Extrait du
"Voyage en Espagne de G.Doré et de Ch. Davillier, vol 1862-2 , N°12"
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VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.
Vers N°10 Vers N°14

GRENADE

1862. – DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INEDlT DE M. CH. DAVILLIER.

De Grenade à Jaen. - La Sierra de Martos; les bandits; Jaen. - Les dormeurs en plein air; les paysans et leurs costumes.
Défense (le Jaen au quinzième siècle. - La cathédrale. - Le Santo Rostro

Le royaume de Grenade ne jouit pas encore des bien­faits des chemins de fer, et personne ne saurait dire le jour où les sifflements aigus de la locomotive viendront frapper les échos de la poétique cité des rois Maures. Peut-être, cependant, verrons-nous dans quelques an­nées les rails prendre la place de l'arrecife arabe, et de l'impraticable camino de Carretera, que les Espagnols appellent encore avec tant de justesse camino de Perdices, - un chemin bon pour les perdrix.
Il faut pourtant bien que les partisans quand même de la couleur locale se résignent à voir entrer dans la gare de Grenade, ô profanation 1 une machine toute neuve, construite exprès dans les ateliers du Creuzot; nous offririons volontiers de parier que la locomotive, la locomotora, s'appellera Boabdil, l'Abencerrage, et peut-être même, hélas l'Alhambra.
En attendant ces beaux jours, les touristes doivent se contenter de l'antique diligence, et ils savent se consoler de sa lenteur en contemplant l'interminable attelage de mules qui se déroule comme un immense serpent au milieu d'un nuage de poussière, et les prodigieux exer­cices de gymnastique auxquels se livre tout le long de la route l'infatigable zagal. Peut-être aussi quelques­uns ont-ils nourri le secret espoir d'assister une fois dans leur vie à ce drame de grand chemin qu'on appelle l'attaque de la diligence. Cette petite émotion nous a toujours été refusée; cependant nous avions acheté à Grenade une image à deux cuartos tout à fait séduisante représentant l'histoire de los famosos bandoleros de Andalucia; la diligence vient d'être arrêtée; on voit au premier plan le célèbre capitan Padilla, entouré des gens de sa partida, vêtus comme lui de l'élégant cos­tume andalou; la mante sur l'épaule et le trabuco à la main, il appelle d'un geste impérieux les voyageurs effrayés qui ouvrent leurs malles d'un air piteux; l'un se prosterne devant lui, d'autres vident leurs poches à ses pieds, le saluant jusqu'à terre, et. implorant merci.
Un autre avantage de la diligence espagnole pour ceux qui aiment l'imprévu, c'est qu'on ne sait jamais au juste, à moins de s'y prendre une semaine à l'avance, quel jour on pourra partir; il arrive même quelquefois lorsqu'il y a encombrement de voyageurs, par exem­ple, à l'époque des vacances ou dans la saison des eaux, qu'il est indispensable de retenir ses asientos au moins deux ou trois semaines à l'avance. C'est alors que les entreprises savent à merveille s'entendre entre elles pour rançonner sans vergogne et sans pitié les in­fortunés voyageurs, qu'elles traitent comme gens tail­lables à merci; de sorte qu'ils ont à choisir entre l'alter­native d'aller à pied, ou celle de payer pour leur place, comme il nous est arrivé, un prix dix fois plus élevé que celui de la première classe du chemin de fer.
Nous avions retenu depuis plusieurs jours, au bureau de la Acerra del Darro, trois places de cupe, - pro­noncez ce mot comme coupé en français, mais traduisez impériale ; - pour le vrai touriste, le cupe est la meil­leure place de la diligence espagnole; du haut de son poste d'observation, il ne perd rien des beautés de la route, et l'épais nuage de poussière qui s'engouffre dans l'intérieur s'élève rarement jusqu'à lui. Le moment du départ étant arrivé, la lourde machine s'ébranla et roula avec un bruit de ferraille sur le pavé raboteux des rues de Grenade; nous traversâmes la place del Triunfo et, laissant derrière nous la plaza de Toros, nous fûmes bientôt dans la campagne, nous retournant de temps en temps pour dire adieu à notre chère Grenade.
La route de Grenade à Jaen est très-accidentée et une des plus belles de l'Espagne; en quittant la ville, on rencontre à droite et à gauche du chemin quelques anciennes alquerias ou fermes moresques, abritées sous des figuiers au feuillage épais, et entourées d'énormes cactus et d'aloès aux tiges hérissées; bientôt les habitations deviennent plus rares, 9e pays prend un aspect plus sauvage; la verdure n'apparaît luxuriante que dans les vallons où un cours d'eau entretient la fraîcheur.
Nous atteignîmes enfin des régions montagneuses, au milieu desquelles la route monte en serpentant; il était nuit close quand nous traversâmes les contre-forts de la haute sierra de Martos, une des plus âpres montagnes de l'Andalousie. Notre lourd véhicule gravissait lente­ment les ramblas escarpées, bien qu'il fût à peu près vide, car la plupart des voyageurs, suivant notre exemple, étaient descendus pour gravir à pied ces montées qui semblaient ne devoir pas finir.
Quelques cigares et quelques paroles échangées nous avaient mis dans les bonnes grâces du mayoral : il nous fit voir sur le bord de la route la borne qui marquait la limite de la province de Grenade et de celle de Jaen, où nous venions d'entrer; lorsque j'étais jeune, nous dit-il, il n'aurait pas été prudent de traverser la sierra à pareille heure; on aurait pu y rencontrer quelques bandoleros, par exemple ceux dont le vaillant Ojitos était le chef; mais aujourd'hui l... Le mayoral vou­lait-il dire qu'aujourd'hui la police est bien faite et que les routes sont sûres ; ou bien pensait-il au bon temps? Nous ne savons; mais il nous sembla voir per­cer dans son exclamation un vague accent de regret. On aura beau faire, les bandits d'autrefois seront longtemps encore des héros populaires en Andalousie, et longtemps les gens du peuple en parleront avec une admiration mêlée d'envie.
Les gorges désertes que nous traversions se prêtaient admirablement, du reste, à des histoires de brigands; d'un côté de la route, c'était un précipice dont le fond se perdait dans les ténèbres; de l'autre côté, une haute muraille de rochers à pic se dressant au-dessus de nos têtes comme des obélisques gigantesques; quelquefois un bloc 'énorme, qui s'était détaché de la masse, sur­plombait au-dessus de la route, et semblait avoir été arrêté dans sa chute par la main d'un géant. Le vaste réflecteur de la diligence éclairait la scène de lueurs fantastiques : la lumière s'accrochait aux moindres as­pérités des rochers,' qui projetaient de grandes ombres se renouvelant sans cesse sous des formes différentes. Les dix mulets de notre long attelage faisaient scintiller leurs pompons et fanfreluches, les premiers en pleine lumière, les autres se perdant graduellement dans l'om­bre; le ciel, noir et orageux, ne laissait voir que de rares étoiles; si à un détour de la route, nous avions vu miroiter dans l'ombre quelques tromblons, semblables aux jeux d'orgues des églises espagnoles, la chose nous eût paru la plus naturelle du monde, et tout à fait en situation dans le sombre puerto de Arenas. Tel est le nom de cette gorge, peu faite pour rassurer les gens timides ou oré­dules qui croient encore aux brigands.
Nous arrivâmes à Jaen aux premières lueurs du jour; les rues et les places étaient silencieuses et désertes; quand nous disons désertes, nous nous trompons, car au pied des maisons d'assez nombreux groupes de dor­meurs se dessinaient çà et là sur le pavé, comme de grandes taches brunes : enveloppés dans leurs mantes couleur d'amadou, ces disciples de Diogène avaient passé la nuit à la belle étoile, avec la pierre pour matelas et leur coude pour oreiller; quelques-uns, réveillés par le bruit de ferraille de la diligence, ou espérant être chatouillés par les rayons obliques du soleil levant, soulevaient noncha­lamment leur tête , qui disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la mania. Cette coutume de dormir en plein air, très-répandue en Andalousie, s'explique faci­lement par la douceur du climat et par l'indifférence absolue des habitants en matière de confortable : c'est ce que notre mayoral appelait en plaisantant, dans son dialecte andalou, coucher à l'auberge de la lune, - al paraor e la luna.
Cependant un groupe de dormeurs, voyant que la di­ligence était bien garnie de voyageurs, s'était levé pour aller prendre position sur le poyo ou banc de pierre., du parador où nous nous arrêtions : c'était une famille com­posée du père, de la mère et de quatre enfants ; le père était aveugle, et son teint bronzé donnait à ses yeux blancs une expression des plus étranges.
« Hermano, lui dîmes-nous en laissant tomber quel­ques cuartos dans le sombrero calames qu'il nous tendait, hermano, - car en Espagne, ce pays de la vraie égalité, on donne le titre de frère aux mendiants, - comment avez-vous perdu la vue?
Et il nous raconta qu'il avait été soldat et qu'il était devenu aveugle à la suite d'un tabardillo, une variété du coup de soleil qui tue quelquefois un homme en quel­ques heures. La mère, jeune encore et d'une figure mé­lancolique, donnait le sein à deux jumeaux, tandis qu'un marmot presque nu dormait appuyé sur ses ge­noux, et que l'aîné, crépu et bronzé comme un négril­lon, se frottait les yeux avec sa chemise pour achever de se réveiller.
Jaen est située dans une position charmante, au pied de hauteurs couronnées de vieilles murailles mo­resques aussi rousses et aussi lézardées que celles de l'Alhambra; nous avons rarement vu des ruines sur­chargées d'une végétation aussi touffue : on croirait voir les fameux jardins suspendus de Babylone. Du haut de ces remparts on domine la ville, au-dessus de laquelle s'élève la masse imposante de la cathédrale, et, un peu plus loin, les montagnes de Javalcuz et de la Pandera, si rapprochées de Jaen qu'à certaines heures elles la oouvrent presque entièrement de leur ombre. Ces deux montagnes sont, pour les habitants de Jaen et d'une partie de la province, un thermomètre infaillible : les vents de sud-ouest, qui soufflent dans la contrée avec une violence extrême et qui sont suivis de pluies très­abondantes, amènent au sommet de ces montagnes des nuages épais qui offrent l'aspect de coiffures sur des têtes gigantesques; c'est ce qui a donné naissance à un ancien refran rimé très-populaire à Jaen, d'après lequel le mont Javalcuz a sa capuche et la Pandera sa montera (son bonnet) lorsqu'il doit pleuvoir, même contre la volonté de Dieu :Le royaume de Grenade ne jouit pas encore des bien­faits des chemins de fer, et personne ne saurait dire le jour où les sifflements aigus de la locomotive viendront frapper les échos de la poétique cité des rois Maures. Peut-être, cependant, verrons-nous dans quelques an­nées les rails prendre la place de l'arrecife arabe, et de l'impraticable camino de Carretera, que les Espagnols appellent encore avec tant de justesse camino de Perdices, - un chemin bon pour les perdrix.
Il faut pourtant bien que les partisans quand même de la couleur locale se résignent à voir entrer dans la gare de Grenade, ô profanation 1 une machine toute neuve, construite exprès dans les ateliers du Creuzot; nous offririons volontiers de parier que la locomotive,la locomotora, s'appellera Boabdil, l'Abencerrage, et peut-être même, hélas l'Alhambra.
En attendant ces beaux jours, les touristes doivent se contenter de l'antique diligence, et ils savent se consoler de sa lenteur en contemplant l'interminable attelage de mules qui se déroule comme un immense serpent au milieu d'un nuage de poussière, et les prodigieux exer­cices de gymnastique auxquels se livre tout le long de la route l'infatigable zagal. Peut-être aussi quelques­uns ont-ils nourri le secret espoir d'assister une fois dans leur vie à ce drame de grand chemin qu'on appelle l'attaque de la diligence. Cette petite émotion nous a toujours été refusée; cependant nous avions acheté à Grenade une image à deux cuartos tout à fait séduisante représentant l'histoire de los famosos bandoleros de Andalucia; la diligence vient d'être arrêtée; on voit au premier plan le célèbre capitan Padilla, entouré des gens de sa partida, vêtus comme lui de l'élégant cos­tume andalou; la mante sur l'épaule et le trabuco à la main, il appelle d'un geste impérieux les voyageurs effrayés qui ouvrent leurs malles d'un air piteux; l'un se prosterne devant lui, d'autres vident leurs poches à ses pieds, le saluant jusqu'à terre, et. implorant merci.
Un autre avantage de la diligence espagnole pour ceux qui aiment l'imprévu, c'est qu'on ne sait jamais au juste, à moins de s'y prendre une semaine à l'avance, quel jour on pourra partir; il arrive même quelquefois lorsqu'il y a encombrement de voyageurs, par exem­ple, à l'époque des vacances ou dans la saison des eaux, qu'il est indispensable de retenir ses asientos au moins deux ou trois semaines à l'avance. C'est alors que les entreprises savent à merveille s'entendre entre elles pour rançonner sans vergogne et sans pitié les in­fortunés voyageurs, qu'elles traitent comme gens tail­lables à merci; de sorte qu'ils ont à choisir entre l'alter­native d'aller à pied, ou celle de payer pour leur place, comme il nous est arrivé, un prix dix fois plus élevé que celui de la première classe du chemin de fer.
Nous avions retenu depuis plusieurs jours, au bureau de la Acerra del Darro, trois places de cupe, - pro­noncez ce mot comme coupé en français, mais traduisez impériale ; - pour le vrai touriste, le cupe est la meil­leure place de la diligence espagnole; du haut de son poste d'observation, il ne perd rien des beautés de la route, et l'épais nuage de poussière qui s'engouffre dans l'intérieur s'élève rarement jusqu'à lui. Le moment du départ étant arrivé, la lourde machine s'ébranla et roula avec un bruit de ferraille sur le pavé raboteux des rues de Grenade; nous traversâmes la place del Triunfo et, laissant derrière nous la plaza de Toros, nous fûmes bientôt dans la campagne, nous retournant de temps en temps pour dire adieu à notre chère Grenade.
La route de Grenade à Jaen est très-accidentée et une des plus belles de l'Espagne; en quittant la ville, on rencontre à droite et à gauche du chemin quelques anciennes alquerias ou fermes moresques, abritées sous des figuiers au feuillage épais, et entourées d'énormes cactus et d'aloès aux tiges hérissées; bientôt les habitations deviennent plus rares, 9e pays prend un aspect plus sauvage; la verdure n'apparaît luxuriante que dans les vallons où un cours d'eau entretient la fraîcheur.
Nous atteignîmes enfin des régions montagneuses, au milieu desquelles la route monte en serpentant; il était nuit close quand nous traversâmes les contre-forts de la haute sierra de Martos, une des plus âpres montagnes de l'Andalousie. Notre lourd véhicule gravissait lente­ment les ramblas escarpées, bien qu'il fût à peu près vide, car la plupart des voyageurs, suivant notre exemple, étaient descendus pour gravir à pied ces montées qui semblaient ne devoir pas finir.
Quelques cigares et quelques paroles échangées nous avaient mis dans les bonnes grâces du mayoral : il nous fit voir sur le bord de la route la borne qui marquait la limite de la province de Grenade et de celle de Jaen, où nous venions d'entrer; lorsque j'étais jeune, nous dit-il, il n'aurait pas été prudent de traverser la sierra à pareille heure; on aurait pu y rencontrer quelques bandoleros, par exemple ceux dont le vaillant Ojitos était le chef; mais aujourd'hui l... Le mayoral vou­lait-il dire qu'aujourd'hui la police est bien faite et que les routes sont sûres ; ou bien pensait-il au bon temps? Nous ne savons; mais il nous sembla voir per­cer dans son exclamation un vague accent de regret. On aura beau faire, les bandits d'autrefois seront longtemps encore des héros populaires en Andalousie, et longtemps les gens du peuple en parleront avec une admiration mêlée d'envie.
Les gorges désertes que nous traversions se prêtaient admirablement, du reste, à des histoires de brigands; d'un côté de la route, c'était un précipice dont le fond se perdait dans les ténèbres; de l'autre côté, une haute muraille de rochers à pic se dressant au-dessus de nos têtes comme des obélisques gigantesques; quelquefois un bloc 'énorme, qui s'était détaché de la masse, sur­plombait au-dessus de la route, et semblait avoir été arrêté dans sa chute par la main d'un géant. Le vaste réflecteur de la diligence éclairait la scène de lueurs fantastiques : la lumière s'accrochait aux moindres as­pérités des rochers,' qui projetaient de grandes ombres se renouvelant sans cesse sous des formes différentes. Les dix mulets de notre long attelage faisaient scintiller leurs pompons et fanfreluches, les premiers en pleine lumière, les autres se perdant graduellement dans l'om­bre; le ciel, noir et orageux, ne laissait voir que de rares étoiles; si à un détour de la route, nous avions vu miroiter dans l'ombre quelques tromblons, semblables aux jeux d'orgues des églises espagnoles, la chose nous eût paru la plus naturelle du monde, et tout à fait en situation dans le sombre puerto de Arenas. Tel est le nom de cette gorge, peu faite pour rassurer les gens timides ou oré­dules qui croient encore aux brigands.
Nous arrivâmes à Jaen aux premières lueurs du jour; les rues et les places étaient silencieuses et désertes; quand nous disons désertes, nous nous trompons, car au pied des maisons d'assez nombreux groupes de dor­meurs se dessinaient çà et là sur le pavé, comme de grandes taches brunes : enveloppés dans leurs mantes couleur d'amadou, ces disciples de Diogène avaient passé la nuit à la belle étoile, avec la pierre pour matelas et leur coude pour oreiller; quelques-uns, réveillés par le bruit de ferraille de la diligence, ou espérant être chatouillés par les rayons obliques du soleil levant, soulevaient noncha­lamment leur tête , qui disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la mania. Cette coutume de dormir en plein air, très-répandue en Andalousie, s'explique faci­lement par la douceur du climat et par l'indifférence absolue des habitants en matière de confortable : c'est ce que notre mayoral appelait en plaisantant, dans son dialecte andalou, coucher à l'auberge de la lune, - al paraor e la luna.
Cependant un groupe de dormeurs, voyant que la di­ligence était bien garnie de voyageurs, s'était levé pour aller prendre position sur le poyo ou banc de pierre., du parador où nous nous arrêtions : c'était une famille com­posée du père, de la mère et de quatre enfants ; le père était aveugle, et son teint bronzé donnait à ses yeux blancs une expression des plus étranges.
« Hermano, lui dîmes-nous en laissant tomber quel­ques cuartos dans le sombrero calames qu'il nous tendait, hermano, - car en Espagne, ce pays de la vraie égalité, on donne le titre de frère aux mendiants, - comment avez-vous perdu la vue?
Et il nous raconta qu'il avait été soldat et qu'il était devenu aveugle à la suite d'un tabardillo, une variété du coup de soleil qui tue quelquefois un homme en quel­ques heures. La mère, jeune encore et d'une figure mé­lancolique, donnait le sein à deux jumeaux, tandis qu'un marmot presque nu dormait appuyé sur ses ge­noux, et que l'aîné, crépu et bronzé comme un négril­lon, se frottait les yeux avec sa chemise pour achever de se réveiller.
Jaen est située dans une position charmante, au pied de hauteurs couronnées de vieilles murailles mo­resques aussi rousses et aussi lézardées que celles de l'Alhambra; nous avons rarement vu des ruines sur­chargées d'une végétation aussi touffue : on croirait voir les fameux jardins suspendus de Babylone. Du haut de ces remparts on domine la ville, au-dessus de laquelle s'élève la masse imposante de la cathédrale, et, un peu plus loin, les montagnes de Javalcuz et de la Pandera, si rapprochées de Jaen qu'à certaines heures elles la oouvrent presque entièrement de leur ombre. Ces deux montagnes sont, pour les habitants de Jaen et d'une partie de la province, un thermomètre infaillible : les vents de sud-ouest, qui soufflent dans la contrée avec une violence extrême et qui sont suivis de pluies très­abondantes, amènent au sommet de ces montagnes des nuages épais qui offrent l'aspect de coiffures sur des têtes gigantesques; c'est ce qui a donné naissance à un ancien refran rimé très-populaire à Jaen, d'après lequel le mont Javalcuz a sa capuche et la Pandera sa montera (son bonnet) lorsqu'il doit pleuvoir, même contre la volonté de Dieu :

Cuando Javalcuz
Tiene capuz,
Y la Pandera montera,
Llovera aurique Dios no quiera.

Ce refran rappelle celui que nous avons déjà cité au sujet de la montagne de Parapanda, dans le royaume de Grenade. On sait que l'Espagne est la terre par excel­lence des proverbes : elle en a de tous les genres, pour les choses comme pour les personnes; il n'est guère de ville ou de province qui n'ait le sien; c'est ainsi qu'on appelle la province de Jaen : La Galicia de las Andalucias (la Galice de l'Andalousie); en effet, les Jaetanos ressemblent, sous beaucoup de rapports, aux Gallegos, qui sont considérés en Espagne exactement comme en France les Auvergnats.
Les paysans et les paysannes de la province de Jaen sont connus dans le pays sous le nom de Pastiris et Pastiras, qui nous parait dériver de pastores; en effet, la plupart vivent du produit de leurs pâturages et des travaux d'agriculture: Ceux que nous avons vus étaient en général d'un aspect robuste, et leur costume de cuir fauve contribuait beaucoup à leur donner un air tant soit peu farouche et rébarbatif; on assure, du reste, que les Jaetanos sont de fort braves gens et qu'ils pratiquent l'hospitalité à la manière antique ; pour notre part, nous avons eu à nous louer d'eux dans plus d'une occasion. L'habillement de cuir, qu'on appelle vestido de tesado, ou vestido de casador, se compose de botines ou grandes guêtres de cuir ornées de broderies en soie, laissant le mollet à découvert, et ornées de longs glands de cuir découpé en minces lanières, oomme on les porte dans les autres parties de l'Andalousie; le pantalon court, tombant jusqu'aux genoux, et la veste également courte, sont souvent brodés d'agréments, et de passementeries vertes ou rouges, et ornés de ferrets ou de gros boutons en filigrane d'argent ou de cuivre. L'ancien chapeau pointu à larges bords, orné de bouffettes de soie noire, a presque entièrement disparu et a été remplacé par l'inévitable sombrero calames, qui règne, avec quelques modifications, dans presque toutes les provinces d'Espagne.
La ville de Jaen, comme la plupart de celles d'Anda­lousie, existait dès le premier siècle de l'ère chrétienne ; Tite-Live donne de curieux détails sur le siége qu'elle soutint; elle ne possède plus aucun monument de l'é­poque romaine, mais on voit encore, dans le patio de Santa Magdalena et sur les murs de l'église de San Miguel, quelques fragments d'inscriptions qui portent son ancien nom latin d'Aurigis. Le nom de Jaen paraît venir des Arabes qui s'emparèrent de la ville dès le huitième siècle et la conservèrent jusqu'au milieu du treizième, époque à laquelle elle fut conquise par saint Ferdinand. On prétend que ce nom signifie fertilité; en ce cas, il serait parfaitement justifié : les environs de la ville sont fertiles et. Très agréables; le rio de Jaen-a conservé son nom arabe de Guadalfullon; il les arrose de ses eaux limpides, qui vont plus au nord se mêler à celles du Guadalquivir; les ruisseaux qui descendent des montagnes entretiennent constamment la fraîcheur dans de nombreux jardins plantés d'arbres fruitiers et de palmiers à la tige élancée.
Jaen était considérée autrefois comme la clef de l'An­dalousie et excitait la convoitise des rois de Grenade, qui tentèrent à plusieurs reprises, mais inutilement, de s'en rendre maîtres. Au commencement du quinzième siècle, elle soutint un siége fameux dont les romances populaires ont perpétué le souvenir; Reduan, un des généraux du roi de Grenade, avait promis à son maître de s'emparer de la ville en une nuit; le roi lui rappelle sa promesse; s'il tient sa parole, il lui donnera double paye, - paga doblada; s'il échoue, il le chassera du royaume de Grenade  :

Reduan si se te acuerda
Que me diste la palabra
Que me darias a Jaen
En una noche, ganada;
Reduan, si tu lo cumples,
Darete paga doblada
Y si tu no lo cumpliesses
Desterrarte de Granada.

La ville est assaillie à l'improviste; toute la population est en grand émoi, et de toutes parts on sonne l'alarme pour annoncer l'attaque des Mores de Grenade

Muy rebuelto anda Jaen;
Rebato tocan a priesa,
Porque Moros de Granada
Les van corriendo la tierra.

Mais les vaillants chrétiens combattent avec furie ; les Mores découragés abandonnent l'attaque , et Jaen a la gloire de sortir victorieuse du combat, " car elle a su se défendre contre une immense multitude de Mores, et elle a fait un grand massacre de cette race de chiens. "

Con gloria queda Jaen
De la pasada pelea,
Pues a tanta muchedumbre
De Mores ponen defensa;
Grande matanza hicieron
De aquella gente perra.

Le romance qui célèbre la défense de Jaen remonte probablement au quinzième siècle; le dernier vers montre que si, depuis fort longtemps, les musulmans nous appellent chiens de chrétiens, les Espagnols pour­raient bien avoir pris l'avance pour traiter avec le même mépris les sectateurs de Mahomet.
Jaen, est le vrai type d' une ville du moyen âge, aux rues tranquilles et désertes ; il en est quelques-unes où n'arrivent guère les rayons du soleil, et où l'herbe pousse haute et plantureuse; parfois nous nous disions que nous étions peut-être les premiers à la fouler. Nous aimions à errer à l'aventure dans ces rues étroites et tortueuses, ou le' bruit de nos pas résonnait dans le si­lence, répété par les échos des murs. Les maisons, presque toutes peintes au lait de chaux, suivant l'usage arabe, ne' sont percées que de rares ouvertures•; de temps en temps nous nous arrêtions pour dessiner les sculptures d'un arceau moresque en fer-à-cheval, - de herradura, comme disent les Espagnols ; ou bien quel­que fenêtre gothique en ogive, au balcon de fer ouvragé, d'où retombaient. en grappes épaisses de ces plantes grasses aux fleurs rouges que les Andalous conservent dans des jarras de Andujar, élégants vases de terre dont cette petite ville a le monopole. Quelquefois la tête d'une brune Andalouse aux cheveux de jais se montrait tout à coup, encadrée par la verdure et les fleurs, et de grands yeux noirs nous regardaient d'un air timide et étonné; mais l'apparition n'était pas de longue durée, et il ne fallait rien moins que le crayon rapide de Doré pour fixer sur le papier une image aussi fugitive.
Un jour, en nous rendant à la cathédrale, nous nous amusâmes à noter les noms de quelques unes de ces rues, qui nous parurent tout à fait pittoresques ; nous nous rappelons, entré autres, la calle de la Mona, la rue de la Guenon, et le callejon Sucio; la ruelle malpropre; il nous sembla même que cette dernière n'était pas tout à fait indigne de son nom.
La cathédrale de Jaen perd plutôt qu'elle ne gagne à être examinée de près; comme le plus grand nombre des églises du midi de l'Espagne, elle a été bâtie sur les fondations d'une ancienne mosquée, dont il ne reste plus la moindre trace; les deux hautes tours qui dominent toute la ville et ont de loin un aspect fort imposant, sont malheureusement d'un goût très-critiquable. L'inté­rieur, assez grandiose du reste, est de cet abominable style churrigueresque dont les ravages se sont particu­lièrement étendus sur l'Andalousie vers le commence­ment du siècle dernier. Mais le véritable intérêt, la curiosité particulière de la cathédrale de Jaen, c'est une relique entourée, dans toute la province, d'une vénéra­tion extraordinaire, et qu'on appelle la Sainte Face, et Santo Rostro, ou simplement cl Santo, de même qu'à Padoue l'église sous l'invocation de saint Antoine' est désignée sous le nom d'il Santo, - le saint par excel­lence. Le Santo Rostro est le linge avec lequel, suivant la tradition, une sainte femme essuya le visage de Notre-Seigneur, ruisselant de sueur et de sang, lorsqu'il montait au Calvaire, et qui aurait conservé l'empreinte de ses traits; d'autres prétendent que c'est le suaire même qui fut placé sur le visage du Sauveur; plusieurs églises, et notamment Saint-Pierre de Rome, prétendent avoir l'honneur de posséder la précieuse relique ; quoi qu'il en soit, celle de la cathédrale de Jaen est telle­ment vénérée, que beaucoup de paysans en portent une petite copie suspendue à leur cou comme un scapulaire. La sainte image, qu'on expose aux regards du public trois fois par an, est entourée d'un grand cadre d'or orné de pierres précieuses d'une très-grande valeur, qui est conservé dans une boîte placée sur l'autel de la Capilla Mayor. Suivant une tradition très-répandue parmi le peuple, le Santo Rostro fut apporté de Rome, il y a plus de cinq cents ans, par saint Eufrasio, patron de Jaen, dont on nous fit remarquer la statue-dans une des chapelles de la cathédrale; saint Eufrasio, suivant la légende populaire, aurait fait le voyage de la Ville Éter nelle à Jaen monté sur les épaules du diable, particu­larité qui est rapportée_ par plusieurs écrivains du pays. Le sacristain nous assura que saint Ferdinand portait le Santo Rostro dans toutes ses expéditions guerrières, ainsi qu'une Vierge qu'il nous fit voir et qu'on appelle la Antigua. 11 est un grand nombre d'églises, en Es­pagne, qui possèdent une Vierge, soit en bois, soit en marbre, qu'on appelle ainsi, et qui, à cause de son anoienneté , attire particulièrement la vénération des fidèles. Nous ferons observer en passant, qu'on nous a montré dans bien des églises d'Andalousie d'autres Vierges en bois ou en ivoire, que le saint guerrier, au dire des sacristains, portait, également avec lui dans ses campagnes; de sorte que, s'il fallait ajouter foi à la tradition, il aurait toujours combattu accompagné d'un véritable musée ambulant.

Linarès et ses mines. -- Baeza la Nombrada; la légende de sainte Ursule et des onze mille vierges. - Ubeda. - Martos; la Peña; Ferdinand et Emplazado et les frères Crabapple; une citation devant le tribunal de Dieu. - Baena; le Cancionero. - Alcala la Real. - La Vega de Grenade; Garcilaso et le grand-maître de Calatrava. - Pinos Puente; Christophe Colomb et le messager d'Isabelle la Catholique.

Tout n'est pas rose dans un voyage en Espagne, sur­tout lorsqu'on a pris son parti, comme nous l'avions' fait, de parcourir les chemins peu frayés; or, il s'agis­sait pour nous, en quittant Jaen, de gagner la petite ville de Baeza. Nous avions frété, pour faire ce trajet d'une douzaine de lieues d'Espagne, une galère soi-di­sant acelerada; mais notre véhicule n'avait en réalité d'accéléré que le nom, et le calesero nous fit parcourir nos doce leguas avec une lenteur tout à fait digne d'un char mérovingien. Il employait en vain toutes les ressources de son éloquence, et les plus riches interjections usitées par les arrieros, sans préjudice des coups de fouet, des coups de bâton, et des petits cailloux habilement lancés dans les oreilles des malheureuses bêtes qui n'en pouvaient mais; en vain aussi chanta-t-il jusqu'au soir tout son répertoire de caleseras. Ces chansons an­dalouses, si, pleines d'entrain et de gaieté, nous firent prendre en patience une des routes les plus monotones et les plus tristes qu'il y ait en Espagne; notre calesero, dont plusieurs couplets obtinrent les honneurs inusités de bis, redoubla de verve et de brio, et nous arrivâmes sans trop d'ennui à Menjivar, une petite ville à quelques centaines de mètres du Guadalquivir.
Nous traversâmes la grande rivière, comme l'appe­laient les Arabes; la grande rivière n'est encore ici qu'un cours d'eau des plus molestes; mais en revanche, plus favorisée que l'Eurotas, elle est bordée de char­mants lauriers roses, verts et chargés de fleurs comme ceux du lac de Côme. La plaine est riante et fertile jus­qu'à Linarès, la ville des mines, au pied de la Sierra Morena : le fer, le plomb, et le cuivre surtout, abon­dent dans les flancs de la sombre sierra, fouillés en tous sens depuis plus de deux mille ans par les générations qui. s'y, sont succédé; le souvenir d'Annibal est resté po­pulaire ici, comme dans d'autres parties de la pénin­sule, et il existe encore d'anciens puits de mine qu'on appelle les pozos de Anibal. Le teint blême et l'air chétif des ouvriers disent assez combien le travail de ces mines est pernicieux pour la santé; cependant il n'est pas douteux qu'elles ne soient encore exploitées dans mille ans d'ici, après avoir vu des milliers de vic­times succomber à la peine.
. Nous partîmes sans regret de Linarès pour Baeza, qui en est éloignée de quelques lieues seulement, et nous passâmes à gué le Guadalimar, dont le nom est pure­ment arabe; on en peut dire autant des rivières de la contrée, comme le Guadalen, le Guadiana, le Guarrizaz, et en général de tous les cours d'eau de l'Andalousie et des provinces d'Espagne autrefois habitées par les Arabes.
Baeza est bâtie dans une situation charmante, sir un coteau assez élevé; c'est le vrai type d'une ancienne petite ville arabe d'Andalousie, avec ses murailles et ses tours hérissées de créneaux; c'était, à l'époque romaine, la Beatia Baetula, près de laquelle Scipion l'Africain pourfendit, si nous en croyons l'histoire, plus de cin­quante mille Carthaginois ; aussi Baeza est-elle très-fière de sa noblesse, comme le montre une inscription qui couronne les armes de la ville, et que nous nous amu­sâmes à copier sur les casas consistoriales : « Je suis Baeza la fameuse, royal nid de faucons; mes vaillants capitaines ont teint de sang l'épée des Maures de Grenade. "

Soy Baeza la nombrada,
Nido real de gavilanes ;
Tiñen en sangre la espada
De los Moros de Granada
Mis valientes capitanes.

En 1239, la ville mauresque fut prise et saccagée par saint Ferdinand, roi de Castille et de Léon; les malheu­reux habitants fugitifs allèrent chercher un refuge à Grenade, où ils peuplèrent un quartier qu'on appela, l'Albayzin, - le faubourg des enfants de Baeza; l'Albayzin, nous l'avons dit précédemment, existe encore et est resté le quartier le plus pauvre de Grenade.
Gaspard Becerra, un des premiers sculpteurs espa­gnols de la Renaissance, naquit à Baeza en 1520; c'est sans doute de lui que sont des sculptures que nous re­marquâmes sur la puerla de Cordoba et sur celle de Ubeda; ces belles sculptures, dans le style moitié espa­gnol, moitié italien de Berruguete, accompagnent l'aigle à deux têtes aux ailes fièrement éployées, et le fameux  PLUS VLTRA,  devise de Charles-Quint.
Baeza revendique encore un autre titre de gloire. Des historiens espagnols affirment qu'elle a donné le jour à sainte Ursule et aux onze mille vierges ses compagnes, appelées aussi les vierges de Cologne parce que les Huns les mirent à mort près de cette ville; il est vrai que d'autres prétendent que la sainte était fille d'un prince de la Grande-Bretagne. Rien n'est plus obscur, du reste, que la vie de sainte Ursule; elle appartient bien plus à la légendé qu'à l'histoire : les uns prétendent que les onze mille vierges se réduisaient en réalité à une seule, parce que la compagne de sainte Ursule s'ap­pelait Undecimilla, mot qui signifie tout simplement en latin, onze mille. Suivant d'autres, l'erreur viendrait de la lecture fautive d'un passage d'un ancien manuscrit portant ces mots : S. VRSVLA et XI M. V., ce qui, au lieu de sainte Ursule et les onze mille vierges, signifierait seulement : sainte Ursule et onze martyres vierges.
Nous n'avons nullement la prétention de vider la ques­tion ; nous nous bornerons à faire observer que le Mar­tyrologe romain mentionne seulement sainte Ursule et ses compagnes, dont il ne détermine pas le nombre. Ce qui est certain, c'est que la légende de sainte Ursule est également populaire dans d'autres pays, notamment en Italie, comme le prouve la superbe suite de tableaux de Vittore Carpaccio qu'on admire dans une des salle du musée de Venise.
Ubeda n'est guère qu'à une lieue de Baeza, mais on nous avait fait une peinture si peu rassurante de la route qui relie ces deux villes, que nous résolûmes de faire cette excursion à pied, car nous n'avions été que trop ballottés et meurtris pendant deux jours de galère. Ubeda est certainement une des villes d'Andalousie où le ca­ractère arabe se soit le mieux conservé; on se demande, en parcourant ces rues étroites, tortueuses et escarpées, dont les vieilles maisons noires se rapprochent parfois au point de se toucher, on se demande pourquoi les habitants ne portent plus le costume arabe, et il semble que l'albornoz blanc du quatorzième siècle aux longs plis flottants, leur irait beaucoup mieux que la veste courte andalouse ornée d'un pot de fleurs dans le dos. On dit qu'Ubeda fut au moyen âge une ville florissante, et que ses murs contenaient une population de soixante­dix mille Mores; elle n'a rien conservé de sa splendeur passée, si ce n'est quelques bas-reliefs de la Renaissance, presque entièrement effacés par les gamins de la ville, qui s'en servent comme de cibles pour exercer leur adresse à lancer des pierres.
Nous devions retourner à Jaen, et de là à Grenade, point .de;: départ de notre grande excursion dans les Alp ijarras nous voulûmes auparavant visiter la contrée montagneuse qui appartenait aux anciens royaumes de Jaen, de Grenade et de Cordoue. Notre première halte fut à Martos, qui a donné son nom à la fameuse Sierra; la ville est bâtie au sommet d'un rocher qu'on appelle la pesa de Martos; les fortifications arabes, par­faitement conservées, surplombent au-dessus du rocher d'une manière effrayante : c'est de là qu'en 1310, les deux frères Pierre et Jean Alphonse de Carbajal furent précipités (desperados) par ordre de Ferdinand IV, roi de Castille et de Léon, et Emplazado, celui qui enleva Gibraltar aux Mores. On raconte que les deux gentils­hommes, avant d'être lancés dans l'abîme, ajournèrent le roi à comparaître devant le tribunal céleste dans trente jours; et en effet, le, délai fatal expiré, il rendit son âme à Dieu; c'est pourquoi il fut surnommé et Empla­zado,c'est-à-dire l'Ajourné. Une inscription, que nous lûmes dans l'église de Santa Marta, rappelle que Pedro y Juan Alfonso de Carbajal, hermanos, comendadores de Calatrava, fueron desperados, y se sepultaron en este entierro.
Après avoir traversé les gorges escarpées de l'âpre et sauvage Sierra de Martos, nous atteignîmes Baena, située au pied du versant occidental de la montagne, et qui appartient à la province de Cordoue. La petite ville de Baena serait à peine connue si un juif du quinzième siècle n'avait illustré son nom : c'est Juan Alfonso de Baena, à qui l'on doit le fameux Cancionero, un des plus importants recueils de poésies du moyen âge. Un quartier de Baena a conservé son nom arabe d'Al medina (la ville); on y jouit d'un des plus beaux points de vue: dont nous ayons conservé le souvenir; les hautes montagnes de la province de Cordoue, et plus loin les cimes dentelées et bleuâtres de la Sierra Morena, se détachant dans les chaudes vapeurs de l'horizon, en font un des plus vastes panoramas qu'il y ait au monde.
Nous arrivâmes le lendemain à Alcala la Real, après avoir chevauché du soir au matin par des chemins très­pittoresques, mais abominables, et maudissant nos mules, les plus rétives sans aucun doute de toute l'An­dalousie; du reste, la vue d'une des plus charmantes villes d'Espagne nous fit promptement oublier nos fati­gues : du haut de la vieille tour de la Mota, construite au sommet du coteau en forme de pain de sucre sur lequel est construite la ville, nous découvrions une immense étendue, jusqu'aux plaines de la Vega, au milieu desquelles s'élèvent les collines de Grenade.
Alcala, située à plus de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, est une des villes les plus élevées d'Andalousie; aussi c'était, à l'époque des guerres entre les Mores et les chrétiens, une position des plus importantes. Alphonse XI fit en personne le siège d'Alcala, et s'en rendit maître en 1340, ce qui valut à la ville le titre de Royale, qu'elle porte encore ; plus tard les rois catholiques Ferdinand et Isabelle l'appelèrent très-noble et très-royale, la clef, la garde et la défense des royaumes de Castille et de Léon.
Si d'anciennes constructions moresques donnent à Alcala la Real un aspect mahométan, les noms de ses places sont en revanche des plus catholiques, et mon­trent que l'ancienne ville d'Ibn Saïd est aujourd'hui tout à fait orthodoxe : nous remarquâmes en effet la Plaza de la Consolation, celles del Rosario (du chapelet), de las Angustias et autres dont les noms n'étaient pas moins mystiques.
A quelques lieues d'Alcala la Real, après avoir par­couru d'effrayants sentiers dans la montagne, et traversé Illora, bâtie au sommet d'un roc comme un nid d'aigle, nous redescendîmes dans la plaine, et la Sierra Nevada nous apparut tout à coup à un détour du chemin, for­mant avec ses hautes cimes neigeuses la plus splendide toile de fond que puisse rêver un décorateur.
Nous étions dans cette fameuse vegà de Grenade, tant célébrée par les poètes, dans cette Vega qui fut pendant des siècles comme un immense champ de bataille, et où les souvenirs de tous genres abondent pour ainsi dire à chaque pas : c'est au milieu des plaines que nous foulions que le vaillant Garcilaso gagna son titre, dans un glorieux combat en champ clos contre un More, un païen, comme l'appelle un ancien romance

Garcilaso de la Vega
Desde alli intitulado
Porque en la Vega hiciera
Campo con aquel pagano

La Vega, sous les rois de Grenade, était le théâtre des galants tournois de la chevalerie moresque ; Aben Amar et Alabez y exerçaient leurs palefrois, et y faisaient flotter les riches étendards de leurs lances, brodés par les blanches mains de leurs bien-aimées.

Gran fiesta hazen los Moros
Por la Vega de Granada,
Robolviendo sus cavallos;
Jugando van de las lanças,
Ricos pendones en ellas
Labrados por sus amadas.

Perez de Hita célèbre encore les exploits du grandmaître de Calatrava, ce brave chevalier dont la lance traversait de part en part les portes bardées de fer , et qui courait sus aux Mores à travers la Vega de Grenade

Ay Dios ! Que buen cavallero,
El Maestre de Calatrava,
Y quan bien corre los Moros
Por la Vega de Granada!

On prétend que Vega signifie en arabe une plaine fertile : jamais étymologie ne fut mieux justifiée , et celle-ci est d'accord avec l'ancien poète espagnol qui appelle la fraîche et bienheureuse Vega une douce récréation pour les dames, et pour les hommes une gloire immense

Fresca y regalada Vega,
Dulce recreacion de damas
Y de hombres gloria inmensa!

Les derniers rayons du soleil couchant coloraient en rose les cimes les plus élevées de la Sierra Nevada quand nous arrivâmes à Pinos Puente : c'est sur le pont de Pinos que Christophe Colomb fut rencontré, au mois de février 1492, par un messager envoyé vers lui par Isabelle la Catholique, alors au camp de Santa Fé, devant Grenade ; la reine avait d'abord refusé d'écouter les propositions du grand homme qui voulait lui donner un nouveau monde , et Colomb s'éloignait du camp le coeur ulcéré, quand Isabelle, s'étant ravisée, envoya ce courrier sur ses pas.
Après avoir quitté Pinos Puente, nous passâmes près du Soto ou Bois de Roma, situé au pied de la Sierra de Elvira, à trois lieues 'de Grenade, et traversé par le Genil; ce domaine qui contient, dit-on, près de deux mille hectares, fut donné par les Cortès au duc de Wellington à l'époque de la guerre de l'indépendance ; il appartient encore à sa famille , et est administré par un Anglais.
Nous continuâmes à cheminer près d'une heure dans la Vega; bientôt nous apercûmes la colline de l'Alhambra et ses tours, et peu de temps après nous entrions pour la seconde fois dans Grenade.

Départ de Grenade pour les Alpujarras. - Alhendin; Et ultimo suspiro del Moro; la fin de Boabdil. - L'insurrection des Morisques. - La vallée de Lecrin. - Fernando de Valor. - La guerre dans les Alpujarras. - Padul. - Durcal. - Ginez Perez de Hita, soldat et historien. - Lanjaron, le paradis des Alpujarras. - Le Barranco de Poqueira. - Ujijar. - La Sierra de Gader. - La Puerto del Lobe. - Le Rio Verde et la Sierra Bermeja.. - Berja. - Un mendiant centenaire.

Grenade est une de ces villes qu'on ne quitte qu'à regret : nous ne devions nous y arrêter à notre retour que pour prendre le repos nécessaire, et préparer notre expédition dans les Alpujarras; mais l'Alhambra et le Généralife, les promenades au Sacro Monte et sur les bords du Genil nous retenaient comme malgré nous dans la poétique cité de Boabdil. Il fallut cependant songer au départ : nous nous mîmes donc en quête d'un guide notre ami Ramirez, le vieux nevero de la sierra Nevada, nous aurait convenu à merveille, mais ne pouvant entreprendre avec nous une aussi longue excursion, il nous mit en rapport avec un de ses camarades, et il se chargea de nous procurer les mulets qui devaient nous servir de montures et porter les alforjas aux provisions ; Manuel Rojas , dit Jigochumbo, surnom andalous qui lui venait sans doute de son teint, semblable au fruit du cactus, nous était recommandé comme un buen mozo, - un bon garçon , et il fut convenu qu'il nous servirait de guide à travers la partie la plus sauvage de l'Espagne, jusqu'à Almeria.
Nous quittâmes Grenade de bon matin, pour éviter la grande chaleur, et tout en retournant de temps en temps la tête pour dire adieu à l'Alhambra et aux Torres Bers mejas que doraient les premiers rayons du soleil, nous commençâmes à cheminer à l'ombre des verts mûriers de la Vega. Après quelques heures de marche, nous atteignîmes la petite ville d'Aldenhin , située au sommet d'un rocher sauvage, comme la sentinelle avancée des Alpujarras. Lorsque le malheureux Boabdil, après avoir rendu aux rois catholiques la capitale de son royaume, prit le chemin de l'âpre contrée montagneuse qui lui avait été abandonnée comme fief parles vainqueurs, il s'arrêta quelques instants à Alhendin, le dernier point d'où il pût apercevoir Grenade; on nous conduisit à l'endroit où la tradition prétend qu'il fit arrêter son cheval pour jeter un regard d'adieu sur sa chère capitale perdue, qu'il ne devait plus revoir. On assure qu'en regardant pour la dernière fois le paradis terrestre qu'il allait quitter pour une terre ingrate et sauvage, il s'écria : « Allah akhbar! - Dieu est grand, et que son vizir Jousouf abou Tomixa, qui l'accompagnait, lui dit : Réfléchissez, seigneur, que les grandes infortunes, pourvu qu'on les supporte avec force et courage, rendent les hommes aussi fameux dans l'histoire que les plus grandes prospérités! -Hélas, répondit Boabdil, quelles adversités égalèrent jamais les miennes? et un torrent de larmes s'échappa de ses yeux: c'est alors que sa mère Ayesha se serait tournée vers lui en s'écriant :

« Pleure comme un enfant ton royaume, puisque tu n'as pas su le défendre comme un homme ! »

Rien, fort heureusement, ne prouve l'authenticité de ces paroles cruelles, bien peu dignes d'une mère qui n'était pas étrangère aux malheurs de son fils; quoi qu'il en soit, le rocher est encore appelé El ultimo sus piro del Moro, - le dernier soupir du More, ou la cuesta de las lagrimas, - la côte des larmes.
On assure que lorsque le mot d'Ayesha fut rapporté à Charles-Quint, l'empereur répondit qu'elle avait eu raison , et qu'une tombe dans l'Alhambra valait mieux pour un roi qu'un palais dans les Alpujarras.
On n'est pas d'accord sur la fin de Boabdil. Marmol Caravajal prétend qu'il passa en Afrique, et qu'il fut tué dans une escarmouche en défendant la cause d'un petit prince avec plus d'énergie qu'il n'avait défendu la sienne propre; mais il est plus probable, comme l'a montré le savant orientaliste Pascual de Gayangos, que le pauvre exilé, après avoir débarqué à Melilla, sur la côte d'Afrique, se dirigea vers Fez ; il y vécut tristement , regrettant toujours son beau royaume; on ajoute que pour se rappeler le temps de sa grandeur il fit construire plusieurs palais à l'imitation de ceux de Grenade.
Il mourut en 1538, laissant deux enfants mâles, et ses descendants furent réduits à la nécessité de vivre des charités allouées aux fakirs et aux pauvres sur les revenus des mosquées!
Telle fut la fin lamentable des rejetons d'une famille royale, des fils du dernier des princes musulmans qui ait régné en Espagne.
Un auteur espagnol, Gonzalo Argote de Molina, rapporte des fragments de poésies qu'il attribue à l'ancien roi de Grenade : «  0 roi Boabdeli, l'Alhambra et ses châteaux t'accusent en pleurant de leur perte ! Qu'on m'amène mon cheval ! Qu'on m'apporte mon bouclier bleu ! Je veux aller combattre; je veux délivrer mes enfants qui sont à Guadix, et ma femme qui est à Gibraltar ! » 
Nous quittâmes Alhendin de bonne heure, après avoir donné un peu de repos à nos montures, qui devaient nous conduire le soir même jusqu'à Padul, une petite ville des Alpujarras. Cette contrée montagneuse, qu'on appelle également la Alpujarra, est une des plus intéressantes , et cependant une des moins connues de la Péninsule ; ses vertes vallées et ses montagnes inaccessibles étaient encore, quatre-vingts ans après la reddition de Grenade, le théâtre de combats acharnés entre les Espagnols, qui avaient enfin reconquis le seul coin de leur pays resté au pouvoir des musulmans venus d'Afrique, et les derniers Mores de Grenade, qui défendirent avec un acharnement dont l'histoire offre bien peu d'exemples, une terre qu'ils regardaient avec raison comme leur patrie, puisqu'elle était depuis près de huit siècles au pouvoir de leurs ancêtres.
On désigne sous le nom d'Alpujarras une vaste contrée qui appartient en partie à la province de Grenade et à celle d'Almeria, et dont le territoire occupe une vingtaine de lieues de longueur de l'est à l'ouest, de Motril à Almeria, parallèlement à la mer; et douze ou quinze lieues de large du nord au sud, depuis la longue chaîne de la sierra Nevada jusqu'à la côte de la Méditerranée qui fait face à l'Afrique. Le nom du pays vient, dit-on, d'Ibrahim Alpujar, un des premiers chefs arabes qui l'occupaient ; il est cependant plus vraisemblable que la véritable étymologie est Al bug Scharra, c'est-à-dire, en arabe, montagne couverte d'herbes et de pâturages. Dès 1490, après la prise de Baza, les rois catholiques s'emparèrent d'une partie des Alpujarras, mais ils avaient à faire à des montagnards indomptables qui ne tardèrent pas à s'insurger; peu d'années après la chute de Grenade, en 1500 et en 1502, une nouvelle insurrection éclata, et c'est à Alhendin que Ferdinand et Isabelle réunirent l'armée destinée à la combattre; c'est là que , suivant le romance populaire, le roi s'adressa ainsi aux chevaliers qui l'entouraient :

Cual de vos otros, amigos,
Ira a la sierra mañana
A poner mi real pendon
Encima de la Alpujarra?

" Qui de vous, mes amis, ira demain matin à la sierra, et posera mon royal étendard au sommet de l'Alpujarra? "
L'entreprise était périlleuse : chaque buisson de la montagne cachait un ennemi ; on hésitait à répondre , car chacun tremblait : a todos tiembla la barba. Enfin don Alonzo se lève

Aquesa empresa, senor,
Para mi estaba guardada,
Que mi senora la Reyna
Ya me la tiene mandada.

" C'est à moi, seigneur, qu'était réservé l'honneur de cette entreprise, car la reine, ma maîtresse, m'a déjà ordonné de partir. "
Calderon, dans une de ses innombrables pièces, a célébré la Alpujarra, dont les montagnes lèvent fièrement la tète vers le soleil; il la compare à un océan de rochers et de plantes, où les villages semblent flotter comme des vagues d'argent :

La Alpuxarra, aquella sierra
Que al sol la cerviz levanta,
Y que, poblada de Villas,
Es mar de peñas y plantas
Adonde sus poblaciones
Ondas navegan de plata.

Peu de temps après avoir quitté Alhendin, nous entrâmes dans la vallée de Lecrin, dont le nom signifie, en arabe, la Vallée d'Allégresse; jamais nom ne fut mieux mérité, et nous fûmes étonnés de trouver, au milieu d'une contrée aussi sauvage, cette verte et charmante vallée, où les oliviers, les amandiers, les citronniers et les orangers sont arrosés, pendant les plus fortes chaleurs, par des courants d'eau vive qui descendent de la montagne, et qu'entretiennent ces énormes amas de neige qu'on appelle dans le pays des ventisqueros.
La vallée de Lecrin fut un des principaux centres de la grande insurrection des Mores de Grenade, et ses champs aujourd'hui si frais et si tranquilles furent arrosés, au seizième siècle , du sang de bien des milliers d'hommes; la résistance était tellement acharnée, que l'énergie et le carnage des Espagnols venaient se briser contre le désespoir des révoltés. Les atrocités les plus révoltantes furent commises des deux côtés; on était arrivé à ne plus faire ni trêve ni quartier : à Guecija, les Mores s'emparèrent des moines du couvent des Augustins et les firent bouillir dans l'huile; à Mayrena, la garnison espagnole s'étant retirée, les habitants bourrèrent de poudre le curé, et, au moyen d'une mèche, le firent éclater comme une bombe.
Les Mores de Canjayar sacrifièrent des enfants sur l'étal d'un boucher,' et ayant égorgé deux chrétiens, ils mangèrent le coeur de l'un d'eux. Le curé de ce bourg, qui s'appelait Marcos de Soto, fut traîné de force dans l'église, en compagnie de son sacristain, auquel on ordonna de sonner les cloches pour appeler tous les habitants. Quand ils furent tous réunis dans l'église, ils passèrent chacun à leur tour devant le malheureux curé, l'un lui tirant les cheveux et les cils, l'autre lui assénant un coup de poing ; quand on l'eut abreuvé de toutes sortes d'insultes, deux Mores -lui coupèrent, avec un rasoir, les doigts des_ pieds et ceux des mains; un autre lui arracha les yeux, et, les lui mettant dans la bouche, lui dit :

" Avale ces yeux qui nous surveillaient!. "

Ensuite, un autre More lui ayant coupé la langue avec son alfanje

" Avale cette langue qui nous dénonçait! "

Enfin, pour assouvir leur vengeance avec une nouvelle atrocité, on lui arracha le coeur et on le donna à manger aux chiens.
Cette terrible insurrection des derniers Mores de Grenade., que les Espagnols appelaient -par dérision Moriscos, avait été organisée à Grenade même, dans le quartier de l'Albayzin, avec tant de secret que Philippe II n'en fut instruit que quand toutes les Alpujarras étaient déjà en armes. Le premier chef des révoltés fut un jeune homme de vingt-deux ans, beau et hardi, descendant des califes Ommiades, qui avait embrassé le christianisme sous le nom de Fernando del Valor, et qui passait pour bon chrétien. La révolte gagna d'abord toute la vallée de Lecrin; puis s'étendit rapidement dans les douze tahas ou districts des Alpujarras, jusqu'à Almeria. Fernando del Valor quitta alors son nom de chrétien pour prendre celui de Muley-Mohammed-Aben Humeya que portaient ses ancêtres, et il prit le titre aussi de roi de Grenade et d'Andalousie. C'était un chef de partisans habile et courageux; mais ses premiers succès lui firent perdre la tête : il se crut déjà-puissant, il voulut avoir une cour et jouer au souverain. Hurtado de Mendoza, un des historiens de la révolté des Mores, raconte dans sa Guerra de Granada, qu'il avait un harem, et donne des détails assez curieux sur une de ses femmes, la belle Zahara, de naissance noble, habile à danser les zambras à la morisque, à chanter les leylas et à jouer du luth, et qui, ajoute-t-il, se parait avec plus d'élégance que de modestie.
Le règne d'Aben-Humeya ne fut pas de longue durée; les Espagnols avaient mis sa tête à prix et la division ne tarda pas à s'introduire clans son camp; il avait pour rival un autre chef des révoltés nommé Farrax-Abencerrage; c'était un homme sanguinaire, qui avait fait décapiter trois mille* Espagnols en un seul jour, et il ne pouvait s'accorder avec Aben-Humeya, qui était doux et humain, et avait défendu d'égorger les femmes et les enfants; celui-ci fut surpris un jour par des conjurés à la tête desquels se trouvait un certain Aben-Abou, un autre compétiteur, et qui se mirent en mesure de l'étrangler :
" Je saurai mourir avec courage, " leur dit-il, et il se passa lui-même le lacet autour du cou.
On prétend qu'en mourant il se fit chrétien; son corps, jeté dans un égout, en fut retiré et on l'enterra à Guadiz, sous son ancien nom de Fernando de Valor.
Le bourg de Padul, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, eut beaucoup à souffrir à l'époque de la guerre des Morisques, et il est d'un aspect si misérable, qu'on pourrait croire qu'il s'en ressent encore; la posada où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit était à peine pourvue des choses les plus nécessaires, et nous aurions fait un maigre souper sans les provisions dont nous avions eu soin de bourrer nos alforjas. Nous quittâmes de bonne heure Padul, dont la campagne fertile et verdoyante nous fit oublier une mauvaise nuit passée sur des lits trop durs; les champs étaient pleins d'arbres fruitiers; les grenadiers succombaient sous le poids de leurs fruits rouges; de temps en temps nous rencontrions des laboureurs, à peu près les seuls habitants de la contrée, et nous échangions le fraternel salut d'usagé Vayan ustedes con Dios ! Quant aux brigands, nous n'en rencontrâmes aucun; notre guide nous assura, il est vrai, qu'on parlait encore dans le pays d'une bande qui exploitait autrefois les Alpujarras sous la conduite de Manuel Borrasco; il est probable que ledit Borrasco n'a pas eu de successeurs dans un pays où la rareté des voyageurs doit rendre le métier trop peu lucratif, et où les bandoleros auraient été réduits à la triste nécessité de se voler entre eux .
Nous fîmes halte pour déjeuner à la venta de los Mosquitos (l'auberge des moustiques), dont le nom de mauvais augure n'était que trop justifié; c'est à peine si, dans ce coupe-gorge dénué de tout et d'une saleté repoussante, nous pûmes obtenir des oeufs et du feu pour les faire cuire; car la nécessité nous avait rendus quelque peu cuisiniers. Doré, qui sait son Homère par coeur, essayait de relever à nos yeux d'aussi triviales occupations, en nous assurant qu'Eumée savait très-bien faire rôtir un porc, et que le bouillant Achille, aidé de Patrocle, avait, de ses mains héroïques, préparé sous sa tente un festin pour les députés d'Agamemnon .
La petite ville de Durcal, où nous nous arrêtames ensuite, et qui est entièrement habitée par des labradores qui cultivent les environs, est située au pied du cerro de Sahor, un contre-fort de la Sierra Nevada; Marmol raconte de terribles combats que les Espagnols livrèrent aux Morisques près de cette ville; Philippe II, voulant abattre l'insurrection par un coup terrible, avait donné le commandement des troupes au marquis de Los Veles, qui commença une guerre à feu et à sang, et reçut bien tôt des Mores le surnom du diable à la tête de fer; les soldats voulaient venger leurs frères, car le marquis de Sesa, qui était entré dans les Alpujarras avec dix mille hommes, n'en avait plus que quinze cents. Les siéges faits parles Espagnols étaient toujours suivis de talas : ce genre d'expédition, qui exigeait au moins. deux mille hommes, consistait à détruire les arbres, les moissons et même les maisons du pays. " Une nuée de sauterelies qui s'abat sur un pré n'y fait pas plus de ravages, dit Marmol, que n'en firent nos troupes affamées dans les jardins où elles campèrent; au bout d'une heure, on n'y aurait pas trouvé une feuille verte. b En moins d'un mois, dix mille Morisques furent massacrés ou réduits en esclavage; il y eut, ajoute-t-il, plus de quatre-vingts actions de guerre. Des villages entiers furent dépeuplés; les habitants d'Alhendin, par exemple, furent transportés en masse à Montiel, dans la Manche; de là vient qu'à l'époque de Cervantès les Morisques étaient si nombreux dans le pays de Don Quichotte.
Ginez Perez de Hita, un des historiens de ces guerres terribles, avait fait partie de l'expédition comme soldat : " Les Espagnols, dit-il, ne rêvaient que massacre et pillage; ils étaient tous voleurs, et moi le premier, ajoute-t-il naïvement; on mettait la main sur la ferraille, sur les fruits, sur les chats, pour ne pas perdre l'habitude du vol. Après le sac du château de Jubilez, un millier de femmes moresques et trois cents hommes furent froidement égorgés; les Mores se défendaient avec l'énergie du désespoir; quand les armes leur manquaient et qu'ils avaient épuisé leurs flèches empoisonnées, ils faisaient rouler sur leurs ennemis des quartiers de rochers; les femmes et les enfants se lançaient intrépidement sur les Espagnols, et cherchaient à les aveugler en leur lançant du sable dans les yeux; on vit des Mores enfouir leurs filles vivantes sous la neige, pour les empêcher de tomber aux mains des Espagnols. L'historien que nous venons de citer raconte qu'il trouva un jour, sur le chemin de Filix, une femme couverte de blessures, étendue sans vie à côté de six de ses enfants ; pour sauver sa plus jeune fille, qu'elle nourrissait encore, elle s'était couchée sur elle, essayant de la couvrir de son corps; les soldats achevèrent la mère dans cette position, laissant la petite fille baignée de sang dans les bras de sa mère et la croyant également morte; il ajoute qu'il emporta la pauvre petite et qu'il parvint à la sauver.
Ginez Perez raconte plus loin une histoire des plus dramatiques : " Deux soldats espagnols, après avoir pillé la maison d'un riche Morisque, où ils avaient détruit ce qu'ils ne pouvaient emporter, découvrirent une jeune fille d'une beauté merveilleuse, qui avait espéré échapper à leurs recherches. Ils mirent en même temps la main sur elle, chacun voulant s'assurer la possession d'un pareil trésor; mais comme ils ne pouvaient tomber d'accord, ils finirent par tirer leurs épées, encore rouges du sang du père qu'ils avaient tué.
" En ce moment survint un troisième soldat : celui-ci, les voyant sur le point de s'égorger, eut l'idée de mettre fin à leur querelle en en faisant disparaître l'objet ; il se dirigea donc vers la jeune fille et l'étendit morte de deux coups de poignard dans le sein. C'était à faire pitié au ciel.
" Après avoir frappé, le misérable ajouta froidement : Il n'était pas juste que deux braves soldats risquassent leur vie pour si peu de chose! " Mais les deux soldats, indignés de tant de cruauté et courroucés de voir cette pauvre innocente étendue dans son sang, se réunirent contre lui.
" Ta méchanceté ne restera pas impunie, lui direntils, monstre infernal qui as privé la terre du plus précieux présent du ciel! "
" Sur quoi ils le percèrent de coups d'épée, et ils sortirent désolés de la maison où ils laissèrent, à côté de l'assassin, la belle jeune fille que la mort même embellissait; on l'aurait prise pour un ange endormi. "
Avant d'arriver à Lanjaron, nous passâmes le puente de Tablate, hardiment jeté à une hauteur effrayante sur un ravin profond ; en 1569, ce pont était défendu par les Morisques avec tant d'acharnement, que les troupes espagnoles hésitaient à l'attaquer; un moine franciscain, nommé Cristoval de Molina, pour faire honte aux soldats de leur peu de courage, prit d'une main un bouclier et une épée, de l'autre un crucifix, et s'avança intrépidement ; alors les soldats le suivirent et le pont fut emporté.
Lanjaron est une petite ville dans une situation délicieuse, au pied de la colline de Bordayla, sur le versant méridional de la Sierra Nevada; c'est à Lanjaron que finit la fertile vallée de Lecrin ; on l'a appelée et paraiso de las Alpujarras, nom que justifie parfaitement sa position pittoresque. Ce fut une des premières villes de la vallée de Lecrin qui se révoltèrent contre les Espagnols, et elle eut beaucoup à souffrir de la guerre; on dit qu'elle resta déserte pendant quatre-vingts ans, jusqu'à ce qu'on fit venir, pour la repeupler, cinquante habitants de l'intérieur de l'Espagne. Lanjaron est aujourd'hui- la première ville des Alpujarras; ses maisons à deux étages, à toits plats, sont blanchies au lait de chaux à la moresque, et ont un aspect de gaieté qui manque aux autres villes de la contrée; nous y rencontrâmes quelques personnes venues d'Almeria et de Grenade, pour fuir la chaleur et prendre les eaux minérales.
En nous rendant de Lanjaron à Orgiva, nous traversâmes un pays sauvage et très-accidenté; de temps en temps un vieux château moresque abandonné découpait sa silhouette sur les grandes masses du Mulahacen et de la Veleta; les paysans que nous rencontrions, sans avoir rien d'hostile, nous regardaient d'un air farouche et étonné.
Orgiva, que nous atteignîmes ensuite, est un gros bourg bâti au pied du haut Picacho de, Veleta; ce fut, pendant quelque temps, la seule place où les chrétiens se défendirent pendant la guerre des Alpujarras. Pour profiter de quelques heures de halte que notre arriero nous demandait pour ses mules qui n'en pouvaient mais, nous fîmes un détour à pied jusqu'au barranco de Poqueira; c'est un des sites les plus effrayants que l'imagination puisse rêver . à l'extrémité d'un défilé qui s'ouvre entre deux hautes murailles de rochers à pic, s'ouvre un immense abîme dont la vue nous donna le vertige; des nuages noirs s'élevaient au-dessus des plateaux abrupts qui couronnent le barranco et se confondaient avec la fumée épaisse des feux allumés par les neveros; un ciel orageux donnait à ces rochers, d'un gris de plomb, aspect plus sombre et plus sinistre encore; aussi Doré ne voulut-il pas manquer cette occasion d'enrichir son album d'un dessin.
La nature devient de plus en plus sauvage jusqu'à Ujijar, la ville la plus centrale et l'ancienne capitale des Alpujarras; on prétend que plusieurs familles du pays descendent de Morisques restés après la guerre; c'est dans Ogixar la nombrada, - la fameuse, tant célébrée dans les romances, que fut tué Don Alonzo quand il se dévoua pour aller planter l'étendard royal au sommet de l'Alpujarra :

Don Alonzo, don Alonzo,
Dios perdone tu Alma,
Que te mataron los Moros,
Los Moros de Alpujarra!

En quittant Ujijar, nous continuâmes à trouver les plus splendides paysages au milieu d'une contrée toujours féconde en souvenirs historiques ; quelques endroits portent encore des noms sinistres, comme la cueva del Ahorcado, - la grotte du pendu,-- et Alcocer al Canjayar, dont le nom signifie, dit-on, en arabe, le plateau de la faim. C'est près de 1à qu'est situé Valor, le fief de Fernando , celui qui se fit appeler, pendant quelques mois, roi de Grenade et d'Andalousie; nous avons raconté comment il fut trahi et assassiné. Aben Abou, qui lui succéda, était natif de Mecina de Bombaron, un village près duquel nous passâmes; il ne tarda pas à éprouver le sort qu'il méritait : trahi à son tour, il fut vendu, en 1571, pour la somme de vingt mille maravedis, par un de ses affidés, nommé El Seniz, qui le frappa lui-même de la crosse de son escopette, dans une grotte qui lui servait de refuge.
" Le pasteur n'a pu rapporter la brebis vivante, dit l'infâme El Seniz en livrant son corps aux Espagnols, il en apporte la toison. "
Le corps d'Aben Abou fut porté à Grenade et livré aux enfants, qui le mirent en quartiers et le déchirèrent; la tête fut enfermée dans une cage de fer qu'on plaça audessus de la porte Bib-Racha, avec cette inscription :

"Esta es la cabeza del traidor Aben Aboo; nadie la quite so pena de muerte - (Cette tête est celle du traître Aben Aboo ; que personne ne l'enlève, sous peine de mort)"

La défense fut respectée longtemps, car, en 1599, la tête d'Aben Aboo était encore à la même place.
La trahison d'El Seniz ne lui profita guère, car il mourut bientôt à Guadalajara, écartelé comme voleur de grand chemin.
Après avoir gravi pendant plusieurs heures ces pentes escarpées qu'on appelle ramblas, nous arrivâmes à Berja, au pied de la Sierra de Gador; nous devions bientôt quitter les Alpujarras , non sans emporter les meilleurs souvenirs de ses paysages étranges et de ses poétiques montagnes ; le Puerto del Lobo (la Gorge du Loup), par exemple, étroit défilé entre deux gigantesques rochers qui-paraissent se précipiter l'un sur l'autre, - ou la Sierra Bermeja, - la montagne vermeille, au pied de laquelle coule le Rio Verde, - la rivière verte, dont les ondes cristallines, dit un ancien romance, furent autrefois teintes en rouge par le sang de tant de chevaliers mores et chrétiens :

Rio verde, rio verde,
Tinto vas en sangre viva;
Entre ti y Sierra Bermeja
Murio gran cavalleria !
Cuanto cuerpo en ti se balla
De Cristianos y de Moros;
Y tus ondas cristalinas,
De roja sangre esmaltan !

La Sierra de Gador est très-renommée pour ses mines de plomb, oui étaient déjà exploitées à l'époque ro maine; elles sont encore aujourd'hui tellement riches, qu'un dicton local prétend que la montagne renferme plus de plomb que de pierres. Cette Sierra, qui après de deux mille cinq cents mètres d'élévation, est une des plus hautes montagues de la contrée accidentée et sauvage qui s'étend le long du littoral de la Méditerranée. Bien que depuis des siècles les flancs de la Sierra aient été fouillés dans tous les sens par d'innombrables mineurs, ses richesses ne paraissent pas devoir s'épuiser de sitôt, car le minerai donne encore aujourd'hui du plomb dans une proportion très-considérable.
Au pied des derniers contre-forts de la Sierra de Gador s'élève la jolie petite ville de Berja, dont l'activité industrielle contraste avec l'aspect paisible et patriarcal des villes des Alpujarras. Sa fondation remonte, dit-on, au temps de la conquête romaine, et elle a conservé son ancien nom de Bergi. Berja est une ville habitée en grande partie par les familles des mineurs ; on prétend que ces derniers ne vivent pas très-vieux; le pays passe cependant pour être très-salubre. Nous nous souvenons d'un mendiant aveugle que nous rencontrâmes, et. qui avait, nous assura-t-il, cent trois ans accomplis; ce brave homme, drapé dans une manta rapiécée, marchait en s'appuyant d'une main sur sa petite fille, et de l'autre sur un long bâton : c'étaient OEdipe et Antigone en costume andalou.
La fatigue commençait à nous gagner quand-nous quittâmes Berja; aussi fûmes-nous ravis quand nous aperçûmes enfin l'immense nappe d'azur de la Méditerranée; quelques heures plus tard, nous franchissions les vieilles portes arabes d'Almeria.

Ch. DAVILLIER.

(La suite à la prochaine livraison.)


VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.

GRENADE

1862. - DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INEDlT DE M. CH. DAVILLIER.


I

Almeria; le Sacro-Catino des Génois. - Une pièce de Calderon : Tuzani Ie Morisque et Don Juan d'Autriche. - Adra. - Motril. - Salobrena et Salambo. - Atmunecar. - Velez-Malaga; végétation tropicale : le coton et la canne à sucre. - Ferdinand le Catholique et Garcilaso de la Vega.

Le séjour d'Almeria nous parut, après notre fatigante excursion dans des Alpujarras, d'une mollesse incomparable; les lits de la fonda Malagueña nous semblaient excellents et la cuisine à l'huile succulente. Notre première visite fut pour de port, où nous pûmes étudier dans toute leur pureté des Andalous de la côte de da Méditerranée; la plupart des gens que nous rencontrions, basanés comme des Africains, auraient polit; i1 merveille le burnous, et plus d'un, très probablement descendait des anciens sujets de Boabdil, la plupart des femmes ont un type moresque très prononcé, et la mantille noire leur sied à ravir.
Almeria, avec ses maisons blanches surmontées de toits plats et de terrasses, a un aspect tout à fait arabe; ses rues étroites, tortueuses et. escarpées rappellent beaucoup certains quartiers d'Alger; la plupart des rez-de-chaussée sont ouverts, et on y voit souvent des femmes accroupies à da manière orientale et occupées à fabriquer des esteras de esparto ou tapis de jonc, dont on fait usage dans toute l'Andalousie. Quoique las mines des environs donnent à 1a ville une certaine activité, elle est bien loin d'avoir aujourd'hui la même importance qu'autrefois ; elle passe pour être plus ancienne que Grenade, et il y a même à ce sujet un dicton populaire :

Cuando Almeria era Almeria Granada era su alqueria.

C'est à dire que quand Almeria était Almeria, Grenade n'était encore que sa métairie. On nous fit voir une partie des murailles dépendant de l'ancienne enceinte, qui est probablement de construction phénicienne et sui laquelle se sont élevées depuis des constructions arabes.
Almeria, dont le nom signifie, dit-on , miroir de mer, appartenait aux Arabes dès l'an 766, et devint la capitale d'un royaume qui subsista jusqu'au milieu du douzième siècle ; son port était alors un repaire de pirates qui infestaient toute la Méditerranée ; les Espagnols en firent le siège en 1147, et s'en emparèrent avec l'aide des Pisans et des Génois ; les vainqueurs se partagèrent un riche butin, et on assure que, dans la part échue à ces derniers, se trouvait une coupe d'émeraude dont NotreSeigneur, suivant la tradition, s'était servi à la sainte Cène; cette relique, connue à Gènes depuis des siècles sous le nom du Sacro-Catino (la coupe sacrée), y fut considérée longtemps comme le plus précieux trésor de la ville ; suivant une autre tradition, elle aurait été prise à Césarée à l'époque des croisades et aurait fait partie des présents apportés à Salomon par la reine de Saba; ou bien encore, ce serait le Saint-Graal, le vase mystique à la recherche duquel le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde entreprirent tant d'expéditions. Autrefois on montrait de loin au public le Sacro-Catino dans les occasions solennelles, et il y avait les peines les plus sévères contre celui qui aurait osé le toucher. Quelques voyageurs du siècle dernier, l'abbé Barthélemy entre autres, avaient osé élever des doutes au sujet de la fameuse relique ; ces doutes furent confirmés lorsque, sous Napoléon 1er, la prétendue coupe d'émeraude fut portée à Paris : on s'aperçut facilement qu'au lieu d'une pierre précieuse c'était une coupe de verre antique. En 1815 elle fut renvoyée à Gênes et se cassa pendant le trajet; nous avons pu voir moyennant rétribution, dans le trésor de la cathédrale, les fragments du Sacro-Catino ornés d'une monture en or.
Almeria et ses huertas, ses fertiles jardins, sont souvent chantés dans les romances moresques; la belle Galiana, la bien-aimée d'Aben-Amar, qui fit pour elle de si étranges choses, était fille de l'alcayde d'Almeria :

En las huertas de Almeria
Estava et moro Aben-Amar,
Frontero de los palacios
De la mora Galiana.

A l'époque de la guerre des Alpujarras, le rio d'Almeria fut une des dernières parties (lu pays qui se rendit. aux Espagnols, et il fallut l'arrivée de Don Juan d'Autriche pour le soumettre. Calderon a tiré, d'un des épisodes de cette guerre, le sujet d'une (le ses pièces : Amar despues de la muerte, y et sitio de lu Alpuxarra, c'est-àdire : Aimer après la mort, ou le siège de l'Alpujarra. Il y avait à Almeria un jeune Morisque nommé Tuzani; c'était un beau cavalier, habile à manier avec adresse sa longue épée de fine trempe suspendue à un élégant baudrier et sa riche arquebuse valencienne. Tuzani aimait une jeune Moresque, la belle Macha, qui fut tuée au siège de Galera, où furent commises tant d'atrocités; il retrouva le corps de sa maîtresse percé de deux coups mortels, et fit le serment de la venger; il s'enrôla dans l'armée espagnole et finit par découvrir, à force de recherches, que le meurtrier était un certain Garcés; enfermé par hasard avec le Morisque dans la prison d'Andarax , Garcés s'avoua l'auteur du meurtre et fut poignardé par Tuzani, qui parvint à s'échapper; il fut enfin repris, et on le conduisit devant Don Juan d'Autriche qui, après avoir entendu son histoire, lui accorda son pardon et sa liberté.

Comme nous voulions nous rendre à cheval d'Almeria à Malaga en suivant la côte de la Méditerranée, nous retournâmes sur nos pas, en passant par la petite ville de Dalias, où notre guide nous recommanda de séjourner le moins possible, à cause des fièvres intermittentes qui règnent dans le pays pendant l'été. Nous traversâmes ensuite Adra, dont le climat passe également pour être malsain, et dont le port est surmonté d'anciennes atalayas, ou tours de vigie, de construction moresque. Adra est l'ancienne Abdera des Phéniciens, et remonte, comme toutes- les villes de cette côte, à une très haute antiquité ; nous avons vu des médailles frappées dans cette ville à l'époque de Tibère. Ici le climat et la végétation sont dignes des tropiques; on cultive le coton et la canne à sucre dans les environs de Motril; toute cette côte est exposée à un soleil ardent, et quoique nous fussions en automne, il nous était quelquefois impossible de voyager pendant les heures les plus chaudes de la journée.

Peu de temps après avoir quitté Motril, nous arrivâmes à Salobreña, petite ville peu intéressante par elle-même, mais qui fait remonter sa fondation à Salambo en personne; telle est du moins l'origine revendiquée pour elle par un historien espagnol, et cela bien avant le bruit fait autour de la Vénus phénicienne par un roman français.

A peu de distance de Motril se trouve Almuñecar, dont le nom Arabe a remplacé celui de Municipiumn Exitanum que portait, la ville à l'époque romaine. Un grand souvenir historique s'attache au nom d'Almuñecar : c'est dans ce port que débarqua Abdu-r-rahman 1er, de la dynastie des Ommiades, quand il vint en Espagne pour faire la conquête de ce pays.

Au-dessus d'Almuñecar on voit, se découper, sur un ciel toujours bleu, la haute Sierra de Lujar, et un peu plus loin celle de Tejeda, élevée de près de deux mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer; il n'est guère de pays en Europe qui réunisse des productions aussi variées : les hautes montagnes qui dominent la côte produisent des saxifrages et autres plantes des climats les plus froids, tandis que, dans les terrains d'alluvion qui bordent la mer, on peut acclimater la plupart des végétaux de la zone torride.

Volez-Malaga est le véritable paradis de la côte méridionale d'Espagne, et il n'est peut-être aucune ville d'Europe dont le ciel soit aussi beau et le climat aussi doux; outre le coton et la canne à sucre, qu'on appelle caña dulce, l'indigo (añil), le café, la patate et d'autres plantes des tropiques y réussissent à merveille; nous achetâmes au marché des cannes à sucre vertes qui étaient excellentes, et des fruits originaires d'Amérique appelés chirimoyas.

A l'époque de la domination arabe, il y avait à Velez-Malaga et sur toute la côte, jusqu'à Marbella, beaucoup plus de moulins à sucre qu'on n'en voit, aujourd'hui; il y en avait encore un certain nombre au dix-septième siècle, comme le montre ce passage d'un voyageur français

« Il y a aussi des salines et. des moulins à sucre, qu'ils appellent ingenios de azucar, dont j'ay veû auprès de Marpella ou Marbella en Andalousie, où j'ai veû beaucoup de cannes de sucre, qui sont faites comme d'autres roseaux, mais qui ont au dedans une certaine moüelle, et une eaùe fort douce, car j'en ay cueilly par les chemins. »

Velez-Malaga a de brillantes pages dans son histoire; quelques années avant la prise de Grenade, elle appartenait encore aux Mores, et Ferdinand le Catholique vint en personne faire le siège de la ville, une des dernières qui fussent restées au pouvoir des infidèles. La chronique de Hernando del Pulgar raconte que les assiégés ayant fait une sortie, le roi se trouva un moment entouré de plusieurs Mores qui voulaient s'emparer de sa personne; le baudrier de son épée s'étant accroché au harnachement de son cheval, il ne pouvait se défendre et il allait être fait prisonnier, quand l'intrépide Garcilaso de la Vega, lançant son cheval au galop, mit les ennemis en fuite et parvint à délivrer son souverain, qui lui-même perça un More de sa lance. En souvenir de cet événement, Ferdinand donna pour armoiries, à la ville de Velez-Malaga, un roi à cheval revêtu de son armure et perçant un More de sa lance.

Nous quittâmes notre guide et nos montures à Velez, car la route de Malaga, exposée entre de hautes montagnes et la mer, à la réverbération d'un soleil africain, n'est guère praticable à cheval que pour les gens (lu pays, habitués à une température tropicale; nous primes donc place sur l'impériale d'une diligence qui partait de grand matin, et avant midi nous faisions, au grand galop de nos dix mules, notre entrée dans Malaga.


II

Malaga. - L'Alameda ou le salon (le Bilbao. - Les femmes de Malaga. - Le climat. - Le.. patios. - Chansons populaires de l'Andalousie : les Malagueñas. - Les ruines moresques. - La cathédrale. - Les statuettes de terre cuite.


Malaga la hechicera,
La del eternal primavera,
La que banc dulce et mar
Entre jasmin y azahar!

" Malaga l'enchanteresse, la ville au printemps éternel, que baigne doucement la, mer entre le jasmin et l'oranger! " Tel est le salut qu'adresse un poète espagnol à une des plus charmantes villes d'Andalousie, et jamais louanges ne furent mieux méritées.
Dès notre arrivée à Malaga, nous nous étions installés à la fonda de la Dansa, -l'hôtel de la Danse, - un nom tout à fait en harmonie avec l'aspect gai et animé de la ville, qui nous frappa dès notre arrivée, et qui contraste avec le calme et le silence des rues de Grenade.
Nous nous dirigeâmes d'abord vers l'Alameda, qu'on appelle aussi, nous ne savons trop pourquoi, le Salon de Bilbao; c'est une grande allée, conquise autrefois sur la mer et plantée de deux rangées d'arbres magnifiques; à une des extrémités, nous remarquâmes une grande fontaine en marbre blanc, ornée de nombreuses statues et. d'un bel effet décoratif; on dit que cette fontaine fut donnée en présent à Charles-Quint par larépublique de Gênes. Nous aurons plus tard l'occasion de parler de travaux de sculpture plus importants exécutés en Espagne par des Génois.
C'est à l'Alameda qu'on peut admirer la beauté des Malaguenas, célèbre dans toute l'Espagne,
Las Malagueñas
Son halagueñas
dit un proverbe très-connu, et, à notre avis, jamais réputation ne fut mieux méritée; moins sévère que la Grenadine, moins coquette que la Sévillane et que la Gaditane, la Malagueña se distingue des autres femmes andalouses par un teint plus ambré, par des traits plus réguliers, mais non moins expressifs; des sourcils épais et bien dessinés, des cils longs et fournis donnent à leurs yeux noirs une profondeur et un charme qu'on ne saurait rendre; elles savent à merveille, avec une simple fleur, un dahlia rouge ou blanc gracieusement posé derrière l'oreille, faire ressortir la beauté de leurs cheveux d'un noir bleu comme l'aile d'un corbeau.
Le climat de Malaga, qui diffère peu de celui de Velez, est un des plus doux de l'Espagne; nous achetions dans les rues des cannes à sucre et des patates douces, - bataies dulces; ces dernières sont une ressource importante pour les gens du peuple qui, avec quelques cuartos, en peuvent manger de quoi se rassasier; aux angles des rues et sur le port, on voit des batateros qui font cuire leur marchandise en appelant les acheteurs au cri de. : batatas! riras y gordas! Leurs cris se confondent avec' ceux des charranes, marchands de poisson, qui crient à tue-tête leurs boquerones, espèce de petites sardines, les pintarrojas, les calamares, les denlorres et autres produits de la pêche méditerranéenne. Les charranes, dont nous parlerons un peu plus tard, portent leur marchandise dans des cenachos, paniers de jonc qu'ils tiennent suspendus à leurs coudes en appuyant les mains sur les hanches.
Les rues de Malaga ont conservé, dans certains quartiers, leur ancien aspect, et sont encore étroites et tortueuses comme à l'époque moresque; beaucoup de maisons ont, comme celles de Grenade, un patio ou cour découverte entourée d'arcades et ornée de bananiers, d'orangers et d'une quantité d'autres plantes au milieu desquelles s'élance le mince filet d'un jet d'eau. C'est dans le patio qu'on se tient pendant les grandes chaleurs, et c'est là qu'ont lieu, pendant les belles soirées d'été, les tertulias, réunions où l'on danse parfois quelques pas andalous, comme le polo del contrabandista ou la malagueña del torero; on y chante aussi au son de la guitare ces couplets si populaires en Andalousie sous le nom de malagueñas.

Le rhythme des malagueñas a quelque chose d'étrange, de barbare même si l'on veut, mais à coup sûr il n'a rien de vulgaire ni de banal; on peut en dire autant des rañas, des carceleras, des playeras, des rondeñas et autres chants populaires d'Andalousie sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir. De même que tous ces airs, les malagueñas ont, sans nul doute, une origine moresque, et ce sont, sans altération aucune, les mêmes mélodies que, chantaient, en s'accompagnant du laud, les sujets d'Ibn-al-Kamar et de Boabdil ; probablement aussi les paroles ne sont que la traduction de quelques anciens romances moriscos.

Voici une malagueña,, la plus populaire, la plus classique, et qui cependant n'a jamais, que nous sachions, été publiée nulle part [1] :

« Adieu, Malaga la belle ! s'écrie tristement un Malagueño, adieu, Malaga, pays où je naquis! Tu fus une mère pour les autres, et une marâtre pour moi; adieu, Malaga la belle ! »

Les malagueñas se composent ordinairement de couplets de quatre vers chacun; le premier et le dernier vers se répètent deux fois. Le sujet n'est pas toujours aussi mélancolique, mais il est presque toujours sentimental

Echame, nina bonita,
Lagrimas en tu pañuelo,
Y las llevaré a Granada,
Que las engarze un platero.

" Donne-moi, charmante petite - Tes larmes dans ton mouchoir - Je les porterai à Grenade - Chez un bijoutier qui les enchâssera. "

Son tus labios dos cortinas
De terciopelo carmesi,
Entre cortina y cortina,
Estoy esperando et si.

" Tes lèvres sont deux rideaux - De velours cramoisi - Entre rideau et rideau - J'attends le oui. "
C'est une jeune Malagueña qui s'adresse à son querido

Como abri sin precaucion
Tu carta, dueño querido,
Se cayô tu corazon,
Mas en mi pecho ha caido;

En él yo le lie dado abrigo,
Pero no cabiendo dos
El mio te mande yo,
Y et tuyo queda conmigo.

" En ouvrant sans précaution - Ta lettre, maitre chéri, - J'ai laissé tomber ton coeur, - Il est tombé dans mon sein; - Je lui ai donné abri; - Mais faute de place pour deux - Je t'envoie le mien, - Et le tien me reste. "

Voy a la fuente y bebo;
No la amenoro,
Que aumienta su corriente
Con lo que lloro.

" Je vais boire à la fontaine, - Et ne peux l'épuiser, - Car j'augmente son cours -Avec les larmes que je pleure. "

Les souvenirs du temps des Mores ne sont pas rares à Malaga : plusieurs édifices ont gardé leur nom arabe, comme le castillo de Gibralfaro, la Alhondiga, la Alcazaba; les Atarazanas, ancien arsenal moresque, ont conservé une élégante porte en fer à cheval, revêtue de marbre blanc; de chaque côté se lisent, comme à l'Alhambra, ces deux inscriptions arabes : Dieu seul est riche, - Dieu seul est vainqueur.

Comme la plupart des villes de la côte, Malaga est une ancienne colonie phénicienne; les Arabes s'en emparèrent après la fameuse bataille du Guadalete, et ce n'est qu'en 1487 qu'elle cessa d'être musulmane, en tombant au pouvoir des rois catholiques.

Ce n'est qu'une cinquantaine d'années plus tard que fut commencée la cathédrale, splendide édifice qui domine majestueusement le port et la mer; un bel escalier de marbre donne accès dans la nef principale, à côté de laquelle s'élèvent parallèlement deux nefs latérales; de chaque côté de la façade s'élèvent deux hautes tours, dont l'une est restée inachevée, comme celle de la cathédrale de Cologne; le sacristan qui nous accompagnait se donna beaucoup de mal pour nous faire admirer les stalles du choeur, travail prodigieux, mais d'un goût médiocre, suivant nous, la vraie manière de bien voir la cathédrale de Malaga, c'est de prendre une falua dans le port et de s'éloigner assez pour qu'on puisse apercevoir du large, au-dessus du bleu intense de la mer, la masse imposante de la cathédrale qui s'élève au-dessus des maisons blanches de la ville; splendide tableau dont le fond est formé par les hautes montagnes derrière lesquelles se cache Grenade.

Nous trouvâmes les quais de Malaga encombrés de caisses de pasas et de tonneaux de toute dimension. Les vins et les pasas - c'est ainsi qu'on appelle les raisins secs - sont les principales productions de Malaga; cependant n'oublions pas l'industrie des terres cuites coloriées, fort ancienne dans le pays; c'est dans le Pasaje de Heredia que se modèlent ces statuettes, qui représentent invariablement des costumes andalous; tantôt c'est une maja au jupon court, dansant le polo ou le jaleo; tantôt c'est un contrabandista, le trabuco à la main ; un majo coupant, avec sa naraja, le tabac destiné à sa cigarette, ou un curé coiffé d'un chapeau long et étroit comme celui de Basile. Ce sont encore des charranes, les gamins de Malaga, ou des barateros, le cuchillo dans la ceinture; nous passerons bientôt en revue les différents types qui appartiennent particulièrement à l'Andalousie.

III

Les delitos de sangre. - Les serenos de Malaga. - Les gens de vida airada. - Un professeur de naraja. - Les Gulpes. - La Parte alla et la Parte baja: le Jabeque; le Desjarretazo; In Plumada et le Reves. - Un coup mortel : le Floretazo: Ies Golpes de Costado. - Les Engaños. - Les Tretas: quelques bottes secrètes. - L'escrime au Puñal et au Cuchillo. - Le Molinete. - Lanzar la naraja. - Les Tijeras des Gitanos.

Si l'usage de la navaja, du puñal et du cuchillo est général d'un bout à l'autre de l'Espagne, il est certaines villes où les saines traditions se conservent. plus particulièrement et où résident les profesores les plus acreditados : Cordoue et Séville possèdent des académies fort renommées; nais nulle part l'art de manier le fer -la herramienta - n'est cultivé avec autant de soin qu'à Malaga. Peu de villes d'Espagne offrent l'exemple d'une aussi grande criminalité et d'un pareil penchant à l'homicide; il n'est guère d'endroits où les delitos de sangre - les crimes de sang, comme on dit dans le pays - soient aussi fréquents. D'où vient cette habitude du meurtre, si générale parmi les gens du peuple? Sans doute de l'oisiveté , de la passion du jeu et de l'ivrognerie ; car le dernier de ces trois vices est beaucoup plus répandu à Malaga que dans aucune autre ville de la Péninsule, et c'est à tel point, que les serenos, ces gardiens de nuit dont nous avons déjà parlé, et qui sont chargés de veiller à la sécurité des habitants et au bon ordre, les serenos de Malaga jouissent, sous le rapport de la sobriété, d'une réputation détestable

En Malaga los serenos
Dicen que no beben ciao;
Y cou et vino que beben,
Puede moler un molino!

A Malaga, dit le refrain populaire, les serenas prétendent qu'ils ne boivent pas de vin; mais, avec le vin qu'ils boivent, on ferait tourner un moulin!
Faut-il attribuer encore, comme on l'a prétendu, l'issue sanglante de la plupart des querelles des Malaguenos d'une certaine classe au solano, ce vent brillant venant d'Afrique, imprégné, comme le sirocco des Napolitains, de la chaleur irritante des sables du Sahara? Ou bien la fréquence des homicides vient-elle de l'impunité proverbiale qui semble protéger les assassins?
Mata al rey, y vete a Malaga, - tue le roi et va-t'en à Malaga, - tel est le dicton populaire.

Un fait certain, c'est que nulle part on ne trouve autant de ces gens sans aveu, gente de vida airada, comme disent les Espagnols, expression peu facile à traduire, qui signifie littéralement des gens de vie irritée : tels sont les rateros (voleurs qui travaillent isolément), les charranes et les barateros, dont nous nous occuperons bientôt particulièrement.

Bien que l'usage de la navaja soit très répandu en Espagne parmi les classes ouvrières, les gens que nous venons de nommer font plus particulièrement métier d'être habiles au maniement de cette arme, et, encouragés par leur adresse , ils deviennent agressifs à la moindre parole insignifiante , ou simplement pour le plaisir de faire le mal.

Déjà, en parlant d'Albacète, nous avons cité cette ville comme très renommée pour la fabrication des navajas; Guadiz, Séville, Mora, Valence, Jaen, Santa Cruz de Mudela et bien d'autres villes possèdent aussi leurs maestros de herreria, ou couteliers en réputation. Outre bien d'autres noms de fantaisie que reçoit la navaja, on l'appelle encore, en Andalousie, la mojosa, la chaira, la tea, expressions plus particulières aux gitanos; les barateros l'appellent plutôt corse (tranchant), herramienta ou hierro (fer), abanico (éventail), sans compter d'autres noms aussi pittoresques.

Pendant notre séjour à Malaga, nous eûmes la fantaisie de prendre des leçons chez un des profesores ou diestros les plus consommés ; au bout de quelques séances, Doré était devenu l'un des élèves les plus distingués de la salle, et, armés de petits joncs taillés en navaja, nous nous livrions de rudes assauts et nous nous portions, suivant toutes les règles d'une escrime spéciale, les plus terribles coups de taille et d'estoc le pouce placé sur la partie la plus large de la lame, la main gauche collée contre la ceinture, les jambes légèrement entr'ouvertes afin de rendre les évolutions plus faciles, telle était notre position quand nous nous mettions en garde pour nous pourfendre.

Le professeur commençait alors la démonstration des différentes sortes de golpes, c'est. ainsi qu'on appelle les coups, qui reçoivent également le nom de puñaladas ou punalàs, comme prononcent les Andalous; les coups se portent dans la parte alfa ou dans la parte baja : la partie haute s'étend depuis le sommet de la tète jusqu'à la ceinture, et la partie basse depuis la ceinture jusqu'aux pieds, de manière que les coups sont altos ou bajos, suivant qu'on les porte dans le haut ou dans le bas du corps.

Un des principaux coups de la partie haute est le javeque ou chirlo, dont nous avons déjà dit quelques mots à propos d'Albacète; on nomme ainsi une large estafilade faite dans la figure avec le tranchant de la navaja et qui s'allonge comme la voile effilée du javeque (chebek); le javeque est regardé, par les barateros, comme une blessure ignominieuse ; car , de tous les coups qu'on puisse recevoir, c'est celui qui montre le mieux la maladresse du blessé et le peu de cas que le diestro, littéralement l'habile, fait de son adversaire, en se contentant de le moquer simplement au lieu de le tuer. Un autre coup de la parte alta, coup beaucoup plus grave et qui exige une grande adresse, c'est le desjarretazo,  il se porte par derrière, au-dessus de la dernière côte le desjarretazo est un coup très estimé, non pas de celui qui le reçoit, bien entendu, car il est presque toujours mortel, notamment quand la lame, ouvrant une large blessure, sépare en deux la colonne vertébrale. Seulement, comme rien au monde n'est parfait, ce joli coup a l'inconvénient de découvrir le diestro qui le porte et de l'exposer à recevoir en même temps un coup de pointe dans le ventre. C'est ce que nous démontra notre professeur, et Doré se hâta de formuler clairement le précepte au moyen d'un dessin qu'il lui soumit et qui reçut de tous points son approbation.

Citons encore la plumada, coup qui se donne de droite à gauche en décrivant une courbe, et le revés, porté de gauche à droite avec le bras déployé et ramené subitement; la culebra, qui consiste à se jeter rapidement la face contre terre en s'appuyant sur la main gauche, et à porter de bas en haut, avec l'autre main, un coup dans le bas-ventre; le floretazo, coup employé contre l'adversaire qui s'avance trop rapidement et qui vient lui-même s'enferrer sur la pointe de la navaja; en donnant un floretazo, on courrait grand risque d'être blessé soi-même si on ne rejetait vivement le corps en arrière.

Les tiradores, ou tireurs expérimentés, recommandent encore la corrida comme un des coups les plus utiles à connaître : la corrida, qui exige une légèreté particulière et beaucoup de sang-froid, s'exécute en faisant tout d'un coup un mouvement oblique sur la droite ou sur la la gauche, afin de frapper l'adversaire dans le côté. Les golpes de costado ne sont pas moins dangereux : ce sont les coups d'estoc qui se portent entre les côtes, et il est rare qu'ils ne soient pas mortels.

Quelquefois les tiradores placent sur leur bras gauche leur mania, leur veste enroulée, ou bien tiennent à la main leur sombrero, dont ils se servent comme d'un bouclier; ces moyens de défense sont très-discutés : le principal reproche que leur adressent les puristes, c'est d'empêcher de se servir de la main gauche; car, tout tirador accompli doit savoir manier indistinctement son arme des deux mains. Quant à la faja, ou ceinture, les tireurs de navaja ne manquent jamais d'enceindre leur reins, car elle est d'une grande utilité pour la défense; seulement il est essentiel de la fixer bien solidement si elle venait à se dérouler dans les jambes du tirador, elle pourrait le faire tomber et l'exposer ainsi aux plus grand, dangers.

Chaque coup, naturellement, a ses parades ou recursos; il y en a de différents genres: d'abord les engaños ou finjimientos (feintes ou tromperies), puis les tretas ou bottes secrètes ; ces dernières s'éloignent quelque peu des règles de l'escrime telle que nous la comprenons; qu'on en juge par quelques exemples.

On jette le sombrero à la figure de son adversaire; c'est une botte qui manque rarement son effet.

Le diestro se baisse rapidement pour ramasser de la main gauche une poignée de sable ou de terre qu'il jette aux yeux de son ennemi, et de l'autre main il lui porte un coup dans le ventre, ce qui s'appelle alracar.

Quelquefois encore on marche fortement sur les pieds de son ennemi , on lui donne un coup de talon dans le bas-ventre , ou bien on cherche à le faire tomber au moyen d'un croc-en-jambe; ou bien encore on feint d'adresser la parole à un être imaginaire qui surviendrait tout à coup , et on frappe l'adversaire - le contrario - au moment où il détourne la tète.

Comme la navaja, le puñal ou le cuchillo, qu'on appelle en argot churri ( d'où notre mot chouriner), a son escrime à part et ses règles particulières ; cette arme , dont se servent de préférence les marins et les prisonniers, se distingue principalement de la navaja en ce qu'elle ne sert que pour les coups d'estoc, car le poignard n'a pas de tranchant; ordinairement le manche, gros et court, se rapproche un peu de la forme d'un veuf; quant à la lame, elle est tantôt aplatie et ovale, tantôt ronde, tantôt à quatre pans ; nous avons rapporté de Malaga un puñal qui avait appartenu à un des plus redoutables barateros du Perchel; cette arme, effilée et pointue comme une aiguille, a quelque chose d'effrayant : quadrangulaire du côté de la pointe, elle s'arrondit ensuite insensiblement; de plus, elle est garnie d'entailles barbelées et la lame est repercée à jour en plusieurs endroits, précautions ingénieuses qui ont encore le double avantage de déchirer la plaie et de la rendre plus dangereuse en y introduisant de l'air.

Un des principaux coups du puñal, c'est le molinete, dont Doré nous donne un dessin très exact : un des adversaires pivote rapidement sur un pied et lève le bras pour blesser derrière l'épaule son ennemi, dont il s'est rapproché à l'improviste et qui ne peut se défendre qu'eu essayant d'arrêter de la main gauche le bras levé pour le frapper, et de frapper lui-même de la main droite. Il s'ensuit ordinairement une lutte corps à corps qui a presque toujours un résultat funeste pour les deux combattants.

Un petit traité fort curieux, écrit par un Andalou sur l'art de manier le couteau, - El arte de manejar la navaja - nous indique de plus la manière de lancer cette arme, ainsi que le cuchillo : le manche de l'arme doit se placer dans la paume de la main; la pointe, tournée en dedans, se retourne vers l'adversaire au moment où le diestro la lance en étendant la main avec force.

Les marins, qui ont l'habitude de porter la herramienta attachée à leur ceinture au moyen d'un long cordon ou d'une petite chaîne de cuivre, sont très-habiles à lanzar la navaja. a Nos lecteurs, dit notre Andalou, auront de la peine à croire à la précision extraordinaire avec laquelle nous avons vu lancer la navaja, qui restait clouée dans la poitrine ou dans le ventre de l'adversaire , à l'endroit même que le diestro avait choisi; mais ce qui n'est pas moins étonnant, c'est l'adresse particulière avec laquelle certains Andalous savent éviter le coup ; nous en avons même vu qui étaient assez adroits pour saisir au vol le cordon qui retenait la navaja du contrario, et pour le couper avec leur propre navaja.

Nous avons déjà parlé des tijeras, longs ciseaux dont les tondeurs de mules ou esquiladores, presque tous gitanks, savent se servir comme d'une arme terrible; la double blessure causée par les deux pointes des tijeras est toujours dangereuse et quelquefois mortelle.

Nous venons d'esquisser les principales règles d'une escrime particulière aux Andalous; disons maintenant quelques mots de deux types purement malagueños, les barateros et les charranes, gens d'une adresse toute particulière à manier le puñal et la navaja.

IV

Les Charranes - Le Barrio del Perchel - L'Arriero et son once d'or. - Le torrent de Guadalmedina; combats à coups de pierre des Lazzaroni de Malaga. -Les Barateros.-Les Garitas et les joueurs; comment se touche le Barato. - Les pourfendeurs Andalous; un défi. - Le Baratero sur la plage; dans la caserne; dans la prison. - La chanson du Baratero

Les touristes qui séjournent quelque temps à Malaga peuvent y étudier, s'ils ne craignent pas d'approcher de près des gens appartenant de plein droit aux classes dangereuses, plusieurs types extrêmement curieux, et particuliers pour la plupart à cette ville, parmi lesquels nous citerons en première ligne le charran et le baratero.

Qu'est-ce que le charran? Le Diccionario de la Academis española ne nous apprend rien sur ce sujet, et ce mot est également absent des autres dictionnaires espagnols. Le charran n'est pas le gamin de Paris, ni le pâle voyou; ce n'est pas non plus le lazzarone napolitain; et pourtant c'est un peu de tout cela : allons flâner dans le barrio del Perchel, un des quartiers de Malaga où l'étranger peut le mieux observer les moeurs intimes du peuple andalous; le nom du Perchel vient tout simplement des perchas qu'on y voit en grand nombre, et sur lesquelles les pêcheurs étendent leurs filets pour les faire sécher ; c'est le rendez-vous des majos, comme l'est à Séville le quartier de la Macarena; aussi, à Malaga, quand on veut parler d'une fille du peuple élégante et pleine de désinvolture , dit-on une moza Perchelera, comme à Séville on dit une hembra Macarena.

Approchons-nous de celte barque échouée sur la plage, et à l'ombre de laquelle des hommes du peuple à l'air picaresque sont assis et jouent aux cartes; ce sont des charranes; ils sont nés à Malaga, et ils y mourront, à moins qu'ils n'aillent finir leurs jours au presidio (bagne) de Ceuta ou de Melilla; ils exercent bien par hasard une industrie apparente : ainsi ils vont par les rues vendant des boquerones, les sardines de l'endroit; d'autres fois, on les voit offrir leurs services aux ménagères qui viennent acheter au marché la provision du jour, et avio, pour porter chez elles, moyennant quelques cuartos, la viande ou le poisson, mais leur véritable état, c'est de ne rien faire, de vivre d'industrie, dans le mauvais sens du mot, de prendre le soleil sur la plage et l'ombre sur l'esplanade del muelle.

Le charran est un garçon de quatorze à vingt ans; plus jeune on l'appelle polo, mot qu'on peut traduire assez exactement par voyou ; on l'appelle encore granuja, expression locale qui signifie pepin de raisin, et qui entraîne avec elle une intention de mépris. Plus âgé, il se livre sur une plus grande échelle à ses mauvais penchants, et devient baratero, ratero, si le tranchant d'une navaja ou la pointe d'un puñal ne viennent mettre fin à une existence si intéressante.

Les gamins de Malaga n'ont rien à envier, sous le rapport de l'adresse, aux plus habiles filous de Naples ou de Londres; nous en avons fait personnellement l'expérience, à bon marché, du reste, puisqu'elle ne nous a coûté qu'un mouchoir. Ils sont très inventifs pour s'approprier le bien d'autrui; on en pourra juger par cette petite histoire locale arrivé. tout, récemment, et que nous rapportons dans toute sa pureté d'après un malagueño; il s'agissait, ni plus ni moins, de voler à un brave arriero descendu de la montagne, une once d'or (quatre-vingt-cinq francs) qu'il avait mise dans sa bouche dans la crainte des filous.

Un dimanche, au moment où la messe de midi sonnait à la cathédrale, notre arriero rencontrait à la Puerta de Mar un paysan de ses amis, qui le pressait de l'accompagner à l'église; le méfiant montagnard refusa, disant qu'il avait une once d'or dans sa raja, et qu'il craignait de s. trouver au milieu de la foule. Le paysan insista, lui faisant observer que ce n'était pas une raison suffisant. pour perder la misa; et puis, ajouta-t-il, mets la onza dans ta bouche, elle y sera plus en sûreté que dans ta ceinture.

Cette raison parut concluant. à l'arriero, qui prit avec son ami le chemin de l'église. Quelques vauriens , pillos, granujas ou charranes avaient entendu la conversation sans en perdre un seul mot, et avaient vu l'once d'or passer de la raja dans la bouche de l'arriero ; trois d'entre eux se détachèrent de leurs camarades et suivirent leur victime jusque dans l'église; avant d'entrer, ils quittèrent leurs alpargatas et leur sombreros, prirent chacun les deux coins d'un mouchoir dans lequel ils jetèrent quelques petites pièces de cuivre et d'argent et se mirent à jouer au naturel le rôle de deux marins demandant les offrandes pour accomplir un voeu , et faire dire des messes à la Vierge del Carmen. Ils s'approchèrent ainsi de l'arriero, qui se tenait au milieu d'un groupe, serrant les dents pour mieux garder son once et regardant de travers tous ceux qui se trouvaient autour de lui; les deux faux marins s'étaient agenouillés et faisaient semblant de murmurer des prières, sans perdre de vue l'arriero. Enfin, après l'Ite missa est, un d'eux lâcha tout à coup les coins du mouchoir, et la monnaie roula sur les dalles.

« Caballeros, que personne ne bouge, s'écria un des charranes, tout cet argent appartient à la Virgen santissima! Attention à l'once I où est l'once d'or ? »

Tous les assistants se penchèrent pour regarder, à l'exception des faux marins, qui eurent soin de ne pas se baisser, et qui reprirent plus haut

« Personne n'a vu l'once pour les messes de Maria santissima? Qui donc a pris l'once? »

- C'est ce coquin-là qui vient de la ramasser et de la mettre dans sa bouche, » s'écria un des assistants qui n'était autre qu'un compère, en montrant du doigt le pauvre arriero. Celui-ci, confus et interdit, porta naïvement sa main à sa bouche, et en retira l'once d'or, qu'un des assistants, - toujours un compère, - lui arracha violemment des mains avec une indignation bien jouée, pour la remettre dans le mouchoir des pauvres marins. Le public indigné accabla de reproches le prétendu voleur, et quand il put enfin ouvrir la bouche pour protester de son innocence, les charranes qui s'étaient faufilés parmi la foule comme des serpents à travers un buisson, se partageaient l'once d'or en dehors de l'église.

Malgré leur costume délabré, ces lazzaroni de Malaga ont une certaine désinvolture qui empêche de les confondre avec les mendiants de profession; du reste, ils n. demandent pas l'aumône ils aiment mieux voler; l'esplanade del Muelle est le théâtre ordinaire de leurs exploits ; c'est là qu'ils ont l'habitude de prélever leur dîme sur les diverses marchandises qu'on débarque au bord de la mer; tantôt c'est un bacalao (morue) qu'ils font adroitement passer sous leur chemise, tantôt c'est un de ces énormes oignons, un melon, ou quelques batatas; ils sont encore fort habiles à plonger leur navaja dans un ballot, pour recevoir dans leur sombrero le riz qui s'en échappe; ils se donnent ensuite rendez-vous dans le lit desséché du torrent du Guadalmedina, ou dans quelque autre endroit écarté, où ils font cuire entre deux pierres, dans quelques vieux tessons, les produits de leur maraude.

Il est rare que ces festins ne se terminent pas par une partie de cartes, car ils sont très joueurs, comme presque tous les Andalous de la basse classe : une mante crasseuse pliée en quatre et jetée à terre leur sert de tapis de jeu; les cartes font, tellement usées que c'est à peine fi on distingue les points. Ils ne font pas moins passionnés pour d'autres, jeux de hasard, notamment celui de pile ou face, tara y cruz; et comme ils ne se font pas faute de tricher, il est rare que la partie ne finisse pas par quelque rixe, où les coups de poings, les coups de bâtons et les pierres pleuvent comme grêle: les pedreas, c'est ainsi qu'ils appellent leurs combats à coups de pierre, ont ordinairement lieu dans le torrent de Guadalmedina, qui leur fournit en abondance des projectiles de tout calibre. C'est là aussi que se vident les querelles de barrios, car Malaga est divisée en trois barrios ou quartiers principaux : la Victoria, le Perchel et la Trinidad, dont les habitants ont des moeurs et même des costumes particuliers, et ces barrios se sont voué depuis longtemps une antipathie réciproque. C'est en vain que les autorités ont voulu faire cesser les pedreas; ces luttes se renouvellent de temps en temps, avec une sorte de périodicité , notamment les dimanches et jours de fête.

Le charrau est grand fumeur, et, passé maître dans l'art de ramasser les bouts de cigares, qu'il transforme immédiatement en cigarettes. Quand le hasard ou l'adresse a fait tomber un puro entre ses mains, il le partage fraternellement avec ses camarades : ce partage s'opère d'une façon assez originale : les vauriens se placent par rang d'âge, et en rond : le plus âgé allume le cigare, tire une bouffée à toute haleine, et le passe à son voisin, qui en fait autant; et le puro passe ainsi de. main en main, chacun humant la plus grande chupada possible, jusqu'à complète extinction.

Il est rare que le charran ait un domicile : il couche l'été à la belle étoile, le long des maisons, sans se soucier des moustiques dont sa peau bronzée défie les piqûres. L'hiver, il trouve toujours un zaguan ou portique pour reposer sa tête à l'abri des vents du Nord.

Bien que le charran se trouve mêlé à toutes les démonstrations, et qu'il soit de toutes les émeutes, il n'a pas d'opinion politique: on raconte à ce sujet que lorsque les troupes françaises, fous les ordres du général Sébastiani, se présentèrent devant Malaga, des groupes de charranes se mêlèrent aux partisans de la résistance, en poussant les cris de: Viva Ferdinando VII ! Des gens armés de couteaux et de poignards ne pouvaient tenir longtemps devant la mitraille, et les Français ne tardèrent pas à faire leur entrée dans la ville, précédés des mêmes groupes de charranes, qui criaient à tue-tête : Viva Napoleon

Nous avons déjà dit quelques mots du baratero : voilà un type andalous par excellence, et s'il n'appartient pas, comme le charran, exclusivement à Malaga, nulle part, en Andalousie il ne se trouve aussi complet et aussi prononcé que dans cette ville.

Le baratero est un homme de la lie du peuple, qui a acquis une habileté extraordinaire à manier la navaja et le puñal, et qui exploite la terreur qu'il inspire pour exiger des joueurs un droit sur l'enjeu de la partie. Nous l'avons déjà dit, les Andalous de la basse classe sont extrêmement joueurs chaque ville renferme un assez grand nombre de gens sans aveu désignés sous le nom de tafures, nom qui correspond à peu près à celui de grecs, et qui n'ont guère d'autre industrie que leur habileté au jeu. Il est rare que les vices d'une nation ne soient pas plusieurs fois séculaires : les ordonnances d'Alphonse le Savant contre les tafurerias ou maisons de jeu prouvent que dès cette époque la passion du jeu était déjà très-violente en Espagne; elle n'avait en rien diminué au dix-septième siècle, si nous en croyons un curieux ouvrage d'un auteur sévillan, le licencié Francisco Luque Fajardo, contre les oisifs et les joueurs, ouvrage dans lequel l'auteur énumère les nombreux tours, pratiques et escroqueries employés par les grecs du temps.

Chaque ville d'Andalousie a donc ses garitos ou tripots, où se réunissent les joueurs de profession, auxquels on pourrait encore appliquer cet ancien couplet

Ya et judagor de España
Su esperanza no fia
En et incierto azar, sino en la mana.

" Aujourd'hui, le joueur espagnol ne met pas son espérance dans le hasard incertain, mais dans l'adresse de ses doigts. "

Les garitos ne 'sont. pas, du reste, les seuls rendez-vous des joueurs; on les voit partout : sur la plage, à l'ombre d'une barque; sous les arbres d'une promenade, ou à l'abri d'an vieux mur, dans quelque endroit écarté : le public est ordinairement. composé de charranes et autres gens sans aveu, auxquels se mêlent quelques marins et quelques soldats : voyez-les, assis ou couchés le long de ce falucho échoué sur le sable, et dont. les vuiles sèchent au soleil : les uns sont assis, les autres couchés à plat ventre devant un jeu de cartes crasseux qui passe de main eu main ; ils jouent au cané, au pecao, ou à quelque autre de leurs jeux favoris; leur physionomie est. inquiète et agitée, soit par la passion du jeu, soit par la. crainte de voir arriver un alguacil.

Tout à coup, et sans qu'on sache d'où il est venu, un individu au teint pâle, à la figure sinistre, à l'air hardi et provocateur, apparaît au milieu du groupe : c'est un homme robuste, bien empatillado, comme disent les Andalous, c'est-à-dire orné d'une large paire de favoris noirs; il porte d'an air dégagé sa veste sur l'épaule, et son pantalon court est retenu par une large ceinture de soie brune : c'est un baratero, qui s'installe sans façon à côté des joueurs, et. leur annonce brutalement qu'il vient prélever sa part sur l'enjeu, cobrar el barato, toucher le barato; c'est ainsi qu'on appelle l'espèce de tribut qu'il s'arroge le droit de prélever, et c'est de ce mot qu'on a fait celui de baratero.

Le barato, du reste, ne consiste ordinairement qu'en une somme très minime, deux ou trois cuartos tout au plus, c'est-à-dire environ dix centimes par partie.

Ahi va eso, s'écrie le baratero en jetant an milieu du groupe un objet entouré d'un vieux papier gris qui a servi précédemment à envelopper du poisson frit : c'est un paquet de vieilles cartes, une baraja, (qui signifie qu'on ne doit jouer qu'avec ses cartes : Aqui no se juega sino con mis barajas! - Ici, on ne joue qu'avec mes cartes. Si les joueurs sont de bonne composition et ne font aucune difficulté pour payer le barato, le baratero empoche ses cuartos, et tout se passe pour le mieux, et, très paisiblement. Mais il arrive quelquefois qu'il se trouve dans le groupe un valiente, un vaillant, un mozo cruo, littéralement : un garçon cru, expression andalouse presque intraduisible, et qui sert à désigner un jeune homme hardi, que rien ne saurait effrayer. Celui-ci répond sans s'effrayer, avec un fort accent andalous :

« Camara, nojotros no necesitamos jeso ! - Camarade, nous n'avons pas besoin de cela! »  Et il rend le .jeu de cartes au baratero. « Chiquiyo, reprend le baratero, venga aqui et barato, y sonsoniche! - Gamin, fais-moi vite passer le barato, et pas un mot ! »

Le mozo cruo tire alors un long couteau attaché à sa ceinture, l'ouvre en faisant entendre le cliquetis des ressorts, en enfonce la pointe à côté de l'enjeu, et s'écrie en regardant le provocateur d'un air de défi « - Aqui no se cobra et barato sino con la punta de zona navaja! - Ici, on ne touche le barato qu'avec la pointe d'une navaja. »

Il est rare que le défi ne soit pas accepté: en ce cas  les deux adversaires prononcent le solennel vamonos! ou vamos alla! - Allons y 1 ou bien encore : Vamos a echar un viaje! - Allons faire un voyage! C'est leur alea jacta est.

Les charranes reprennent leur monnaie et se lèvent ; on s'en va dans un coin écarté, les navajas ou les puñales sont tirés de la ceinture et brillent en l'air, et un des adversaires tombe ensanglanté.

Le meurtre ne demeure pas toujours impuni, et il arrive parfois que deux ou trois mois plus tard oh entend par les rues de la ville le son d'une petite cloche et la voix d'un homme qui demande des aumônes «  para decir misas por et alma de un probe que van a ajusticia  , » - pour dire des messes pour l'âme d'un malheureux qu'on va justicier.

Il arrive aussi que deux barateros se rencontrent sur le même terrain, et que le nouveau venu prétend avoir sa part de l'enjeu; quelquefois la querelle se termine par un duel à mort; on en a vu s'enfermer dans une cour étroite et se déchirer à coups de couteau jusqu'à ce que l'un des deux tombât inanimé. Mais quelquefois aussi chacun des adversaires n'a que l'apparence de la bravoure et réalise ce type du bravache pourfendeur; audacieux avec les faibles, filant doux quand on lui tint tète; type si commun en Andalousie, que, pour le définir, le dialecte du pays est d'une richesse extrême : c'est le maton, le matachin, le valenton, le perdonavidas et autres expressions non moins significatives.

Lorsque deux braves de cette espèce ont maille à partir, il s'établit entre eux un dialogue des plus amusants dont nous allons essayer de donner une idée, bien que le dialecte andalous perde, en passant dans une autre langue, la plus grande partie de son originalité.

«  Ea! c'est ici que les braves vont se montrer, dit l'un d'eux en faisant crier les ressorts de sa navaja !
- Tire osté! Tirez! compère Juan, s'écrie l'autre en tournant autour de son adversaire.
- Vente a mi, Curriyo! pas tant de tours et de détours!
- C'est vous, zeño Juan, qui sautez comme un petit. chien.
- Ea! Dios mio! Tiens, tu peux recommander ton âme à Dieu!
- Est-ce que je t'ai blessé? - Non, ce n'est rien !
- Eh bien! je vais te tuer du coup ; tu peux demander l'extrême-onction.
- Sauve-toi, por Dios, Curriyo, tu vois bien que j'ai le dessus, et je vais t'ouvrir une blessure plus grande que l'arcade d'un pont ! »

Ce dialogue continuerait plus d'une heure, si les amis communs n'intervenaient; les deux adversaires, qui ne demandent pas mieux que de s'apaiser, referment leurs couteaux, et on se rend dans quelque taberna où l'on oublie la querelle en vidant quelques cañitas de jerez.

Outre les barateros de  playa, qui exercent sur la plage, il y a encore celui de la carcel, qui règne dans la prison et le baratero soldado ou de tropa : ce dernier est le véritable tyran de la compagnie ou du régiment; le sergent, qui ne veut pas l'avoir pour ennemi, l'exempte des corvées; il n'est pas de querelle à laquelle il ne se trouve mêlé; c'est à peine s'il connaît les éléments de l'exercice, et il professe la plus grande répugnance pour la discipline; par exemple, il est de première force sur le maniement de la herramienta,, - c'est ainsi qu'il appelle, dans son argot, les armes dont il se sert. Le baratero soldado ne se refuse aucune jouissance : il boit du meilleur, que lui verse la cantinière de la caserne, et fume des pores; tout cela est payé par le barato qu'il prélève sur les autres soldats.

Quand le régiment est en marche, le baratero de tropa reçoit la visite des camarades ou compères - Camaràas, compares - de la localité où l'on fait halte; car il y a entre eux une certaine franc-maçonnerie, comme entre les Camorristi napolitains; ils se retrouvent dans les garitos fréquentés par leurs confrères, sans exiger des joueurs le barato qu'ils se sont arrogé le droit de toucher. Quelquefois, cependant, ces entrevues ne se terminent pas sans quelque pendencia, ou querelle : à la moindre contradiction, on se jette à la figure les cañas de jerez, contenant et contenu, et on sort dans la rue pour se tirer deux ou trois mojadas, après quoi on est meilleurs amis qu'avant.

Le baratero de la carcel est le plus dangereux et le plus odieux de tous; perdu de vices depuis son enfance, il a passé la plus grande partie de son existence dans la prison, - el  estarivél, ou casa de  poco frigo, - littéralement la maison où il y a peu de blé, comme disent les voleurs dans leur argot pittoresque. Aussitôt qu'un preso fraîchement condamné a franchi le seuil de la prison, le baratero exige du nouveau détenu le diesmo, c'est-àdire la bienvenue, qui consiste ordinairement en un ou deux machos [2] . Cette demande se fait toujours la navaja à la main, et quand le nouveau venu se refuse à payer las moneas, los metales, la question se décide ordinairement au moyen de quelques navajasos échangés entre les deux prisonniers. Quand la justice - qui s'appelle en argot la sevra da sévère) - intervient pour constater le meurtre, il est rare que les navajas se retrouvent ; car les carceleros ont toutes sortes de moyens plus ingénieux les uns que les autres pour les faire disparaître.

Pour achever de peindre l'étrange type que nous venons d'esquisser nous donnerons ici deux couplets d'une chanson andalouse, El baratero :

Al que me grana le mate,
Que yo compre la baraja
Esta osté?
Ya desnudé mi navaja
Largue et coscon y et novato
Su parné,
Porque yo cobro et barato
En las chapas y en et cané.
Rico trujan y buen trago....
Tengo ana vida de obîspo !
Esta osté?
Mi voluntà satisfago
Y a costa ajena machispo.
Y porqué?
Porque yo cobro y no pago
En las chapas y en et cané.

Voici la traduction de ces deux couplets, où l'auteur a parfaitement rendu le langage moitié argot, moitié gitano, que parlent les barateros

Celui qui murmure, je le tue.
Car j'ai acheté la baraja ;
Comprenez-vous?
Je viens de tirer ma navaja
Donnez, innocents et novices,
Votre argent,
C'est moi qui touche le barato
Aux chapas et au cane!
Quel riche tabac! quel bon vin !...
Je mène une vie d'évêque !
Comprenez-vous?
Je satisfais toits nies goûts,
Et je vis aux dépens d'autrui;
Et pourquoi?
Parce que je reçois sans jamais rien payer,
Aux chapas et au cané  [4] !

Il n'est guère besoin d'ajouter comment finit le plus souvent le baratero : c'est sur une place publique, où un échafaud en planches a été dressé pour le supplice du garrotte; l'exécuteur, après lui avoir passé autour du cou le fatal collier de fer, et  corbatin de Vizcaya [5] ,serre la vis fatale en lui demandant le pardon traditionnel me pardonas ? Et la société est vengée.

Ch. DAVILLIER.
(La suite à la prochaine livraison.)


VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.

GRENADE.

1862. -DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.

les environs de Malaga; la Hoya. - Opinion de Voiture sur l'Andalousie. - Le chemin de fer d'Alora à Malaga. -la route de Velez à Alhama. Les croix de meurtre. - La Sierra Tejada. - Alhama; les bains. - Ay! de mi Alhama! - Santa Fé. - le siège de Grenade; la couleur Isabelle. - Loja. - La Pena de los Enamorados. - Un chrétien et une Moresque.

Avant de quitter Malaga, nous voulûmes faire une excursion dans la Hoya, belle plaine qui s'étend entre la mer et les montagnes ; justement on venait d'inaugurer depuis peu le premier tronçon du chemin de fer qui doit relier Malaga à la ligne de Cordoue à Séville, en passant par Antequera et Ecija; nous nous rendîmes, donc à la gare provisoire, et bientôt, après avoir franchi les faubourgs, nous traversions une des plaines les plus belles et les plus fertiles de l'Andalousie et du monde entier, où les palmiers s'élèvent gracieusement au-dessus des champs de canne à sucre : on pourrait facilement se croire au Brésil ou aux Antilles; c'est bien cette merveilleuse Andalousie dont parle Voiture, le bel esprit, cette terre enchantée qui l'avait réconcilié avec tout le reste de l'Espagne.... « Vous ne trouverez pas étrange, dit-il dans une de ses lettres, que je loué un pais où il ne fait jamais froid, et où naissent les cannes de sucre.... J'y suis servi par des esclaves, qui pourraient estre mes maistresses ; et sans péril, j'y puis partout cueillir des palmes. Cet arbre, pour qui toute l'ancienne Grèce a combattu, et qui ne se trouve en France que dans nos poètes, n'est pas icy plus rare que les oliviers, et n'y a pas un habitant de cette coste, qui n'en ait plus que tous les Césars. On y voit tout d'une veuë les montagnes chargées de neiges, et les campagnes couvertes de fruits.... L'hyver et l'esté y sont toujours mêlez ensemble ; et quand la vieillesse de l'année blanchit la terre partout ailleurs, elle est icy toujours verte de lauriers, d'orangers et de myrthes.
Bien qu'il sente un peu le bel esprit, ce passage de Voiture est toujours vrai, et peut encore s'appliquer à la campagne de Malaga : la petite ville d'Alora, où s'arrête aujourd'hui le chemin de fer, est située sur une hauteur couronnée de quelques ruines moresques, et au-dessus de laquelle s'élève la Sierra del Hacho. Nous avions une lettre de recommandation pour un propriétaire d'Alora, qui nous fit visiter de superbes jardins d'orangers et de citronniers; les oranges commençaient déjà à prendre leur belle couleur d'or, et quoiqu'elles ne fussent pas encore mûres, nous en vîmes charger de pleins wagons pour Malaga.
Nous retournâmes à Malaga le lendemain, pour nous diriger de là, en faisant un assez long détour, sur Alhama et Antequera, et ensuite sur Ronda, la ville des toreros, des bandoleros et des contrabandistas; nous suivîmes de nouveau la route de Velez en longeant la place; bien que le soleil- fût encore bas à l'horizon, la chaleur était intense : aucun souffle n'agitait le feuillage léger des palmiers; les vagues venaient mourir lentement en étalant sans bruit sur le sable de longues et minces franges d'écume. Les nombreuses casas de recreo, maisons de campagne des riches habitants de Malaga faisaient étinceler au soleil leurs murs blanchis à la chaux, encadrés de cactus et d'aloès, et les pêcheurs, après avoir amarré leurs barques, cherchaient l'ombre sous leurs chozas ou cabanes de jonc.
Nous nous empressâmes, dès notre arrivée à Velez, de chercher. des mulets, car nous tenions à arriver avant la nuit à Alhama : cette route, qui ne peut se faire qu'à cheval ou à mulet, est une des plus belles d'Espagne, au point de vue pittoresque, bien entendu, mais aussi une des plus fatigantes; tant que nous ne quittâmes pas la plaine, c'était à la rigueur praticable; mais quand nous commençâmes à gravir les pentes de la Sierra Tejeda, le chemin devint de plus en plus odieux et abominable; nos mulets faisaient à chaque pas de vrais prodiges d'équilibre, roulant de temps en temps au milieu de monceaux de pierres de toute forme et de toute grosseur, et refusant parfois d'avancer, comme s'ils eussent tenu à justifier leur réputation proverbiale.
Les sentiers abrupts que nous parcourions avaient, sous un autre rapport, un aspect très-peu rassurant, et nous nous disions souvent que telle caverne, tel rocher ou tel ravin auraient fait une admirable mise en scène pour la partida de José Maria, d'Ojitos, ou de quelque autre fameux chef de bandoleros; il est probable, du reste, que la route d'Alhama à Velez Malaga a été le théâtre de plus d'un drame sauvage, car nous rencontrions fréquemment de petites croix de bois assez inquiétantes; ces croix, qu'on appelle milagros, ont été élevées au bord du chemin pour perpétuer le souvenir d'un assassinat, et sont ordinairement accompagnées d'un petit écriteau portant ces mots :
Aqui mataron a
c'est-à-dire : Ici a été tué un tel ; ou bien :
Aqui murio.... de mano airada,
ce qui signifie littéralement: Ici mourut un tel, d'une main irritée; inscriptions qui peuvent donner à réfléchir à des voyageurs paisibles, et dépourvus, comme nous l'étions, de toute arme défensive; il est vrai que notre arriero avait un vieux retaco rouillé, accroché, la gueule en bas, au gancho de sa selle ; mais en cas d'attaque, ce vieux tromblon à pierre nous aurait été d'une médiocre utilité; du reste la simplicité de notre équipage devait nous mettre à l'abri de toute aventure fâcheuse, et puis nous l'avons dit, le beau temps des bandits est passé, et ils n'existent qu'à l'état de souvenir et de légende; c'est pourquoi nous avions cru inutile de nous armer jusqu'aux dents, et de ne prendre sur nous, suivant le conseil d'un auteur anglais, que des montres d'argent et des chaînes de chrysocale.
Nous avions gravi la Sierra Tejada par une chaleur suffocante; nous mîmes pied à terre dans un bois de chênes verts, encinas, pour chercher un peu de fraîcheur, et alléger nos alforjas des provisions dont nous les avions bourrées. Après une heure de halte, nous nous mîmes en route ; nous ne tardâmes pas à atteindre le versant opposé de la Sierra et à découvrir une vaste plaine au-dessus de laquelle s'élevaient les neiges du Mulahacen et du Picacho de Veleta, et bientôt nous découvrîmes Alhama, bâtie sur un rocher ombragé de grands arbres, au pied duquel, chose rare en Espagne, un ruisseau roule ses eaux avec fracas. Il était presque nuit quand nous entrâmes dans la posada Grande; cette exécrable posada n' a de commun avec le Grand Hôtel que le nom; cependant nous étions tellement harassés, après dix heures passées sur le dos de nos mulets, que les matelas, presque aussi durs que les pierres de la Sierra, nous parurent garnis du plus moelleux duvet.
Alhama est une ville de bains minéraux, comme l'indique son nom arabe; ces bains déjà connus dès l'époque romaine, étaient très-florissants sous les Mores au temps de la splendeur du royaume de Grenade, et sont encore fréquentés aujourd'hui. Alhama, autrefois défendue par d'épaisses murailles, était regardée alors comme la clef de Grenade; aussi en souvenir de son importance passée, la ville a pris pour armoiries un château et une clef.
Alhama fut prise par les Espagnols en 1482, et la chute de ce rempart de la puissance musulmane en Espagne jeta la plus grande consternation parmi les habitants de Grenade. Boabdil venait de perdre une de ses plus fortes places de guerre, et un de ses sujets exprima la douleur générale en composant la ballade si connue, depuis traduite par lord Byron, qui a pour refrain :  Ay de mi ! Alhama !
« Le roi more se promenait par sa ville de Grenade, dit le fameux romance, de la porte d'Elvira à celle de Bibarrambla; - Hélas ! pauvre Alhama ! »

Cartas le fueron venidas
Que Alhama era ganada;
Las cartas echo en fuego
Y al mensagero matara.
Ay de mi! Alhama!

". Des lettres lui furent envoyées, annonçant la prise d'Alhama; il jeta les lettres au feu, et fit tuer le messager. - Hélas ! pauvre Alhama ! "
Puis le roi donne l'ordre de sonner les trompettes de guerre, les añafiles d'argent et les timbales, pour appeler aux armes les Mores de la Veya de Grenade. -Pourquoi, dit un vieux More, le roi nous appelle-t-il ainsi?

Aveys de saber, amigos
Una nueva destichada;
Los cristianos con braveza
Nos han ganado a Alhama.
Ay de mi ! Alhama!

" Apprenez, mes amis, un nouveau malheur : les chrétiens, pleins de bravoure, nous ont enlevé Alhama. - Hélas ! pauvre Alhama! "
Un vieil Alfaqui à la barbe blanche s'approche de Boabdil : Tu l'as bien mérité, ô roi ! Pourquoi as-tu fait périr les Abencerrages, qui étaient la fleur de Grenade?

Por eso bien mereces, rey
Una pena bien doblada
Que te pierdas, tu y et reyno,
Y que se pierda Granada!
Ay de mi! Alhama!

« C'est pourquoi tu mérites bien, ô roi, le grand malheur qui t'arrive : le malheur de te perdre, toi et ton royaume; celui de perdre Grenade! - Hélas! pauvre Alhama!»
« Ce romance était si triste et si douloureux, dit un ancien auteur espagnol, qu'on fut obligé de défendre de le chanter; car en quelque lieu qu'on le chantât, il provoquait la douleur et les larmes. »
D'Alhama nous nous dirigeâmes vers Loja, en laissant sur notre droite Santa-Fé, la ville des Rois catholiques : on sait comment fut bâtie Santa-Fé. Ferdinand et Isabelle, qui assiégeaient Grenade, ordonnèrent la construction d'une ville nouvelle au milieu de la Vega sur l'emplacement même du camp; les soldats furent transformés en maçons et en charpentiers, et en moins de trois mois cette tâche prodigieuse fut accomplie; la ville devint bientôt le centre d'un luxe extraordinaire partout on voyait briller la soie, l'or et le brocart ; après la prise de Grenade, de grands privilèges furent octroyés à Santa-Fé, la seule ville d'Andalousie, dit un chroniqueur espagnol, qui n'ait jamais été souillée par l'hérésie musulmane. On prétend qu'Isabelle la Catholique ordonna de construire Santa-Fè pour montrer aux Mores que les Espagnols étaient décidés à ne pas abandonner le siège ; on a même ajouté que la reine avait fait un voeu assez singulier, celui de ne pas changer de chemise avant la prise de Grenade : or, le siège ayant duré plusieurs mois, le linge de la souveraine serait devenu quelque peu jaunâtre : de là le nom de la couleur Isabelle.... Nous ne rappelons que pour mémoire, en passant, cette historiette qu'un écrivain espagnol a pris la peine de démentir, en la qualifiant de solemne patraña, un solennel mensonge.
Nous arrivâmes le soir à Loja, en suivant les bords du Genil, qui roule, à travers une vallée pleine de vignes et d'oliviers, ses eaux limpides profondément encaissées entre deux murailles de rochers. Loja, qui communique avec Grenade et Malaga par une très-bonne route, est une des plus jolies villes d'Andalousie, et une des plus agréables comme séjour, à cause de la riche verdure dont elle est entourée; notre guide, qui était de Grenade, nous rapporta un dicton sur les dames de Loja, dicton fort plaisant, mais tellement malicieux que nous nous abstiendrons de le rapporter.
En nous rendant (le Loja à Antequera, nous laissâmes sur notre droite, un peu avant d'arriver à la petite ville d'Archidona, un rocher escarpé qui s'élève au milieu de la plaine comme un immense monolithe : c'est la Peña de los Enamorados, - le rocher des Amoureux, que les légendes ont rendu célèbre dans la contrée comme l'est en Normandie la côte des deux Amants. La tradition populaire est bien ancienne, car Andrea Navagero, cet ambassadeur vénitien qui fit au commencement du seizième siècle son tour d'Espagne, la mentionne dans sa curieuse relation :
« Tra Antequera e archidona, a mezzo camino, si passa presso un monte molto aspero detto La Peña de los Enamorados, del case di due innamorati, un cristiano d'Antequera, e una Mora d'Archidona, liquali essendo stati molti dî nascosti in quel monte, al fine ritrovati, non vedendo potere scampare che non fossero presi,….. ne viver l'un senza l'altro, elessero morire insieme …...»
C'est l'histoire dramatique d'un chevalier chrétien que les romances nomment Manuel, et d'une jeune Mo.resque appelée Laïla; le chrétien, malgré le courage avec lequel il s'était défendu, avait été fait prisonnier dans un combat par un prince more. Pour charmer les loisirs de sa captivité, Manuel essaya de plaire à la fille du prince, la belle Laïla, qu'il avait l'occasion de voir de temps en temps: il y réussit tellement bien qu'il fut bientôt convenu entre eux que la jeune fille aiderait Manuel à s'échapper de sa prison, et qu'ils uniraient ensemble pour se réfugier dans le pays des chrétiens.
L'évasion avait réussi au gré de leurs voeux, et les deux fugitifs, après avoir marché longtemps à l'aventure, étaient sur le point de mettre le pied sur le territoire chrétien, lorsque, se croyant poursuivis, ils se blottirent entre les infractuosités du rocher, où ils restèrent cachés pendant plusieurs jours sans oser sortir. Malheureusement, au moment où ils allaient quitter leur retraite, ils furent aperçus par des soldats auxquels le prince avait donné l'ordre de s'emparer d'eux. Les deux amants montèrent alors jusqu'au sommet du rocher, où ils furent bientôt suivis par les soldats, qui cependant n'osaient porter la main sur une fille de sang royal. -Laïla se jeta au cou de son bien-aimé, lui jurant qu'elle aimerait mieux mourir que vivre séparée de lui à ce moment apparut son père, qui avait suivi les soldats, et qui leur donna ordre de la saisir.
- Si vous osez porter la main sur moi, leur dit la jeune fille, je me précipite du haut de ce rocher 1
Le prince la supplia en vain de le suivre: les deux amants s'étreignirent un instant en versant un flot de larmes, et après s'être embrassés une dernière fois, ils s'élancèrent dans le vide et tombèrent au pied de la pesa, où ils furent retrouvés sans vie, mais toujours enlacés. Une croix fut plantée plus tard à l'endroit où Manuel et Laila tombèrent, et le rocher a reçu depuis le nom de Peña de los Enarnorados.

Archidona. - Antequera. - La Serrania E Ronda. - Le brigandage en Espagne. - Les Rateros. - Ladrones, Bandidos et Bandoleros. - Le capitan et sa partida. - L'attaque de la diligence. -Le partage du butin. - Les Siete Niños E Equip. - Le capitan Ojitos. - Un sac de duros. - José Maria. - L'indulto. - La chanson du Bandolero. - Sept frères bandits. - La Cabeza del Malvado.

Nous nous arrêtâmes quelques heures à Archidona, pour faire reposer nos mulets, qui commençaient à être exténués; Archivons, petite ville bâtie comme un nid d'aigle au milieu des rochers, était, il n'y a pas longtemps encore, un des plus fameux repaires de bandits de l'Andalousie; les environs, entrecoupés de ravins, de cavernes et de bois sombres, sont on ne peut mieux disposés pour les attaques à main armée; ce pays fut le principal théâtre des exploits du fameux José Maria, dont les habitants parlent encore avec une terreur mêlée d'admiration.
A mesure que nous approchions d'Antequera, le pays devenait de plus en plus sauvage; quelques croix de meurtre se montraient de temps en temps, et nous ne manquions jamais de lire avec soin les inscriptions instructives dont elles étaient surmontées, ce qui divertissait beaucoup notre arriero.
Antequera passait déjà pour être fort ancienne dès l'époque des Romains ; des inscriptions retrouvées dans la ville portent son ancien nom d'Antikaria; du reste les souvenirs des Mores y sont plus abondants que ceux des Romains. Nous montâmes au sommet de la Torre Macho, la tour tronquée, d'où nous pûmes voir encore la Peña de los Enamorados, dont le profil nous rappela celui du rocher de Gibraltar. Nous visitâmes également près d'Antequera de curieuses grottes, qui ont dû servir d'asile à bien des générations, et qui servent encore de refuge à des gitanos de passage.
Antequera, comme toute la contrée hérissée de montagnes qui s'étend vers le sud, et qu'on appelle la Serrania de Ronda, joue un rôle important dans l'histoire du brigandage; ces sierras sauvages servaient de repaires à de nombreuses bandes qui détroussaient impunément les voyageurs, et devant lesquelles la force publique restait quelquefois impuissante. Ordinairement le chef de la partida, - c'est ainsi qu'on appelait la bande, était un jeune homme que la jalousie, le dépit ou quelque affaire d'amour avait poussé à l'assassinat, et qui, poursuivi par la justice, cherchait un refuge dans les montagnes les plus désertes. Le plus souvent, il n'était d'abord qu'un simple ratero, c'est-à-dire un voleur vivant isolé, et ne s'attaquant qu'aux voyageurs sans armes, évitant avec soin les alguaciles, miqueleles, et autres représentants de la justice. Mais bientôt le ratero s'ennuyait de travailler seul; il s'associait avec quelques gens de vida airada, qui s'étaient mis comme lui en révolte ouverte contre la société, et, devenu chef de bande, capitan, il attaquait, avec les bandoleros, ses vassaux, les convois, les diligences, les fermes isolées, et quelquefois même les villages.
Le capitan de bandoleros était d'ordinaire un homme brun, agile et robuste, bien empatillado, comme disent les Espagnols, c'est-à-dire orné d'une large paire de favoris noirs taillés en côtelette; sa tête rasée court et couverte d'un foulard de soie aux vives couleurs dont les deux coins retombaient sur la nuque, était coiffée du sombrero calañes chargé de nombreuses houppes de soie noire. Sa veste, en cuir fauve, marsille remendado, était ornée de toutes sortes d'agréments et de broderies en soie, et d'innombrables boutons de filigrane d'argent, botonadura de plata, qui s'agitaient comme des grelots au moindre mouvement; une culotte courte, ajustée et dessinant les formes, tombait jusqu'au-dessus des mollets, que cachaient à demi d'élégantes guêtres de cuir brodé, botines de caida, entr'ouvertes sur le côté, et d'où pendaient de longues et minces lanières de cuir. Dans les plis d'une large faja de soie, serrant la taille, s'enfonçaient deux pistolets chargés jusqu'à la gueule, sans préjudice d'un puñal effilé et d'un cuchillo de monte, espèce de large poignard muni d'une garde, dont le manche de corne s'ajuste dans le canon de l'escopette.
Le vrai bandolero faisait presque toutes les expéditions à cheval; il avait pour monture un vigoureux potro andalous à la longue crinière noire orné d'aparejos de soie, et dont la queue était entourée de cette espèce de ruban que les Andalous appellent ata-cola; une mania aux mille rayures éclatantes laissait flotter de chaque côté des pompons sans nombre. Il va sans dire que l'inévitable trabuco Malagueño, à la gueule évasée, suspendu la crosse en l'air au gaucho d'une selle à la mode arabe, complétait l'armement du bandolero : on dit que José Maria, ainsi équipé, aimait à adresser cette plaisanterie à ses camarades, en montrant deux rangées de dents blanches comme l'ivoire :
 Quién me pedirà et pasaporte?- Qui osera me demander mon passe-port?
L'expédition classique du bandolero, l'A B C du métier, c'était l'attaque de la diligence: aussitôt que les vedettes en annonçaient l'arrivée, la route était barrée par la partida, et les chevaux abattus ou dételés. On enjoignait alors aux malheureux voyageurs de descendre; on leur ordonnait de se placer la face contre terre, boca abajo, et on leur attachait les bras derrière le dos; le capitan donnait ensuite l'ordre de procéder à la visite des bagages; on fouillait les voyageurs, et après avoir menacé de mort celui qui avant une demi-heure ferait le moindre mouvement, la partida regagnait à fond de train son repaire, où avait lieu le partage du butin.
Suivant un usage qui avait force de loi parmi les bandoleros, on faisait trois parts égales du butin : le premier tiers appartenait au capitan; le second tiers se partageait entre les membres de la partida, dont le nombre dépassait rarement huit ou dix personnes, et le reste, religieusement mis de côté, était comme un fonds de réserve destiné à porter secours aux camarades tombés entre les mains de dame justice, soit pour leur rendre la liberté, soit pour faire dire des messes, - decir misas, - pour l'âme des malheureux qui finissaient; suivant leur langage pittoresque, par danser au gibet sans castagnettes, - bailar en la horca sin castañuelas.
Une des plus célèbres partidas qui aient jamais exploité l'Andalousie était celle des Siete Niños de Ecija, -les Sept Gars d'Ecija; - cette fameuse bande, dont beaucoup de personnes se rappellent encore les exploits, et qui a fait le sujet de tant de légendes populaires, avait reçu ce nom parce qu'elle fut toujours composée de sept bandidos, jamais plus, jamais moins : toutes les fois que, pour une cause quelconque , un des sept Niños manquait à l'appel, il était remplacé dès le lendemain, car il y avait de nombreux surnuméraires qui n'attendaient qu'une place vacante pour entrer en fonctions. Les Siete Niños ne tardèrent pas à devenir très riches; de nombreux espions, largement payés, les instruisaient à point du passage des diligences, des galères et des convois d'argent; ils avaient des intelligences dans les fermes, dans les campagnes et jusque dans les villes, et si jamais quelqu'un les trahissait, on ne tardait guère à trouver son corps criblé de coups de poignard par une main inconnue.
Les Siete Niños de Ecija changèrent plusieurs fois de chef ; le plus fameux, dont on vante encore le courage et la générosité chevaleresque, était le Capitan 0jitos; c'était, assure-t-on, un cavalier accompli, appartenant à une bonne famille d'Ecija, et qui faisait tourner les plus belles têtes de l'endroit; son second, à cause de son air sauvage et rébarbatif, avait reçu le surnom de Cara de hereje, - Face d'hérétique. - Le capitan Ojitos eut une fin tragique : s'étant un jour querellé avec un de ses bandoleros nommé Tirria, il s'ensuivit une lutte au puñal, et les deux combattants restèrent sur le terrain.
 Les Siete Niños de Ecija furent poursuivis plusieurs années sans qu'il fût possible de les atteindre; ne pouvant venir à bout d'eux par la force, on résolut d'employer la ruse, et voici le stratagème qu'on employa : un faux frère fut envoyé vers eux, et leur annonça qu'à une certaine heure un riche convoi devait passer dans un chemin creux, à un endroit qu'il leur désigna; un peu avant l'heure convenue, les bandits se mirent en route pour attendre le passage du convoi : or, on avait eu soin de placer au milieu de la route un petit sac bourré de duros d'argent; un des bandits le ramassa, pensant qu'il avait été perdu par quelque voyageur, et s'empressa de l'éventrer avec son poignard; ses camarades accoururent au son argentin des duras roulant sur le sol, et tous se baissèrent pour les ramasser : à ce moment une décharge retentit, et ils tombèrent tous pour ne plus se relever; ils venaient d'être criblés de balles par des soldats cachés dans les broussailles, et qui avaient saisi le moment où ils étaient réunis en groupe, comme fait le chasseur quand les perdrix viennent se réunir autour de la poignée de grain qu'on jette à terre pour les attirer.
Telle fut la fin des Siete Niños de Ecija, suivant le récit que nous fit notre arriero pendant le trajet d'Archidona à Antequera.
José Maria, un illustre bandolero dont nous avons déjà parlé, était le vrai modèle du bandit courtois et chevaleresque :

Del pobre protector, ladron sensible
Fue sempre con et rico inexorable

« Protecteur du pauvre, brigand sensible, dit la chanson populaire, il se montra toujours inexorable avec le riche. »
José Maria était de Ronda; comme la plupart des Andalous, il avait un sobriquet, apodo; on l'avait surnommé Trempanillo parce qu'il était toujours sur pied de grand matin; il se plaisait, dit-on, à distribuer aux malheureux ce qu'il avait enlevé aux riches, et il devint ainsi très-populaire en Andalousie. José Maria finit tranquillement ses jours dans le repos et dans l'aisance, comme un honnête rentier ; de même que la plupart des bandoleros, il avait sa querida, une jembra morena, une brune fille de la Serrania de Ronda : sa chère Rosa, sa Rosita é Mayo, - sa petite Rose de Mai, - comme il l'appelait, le décida à demander son indulto, son pardon, qu'on fut trop heureux de lui accorder. Ses exploits sont célébrés dans une quantité de romances populaires, mais quelquefois on y reproche au gouvernement d'avoir transigé avec lui et sa partida
Fue tan pobre y mezquino y tan cobarde
Que transigiô con et y su partida.
Al valor español haciendo insulto
Pidiô al bandido contener su sana,
Y diole en pago miserable indulto,
Para baldon de la valiente España!
« Faisant insulte à la valeur espagnole, il demanda au bandit de contenir sa rage, et lui donna en payement un misérable pardon, à la grande honte de la vaillante Espagne ! »
 
Il n'est guère de grande ou de petite ville d'Espagne où l'on ne trouve de ces romances populaires dans lesquelles presque toujours les bandoleros jouent le plus beau rôle, et on pourrait presque dire que les enfants apprennent à lire dans des histoires de brigands. Nous achetâmes un jour dans la petite ville de Carmona, dont la principale industrie consiste à imprimer ces poésies populaires, une cancion andaluza intitulée El Bandolero

Soy gefe de bandoleros,
Y al frente de mi partida
Nada mi pecho intimida,
Nada me puede arredrar.
Que vengan carabineros,
Que vengan guardias civiles,
Mis trabucos naranjeros
Les hàran escarmentar,
Y no querràn mas ensayo;
A caballo ! Trabucazo, y a cargar!

« Je suis chef de bandoleros, et à la tête de ma partida, rien ne m'intimide, rien n'est capable de m'arrêter; viennent les carabiniers, viennent les gardes civiles, mes tromblons, du calibre d'une orange, leur apprendront à vivre, et ils ne voudront plus en essayer. A cheval! Déchargez vos tromblons, et en avant ! »
Ainsi, les histoires de bandits courent les rues ; quel bel exemple pour la génération future, que celui de Diego Corrientes, el bandido generoso, d'Orejita, de Palillos ou de Francisco Esteban, el guapo, que les gravures sur bois à deux cuarios nous montrent vêtus du plus beau costume andalou, détroussant de pauvres voyageurs qui implorent leur pardon à deux genoux, de l'air le plus piteux ! Ou bien cette jacara, - un mot local qu'on pourrait traduire par canard, - intitulée Siete hermanos Vandoleros, « où se conte la vie, l'emprisonnement et la mort de sept frères bandits, avec le détail des grandes cruautés, attaques, vols et assassinats commis: par Andrés Vasquez et ses six frères, comme le verra le curieux lecteur. » Les membres de cette aimable famille, qu'on prit d'un même coup de filet, s'avouèrent coupables de cent deux assassinats, sans compter d'autres peccadilles du même genre.
Il n'est pas jusqu'aux femmes qui n'aient leur place dans cette galerie du brigandage en Espagne; nous avons sous les yeux un petit papier jaune en tête duquel est représentée une jeune fille à cheval, le tromblon à la main et le sabre à la ceinture : c'est la Relation de las atrocidades de Margarita Cisneros, qui fut garrotée en 1852.
Cette intéressante jeune fille commença par tuer son mari, qu'elle avait épousé contre son gré, puis son querido; elle était encore toute jeune quand on s'empara d'elle, et elle s'avoua coupable de quatorze assassinats.
Il n'y a pas encore longtemps que c'était l'usage, principalement en Andalousie, lorsqu'un bandolero redoutable avait été capturé, d'exposer sa tête en public; on la mettait dans une cage de fer, au sommet d'un poteau qui était placé sur le bord d'un chemin fréquenté, et on laissait pendant quelques jours la cabeza del malvado - la tête du scélérat - exposée comme un exemple salutaire; tel fut le sort de Pàco el Zalào (Joseph le Gracieux), célèbre bandit andalou qui travaillait dans les environs de Séville [6] .
Le brigand espagnol n'existe plus depuis que les guerres civiles ont cessé et la terrible Serrania de Ronda est aussi sûre aujourd'hui que la forêt de Bondy.

Teba. - Ronda, - Le Tajo. - La casa del Rey Moro. - Une corrida d'enfants. - Les Rondeñas. - Les contrabandistas de la Sierra. - Le corredor. - L'Encuentro. - Ce que deviennent les contrabandistas. - Gancin. - San Roque. - Gibraltar. - Algecoràs. - Tarifa; les Tariferas. - Vejer. - Medina. - Sidonia. - Conil. - Chiclana. - Les surnoms populaires de quelques villes andalouses. - La Isla de Leon. - San-Fernando. - Arrivée à Cadix.

Peu de temps après avoir quitté Antequera, nous aperçûmes à notre gauche une petite ville située sur une hauteur, au milieu d'un paysage magnifique ; cette petite ville, c'était Teba, qui a donné son nom à une illustre personne dont nous avons toujours entendu parler en Andalousie avec respect.
Ronda est la ville par excellence des toreros, des majos, des contrabandistas; l'ancien costume andalou s'y conservera longtemps encore, en dépit des chemins de fer et des progrès de la civilisation. Ronda est perchée, comme un nid d'aigle, au sommet d'un rocher; une immense et profonde crevasse, qu'on appelle et Tajo, et au fond de laquelle coule le Guadalvin, sépare la vieille ville de la ville nouvelle. Du haut d'un pont hardiment jeté entre deux rochers, et qui passe pour être de construction romaine, nous apercevions, à plusieurs centaines de pieds au-dessous de nous, les anciens moulins arabes construits au bord du torrent, et qui, à cette distance, nous faisaient l'effet de joujoux de Nuremberg.
Ronda, éloignée des grandes routes et des grandes villes, n'a presque rien perdu de son caractère moresque ; beaucoup de rues et de maisons ont conservé, sans altération, leur nom arabe; on nous montra la maison du Roi More, la casa del Rey Moro, habitée jadis, suivant la tradition, par Al-Motahed, ce prince arabe qui faisait monter en or, dit Corde, dans son histoire des Arabes d'Espagne, les crânes de ceux qu'il avait décapités, et s'en servait comme de coupes.
L'air de Ronda, plus vif et plus frais que celui de la plaine, est renommé pour sa pureté, et les habitants ont l'aspect robuste et dégagé qui convient à des contrebandiers et à des toreros. Suivant un proverbe local,
En Ronda los hombres
A ochenta son pollones !
«  A Ronda les hommes de quatre-vingts ans ne sont encore que des poussins! »
La plaza de Toros de Ronda est une des meilleures et des mieux construites de l'Andalousie, et digne d'une ville qui a toujours été regardée comme la terre classique de la tauromachie; les jeunes Rondeños jouent au taureau comme chez nous les enfants jouent au soldat.
Un jour que nous descendions la Mina de Ronda, un escalier, ou, pour mieux dire, un casse-cou creusé dans le rocher et qui conduit aux molinos arabes, nous fûmes témoins d'une scène de ce genre, petit tableau de famille on ne peut mieux composé, que Doré s'empressa de fixer sur son album : le père de famille était à genoux, tête baissée, dans la position du taureau qui va se précipiter sur son adversaire ; un gamin de huit ans, dans la position du matador, tenait de la main gauche sa veste en guise de muleta, et de la droite un jonc qui lui servait d'espada. Un autre gamin, à cheval sur les épaules de son frère et un long bâton à la main, paraissait très-fier de jouer le rôle de picador. Les voisins, qui s'étaient approchés, regardaient le combat en amateurs consommés, et nous demandâmes nous-mêmes la permission d'assister à la corrida.
Ronda a donné son nom aux Rondeñas, ces chansons si populaires dans toute l'Andalousie; comme les Malagueñas, les Rondeñas ont sans aucun doute une origine moresque : parmi les airs andalous, il n'en est pas de plus mélancoliques ni de plus expressifs : la guitare, qui a succédé au laud des Mores, accompagne toujours la voix, soit avec des accords plaqués, soit avec des arpèges, qui servent à la fois de prélude et d'accompagnement. Les virtuoses de Ronda sont renommés dans toute l'Espagne; c'est dans le silence majestueux d'une chaude nuit d'été, quand on traverse une petite ville de la Serrania, qu'il faut entendre les accords mélancoliques de la Rondeña; il semble que ces mélodies, si simples et si primitives, se prêtent à des variations infinies suivant le caprice ou l'inspiration du chanteur.
De même que les Malagueñas, les Rondeñas se composent de couplets de quatre vers, dont le premier se répète deux fois ; voici la traduction du couplet dont nous donnons plus bas la musique
« Les yeux de ma brune ressemblent à mes maux; ils sont grands comme mes peines, et noirs comme mes chagrins [7] . »
On trouve quelquefois des idées charmantes dans ces poésies populaires : qu'on en juge par les couplets suivants

El dia que tu naciste,
Nacieron todas las flores;
Y en la pila del bautismo
Cantaron los ruiseñores.

"Le jour de ta naissance - Naquirent toutes les fleurs - Et au-dessus des fonts baptismaux - Chantèrent les rossignols"

Tus ojos son ladrones
Que roban y hurtan ;
Tus pestañas et monte
Donde se ocultan.

" Tes yeux sont des brigands - Qui volent et ravissent - Tes cils sont la forêt - Sous laquelle ils s'abritent. "

El amor y la naranja
Se parecen infinito
Por muy dulces que seau
De agrio tienen su poquito.

" L'amour et l'orange - Se ressemblent extrêmement -Si doux qu'ils soient, - Ils ont toujours quelque chose d'amer. "

Voici encore une copie des plus mélancoliques ; nous l'avons apprise d'un torero andalous, notre compagnon de route, qui la chantait la nuit pour tromper les longues heures d'un voyage en diligence, et peut-être aussi pour adoucir ses chagrins

Dentro de la sepultura
Y de gusanos roido,
Se han de encontrar en mi pecho
Seras de haberte querido.

" Quand je serai dans la sépulture, - Et rongé par les vers, - On trouvera encore dans mon coeur - La preuve de mon amour pour toi. "

« Quand je serai dans la sépulture, - Et rongé par les vers, - On trouvera encore dans mon coeur - La preuve de mon amour pour toi. »
On voit que la poésie des Rondeñas ne manque ni de naïveté ni de charme; les rimes de ces coplas ne sont pas toujours irréprochables, et chacun les modifie un peu suivant son caprice, en suivant le goût de la querida qui se cache derrière les barreaux de fer de sa reja, pour écouter la chanson du guitarrero.
 
Le reja, grille de fer qui défend les fenêtres du rez-de-chaussée, joue un rôle important dans la vie andalouse; nous laissons de côté ce sujet pour y revenir plus tard avec plus de détails.
La route qui de Ronda va rejoindre Gaucin, San Roque et Algeciras était, il y a une trentaine d'années, très-fréquentée par les bandoleros, et l'est encore aujourd'hui par les contrabandistas; nous avions loué à Ronda des mules vigoureuses, car cette route, impraticable pour les diligences, est une des plus accidentées et une des plus fatigantes de toute l'Espagne; mais c'est aussi une des plus pittoresques ; à chaque instant elles s'amusaient à marcher sur le bord des plus effroyables précipices, comme si elles eussent voulu à plaisir braver le danger; de sombres et profonds barrancos ouvraient de temps en temps leurs gouffres devant nous, et nous rappelaient quelques-uns des sites que nous avions admirés dans les Alpujarras : il est impossible de rêver un dédale de ravins, de rochers et d'épaisses broussailles plus propice aux embuscades et aux attaques à main armée.
La Serrania de Ronda, - c'est le nom qu'on donne à cette sauvage chaîne de montagnes, s'insurgea comme les Alpujarras au seizième siècle et put tenir en échec les troupes espagnoles. Ce n'est qu'en 1570 que les fiers montagnards furent réduits, quand le duc d'Arcos vint prendre en personne le commandement. Il fallait que le sentiment de la nationalité moresque fût profondément enraciné chez les habitants du pays, car ils purent, quatre-vingts ans après la conquête du royaume de Grenade, se grouper avec force, et organiser une résistance qui déjoua longtemps les efforts des troupes chrétiennes.
On prétend, du reste, que malgré les proscriptions et les persécutions de tous genres dont les Espagnols accablèrent les vaincus, de nombreuses familles de Morisques sont restées dans le pays; ce que nous avons pu constater, c'est que les traces de la domination musulmane y sont encore visibles dans les plus petits détails; comme dans les provinces de Valence et de Murcie, comme dans les Alpujarras, les noms de la plupart des localités sont restés arabes : plusieurs même commencent parle mot Ben comme Ben-adalid, Ben-arraba, et tant d'autres.
Le type le plus curieux de la serrania de Ronda, c'est le contrabandista; ces montagnes abruptes, sillonnées de sentiers souvent impraticables, même pour les mulets, sont parcourues en tous sens par d'agiles et hardis serranos, qui vont s'approvisionner à Gibraltar, ce grand entrepôt que l'Angleterre fournit sans cesse de marchandises de rebut destinées à être introduites en Espagne, et qui font la fortune des contrebandiers; car ils opèrent ordinairement sur des objets qui sont grevés en Espagne de plus de trente pour cent, ce qui leur laisse, on le voit, une marge honnête.
Nous fîmes rencontre dans une venta, un peu avant d'arriver à Gaucin, d'un contrabandista qui, comme nous, se rendait à San Roque et à Algéciras, les deux plus grands centres, après Gibraltar, des opérations de contrebande. Notre nouveau compagnon de route avait pour monture une belle jument noire rasée à mi-corps, une jument de velours, - una jaca é terciopelo -, comme il l'appelait dans son dialecte andalou; c'était un robuste gaillard d'une trentaine d'années, qui paraissait connu de tous, et qu'on appelait du petit nom de Joselillo, un diminutif de Joseph; son costume était à peu de chose près celui des majos andalous, et sa querida, qui l'accompagnait, était montée en croupe derrière lui. Nous ne retardâmes pas à devenir les amis de Joselillo, grâce à quelques cañas de jerez échangées contre autant de copitas de aguardiente, - c'est ainsi qu'on appelle ici les petits verres dans lesquels on nous servait une eau-de-vie blanche et anisée. Quand il fut assuré que nous n'étions ni des employés du gouvernement, ni des carabineros (douaniers), mais tout bonnement des franchutes, - car tel est le surnom que les gens du peuple donnent à nos compatriotes -, le contrebandier ne craignit pas de nous initier à quelques-uns des mystères de son aventureux métier.
La première opération du contrabandista consiste à aller s'approvisionner à Gibraltar: ce sont presque toujours des juifs qui se chargent de lui fournir les marchandises dont il a besoin, telles que des mousselines, des foulards, et surtout des cigares et du tabac. Jusque-là, rien de plus simple et plus facile; mais il s'agit de faire entrer les marchandises sur le territoire espagnol ici commencent les difficultés ; ces difficultés, le corredor est là pour les résoudre.
Le corredor, ou courtier, est un personnage qui habite Gibraltar, où il s'est réfugié pour éviter les suites de quelques peccadilles, deux ou trois assassinats, par exemple. L'industrie de cet honnête intermédiaire consiste à aplanir, moyennant un forfait fixé à l'avance, les difficultés que pourraient apporter les douaniers trop rigoureux qui voudraient s'opposer à l'introduction de la contrebande sur le territoire espagnol; il sait à merveille distribuer quelques pesetas aux carabineros, afin de leur ôter toute envie de savoir ce qu'il y a dans les alforjas et sous l'aparejo des mulets, et leur offrir, en outre, des porcs du plus gros calibre pour les remercier d'avoir été si peu curieux.
Il arrive quelquefois que le corredor entreprend des opérations sur une plus grande échelle pour le compte d'importantes maisons de Cadix ou de Malaga; on en a vu d'assez habiles pour faire débarquer en fraude des navires entiers; ils s'adressaient alors directement au comandante de carabineros, qui faisait son prix suivant la nature des marchandises : tant pour les étoffes, tant pour le tabac. On fixait le lieu et l'heure où devait s'opérer le débarquement, et le comandante ne manquait jamais d'envoyer, au moment convenu, ses douaniers exercer leur surveillance à un endroit opposé. A un signal convenu, le navire s'approchait de la côte, on mettait les canots à la mer, et le débarquement s'opérait sous les yeux du comandante; car cet honnête employé tenait à s'assurer par lui-même que le corredor ne le trompait ni sur la nature ni sur la quantité des marchandises débarquées.
Mais revenons à notre contrabandista, qui, plus modeste, se contente de faire entrer en Espagne quelques petites charges de foulards ou de tabac; une fois qu'il a passé la frontière, il se réunit à quelques camarades, et la caravane se met en marche, ayant soin de ne marcher que la nuit, faisant halte pendant le jour dans des cortijadas ou fermes isolées où ils ont des affidés, et même dans les villages, afin de n'être vus de personne, - para que nadie los vea, - comme ils disent. Ces hardis contrabandistas, agiles comme des chamois, connaissent les passages les plus difficiles de la sierra, qu'ils parcourent le sac sur le dos et la carabine sur l'épaule, en se cramponnant des deux mains aux saillies des rochers à pic.
Dans nos excursions à travers la Serrania de Ronda, nous fûmes témoins d'une scène de ce genre : plusieurs contrabandistas, le sac au dos et le retaco en bandoulière, gravissaient des sentiers impossibles, à plusieurs centaines de pieds au-dessus de nous; l'un d'eux nous regardait d'un air assez indifférent, tandis que Doré, heureux d'une si belle rencontre, ajoutait une page à son album de voyage.
Les contrebandiers sont toujours dans les meilleurs termes avec les autorités des villages qu'ils traversent; ils n'oublient pas d'offrir un paquet de cigares à l'alcalde, du tabac à son secrétaire et un beau foulard de soie à la femme du maire, - la señora alcaldesa -.
Les contrabandistas arrivent presque toujours sans encombre au but de leur voyage; parfois, cependant, un encuentro a lieu (c'est ainsi qu'ils appellent une rencontre avec des carabineros dont ils n'ont pas eu la précaution d'acheter l'indulgence); alors le combat s'engage, et les retacos, chargés jusqu'à la gueule, font retentir les échos de la sierra; mais ces cas sont très-rares, car presque toujours il est avec les douaniers de faciles accommodements, et quelques duros arrangent l'affaire à la satisfaction des deux camps. Arrivé au terme de son voyage, le contrebandier remet ses marchandises à ses correspondants, qui partagent avec lui; pour le tabac et les cigares, il arrive même qu'ils sont vendus pour son compte par l'estanquero, c'est-à-dire celui qui tient l'estanco de tabacos, - le bureau de tabac!
Quand il n'est pas en route, le contrebandier aime à dépenser avec prodigalité l'argent qu'il a gagné à la sueur de son front et au péril de sa vie; il passe doucement ses vacances à la taberna, soit à jouer au monte, jeu de cartes pour lequel il est passionné, soit à conter ses exploits avec l'emphase et la jactance particulières aux Andalous, et en ayant souvent le soin d'arroser son récit avec de fréquentes rasades de jerez, de remojar la palabra, - de détremper la parole, suivant une expression pittoresque familière aux Andalous. Il résulte de tout cela que le contrabandista, peu habitué à faire des économies, arrive rarement à la fortune; moins heureux que les employés de hacienda, avec lesquels il a partagé, il n'a d'autre retraite que la prison ou le presidio, c'est-à-dire le bagne, soit à Ceuta, soit à Melilla, sur la côte africaine.
On nous a assuré que beaucoup de contrabandistas, quand les affaires étaient languissantes, utilisaient leurs loisirs en courant les chemins et en allégeant les voyageurs du poids de leur argent, opération à laquelle ils procédaient, du reste, avec la plus grande courtoisie. Nous n'eûmes pas l'occasion d'en faire personnellement l'expérience; mais il est possible qu'on ne les ait pas calomniés, car le métier de contrebandier est, ce nous semble, un excellent apprentissage pour celui de brigand.
Gaucin se trouve à peu près à moitié chemin entre Ronda et Gibraltar; du haut de son vieux château moresque, nous découvrîmes une des plus splendides vues de l'Andalousie.
Au premier plan s'élevaient les derniers contreforts de la sierra de Ronda, qui s'abaissait insensiblement vers la mer, et dont les teintes sombres contrastaient avec l'éclat de la plaine qui miroitait au soleil.
La Méditerranée s'étend à l'extrémité de cette plaine comme une longue bande d'azur, au-dessus de laquelle s'élève un petit point sombre.
C'est le rocher de Gibraltar.
Plus haut encore, à l'horizon, se dessinent vaguement les montagnes qui bordent la côte d'Afrique entre Tanger et Ceuta. Après Gaucin, la route côtoie les plus effroyables précipices; les rochers sont entassés pêle-mêle sur les rochers; il est probable que, dans des temps éloignés, un tremblement de terre a bouleversé la contrée.
A mesure que nous descendions, la végétation nous annonçait que nous approchions de la plaine ; les aloès, surmontés de leur longue tige droite, bordaient la route, et, autour des maisons , d'énormes cactus étendaient leurs raquettes chargées de fruits d'un rouge violacé. Le Guadairo, que nous avions traversé plusieurs fois depuis Ronda, tantôt à gué, tantôt sur de vieux ponts moresques, sillonne de son mince filet d'eau une plaine brûlante plantée d'orangers et de citronniers. Le climat est presque tropical, et la végétation fait pressentir le voisinage de l'Afrique.
Nous arrivâmes le soir à San Roque, assez à temps pour apercevoir encore très-distinctement le rocher de Gibraltar, dont l'énorme masse noire, dorée par les derniers rayons du soleil couchant, s'élevait au-dessus de la mer comme le dos d'un monstre fantastique.
San Roque est une ville toute moderne, dont la construction ne remonte qu'au commencement du siècle dernier, à l'époque où les Anglais enlevèrent Gibraltar aux Espagnols; c'est la ville d'Espagne la plus rapprochée du fameux rocher, dont deux lieues à peine la séparent; quelques familles anglaises viennent s'y installer l'été pour y chercher une fraîcheur relative. San Roque se ressent du voisinage de Gibraltar: les cottages, avec leurs portes bâtardes et leurs fenêtres à guillotine, pourraient faire supposer au premier abord qu'on est dans quelque ville d'Angleterre, si un ciel d'azur et un soleil africain ne donnaient à cette hypothèse le plus éclatant démenti.
A peu de distance de San Roque, dans la direction du sud, nous rencontrâmes une étroite et longue bande de sable, presque au niveau de la mer, qu'on appelle le terrain neutre, et qui sépare le territoire britannique du territoire espagnol ; nous franchîmes bientôt les lignes anglaises, et un instant après nous étions à Gibraltar, où nous devions nous reposer quelques jours.
Nous laisserons de côte le formidable rocher qui, depuis plus l'un siècle et demi, appartient à l'Angleterre, au grand désespoir de tout bon Espagnol, et nous nous embarquerons pour Algéciras dans un falucho aux longues voltes latines, qui fendra rapidement les flots bleus de la baie.
Algésiras était appelée, par les Arabes, Jezirah-alKhadrâ, - l'île verte -,  nom qui ne lui convient plus aujourd'hui, car la verdure n'abonde ni dans la ville ni dans les environs; c'est néanmoins une assez jolie ville, qui n'a pas, comme San Roque, perdu le caractère espagnol; cependant Gibraltar n'est guère qu'à deux lieues; quand le ciel est pur, on aperçoit distinctement les maisons de la ville, bâties au pied de l'énorme roc, et le soir nous entendîmes le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.
Après avoir suivi une route très-accidentée, nous arrivâmes à Tarifa; aucune ville d'Europe n'est aussi rapprochée de l'Afrique, et nous apercevions distinctement les montagnes aux cimes anguleuses qui bordent la côte du Maroc. La ville, qui doit son nom au More Tarif, fut au moyen âge le théâtre des exploits du fameux Guzman, qui la défendit contre les infidèles, et mérita ainsi d'être appelé el Bueno, surnom qui signifie le Brave, et non pas le Bon, comme on l'a souvent imprimé.
Les Tarifeñas sont renommées entre les autres Andalouses pour leur beauté, et elles nous parurent dignes de leur réputation; elles ont conserve l'usage de sortir voilées à la mode arabe, tapadas; leur mantille, en cachant la moitié de la figure, ne laisse voir qu'un oeil noir aux longs cils veloutes.
Après Tarifa nous traversâmes une contrée aride et désolée jusqu'à la petite ville de Vejer; les habitants, qui passent dans le pays pour être quelque peu épais, sont appelés les tardios, ou tardifs, ce qui, assure-t-on, les met en fureur; voici comment on explique l'origine du surnom : on voit à Vejer un rocher sillonne de taches jaunâtres; comme ce rocher gênait les habitants, ils voulurent l'abattre, et, faute d'autres projectiles, ils employèrent des oeufs; tous les oeufs du pays étant épuisés, la moitié des travailleurs se rendit au village voisin pour en chercher d'autres, et comme ils avaient tardé, on les reçut en criant : «  Llegad, tardios! Arrivez, tardifs! » Ils perdirent leur peine; mais les tardios assurent que les traces des oeufs sont toujours visibles sur le rocher.
Il n'est guère de ville en Andalousie qui n'ait sa petite légende de ce genre, accompagnée de quelque sobriquet plus ou moins grotesque; les environs de Cadiz sont particulièrement riches en ce genre : ainsi les habitants de Medina Sidonia sont appelés Zorros, les Renards, et ceux de Conil Desechados, ce qui signifie quelque chose comme dédaignés ou abandonnés.
Fernan Caballero, le célèbre romancier, a peint d'une manière charmante, dans ses écrits si populaires en Espagne, ce coté pittoresque des moeurs andalouses.
Chiclana, où nous arrivâmes après avoir traversé Conil, est une jolie petite ville située sur une hauteur, à peu de distance de l'Océan. De gracieuses casas de recreo, aux murs blancs et aux volets verts, annoncent le voisinage d'une grande ville : c'est là, en effet, que les habitants de Cadiz viennent l'été chercher un peu d'ombre. Les Chiclaneros ont aussi leur sobriquet tout comme leurs voisins : on les a surnommés Ataja-Primos, parce qu'un soir deux cousins se promenant au bord de la rivière, virent la lune qui se reflétait dans l'eau et voulurent s'en emparer; mais ils avaient beau courir, la lune ne bougeait pas; l'un des deux dit alors à l'autre « Dà vuelta, adelânte, y atâjala, primo! A Fais le tour vivement, et barre lui le chemin, cousin! Telle est l'origine du surnom Ataja-Primos, et, si peu vraisemblable qu'elle soit, la plaisanterie paraît, dit-on, de très-mauvais goût aux Chiclaneros. Heureusement, ils ont pour se consoler le souvenir du grand Montés, el Chiclanero, le César et le Napoléon de la Tauromachie, l'honneur et la gloire de Chiclana, le plus célèbre de ses enfants. Chiclana est encore célèbre pour ses alcarrazas, excellentes pour rafraîchir l'eau :

Para alcarrazas Chiclana,
dit le refrain populaire.

Quelques heures seulement nous séparaient de Cadiz; nous ne tardâmes; pas à quitter la terre ferme pour entrer dans la Isla de Leon, l'île de Léon, pleine de marais salants où de nombreux salineros, à demi-nus et hâles comme des Africains, travaillaient en plein soleil; bientôt nous traversâmes la petite ville de San Fernando, célèbre par son observatoire, et une heure après, nous arrivions à Cadiz.

Ch. DAVILLIER.
(La suite à ta prochaine livraison.)

 


 

VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.

CADIZ

1862. -DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.

Cadiz. -Le ciel d'Andalousie. - .Azoteas et miradores.- Les Gaditanes. -Lord Byron à Cadiz; le poète et l'Aficionado. - L'Alamada. - Les mantilles. - Les confiterias; gourmandise héréditaire des Andalouses - Les Cigarreras (le Cadiz. - Les marineras. - Les Playeras andalouses. - La chanson du Curriyo marinera. - La baie de Cadiz. - Le Puerto Santa Maria. - Los lares del Puerto. - La Calesa andalouse.

Cadiz est la plus ancienne ville d'Espagne et peut-être d'Europe, plus ancienne que Rome même; la Gaddir phénicienne, qui existait déjà mille ans avant l'ère chrétienne, devint plus tard la Gades des Romains, et fut longtemps la ville la plus florissante de la Péninsule ibérique, une ville toute bâtie en marbre, et le centre du plaisir par excellence. Des palais de marbre il n'est pas resté la moindre trace, mais Cadiz est toujours restée aussi gaie que Martial nous la dépeignait il y a dix-huit cents ans.
Vue du large, Cadix est comparée par les Espagnols à un plat d'argent posé sur la mer, una taxa de plata en el mar, ses hautes maisons, blanchies à la chaux ou peintes des couleurs les plus tendres, brillent au soleil comme une couronne d'orfèvrerie, sous ce merveilleux ciel d'Andalousie, ce ciel vêtu d'azur, comme dit le refrain espagnol

El cielo de Audalucia Esta vestido de azul.

Les maisons de Cadix sont très hautes, et ont presque toutes six et même sept étages. car la ville, resserrée dans une étroite ceinture de fortifications, est obligée de regagner en hauteur ce qu'elle ne peut atteindre en étendue. Chaque maison, ou peu s'en faut, est surmontée d'un belvédère à jour surmonté d'une terrasse, - azotea, - ou d'une tour carrée au sommet de laquelle s'élance un mât élevé.
Les fenêtres sont presque toutes peintes en vert, ce qui donne à la ville un aspect singulièrement gai; la plupart, surtout celles du premier étage, sont garnies d'un mirador ou balcon entièrement vitré, qu'on ouvre l'été et qu'on garnit de fleurs pendant l'hiver.
Les monuments de Cadiz n'ont rien de particulièrement remarquable; la plupart datent du dix-septième siècle et sont d'un style médiocre; on se console facilement de voir des ornements d'aussi mauvais goût empâtés par d'innombrables couches de badigeon.
Il y a peu de villes en Espagne qui soient aussi vivantes et aussi animées que Cadiz; c'est vers le soir, en faisant quelques tours sur l'alameda, qu'on peut se convaincre qu'elle est toujours restée la Jocosa Gades d'autrefois ; il faut lire Martial pour se faire une idée de ce qu'était cette ville à l'époque romaine : " Les grandes richesses, dit un ancien auteur, y avaient introduit un grand luxe; de là vint que les filles de Cadiz étaient recherchées dans les réjouissances publiques, tant pour leur habileté à jouer de divers instruments, que pour leur humeur, qui avait quelque chose de plus que de l'enjouement. "
Les improbae Gaditanae, comme les appelle Martial, étaient déjà célèbres dans le monde entier par leurs danses et par leur habileté à faire résonner les baetica crusmata, qui n'étaient autre chose que les modernes castagnettes, aujourd'hui encore l'accompagnement obligé de l'ole gaditano, cette danse si franchement andalouse. La fière Séville est belle, dit lord Byron dans son Pèlerinage de Childe-Harold, mais Cadix, qui s'élève sur la côte lointaine, est encore plus séduisante.... Lorsque Paphos tomba détruite par le temps, les plaisirs s'envolèrent pour chercher un climat aussi beau, et Vénus, fidèle à la mer seule qui fut son berceau, Vénus l'inconstante daigna choisir le séjour de Cadix et fixer son culte dans la ville aux blanches murailles; ses mystères sont célébrés dans mille temples; on lui a consacré mille autels, où le feu divin est entretenu sans cesse.
Heureusement pour les dames de Cadiz, nous aimons le croire, cette appréciation du poëte anglais n'est pas plus exacte que sa description d'une corrida qu'il vit dans la plaza de Toros, " ce jeu barbare , qui rassemble souvent les filles de Cadix et fait les délices du berger espagnol. " Ce passage nous revint à la mémoire au milieu d'une assez belle course qu'on donna pendant notre séjour à Cadiz. Lord Byron, assurément, n'était pas un aficionado consommé; dans le même chant de Childe Harold, il appelle le taureau le " roi des forêts ", ce taureau qui n'a jamais vu que des plaines sans arbres; les pauvres haridelles à moitié mortes, qu'on n'achète guère au-dessus de la valeur de la peau et qu'on pousse à la mort après leur avoir bandé un oeil avec un mauvais foulard de coton, deviennent de " fiers coursiers bondissant avec grâce et qui savent se détourner, et l'agile matador, son arme est un javelot, il ne combat que de loin.
Que diraient notre ami El Tato et son beau-père Cucharès, s'ils savaient qu'on a accusé leurs prédécesseurs de ne combattre que de loin, et qu'on a transformé en une arme de jet la flexible espada qui ne quitte leur main que lorsque les cornes du taureau viennent effleurer leur poitrine ?
Mais revenons à l'alameda et à ses palmiers, qui ont inspiré Victor Hugo :

Cadiz a ses palmiers; Murcie a ses oranges,
Jaen, son palais goth aux tourelles étranges.

Malheureusement les palmiers de l'alameda, trop exposés sans doute aux vents de mer, n'ont plus guère que le tronc et ressemblent à peu près à des échassiers qui auraient perdu leurs plumes ; mais c'est un détail que les belles Gaditanes font bien vite oublier. C'est à Cadiz qu'il faut voir l'Andalousie gaie, riante, vivante ; c'est là qu'abondent le meneo, la sal, la sandunga, c'està-dire cette grâce, ce charme, cette désinvolture, qui sont comme le privilège exclusif des Andalouses.
Les femmes de Cadiz viennent à l'alameda bien moins pour voir que pour être vues et admirées; on peut dire, avec le poëte, qu'elles sont habiles dans l'art des oeillades ; il est vrai que nous n'oserions répéter avec lui qu'elles sont toujours disposées à guérir les blessures qu'ont faites leurs regards; mais nous croirions volontiers que c'est pour les Gaditanes qu'a été créé un des mots les plus expressifs de la langue espagnole, le verbe ojear, qu'il faudrait traduire en français en forgeant le mot oeillader.
Le temps de la basquine et du jupon court est passé; la mantille est la seule partie du costume féminin qui ait survécu; elle était fort appréciée il y a deux cents ans, si nous en croyons une Française qui voyageait en Espagne sous Louis XIV : " Les mantilles, dit Mme d'Aulnoy, font le même effet que nos écharpes de taffetas noir, excepté qu'elles siéent mieux et qu'elles sont plus larges et plus longues: de sorte que, quand elles veulent, elles les mettent sur leur tète et s'en couvrent le visage. "
Mais si leur jupe s'est allongée, les dames de Cadiz n'en sont pas moins habiles à laisser apercevoir un pied d'enfant, étroit et cambré; un de ces pieds qui ont donné naissance à la vieille formule. Beso a umd los pies.
Une des particularités de Cadiz, c'est le grand nombre de confiterias qu'on rencontre dans les rues de la ville; les sucreries les plus variées y abondent, depuis les cabellos de angel, espèce de confiture qui s'étire comme la blonde chevelure d'un ange, jusqu'aux esponjados ou azucarillos, biscuits longs et poreux qu'on met fondre dans l'eau pour la sucrer. Toutes ces chatteries font les délices des Andalouses, et si nous en croyons encore Mme d'Aulnoy, elles tiennent ce péché mignon de leurs aïeules, qui avaient aussi un goût des plus prononcés pour les sucreries :
" Il y a de vieilles dames qui, après s'être crevées d'en manger, ont cinq ou six mouchoirs qu'elles apportent tout exprès et elles les emplissent de confitures; bien qu'on les voie, on n'en fait pas semblant; l'on a l'honnêteté d'en aller prendre tant qu'elles veulent et même d'en aller quérir encore.
" Elles attachent ces mouchoirs avec des cordons tout autour de leur sacristain (on appelait ainsi une espèce de panier ou vertugadin) ; cela ressemble au crochet d'un garde-manger où l'on pend du gibier. "
Parmi les femmes de Cadiz, il ne faut pas oublier les cigarreras : c'est ainsi qu'on appelle les filles, jeunes pour la plupart, qui travaillent en grand nombre à la fabrica de tabacos; la fabrique de Cadiz est beaucoup moins considérable que celle de Séville, qui occupe à elle seule plusieurs milliers de femmes.
La cigarrera andalouse est un type à part que nous étudierons plus particulièrement à Séville, et nous ne notons que pour mémoire celle de Cadiz, bien qu'elle ait aussi son individualité et ses mérites particuliers, si nous en croyons une petite feuille imprimée à Carmona sous le titre de Jocosa relacion de las cigarreras de Cadiz.
Le port de Cadiz est le plus animé peut-être de tous les ports espagnols; des navires des pays les plus lointains y abordent fréquemment et tontes les nations du monde paraissent s'être donné rendez-vous sur le quai; de petites barques de toutes couleurs attendent les voyageurs qui veulent s'embarquer pour le Puerto, et les marineros les appellent et les provoquent avec les andaluzadas les plus divertissantes.
Le marinero andalou, et celui de Cadiz en particulier, s'il a été moins exploité dans les romances de salon que le gondolier de Venise et le barcaiulo napolitain, n'est pas un type moins intéressant : comme eux, il a ses barcaroles, qu'on appelle en Andalousie les playeras, ou chants de la plage, qu'il accompagne avec la guitare ou la bandurria; une des plus charmantes playeras que nous connaissions est la cancion divertida del curiyo marinero, un titre qu'on pourrait appeler la chanson réjouissante du joli marin: curro, currito, curriyo, sont des expressions qui appartiennent au dialecte andalou et qu'on ne saurait traduire en notre langue; c'est le nom que la maja donne à son querido

Segun las señales veo
Va a moverse un temporal
Pero ya perdi er mieo,
Y te ayudaré à remar.
Los dos a la par bogamos,
No pierdas, Curro, et compas;
Boga aprisa, Curro mio,
Que nie güervo a marear !

Je vois les signes qui annoncent la tempête, dit la Guerida à son Curro, mais avec toi je ne crains plus rien, et je t'aiderai à ravier. Ramons ensemble, Curro, et ne perds pas la route; rame plus vite, Curro mio, je sens mon coeur s'en aller !

Nous quittâmes Cadiz par une fraîche matinée, sur une de ces petites barques au mât court et à la longue voile latine que les Andalous appellent falùas, et qui était ornée à l'avant de deux grands yeux peints en rouge, comme un speronare sicilien. Un vent frais enfla bientôt notre voile blanche, et notre falùa fendit rapidement les eaux bleues et transparentes de la baie de Cadiz; le Puerto, où nous devions débarquer, n'est qu'à deux ou trois lieues de Cadiz; nous distinguions déjà ses maisons qui se dessinaient comme une ligne blanche entre le Lieu du ciel et celui de la mer, et plus loin, sur la côte, Rota, célèbre par ses vins; bientôt nous laissions sur notre gauche la Puntilla et la batterie de Santa-Catalina, et quelques instants après notre falùa abordait au quai encombré de navires chargés de tonneaux de toute dimension.
Le Puerto, qu'on appelle aussi Puerto Santa-Maria, est situé à l'embouchure du Guadalete, qui vient se jeter dans la baie de Cadiz; c'est l'entrepôt et le port d'embarquement des vins de Jerez; la ville, qui est blanche, gaie et propre, est comme un diminutif de Cadiz; nous visitâmes ses bodegas, vastes caves qui nous donnèrent un avant-goût de celles de Jerez, et sa plaza de Toros, une des meilleures de toute l'Espagne, et bien plus fréquentée par les aficianados que celle de Cadiz.
Los toros del Puerto est le titre d'une chanson andalouse, populaire dans toute l'Espagne, et qui dépeint à merveille l'enthousiasme des habitants de Cadiz pour ces fêtes nationales :

Quien se embarca para el Puerto?
" Qui s'embarque pour le Puerto? "

Tel en est le refrain de la chanson.

Que se larga mi falua!
" fauta va prendre le large! "

s'écrie le marinero; puis, s'adressant à une jeune Andalouse qui va prendre place dans sa barque

Señorita,
Levantusté esa patita,
Y sartuté a este barquiyo !
No se le ponga a uste tuerto
El molde de ese moniyo !

" Señorita, levez cette petite patte, et sautez-moi dans cette barque! Mais n'allez pas gâter le moule de ce joli corset! "

Pour nous rendre à Jerez , nous frétâmes une de ces calesas andalouses qui ressemblent assez aux corricoli de Naples; la nôtre , qui devait dater des premières années de ce siècle, était montée sur des roues immenses, et la caisse était ornée d'amours peints en rose sur un fond qui avait dû être vert tendre; nous nous entassâmes trois dans ce véhicule qui n'était pas trop large pour une personne. Après quelques heures de secousses, nous traversâmes le Guadalete et nous fimes notre entrée dans Jerez.

Jerez de la Frontera. - Les Jerezanos. - Majos et aficionados. - La Ptaza. - Le Tore del aguardiente. - La Cartuja. - Les vignobles; l'exploitation; les veillées des travailleurs. - Le Capataz et sa Cuadrilla. - La Vendimia. - Les Lagares. - Le Vitro Madre. - Le Jerez Seco. - Le Brown Sherry. - L'Amontitlado. - Le Pajarete. - Le Moscatel. - Les Bodegas.

Le calesero, qui conduisait notre pittoresque équipage, était, comme il nous l'apprit au bout d'un instant de conversation, un enfant de Jerez; jamais nous n'avions rencontré un échantillon aussi accompli de l'Andalou loquace, hâbleur et fanfaron, et pourtant on sait que ce type n'est pas rare dans ce pays. Nous nous amusâmes donc à faire causer notre Jerezano qui n'avait guère besoin, du reste, d'être encouragé, car il se mit â nous conter ses hauts faits sans nous laisser le temps de placer une seule parole . " Quand j'étais jeune, nous disaitil, je ne craignais pas un régiment entier, mieux que tout autre, je savais faire payer aux joueurs le barato, et les majos les plus farouches, quand ils me voyaient approcher devenaient plus doux que du sirop ; et quand le soir j'allais parler avec tua chien qui m'attendait à la reja de sa fenêtre, aucun mozo, s'il tenait à ses oreilles, ne se serait risqué à passer dans la rue.
Les Jerezanos jouissent, parmi les autres Andalous, d'une réputation assez bien établie en fait de hâbleries; notre calesero ne laissait rien à désirer sous ce rapport, et peut-ètre avait-il servi de modèle pour cette Relacion andaluza, populaire dans le pays où sont célébrés en vers de huit pieds les Hazañas hechos y Valentias, c'està-dire les exploits, hauts-faits et traits de courage de Pepillo et Jerezano.
Les Andalous, qui ne t'ont nulle difficulté à se reconnaître les premiers hâbleurs de toute l'Espagne, excellent à se peindre eux-mêmes, et à photographier, pour ainsi dire, leurs fanfaronnades d'après nature; ce qu'ils savent faire, du reste, avec infiniment de grâce, d'esprit et de fine naïveté. Aussi notre calesero ne paraissait nullement embarrassé des contradictions assez fréquentes qui venaient de temps en temps embrouiller ses récits, et Dieu sait où l'énumération de ses prouesses se serait arrêtée, si nous n'étions enfin arrivés à Jerez.
Jerez de la Frontera, qu'on appelle ainsi pour la distinguer de Jerez de los Caballeros, une petite ville d'Estramadure, a également reçu ce nom à cause du voisinage de la frontière de Portugal. Faisons observer en passant qu'on a cessé d'écrire comme autrefois Xérès depuis que la nouvelle orthographe espagnole a substitué, dans certains cas, le J à l'X, au G et quelquefois à l'S.
Ce qui nous frappa tout d'abord quand nous entrâmes à Jerez, ce fut un air de bien-être, de richesse, de propreté, qui n'est pas le privilège de toutes les petites villes espagnoles; Jerez n'est plus, du reste, une petite ville, car sa population a doublé depuis vingt-cinq ans, et dépasse aujourd'hui cinquante mille âmes.
Nous venons de dire quelle place distinguée occupent les Jerezanos parmi les fanfarons de l'Andalousie; ils ne sont pas moins célèbres comme majos, comme toreros et comme contrabandistas. Leurs danses, parmi lesquelles il faut citer le classique Jaleo de Jerez, tiennent le premier rang dans la chorégraphie andalouse.
Ces majos de Jerez, qui excellent à porter avec grâce l'élégant costume andalou, ont la réputation d'être fort habiles à manier la navaja, et d'avoir, comme on dit, la tête près du bonnet: c'est sans doute ce qui a donné naissance à un proverbe bien connu: Burlas de manos, burlas de Jerezanos, - Jeux de mains, jeux de Jerezanos ; proverbe qui fait pendant au nôtre : Jeux de mains, jeux de vilain.
La Plaza de Jerez est peut-être, après celle construite à Valence il y a peu d'années, la plus belle et la plus vaste qu'il y ait en Espagne : nous y assistâmes à une course qui fit époque dans les annales de la Tauromachie, et que les aficianados comparaient à celles qui se donnent tous les ans à l'occasion de la Saint-Jean, et qui attirent à Jerez la foule la plus pittoresque. Huit taureaux furent tués dans cette corrida, sans compter le Toro del aguardiente, - c'est-à-dire littéralement, le taureau de l'eau-de-vie.
Cette expression, qui n'offre aucun sens aux personnes peu familiarisées avec les mœurs andalouses, s'applique à un taureau qu'on livre aux gens du peuple, presque tous passionnés pour les corridas, dès le point du jour, au moment où ils ont l'habitude de prendre leur copita d'aguardiente, ou comme ils disent de tomar la mañana, - de prendre le matin. Le toro del aguardiente, combattu par des aficionados qui ont plus d'enthousiasme que d'expérience, plus de témérité que de savoir, fait souvent plus d'une victime, et les plus heureux sont ceux qui s'en tirent avec une simple écorchure.
Mais revenons à notre corrida : entre les huit taureaux tirés, vingt-neuf chevaux furent enlevés morts du redondel, sans compter ceux qu'on abattit au dehors, et un banderillero reçut à l'épaule une cogida qui teignit de sang la veste vert-pomme toute frangée d'argent : c'était ce qu'on appelle en Espagne une bonne course.
Jerez n'est pas riche en monuments : le seul qui mérite d'être cité est la cartuja, ou chartreuse, que nous allâmes visiter à une demi-heure de la ville. La cartuja, aujourd'hui abandonnée, était autrefois un des principaux couvents de l'Espagne, et possédait de bons tableaux, qui ont tous disparu ; nous primes un croquis de la façade, supportée par quatre colonnes d'ordre dorique, élégant spécimen de l'architecture espagnole à l'époque de Philippe II. C'est à peu de distance de la ville non loin des bords du Guadalete, que s'étendent les riches vignobles qui produisent les fameux vins de Jerez; leurs titres de noblesse ne sont pas de très ancienne date, et remontent moins haut que ceux du Malvoisie et du Madère, car c'est à peine s'ils étaient connus au commencement du siècle dernier, et il n'y a guère plus de soixante ou quatre-vingts ans qu'ils sont l'objet, d'un commerce très important.
Les vignobles de Jerez occupent une superficie d'environ douze mille aranzadas de terrain,-quelque chose comme six mille hectares, qui produisent, bon an mal an cinq mille botas ou quinze mille barricas de vin, c'est ainsi qu'on nomme des tonneaux contenant ensemble cinq cent mille arrobas, ce qui approche du chiffre respectable (le deux millions cinq cent mille litres. La plus grande partie des vignobles appartient aux négociants en vins, qui sont en même temps cultivateurs et fabricants, car ils ont des ateliers où de nombreux ouvriers travaillent à la confection des tonneaux nécessaires pour l'emmagasinage et l'expédition des vins. Quelques propriétaires ont des vignobles tellement considérables qu'ils occupent pour la culture seulement jusqu'à un millier de personnes à la fois. Nous citerons notamment la maison Domecq et la maison Gordon : M. Domecq possède le fameux vignoble de Machanudo, le plus estimé des environs, et qui ne contient pas moins de cinq cents arpents.
A proximité des vignobles, s'élèvent de vastes édifices où sont logés et nourris, soit toute l'année, soit seulement pendant la durée des travaux, la plus grande partie des travailleurs. Ces bâtiments, ordinairement abrités sous de grands arbres, qui donnent une fraîcheur précieuse sous un climat brûlant, renferment en outre les pressoirs, los lagares, et une vaste bodega ou cave, destinée à conserver, pendant quelques jours seulement, le vin nouvellement sorti des pressoirs. Ils contiennent aussi une vaste salle qui sert en même temps de réfectoire et de dortoir; c'est là que, sous le manteau d'une vaste cheminée, ont lieu les veillées pendant les longues soirées d'hiver.
Nous assistâmes une fois à une de ces tertulias populaires; on ne saurait rien imaginer de plus gai, de plus pittoresque : dans le vaste foyer pétillait joyeusement un grand feu de sarments; un énorme tronc de chêne vert, dont une moitié seulement pouvait entrer dans la cheminée, se tordait au milieu de la flamme, et de grosses fourmis, chassées par la chaleur et par la fumée, s'échappaient effarées des fissures de l'écorce. Une vingtaine d'Andalous au costume pittoresque et au teint bronzé, rangés autour du foyer, écoutaient en fumant leur cigarette un grand gaillard qui chantait d'une voix lente et nasillarde les couplets du Tango americano, une des chansons les plus populaires de l'Andalousie. Le virtuose se livrait sur sa guitare à une véritable gymnastique, frappant le bois de coups secs avec son pouce et les quatre doigts, et faisant bourdonner du revers de la main les six cordes de son instrument. Les auditeurs marquaient la mesure à coups de talon et en frappant dans la paume de la main, et à la fin de chaque copia s'écriaient en choeur otra ! ocra ! Et les plaisanteries, les bons mots, enfin toutes ces saillies qu'on appelle des andalousades, - andaluzadas, partaient de tous côtés comme les fusées d'un feu d'artifice; et c'est le cas de le dire ici avec un écrivain espagnol: " si à Paris l'esprit court les rues, en Andalousie il se promène par les champs. "
Dans la belle saison, les travailleurs se réunissent sous les grands arbres, qui sont témoins de scènes pareilles à celle que nous venons de décrire; c'est là aussi qu'ils viennent faire la sieste entre les heures consacrées au travail.
La maison que nous visitâmes comprenait aussi, outre l'habitation du propriétaire, une petite chapelle destinée aux ouvriers; mais la cuisine n'était pas la partie la moins curieuse : quatre vastes chaudières de cuivre rouge étaient sur le feu ; le boeuf, le lard, les gar banzos (pois chiches), les piments et les tomates répandaient au loin leur fumet, qui aurait pu nous paraître appétissant si l'odeur âcre de l'huile rance ne s'y fût mêlée. D'immenses terrines de cette grossière fayence à dessins verts qui se fabrique à Séville contenaient de nombreuses rations de gazpacho, soupe froide et rafraîchissante, chère aux Andalous, et de blanches alcarrazas d'Andujar, alignées en longues files, laissaient suinter à travers leur terre poreuse une eau limpide qui s'écoulait sur des planches légèrement inclinées. Tout cela nous faisait penser aux noces de Gamache, et nous cherchions instinctivement, parmi les nombreux travailleurs qui circulaient autour de nous, des physionomies qui nous rappelassent celles de l'ingénieux Hidalgo et de son fidèle écuyer.
Les vignes de Jerez sont l'objet des soins les plus minutieux, comme chez nous celles qui produisent le vin de Champagne; quand le raisin commence à mûrir, les travailleurs se divisent en escouades ou cuadrillas de douze personnes; chaque cuadrilla, commandée par un capataz, - c'est ainsi qu'on nomme le maître-valet chargé de la surveillance - se répand dans la vigne et la vendimia commence.
C'est un rude et fatigant métier que celui de vendangeur en Andalousie, aussi est-il réserve exclusivement aux hommes, et n'y voit-on jamais, comme dans certaines parties de la France, des femmes se mêler aux travailleurs.
Il faut voir ces robustes Andalous, au teint bronzé, travailler des journées entières malgré l'ardeur d'un soleil africain, n'ayant, pour abriter leur tête, qu'un vieux sombrero calañes et souvent un simple foulard dont les coins retombent sur le cou. Une petite serpette et une cuve de bois sont leurs seuls instruments; cette cuve a la, forme d'une pyramide renversée et tronquée à la partie inférieure ; on l'emploie à l'exclusion des paniers, qui pourraient laisser filtrer un jus précieux â travers leur tissu; précaution qui n'est pas indifférente quand il s'agit d'un vin dont le prix s'élève souvent à plus de deux cent cinquante réaux l'arroba [8] . Une fois que la cuve de bois est remplie, les vendangeurs la chargent sur leur dos au moyen de deux courroies, comme on ferait d'une botte.
Avant qu'une vigne soit entièrement vendangée, il faut que les travailleurs la parcourent bien des fois en tous sens, car il leur est recommandé de choisir les grappes, c'est-à-dire de ne cueillir que celles dont la maturité est parfaite, ce qui est très important pour la bonne qualité du vin.
A mesure que le raisin est cueilli, on l'étend sur de grandes claies de jonc - esteras do esparto- qu'on étend au soleil à proximité du pressoir; on le laisse ainsi exposé quelques jours, en ayant soin de le couvrir pendant la nuit, pour le mettre à l'abri de la rosée, et retourner les grappes de temps en temps, afin que la chaleur fasse évaporer la partie aqueuse du raisin.
Lorsque les grappes sont parfaitement sèches, on les porte aux lagares, - aux pressoirs, - où elles sont soumises à l'action de presses mues par des bras vigoureux; il en sort du vin doux - mosto - qu'on verse dans les tonneaux, où on les laisse le temps nécessaire pour que la fermentation se produise. La fermentation est ordinairement terminée au mois de janvier, et alors le mosto devient de vrai vin; on enlève la lie et on le laisse reposer jusqu'à l'époque où il doit être exporté.
Les vins de Jerez ne sont jamais expédiés sans avoir été préalablement clarifiés; on emploie pour cela des blancs d'oeufs qu'on mélange avec une craie ou terre blanche qui se trouve dans les environs de Jerez; cette opération terminée, on ajoute un peu de vino madre (vin mère), - c'est ainsi qu'on appelle un vin très vieux qu'on garde pour améliorer les autres.
Il ne sort pas de Jerez une bota de vin qui n'ait été plus ou moins mélangée d'aguardiente; cette addition d'eau-de-vie a pour but de permettre au vin de mieux supporter l'exportation et de satisfaire le goût de certains palais, notamment de ceux de nos voisins d'outreManche, plus ou moins blasés par le gin et le whisky. On nous assura que la proportion ordinaire est d'un litre d'eau-de-vie pour soixante litres de vin, mais notre conviction est qu'elle est presque toujours plus considérable.
Les vins de Jerez se divisent en secos et dulces. Parmi les premiers, il faut distinguer le jerez seco, proprement dit, et le jerez amontillado; tous deux proviennent du même raisin, du même mosto, et souvent même sont sortis du même pressoir, et cependant ils n'ont ni la même couleur, ni la même odeur, ni le même goût; ces différences tiennent, nous a-t-on dit, à certains procédés de fabrication.
Le jerez seco se distingue par un parfum aromatique tout particulier, plus prononcé que celui de l'amontillado: il y en a de trois sortes qu'on appelle, à Jerez, paja. oro et oscuro, c'est-à-dire paille, couleur d'or et foncé. Le jerez oscuro, d'un brun foncé, est presque entièrement expédié en Angleterre, après avoir subi, tout naturellement, une forte addition d'eau-de-vie; c'est ce vin qu'on boit à Londres sous le nom de brown sherry, - jerez brun.
Quant au jerez amontillado, il est d'une couleur de paille plus ou moins foncée; sa saveur, dans laquelle les amateurs reconnaissent un certain goût de noisette, est beaucoup plus riche et beaucoup plus fine, et le fait rechercher davantage des gourmets au palais délicat; aussi le jerez amontillado se vend-il ordinairement plus cher que l'autre. Le nom d'amontillado vient d'une certaine analogie que le vin présente avec celui qu'on récolte à i :outilla, dans la province de Cordoue.
Les vins doux de Jerez sont le pajarete, qu'on appelle chez nous pacaret, qui est également connu sous le nom de pedro-jimenez, et le moscatel, ou muscat. Le premier se fait avec un raisin doux qu'on appelle également pajareto, et qu'on laisse exposé au soleil pendant une douzaine de jours; quand on le porte au pressoir, il est presque arrivé à l'état de raisin sec et contient une grande quantité de sucre. Le moscatel se fait avec du raisin muscat plus sucré que le pajarete; aussi est-il plus doux encore que le vin.
Le jerez est un des vins qui se conservent le plus longtemps; on nous en fit goûter qui avait quatre-vingts ans et plus. Les grands propriétaires de Jerez accueillent avec la plus parfaite courtoisie les étrangers qui leur sont recommandés; les la gares (pressoirs) et les bodegas, immenses celliers où l'on emmagasine le vin, leur sont facilement ouverts. Vues de l'extérieur, ces bodegas aux immenses façades régulières et symétriques dénuées de fenêtres, aux toits composés de lignes droites, manquent absolument de pittoresque; mais, en revanche, les parfums qui s'exhalent des fenêtres frappent agréablement l'odorat des passants, et il y a certains jours, notamment lorsque souffle le brûlant solano, où l'on peut dire que presque toute la ville en est imprégnée.
Les bodegas de Jerez présentent, comme les chaix de Bordeaux, le superbe coup d'oeil d'innombrables barriques de toutes dimensions alignées en bon ordre sur cinq ou six rangs de hauteur; la ventilation est admirablement ménagée pour que la température reste toujours à un degré convenable, et pour faciliter l'évaporation.
Une bodega contient ordinairement quatre ou cinq récoltes, car le vin ne se vend guère avant cinq ans; elle contient en outre l'assortiment des vins qu'on laisse vieillir, et qu'on appelle vinos añejos, assortiment qui comprend des vins d'âges différents ; puis enfin les vinos madres ou vins mères, qui se conservent toujours en quantité égale.
La contenance moyenne d'une bodega est de cinq mille botas de trente arrobas (quinze à seize litres) Chacune ; celle de M. Domecq contient , dit-on , jusqu'à quinze mille futailles. Quand nous la visitâmes, on nous reçut avec la plus grande courtoisie ; le capataz qui nous accompagnait nous lit marcher près d'une heure dans de véritables allées de tonneaux; de temps en temps il s'arrêtait pour nous raire goûter d'un vin précieux dont il retirait une certaine quantité en plongeant dans le tonneau une petite pompe, qu'il vidait ensuite dans des caftas, verres longs et étroits qui ressemblent assez à un verre de lampe qu'on aurait coupé par la moitié.
Les caftas de jerez jouent un très grand rôle dans les chansons populaires d'Andalousie, à côté des trabucos, des cigarros, de la sandunga, et autres cosas de Andalucia

Tu sandunga y un cigarro,
Y una cana de jerez;
Mi jamelgo y un trabuco,
Que mas gloria puede haver ?

Ainsi chante un Majo andalou, en s'adressant à sa Maja

" Ta grâce et un cigare,
Et un verre de jerez;
Mon cheval et un tromblon,
Quoi de meilleur au monde ? "

La fabrica de tondes n'est pas moins intéressante â visiter que les bodegas ; de nombreux ouvriers sont occupés à planer et à cintrer des planches de merrain de Hollande choisies avec soin; d'autres les ajustent, les cerclent, et une fois les tonneaux terminés, on les remplit, avant d'y mettre le vin, d'une eau limpide qu'on renouvelle souvent.
Nous allâmes avant de quitter Jerez, visiter sur les bords du Guadalete un monticule non loin duquel, suivant la tradition, se livra en 711 la fameuse bataille à la suite de laquelle Roderick, le dernier roi goth d'Espagne, livra le pays aux Musulmans, et nous continuâmes notre route vers Arcos de la Frontera.

Arcos de la Frontera. - La puente de Arcos. - San Lucar de Barrameda; le manzanilla. - Palos; le départ de Christophe Colomb. - Bonanza. - Le Guadalquivir. - La Isla Mayor et la Isla Menor.- Les taureaux de combat. -Un Picador en voyage. - Une fête andalouse : le Herradero; le Tentadero; le baptême des taureaux. - Coria. - San Juan de Alfarache. - Arrivée à Séville.

Arcos de la Frontera, malgré le voisinage du chemin de fer de Cadiz à Séville, est un des endroits qui ont le mieux conservé les moeurs et les costumes andalous. La ville, qui s'élève au-dessus du Guadalete, est séparée en deux par une rue longue et escarpée, horriblement pavée, mais des plus pittoresques; suivant l'ancien usage un ruisseau, ménagé au milieu, sert à l'écoulement des eaux ; les murs blanchis à la chaux, comme du temps des Arabes, les toits plats couverts de grandes tuiles imbriquées, les rejas de fer qui défendent les fenêtres ; tout cela donne à la Calle major d'Arcos de la Frontera un aspect tout à fait original. Tout en haut de la ville s'élèvent, à côté de l'église de vieilles tours moresques couronnées de créneaux ; le sacristain nous lit monter au sommet du clocher, d'où nous découvrîmes une vue superbe : à nos pieds une colline plantée d'oliviers plus bas le Guadalete, qui sillonnait une plaine admirablement cultivée, et dans le dernier plan les hautes crêtes de la Serrania de Rondo, dont les découpures bizarres se confondaient avec les nuages.
Le pont d'Arcos, sur le Guadalete, a donné lieu à toutes sortes de dictons populaires, comme chez nous le pont d'Avignon: ainsi quand une personne entreprend une tâche sans la mener à fin, on la compare à la Paente de Arcos, " qu'on n'acheva jamais, bien qu'on eût à portée les pierres et la chaux. "

Como à la puente de Arcos
Te ha de suceder;
Que trajeron cal y canto,
Y se quedo pur haver;

Ou bien encore ce refrain

Aquel que mas alto sube
Mas grande porrazo dà
Mira la puente de Arcos,
En lo que vino à parar!

" Celui qui veut s'élever trop haut fait une chute plus grande: vois ce qui est arrivé au pont d'Arcos ! "

Remontons le cours du Guadalete jusqu'à Jerez, et en quelques heures nous arrivons à San Lucar de Barrameda, le pays des jolies filles, si nous en croyons cet autre refrain populaire

Para alcarrazas, Chicana,
Para trigo, Trebujena,
Y para viñas bonitas,
San Lucar de Barrameda.

" Pour les alcarrazas, Chiclana, pour le blé, Trebujena, et pour les jolies filles, San Lucar de Barrameda. "

San Lucar est situé sur la rive gauche du Guadalquivir, à peu de distance de l'embouchure du fleuve, qui s'élargit beaucoup avant de se jeter dans l'Océan. Bâtie sur une plage presque à fleur d'eau, la ville n'offre rien le très remarquable; quelques palmiers , qui s'élèvent au-dessus d'un terrain sablonneux brûlé par le soleil, témoignent de la douceur du climat, qu'on peut comparer à celui de Malaga. La grande affaire de San Lucar le Barrameda, c'est le commerce des. vins, principalement de ceux de Manzanilla, qui doivent leur nom à une petite ville d'Andalousie. Le manzanilla est un excellent nu, un peu plus pâle que le jerez et beaucoup moins capiteux; les Espagnols, qui en font un cas particulier, consomment la plus grande partie de ce qui se produit, de sorte qu'il ne s'en exporte qu'une assez petite quantité.
La côte d'Andalousie, au nord de l'embouchure du Guadalquivir, est presque toujours plate et sablonneuse; le plus souvent, des pins rabougris et quelques plantes aromatiques sont la seule végétation qui s'élève sur le rivage à peu près désert.
C'est à l'extrémité nord de cette côte, non loin du la frontière de Portugal, qu'est situé le petit port de Palos, dont le nom a été immortalisé par Christophe Colomb. On sait que c'est de Palos que le célèbre navigateur génois, après avoir obtenu, non sans de grandes difficultés, le consentement d'Isabelle la Catholique, s'embarqua pour aller à la recherche d'un nouveau monde. La petite escadre ne se composait que de trois carebelas : la Santa-Maria, que commandait Christophe Colomb, la Pinta et la Niña. Le vendredi, 3 avril 1492, l'expédition quitta le port de Palos, et le 15 mars de l'année suivante, c'est-à-dire sept mois et onze jours après son départ, le grand homme y abordait pour offrir un nouveau monde à Ferdinand et Isabelle, qui devaient bientôt le payer d'ingratitude. Leurs successeurs furent moins ingrats; on lit, sur la tombe de son fils Fernando, dans la cathédrale de Séville, ces deux vers qui, malgré leur simplicité, en disent plus long que les phrases les plus pompeuses :

A Castilla y à Leon
Nuevo mundo did Colon.

" Colomb a donné un nouveau monde aux royaumes de Castille et de Léon. "

Palos, dont le nom serait à peine connu sans ces grands souvenirs qui s'y rattachent, n'est plus aujourd'hui qu'un port sans importance, fréquenté seulement par quelques pêcheurs.
Comme nous voulions remonter le Guadalquivir de. puis la mer jusqu'à Séville , nous nous rendîmes de San Lucar à Bonanza [9] , qui n'en est qu'à une très courte distance, et où s'arrêtent les bateaux qui font journellement le voyage de Cadiz à Séville et réciproquement.
Bonanza n'est qu'une petite ville insignifiante, où est établi un poste de douane; ce nom, qui signifie littéralement calme, lui a été donné parce qu'elle est située à l'endroit où commence le fleuve et où le calme succède à l'agitation de la mer; un peu plus bas, à l'endroit où les eaux jaunâtres du Bétis se mêlent aux eaux bleues et transparentes de l'Océan, est la fameuse barre du Guadalquivir, où la lame se fait sentir assez fortement. C'est alors que les voyageurs peu aguerris contre le mal de mer s'appuient mélancoliquement sur le bordage et prennent cette position significative que les Espagnols définissent d'une manière assez pittoresque : cambiar la peseta (changer sa piécette).
On connaît l'étymologie du mot Guadalquivir, qui vient de l'arabe Ouad-al-Kebir, littéralement la gardes-rivière; les Gitanos l'appellent encore aujourd'hui Len Bare, mots qui, dans leur langage, ont exactement la même signification. Tout le monde sait que c'était le Béais des anciens et qu'il a donné sein nom à la Bétique, ce pays merveilleux si souvent chanté autrefois, et plus récemment par Fénelon qui, dans un des chants du Télémaque, y place les Champs Elysées et en fait une description plus séduisante que la réalité.
Notre bateau à vapeur avait pour nom le Rapido, nom qu'il nous parut ne mériter que médiocrement; car , malgré le peu de courant du fleuve, il le remontait avec une lenteur majestueuse. Après deux heures de marche, nous dépassâmes le bourg de Trebujena, qui s'élève à peu de distance au sommet d'un monticule, et dont un quatrain populaire que nous avons cité plus haut vante les riches moissons.
A partir de là le fleuve devient beaucoup plus étroit, et sa largeur ne dépasse guère celle de la Seine à Paris. Sur les rives plates et presque à fleur d'eau, nous apercevions de temps en temps des rangées de hérons, hôtes habituels du fleuve, qui se tenaient immobiles sur une patte, sans paraître se soucier le moins du monde du bruit et du remous causés par le bateau à vapeur. Bientôt nous arrivâmes à l'endroit où le Guadalquivir se sépare en deux et forme une grande île qu'on appelle la Isla Mayor, pour la distinguer d'une autre plus petite qu'on rencontre un peu plus haut et qui porte le nom d'Isla Menor.
Dans les immenses prairies qui s'étendent sur les deux rives, paissent en liberté des chevaux et des troupeaux de taureaux sauvages destinés aux corridas. Dans ces prairies, qu'on appelle dehesas, nous n'apercevions que quelques chozas ou cabanes de jonc, et pas un seul arbre â l'horizon; ce qui nous remit encore en mémoire le plaisant passage du Pèlerinage de Childe-Harold, où lord Byron appelle le taureau " ce roi des forêts. ".
De temps en temps quelques taureaux s'avançaient presque sur le bord, les jambes à moitié cachées dans les roseaux, et regardaient passer d'un air farouche le bateau qui effleurait presque la rive. Le picador Calderon, qui se rendait à Séville pour les courses, et dont nous avions fait la connaissance sur le bateau à vapeur, s'amusait à porter un jugement sur les taureaux les plus rapprochés de nous, et tirait pour ainsi dire leur horoscope en nous expliquant ce qu'ils promettaient comme taureaux de combat et en quoi ils laissaient à désirer.
Les toreros portent habituellement en voyage le costume andalou: Calderon en avait un de cuir fauve orné de broderies de soie et d'une superbe botonadura de plata, c'est-à-dire d'une infinité de gros boutons de filigrane d'argent; comme nous paraissions l'admirer beaucoup, il s'empressa de nous l'offrir avec la gracieuse formule espagnole : a la disposicion de usted. Nous refusâmes, suivant l'étiquette voulue, mais nous ne pûmes nous dispenser d'accepter une bouteille de manzanilla que le picador demanda au moto, et qui ne tarda pas à être suivie d'une autre que nous lui offrîmes à notre tour; bientôt il en demanda une troisième, et nous ne voulûmes pas rester en arrière; fort heureusement nous pûmes constater en cette occasion que le manzanilla est un vin peu capiteux, car notre ami Calderon, qui était un bon vivant, un hombre de rumbo y de trueno, comme disent les Andalous , ne paraissait pas disposé à s'arrêter en si beau chemin. Aussi bien il tenait à nous faire part d'une idée fixe qu'il caressait depuis longtemps; c'était tout simplement d'organiser des combats de taureaux à Paris, et il nous avoua qu'il ne rencontrait jamais un Français sans essayer de le mettre de moitié dans son projet. Nous eûmes beau lui dire qu'il devait renoncer à l'espoir de voir ses idées réalisées, il ne partit que médiocrement convaincu.
" Nous causerons de cela plus tard " nous dit-il .
Et il nous engagea à aller loger avec lui à Séville , à la posada (le Toreros où il avait l'habitude de descendre, nous promettant de nous faire voir un herradero sur les bords du Guadalquivir, à peu de distance de l'endroit où mous étions en ce moment. Nous avions déjà trop goûté des posadas de tous genres pour nous livrer à cet excès de couleur locale; mais nous lui promîmes notre visite, car nous ne voulions pas manquer une si bonne occasion de voir le herradero promis.
On entend par herradero l'opération qui consiste à marquer les jeunes taureaux ou novillos à l'aide d'un fer rouge et à séparer ceux qui doivent être élevés pour le combat, de ceux qu'on destine aux paisibles travaux de l'agriculture.
Un herradero en Andalousie, et surtout dans les environs de S {ville, est une véritable fête nationale à laquelle se rendent avec un égal empressement les aficionados de la ville et des campagnes , et on ne saurait trouver une meilleure occasion d'étudier les moeurs andalouses dans leurs détails les plus pittoresques.
Nous partîmes donc de grand matin en calesa pour une hacienda (ferme), située un peu plus haut que Coria, à peu de distance du Guadalquivir; nous rencontrâmes en route de nombreux amateurs qui se rendaient comme nous an herradero, les uns en calesa, les autres montés sur (le beaux chevaux andalous ait poil noir et à la longue crinière; d'antres encore, et c'étaient les plus nombreux, étaient empilés dans des carros aux roues massives, traînés par deux boeufs et couverts de guirlandes de feuillage.
Cette longue procession de véhicules de toutes formes et de toutes couleurs nous fit songer aux fêtes populaires des environs de Naples. Le caractère des Andalous nous paraît offrir, sous beaucoup de rapports, une certaine analogie avec celui des Napolitains : c'est le même entrain, la même passion pour la musique et pour la danse, nous allions dire la même gaieté ; cependant celle des Andalous nous a toujours semblé plus bruyante, plus expansive, plus folle. Si Léopold Robert avait peint une scène populaire d'Andalousie, il n'aurait eu aucun prétexte pour y introduire ce fond de mélancolie qu'on remarque dans ses Moissonneurs napolitains.
Quand nous arrivâmes sur le terrain, beaucoup d'aficionados avaient déjà pris place autour de l'enceinte, qui ne tarda pas à être entièrement envahie par les amateurs. Cette enceinte ne ressemblait en rien aux arènes de pierre ou de bois où se donnent, dans les villes, les courses de taureaux : des tonneaux renversés, quelques planches et des cordes tendues en faisaient tous les frais avec quelques carros, carretas et autres véhicules pareils à ceux que nous avions rencontrés en route; quelques toiles suspendues à des pieux garantissaient les spectateurs (le l'ardeur du soleil. Nous primes place à notre tour, et bientôt un jeune taureau, un novillo, fut introduit dans l'enceinte improvisée pour subir la double épreuve du tentadero et du herradero. Le tentadero, c'est l'essai du jeune taureau, l'examen qu'on lui fait subir pour savoir s'il réunit les qualités qu'on exige des toros de muerte; à la suite de cet examen, tous les novillos sont indistinctement marqués du fer chaud; seulement, comme nous l'avons dit, on sépare ceux jugés bons pour le combat de ceux destinés à labourer la terre.
Les amateurs de courses attachent la plus grande importance à cet examen, à ce triage des jeunes taureaux ; ils se préoccupent tout d'abord du pelage, pelo, et de ce qu'ils appellent la pinta del toro, c'est-à-dire l'aspect général du sujet. Les taureaux qui ne jouissent pas d'une santé parfaite sont ordinairement mis de côté comme indignes de combattre ; il y a aussi certaines infirmités, certains vices de conformation qui motivent l'exclusion : ainsi on tient compte de las libras, c'est-à-dire du poids , car les taureaux qui ont trop d'embonpoint sont rejetés comme aplomados, c'est-àdire de plomb, parce qu'ils se fatiguent. dès les premiers moments de la course.
On écarte également les jeunes taureaux dont la vue laisse à désirer, et qu'on appelle burriciegos. Ils sont généralement difficiles à combattre, surtout, les tuertos, c'est-à-dire qui louchent; bien que propres à être combattus dans certaines conditions, les taureaux atteints de ce singulier défaut sont très dangereux dans quelques cas, notamment si l'espada, au moment de donner la mort, ne tient pas compte du strabisme de son adversaire.
Pour connaître l'âge l'un taureau, on examine les dents et les cornes: les dents sont au complet à la fin de la troisième année, et restent blanches jusqu'à la sixième; ensuite elles commencent à jaunir et à noircir. Quant aux cornes, que les gens du métier appellent las astas, les piques, elles permettent de déterminer d'une manière plus certaine encore, l'âge de l'animal : lorsqu'il a atteint trois ans, il se détache une enveloppe qui n'est guère plus épaisse qu'une feuille de papier ordinaire, et il se forme, à la partie inférieure de chaque corne, une espèce d'anneau on de bourrelet qui se renouvelle chaque année; de sorte que les toreros, pour savoir l'âge d'un sujet, n'ont qu'à compter le nombre de ces bourrelets . trois ans pour le premier, et un an pour chacun des suivants.
" Faites attention, nous dit notre cicerone Calderon; voici un novillo de buen trapio : il ne peut manquer de devenir, dans deux ou trois ans, un excellent taureau de combat, car il réunit toutes les qualités requises; poil doux, épais et brillant ; jambes sèches et nerveuses, articulations souples; voyez ses cornes, elles sont fortes, pas trop grandes, égales et noires; sa queue est longue, fine et bien fournie; ses yeux noirs et vifs; ses oreilles velues et mobiles. "
Pendant que Calderon nous parlait, plusieurs aficionados avaient sauté dans l'enceinte et se préparaient à capear le novillo : quelques paysans se servaient simplement de leur manta : quant aux aficionados de Séville, ils avaient eu la précaution de se munir de véritables capas aux couleurs éclatantes, pareilles à celles qu'emploient les chulos ou capeadoros. Calderon avait dit vrai, le novillo était plein d'ardeur et de courage. Les capeadores l'appelèrent à la cape (llamaronle a la capa), et l'attirèrent, vers une vieille barra qu'on avait couverte de débris de mantas et, d'aparejos, et qui se tenait piteusement dans un coin ; en un clin d'oeil la pauvre ânesse fut renversée les quatre fers en l'air aux grands applaudissements de l'assemblée, mais sans éprouver le moindre mal, grâce à l'épaisse cuirasse de laine dont elle était matelassée.
Le novillo se retourna ensuite contre ses adversaires, qui s'amusèrent à quelques suertes de capa; bientôt enfin il fut renversé à son tour, après qu'un vigoureux paysan l'eut coiffé de sa manta; à peine fut-il à terre qu'un autre paysan, vêtu du costume andalou, s'approcha et lui appliqua un fer chaud à l'épaule. Aussitôt que le novillo sentit la brûlure, il se mit à pousser des beuglements plaintifs et à tirer la langue d'une manière lamentable; après quoi il se releva et quitta l'enceinte pour être bientôt dirigé vers la dehesa. Chaque novillo reconnu bon pour le combat reçoit un nom; c'est ordinairement une des dames invitées à la fête ou quelques amis du propriétaire qui sont chargés de le choisir; ce nom est tantôt de fantaisie, comme Judio (le juif), Sastre (le tailleur) , Brujo (le sorcier) ; tantôt il est emprunté à une des qualités du novillo, par exemple : Moreno (le brun), Leon (le lion), Morito (le noiraud), etc., etc.
Les aficionados expérimentés se trompent rarement sur les dispositions d'un jeune taureau; ils prétendent qu'on n'est plus assez sévère pour le choix des sujets, que les castes, c'est-à-dire les races, ne sont plus aussi pures qu'autrefois ; en un mot que le beau temps de l'art est passé.
A propos des novillos, n'oublions pas de mentionner les novilladas de lugar : c'est le nom qu'on donne aux courses de jeunes taureaux qui se donnent dans les villages. Ces fêtes populaires n'attirent pas moins d'amateurs que les herraderos que nous venons de décrire, seulement la novillada de lugar est une réjouissance tout à fait locale, à laquelle prennent rarement part les habitants des villes.
Nous avons dit combien la passion des combats de taureaux est. répandue en Andalousie, surtout parmi les gens du peuple : les campagnards ne sont pas des aficionados moins passionnés que les citadins ; seulement, comme ils n'ont pas de plaza de toros, ils se contentent d'en établir une de circonstance, en barricadant la place du village au moyen de carros, de galeras ou d'autres véhicules du mime genre.
Nous assistâmes, dans un village des environs de Séville, à une novillada dans un de ces cirques improvisés, et. nous fûmes émerveillés de l'agilité des paysans andalous, qui, dans un espace restreint, savaient toujours échapper au taureau, soit en s'accrochant à un balcon, soit en disparaissant subitement derrière les roues d'une carreta.
Mais revenons au Guadalquivir; nous venions de dépasser la Isla Mayor et la Isla Menor; à mesure que nous approchions de Séville, le fleuve devenait plus étroit; ses rives encaissées, ses eaux troubles, jaunâtres et tranquilles nous faisaient penser au Tibre, au flavum Tiberim que nous avions, quelques années auparavant, remonté en bateau à vapeur. Nous passâmes devant Coria , petite ville célèbre par ses énormes tinajas et jarres de terre cuite , dont les dimensions dépassent de beaucoup celles des plus grandes amphores romaines; nous laissâmes encore sur notre gauche le bourg de Grives, puis un joli village entouré de grenadiers et d'orangers : c'était San Juan de Alfarache, le pays du picaro Guzman de Alfarache; ce village , dont les blanches maisons sont entourées d'orangers et de citronniers , nous fit penser au célèbre roman picaresque de Mateo Aleman , citoyen de Séville, qui l'appelle el mas deleitoso de aquella comarca, - le plus agréable de cette contrée.
Nous n'étions plus qu'à une lieue de la capitale de l'Andalousie; déjà nous pouvions apercevoir, au dessus de nombreux clochers, la Giralda et sa grande statue de bronze que doraient les rayons du soleil couchant; une demi-heure après nous débarquions près d'une petite tour moresque, la torre del Oro; nous étions à Séville.

Ch. DAVILLIER
(La suite à la prochaine livraison.)

 


VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.

SÉVILLE.

1862. -DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.

Les origines de Séville; Hercule; l'antique Hispalis; Jutia Romula. - Saint-Ferdinand. - La Cartage. - La Feria de Senti Ponce. - Les ruines d'Italica. - L'amphithéâtre antique. - Les environs de Séville. - Alcali de Guadaira, ou de los Panaderos; - Le Castillo arabe. - Les Caños de Carmona. - Les Atahonas ou moulins arabes. - Moron. - Osuna. - Le chemin de fer de Cadiz Séville. - Lebrija. - Utrera, la ville des taureaux et des toreros.

Les historiens espagnols sont unanimes pour représenter Séville comme une des plus anciennes cités non seulement de l'Espagne, mais de l'Europe; selon les uns, elle fut fondée par Hercule en personne, deux mille deux cent vingt-huit ans, tout juste, après la création du monde; d'autres veulent qu'elle ait été fondée par les Chaldéens, et d'autres encore par un roi nommé Hispan ou Hispal, qui aurait donné à la ville son ancien nom d'Hispalis, dont les Arabes auraient fait Isbilia, nom qui devint plus tard Sbilia, puis enfin Sevilla.
Quoi qu'il en soit de l'origine de Séville, que ses fondateurs soient des Phéniciens, des Ibères ou des Scythes, son ancienneté n'est pas douteuse; elle était reconnue dès l'époque romaine: Ausone, Silius Italicus et d'autres poëtes latins l'ont célébrée dans leurs vers.
Les Sévillans sont si fiers de l'ancienneté de leur origine, que des vers ont été gravés sur plusieurs de leurs monuments pour en conserver le souvenir ; ainsi on a gravé ce distique au-dessus de la puerta de la Carne

Condidit Alcides, renovavit Julius urbem, Restituit Christo Fernandus tertius Heros.

" Alcide (Hercule) fonda la ville, Jules-César la reconstruisit, et Ferdinand trois, le Héros, la rendit au Christ. "

Et sur la puerta de Jerez, reconstruite en 1561, on grava cette autre inscription en vers espagnols, dont le sens est à peu près le même :

Hercules nie edifico,
Julio Cesar me cerco
De muros, y torres altas;
El Santo Rey nie gano
Con Garci Perez de Vargas.

" Hercule m'édifia, Jules-César m'entoura de murailles et de tours élevées; et le Saint Roi (saint Ferdinand) me conquit avec l'aide de Garni Perez de Vargas. "

Hercule joue un rôle très important dans l'histoire fabuleuse des origines de la nation espagnole, et le nom du plus célèbre des héros de l'antiquité est tellement populaire à Séville qu'on a donné son nom à une des principales promenades : la Alameda de Hercules.
Prise par les légions romaines sous le commandement de Jules-César, quarante-cinq ans avant Jésus-Christ, Hispalis reçut le nom de Julia Romula, - la petite Borne - mais ce nom ne lui fut pas conservé sous la domination des Vandales, qui chassèrent les Romains en 411 , et furent eux-mêmes bientôt chassés par les Wisigoths, qui s'établirent dans l'Hispanie. Lorsque, vers le commencement du huitième siècle, les Arabes envahirent la Péninsule, et, après la fameuse bataille du Guadalete, refoulèrent les Wisigoths jusque dans le nord, Séville devint une dépendance du califat de Cordoue, après qu'Abderrahman 1er, qui n'était lui-même que vice-roi des califes de Damas, eut choisi cette ville pour capitale de ses États.
Lorsqu'au onzième siècle le califat de Cordoue fut démembré à la suite des divisions qui avaient bouleversé l'Espagne arabe, Séville fut gouvernée par quelques princes particuliers qui la possédèrent pendant plus de cent ans: elle fit ensuite partie des empires almoravide et almohade. Après la chute des Almohades, Motawakkel-ben-Houd la posséda quelque temps, et peu après, en 1236, elle devint la capitale d'une république moresque.
C'est douze ans plus tard, le 23 novembre 1248, que Séville, dont le siége n'avait pas duré moins de quinze mois, ouvrit ses portes à Ferdinand III, roi de Castille, après être restée 535 ans sous la domination musulmane.
La prise de Séville est un des événements les plus importants des annales de l'Espagne, et elle a été célébrée sur tous les tons par les chroniqueurs et les poètes nationaux, qui ont souvent ajouté la légende à l'histoire. Plus tard, Séville fut la capitale d'Alphonse el Sabio, - le savant (et non pas le sage), et de Pierre de Castille, le Cruel , appelé par quelques historiens espagnols el Justiciero, - le justicier. L'importance de Séville grandit encore sous Ferdinand et Isabelle, après la découverte de l'Amérique, et plus tard sous le règne de Philippe II; et si aujourd'hui elle est quelque peu déchue de sa splendeur passée, elle est encore une des premières villes d'Espagne et mérite toujours le titre de reine de l'Andalousie.
Avant de commencer nos courses dans Séville, nous voulûmes faire quelques excursions à Italica et dans les environs, autant pour visiter les ruines de l'antique rivale (le Séville, que pour assister à la célèbre fête populaire de Santi-Ponce, - tel est le nom du village qui a remplacé l'ancienne ville romaine. Italica était aussi nommée, à l'époque romaine, Divi Trajani civitas, la ville de Trajan, parce qu'elle donna naissance au célèbre empereur. Italica fut fondée à peu de distance d'Hispalis, par Scipion l'Africain, qui lui donna pour premiers habitants des vétérans des légions romaines ; plus tard l'empereur Adrien, qui était aussi né à Italica, orna la ville de splendides édifices. Italica fut également la patrie de Théodose; sous les rois wisigoths, elle ne fut pas moins florissante : Léovigilde reconstruisit ses murs vers la fin du sixième siècle, quand il fit le siége d'Hispalis, où son fils Hermenigilde , en révolte contre lui, s'était fortifié. Quand l'Espagne devint musulmane, Italica, abandonnée pour Séville, décrut rapidement, et son nom même, dont les Arabes avaient fait Talikah ou Talkah, ne tarda pas à être complétement oublié.
Comme nous l'avons dit, l'ancienne Italina est aujourd'hui remplacée par un village qu'on appelle Santi-Ponce: c'est dans ce village, fort misérable du reste, et qui n'a rien de remarquable en lui-même, que se donne tous les ans, dans les premiers jours d'octobre, la fameuse Feria de Santi-Ponce, une des fêtes les plus fréquentées des environs de Séville.
Nous partîmes de Séville de grand matin, pour nous rendre à la Feria, la route était déjà encombrée de calesas de toutes couleurs, non moins antiques et non moins enluminées que la nôtre; d'autres véhicules de tous genres, carros, carretas, birlochos, galeras, étaient chargés de gens (tu peuple et de femmes dans leurs plus brillants costumes, qui faisaient bourdonner les panderelas, grincer les guitares et claquer les castagnettes; de temps en temps un majo à cheval, portant sa maja en croupe, dépassait la file des équipages; chaque côté de la route était garni de piétons qui échangeaient mille quolibets avec les gens à cheval et en voiture, déployant ce brio et cet entrain qui n'appartiennent qu'aux Andalous.
Après avoir longé quelque temps les bords du Guadalquivir, nous laissâmes de côté la Cartuja, un ancien couvent de Chartreux, occupé aujourd'hui par une fabrique de terres de pipe et de porcelaine appartenant à un Anglais, M. Pickman. Cette fabrique doit inonder l'Espagne de ses produits, si nous en jugeons par la vaisselle, invariablement la même, que nous avons retrouvée dans toutes les fondas de la Péninsule.
En suivant les bords du fleuve, nous arrivâmes enfin à Santi-Ponce, qui est bâti à quelques centaines de mètres; les danses avaient déjà commencé , au son des guitares et des castagnettes ; les gitanas disaient la bonne aventure; les ciegos (aveugles; chantaient leurs complaintes en s'accompagnant sur la guitare ou le violon ; les aguadores distribuaient à droite et à gauche une eau plus ou moins fraîche, et des serranas, descendues de la montagne, vendaient leurs al fajores, ces gâteaux qui remplacent dans les fêtes andalouses le pain d'épice de nos foires.
Comme nous devions voir plus tard la foire de Séville, celle de Mayrena et encore d'autres ferias d'Andalousie, nous laissâmes celle de Santi-Ponce pour aller visiter les ruines d'Italica: elles se réduisent, hélas! à bien peu de chose aujourd'hui; quelques gradins d'un amphithéâtre, des tronçons de colonnes et des fragments d'entablements, voilà ce qui reste de l'ancienne cité qui donna le jour à trois empereurs romains. L'amphithéâtre d'Italica, dont le P. Florez et Montfaucon ont donné les dimensions, ne différait en rien des édifices semblables construits par les Romains; an commencement de ce siècle il était relativement assez bien conservé, comme le montre une des planches de l'ouvrage d'Alexandre de Laborde; on pourra voir, par le dessin de Doré, dans quel état il se trouve aujourd'hui. Il y a une soixantaine d'années, on découvrit sous les ruines d'Italica une remarquable mosaïque romaine représentant une course de chars, qui fut portée à Séville avec quelques marbres antiques de peu de valeur artistique; du reste, nous l'avons déjà dit, la plupart des sculptures romaines trouvées en Espagne sont d'un style assez médiocre.
Après avoir quitté Santi-Ponce , nous commençâmes notre excursion dans les environs de Séville par Alcali de Guadaira. Un assez grand nombre de villes d'Espagne portent le nom d'Alcali, qui, en Arabe, signifie château fortifié; celle qui nous occupe a également reçu le nom d'Alcalà de los Panaderos, c'est-à-dire des Boulangers, parce qu'elle a le privilège de fournir de pain la métropole de l'Andalousie. Presque toute la population d'Alcali est occupée à la fabrication de ces roseas, hogazas, et autres pains à la pâte compacte et d'un blanc laiteux, qui se débitent dans presque toutes les rues de Séville.
Alcali de los Panaderos est dominée par une colline au sommet de laquelle s'élève le Castillo arabe, ensemble de fortifications arabes d'un aspect majestueux et pittoresque; ce château , composé de tours carrées et massives surmontées de créneaux et de moucharabys, était autrefois une position très-importante , et les Arabes la regardaient comme la clef de Séville; aussi, quand saint Ferdinand en fit le siège, il commença par s'emparer d'Alcali de Guadaira, où il établit son quartier général. Ces murailles solides et imposantes, dorées pendant tant de siècles par un soleil ardent, nous rappelèrent celles de l'Alhambra, et nous ne croyons pas qu'il existe en Espagne des constructions militaires arabes d'une égale importance.
Alcalà ne fournit pas Séville de pain seulement, elle lui envoie de plus son eau; il n'est peut-être pas de ville au monde aussi riche en sources et en ruisseaux limpides; la colline sur laquelle s'élève la château arabe est percée en tous sens et l'eau s'en échappe de tous côtés, pour former un ruisseau assez important qui va aboutir a des reservoirs voûtes et éclaires par en haut; de là elle passe dans un canal à ciel ouvert qui alimente de nombreux moulins, et ensuite dans un long aqueduc de plus de quatre cents arches, qui arrive jusqu'aux portes de Séville, et qu'on appelle los caños de Carmona (les conduits de Carmona), parce qu'ils sont parallèles, pendant une certaine distance, à la route qui mène à cette ville. L'eau des caños de Carmona, aussi pure et aussi transparente que le cristal de roche , se distribue ensuite dans les édifices publics, les fontaines et les patios de Séville.
Les moulins d'Alcali de los Panaderos sont restés, sans changement aucun, tels qu'ils étaient sous la domination musulmane, et ont conservé leur nom arabe de tahonas ou atahonas, du moins ceux qui sont mus par des mules ou par des chevaux; on nous assura quo la ville comptait au moins deux cents moulins tant de ces derniers que de ceux mus par l'eau, auxquels on donne le nom de molinos. Nous allâmes visiter le molino de la Mina, qui passe pour le plus curieux de la ville. son nom, qui en espagnol est synonyme de source, lui vient d'un cours d'eau limpide qui jaillit de l'intérieur de la montagne et qui met en mouvement un mécanisme très grossier, à la vérité, mais d'une simplicité très ingénieuse : on sait que les Arabes étaient passés maîtres en fait de travaux hydrauliques.
Le molino de la Mina se compose de plusieurs grandes salles creusées dans le roc, et dont les voûtes sont soutenues soit par de solides piliers en maçonnerie, soit par de massives colonnes ménagées dans le roc même. Dans ces vastes cavernes, qui servent également de cuisine et d'habitation à plusieurs familles, travaillent en grand nombre des hommes, des femmes et des enfants; la lumière, qui arrive d'en haut par d'étroites ouvertures, donne à tout ce monde un aspect fantastique , et éclaire des arcs cintrés en fer à cheval et construits en brique, ouvrage arabe antérieur (le plusieurs siècles, suivant toute apparence, à la prise de Séville.
Alcali compte, parmi ses habitants, un nombre de gitanos relativement assez considérable; la plupart habitent des grottes ou cavernes surmontées de cactus et d'aloès, et creusées dans le roc au pied de la colline sur laquelle s'élève le Castillo arabe. En voyant ces misérables habitations, nous nous crûmes transportés au Sacro monte de Grenade; elles ne reçoivent le jour et l'air que par la porte d'entrée, et n'ont pour clôture que de vieilles planches mal jointes. Les gitanos d'Alcali ressemblent, du reste, à ceux des autres parties de l'Andalousie. Voici le portrait peu flatté que fait de cette tribu un auteur espagnol " Voleuse par instinct ni plus ni moins que la pie, peureuse comme le cerf, rusée comme le renard , paresseuse et sale comme un autre animal qu'il est plus convenable de ne pas nommer, mais plaisante, spirituellement bavarde, tenace dans ses idées, heureuse de sa misère, opposée à toute réforme, consolée et même vaine de son avilissement. "
La route d'Alcali à Moron, couverte d'une poussière blanche et épaisse, ressemble aux autres routes d'Andalousie : d'énormes aloès, longs et acérés, que les paysans appellent , dans leur langage pittoresque , munda-dientes del diablo, - les cure-dents du diable, -s'élèvent à droite et à gauche pour garantir les champs des ravages des bestiaux. La ville, fortifiée dès le temps des Romains, remonte , dit-on, à une époque plus ancienne; nous y achetâmes d'un albanil (maçon), qui nous assura l'avoir trouvée en creusant des fondations, une superbe médaille d'Athènes apportée anciennement, sans aucun doute, par les Phéniciens.
Moron ne renferme, du reste, rien de remarquable ; seulement cette ville était, naguère encore, assez mal famée sous le rapport du brigandage, et on lui appliquait, ainsi qu'à Malaga, à Utrera et à quelques autres villes d'Andalousie, ce dicton significatif: Mata â un hombre, y vete ci Moron. - Tue un homme et va-t'en à Moron !
Un couplet populaire, qui s'adresse à une jeune Andalouse, montre encore combien la réputation de Moron est proverbiale en ce qui touche les ladrones

Una portion de civiles
Han salido de Moron
En busca unos ladrones;
Mi niña, tus clos son.

" Une escouade de civiles (gendarmes) est partie de Moron à la recherche de brigands; ces brigands, ma petite, ce sont tes yeux. "

Citons encore une locution proverbiale qui figure sur une faïence populaire du temps de Charles III , que nous avons rapportée d'Espagne : El gallo de Moron, sin pico ni plumas, y cacareando. Il s'agit du " coq de Moron, qui n'a plus ni bec ni plumes, et qui chante toujours. " Nous ignorons, du reste, l'origine de ce dicton; tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il est très connu d'un bout à l'autre de l'Espagne.
C'est à quelques lieues de Moron que s'élève, sur une colline, la petite ville d'Osuna, illustrée par une des plus célèbres familles d'Espagne, qui existe encore, et dont le membre le plus célèbre fut Pedro Giron, duc d'Osuna, qui joua un si grand rôle sous le règne de Philippe III. Bien que la noblesse des Giron ne date que du quinzième siècle, les anciens généalogistes espagnols, toujours passionnés pour le fabuleux, ont voulu faire remonter cette famille à Geryon , ce géant qui nourrissait ses boeufs de chair humaine, et qui fut tué par Hercule.
A égale distance de Moron, mais dans la direction de l'ouest, se trouve Ulrera, une des plus charmantes villes d'Andalousie ; Utrera, célèbre par ses taureaux , est la patrie de plusieurs toreros estimés; c'est dans les environs de la ville que paissent les ganaderias; ces troupeaux sont très-estimés par les aficionados et fournissent les bichos, pour parler leur langage, aux plus belles corridas de Séville et des environs.
Les courses de taureaux d'Utrera se donnent sur la plaza de la Constitution, dont les maisons sont garnies de balcons et de miradores; c'est ainsi qu'elles se donnaient autrefois, de mime que les auto-da-fé, deux funciones nationales, sur la plaza Mayor de Madrid, et qu'on donne encore les corridas sur la grande place de Salamanque.
Nous montâmes en wagon à Utrera, qui est une des principales stations du chemin de fer de Séville à Jerez et à Cadiz; après avoir traversé celles de la Venta de las Alcantarillas et de las Cabezas de San Juan, nous descendimes à celle de Lebrija, qui précède, sauf une station de peu d'importance, celle de Jerez. Ensuite le chemin de fer passe au Puerto Santa-Maria , d'où il se dirige sur le Puerto Real, San-Fernando et Cadiz, en contournant la baie et en décrivant à peu près un fer à cheval.
Lebrija est une assez jolie ville bâtie sur une éminence, à une lieue environ du Guadalquivir, au milieu d'une plaine sujette aux inondations; quand nous eûmes visité la principale curiosité de Lebrija, son église, dont les habitants sont très fiers parce qu'elle a été bâtie sur le modèle de la Giralda de Séville, nous retournâmes à la station pour prendre le train qui venait de Cadiz, et deux heures après nous étions dans la gare de Séville.

La calle de tas Sierpes. - Un patio. - La mantilla de tira. - Le Correo ; les noms de femme. - La casa de l'Ayuntamiento. -. Les armes et les devises de Séville; la Empresa des Rois catholiques. - La cade de los Abades. - La maison de don Juan. - La calle de ta Feria; les Ferias de Murillo. - La Macarena. - La talonna et le tahonero. - L'hôpital de la Sangre. - La Plana d, la Magdalena. - Les Puestos de agha; les bebidas ou rafraîchissements populaires. - Le Mercado. - L'Alameda de Hercules et les Delicias de Cristina.

Nous étions descendus à la fonda de Europa, dans la calle de las Sierpes; nos chambres étaient an rez-de-chaussée et donnaient sur un grand patio, vaste cour entourée de portiques aux belles colonnes de marbre blanc avec des chapiteaux arabes. Au centre de notre patio, un vrai modèle du genre, s'élevait un jet d'eau qui retombait en gerbe dans une grande vasque, et arrosait un jardin planté en pleine terre d'arbres et d'arbustes des pays méridionaux; on y voyait des latanos ou bananiers aux larges feuilles déchiquetées, des orangers et des citronniers chargés à la fois de fleurs et de fruits, et une jolie plante aux fleurs jaunes qu'on appelle, en Andalousie, dama de noche, - dame de nuit, - parce que les fleurs, qui restent fermées toute la journée, s'ouvrent le soir et répandent toute la nuit une odeur des plus suaves.
La calle de las Sierpes, c'est-à-dire la rue des Serpents, ainsi nommée nous ne savons trop pourquoi, est située au cœur de Séville, à proximité de la plaza de la Constitution, de l'Ayuntamiento, de la cathédrale et (le la nouvelle promenade, la Alameda del Duque. La colle de las Sierpes est le véritable centre du mouvement, de la pétulance et de l'activité réelle ou apparente des Sévillans. Les voitures, fort rares du reste dans les autres parties de la ville , ne peuvent y circuler, ce qui laisse aux piétons toute liberté d'y flâner à leur aise. Le soir surtout c'est un va-et-vient, un mouvement continuel de promeneurs qui rappelle, avec plus de pittoresque cependant, notre boulevard des Italiens. Les hommes, il est vrai, sont habillés suivant le dernier ou l'avant-dernier numéro du Journal des Modes, - al estilo de Paris, - comme on dit ici; fort heureusement les femmes ont conservé, en partie du moins, le costume national; elles préfèrent les fleurs naturelles, qui abondent en toute saison sous ce beau climat , aux fleurs artificielles et à tous ces colifichets sans nom que nos modistes inventent chaque jour. Les crêpes de Chine groseille, jaune soufre ou jaune citron, qui seraient ridicules chez nous, sont toujours à la mode en Andalousie et vont à ravir aux dames de Séville, qui les recouvrent de la mantille de dentelle noire qu'elles savent porter avec une gràce particulière; on sent qu'elles sont fières d'être Sévillanes, et qu'elles préfèrent quand même la mantille nationale à ces toilettes banales qui sont de tous les pays et n'appartiennent à aucun. La Sévillane, dit un quatrain andalou, a dans sa mantille deux mots qui disent Vive Séville !

Tiene la Sevillana
En su mantilla
Un letrero que dice
Viva Sevilla!

La mantille de tira, si souvent chantée dans les poésies populaires andalouses, diffère de la mantille ordinaire en ce que le fond, tantôt de soie, tantôt de laine, est bordé d'une large bande de velours ou de laine, tira, découpée en dentelures ou en zigzag. La mantille de tira est réservée aux majas, aux cigarreras, qui savent la porter avec une crânerie et une désinvolture particulière, avec la soltura andalouse: " Avec une grossière étoffe de Malaga, dit la maja de la chanson en dialecte populaire, je fais plus d'effet dans Séville qu'une grande dame avec son chapeau ou son bonnet. Quand je vais par les rues avec ma mantille de tira, il n'y a pas d'yeux qui ne m'admirent ni de coeur qui résiste, et si je rencontre quelque Français qui s'approche de moi le cœur enflammé, je lui fais perdre la tête et chanter ses litanies

Con la sarga malaguena
Mas gorpe doy eu Seviya
Que toita una señora
Con sombrero y papalina;
Cuando voy por esas cayes
Cou la mantiya é tira
Nu hay ojos que no me miren
Ni corazon que resista;
Y si encuentro argua Franchute
Y a enamorarme se arrima,
Le jago perder et pesquis
Y cantar las Letanias.

C'est encore dans la calle de las Sierpes, où se trouvent les boutiques les plus élégantes de Séville, que vont chercher fortune les industriels ambulants aux costumes pittoresques; ici un florero, son long panier à la main, vante avec une voix de fausset ses dahlias, ses oeillets et ses roses
" Tengo dalia, clarel y rosa! "
Ou bien un aveugle, qu'un gamin débraillé conduit par la main, et qui offre des billets de loterie, en promettant le gros lot à chacun
" El premio gordo! Quien se lo lleva? " -Le gros lot ! Qui le prend ?"
A un des angles de la colle de las Sierpes se trouve le Correo, c'est-à-dire le courrier ou la poste restante. Le service des postes, en Espagne, diffère du nôtre en quelques points; ainsi l'affranchissement est obligatoire et les lettres non revêtues d'un timbre restent dans les bureaux. Les murs du vestibule de la poste restante sont garnis de tableaux contenant les listas del correo, longues listes où les employés écrivent chaque jour le nom des personnes qui ont des lettres à réclamer; ces listes sont rédigées avec un ordre parfait : il y a celle des nationaux, celle des militaires, celle des étrangers, celle des femmes, etc. D'autres listes sont destinées aux lettres atrasadas (en retard) et à celles retenues pour manque d'affranchissement : por falta de France; à chaque nom correspond un numéro, au moyen duquel chacun va réclamer au bureau les lettres qui lui sont destinées.
Une particularité que nous avons observée, c'est que ces listes sont conçues non pas dans l'ordre alphabétique des noms de famille, comme cela se pratique généralement chez nous, mais dans celui des noms de baptême. A propos des noms de baptême, disons quelques mots de ceux des femmes espagnoles qui diffèrent beaucoup des nôtres et sont souvent pleins d'originalité.
La plupart des noms qu'on donne aux femmes, principalement en Andalousie, sont empruntés à des idées de mysticisme ou de religion; tels sont, pour ne citer que ceux qu'on rencontre le plus fréquemment, ceux de Carmen (du Mont-Carmel), - Dolorès (de Notre-Dame des sept douleurs), - Trinidad, - Concepcion, Encarnation, - Rosary (de Notre-Dame du saint Rosaire),Pilar (littéralement : Pilier, de la célèbre Notre-Dame del Pilar de Saragosse), - Belen (c'est-à-dire, en espagnol, Bethléem), - Reyes (des trois Rois Mages), - Asuncion (Assomption), - Amparo (de Notre-Dame de Bon-Secours), - Alegria (Allégresse), etc., etc.
D'autres noms de femmes sont simplement empruntés au martyrologe, comme Pepa, Pepita ou Pepiya (Joséphine), - Inès (Agnès), - Rafaela, - Ramona (Raymonde) , - Paca ou Paquita (Françoise), - Manuela, - Angela, - Hermenigilda, - Rita (Marguerite), etc.
Les noms d'hommes offrent, en général, moins d'originalité; citons cependant Vargas, - Ramirez, - Rodriguez, - Macias, - Machuca, comme des noms de famille qui appartiennent à un assez grand nombre de gitanos; comme noms de baptême, les gitanos d'Andalousie affectionnent particulièrement Cristobal (Christophe), - Làzaro, - Juan de Dios (Jean de Dieu), - Angel, - Ignacio, - Alonzo et Fernando; ce qui, du reste, ne prouve pas qu'ils soient toujours de parfaits chrétiens.
Quant aux noms de baptême des gitanos, - car on les baptise aussi, - ceux qu'on leur donne le plus communément sont fort singuliers; il nous suffira de citer Rocio (de la Virgen del Rocio, pèlerinage très-connu des environs de Séville), - Soledad (Solitude, qu'on prononce tantôt Soléda, tantôt Soléa), - Salud (prononcez Salon, de Nuestra Señora de la Salud, c'est-à-dire de la Santé), - Candelaria (du Candelario, ou cierge pascal), -'Aurora (un nom illustré par une des plus célèbres danseuses gitanas de Séville : Aurora, surnommée la Cujini, mot qui, dans le langage des gitanos, signifie la Rose), - Mila gros (miracles), - Geltrudis (Gertrude), etc., etc.
L'autre extrémité de la calte de las Sierpes aboutit à la plaza de la Constitution, dont un des côtés est occupé par l'hôtel de ville ou Ayuntamiento. La Casa del Ayuntamiento, construite dans la première moitié du seizième siècle, est un des plus beaux spécimens de l'architecture plateresque en Espagne; le mot plateresco, employé par les Espagnols pour désigner le style de la renaissance, est emprunté à l'orfèvrerie : les riches détails d'ornementation prodigués par les artistes de ce temps sur les monuments ont presque la finesse des ciselures sur or ou argent.
On ignore à quel artiste sont dues les belles sculptures de la Casa del Ayuntamiento; elles portent l'empreinte du goût de la renaissance italienne, et sont peut-être l'ouvrage de quelqu'un des nombreux artistes italiens qui vinrent s'établir à Séville dès les premières années du seizième siècle, à moins qu'elles ne soient l'oeuvre de quelque sculpteur espagnol comme le Berruguete ou Becerra, qui allèrent, ainsi que beaucoup de leurs compatriotes, se former en Italie à l'école de Michel-Ange.
Au premier étage est une belle galerie qu'on ouvre le jour de la fête de la reine, dont on expose le portrait avec accompagnement de musique militaire.
Malheureusement, ce beau monument n'a pas été achevé; parmi ses ornements, qui ont été récemment réparés avec goût et intelligence, figurent les armes et devises de Séville; il va sans dire que la capitale de l'Andalousie a, comme toutes les autres villes d'Espagne, ses titres de noblesse et ses armes particulières : celles-ci datent, dit-on, de l'année 1311 ; elles représentent saint Ferdinand assis sur son trône, une large épée dans la main droite, accompagné de saint Isidore et de saint. Léandre, les deux patrons de la ville, qui se tiennent debout à ses côtés; on y lit cette inscription

Sello de la muy noble ciudad de Sevilla.
" Sceau de la très-noble ville de Séville. "

Et au-dessous la devise :

NO 8 DO

Cette devise, que les Espagnols appellent empresa et qui est l'équivalent des imprese italiennes, se retrouve à chaque instant sur tous les monuments de Séville; elle forme une espèce de rébus, peu intelligible au premier abord, qui demande une explication particulière.
Vers la fin du treizième siècle, le roi Alfonso el Sàbio, le Savant, ayant été détrôné par son fils Don Sancho presque toutes les provinces et la plupart des villes de son royaume s'insurgèrent contre lui; Séville seule lui resta fidèle, et, en récompense de sa loyauté, le roi lui octroya cette empresa qu'on appelle el Nodo, le noeud; entre les deux syllabes du mot NODO se trouve un signe qui a la forme d'un 8 et qui représente un noeud, nodo, ou un écheveau, en ancien espagnol : madexa; or ce mot, intercalé entre les deux syllabes ci-dessus, forme la phase : No-madexa-do, ou no m'ha dexado, ce qui signifie, littéralement : Elle ne m'a pas abandonné; le noeud, nodo, pris isolément, sert en outre d'emblème et fait allusion au lien de fidélité qui unissait Séville à son roi.
Disons également quelques mots de la devise des rois catholiques Ferdinand et Isabelle, qu'on rencontre si fréquemment sur les monuments espagnols, mais à Séville plus que partout ailleurs. Cette empresa ou emblema est ordinairement renfermée dans deux écussons, l'un représentant un faisceau de flèches, - flechas - l'autre un joug, -yugo; - au-dessous des flèches se voit une F gothique, qui est en même temps la première lettre du mot flechas et l'initiale du nom de Fernando; de même que, dans l'autre écusson, l'Y commence également le mot yugo et le nom d'Ysabel.
Sous le règne des rois catholiques l'F et l'Y furent très souvent employés non seulement dans l'ornementation des monuments, mais même dans la décoration d'objets usuels; ainsi nous avons vu plusieurs fois ces deux lettres figurer sur d'anciennes armes espagnoles et sur ces beaux plats ornés de brillants reflets métalliques qui figurent dans toutes les collections d'amateurs sous le nom de faïences hispano moresques, et qui se fabriquèrent dans plusieurs provinces d'Espagne aux quinzième et seizième siècles.
En outre, le joug qui figure dans la devise de Ferdinand et d'Isabelle est accompagné des deux mots TANTO MONTA, qu'on a interprétés de différentes manières, mais dont le sens le plus vraisemblable est : Tanto monta Fernando como Ysabel, c'est-à-dire que les deux princes s'élèvent autant l'un que l'autre et exercent la même autorité. Les espèces de rébus que nous venons de citer étaient anciennement très à la mode en Espagne; ainsi l'on imprimait sur les épaules des esclaves, au moyen d'un fer chaud, une S et un clou (clavo), ce qui se lisait, en espagnol, esclavo, c'est-à-dire esclave.
Les rues les plus fréquentées de Séville, après la calle de las Sierpes, sont celles de Dados et de Francos, qu'on pourrait comparer à la rue Saint-Denis ; elles sont occupées par les magasins d'étoffes, les sombrereros à la porte desquels s'étalent les chapeaux andalous du dernier genre, les merciers et les marchands d'habits tout faits - rope hecha - .
Comme dans la plupart des anciennes villes, chaque rue est, pour ainsi dire, réservée à certains marchands; ainsi, dans la talle de Genoa demeurent la plupart des libraires; la calle de Genoa est aussi le théâtre ordinaire des fameuses processions ou pasos de Séville, dont nous aurons bientôt l'occasion de parler ; les orfèvres ont leurs boutiques dans la calle de Chicarreros, et la calle de Mar est presque entièrement occupée par les fabricants de bottines ou guêtres andalouses ouvertes sur le côté et ornes de broderies en soie aux couleurs éclatantes.
Beaucoup d'autres rues de Séville ont leurs souvenirs historiques, leurs légendes ou leurs dictons populaires; il est un de ces dictons assez curieux, qui détermine d'une manière très pittoresque la situation des divers quartiers de la ville sous le triple rapport de la richesse, de l'aisance et de la misère.

" Depuis la cathédrale jusqu'à la Magdalena, dit le sixain en question, on déjeune, On dîne et on soupe.
" Depuis la Magdalena jusqu'à San Vicente, on dîne seulement.
" Depuis San Vicente jusqu'à la Macarena, on ne déjeune, ni ne dine, ni ne soupe. "

Desde la catedral hasta la Magdalena,
Se almuerza, se corne y se cena;
Desde la Magdalena pasta San Vicente,
Se come solamente ;
Desde San Vicente hasta la Macarena,
Ni se almuerza, ni se come, ni se cens.

Citons encore le dicton populaire sur la calte de los Abades, la rue des Abbés, située à peu de distance de la cathédrale, et dans laquelle " tous ont des oncles, mais personne n'a de père. "

En la calle de los Abades
Todos han tios, ningunos padres.
Los canonigos no tienen hijos
Los que tienen en casa, son sobrinicos.

La calle del Candilejo est célèbre par un buste du roi don Pedro, - Pierre le cruel, - qui se voit au fond d'une espèce de niche pratiquée dans le mur d'une maison et garnie d'un grillage de fil de fer. C'est dans cette rue, dit-on, que le roi Justicier - et Justiciero - poignarda de sa main le mari d'une femme qu'il poursuivait; après avoir commis ce crime, il se condamna lui-même à être exécuté, mais en effigie seulement.
C'est dans la calle de San Leandro qu'était la demeure du fameux don Juan, dont le nom de famille était Tenorio, et qui servit de modèle à Tirsa de Molina pour sa pièce intitulée et Burlador de Sevilla, o et Convidado de Piedra, d'où Thomas Corneille tira le sujet de son Festin de Pierre. La famille des Tenorio avait sa chapelle dans le couvent des Franciscains de Séville, où fut enterré, suivant la tradition, le corps du commandeur - el comendador - tué par don Juan.
La rue habitée parle grand peintre de Séville a reçu le nom de calle de Murillo, et on nous y fit voir la maison qu'il habitait. C'est dans une maison de la talle de los Taveras que siégeait autrefois le Tribunal de l'Inquisition, - et Santo Tribunal, comme on l'appelait. Les historiens de Séville revendiquent pour leur pays la gloire d'avoir été le berceau de cette institution Este Santa Inquisicion obo su comienzo en Sevilla.
Le Quemadero, c'est-à-dire, littéralement, l'endroit où l'on brûle, était situé hors des portes, dans une plaine appelée le pré de Saint-Sébastien, el Prado de San Sebastian; c'est là qu'avaient encore lieu, au commencement du dix-neuvième siècle, les auto-da-fé : on sait que le tribunal du Saint-Office ne fut définitivement aboli par les Cortès qu'en 1820.
La calle de la Feria tire son nom d'une foire ou marche. très pittoresque qui se tient dans cette rue depuis un temps immémorial. " C'est là, dit M. De la Escosura, qu'ont été vendues publiquement les premières productions de notre grand peintre sévillan, Bartolome Murillo. Cette place donna même son nom à ses premières toiles, destinées pour la plupart au commerce avec l'Amérique, et qui, comme personne ne l'ignore, étaient appelées Ferias (marchés) , pour avoir été vendues sur la place du Marché.
" La calle de la Feria, ajoute le même écrivain, sert aujourd'hui (il écrivait en 1844) à une espèce de marché d'antiquités bien connu des amateurs et surtout fréquenté par les spéculateurs étrangers, qui y trouvent à vil prix des objets très curieux qu'ils revendent à Paris et à Londres à leur juste valeur, c'est-à-dire à peu près au centuple de ce qu'ils les ont payés. "
Alléchés par l'espoir de quelque merveilleuse découverte, nous ne manquions jamais d'aller chaque jeudi, de très grand matin, exploiter le marché de la Feria; nous y fûmes témoins des scènes les plus pittoresques; Doré y dessina des paysans superbes, qui étaient venus vendre leurs lapins et leur gibier, des racines de palmier nain, un mets assez singulier dont se délectent les gens du peuple; d'autres vantaient à gorge déployée leurs pommes de pin, excellentes et grosses comme des melons : Pinoñes como melones, godron y valienten ! Les marchands d'eau et les marchands de cerillas criaient leur eau et leur feu : agua! fuego! Enfin nous pûmes faire à la Feria une étude complète des cris de Séville. Quant aux curiosités et aux antiquités, il nous fut impossible d'en apercevoir aucune, malgré les recherches les plus consciencieuses; au lieu de porcelaines de Sèvres ou de Saxe, nous ne trouvâmes que les vulgaires produits de la Cartuja et des piles d'aljofainas, énormes jattes de grossière faïence à dessins verts, qui se fabriquent dans le faubourg de Triana. En fait de bronze, quelques vieilles lampes hors d'usage; en fait d'armes, quelques navajas de Santa Cruz de Mudela et des sabres du temps de l'Empire.
Nous eûmes un instant l'espoir de nous dédommager en dénichant quelques vieux livres; derrière des étalages de ferraille rouillée, nous avions entrevu des monceaux de vieux livres couverts en parchemin, étalés sur le pavé à deux pas du ruisseau. Qui sait; nous disions-nous, si dans ce fumier nous n'allons pas découvrir quelque perle: une de ces belles et rares éditions imprimées à Valence, à Séville, à Salamanque et à Madrid; quelque roman de chevalerie épargné par la nièce du chevalier de la Manche ? Nous nous serions, au besoin, contentés d'El ingenioso hidalgo D. Quixote, imprimée en 1605, à Madrid, par Juan de la Cuesta.
Malheureusement nous ne trouvâmes dans le tas que ce que les bibliophiles peuvent trouver aujourd'hui en Espagne, c'est-à-dire de ces livres de théologie et de dévotion - obras de devocion - imprimés en si grand nombre en Espagne, tels que la Somme de saint Thomas, les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, etc. Les rares éditions espagnoles ne se trouvent plus qu'à Paris ou à Londres, ou dans les bibliothèques de D. José de Salamanca et de notre savant ami Pascol de Gayangus.
Le quartier de la Macarena, dont nous avons parlé plus haut à propos d'un sixain populaire, est comme le faubourg Saint-Antoine ou la place Maubert de Séville, situé à l'une des extrémités de la ville; il n'est guère habité que par des gens du peuple, qui ont peu de contact avec les autres quartiers, et conservent avec soin les moeurs et les costumes andalous ; aussi, quand on veut parler d'une jeune fille qui n'a rien perdu de la désinvolture propre aux Sévillanes de la basse classe, dit-on una Moza ou una jembra Macarena.
Nous allions souvent errer dans les rues pittoresques de la Macarena; les habitants, qui vivent presque toujours en dehors, nous offraient de curieux sujets d'observation. Un jour nous entrâmes dans une tahona ou moulin à farine mû par des mules , et dont le mécanisme nous parut arabe comme son nom; le tahorero nous accueillit très bien et nous fit asseoir un instant, après avoir mis, suivant l'usage espagnol, sa maison à notre disposition ; le brave meunier, coiffé d'un foulard à la mode andalouse, se mit à fumer tranquillement sa cigarette pendant que nous dessinions; la tahonera, une jeune femme d'une vingtaine d'années, était debout à c e de lui, tenant dans ses bras un charmant bambin à Bine vêtu, qui nous regardait d'un air quelque peu effaré. La tahonera, avec ses bras nus et ses beaux cheveux noirs en désordre, était superbe à dessiner: elle offrait le type le plus fin et le plus élégant de la beauté sévillane; aussi Doré s'empressa-t-il de faire un croquis de cette charmante scène andalouse pendant que nous nous amusions à causer avec le tahonero.
C'est dans le quartier de la Macarena, à peu de distance des anciens murs arabes de Séville, que se trouve le fameux hôpital de la Sangre (du sang), aussi appelé de las Cinco Llagas, à cause des cinq plaies de Notre-Seigneur, qui sont sculptées sur la façade. La Sangre, le principal hôpital de la ville, est un bel et vaste édifice de la seconde moitié du seizième siècle, d'un assez bon style architectural et orné de sculptures qui ne manquent pas de mérite.
Après cette revue des rues les plus curieuses de Séville, il nous reste à dire quelques mots des places, qui ont aussi leur physionomie à part : la plus grande de toutes et la plus récente est la plaza Nueva ou de la Infanta Isabel, c'est un vaste parallélogramme planté d'orangers en pleine terre et garni de bancs de marbre; ces orangers, plantés depuis quelques années seulement, ne donnent encore que peu d'ombre, aussi la promenade est-elle peu fréquentée aux heures de soleil, au milieu s'élève une estrade destinée à la musique du soir, tout cela est trop symétrique , et les maisons neuves qui entourent la place de trois côtés lui donnent un aspect encore plus monotone.
Nous préférons, malgré son irrégularité, la plaza del Duque, située à une des extrémités de la talle de las Sierpes. Cette place, qui doit son nom au duc de Medina Sidonia, est le point de départ d'un grand nombre de diligences, et nous y observâmes plus d'une fois de curieux détails de moeurs, tant à l'embarquement qu'au débarquement des voyageurs.
La plaza de la Magdalena, avec' ses puestos de agira, est une des plus pittoresques et des plus animées de Séville; les puestos de agua sont de petites boutiques dans le genre de celles des acquaiuoli napolitains, où se débitent toutes sortes de rafraîchissements à bon marché; ces boissons, auxquelles la neige donne une fraîcheur très-agréable, sont des plus variées : ainsi il y a l'agraz, qui se fait avec le verjus et qu'on mélange avec une espèce de sirop, - almibar; la zarzaparilla, infusion de salsepareille; la cidra et la naranja, qui se font avec le jus du citron et de l'orange; l'orchata de almendra, qui n'est autre que notre orgeat; le malvabisco, boisson à la mauve, et autres rafraîchissements qui peuvent paraître quelque peu anodins, mais qui, sous un climat brûlant , sont infiniment préférables à l'absinthe et aux autres liqueurs du même genre.
N'oublions pas le Mercado, où nous faisions le matin de fréquentes promenades; rien ne donne mieux l'idée de la fertilité de l'Andalousie, qu'une promenade au marché de Séville: les melons verts aux dimensions énormes sont empilés avec symétrie, comme les boulets dans un arsenal, sous les grands tendidos aux raies bleues et blanches qui abritent les acheteurs de l'ardeur du soleil ; les oranges, les citrons, les grenades aux brillantes couleurs s'entassent à côté d'ognons gigantesques, de tomates et de piments rouges comme le vermillon , et d'énormes grappes de raisin à la couleur ambrée font penser à la terre promise; aussi a-t-on appliqué à la capitale de l'Andalousie le même refran populaire qu'à Grenade : " Quand Dieu aime bien quelqu'un, il lui permet de vivre à Séville. "

A quien Dios quiere bien,
En Sevilla le da de corner.

L'Alameda de Hercules, une des plus anciennes promenades de Séville, peu fréquentée aujourd'hui, doit son nom à une statue d'Hercule placée au sommet d'une haute colonne et faisant pendant à celle de Jules César; une autre Alameda, celle de las Delicias, qu'on appelle aussi la Cristina, étend ses ombrages jusqu'aux bords du Guadalquivir, à peu de distance de la Torre del Oro et de la Puerta de Jerez, ou, pour mieux dire, de l'emplacement qu'elle occupait, car les maçons étaient occupés à la démolir quand nous la visitâmes.
Non loin de la Cristina s'élèvent la cathédrale et sa tour, la fameuse Giralda , la gloire et l'orgueil des Sévillans.

La Giralda. - La statue de la Foi, ou Giraldillo. - Le Caballero del Basque et la Giralda. - Les cloches. - Le Patio de los Naranjos. - Les portes et les marteaux arabes. - La Puerta del Perdons la Puerta del Lagarto. - Les chanoines de Séville. - La cathédrale : le Monumento. - La Custodia de Juan de Ai-te. - Le Cirio pascual. - Le saint Christophe.- La Capilla mayor - Tombeau de Ferdinand le Catholique et de Maria Padilla. - La salle capitulaire et la sacristie. - Le saint Antoine de Murillo. - Les peintures sur verre.

La Giralda, cette merveille qui fait battre le coeur de tous les enfants de Séville, mérite, sous bien des rapports, la réputation lui a été faite; on peut dire que cette haute et magnifique tour est unique en Europe ; le beau campanile de Saint-Marc, à Venise, construit à peu près à la même époque, est peut-être le seul monument qu'on puisse lui comparer. Les Sévillans, dans leur enthousiasme, vont jusqu'à mettre leur tour en parallèle avec les pyramides d'Égypte, et ils l'appellent la huitième merveille du monde, la mettant au-dessus des sept autres merveilles

Tu, maravilla octava, maravillas A las pasadas siete maravillas.

" Le meilleur pays de l'Espagne, dit un ancien auteur sévillan, c'est celui que baigne le Bétis (Guadalquivir), et parmi les pays que parcourt le Bétis, le meilleur est celui que domine la Giralda. "

La mejor tierra de España
Aquella que et Betis bava.
De la que et Betis rodea
La que la Giralda ojea.

Les Sévillans se plaisent à raconter la répartie d'un de leurs compatriotes au sujet de la Giralda : il s'agit d'un étranger, Français ou Anglais, qui venait de la voir pour la première fois et qui ne trouvait pas de termes assez expressifs pour traduire son admiration :
" Puez zeño, s'écria l'Andalou dans son dialecte et avec son accent aussi prononcé que celui des Marseillais, no crea uzté que la han. traido de Pariz ni de Londrez, que tal cual uzté la vé , la hermoz hecho acà en Zeviya! "
" Eh bien ! monsieur, ne croyez pas qu'on l'ait apportée de Paris ni de Londres; telle que vous la voyez, c'est nous qui l'avons faite ici, à Séville. "
La tradition attribue la construction de la fameuse tour à un Arabe de Séville nommé Geber ou Gueber, le même qu'on a donné à tort comme l'inventeur de l'algèbre; suivant une autre version, elle aurait été bâti par un architecte du nom d'Abou-Yousouf-Yacoub, vers la fin du douzième siècle. Ce qui est certain, c'est que la Giralda est d'une architecture à la fois gracieuse et imposante; la Giralda, construite en briques d'un ton rosé qui prennent au soleil une couleur charmante, est carrée et ses murs sont d'une grande épaisseur; l'intérieur est formé par une espèce de massif de maçonnerie, également carré, qui n'a pas moins de vingt-trois pied d'épaisseur, pilier colossal qui s'élève jusqu'au sommet de la construction arabe, c'est-à-dire à deux cent cinquante pieds de hauteur. Entre ce massif et les quatre murs extérieurs, est ménagé un vide éclairé par de petites fenêtres à doubles arceaux en fer à cheval , - ajimeces - que séparent au milieu de minces colonnettes. C'est dans ce vide que se trouve, non pas l'escalier, mais une rampe ou plan incliné en pente tellement douce, qu'un homme à cheval pourrait facilement monter jusqu'au sommet; on assure même que deux hommes de front peuvent ainsi monter jusqu'à la moitié de la tour.
L'architecte arabe avait couronné la Giralda de quatre énormes globes de métal doré tellement brillants, dit la Cronica general de San Fernando, qu'on les apercevait de huit lieues quand ils étaient éclairés par le soleil, et la même chronique ajoute qu'il fallut élargir une des portes de la ville pour les faire entrer.
Les globes furent renversés, en 1395, par un tremblement de terre; en 1568, Hernan Ruiz, de Burgos, exhaussa la tour de cent pieds, en y ajoutant un clocher dans le goût de l'époque. Cette construction est d'un très bel effet ; autour du second corps se lit, en énormes lettres augustales, ce passage du Livre des Proverbes

NOMEN DOMINI FORTISSIMA TURRIS.

" Le nom du Seigneur est la plus forte tour. "

Le clocher est couronné d'une statue de bronze représentant la Foi, fondue par Bartolomé Morel vers 1570; bien que cette statue soit de proportions colossales, elle est placée sur un pivot, de manière à tourner au moindre vent; c'est ce qui l'a fait appeler la Giralda , du verbe girar, qui signifie tourner. On donna plus tard ce nom à la tour elle-même, et pour désigner la statue on se servait du diminutif Giraldilla ou Giraldillo , qui signifie littéralement girouette, nom assez singulier pour une statue représentant la Foi, qui, de son essence, est fixe et immuable.
Cervantès, qui connaissait bien Séville, n'a pas oublié la Giralda dans son Don Quichotte; quand le caballero del Bosque fait le récit des merveilleuses prouesses qu'il fit en l'honneur de la belle Casildea de Vandalia
Une fois, dit-il, elle m'ordonna d'aller défier cette fameuse géante de Séville nommée la Giralda, aussi vaillante et aussi forte que si elle était de bronze, et qui, sans jamais changer de place, est la femme la plus mobile et la plus inconstante du monde. Je vins, je la vis, je la vainquis, et je la forçai à rester immobile comme un Terme, car, pendant plus d'une semaine, il ne souffla pas d'autre vent que celui du nord. "
Pendant que nous étions au sommet de la Giralda et que nous admirions le merveilleux panorama qui se développe sur le Guadalquivir, la campagne de Séville et les hautes sierras aux teintes d'azur, on se mit à sonner, avec un vacarme effroyable, quelques-unes des cloches du campanile, qui sont au nombre de vingt-quatre; les deux plus grosses s'appellent Santa Maria et San Miguel; les autres portent également des noms de saints et de saintes, comme San Cristobal, San Fernando, Santa-Barbara, Santa Inès, etc.
L'art de la sonnerie nous a paru beaucoup plus cultivé en Espagne que chez nous; les campaneros de Séville se livrèrent devant nous à de prodigieux exercices de gymnastique pour mettre leurs cloches en mouvement; tantôt ils se suspendaient à la corde pour mettre la cloche en branle, en se laissant enlever à une hauteur effrayante ; tantôt ils sonnaient à badajadas ou à golpe de badajo, c'est-à-dire en agitant le battant au moyen d'une corde, soit lentement, soit à repique, ou à coups secs et précipités.
Au pied de la Giralda se trouve le patio de los Naranjos, vaste cour plantée d'orangers plusieurs fois séculaires, et au milieu de laquelle on voit encore une fontaine arabe contemporaine de l'ancienne mosquée sur l'emplacement de laquelle a été élevée la cathédrale. Le patio de los Naranjos est entouré de constructions arabes dont quelques parties ont été modifiées à l'époque de la Renaissance, les portes sont encore ornées d'énormes aldabones (heurtoirs) de bronze qui datent au moins du treizième siècle. Non loin de là est la Lonja (Bourse), bâtiment assez majestueux fréquenté autrefois par les marchands de Séville, et qu'Andrea Navagero appelle il piu bel ridotto di Siviglia.
La cathédrale est entourée de quelques marches qu'on appelle las gradas, et sur lesquelles on a placé des colonnes de marbre provenant de l'ancienne Hispalis. On pénètre dans l'édifice par plusieurs portes, parmi lesquelles il faut citer la puerta del Pardon, ou du Pardon, qui a conservé ses chapas ou plaques de bronze du temps des Arabes; la puerta del Lagarto, ou du Lézard, ainsi appelée à cause d'un crocodile de bois suspendu au-dessus de l'entrée , et qui remplace celui qui fut envoyé à Alonzo et Sabio par le soudan d'Égypte quand il lui demanda la main de sa fille, l'infante Doña Berenguela.
La cathédrale est la merveille de Séville et a probablement donné naissance au dicton si connu.

Quien no ha visto a Sevilla
No ha visto a maravilla.
" Qui n'a pas vu Séville, n'a jamais vu de merveille. "

Rien ne saurait donner une idée de l'impression qu'on éprouve en pénétrant dans l'immense nef de la cathédrale de Séville; il n'existe pas au monde, que nous sachions, une église gothique aussi vaste, aussi grandiose, aussi imposante. L'annaliste Zuñiga raconte que, lorsqu'en 1401 la construction du monument fut arrêtée, on convint d'élever un monument tellement beau, qu'il n'eût pas son pareil; un des chanoines s'écria, en plein chapitre :
" Fagamos una Iglesia tan grande, que los que la vieren acabada nos tengan per lotos! "
" Faisons une église assez grande pour -que ceux qui la verront achevée nous tiennent pour fous ! "
Vous n'étiez pas des fous, bons chanoines de Séville, mais des sages, car vous avez doté votre pays d'une des plus merveilleuses églises qu'on puisse voir !
La cathédrale de Séville est divisée en cinq nefs, dont la hauteur prodigieuse donne le vertige; les piliers qui supportent la voûte, bien qu'en réalité d'un diamètre énorme, sont tellement élevés qu'ils font, au premier abord, l'effet de frêles colonnes; le choeur, placé au milieu de la nef principale, a les dimensions d'une église ordinaire. Les accessoires même, par leurs proportions colossales, sont en harmonie avec le reste de l'édifice ainsi le monumento, énorme temple de bois qu'on élève à l'intérieur pendant la semaine sainte, et qu'on illumine en y exposant le saint-sacrement, n'a pas moins de cent trente pieds de haut, la fameuse custodia d'argent est probablement la plus grande pièce d'orfèvrerie qui ait jamais été exécutée; cette custodia est l'oeuvre d'un des plus célèbres orfèvres espagnols, Juan de Arfe y Villafañe, qui en a lui-même donné la description dans un curieux in-folio imprimé à Séville en 1589. Le cierge pascal, - cirio pascual, - qu'on prendrait pour une colonne de marbre blanc, a vingt-quatre pieds de haut et pèse, dit-on, plus de deux mille livres de cire.
N'oublions pas un saint Christophe colossal peint sur une des parois par un artiste italien du seizième siècle, que les Espagnols appellent Mateo Perez de Alesio; le saint, dont la hauteur atteint trente-deux pieds, a pour bâton un arbre de grandeur ordinaire, et l'Enfant-Jésus qu'il porte sur son épaule a la taille d'un géant. Bien que cette peinture, achevée en 1584, ne soit pas sans mérite, il paraît que l'auteur faisait assez bon marché de son talent; un artiste espagnol avait peint pour la cathédrale un tableau représentant Adam et Eve ; on rapporte que Perez de Alesio admirait tellement la jambe d'Adam, qu'il s'écria un jour :
" Vale più la tua gamba che tutto il mie Cristoforo!
" Ta jambe vaut mieux que tout mon saint Christophe ! "
De même qu'en Tyrol et que dans certaines parties de l'Allemagne, on voit assez souvent en Espagne la représentation de saint Christophe. Suivant une croyance populaire que rappelle un ancien distique en assez mauvais latin du moyen âge, on est assuré de ne pas mourir de male mort dans la journée où l'on a vu l'image du saint :

Christophori sancti speciem quicumque tuetur,
Ista nempe die non morte mala morietur.

Le tombeau du conquérant de Séville, saint Ferdinand, est placé dans la Capilla Mayor; nous eûmes la permission de voir son corps, renfermé dans un cercueil d'argent; on lit à côté l'épitaphe du saint roi; elle est en quatre langues et fut composée, dit-on, par Alphonse le Savant, son fils. On nous fit voir aussi, dans la même chapelle, le tombeau de la célèbre Maria Padilla, la maîtresse de Pierre le Cruel.
La Sala Capitular et la Sacristia Mayor renferment quelques bons tableaux de Murillo; nous y remarquâmes aussi quelques objets d'art du moyen âge et de la Renaissance, dignes d'exciter l'envie des collectionneurs les plus difficiles.
Outre un bon nombre de remarquables tableaux de l'école espagnole, la cathédrale possède le fameux saint Antoine de Padoue, de Murillo, une des plus grandes et des meilleures toiles du peintre de Séville. La peinture sur verre est moins bien représentée dans la cathédrale : sur les quatre-vingt-treize immenses fenêtres qui l'éclairent, un bon nombre, il est vrai, sont ornées de grands vitraux, mais la plupart appartiennent à l'époque de la décadence, les plus remarquables sont l'oeuvre de peintres-verriers français et flamands qui vinrent s'établir en Espagne dans la première moitié du seizième siècle.
Le rôle des artistes français en Espagne ne fut pas sans importance : dès le quinzième siècle, nous trouvons le nom de Pedro Norman, Pierre le Normand, maestro de obras, c'est-à-dire chef des travaux de la cathédrale de Séville. Nous aurons encore à citer les noms de plusieurs de nos compatriotes.
Nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les richesses de la cathédrale de Séville: dix visites ne nous suffirent pas pour en étudier toutes les parties, et chaque fois que nous la revoyions, quelques détails restés inaperçus frappaient nos yeux éblouis.
Disons cependant adieu aux merveilles sans nombre du grand temple catholique: à quelques pas seulement s'élève l'Alcazar, le plus remarquable, après l'Alhambra, des palais légués à l'Espagne par les musulmans.

Ch. DAVILLIER.
(La suite à une autre livraison.)


[1] Nous devons à l'obligeance de Mme Aline Hennon l'accompagnement, pour piano, de cette Malagueña.

[2] Ce mot, qui signifie littéralement des nulles, appartient à l'argot des voleurs, et sert à désigner les dures ou pièces de cinq  francs.

[4] Jeux de cartes en usage, parmi les gens du peuple.

[5] Littéralement ta cravate de Biscaye: c'est le nom que donnaient les voleurs au collier de fer du garrotte. La Biscaye est depuis longtemps célèbre pour les travaux en fer.

[6] Si peu vraisemblable que puisse paraître le fait, il est parfaitement exact : nous possédons une jacara qui ne date pas de vingt ans, et qui représente la scène en question.

[7] Nous devons à l’obligeance de MmeAline Hennon , l’accompagnement pour piano, de cette Rondeña.

[8] Un peu plus de quatre francs le litre.

[9] Bourg qui s'élève sur un monticule au-dessus du Guadalquivir, à quelques lieues de San Lucar.