Extrait du
"Voyage en Espagne de G.Doré et de Ch. Davillier, Volume 1872-2 , N°24, p353-368 "
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Les bords du Carrion, à Palencia. -Dessin de Gustave Doré.

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VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET LE BARON  CH. DAVILLIER

Vers Séville,  N°14 Galice, Asturies et Burgos

PALENCIA ET LÉON.

1862. - DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INÉDIT DS M. LE BARON CH. DAVILLIER

Palencia et les Palencianos. - Le rio Gardon et le romancero du Cid. - La cathédrale; la chaire en bois sculpté; la reja (grille) du choeur; les broderies; la Custodia de Juan de Benavente. - Les fleurs de lis et la légende de San antolin. - De Palencia à Léon en chemin de fer. - Paredes de Nava. - Grajal. - Sahagun et son clocher. - Léon. - La cathédrale et le cloître. - Le couvent de San carlos; les sculptures de la façade; les stalles du choeur; Guillermo Doncel. - L'église de San Isidro el Real. -- Des ravages et des déprédations attribués à tort aux Français. - La Casa de los Guzmanes. - La Plaza Mayor.

Il est certaines villes, en Espagne comme ailleurs, qui ne font pas partie de l'itinéraire habituel des touristes, et qui restent inconnues au plus grand nombre, malgré les trésors qu'elles renferment.

Palencia, une des villes les plus agréables de la Vieille-Castille, est de ce nombre; rien n'est plus facile cependant que de s'y arrêter; on n'a à craindre ni la fatigue, ni une grande perte de temps, puisque l'ancienne cité castillane que nous recommandons à l'attention des voyageurs, ne se trouve qu'à une demi heure de Venta de Baños, une des stations de la grande ligne de Madrid à Irun; ils trouveront à la fonda de Cuadrado une hospitalité modeste, mais empressée, et parmi les Palencianos, bon nombre de gens polis et obligeants. Palencia, l'ancienne Palatial de l'époque romaine, est une des plus anciennes villes d'Espagne; nous sommes sur une terre riche en souvenirs. C'est ici que le romancero del Cid place le mariage du Cid avec Doña Ximena. Le río Camion, sur les bords duquel nous fimes d'agréables promenades, figure également maintes fois dans le romancero, où i1 est souvent question des tierras de Carrion. L'université de Palencia, la plus ancienne d'Espagne, existait dès le dixième siècle, et ce n'est que deux cents ans après qu'elle fut transférée à Salamanque.

La situation de Palencia, avec sa colline de l'Ermita del Otero, sa rivière, son canal et ses embranchements de chemin de fer, est une des meilleures de la Péninsule. Les riches ombrages dont le Carrion entretient la fraîcheur l'ont fait comparer à une oasis au milieu des plaines sans arbres qui l’environnent. Mais la gloire de Palencia, son lion, comme disent les Anglais, c'est la cathédrale. Un habitant de la ville aussi instruit qu'obligeant, D. Juan Martinet Merino, voulut bien nous en faire les honneurs, et passer avec nous des heures qui nous semblèrent trop courtes. Nous fûmes encore aidés dans notre visite par le sacristain, D. Pedro Saldaña, homme intelligent et zélé, cicerone excellent et convaincu, qui aime son église avec une véritable passion.

La cathédrale de Palencia est une des plus remarquables d'Espagne, et mérite d'être citée à côté de celles de Burgos et de Léon. L'extérieur est d'une architecture simple, et l'intérieur, qui réunit l'élégance à la légèreté, est un musée où brillent de charmants ouvra ges des quinzième et seizième siècles. L'arc du bois sculpté, qui s'éleva si haut dans les Castilles, est re présenté ici avec beaucoup d'éclat. La chaire, entièrement en noyer, ainsi que son dais, est un charmant ouvrage de la Renaissance, un véritable chef-d'oeuvre, dont nous cherchons en vain l'équivalent dans nos sou venirs. Quelques portes de la même époque sont éga lement remarquables, ainsi que la sillería del Coro (stalles du choeur).

Le travail du fer est représenté dans la cathédrale de Palencia par une très-belle reja (grille) du temps de Charles-Quint (elle porte la date de 1522). Les chasubles, dalmatiques et autres vêtements sacerdotaux, précieusement conservés dans la sacristie, nous furent montrés avec la plus grande obligeance; les plus remarquables, sont. du temps des Rois catholiques; on les croirait brodés d'hier. Nous n'avons rien vu de plus beau en ce genre dans aucune église d'Espagne, et nous ne connaissons de comparable à ces chefs d'oeuvre de l'aiguille que ceux qu'on admire dans la Schatzkammer de Vienne. N'oublions pas l'orfèvrerie; la belle custodia de Juan de Benavente est le chef-d'oeuvre d'un platero castillan dont le nom mériterait d être plus connu, et qui est digne de prendre place à côté de Juan de Arfe.

En parcourant la cathédrale, nous remarquâmes des fleurs de lis en plusieurs endroits. Comment les armes de France sont-elles venues prendre place dans une église castillane ? Une légende nous l'apprendra. Sous le règne de Don Sancho, un anachorète, San Antolin, vivait retiré dans une forêt. Un jour, le roi, étant à la chasse, poursuivit un cerf' qui se réfugia jusque dans la grotte du saint ermite; celui-ci arrêta le bras de Don Sancho au moment où il allait percer l'animal d'une flèche. Le roi donna la forêt à San Antolin, et la cathédrale fut bave sur l'emplacement occupé par sa grotte; on voit encore cette grotte dans une crypte si tuée au milieu de l'église, et dans laquelle se trouve aussi le puits du saint, dont l'eau possède, dit-on, des vertus miraculeuses. Or San Antolin était Français, et c'est pour faire honneur au saint révéré à Palencia, que les fleurs de lis furent ainsi prodiguées dans la cathédrale. La route de Palencia à Léon est d'une monotonie désespérante; nous nous croyons transportés de nouveau au milieu des plaines arides et sans horizon de la Manche. Ces immenses solitudes qui ne sont pas sans poésie, font penser à l'Océan, dont elles ont la grandeur; elles rappellent aussi le désert, surtout quand on aperçoit à perte de vue de longues files de mules soulevant de grands nuages de poussière, comme ferait une caravane dans le Sahara. Nous pensons au pro verbe espagnol, d'après lequel l'alouette qui veut traverser les Castilles doit emporter son grain, et cependant ces plaines si monotones sont d'une grande fertilité.

Les trains express sont inconnus sur la ligne de Pa lencia, et on ne vous fait pas grâce d'une station. Après avoir traversé plusieurs fois le Carrion et le canal de Castille, nous passons à Paredes de Nava, où naquit Berruguete, le grand sculpteur castillan, l'élève de Michel Ange, dont il introduisit le style en Espagne. A la station de Grajal, un accident à la machine nous donna quelques heures de repos forcé, pendant les quelles nous allâmes nous réfugier sous le toit d'une venta, où nous pûmes nous étendre sur la paille, moins durement que sur les bancs de bois de la salle d'attente.

Quand le jour parut, nous allâmes visiter l'église, dont la construction ne manque pas d'élégance, et Doré eut le temps de prendre un croquis du bourg de Grajal, avec sa ceinture de vieilles tours arabes. Sahagun, la station suivante, a plus d'importance, et le clocher de son église présente un aspect des plus singuliers les étages, qui sont nombreux, vont en diminuant, ce qui lui donne la forme d'une pyramide tronquée. Après avoir traversé une demi-douzaine de stations, le train s'arrête; nous voici enfin à Léon.

Léon, que de souvenirs dans ce nom! Il prouve à lui seul l'ancienneté de la ville, car il n'est autre que celui de la septième légion d'Auguste, Legio septima gemma, qui avait placé là son quartier général. Après les Romains, les Goths, puis les Arabes qui, défaits et chassés, reviennent plus tard sous la conduite du célèbre Almanzor; et mettent la ville à feu et à sang, mais ne la gardent pas longtemps. Nous ne sommes qu'au. dixième siècle, et Léon avait déjà eu de nombreux rois avant que la Castille eût des lois; vingt-quatre, si nous en croyons ces deux vers:

Tuvo veinte y cuatro reyes

Antes que Castilla levés.

Au onzième siècle, Ferdinand Ier, roi de Castille, ajoute la couronne de Lion à la sienne, mais les deux royaumes se séparent pour se réunir définitivement sous le règne de Ferdinand III.

Malgré tous ces souvenirs, la ville de Léon n'a rien de l'aspect d'une capitale, et sans quelques monuments qui témoignent de son ancienne splendeur, ce ne serait qu'un. grand village. Parmi ces monuments, il faut placer en première ligne la cathédrale, depuis des siècles si célèbre en Espagne pour la légèreté de sa construction, témoin ce quatrain bien connu, où sont signalés les mérites des églises de trois villes d'Espagne:

à Tolède la richesse, à Compostelle la solidité, et à Léon la légèreté

Toledo en riqueza,

Compostela en fortaleza

Y Leon en sutileza

Ailleurs c'est Tolède la riche; Salamanque la forte et Oviédo la sainte, mises en parallèle avec Léon, qui a la beauté en partage

Dives Toletana, sancta Ovetensis,

pulchra Leonina, fortis Salamantima.

Nous oserons avouer que nous avons trouvé la réputation de la cathédrale de Léon quelque peu exagérée; elle est bien loin de celles de Burgos et de Saint Ouen de Rouen. Ce n'en est pas moins un remarquable spécimen de la plus belle époque du style ogival. Des réparations importantes, commencées depuis trois ans, et qui probablement dureront encore longtemps, défigurent actuellement l'intérieur du monument. Les vitraux, qui datent du treizième siècle, sont de toute beauté.

Léon avait autrefois d'habiles sculpteurs, qui poussèrent très loin l'art de sculpter le bois, témoin une jolie porte gothique du cloître attenant à la cathédrale, et une de celles de la façade; mais c'est dans l'ancien couvent deSan Marcos que nous avons admiré la merveille du genre.

Le couvent de San Marcos de Léon, situé hors de la ville, à peu de distance de la gare du chemin de fer, mérite à lui seul voyage, à cause de sa façade et des stalles du choeur. Cette façade, avec ses délicates et élégantes sculptures, est peut-être le plus riche spécimen du style que les Espagnols appellent plateresco, parce qu'il rappelle la finesse des travaux d'orfèvrerie; nous y avons lu la date de 1537. En admirant ces charmants bas-reliefs, qui nous retinrent plus d'une heura; nous ne pouvions nous empêcher de penser à ceux qui ornent la façade de la Chartreuse de Pavie.

Les stalles du choeur ne sont pas moins extraordinaires, malgré de maladroites réparations faites au commencement du siècle dernier; elles sont au nombre de soixante-seize; nous les avons comptées. Il faudrait presque un volume pour décrire en détail ces élégantes figures et ces précieux panneaux où se retrouvent tous les ingénieux caprices de la renaissance espagnole; nous nous bornerons à les signaler aux amateurs de bois sculpté comme une des merveilles du genre, et à leur apprendre le nom de l'auteur: Guillermo Doncel, à qui est due également la façade; il était aussi habile, on le voit, à travailler le noyer que la pierre. Nous avons trouvé sur les stalles les dates de 1537 et de 1542, qui prouvent que le travail n'a pas duré moins de six ans, et la signature suivante: Magister Guiliermus Doncel me fecit, MDXLII.

Passons maintenant à une autre église, la plus ancienne de Léon, celle de San Isidro et Real, qu'il ne faut pas confondre avec San Isidro et Labrador; le saint est représenté au-dessus de l'entrée, sur un cheval lancé au galop; il est en costume d'évêque, et brandit une épée, comme ces chevaliers qu'on voit sur les sceaux du moyen âge. La partie la plus intéressante de l'église est une chapelle basse dédiée à sainte Catherine, et qu'on appelle le Panteon: elle renferme les tombeaux de plusieurs rois, reines et infants de Castille et de Léon.

La chapelle a beaucoup souffert; les tombeaux sont placés les uns au-dessus des autres, sans aucun ordre. C'est pendant la guerre de l'indépendance que le Panteon fut détruit, si l'on en croit cette inscription, que nous avons exactement copiée: Este precioso monumento de la antigüedad, depósito de las cenizas de tantos, poderosos reyes, fué destruido por los Franceses, año de 1809; « Ce précieux monument de l'antiquité, dépot des cendres de tant de puissants rois; fut détruit par les Français en 1809. »

Il est malheureusement trop vrai que les Français ont commis des ravages et des déprédations pendant la guerre d'Espagne; mais trop souvent aussi on leur impute des méfaits dont ils sont innocents, ou dont ils ne sont pas seuls coupables; il faut faire la part du temps d'abord, puis celle des alliés eux-mêmes de l'Espagne. Consultez les historiens nationaux; ils vous diront que leur malheureux pays a été ravagé por enemigos y aliados.

Cette réflexion nous est suggérée par une inscription dans le genre de celle que nous venons de citer; et qu'on lit dans l'Alcazar de Tolède; cependant, comme nous l'avons dit en parlant de cette ville (t. XVIII, p. 334), l'Alcazar avait déjà été ravagé, dès 1710, par les troupes alliées, s composées d'Anglais, d'Allemands et de Portugais. Suivant un voyageur anglo-italien, Baretti, il ne restait en 1760 que « les murs de côté, fort endommagés, qui dépérissaient visiblement, » etc. Mais qu'importent les témoignages ? Quand vous irez à Tolède, on vous répétera que l'Alcazar a été ruiné par les Français.

II en est de même pour les trésors des églises. Que sont devenus tous ces chefs-d'oeuvre d'orfèvrerie que décrivent les anciens inventaires et les écrivains nationaux? D'abord il en reste un bon nombre, comme on peut s'en convaincre à Tolède, à Séville, à Barcelone et dans bien d'autres endroits. Quant à ce qui a disparu, la plupart des voyageurs, des guides, des hand books, vous affirmeront hardiment que tout a été enlevé et fondu par les troupes françaises. Voulez-vous des preuves du contraire ? Il est bien facile de les trouver, ce sont les écrivains espagnols qui nous les fournis sent. Voici d'abord l'excellent Diccionario histórico de Cean Bermúdez, où nous lisons, d'après les archives de la cathédrale de Séville, que lorsque le chapitre commanda au célèbre orfèvre Juan de Arfe la custode qui existe encore, il en fit fondre une qui avait été faite en 1509, et que personne aujourd'hui n'hésite rait à préférer à l'autre. Antonio Pon, ce voyageur si consciencieux; nous raconte que lorsque le genre churrigueresque devint à la mode en Espagne, vers la fin du dix-septième siècle, «il y eut beaucoup d'orfèvres qui, au moyen de leurs sottes inventions et de leurs innovations ridicules, surent discréditer et envoyer aux hôtels :des monnaies, où elles furent fondues, des pièces merveilleuses couvertes d'ornements et de bas-reliefs; et ils les détruisaient eux-mêmes, afin qu'il ne restât pas de, traces de ces travaux qui, fondés sur l'art et la raison, devaient protester contre leurs délires et leurs extravagances. » Ces exemples sont nombreux. Il y a quelques mois, on a fondu à Cordoue 22 000 onces d'argent provenant d'anciennes églises.

Mais laissons cette digression, qui n'a d'autre but que de rétablir la vérité, et revenons à San-Isidro. Le sacristain nous montra un très-curieux pendon ( drapeau) de la fin du treizième siècle, orné d'une broderie en or et argent représentant le saint patron de l'église, sur son palefroi. Plus d'un amateur de notre connaissance serait heureux d'ajouter à ses panoplies cette rare broderie du moyen-âge; plus d'un aussi donnerait volontiers une place d'honneur dans sa collection à un grand coffret d'émail placé à côté du maître-autel.

La ville de Léon est une des plus tristes d'Espagne; ses rues, presque désertes, sont pavées comme elles devaient l'être au moyen âge; quelques-unes sont presque des fondrières. De vieilles maisons noircies par le temps laissent voir quelques restes de sculptures, et quelques anciens palais, tels que la Casa de los Guzmanes, l'Ayuntamiento et la Casa consistorial, donnent encore une idée de ce que fut la ville en d'autres temps.

La Plaza Mayor est l'endroit le plus fréquenté; c'est sous les arcades de cette grande place carrée que se tiennent les marchands en plein vent, et que des paysans aux costumes pittoresques viennent vendre leurs fruits et leurs légumes.

Les environs de la ville sont moins tristes que la contrée que nous avons traversée depuis Palencia; la fraîcheur de la végétation contraste singulièrement avec la sécheresse des vastes plaines dont nous avons parlé, et en voyant ces prairies et ces marécages ombragés par de hauts rideaux de peupliers, on se croirait plutôt en Suisse ou en Normandie. que dans l'intérieur de l'Espagne.

Notre visite à Léon était terminée; nous reprîmes le chemin de la gare en disant adieu au beau couvent de San Marcos, et nous demandâmes deux billets pour Astorga.

de Léon á Astorga. - L'ancienne Asturica Augusta. - La cathédrale; le retable de Gaspar Becerra. -La statue de Pedro Mato. La Maragateria. - Encore les Maragatos; leurs moeurs et leur caractère; les Maragatas; la Bible et le Maragato. - La feria - Les gitanos dans la province de Léon: - Un photo graphe antiquaire. - Le théâtre. - Les cómicos de la legua. - Les títeres ou marionnettes; le titiritero.- Les sombras chinescas.

Partis de Léon vers sept heures du matin, nous entrions vers neuf heures dans la gare d'Astorga, après avoir traversé., avec une vitesse des plus modérées, un pays assez fertile, et beaucoup moins monotone que la contrée que nous avions parcourue en montant de Palencia.

Astorga est une ville aussi ancienne que Léon; c'est l'ancienne Asturica Augusta des Romains. Si nous en croyons Pline, Asturica Augusta était de son temps une cité magnifique. Cela pouvait être vrai à l'époque romaine; ce qui est certain, c'est qu'aujourd'hui Astorga est une des villes les plus misérables de toute l'Espagne, « ville aux rues immondes, » disait Ponz, il y a quatre-vingts ans.

La cathédrale, qui date de la fin du quinzième siècle, est le seul monument remarquable d'Astorga. Nous admirâmes beaucoup le grand retable de Gaspar Becerra, ouvrage magnifique et célèbre dans toute l'Espagne. Ce retable, dont les nombreuses figures et les capricieux ornements défient toute description, est le chef-d'oeuvre du grand sculpteur espagnol, qui avait été, comme Berruguete, étudier en Italie sous Michel Ange. On dit que le chapitre de la cathédrale fut si content du travail de Becerra, qu'il lui donna pour ses gants (para guantes) trois mille ducats en sus du prix convenu; ce qui porta le total à trente mille ducats, somme très considérable à cette époque (1569).

On nous fit remarquer une autre curiosité de la cathédrale, intéressante à un point de vue différent; la statue de Pedro Mato, fameuse dans le pays. Ce Pedro Mato était un célèbre carretero (charretier) appartenant à la tribu des Maragatos, et qui laissa, dit-on, une bonne somme à 1a cathédrale. I1 est représenté dans son costume national, tenant à la main une espèce de drapeau.

Nous avons déjà dit quelques mots des Maragatos; leur pays est situé à peu de distance au sud d'Astorga, qui est, sinon leur capitale, comme on le dit générale ment, du moins la. ville la plus rapprochée de la Maragateria.

Un certain nombre de Maragatos vont à Madrid s'établir comme marchands de poisson, de chorizos (saucissons) ou autres comestibles, et on en voit plusieurs, comme nous l'avons dit, dans les environs de la Plaza Mayor. Mais la plupart sont carreteros (charretiers), comme le Pedro Mato que nous avons vu dans la cathédrale, ou bien encore arrieros (muletiers).

M. George Borrow, lorsqu'il parcourut l'Espagne pour essayer d'y répandre la Bible, voulut faire dans la Maragateria quelques tentatives de propagande religieuse, mais il perdit son temps avec des hommes aussi attachés à leurs anciens usages; « Je trouvai, dit-il, leurs coeurs grossiers; leurs oreilles se refusaient à entendre, et leurs yeux étaient fermés. II y en avait un notamment à qui je montrai le nouveau Testament et que j'entretins fort longtemps. II m'écouta ou fit semblant de m'écouter avec patience; se versant de temps à autre de copieuses rasades d'une énorme cruche de vin blanc qu'il tenait entre ses genoux. Quand j'eus fini de parler, il me dit: « Demain, je pars pour Lugo, où j'ai entendu dire que vous aillez aussi; si a vous voulez y envoyer votre bagage, je veux bien m'en charger pourtant (Il me demanda un prix très élevé.) Quant à ce que vous venez de me dire, j'y comprends fort peu de chose, et je n'en crois pas un mot; pourtant, au sujet des Bibles que vous avez montrées, j'en prendrai trois ou quatre. Je ne les lirai pas, il est vrai; mais je ne doute pas que je ne puisse les vendre plus cher que vous ne m'en demandez »

La Maragatería occupe un terrain accidenté et peu fertile, dont les Maragatas tirent le meilleur parti possible pendant que leurs maris gagnent leur vie sur les chemins; elles sont aussi robustes qu'eux, et ce sont elles qui labourent leur champ, le sèment et font la moisson. Il en est de même d'ailleurs dans le reste du royaume de Léon, et c'est ce qui a donné naissance à ce refrain populaire

Hace la muger en Leon

Del hombre la obligation.

Leur costume est fait de drap grossier, soit brun, soit gris foncé, paño pardo, et leurs cheveux sont tressés en deux nattes qui pendent sur le dos, comme celles des femmes du pays Basque. Quant au costume des Maragatos, tous ceux qui ont parcouru l'Espagne ont eu l'occasion de le voir tel que nous l'avons décrit précédemment; pourpoint ou sayo attaché avec des cordons de soie terminés par des ferrets, large ceinture de cuir, bas de couleur, chapeau de feutre noir à grands bords et hauts-de-chausses, bragas, tellement amples, que s'ils portaient un épais turban au lieu de leur sombrero, on les confondrait de loin avec ces marchands de dattes ou de babouches qu'on voit dans les grandes villes d'Espagne. Cette ampleur des hauts-de-chausses nous rappelle une caricature populaire :représentant un Maragato, avec cette légende :

En la Maragateria.

No hay en paño economia.

« Dans la Maragateria ,On ne fait pas d'économie sur le drap. »

Ce paño pardo sert du reste à l'habillement de la plupart des paysans des deux Castilles. Comme notre séjour à Astorga coïncidait avec l'époque de la feria, nous eûmes l'occasion de voir à notre aise les Maragatos et les autres paysans des environs. Cette foire était loin de présenter le spectacle gai et animé de celles d'Andalousie; et puis Astorga est une petite ville qui n'a que peu de commerce et peu d’industrie; quelques gitanos esquiladores (tondeurs de mules) faisaient grincer, devant les posadas des faubourgs, leurs énormes ciseaux en rasant les mules de manière à tracer sur leur poil toutes sortes de dessins.

Revenons à la foire d'Astorga. La ville était à peu près aussi calme que de coutume; un photographe, venu tout exprès de Valladolid s'était établi en plein air, et suffisait à peine aux demandes des amateurs. Nous lui vîmes exécuter quelques portraits des plus réussis; c'étaient pour la plupart des paysans du voisinage, leur guitare sur le genou gauche, avec enluminures des couleurs les plus éclatantes. Ce photographe joignait à sa profession ordinaire celle de marchand d'antiquités, et pendant que nous admirions ses produits; il nous offrit, comme une merveille, un émail des plus médiocres, dont il nous demandait, tout naturellement, cinq ou sis fois la valeur.

C'est seulement vers le soir que la ville d'Astorga prenait un peu d'animation; il y avait funcion au théâtre; la troupe nous parut être composée de ce qu'on appelle en Espagne des cómicos de la legua, littéralement des comédiens de la lieue, troupe ambulante dans le genre de celles qui sont si plaisamment décrites par Scarron dans le Roman comique, et par le regrettable Théophile Gautier dans le Capitaine Fracasse. D'autres théâtres d'un ordre inférieur faisaient concurrence aux cómicos de la legua. C'était d'abord celui des títeres, ou marionnettes, établi dans une boutique vacante; car les marionnettes existent en Espagne tout comme au temps de Cervantès. Elles nous firent penser à celles que le Chevalier de la Manche pourfendit dans l'hôtellerie avec une si grande fureur; le titiritero, qui variait ses représentations avec celles non moins intéressantes des sombras chinescas (ombres chinoises), possédait également un tutilimundi (optique) où les principaux monuments de 1’univers étaient représentés de la manière la plus naïve. Grâce à des attractions aussi variées, son théâtre était presque toujours plein. Du reste, l'impresario ne manquait jamais, à la fin de chaque représentation, de venir en personne devant sa porte; et de sonner du clairon pour appeler de nouveaux spectateurs. La rue était encombrée d'une foule des plus pittoresques, composée en partie d'amateurs non payants; la lumière qui venait dé l'intérieur projetait sur cette foule bigarrée les ombres les plus fantastiques; et comme la scène se passait précisément en face de nos fenêtres; Doré profita de cette belle occasion pour la fixer tout à son aise sur son album, sans être incommodé, comme à l'ordinaire, par l'importunité des gamins et des curieux.

La posada d'Astorga. -naïveté d'une servante. - La cuisine espagnole. - Sobriété nationale. - Les buveurs d'eau et les borrachos.. Quelques festins célèbres en Espagne. - Le pu chero d'aujourd'hui. - La olla podrida d'autrefois. - L'oille et les pots-à-oille de nos pères. - Comment se fait un bon puchero. - Les garbanzos. - Les altramuces. - L' animal encyclopédique. - Le jamon et le tocino. - Les chorizos, morcillas, etc. - La manteca de cerdo. -- Le dessert en Espagne; cabellos de angel, orejones, mostillo, etc

L'hôtel, - ou pour mieux dire l'auberge où nous étions descendus, - bien que situé au centre de la ville, nous rappela certaines descriptions de posadas qu'on trouve assez souvent dans les anciennes relations. II ne nous était arrivé que bien rarement de rencontrer une hospitalité aussi primitive; un simple fait suffira pour en donner une idée. Comme font tous les voyageurs, nous avions placé le soir nos bottines hors de notre chambre; la criada, une robuste Asturienne, digne compatriote de Maritorne, vint nous demander d'un air très intrigué pourquoi nous les avions mises là. Ceci nous rappelle ce que raconte un auteur espagnol, M. J. M. Villergas, au sujet d'un voyage qu'il fit à Simancas; « .. Je suppliai la tia Matea de me faire la grâce de m'apporter de l'eau pour me laver, et la bonne femme me regardant resta comme ébahie de ce qu'elle venait d'entendre; « Allons, répétai-je, faites-moi la « grâce de m'apporter de l'eau pour me laver.- Mais, monsieur, répliqua simplement la mère Matea, ne vous êtes-vous pas lavé hier ? »

La cuisine de notre hôtel était à l'avenant; sur une table carrée placée au milieu de la salle à manger, était étendue une nappe de grosse toile, qui avait pu être blanche autrefois, mais qui, grâce à plusieurs générations de voyageurs, était arrivée à offrir tous les tons de la palette d'un coloriste. De larges taches violettes, dues au gros vin noir de Toro, s'étalaient çà et là, à côté de celles d'un ton plus chaud produites par des jaunes d'oeufs, et par des sauces où dominaient évidemment la tomate et le piment rouge; de grandes plaques d'huile formaient comme un glacis sur le tout. Les serviettes étaient dignes de la nappe; nous nous rappelâmes, en manière de consolation, un certain passage des mémoires du marquis de Louville, où il raconte qu'on faisait à Philippe V, au palais de la Granja, des serviettes « avec les chemises de ses marmitons ».

L'Asturienne nous porta d'abord une soupière pleine d'une préparation dont l'huile de fort loin saisissait l'odorat, comme le mets dont parle Bouleau dans la satire du Repas ridicule. Nous vîmes ensuite paraître une perdrix escabechada, c'est-à-dire nageant dans une espèce de marinade composée d'huile, de vin, de vinaigre, avec addition de feuilles de laurier et de toutes sortes d'herbes fortes. Le plat suivant consistait en une fricassée de manos de cordero, c'est-à-dire de mains de mouton; c'est le nom qu'on donne en Espagne aux pieds des animaux de boucherie; et le reste du dîner était digne du commencement.

On a vanté bien souvent la sobriété des Espagnols, et ce n'est pas sans raison. Leur réputation à cet égard. est très-ancienne; « ils disent, lisons-nous dans le Voyage de Mme d'Aulnoy, qu'ils ne mangent que pour vivre, au lieu qu'il y a des peuples qui ne vivent que pour manger. » D'après un ancien proverbe castillan, on peut être tranquille tant qu'on a du pain et une gousse d'ail

« Con pan y ajo crudo

Se anda seguro. »

Et le dîner, ajoute la Filosofia vulgar de Juan de Mal Lara, a tué plus de gens que n'en a guéri Avicenne:

Mas mató la cena

Que sanó Avicena.

Il est encore un autre dicton fort sensé; « Manger jusqu'à tuer la faim, c'est bon, - Et jusqu'à tuer le mangeur, c'est mauvais »

Comer hasta matar et hambre es bueno,

Y hasta matar et comedor es malo.

« Ils sont très sobres chez eux, et n'ont aucune curiosité pour leur manger, dit un voyageur hollandais qui visita l'Espagne en 1669. Les plus grands seigneurs ont leur olla, c'est-à-dire soupe d'un quartier de volaille avec un peu de boeuf et de mouton. Ils boivent très peu de vin, et la table d'un honnête bourgeois de Paris y est meilleure que celle d'un grand d'Espagne. Ils se festinent rarement, et mangent presque toujours en leur particulier. Ils n'ont point aussi d'officiers (de bouche) pour accommoder proprement à manger. »

Les Espagnols ne sont pas moins sobres dans l'usage du vin, et jamais, sans aucun doute, ils n'auront besoin d'introduire chez eux les sociétés de tempérance. Mme d'Aulnoy nous les montre dans leurs repas champêtres; les uns mangent une salade d'ail et d'oignon, les autres des oeufs durs, quelques-uns du jambon, « tous buvant de l'eau comme des canes. » L'aversion des Espagnols pour l'ivrognerie date de la plus haute antiquité; Strabon raconte qu'un homme se précipita sur un bûcher parce qu'on l'avait traité d'ivrogne. Au dix-septième siècle, si nous en croyons le récit d'un voyageur, on n'était pas moins susceptible sur cet article. « Quand il arrive, dit-il, qu'on appelle un homme borracho, cette injure se venge par l'assassinat. » « Ils sont d'une retenue surprenante sur le vin, ajoute un autre; les femmes n'en boivent jamais, et les hommes en usent si peu, que la moitié d'un demy-septier leur suffit pour un jour. L'on ne sçauroit leur faire un plus sensible outrage, que de les accuser d'être yvres. »

Un ambassadeur de France à Madrid, qui séjourna dix ans en Espagne à la fin du siècle dernier, assure, dans son Tableau de l'Espagne moderne, qu'il n'est rien de si rare que d'y voir un homme pris de vin. « Je le soutiens encore, ajoute Bourgoing dans la quatrième édition de son Voyage, quoi qu'en ait dit un Allemand, qui a voyagé plus récemment que moi en Espagne (sans doute Fischer), et qui prétend y avoir rencontré beaucoup d'ivrognes. Un Espagnol me disait dernièrement, au sujet de cette inculpation; « Elle vient d'un Allemand, cela s'explique; il veut grossir, pour se sauver, le nombre des coupables. » Ceci nous rappelle ce passage d'un curieux Voyage d'Espagne par M. M***, imprimé à Amsterdam en 1700; « L'yvrognerie passe pour une chose abominable. C'est pour quoi ils appellent les étrangers Borrachos, qui signifie yvrogne, et particulièrement les Allemands.

Revenons à la cuisine espagnole. Suivant nous, elle a été beaucoup trop décriée, et si l'Espagne fut toujours le pays de la sobriété, elle n'est pas la terre, classique de la famine, comme on s'est souvent plu á le dire. Faut-il rappeler les repas homériques des noces de Gamache le riche ? Ces savoureuses tranches de jambon frites au thym et au serpolet; ce boeuf rôti tout entier et farci de douze cochons de lait; cette marmite dont le gourmand Sancho tira d'un seul coup trois poules et deux oies? Et ce festin que le connétable de Castille donna en 1603, à Valladolid, en l'honneur de l'ambassadeur d'Angleterre, festin dont la Relation, imprimée, a été attribuée à Cervantes, et qui inspira la verve malicieuse du poète Gongora; douze cents plats de viande et de poisson y, furent servis, sans compter le dessert et les autres mets. Saint Simon lui-même, dans un passage que nous avons cité précédemment, parle avec enthousiasme d'un excellent dîner qui lui fut offert par un grand seigneur castillan.

II est vrai que la cuisine espagnole, considérée au point de vue des Grimod de la Reynière, des Brillat Savarin, des Cussy, des Carême et autres classiques de la table, peut sembler primitive et même barbare; cependant elle a bien ses mérites, et elle est digne d'être réhabilitée dans l'opinion des gourmets exempts de préjugés. D'abord comment l'a t-on jugée? D'après quelques posadas de troisième ordre, dans le genre de celle où nous fûmes empoisonnés à Léon; mais on trouve aujourd'hui, dans certains hôtels de la Péninsule, des repas fort bien servis, comme par exemple à la fonda de Paris, à Valence; à celle de Bossio, à Alicante, et dans quelques autres encore. Nous conservons avec plaisir le souvenir d'excellents dîners que nous avons faits chez des amis espagnols, à Madrid, en Andalousie, en Catalogne et dans d'autres, provinces.

Chaque province a son plat de prédilection; mais le véritable plat national, celui qu'on trouve partout, d'Irun à Cadix, de Badajoz à Valence, c'est le puchero. C'est le mets classique, comme le pot-au-feu français, le roastbeef anglais, la choucroute des Allemands, le macaroni des Italiens; le couscoussou des Arabes et le pilau des Turcs. C'est presque le synonyme de dîner: ainsi, pour inviter son ami, on lui dit; Vente á comer et puchero commigo, comme on dirait chez nous; Viens manger la soupe avec moi.

Puchero, dans sa première acception, signifie un vase de terre vernissée, un pot-au-feu; c'est le synonyme moderne de olla, qui se prononce oya, et dont nos aïeux ont fait le mot oille. On confondait dans le même sens le nom du contenu et celui du contenant. « La pensée d'une aille me plaît bien, écrivait Mme de Sévigné à sa fille; elle vaut mieux qu'une viande seule. . » La olla podrida, dont le mot pot-pourri est la traduction littérale; signifie au figuré, en espagnol comme en français, un mélange de toutes sortes de choses. Les pots-à-oille étaient fort à la mode au siècle dernier sur les tables riches, où ils allaient ordinairement par quatre; nos orfèvres en exécutaient de Très-élégants, d'après les dessins de Meissonnier, de Germain et autres; on en voit aussi, dans la riche collection de M. L. Double, de fort beaux en porcelaine tendre de Sèvres, notamment ceux que Mme Du Barry commandait elle-même à la Manufacture Royale, et qui portent son chiffre enguirlandé de roses[1]. Mme d'Aulnoy raconte qu'elle conseilla à sa parente de faire faire une marmite d'argent fermée., à cadenas comme celle qu'elle avait vue à l'archevêque de Burgos, « de manière, ajoute-t-elle, qu'après que le cuisinier l'a remplie, il regarde si la soupe se tait bien; les pages à présent n'en ont que la fumée. ».

La olla podrida, d'après une recette que nous lisons dans un livre du seizième siècle, se composait d'ingrédients nombreux; mouton, boeuf, poulet, chapon, saucisson, lard, pieds de cochon, ail, oignons et toutes sortes de légumes. Le lard surtout était un élément indispensable, témoin ce vieux proverbe, d'après lequel il n'y a pas d'olla sans lard, ni de noce sans tambourin

« No hay olla sin tocino,

Ni boda sin tamborino. »

Il y a même une curieuse variante à ce proverbe, où l'on fait assez étrangement intervenir l’Église à côté de la cuisine, et le nom d'un Père de l'Église souvent cité par les prédicateurs

« No hay olla sin tocino,

Ni sermon sin san Agustino. »

« il n'y a pas d'olla sans lard, ni de sermon sans saint Augustin. »

On avait ajouté au, nom de la olla celui: de podrida, parce qu'elle devait être comme pourrie à la suite d'une longue cuisson; pas trop longue cependant, d'après cet autre refran qui dit que, lorsqu'elle bout trop longtemps, elle perd sa saveur :

Olla que mucho hierve

Sabor pierde.

Il y a bien encore une douzaine de proverbes de ce genre, car la olla podrida jouait le rôle principal dans la cuisine de l'Espagne, comme aujourd'hui le puchero: si vous y passez une année, tenez pour, certain qu'on en servira trois cent soixante-cinq fois, et une fois de plus si c’est une année bissextile.

Il y a puchero et puchero. En Andalousie, il est différent de celui de la Castille, qui n'est pas le même que celui de la Catalogne. Nous possédons plusieurs recettes, dont quelques-unes sont fort compliquées, car il y a entre de nombreux ingrédients qu'il faut faire mijoter, distiller et réduire à petit feu, dans quelques uns de ces innombrables petits pots qu'on enterre dans les cendres, et qui garnissent toute cocina bien organisée; mais le puchero classique est à peu près le même que celui du temps de Don Quichotte. Les gourmets peuvent encore y ajouter du safran et autres épices, quelques tranches de jambon, du chorizo, espèce de saucisson au piment rouge, et même de la hure de porc, la verdura qui comprend les légumes, suivant la saison, pois, haricots verts, choux, tomates, etc ... mais toujours et invariablement des garbanzos.

Chacun connaît le garbanzo, qui n'est autre que notre pois chiche. On dit qu'il fut introduit en Espagne par les Phéniciens; c'est le légume national par excellence, le régal du pauvre comme du riche; quand on, veut parler d'un homme misérable, on dit qu'il compte ses garbanzos: cuenta garbanzos. Théophile Gantier en a donné une définition aussi exacte qu'ingénieuse; « C'est un pois qui a l'ambition d'être un haricot, et qui y réussit trop bien. » Ce légume est éminemment dur à cuire si l'on n'a pas eu la précaution de le faire tremper dans, l'eau froide vingt-quatre heures à l'avance, il restera dur dans l'eau bouillante. C'est sans doute de creux-là qu'avait mangé le spirituel écrivain, lorsqu'il fut désagréablement ballotté dans le correo-real, voiture qu'il compare à une casserole attachée à la queue d'un tigre, « après avoir avalé quelques garbanzos, dit-il, qui sonnaient dans nos ventres comme des grains de plomb dans des tambours de basque. . »

Les meilleurs garbanzos, tendres, moelleux et savoureux, se récoltent dans les plaines fertiles de Fuente Sauco, dans la province de Zamora; la plupart de ceux que l'on voit exposés dans les tiendas de comestibles portent cette indication souvent fallacieuse. Fuente Sauco est pour les garbanzos ce que Soissons est pour les haricots.

Disons quelques mots de l'altramuz, un légume très commun en Espagne, et qui n'est autre que le lupin illustré par Horace. C'était, à ce qu'il parait, l'aliment de prédilection des philosophes grecs, particulièrement des cyniques, qui en portaient toujours sur eux; les triomphateurs romains en faisaient des largesses au peuple, et il figurait, dit-on, sur les tables les plus recherchées. C'est aujourd'hui, en Espagne comme en Italie, le plus humble des légumes; on le mange bouilli, et en Andalousie, où il s'en fait une grande consommation, les altramuceros les vendent grillés. L'altramuz est dit-on un aliment fort sain; il doit cependant être assez échauffant, si l'on en juge par ce dicton populaire, au sujet du bouillon de lupins, qui brûle même quand il est froid; « Como caldo de altramuces, que está frio, y quema » Quoi qu'il en soit; l'altramuz est le légume du pauvre; c'est un garbanzo honteux.

Il est un animal qui occupe; une place très importante dans la gastronomie espagnole: nous voulons parler de l'utile quadrupède que Grimod de la Reynière a appelé « cet animal encyclopédique », le cochon, puisqu'il faut l'appeler par son nom. On en tire parti de tant de manières en Espagne, qu'il n' est peut être pas de pays où il mérite mieux l'épithète que lui a donnée le célèbre gastronome. Les mots abondent pour le nommer, et nous doutons qu'il y ait une langue aussi riche à cet égard que la langue espagnole. ainsi on lui, donne les noms de cerdo, cochino, cochinillo, puerco, marrano, marrancho,, lechon, gorrín, gorrino, -- sans préjudice de ceux que nous oublions sans doute.

On mange en Espagne d'excellents jambons les jamones dulces de Cadiar, dans les Alpujarras, sont renommés en Andalousie; on, leur donne ce nom à cause de la couche de sucre dont ils sont recouverts, et qui améliore leur goût tout en. les conservant.

Les jambons qui viennent de Montánchez, en Estramadure, sont estimés dans toute l'Espagne; Saint-Simon en faisait grand cas, surtout de ceux qui étaient faits, suivant ce qu'il avait entendu dire, avec des cochons qui se nourrissaient de vipères. La comtesse d'Aulnoy vante aussi les jambons de l'Estramadure, qu'elle préférait à ceux de Bayonne et de Mayence. Puisque nous sommes tout près de la Galice, ne manquons pas de mentionner le jamon gallego, qui n'est pas moins estimé que les autres.

Les morcillas (boudins) et les chorizos (saucisses) jouent aussi un grand rôle dans la gastronomie espagnole, ainsi que leurs sous-genres, comme les longanizas, albóndigas et albondiguillas (espèces d'andouillettes); puis les salchichas, pimentescos., et autres variétés dont la nomenclature serait trop longue. N'oublions pas le lard, tocino, qui forme, comme nous 1' avons dit, le fond du puchero. Il parait même que les vrais amateurs le trouvent meilleur lorsqu'il a un peu d'âge; témoin ce proverbe, qui l'assimile au vin vieux

Tocino y vino, añejo.

Le salchichon qui se fait à Vich, en Catalogne, est répandu dans toute l'Espagne, et ressemble assez au saucisson d'Arles. Il y a encore le queso de cerdo (fromage de cochon) et la manteca de cerdo, ou de puerco, littéralement beurre de porc, nom qu'on donne au sain doux pour le distinguer du beurre ordinaire .

Il se fait très peu de beurre en Espagne; nous en avons cependant mangé d'assez bon en différents endroits, notamment à Valence et à Barcelone. Celui qui se consomme généralement vient de Flandre, ou du moins on le vend sous le nom de manteca de Flandes.

On le garde très longtemps, et il est presque toujours horriblement rance, comme du temps de Mme d'Aulnoy, où il se vendait plus cher que le beurre de Vanvre ». L'on peut, dit-elle ensuite, « se retrancher sur l'huile, car elle est excellente; mais tout le monde ne l'aime pas; et moy, par exemple, je n'en mange point sans m'en trouver fort mal ».

Le poisson, qui est ordinairement assez rare dans l'intérieur, est abondant et excellent sur les côtes d'Espagne. Nous avons lu quelque part que le duc de Vendôme, pendant le séjour qu'il fit en Espagne, avait établi ses quartiers d'hiver au bord de la Méditerranée, afin de pouvoir y manger plus commodément du poisson, qu'il aimait beaucoup. Les salmonetes (rougets) et les boquerones (espèce d'anchois) que l'on sert en Andalousie sont extrêmement délicats; on en peut dire autant des énormes crevettes, langostinos, assez communes en Catalogne et dans le royaume de Valence, et qui mesurent jusqu'à vingt centimètres de longueur. Les postres, c'est ainsi qu'on appelle le dessert, complètent très bien, avec les entremeses, le menu d'un bon dîner espagnol: les plats sucrés notamment sont excellents et très variés; arrope, tortas, almendrucos, cabellos de àngel, mostillo, orejones, natillas et autres chatteries que les jolies Espagnoles - les Andalouses surtout se plaisent à croquer du bout de leurs petites dents blanches. En somme, la cuisine espagnole est beaucoup meilleure qu'on ne le croit généralement, et mériterait d'être vengée des calomnies des voyageurs qui ne l'ont jugée que d'après les tristes repas de quelques fondas ou posadas.

Le chocolat d'Astorga. - Introduction du chocolat en Espagne. - Opinion des théologiens et des casuistes. -- Le chocolat rompt-il le jeûne de l'Église? - Ce qu'en pensé Escobar. -. Comment le pape. Paul V résolut la question - Le livre du P. Tomás Hurtado. - Comment on falsifiait autrefois le chocolat en Espagne. - Saint-Simon, Philippe V et les jésuites. - Différentes manières de prendre le chocolat. - Quelques anciennes recettes; la cannelle, le poivre rouge, le musc et l'ambre gris. - Les chocolateros. - Un empoisonnement par le chocolat. - Comment les médecins l'ordonnaient à leurs malades. - Les jícaras et le jícarazo. - Un couplet populaire sur la tasse de chocolat des nouveaux mariés.

Nous avons dit plus haut qu'Astorga était une ville de peu d'industrie; nous ne devons pas oublier ce pendant la fabrication du chocolat, qui ne manque pas d'une certaine importance dans cette ville, et nous dirons, à cette occasion, quelques mots sur cette boisson si répandue dans toute la Péninsule. On sait que l'Espagne est le premier pays d'Europe où l'on connut le chocolat; les conquérants du Mexique en trouvèrent l'usage établi dans cette contrée dès l'année 1520; on l'appelait dans la langue du pays calahuatl ou chocolatl. Peu à peu il se répandit en Espagne, puis en France, où il était déjà assez commun du temps d'Anne d'Autriche, et bientôt il fut adopté dans le reste de l'Europe.

Au commencement du dix-septième siècle, l'usagé du chocolat était déjà très répandu en Espagne, et la nouvelle boisson; fut célébrée par plusieurs auteurs, parmi lesquels nous nous bornerons à. citer le Curioso tratado de la naturaleza y calidad dei chocolate; du licencié Ant. Colmenero de Ledesma, médico y cirujano de la ville d'Écija (Madrid, 1631, in-4°), et l'ouvrage du Capitan Castro de Torres, imprimé à Ségovie en 1640, in-4°, sous le titre de Panegírico al chocolate. Les théologiens et les casuistes espagnols se mirent aussi de la partie; une grave question était venue troubler la conscience des amateurs de chocolat; il s'agissait de savoir s'il rompait le jeûne de l'Église. Divers docteurs discutèrent longuement pour et contre.

Dès le seizième siècle, le tournoi avait commencé: le P. Rodrigo Manrique rapporte que la difficulté ayant été soumise à Paul V, ce pape ordonna qu'on préparât en sa présence la boisson en litige, et dit: Hoc non frangit jéjunum. - (Ceci ne rompt pas le jeûne.) Le pape Grégoire XIII, aussi, indulgent pour le chocolat qu'il l'avait été pour la Saint-Barthélemy, s'était déjà prononcé dans le même sens. Martin de Ledesma, Joseph de Pellicer, Tabiena, Antonio Pinelo, l'archevêque Agustín de Padilla, le docteur Martin Navarro et beaucoup d'autres juristas, catedralicos, teologos et canonistas publièrent aussi des livres sur ce sujet; mais l'ouvrage le plus curieux que nous connaissions est celui du P. Tomás Hurtado, imprimé en 1642 sous le titre de Si el Chocolate quebranta et ayuno de la Iglesia. (Si le chocolat rompt le jeûne de l'Église.) Nous avons sous les yeux ce singulier volume, que nous avons rencontré en bouquinant chez un cordonnier-antiquaire de Tolède. L'auteur, qui examine ensuite au même. point de vue la question du tabac, traite à fond celle du chocolat; Aristote et Aristophane, Platon et Pline, Hippocrate et Galien, saint Augustin et saint Thomas d'Aquin, Escobar et 1e P. Sanchez sont cités tour à tour dans ses onze chapitres. En somme, l'auteur est d'avis que le chocolat, de même que le vin, ne rompt pas le jeûne, même quand on le prend par plaisir, à la condition toutefois qu'on le prenne en petite quantité, qu'on ne le fasse pas trop épais, et qu'il ne soit pas préparé au lait ni aux oeufs.

Il y a encore une condition; c'est qu'il ne soit pas falsifié, « comme le font, dit-il; les marchands, au moyen d'un mélange de farine de fèves., de garbanzos (pois chiches), ou autres substances. . » Ce détail montre qu'en fait de sophistication du chocolat, il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Le cardinal François Marie Brancaccio s'était aussi déclaré partisan du chocolat; il paraît cependant que l'Eglise n'a pas toujours permis cette boisson, par ce motif qu'elle est nourrissante, et que tout ce qui est nourrissant rompt le jeûne. Escobar, le fameux casuiste; avait décidé que le liquide ne rompt point le jeûne; Liquidum noie rumpit jejunium.

C'est sans doute à l'indulgence de ces théologiens qu'est dû le mot qu'on prête à une vieille pécheresse espagnole, dont le chocolat était devenu l’unique passion; quand elle savourait « ... du noir cacao le liquide aliment, » elle ne lui trouvait qu'un seul défaut celui de n'avoir pas l'attrait du fruit défendu_ « Quel dommage, s'écriait-elle en poussant un gros soupir que ce ne soit pas un péché mortel ! » -- Que lástima que no sea pecado mortal .

Philippe V avait peut-être lu le traité de Tomás Hurtado; toujours est-il qu'il prenait son chocolat en toute tranquillité de conscience, si nous en croyons Saint-Simon :

« .. Un jour que je vis la reine prendre plusieurs fois du tabac, je dis que c'étoit une chose assez extraordinaire que de voir un roi d Espagne qui ne prenoit ni tabac ni chocolat. Le roi me répondit qu'il étoit vrai qu'il ne prenoit point de tabac; sur quoi la reine fit comme des excuses d'en prendre, et dit qu'elle avoir fait tout ce qu'elle avoir pu, à cause du roi pour s'en défaire, mais qu'elle n'en avait pu venir à bout, dont elle doit bien fâchée. Le roi ajouta que pour du chocolat il en prenoit avec la reine tous les matins, mais que ce n'étoit que les jours de jeûne.

«-- Comment, Sire, repris-je de vivacité, du chocolat les jours de jeûne ! --- Mais fort bien, ajouta le roi gravement, le chocolat ne le rompt pas. -- Mais, Sire, lui dis-je, c'est prendre quelque chose, et quelque chose qui est fort bon, qui soutient, et même qui nourrit. -- Et moi je vous assure, répliqua le roi avec émotion et rougissant un peu, qu'il ne rompt pas le jeûne, car les Jésuites, qui me l'ont dit, en prennent tous les jours de jeûne, à la vérité sans pain ces jours là, qu'ils y trempent les autres jours.»

« Je me tus tout court, ajoute Saint-Simon, car je n'étais pas là pour instruire sur le jeûne; mais j'admirai en moi-même la morale des bons Pères et les bonnes instructions qu'ils donnent, l'aveuglement avec lequel ils sont écoutés et crus positivement de qui que ce soit, du plus petit des observances au grand des maximes de l'Évangile et des connaissances de la religion. Dans quelles ténèbres épaisses et tranquilles vivent les rois qu'ils conduisent ! »

Mme d'Aulnoy nous apprend combien on faisait en Espagne un fréquent usage de ce que Liné appela, dit-on, le breuvage des dieux; « Le matin en se levant, on prend de l'eau glacée, et incontinent après, le chocolat.. A deux heures l'hiver, et à quatre heures l'été. l'on prend du chocolat et des eaux glacés.. » « L'on nous présenta, dit-elle encore, chaque tasse de porcelaine sur une petite soucoupe d'agate, garnie d'or, avec du sucre dans une boëte de même. Il y avoir du chocolat à la glace, d'autre chaud; et d'autre avec du lait et des oeufs. On le prend avec du biscuit, ou du petit pain aussi sec que s'il étoit rôty et que l'on fait exprès. Il y a des femmes qui en prennent jusqu'à six tasses de suite, et c'est souvent deux et trois fois par jour. Il ne faut pas s'étonner si elles sont sèches, qu'il n'est rien de si chaud; et outre cela, elles mangent tout si poivré et si épicé, qu'il est impossible qu'elles n'en soient brûlée »

Un autre voyageur, qui. parcourut l'Espagne dix ans avant Mme d'Aulnoy, assure aussi que le chocolat était le plus grand régal des Espagnols. « On ne peut s'imaginer, ajoute-t-il, la dépense qui s'en fait en Espagne. Dès que vous entrez dans une maison un peu distinguée, le premier compliment est de vous prier de prendre le chocolat, qu'ils vous présentent dans des vases de coco avec de petits biscuits, dont ils ont toujours provision. »

Nous avons retrouvé quelques recettes du chocolat tel qu'on le faisait à cette époque, et l'on pourra juger, d'après les ingrédients employés; s'il devait être échauffant. Nous y voyons en effet figurer, outre le sucre et le cacao; toutes sortes d'épices, telles que le poivre d'Inde ou poivre rouge, «pour le rendre plus piquant,» la vanille, la cannelle. etc. On y ajoutait aussi du musc et de l'ambre gris; ce dernier est recommandé comme le plus agréable; c'est probablement aussi celui que préférait la marquise de Pompadour, qui, d'après les mémoires de Mme Du Hausset, sa femme de chambre, « se faisoit servir du chocolat à triple vanille et ambré à son déjeuner » Le P. Tomás Hurtado nous apprend même dans le cours de ses dissertations casuistiques que de son temps, on ajoutait à ces différents mélanges de l'anis et du sésame (alegría). Aujourd'hui le chocolat qu'on prend en Espagne est généralement préparé à la cannelle. C'est ainsi qu'on vous le sert toujours, si vous n'avez pas la précaution de le demander autrement.

Voici du reste la définition donnée par le Diccionario de la Academia española; « Chocolat; pâte composée de cacao, de sucre et de cannelle. »

Un voyageur du dix-septième siècle nous apprend, au sujet du chocolat, qu'il y avait alors en Espagne « des gens qui ne faisaient pas autre chose…» J'en ai vu, ajoute-t-il, qui en alloient faire chez les particuliers, et qui le faisoient fort bon. » Cet usage est encore aujourd'hui répandu dans presque toute la Péninsule, comme dans le midi de la France; les chocolateros ambulants vont travailler à façon dans les familles: ils apportent leur pierre, leur rouleau, etc., et on leur fournit le sucre; le cacao et les épices.

Qui croirait que l'inoffensif chocolat ait jamais joué un role aussi terrible que le poison des Borgia? C'est pourtant ce que nous apprend Mme d' Aulnoy; « II y a peu de temps qu'une femme de qualité ayant lieu de se plaindre de son amant, elle trouva le moyen de le faire venir dans une maison, dont elle étoit la maitresse et après lui avoir fait de grands reproches, dont il se deffendit faiblement parce qu'il les méritons elle lui présenta un poignard et une tasse de chocolat empoisonné; lui laissant seulement la liberté de choisir le genre de mort. Il n' employa pas un moment pour la toucher de pitié: il vit bien qu'elle etoit la plus forte en ce lieu; de sorte qu'il prit froidement le chocolat, et n'en laissa pas une goutte. Après l'avoir bu, il lui dit; Ce chocolat auroit été meilleur, si vous y aviez ris plus de sucre; car le poison le rend amer; souvenez-vous-en pour le premier que vous accommoderez. » Les convulsions le prirent presque aussitôt c'étoit un poison très-violent, et il ne demeura pas une heure à mourir. Cette dame, qui l'aimoit encore passionnément, eut la barbarie de ne pas le quitter qu'il ne fût mort. »

Brillat-Savarin a fait l'éloge du. chocolat &Espagne. Les dames espagnoles du Nouveau-Monde, dit-il, l'aiment jusqu'à la fureur, au point que, non contentes d'en prendre plusieurs fois par jour, elles s'en font souvent apporter à l'église. On ne va pas jusque-là dans la Péninsule, mais l'usage du chocolat y est très-répandu; on le regarde comme un aliment si bienfaisant, qu'on permet aux malades d'en prendre. On allait même plus loin autrefois; on attribuait toutes sortes de vertues au chocolat, et les médecins le prescrivaient même comme remède à leurs malades; c'est du moins ce que nous lisons dans le Voyage d'Espagne par M. M***. «Je me trouvai un jour, dit-il, chez le surintendant des finances, qui étoit incommodé de vapeurs. Ses médecins traitoient cela de mal d'estomac et lui faisaient prendre quantité de chocolat; ils en prenoient aussi pour lui tenir compagnie. . »

Presque partout en Espagne le chocolat est bon; il est ordinairement très-épais, et le P. Escobar eût probablement hésité à le considérer comme une boisson. On ne vous sert, jamais de cuillers; elles sont remplacées par de petits biscuits accompagnés d'un grand verre d'eau. Les tasses sont si petites qu'on les a souvent comparées à des dés à coudre; on lés appelle jícaras, d'un ancien nom mexicain. Les jícaras étaient des espèces de calebasses dont on se servait autrefois comme de tasses, et qui ont été remplacées par la faïence et la porcelaine. Le mot jicarazo est encore en usage dans l'Amérique du Sud, notamment à Guatemala, comme synonyme empoisonnement, parce que, lorsqu'on veut faire prendre du poison à quelqu'un, on le verse dans un jicara de chocolate.

 En Espagne, la jícara de chocolate se sert le matin aux jeunes époux, comme chez nous autrefois le chaudeau, tasse de bouillon accompagnée de la rôtie. 

« Quand viendra, dit une chanson populaire espagnole, quand viendra ce jour, - Et cette heureuse mati née, - où l'on nous apportera à tous les deux - Le chocolat dans notre lit ? »
¿ Cuando llegará aquel dia Y aquella feliz mañana, Que nos lleven à los dos El chocolate en la cama?

Baron CH. DAVILLIER.
(La suite à la prochaine livraison.)



[1] V. Les. Porcelaines de Sèvres de Mme Du Barry, etc. Paris, Aug. Aubry, 1870, in-8.