses idées réalisées, il ne partit que médiocrement
convaincu.
" Nous causerons de cela plus tard " nous dit-il .
Et il nous engagea à aller loger avec lui à Séville , à
la posada (le Toreros où il avait l'habitude de descendre, nous promettant
de nous faire voir un herradero sur les bords du Guadalquivir, à peu
de distance de l'endroit où mous étions en ce moment. Nous avions
déjà trop goûté des posadas de tous genres pour nous
livrer à cet excès de couleur locale; mais nous lui promîmes
notre visite, car nous ne voulions pas manquer une si bonne occasion de voir
le herradero promis.
On entend par herradero l'opération qui consiste à marquer les
jeunes taureaux ou novillos à l'aide d'un fer rouge et à séparer
ceux qui doivent être élevés pour le combat, de ceux qu'on
destine aux paisibles travaux de l'agriculture.
Un herradero en Andalousie, et surtout dans les environs de S {ville, est une
véritable fête nationale à laquelle se rendent avec un égal
empressement les aficionados de la ville et des campagnes , et on ne saurait
trouver une meilleure occasion d'étudier les moeurs andalouses dans leurs
détails les plus pittoresques.
Nous partîmes donc de grand matin en calesa pour une hacienda (ferme),
située un peu plus haut que Coria, à peu de distance du Guadalquivir;
nous rencontrâmes en route de nombreux amateurs qui se rendaient comme
nous an herradero, les uns en calesa, les autres montés sur (le beaux
chevaux andalous ait poil noir et à la longue crinière; d'antres
encore, et c'étaient les plus nombreux, étaient empilés
dans des carros aux roues massives, traînés par deux boeufs et
couverts de guirlandes de feuillage.
Cette longue procession de véhicules de toutes formes et de toutes couleurs
nous fit songer aux fêtes populaires des environs de Naples. Le caractère
des Andalous nous paraît offrir, sous beaucoup de rapports, une certaine
analogie avec celui des Napolitains : c'est le même entrain, la même
passion pour la musique et pour la danse, nous allions dire la même gaieté
; cependant celle des Andalous nous a toujours semblé plus bruyante,
plus expansive, plus folle. Si Léopold Robert avait peint une scène
populaire d'Andalousie, il n'aurait eu aucun prétexte pour y introduire
ce fond de mélancolie qu'on remarque dans ses Moissonneurs napolitains.
Quand nous arrivâmes sur le terrain, beaucoup d'aficionados avaient déjà
pris place autour de l'enceinte, qui ne tarda pas à être entièrement
envahie par les amateurs. Cette enceinte ne ressemblait en rien aux arènes
de pierre ou de bois où se donnent, dans les villes, les courses de taureaux
: des tonneaux renversés, quelques planches et des cordes tendues en
faisaient tous les frais avec quelques carros, carretas et autres véhicules
pareils à ceux que nous avions rencontrés en route; quelques toiles
suspendues à des pieux garantissaient les spectateurs (le l'ardeur du
soleil. Nous primes place à notre tour, et bientôt un jeune taureau,
un novillo, fut introduit dans l'enceinte improvisée pour subir la double
épreuve du tentadero et du herradero. Le tentadero, c'est l'essai du
jeune taureau, l'examen qu'on lui fait subir pour savoir s'il réunit
les qualités qu'on exige des toros de muerte; à la suite de cet
examen, tous les novillos sont indistinctement marqués du fer chaud;
seulement, comme nous l'avons dit, on sépare ceux jugés bons pour
le combat de ceux destinés à labourer la terre.
Les amateurs de courses attachent la plus grande importance à cet examen,
à ce triage des jeunes taureaux ; ils se préoccupent tout d'abord
du pelage, pelo, et de ce qu'ils appellent la pinta del toro, c'est-à-dire
l'aspect général du sujet. Les taureaux qui ne jouissent pas d'une
santé parfaite sont ordinairement mis de côté comme indignes
de combattre ; il y a aussi certaines infirmités, certains vices de conformation
qui motivent l'exclusion : ainsi on tient compte de las libras, c'est-à-dire
du poids , car les taureaux qui ont trop d'embonpoint sont rejetés comme
aplomados, c'est-àdire de plomb, parce qu'ils se fatiguent. dès
les premiers moments de la course.
On écarte également les jeunes taureaux dont la vue laisse à
désirer, et qu'on appelle burriciegos. Ils sont généralement
difficiles à combattre, surtout, les tuertos, c'est-à-dire qui
louchent; bien que propres à être combattus dans certaines conditions,
les taureaux atteints de ce singulier défaut sont très dangereux
dans quelques cas, notamment si l'espada, au moment de donner la mort, ne tient
pas compte du strabisme de son adversaire.
Pour connaître l'âge l'un taureau, on examine les dents et les cornes:
les dents sont au complet à la fin de la troisième année,
et restent blanches jusqu'à la sixième; ensuite elles commencent
à jaunir et à noircir. Quant aux cornes, que les gens du métier
appellent las astas, les piques, elles permettent de déterminer d'une
manière plus certaine encore, l'âge de l'animal : lorsqu'il a atteint
trois ans, il se détache une enveloppe qui n'est guère plus épaisse
qu'une feuille de papier ordinaire, et il se forme, à la partie inférieure
de chaque corne, une espèce d'anneau on de bourrelet qui se renouvelle
chaque année; de sorte que les toreros, pour savoir l'âge d'un
sujet, n'ont qu'à compter le nombre de ces bourrelets . trois ans pour
le premier, et un an pour chacun des suivants.
" Faites attention, nous dit notre cicerone Calderon; voici un novillo
de buen trapio : il ne peut manquer de devenir, dans deux ou trois ans, un excellent
taureau de combat, car il réunit toutes les qualités requises;
poil doux, épais et brillant ; jambes sèches et nerveuses, articulations
souples; voyez ses cornes, elles sont fortes, pas trop grandes, égales
et noires; sa queue est longue, fine et bien fournie; ses yeux noirs et vifs;
ses oreilles velues et mobiles. "
Pendant que Calderon nous parlait, plusieurs aficionados avaient sauté
dans l'enceinte et se préparaient à capear le novillo : quelques
paysans se servaient simplement de leur manta : quant aux aficionados de Séville,
ils avaient eu la précaution de se munir de véritables capas aux
couleurs éclatantes, pareilles à celles qu'emploient les chulos
ou capeadoros. Calderon avait dit vrai, le novillo était plein d'ardeur
et de courage. Les capeadores l'appelèrent à la cape (llamaronle
a la capa), et l'attirèrent, vers une vieille barra qu'on avait couverte
de débris de mantas et, d'aparejos, et qui se tenait piteusement dans
un coin ; en un clin d'oeil la pauvre ânesse fut renversée les
quatre fers en l'air aux grands applaudissements de l'assemblée, mais
sans éprouver le moindre mal, grâce à l'épaisse cuirasse
de laine dont elle était matelassée.
Le novillo se retourna ensuite contre ses adversaires, qui s'amusèrent
à quelques suertes de capa; bientôt enfin il fut renversé
à son tour, après qu'un vigoureux paysan l'eut coiffé de
sa manta; à peine fut-il à terre qu'un autre paysan, vêtu
du costume andalou, s'approcha et lui appliqua un fer chaud à l'épaule.
Aussitôt que le novillo sentit la brûlure, il se mit à pousser
des beuglements plaintifs et à tirer la langue d'une manière lamentable;
après quoi il se releva et quitta l'enceinte pour être bientôt
dirigé vers la dehesa. Chaque novillo reconnu bon pour le combat reçoit
un nom; c'est ordinairement une des dames invitées à la fête
ou quelques amis du propriétaire qui sont chargés de le choisir;
ce nom est tantôt de fantaisie, comme Judio (le juif), Sastre (le tailleur)
, Brujo (le sorcier) ; tantôt il est emprunté à une des
qualités du novillo, par exemple : Moreno (le brun), Leon (le lion),
Morito (le noiraud), etc., etc.
Les aficionados expérimentés se trompent rarement sur les dispositions
d'un jeune taureau; ils prétendent qu'on n'est plus assez sévère
pour le choix des sujets, que les castes, c'est-à-dire les races, ne
sont plus aussi pures qu'autrefois ; en un mot que le beau temps de l'art est
passé.
A propos des novillos, n'oublions pas de mentionner les novilladas de lugar
: c'est le nom qu'on donne aux courses de jeunes taureaux qui se donnent dans
les villages. Ces fêtes populaires n'attirent pas moins d'amateurs que
les herraderos que nous venons de décrire, seulement la novillada de
lugar est une réjouissance tout à fait locale, à laquelle
prennent rarement part les habitants des villes.
Nous avons dit combien la passion des combats de taureaux est. répandue
en Andalousie, surtout parmi les gens du peuple : les campagnards ne sont pas
des aficionados moins passionnés que les citadins ; seulement, comme
ils n'ont pas de plaza de toros, ils se contentent d'en établir une de
circonstance, en barricadant la place du village au moyen de carros, de galeras
ou d'autres véhicules du mime genre.
Nous assistâmes, dans un village des environs de Séville, à
une novillada dans un de ces cirques improvisés, et. nous fûmes
émerveillés de l'agilité des paysans andalous, qui, dans
un espace restreint, savaient toujours échapper au taureau, soit en s'accrochant
à un balcon, soit en disparaissant subitement derrière les roues
d'une carreta.
Mais revenons au Guadalquivir; nous venions de dépasser la Isla Mayor
et la Isla Menor; à mesure que nous approchions de Séville, le
fleuve devenait plus étroit; ses rives encaissées, ses eaux troubles,
jaunâtres et tranquilles nous faisaient penser au Tibre, au flavum Tiberim
que nous avions, quelques années auparavant, remonté en bateau
à vapeur. Nous passâmes devant Coria , petite ville célèbre
par ses énormes tinajas et jarres de terre cuite , dont les dimensions
dépassent de beaucoup celles des plus grandes amphores romaines; nous
laissâmes encore sur notre gauche le bourg de Grives, puis un joli village
entouré de grenadiers et d'orangers : c'était San Juan de Alfarache,
le pays du picaro Guzman de Alfarache; ce village , dont les blanches maisons
sont entourées d'orangers et de citronniers , nous fit penser au célèbre
roman picaresque de Mateo Aleman , citoyen de Séville, qui l'appelle
el mas deleitoso de aquella comarca, - le plus agréable de cette contrée.
Nous n'étions plus qu'à une lieue de la capitale de l'Andalousie;
déjà nous pouvions apercevoir, au dessus de nombreux clochers,
la Giralda et sa grande statue de bronze que doraient les rayons du soleil couchant;
une demi-heure après nous débarquions près d'une petite
tour moresque, la torre del Oro; nous étions à Séville.
Ch. DAVILLIER
(La suite à la prochaine livraison.)
VOYAGE EN ESPAGNE
PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.
SÉVILLE.
1862. -DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.
Les origines de Séville; Hercule; l'antique Hispalis; Jutia Romula. - Saint-Ferdinand. - La Cartage. - La Feria de Senti Ponce. - Les ruines d'Italica. - L'amphithéâtre antique. - Les environs de Séville. - Alcali de Guadaira, ou de los Panaderos; - Le Castillo arabe. - Les Caños de Carmona. - Les Atahonas ou moulins arabes. - Moron. - Osuna. - Le chemin de fer de Cadiz Séville. - Lebrija. - Utrera, la ville des taureaux et des toreros.
Les historiens espagnols sont unanimes pour
représenter Séville comme une des plus anciennes cités
non seulement de l'Espagne, mais de l'Europe; selon les uns, elle fut fondée
par Hercule en personne, deux mille deux cent vingt-huit ans, tout juste, après
la création du monde; d'autres veulent qu'elle ait été
fondée par les Chaldéens, et d'autres encore par un roi nommé
Hispan ou Hispal, qui aurait donné à la ville son ancien nom d'Hispalis,
dont les Arabes auraient fait Isbilia, nom qui devint plus tard Sbilia, puis
enfin Sevilla.
Quoi qu'il en soit de l'origine de Séville, que ses fondateurs soient
des Phéniciens, des Ibères ou des Scythes, son ancienneté
n'est pas douteuse; elle était reconnue dès l'époque romaine:
Ausone, Silius Italicus et d'autres poëtes latins l'ont célébrée
dans leurs vers.
Les Sévillans sont si fiers de l'ancienneté de leur origine, que
des vers ont été gravés sur plusieurs de leurs monuments
pour en conserver le souvenir ; ainsi on a gravé ce distique au-dessus
de la puerta de la Carne
Condidit Alcides, renovavit Julius urbem, Restituit Christo Fernandus tertius Heros.
" Alcide (Hercule) fonda la ville, Jules-César la reconstruisit, et Ferdinand trois, le Héros, la rendit au Christ. "
Et sur la puerta de Jerez, reconstruite en 1561, on grava cette autre inscription en vers espagnols, dont le sens est à peu près le même :
Hercules nie edifico,
Julio Cesar me cerco
De muros, y torres altas;
El Santo Rey nie gano
Con Garci Perez de Vargas." Hercule m'édifia, Jules-César m'entoura de murailles et de tours élevées; et le Saint Roi (saint Ferdinand) me conquit avec l'aide de Garni Perez de Vargas. "
Hercule joue un rôle très important dans
l'histoire fabuleuse des origines de la nation espagnole, et le nom du plus
célèbre des héros de l'antiquité est tellement populaire
à Séville qu'on a donné son nom à une des principales
promenades : la Alameda de Hercules.
Prise par les légions romaines sous le commandement de Jules-César,
quarante-cinq ans avant Jésus-Christ, Hispalis reçut le nom de
Julia Romula, - la petite Borne - mais ce nom ne lui fut pas conservé
sous la domination des Vandales, qui chassèrent les Romains en 411 ,
et furent eux-mêmes bientôt chassés par les Wisigoths, qui
s'établirent dans l'Hispanie. Lorsque, vers le commencement du huitième
siècle, les Arabes envahirent la Péninsule, et, après la
fameuse bataille du Guadalete, refoulèrent les Wisigoths jusque dans
le nord, Séville devint une dépendance du califat de Cordoue,
après qu'Abderrahman 1er, qui n'était lui-même que vice-roi
des califes de Damas, eut choisi cette ville pour capitale de ses États.
Lorsqu'au onzième siècle le califat de Cordoue fut démembré
à la suite des divisions qui avaient bouleversé l'Espagne arabe,
Séville fut gouvernée par quelques princes particuliers qui la
possédèrent pendant plus de cent ans: elle fit ensuite partie
des empires almoravide et almohade. Après la chute des Almohades, Motawakkel-ben-Houd
la posséda quelque temps, et peu après, en 1236, elle devint la
capitale d'une république moresque.
C'est douze ans plus tard, le 23 novembre 1248, que Séville, dont le
siége n'avait pas duré moins de quinze mois, ouvrit ses portes
à Ferdinand III, roi de Castille, après être restée
535 ans sous la domination musulmane.
La prise de Séville est un des événements les plus importants
des annales de l'Espagne, et elle a été célébrée
sur tous les tons par les chroniqueurs et les poètes nationaux, qui ont
souvent ajouté la légende à l'histoire. Plus tard, Séville
fut la capitale d'Alphonse el Sabio, - le savant (et non pas le sage), et de
Pierre de Castille, le Cruel , appelé par quelques historiens espagnols
el Justiciero, - le justicier. L'importance de Séville grandit encore
sous Ferdinand et Isabelle, après la découverte de l'Amérique,
et plus tard sous le règne de Philippe II; et si aujourd'hui elle est
quelque peu déchue de sa splendeur passée, elle est encore une
des premières villes d'Espagne et mérite toujours le titre de
reine de l'Andalousie.
Avant de commencer nos courses dans Séville, nous voulûmes faire
quelques excursions à Italica et dans les environs, autant pour visiter
les ruines de l'antique rivale (le Séville, que pour assister à
la célèbre fête populaire de Santi-Ponce, - tel est le nom
du village qui a remplacé l'ancienne ville romaine. Italica était
aussi nommée, à l'époque romaine, Divi Trajani civitas,
la ville de Trajan, parce qu'elle donna naissance au célèbre empereur.
Italica fut fondée à peu de distance d'Hispalis, par Scipion l'Africain,
qui lui donna pour premiers habitants des vétérans des légions
romaines ; plus tard l'empereur Adrien, qui était aussi né à
Italica, orna la ville de splendides édifices. Italica fut également
la patrie de Théodose; sous les rois wisigoths, elle ne fut pas moins
florissante : Léovigilde reconstruisit ses murs vers la fin du sixième
siècle, quand il fit le siége d'Hispalis, où son fils Hermenigilde
, en révolte contre lui, s'était fortifié. Quand l'Espagne
devint musulmane, Italica, abandonnée pour Séville, décrut
rapidement, et son nom même, dont les Arabes avaient fait Talikah ou Talkah,
ne tarda pas à être complétement oublié.
Comme nous l'avons dit, l'ancienne Italina est aujourd'hui remplacée
par un village qu'on appelle Santi-Ponce: c'est dans ce village, fort misérable
du reste, et qui n'a rien de remarquable en lui-même, que se donne tous
les ans, dans les premiers jours d'octobre, la fameuse Feria de Santi-Ponce,
une des fêtes les plus fréquentées des environs de Séville.
Nous partîmes de Séville de grand matin, pour nous rendre à
la Feria, la route était déjà encombrée de calesas
de toutes couleurs, non moins antiques et non moins enluminées que la
nôtre; d'autres véhicules de tous genres, carros, carretas, birlochos,
galeras, étaient chargés de gens (tu peuple et de femmes dans
leurs plus brillants costumes, qui faisaient bourdonner les panderelas, grincer
les guitares et claquer les castagnettes; de temps en temps un majo à
cheval, portant sa maja en croupe, dépassait la file des équipages;
chaque côté de la route était garni de piétons qui
échangeaient mille quolibets avec les gens à cheval et en voiture,
déployant ce brio et cet entrain qui n'appartiennent qu'aux Andalous.
Après avoir longé quelque temps les bords du Guadalquivir, nous
laissâmes de côté la Cartuja, un ancien couvent de Chartreux,
occupé aujourd'hui par une fabrique de terres de pipe et de porcelaine
appartenant à un Anglais, M. Pickman. Cette fabrique doit inonder l'Espagne
de ses produits, si nous en jugeons par la vaisselle, invariablement la même,
que nous avons retrouvée dans toutes les fondas de la Péninsule.
En suivant les bords du fleuve, nous arrivâmes enfin à Santi-Ponce,
qui est bâti à quelques centaines de mètres; les danses
avaient déjà commencé , au son des guitares et des castagnettes
; les gitanas disaient la bonne aventure; les ciegos (aveugles; chantaient leurs
complaintes en s'accompagnant sur la guitare ou le violon ; les aguadores distribuaient
à droite et à gauche une eau plus ou moins fraîche, et des
serranas, descendues de la montagne, vendaient leurs al fajores, ces gâteaux
qui remplacent dans les fêtes andalouses le pain d'épice de nos
foires.
Comme nous devions voir plus tard la foire de Séville, celle de Mayrena
et encore d'autres ferias d'Andalousie, nous laissâmes celle de Santi-Ponce
pour aller visiter les ruines d'Italica: elles se réduisent, hélas!
à bien peu de chose aujourd'hui; quelques gradins d'un amphithéâtre,
des tronçons de colonnes et des fragments d'entablements, voilà
ce qui reste de l'ancienne cité qui donna le jour à trois empereurs
romains. L'amphithéâtre d'Italica, dont le P. Florez et Montfaucon
ont donné les dimensions, ne différait en rien des édifices
semblables construits par les Romains; an commencement de ce siècle il
était relativement assez bien conservé, comme le montre une des
planches de l'ouvrage d'Alexandre de Laborde; on pourra voir, par le dessin
de Doré, dans quel état il se trouve aujourd'hui. Il y a une soixantaine
d'années, on découvrit sous les ruines d'Italica une remarquable
mosaïque romaine représentant une course de chars, qui fut portée
à Séville avec quelques marbres antiques de peu de valeur artistique;
du reste, nous l'avons déjà dit, la plupart des sculptures romaines
trouvées en Espagne sont d'un style assez médiocre.
Après avoir quitté Santi-Ponce , nous commençâmes
notre excursion dans les environs de Séville par Alcali de Guadaira.
Un assez grand nombre de villes d'Espagne portent le nom d'Alcali, qui, en Arabe,
signifie château fortifié; celle qui nous occupe a également
reçu le nom d'Alcalà de los Panaderos, c'est-à-dire des
Boulangers, parce qu'elle a le privilège de fournir de pain la métropole
de l'Andalousie. Presque toute la population d'Alcali est occupée à
la fabrication de ces roseas, hogazas, et autres pains à la pâte
compacte et d'un blanc laiteux, qui se débitent dans presque toutes les
rues de Séville.
Alcali de los Panaderos est dominée par une colline au sommet de laquelle
s'élève le Castillo arabe, ensemble de fortifications arabes d'un
aspect majestueux et pittoresque; ce château , composé de tours
carrées et massives surmontées de créneaux et de moucharabys,
était autrefois une position très-importante , et les Arabes la
regardaient comme la clef de Séville; aussi, quand saint Ferdinand en
fit le siège, il commença par s'emparer d'Alcali de Guadaira,
où il établit son quartier général. Ces murailles
solides et imposantes, dorées pendant tant de siècles par un soleil
ardent, nous rappelèrent celles de l'Alhambra, et nous ne croyons pas
qu'il existe en Espagne des constructions militaires arabes d'une égale
importance.
Alcalà ne fournit pas Séville de pain seulement, elle lui envoie
de plus son eau; il n'est peut-être pas de ville au monde aussi riche
en sources et en ruisseaux limpides; la colline sur laquelle s'élève
la château arabe est percée en tous sens et l'eau s'en échappe
de tous côtés, pour former un ruisseau assez important qui va aboutir
a des reservoirs voûtes et éclaires par en haut; de là elle
passe dans un canal à ciel ouvert qui alimente de nombreux moulins, et
ensuite dans un long aqueduc de plus de quatre cents arches, qui arrive jusqu'aux
portes de Séville, et qu'on appelle los caños de Carmona (les
conduits de Carmona), parce qu'ils sont parallèles, pendant une certaine
distance, à la route qui mène à cette ville. L'eau des
caños de Carmona, aussi pure et aussi transparente que le cristal de
roche , se distribue ensuite dans les édifices publics, les fontaines
et les patios de Séville.
Les moulins d'Alcali de los Panaderos sont restés, sans changement aucun,
tels qu'ils étaient sous la domination musulmane, et ont conservé
leur nom arabe de tahonas ou atahonas, du moins ceux qui sont mus par des mules
ou par des chevaux; on nous assura quo la ville comptait au moins deux cents
moulins tant de ces derniers que de ceux mus par l'eau, auxquels on donne le
nom de molinos. Nous allâmes visiter le molino de la Mina, qui passe pour
le plus curieux de la ville. son nom, qui en espagnol est synonyme de source,
lui vient d'un cours d'eau limpide qui jaillit de l'intérieur de la montagne
et qui met en mouvement un mécanisme très grossier, à la
vérité, mais d'une simplicité très ingénieuse
: on sait que les Arabes étaient passés maîtres en fait
de travaux hydrauliques.
Le molino de la Mina se compose de plusieurs grandes salles creusées
dans le roc, et dont les voûtes sont soutenues soit par de solides piliers
en maçonnerie, soit par de massives colonnes ménagées dans
le roc même. Dans ces vastes cavernes, qui servent également de
cuisine et d'habitation à plusieurs familles, travaillent en grand nombre
des hommes, des femmes et des enfants; la lumière, qui arrive d'en haut
par d'étroites ouvertures, donne à tout ce monde un aspect fantastique
, et éclaire des arcs cintrés en fer à cheval et construits
en brique, ouvrage arabe antérieur (le plusieurs siècles, suivant
toute apparence, à la prise de Séville.
Alcali compte, parmi ses habitants, un nombre de gitanos relativement assez
considérable; la plupart habitent des grottes ou cavernes surmontées
de cactus et d'aloès, et creusées dans le roc au pied de la colline
sur laquelle s'élève le Castillo arabe. En voyant ces misérables
habitations, nous nous crûmes transportés au Sacro monte de Grenade;
elles ne reçoivent le jour et l'air que par la porte d'entrée,
et n'ont pour clôture que de vieilles planches mal jointes. Les gitanos
d'Alcali ressemblent, du reste, à ceux des autres parties de l'Andalousie.
Voici le portrait peu flatté que fait de cette tribu un auteur espagnol
" Voleuse par instinct ni plus ni moins que la pie, peureuse comme le cerf,
rusée comme le renard , paresseuse et sale comme un autre animal qu'il
est plus convenable de ne pas nommer, mais plaisante, spirituellement bavarde,
tenace dans ses idées, heureuse de sa misère, opposée à
toute réforme, consolée et même vaine de son avilissement.
"
La route d'Alcali à Moron, couverte d'une poussière blanche et
épaisse, ressemble aux autres routes d'Andalousie : d'énormes
aloès, longs et acérés, que les paysans appellent , dans
leur langage pittoresque , munda-dientes del diablo, - les cure-dents du diable,
-s'élèvent à droite et à gauche pour garantir les
champs des ravages des bestiaux. La ville, fortifiée dès le temps
des Romains, remonte , dit-on, à une époque plus ancienne; nous
y achetâmes d'un albanil (maçon), qui nous assura l'avoir trouvée
en creusant des fondations, une superbe médaille d'Athènes apportée
anciennement, sans aucun doute, par les Phéniciens.
Moron ne renferme, du reste, rien de remarquable ; seulement cette ville était,
naguère encore, assez mal famée sous le rapport du brigandage,
et on lui appliquait, ainsi qu'à Malaga, à Utrera et à
quelques autres villes d'Andalousie, ce dicton significatif: Mata â un
hombre, y vete ci Moron. - Tue un homme et va-t'en à Moron !
Un couplet populaire, qui s'adresse à une jeune Andalouse, montre encore
combien la réputation de Moron est proverbiale en ce qui touche les ladrones
Una portion de civiles
Han salido de Moron
En busca unos ladrones;
Mi niña, tus clos son." Une escouade de civiles (gendarmes) est partie de Moron à la recherche de brigands; ces brigands, ma petite, ce sont tes yeux. "
Citons encore une locution proverbiale qui figure sur
une faïence populaire du temps de Charles III , que nous avons rapportée
d'Espagne : El gallo de Moron, sin pico ni plumas, y cacareando. Il s'agit du
" coq de Moron, qui n'a plus ni bec ni plumes, et qui chante toujours.
" Nous ignorons, du reste, l'origine de ce dicton; tout ce que nous pouvons
dire, c'est qu'il est très connu d'un bout à l'autre de l'Espagne.
C'est à quelques lieues de Moron que s'élève, sur une colline,
la petite ville d'Osuna, illustrée par une des plus célèbres
familles d'Espagne, qui existe encore, et dont le membre le plus célèbre
fut Pedro Giron, duc d'Osuna, qui joua un si grand rôle sous le règne
de Philippe III. Bien que la noblesse des Giron ne date que du quinzième
siècle, les anciens généalogistes espagnols, toujours passionnés
pour le fabuleux, ont voulu faire remonter cette famille à Geryon , ce
géant qui nourrissait ses boeufs de chair humaine, et qui fut tué
par Hercule.
A égale distance de Moron, mais dans la direction de l'ouest, se trouve
Ulrera, une des plus charmantes villes d'Andalousie ; Utrera, célèbre
par ses taureaux , est la patrie de plusieurs toreros estimés; c'est
dans les environs de la ville que paissent les ganaderias; ces troupeaux sont
très-estimés par les aficionados et fournissent les bichos, pour
parler leur langage, aux plus belles corridas de Séville et des environs.
Les courses de taureaux d'Utrera se donnent sur la plaza de la Constitution,
dont les maisons sont garnies de balcons et de miradores; c'est ainsi qu'elles
se donnaient autrefois, de mime que les auto-da-fé, deux funciones nationales,
sur la plaza Mayor de Madrid, et qu'on donne encore les corridas sur la grande
place de Salamanque.
Nous montâmes en wagon à Utrera, qui est une des principales stations
du chemin de fer de Séville à Jerez et à Cadiz; après
avoir traversé celles de la Venta de las Alcantarillas et de las Cabezas
de San Juan, nous descendimes à celle de Lebrija, qui précède,
sauf une station de peu d'importance, celle de Jerez. Ensuite le chemin de fer
passe au Puerto Santa-Maria , d'où il se dirige sur le Puerto Real, San-Fernando
et Cadiz, en contournant la baie et en décrivant à peu près
un fer à cheval.
Lebrija est une assez jolie ville bâtie sur une éminence, à
une lieue environ du Guadalquivir, au milieu d'une plaine sujette aux inondations;
quand nous eûmes visité la principale curiosité de Lebrija,
son église, dont les habitants sont très fiers parce qu'elle a
été bâtie sur le modèle de la Giralda de Séville,
nous retournâmes à la station pour prendre le train qui venait
de Cadiz, et deux heures après nous étions dans la gare de Séville.
La calle de tas Sierpes. - Un patio. - La mantilla de tira. - Le Correo ; les noms de femme. - La casa de l'Ayuntamiento. -. Les armes et les devises de Séville; la Empresa des Rois catholiques. - La cade de los Abades. - La maison de don Juan. - La calle de ta Feria; les Ferias de Murillo. - La Macarena. - La talonna et le tahonero. - L'hôpital de la Sangre. - La Plana d, la Magdalena. - Les Puestos de agha; les bebidas ou rafraîchissements populaires. - Le Mercado. - L'Alameda de Hercules et les Delicias de Cristina.
Nous étions descendus à la fonda
de Europa, dans la calle de las Sierpes; nos chambres étaient an rez-de-chaussée
et donnaient sur un grand patio, vaste cour entourée de portiques aux
belles colonnes de marbre blanc avec des chapiteaux arabes. Au centre de notre
patio, un vrai modèle du genre, s'élevait un jet d'eau qui retombait
en gerbe dans une grande vasque, et arrosait un jardin planté en pleine
terre d'arbres et d'arbustes des pays méridionaux; on y voyait des latanos
ou bananiers aux larges feuilles déchiquetées, des orangers et
des citronniers chargés à la fois de fleurs et de fruits, et une
jolie plante aux fleurs jaunes qu'on appelle, en Andalousie, dama de noche,
- dame de nuit, - parce que les fleurs, qui restent fermées toute la
journée, s'ouvrent le soir et répandent toute la nuit une odeur
des plus suaves.
La calle de las Sierpes, c'est-à-dire la rue des Serpents, ainsi nommée
nous ne savons trop pourquoi, est située au cur de Séville,
à proximité de la plaza de la Constitution, de l'Ayuntamiento,
de la cathédrale et (le la nouvelle promenade, la Alameda del Duque.
La colle de las Sierpes est le véritable centre du mouvement, de la pétulance
et de l'activité réelle ou apparente des Sévillans. Les
voitures, fort rares du reste dans les autres parties de la ville , ne peuvent
y circuler, ce qui laisse aux piétons toute liberté d'y flâner
à leur aise. Le soir surtout c'est un va-et-vient, un mouvement continuel
de promeneurs qui rappelle, avec plus de pittoresque cependant, notre boulevard
des Italiens. Les hommes, il est vrai, sont habillés suivant le dernier
ou l'avant-dernier numéro du Journal des Modes, - al estilo de Paris,
- comme on dit ici; fort heureusement les femmes ont conservé, en partie
du moins, le costume national; elles préfèrent les fleurs naturelles,
qui abondent en toute saison sous ce beau climat , aux fleurs artificielles
et à tous ces colifichets sans nom que nos modistes inventent chaque
jour. Les crêpes de Chine groseille, jaune soufre ou jaune citron, qui
seraient ridicules chez nous, sont toujours à la mode en Andalousie et
vont à ravir aux dames de Séville, qui les recouvrent de la mantille
de dentelle noire qu'elles savent porter avec une gràce particulière;
on sent qu'elles sont fières d'être Sévillanes, et qu'elles
préfèrent quand même la mantille nationale à ces
toilettes banales qui sont de tous les pays et n'appartiennent à aucun.
La Sévillane, dit un quatrain andalou, a dans sa mantille deux mots qui
disent Vive Séville !
Tiene la Sevillana
En su mantilla
Un letrero que dice
Viva Sevilla!
La mantille de tira, si souvent chantée dans les poésies populaires andalouses, diffère de la mantille ordinaire en ce que le fond, tantôt de soie, tantôt de laine, est bordé d'une large bande de velours ou de laine, tira, découpée en dentelures ou en zigzag. La mantille de tira est réservée aux majas, aux cigarreras, qui savent la porter avec une crânerie et une désinvolture particulière, avec la soltura andalouse: " Avec une grossière étoffe de Malaga, dit la maja de la chanson en dialecte populaire, je fais plus d'effet dans Séville qu'une grande dame avec son chapeau ou son bonnet. Quand je vais par les rues avec ma mantille de tira, il n'y a pas d'yeux qui ne m'admirent ni de coeur qui résiste, et si je rencontre quelque Français qui s'approche de moi le cur enflammé, je lui fais perdre la tête et chanter ses litanies
Con la sarga malaguena
Mas gorpe doy eu Seviya
Que toita una señora
Con sombrero y papalina;
Cuando voy por esas cayes
Cou la mantiya é tira
Nu hay ojos que no me miren
Ni corazon que resista;
Y si encuentro argua Franchute
Y a enamorarme se arrima,
Le jago perder et pesquis
Y cantar las Letanias.
C'est encore dans la calle de las Sierpes, où
se trouvent les boutiques les plus élégantes de Séville,
que vont chercher fortune les industriels ambulants aux costumes pittoresques;
ici un florero, son long panier à la main, vante avec une voix de fausset
ses dahlias, ses oeillets et ses roses
" Tengo dalia, clarel y rosa! "
Ou bien un aveugle, qu'un gamin débraillé conduit par la main,
et qui offre des billets de loterie, en promettant le gros lot à chacun
" El premio gordo! Quien se lo lleva? " -Le gros lot ! Qui le prend
?"
A un des angles de la colle de las Sierpes se trouve le Correo, c'est-à-dire
le courrier ou la poste restante. Le service des postes, en Espagne, diffère
du nôtre en quelques points; ainsi l'affranchissement est obligatoire
et les lettres non revêtues d'un timbre restent dans les bureaux. Les
murs du vestibule de la poste restante sont garnis de tableaux contenant les
listas del correo, longues listes où les employés écrivent
chaque jour le nom des personnes qui ont des lettres à réclamer;
ces listes sont rédigées avec un ordre parfait : il y a celle
des nationaux, celle des militaires, celle des étrangers, celle des femmes,
etc. D'autres listes sont destinées aux lettres atrasadas (en retard)
et à celles retenues pour manque d'affranchissement : por falta de France;
à chaque nom correspond un numéro, au moyen duquel chacun va réclamer
au bureau les lettres qui lui sont destinées.
Une particularité que nous avons observée, c'est que ces listes
sont conçues non pas dans l'ordre alphabétique des noms de famille,
comme cela se pratique généralement chez nous, mais dans celui
des noms de baptême. A propos des noms de baptême, disons quelques
mots de ceux des femmes espagnoles qui diffèrent beaucoup des nôtres
et sont souvent pleins d'originalité.
La plupart des noms qu'on donne aux femmes, principalement en Andalousie, sont
empruntés à des idées de mysticisme ou de religion; tels
sont, pour ne citer que ceux qu'on rencontre le plus fréquemment, ceux
de Carmen (du Mont-Carmel), - Dolorès (de Notre-Dame des sept douleurs),
- Trinidad, - Concepcion, Encarnation, - Rosary (de Notre-Dame du saint Rosaire),Pilar
(littéralement : Pilier, de la célèbre Notre-Dame del Pilar
de Saragosse), - Belen (c'est-à-dire, en espagnol, Bethléem),
- Reyes (des trois Rois Mages), - Asuncion (Assomption), - Amparo (de Notre-Dame
de Bon-Secours), - Alegria (Allégresse), etc., etc.
D'autres noms de femmes sont simplement empruntés au martyrologe, comme
Pepa, Pepita ou Pepiya (Joséphine), - Inès (Agnès), - Rafaela,
- Ramona (Raymonde) , - Paca ou Paquita (Françoise), - Manuela, - Angela,
- Hermenigilda, - Rita (Marguerite), etc.
Les noms d'hommes offrent, en général, moins d'originalité;
citons cependant Vargas, - Ramirez, - Rodriguez, - Macias, - Machuca, comme
des noms de famille qui appartiennent à un assez grand nombre de gitanos;
comme noms de baptême, les gitanos d'Andalousie affectionnent particulièrement
Cristobal (Christophe), - Làzaro, - Juan de Dios (Jean de Dieu), - Angel,
- Ignacio, - Alonzo et Fernando; ce qui, du reste, ne prouve pas qu'ils soient
toujours de parfaits chrétiens.
Quant aux noms de baptême des gitanos, - car on les baptise aussi, - ceux
qu'on leur donne le plus communément sont fort singuliers; il nous suffira
de citer Rocio (de la Virgen del Rocio, pèlerinage très-connu
des environs de Séville), - Soledad (Solitude, qu'on prononce tantôt
Soléda, tantôt Soléa), - Salud (prononcez Salon, de Nuestra
Señora de la Salud, c'est-à-dire de la Santé), - Candelaria
(du Candelario, ou cierge pascal), -'Aurora (un nom illustré par une
des plus célèbres danseuses gitanas de Séville : Aurora,
surnommée la Cujini, mot qui, dans le langage des gitanos, signifie la
Rose), - Mila gros (miracles), - Geltrudis (Gertrude), etc., etc.
L'autre extrémité de la calte de las Sierpes aboutit à
la plaza de la Constitution, dont un des côtés est occupé
par l'hôtel de ville ou Ayuntamiento. La Casa del Ayuntamiento, construite
dans la première moitié du seizième siècle, est
un des plus beaux spécimens de l'architecture plateresque en Espagne;
le mot plateresco, employé par les Espagnols pour désigner le
style de la renaissance, est emprunté à l'orfèvrerie :
les riches détails d'ornementation prodigués par les artistes
de ce temps sur les monuments ont presque la finesse des ciselures sur or ou
argent.
On ignore à quel artiste sont dues les belles sculptures de la Casa del
Ayuntamiento; elles portent l'empreinte du goût de la renaissance italienne,
et sont peut-être l'ouvrage de quelqu'un des nombreux artistes italiens
qui vinrent s'établir à Séville dès les premières
années du seizième siècle, à moins qu'elles ne soient
l'oeuvre de quelque sculpteur espagnol comme le Berruguete ou Becerra, qui allèrent,
ainsi que beaucoup de leurs compatriotes, se former en Italie à l'école
de Michel-Ange.
Au premier étage est une belle galerie qu'on ouvre le jour de la fête
de la reine, dont on expose le portrait avec accompagnement de musique militaire.
Malheureusement, ce beau monument n'a pas été achevé; parmi
ses ornements, qui ont été récemment réparés
avec goût et intelligence, figurent les armes et devises de Séville;
il va sans dire que la capitale de l'Andalousie a, comme toutes les autres villes
d'Espagne, ses titres de noblesse et ses armes particulières : celles-ci
datent, dit-on, de l'année 1311 ; elles représentent saint Ferdinand
assis sur son trône, une large épée dans la main droite,
accompagné de saint Isidore et de saint. Léandre, les deux patrons
de la ville, qui se tiennent debout à ses côtés; on y lit
cette inscription
Sello de la muy noble ciudad de Sevilla.
" Sceau de la très-noble ville de Séville. "
Et au-dessous la devise :
NO 8 DO
Cette devise, que les Espagnols appellent empresa et
qui est l'équivalent des imprese italiennes, se retrouve à chaque
instant sur tous les monuments de Séville; elle forme une espèce
de rébus, peu intelligible au premier abord, qui demande une explication
particulière.
Vers la fin du treizième siècle, le roi Alfonso el Sàbio,
le Savant, ayant été détrôné par son fils
Don Sancho presque toutes les provinces et la plupart des villes de son royaume
s'insurgèrent contre lui; Séville seule lui resta fidèle,
et, en récompense de sa loyauté, le roi lui octroya cette empresa
qu'on appelle el Nodo, le noeud; entre les deux syllabes du mot NODO se trouve
un signe qui a la forme d'un 8 et qui représente un noeud, nodo, ou un
écheveau, en ancien espagnol : madexa; or ce mot, intercalé entre
les deux syllabes ci-dessus, forme la phase : No-madexa-do, ou no m'ha dexado,
ce qui signifie, littéralement : Elle ne m'a pas abandonné; le
noeud, nodo, pris isolément, sert en outre d'emblème et fait allusion
au lien de fidélité qui unissait Séville à son roi.
Disons également quelques mots de la devise des rois catholiques Ferdinand
et Isabelle, qu'on rencontre si fréquemment sur les monuments espagnols,
mais à Séville plus que partout ailleurs. Cette empresa ou emblema
est ordinairement renfermée dans deux écussons, l'un représentant
un faisceau de flèches, - flechas - l'autre un joug, -yugo; - au-dessous
des flèches se voit une F gothique, qui est en même temps la première
lettre du mot flechas et l'initiale du nom de Fernando; de même que, dans
l'autre écusson, l'Y commence également le mot yugo et le nom
d'Ysabel.
Sous le règne des rois catholiques l'F et l'Y furent très souvent
employés non seulement dans l'ornementation des monuments, mais même
dans la décoration d'objets usuels; ainsi nous avons vu plusieurs fois
ces deux lettres figurer sur d'anciennes armes espagnoles et sur ces beaux plats
ornés de brillants reflets métalliques qui figurent dans toutes
les collections d'amateurs sous le nom de faïences hispano moresques, et
qui se fabriquèrent dans plusieurs provinces d'Espagne aux quinzième
et seizième siècles.
En outre, le joug qui figure dans la devise de Ferdinand et d'Isabelle est accompagné
des deux mots TANTO MONTA, qu'on a interprétés de différentes
manières, mais dont le sens le plus vraisemblable est : Tanto monta Fernando
como Ysabel, c'est-à-dire que les deux princes s'élèvent
autant l'un que l'autre et exercent la même autorité. Les espèces
de rébus que nous venons de citer étaient anciennement très
à la mode en Espagne; ainsi l'on imprimait sur les épaules des
esclaves, au moyen d'un fer chaud, une S et un clou (clavo), ce qui se lisait,
en espagnol, esclavo, c'est-à-dire esclave.
Les rues les plus fréquentées de Séville, après
la calle de las Sierpes, sont celles de Dados et de Francos, qu'on pourrait
comparer à la rue Saint-Denis ; elles sont occupées par les magasins
d'étoffes, les sombrereros à la porte desquels s'étalent
les chapeaux andalous du dernier genre, les merciers et les marchands d'habits
tout faits - rope hecha - .
Comme dans la plupart des anciennes villes, chaque rue est, pour ainsi dire,
réservée à certains marchands; ainsi, dans la talle de
Genoa demeurent la plupart des libraires; la calle de Genoa est aussi le théâtre
ordinaire des fameuses processions ou pasos de Séville, dont nous aurons
bientôt l'occasion de parler ; les orfèvres ont leurs boutiques
dans la calle de Chicarreros, et la calle de Mar est presque entièrement
occupée par les fabricants de bottines ou guêtres andalouses ouvertes
sur le côté et ornes de broderies en soie aux couleurs éclatantes.
Beaucoup d'autres rues de Séville ont leurs souvenirs historiques, leurs
légendes ou leurs dictons populaires; il est un de ces dictons assez
curieux, qui détermine d'une manière très pittoresque la
situation des divers quartiers de la ville sous le triple rapport de la richesse,
de l'aisance et de la misère.
" Depuis la cathédrale jusqu'à la Magdalena, dit le sixain en question, on déjeune, On dîne et on soupe.
" Depuis la Magdalena jusqu'à San Vicente, on dîne seulement.
" Depuis San Vicente jusqu'à la Macarena, on ne déjeune, ni ne dine, ni ne soupe. "Desde la catedral hasta la Magdalena,
Se almuerza, se corne y se cena;
Desde la Magdalena pasta San Vicente,
Se come solamente ;
Desde San Vicente hasta la Macarena,
Ni se almuerza, ni se come, ni se cens.
Citons encore le dicton populaire sur la calte de los Abades, la rue des Abbés, située à peu de distance de la cathédrale, et dans laquelle " tous ont des oncles, mais personne n'a de père. "
En la calle de los Abades
Todos han tios, ningunos padres.
Los canonigos no tienen hijos
Los que tienen en casa, son sobrinicos.
La calle del Candilejo est célèbre par
un buste du roi don Pedro, - Pierre le cruel, - qui se voit au fond d'une espèce
de niche pratiquée dans le mur d'une maison et garnie d'un grillage de
fil de fer. C'est dans cette rue, dit-on, que le roi Justicier - et Justiciero
- poignarda de sa main le mari d'une femme qu'il poursuivait; après avoir
commis ce crime, il se condamna lui-même à être exécuté,
mais en effigie seulement.
C'est dans la calle de San Leandro qu'était la demeure du fameux don
Juan, dont le nom de famille était Tenorio, et qui servit de modèle
à Tirsa de Molina pour sa pièce intitulée et Burlador de
Sevilla, o et Convidado de Piedra, d'où Thomas Corneille tira le sujet
de son Festin de Pierre. La famille des Tenorio avait sa chapelle dans le couvent
des Franciscains de Séville, où fut enterré, suivant la
tradition, le corps du commandeur - el comendador - tué par don Juan.
La rue habitée parle grand peintre de Séville a reçu le
nom de calle de Murillo, et on nous y fit voir la maison qu'il habitait. C'est
dans une maison de la talle de los Taveras que siégeait autrefois le
Tribunal de l'Inquisition, - et Santo Tribunal, comme on l'appelait. Les historiens
de Séville revendiquent pour leur pays la gloire d'avoir été
le berceau de cette institution Este Santa Inquisicion obo su comienzo en Sevilla.
Le Quemadero, c'est-à-dire, littéralement, l'endroit où
l'on brûle, était situé hors des portes, dans une plaine
appelée le pré de Saint-Sébastien, el Prado de San Sebastian;
c'est là qu'avaient encore lieu, au commencement du dix-neuvième
siècle, les auto-da-fé : on sait que le tribunal du Saint-Office
ne fut définitivement aboli par les Cortès qu'en 1820.
La calle de la Feria tire son nom d'une foire ou marche. très pittoresque
qui se tient dans cette rue depuis un temps immémorial. " C'est
là, dit M. De la Escosura, qu'ont été vendues publiquement
les premières productions de notre grand peintre sévillan, Bartolome
Murillo. Cette place donna même son nom à ses premières
toiles, destinées pour la plupart au commerce avec l'Amérique,
et qui, comme personne ne l'ignore, étaient appelées Ferias (marchés)
, pour avoir été vendues sur la place du Marché.
" La calle de la Feria, ajoute le même écrivain, sert aujourd'hui
(il écrivait en 1844) à une espèce de marché d'antiquités
bien connu des amateurs et surtout fréquenté par les spéculateurs
étrangers, qui y trouvent à vil prix des objets très curieux
qu'ils revendent à Paris et à Londres à leur juste valeur,
c'est-à-dire à peu près au centuple de ce qu'ils les ont
payés. "
Alléchés par l'espoir de quelque merveilleuse découverte,
nous ne manquions jamais d'aller chaque jeudi, de très grand matin, exploiter
le marché de la Feria; nous y fûmes témoins des scènes
les plus pittoresques; Doré y dessina des paysans superbes, qui étaient
venus vendre leurs lapins et leur gibier, des racines de palmier nain, un mets
assez singulier dont se délectent les gens du peuple; d'autres vantaient
à gorge déployée leurs pommes de pin, excellentes et grosses
comme des melons : Pinoñes como melones, godron y valienten ! Les marchands
d'eau et les marchands de cerillas criaient leur eau et leur feu : agua! fuego!
Enfin nous pûmes faire à la Feria une étude complète
des cris de Séville. Quant aux curiosités et aux antiquités,
il nous fut impossible d'en apercevoir aucune, malgré les recherches
les plus consciencieuses; au lieu de porcelaines de Sèvres ou de Saxe,
nous ne trouvâmes que les vulgaires produits de la Cartuja et des piles
d'aljofainas, énormes jattes de grossière faïence à
dessins verts, qui se fabriquent dans le faubourg de Triana. En fait de bronze,
quelques vieilles lampes hors d'usage; en fait d'armes, quelques navajas de
Santa Cruz de Mudela et des sabres du temps de l'Empire.
Nous eûmes un instant l'espoir de nous dédommager en dénichant
quelques vieux livres; derrière des étalages de ferraille rouillée,
nous avions entrevu des monceaux de vieux livres couverts en parchemin, étalés
sur le pavé à deux pas du ruisseau. Qui sait; nous disions-nous,
si dans ce fumier nous n'allons pas découvrir quelque perle: une de ces
belles et rares éditions imprimées à Valence, à
Séville, à Salamanque et à Madrid; quelque roman de chevalerie
épargné par la nièce du chevalier de la Manche ? Nous nous
serions, au besoin, contentés d'El ingenioso hidalgo D. Quixote, imprimée
en 1605, à Madrid, par Juan de la Cuesta.
Malheureusement nous ne trouvâmes dans le tas que ce que les bibliophiles
peuvent trouver aujourd'hui en Espagne, c'est-à-dire de ces livres de
théologie et de dévotion - obras de devocion - imprimés
en si grand nombre en Espagne, tels que la Somme de saint Thomas, les Exercices
spirituels de saint Ignace de Loyola, etc. Les rares éditions espagnoles
ne se trouvent plus qu'à Paris ou à Londres, ou dans les bibliothèques
de D. José de Salamanca et de notre savant ami Pascol de Gayangus.
Le quartier de la Macarena, dont nous avons parlé plus haut à
propos d'un sixain populaire, est comme le faubourg Saint-Antoine ou la place
Maubert de Séville, situé à l'une des extrémités
de la ville; il n'est guère habité que par des gens du peuple,
qui ont peu de contact avec les autres quartiers, et conservent avec soin les
moeurs et les costumes andalous ; aussi, quand on veut parler d'une jeune fille
qui n'a rien perdu de la désinvolture propre aux Sévillanes de
la basse classe, dit-on una Moza ou una jembra Macarena.
Nous allions souvent errer dans les rues pittoresques de la Macarena; les habitants,
qui vivent presque toujours en dehors, nous offraient de curieux sujets d'observation.
Un jour nous entrâmes dans une tahona ou moulin à farine mû
par des mules , et dont le mécanisme nous parut arabe comme son nom;
le tahorero nous accueillit très bien et nous fit asseoir un instant,
après avoir mis, suivant l'usage espagnol, sa maison à notre disposition
; le brave meunier, coiffé d'un foulard à la mode andalouse, se
mit à fumer tranquillement sa cigarette pendant que nous dessinions;
la tahonera, une jeune femme d'une vingtaine d'années, était debout
à c e de lui, tenant dans ses bras un charmant bambin à Bine vêtu,
qui nous regardait d'un air quelque peu effaré. La tahonera, avec ses
bras nus et ses beaux cheveux noirs en désordre, était superbe
à dessiner: elle offrait le type le plus fin et le plus élégant
de la beauté sévillane; aussi Doré s'empressa-t-il de faire
un croquis de cette charmante scène andalouse pendant que nous nous amusions
à causer avec le tahonero.
C'est dans le quartier de la Macarena, à peu de distance des anciens
murs arabes de Séville, que se trouve le fameux hôpital de la Sangre
(du sang), aussi appelé de las Cinco Llagas, à cause des cinq
plaies de Notre-Seigneur, qui sont sculptées sur la façade. La
Sangre, le principal hôpital de la ville, est un bel et vaste édifice
de la seconde moitié du seizième siècle, d'un assez bon
style architectural et orné de sculptures qui ne manquent pas de mérite.
Après cette revue des rues les plus curieuses de Séville, il nous
reste à dire quelques mots des places, qui ont aussi leur physionomie
à part : la plus grande de toutes et la plus récente est la plaza
Nueva ou de la Infanta Isabel, c'est un vaste parallélogramme planté
d'orangers en pleine terre et garni de bancs de marbre; ces orangers, plantés
depuis quelques années seulement, ne donnent encore que peu d'ombre,
aussi la promenade est-elle peu fréquentée aux heures de soleil,
au milieu s'élève une estrade destinée à la musique
du soir, tout cela est trop symétrique , et les maisons neuves qui entourent
la place de trois côtés lui donnent un aspect encore plus monotone.
Nous préférons, malgré son irrégularité,
la plaza del Duque, située à une des extrémités
de la talle de las Sierpes. Cette place, qui doit son nom au duc de Medina Sidonia,
est le point de départ d'un grand nombre de diligences, et nous y observâmes
plus d'une fois de curieux détails de moeurs, tant à l'embarquement
qu'au débarquement des voyageurs.
La plaza de la Magdalena, avec' ses puestos de agira, est une des plus pittoresques
et des plus animées de Séville; les puestos de agua sont de petites
boutiques dans le genre de celles des acquaiuoli napolitains, où se débitent
toutes sortes de rafraîchissements à bon marché; ces boissons,
auxquelles la neige donne une fraîcheur très-agréable, sont
des plus variées : ainsi il y a l'agraz, qui se fait avec le verjus et
qu'on mélange avec une espèce de sirop, - almibar; la zarzaparilla,
infusion de salsepareille; la cidra et la naranja, qui se font avec le jus du
citron et de l'orange; l'orchata de almendra, qui n'est autre que notre orgeat;
le malvabisco, boisson à la mauve, et autres rafraîchissements
qui peuvent paraître quelque peu anodins, mais qui, sous un climat brûlant
, sont infiniment préférables à l'absinthe et aux autres
liqueurs du même genre.
N'oublions pas le Mercado, où nous faisions le matin de fréquentes
promenades; rien ne donne mieux l'idée de la fertilité de l'Andalousie,
qu'une promenade au marché de Séville: les melons verts aux dimensions
énormes sont empilés avec symétrie, comme les boulets dans
un arsenal, sous les grands tendidos aux raies bleues et blanches qui abritent
les acheteurs de l'ardeur du soleil ; les oranges, les citrons, les grenades
aux brillantes couleurs s'entassent à côté d'ognons gigantesques,
de tomates et de piments rouges comme le vermillon , et d'énormes grappes
de raisin à la couleur ambrée font penser à la terre promise;
aussi a-t-on appliqué à la capitale de l'Andalousie le même
refran populaire qu'à Grenade : " Quand Dieu aime bien quelqu'un,
il lui permet de vivre à Séville. "
A quien Dios quiere bien,
En Sevilla le da de corner.
L'Alameda de Hercules, une des plus anciennes promenades
de Séville, peu fréquentée aujourd'hui, doit son nom à
une statue d'Hercule placée au sommet d'une haute colonne et faisant
pendant à celle de Jules César; une autre Alameda, celle de las
Delicias, qu'on appelle aussi la Cristina, étend ses ombrages jusqu'aux
bords du Guadalquivir, à peu de distance de la Torre del Oro et de la
Puerta de Jerez, ou, pour mieux dire, de l'emplacement qu'elle occupait, car
les maçons étaient occupés à la démolir quand
nous la visitâmes.
Non loin de la Cristina s'élèvent la cathédrale et sa tour,
la fameuse Giralda , la gloire et l'orgueil des Sévillans.
La Giralda. - La statue de la Foi, ou Giraldillo. - Le Caballero del Basque et la Giralda. - Les cloches. - Le Patio de los Naranjos. - Les portes et les marteaux arabes. - La Puerta del Perdons la Puerta del Lagarto. - Les chanoines de Séville. - La cathédrale : le Monumento. - La Custodia de Juan de Ai-te. - Le Cirio pascual. - Le saint Christophe.- La Capilla mayor - Tombeau de Ferdinand le Catholique et de Maria Padilla. - La salle capitulaire et la sacristie. - Le saint Antoine de Murillo. - Les peintures sur verre.
La Giralda, cette merveille qui fait battre le coeur de tous les enfants de Séville, mérite, sous bien des rapports, la réputation lui a été faite; on peut dire que cette haute et magnifique tour est unique en Europe ; le beau campanile de Saint-Marc, à Venise, construit à peu près à la même époque, est peut-être le seul monument qu'on puisse lui comparer. Les Sévillans, dans leur enthousiasme, vont jusqu'à mettre leur tour en parallèle avec les pyramides d'Égypte, et ils l'appellent la huitième merveille du monde, la mettant au-dessus des sept autres merveilles
Tu, maravilla octava, maravillas A las pasadas siete maravillas.
" Le meilleur pays de l'Espagne, dit un ancien auteur sévillan, c'est celui que baigne le Bétis (Guadalquivir), et parmi les pays que parcourt le Bétis, le meilleur est celui que domine la Giralda. "
La mejor tierra de España
Aquella que et Betis bava.
De la que et Betis rodea
La que la Giralda ojea.
Les Sévillans se plaisent à raconter
la répartie d'un de leurs compatriotes au sujet de la Giralda : il s'agit
d'un étranger, Français ou Anglais, qui venait de la voir pour
la première fois et qui ne trouvait pas de termes assez expressifs pour
traduire son admiration :
" Puez zeño, s'écria l'Andalou dans son dialecte et avec
son accent aussi prononcé que celui des Marseillais, no crea uzté
que la han. traido de Pariz ni de Londrez, que tal cual uzté la vé
, la hermoz hecho acà en Zeviya! "
" Eh bien ! monsieur, ne croyez pas qu'on l'ait apportée de Paris
ni de Londres; telle que vous la voyez, c'est nous qui l'avons faite ici, à
Séville. "
La tradition attribue la construction de la fameuse tour à un Arabe de
Séville nommé Geber ou Gueber, le même qu'on a donné
à tort comme l'inventeur de l'algèbre; suivant une autre version,
elle aurait été bâti par un architecte du nom d'Abou-Yousouf-Yacoub,
vers la fin du douzième siècle. Ce qui est certain, c'est que
la Giralda est d'une architecture à la fois gracieuse et imposante; la
Giralda, construite en briques d'un ton rosé qui prennent au soleil une
couleur charmante, est carrée et ses murs sont d'une grande épaisseur;
l'intérieur est formé par une espèce de massif de maçonnerie,
également carré, qui n'a pas moins de vingt-trois pied d'épaisseur,
pilier colossal qui s'élève jusqu'au sommet de la construction
arabe, c'est-à-dire à deux cent cinquante pieds de hauteur. Entre
ce massif et les quatre murs extérieurs, est ménagé un
vide éclairé par de petites fenêtres à doubles arceaux
en fer à cheval , - ajimeces - que séparent au milieu de minces
colonnettes. C'est dans ce vide que se trouve, non pas l'escalier, mais une
rampe ou plan incliné en pente tellement douce, qu'un homme à
cheval pourrait facilement monter jusqu'au sommet; on assure même que
deux hommes de front peuvent ainsi monter jusqu'à la moitié de
la tour.
L'architecte arabe avait couronné la Giralda de quatre énormes
globes de métal doré tellement brillants, dit la Cronica general
de San Fernando, qu'on les apercevait de huit lieues quand ils étaient
éclairés par le soleil, et la même chronique ajoute qu'il
fallut élargir une des portes de la ville pour les faire entrer.
Les globes furent renversés, en 1395, par un tremblement de terre; en
1568, Hernan Ruiz, de Burgos, exhaussa la tour de cent pieds, en y ajoutant
un clocher dans le goût de l'époque. Cette construction est d'un
très bel effet ; autour du second corps se lit, en énormes lettres
augustales, ce passage du Livre des Proverbes
NOMEN DOMINI FORTISSIMA TURRIS.
" Le nom du Seigneur est la plus forte tour. "
Le clocher est couronné d'une statue de bronze
représentant la Foi, fondue par Bartolomé Morel vers 1570; bien
que cette statue soit de proportions colossales, elle est placée sur
un pivot, de manière à tourner au moindre vent; c'est ce qui l'a
fait appeler la Giralda , du verbe girar, qui signifie tourner. On donna plus
tard ce nom à la tour elle-même, et pour désigner la statue
on se servait du diminutif Giraldilla ou Giraldillo , qui signifie littéralement
girouette, nom assez singulier pour une statue représentant la Foi, qui,
de son essence, est fixe et immuable.
Cervantès, qui connaissait bien Séville, n'a pas oublié
la Giralda dans son Don Quichotte; quand le caballero del Bosque fait le récit
des merveilleuses prouesses qu'il fit en l'honneur de la belle Casildea de Vandalia
Une fois, dit-il, elle m'ordonna d'aller défier cette fameuse géante
de Séville nommée la Giralda, aussi vaillante et aussi forte que
si elle était de bronze, et qui, sans jamais changer de place, est la
femme la plus mobile et la plus inconstante du monde. Je vins, je la vis, je
la vainquis, et je la forçai à rester immobile comme un Terme,
car, pendant plus d'une semaine, il ne souffla pas d'autre vent que celui du
nord. "
Pendant que nous étions au sommet de la Giralda et que nous admirions
le merveilleux panorama qui se développe sur le Guadalquivir, la campagne
de Séville et les hautes sierras aux teintes d'azur, on se mit à
sonner, avec un vacarme effroyable, quelques-unes des cloches du campanile,
qui sont au nombre de vingt-quatre; les deux plus grosses s'appellent Santa
Maria et San Miguel; les autres portent également des noms de saints
et de saintes, comme San Cristobal, San Fernando, Santa-Barbara, Santa Inès,
etc.
L'art de la sonnerie nous a paru beaucoup plus cultivé en Espagne que
chez nous; les campaneros de Séville se livrèrent devant nous
à de prodigieux exercices de gymnastique pour mettre leurs cloches en
mouvement; tantôt ils se suspendaient à la corde pour mettre la
cloche en branle, en se laissant enlever à une hauteur effrayante ; tantôt
ils sonnaient à badajadas ou à golpe de badajo, c'est-à-dire
en agitant le battant au moyen d'une corde, soit lentement, soit à repique,
ou à coups secs et précipités.
Au pied de la Giralda se trouve le patio de los Naranjos, vaste cour plantée
d'orangers plusieurs fois séculaires, et au milieu de laquelle on voit
encore une fontaine arabe contemporaine de l'ancienne mosquée sur l'emplacement
de laquelle a été élevée la cathédrale. Le
patio de los Naranjos est entouré de constructions arabes dont quelques
parties ont été modifiées à l'époque de la
Renaissance, les portes sont encore ornées d'énormes aldabones
(heurtoirs) de bronze qui datent au moins du treizième siècle.
Non loin de là est la Lonja (Bourse), bâtiment assez majestueux
fréquenté autrefois par les marchands de Séville, et qu'Andrea
Navagero appelle il piu bel ridotto di Siviglia.
La cathédrale est entourée de quelques marches qu'on appelle las
gradas, et sur lesquelles on a placé des colonnes de marbre provenant
de l'ancienne Hispalis. On pénètre dans l'édifice par plusieurs
portes, parmi lesquelles il faut citer la puerta del Pardon, ou du Pardon, qui
a conservé ses chapas ou plaques de bronze du temps des Arabes; la puerta
del Lagarto, ou du Lézard, ainsi appelée à cause d'un crocodile
de bois suspendu au-dessus de l'entrée , et qui remplace celui qui fut
envoyé à Alonzo et Sabio par le soudan d'Égypte quand il
lui demanda la main de sa fille, l'infante Doña Berenguela.
La cathédrale est la merveille de Séville et a probablement donné
naissance au dicton si connu.
Quien no ha visto a Sevilla
No ha visto a maravilla.
" Qui n'a pas vu Séville, n'a jamais vu de merveille. "
Rien ne saurait donner une idée de l'impression
qu'on éprouve en pénétrant dans l'immense nef de la cathédrale
de Séville; il n'existe pas au monde, que nous sachions, une église
gothique aussi vaste, aussi grandiose, aussi imposante. L'annaliste Zuñiga
raconte que, lorsqu'en 1401 la construction du monument fut arrêtée,
on convint d'élever un monument tellement beau, qu'il n'eût pas
son pareil; un des chanoines s'écria, en plein chapitre :
" Fagamos una Iglesia tan grande, que los que la vieren acabada nos tengan
per lotos! "
" Faisons une église assez grande pour -que ceux qui la verront
achevée nous tiennent pour fous ! "
Vous n'étiez pas des fous, bons chanoines de Séville, mais des
sages, car vous avez doté votre pays d'une des plus merveilleuses églises
qu'on puisse voir !
La cathédrale de Séville est divisée en cinq nefs, dont
la hauteur prodigieuse donne le vertige; les piliers qui supportent la voûte,
bien qu'en réalité d'un diamètre énorme, sont tellement
élevés qu'ils font, au premier abord, l'effet de frêles
colonnes; le choeur, placé au milieu de la nef principale, a les dimensions
d'une église ordinaire. Les accessoires même, par leurs proportions
colossales, sont en harmonie avec le reste de l'édifice ainsi le monumento,
énorme temple de bois qu'on élève à l'intérieur
pendant la semaine sainte, et qu'on illumine en y exposant le saint-sacrement,
n'a pas moins de cent trente pieds de haut, la fameuse custodia d'argent est
probablement la plus grande pièce d'orfèvrerie qui ait jamais
été exécutée; cette custodia est l'oeuvre d'un des
plus célèbres orfèvres espagnols, Juan de Arfe y Villafañe,
qui en a lui-même donné la description dans un curieux in-folio
imprimé à Séville en 1589. Le cierge pascal, - cirio pascual,
- qu'on prendrait pour une colonne de marbre blanc, a vingt-quatre pieds de
haut et pèse, dit-on, plus de deux mille livres de cire.
N'oublions pas un saint Christophe colossal peint sur une des parois par un
artiste italien du seizième siècle, que les Espagnols appellent
Mateo Perez de Alesio; le saint, dont la hauteur atteint trente-deux pieds,
a pour bâton un arbre de grandeur ordinaire, et l'Enfant-Jésus
qu'il porte sur son épaule a la taille d'un géant. Bien que cette
peinture, achevée en 1584, ne soit pas sans mérite, il paraît
que l'auteur faisait assez bon marché de son talent; un artiste espagnol
avait peint pour la cathédrale un tableau représentant Adam et
Eve ; on rapporte que Perez de Alesio admirait tellement la jambe d'Adam, qu'il
s'écria un jour :
" Vale più la tua gamba che tutto il mie Cristoforo!
" Ta jambe vaut mieux que tout mon saint Christophe ! "
De même qu'en Tyrol et que dans certaines parties de l'Allemagne, on voit
assez souvent en Espagne la représentation de saint Christophe. Suivant
une croyance populaire que rappelle un ancien distique en assez mauvais latin
du moyen âge, on est assuré de ne pas mourir de male mort dans
la journée où l'on a vu l'image du saint :
Christophori sancti speciem quicumque tuetur,
Ista nempe die non morte mala morietur.
Le tombeau du conquérant de Séville,
saint Ferdinand, est placé dans la Capilla Mayor; nous eûmes la
permission de voir son corps, renfermé dans un cercueil d'argent; on
lit à côté l'épitaphe du saint roi; elle est en quatre
langues et fut composée, dit-on, par Alphonse le Savant, son fils. On
nous fit voir aussi, dans la même chapelle, le tombeau de la célèbre
Maria Padilla, la maîtresse de Pierre le Cruel.
La Sala Capitular et la Sacristia Mayor renferment quelques bons tableaux de
Murillo; nous y remarquâmes aussi quelques objets d'art du moyen âge
et de la Renaissance, dignes d'exciter l'envie des collectionneurs les plus
difficiles.
Outre un bon nombre de remarquables tableaux de l'école espagnole, la
cathédrale possède le fameux saint Antoine de Padoue, de Murillo,
une des plus grandes et des meilleures toiles du peintre de Séville.
La peinture sur verre est moins bien représentée dans la cathédrale
: sur les quatre-vingt-treize immenses fenêtres qui l'éclairent,
un bon nombre, il est vrai, sont ornées de grands vitraux, mais la plupart
appartiennent à l'époque de la décadence, les plus remarquables
sont l'oeuvre de peintres-verriers français et flamands qui vinrent s'établir
en Espagne dans la première moitié du seizième siècle.
Le rôle des artistes français en Espagne ne fut pas sans importance
: dès le quinzième siècle, nous trouvons le nom de Pedro
Norman, Pierre le Normand, maestro de obras, c'est-à-dire chef des travaux
de la cathédrale de Séville. Nous aurons encore à citer
les noms de plusieurs de nos compatriotes.
Nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les richesses
de la cathédrale de Séville: dix visites ne nous suffirent pas
pour en étudier toutes les parties, et chaque fois que nous la revoyions,
quelques détails restés inaperçus frappaient nos yeux éblouis.
Disons cependant adieu aux merveilles sans nombre du grand temple catholique:
à quelques pas seulement s'élève l'Alcazar, le plus remarquable,
après l'Alhambra, des palais légués à l'Espagne
par les musulmans.
Ch. DAVILLIER.
(La suite à une autre livraison.)
[1] Nous devons à l'obligeance de Mme Aline Hennon l'accompagnement, pour piano, de cette Malagueña.
[2] Ce mot, qui signifie littéralement des nulles, appartient à l'argot des voleurs, et sert à désigner les dures ou pièces de cinq francs.
[4] Jeux de cartes en usage, parmi les gens du peuple.
[5] Littéralement ta cravate de Biscaye: c'est le nom que donnaient les voleurs au collier de fer du garrotte. La Biscaye est depuis longtemps célèbre pour les travaux en fer.
[6] Si peu vraisemblable que puisse paraître le fait, il est parfaitement exact : nous possédons une jacara qui ne date pas de vingt ans, et qui représente la scène en question.
[7] Nous devons à l’obligeance de MmeAline Hennon , l’accompagnement pour piano, de cette Rondeña.
[8] Un peu plus de quatre francs le litre.
[9] Bourg qui s'élève sur un monticule au-dessus du Guadalquivir, à quelques lieues de San Lucar.