Extrait du
"Voyage en Espagne de G.Doré et de Ch. Davillier, Volume 1872-2 , N°24, p386-400"
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VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET LE BARON CH. DAVILLIER

Burgos & Asturies Saragosse

BURGOS. -- NAVARRE ET ARAGON.

DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. -- TEXTE INÉDIT DE M. LE BARON CH. DAVILLIER.

Le monastère de Las Huelgas, près Burgos. - Les religieuses espagnoles et les confitures.- Le parloirs, Les grilles hérissées de pointes de fer. - La Cartuja de Miraflorese. - L'ancien couvent de San Pedro de Cardera. - Le tombeau du Cid Campeador et de son cheval Babieca. - Ses trois épées favorites: la Colada, la Joyosa et la Tizona. - Pourquoi on les appelait ainsi. - Comment le héros sortit de son tombeau, et tira l'épée contre un juif qui lui prenait Ia barbe. - Le Cid a-t-il existé? - Quelques opinions pour et contre. - Un descendant du Campeador, - Un auteur espagnol cité eu justice pour avoir à confesser l'existence du héros. - Le Romancero del Cid.

Le monastère de Santa-Maria de lluelgas Reales (Sainte-Marie des Loisirs Royaux), ou de Las Huelgas, comme on l'appelle communément, est situé si près de Burgos, que nous eûmes le temps d'aller le visiter et de faire, avant déjeuner, quelques croquis de l'église, et de dessiner aussi le cloître, qui date de la seconde moitié du treizième siècle, et dont l'architecture est noble et simple à la fois.

La comtesse d'Aulnoy connaissait une belle veuve qui était en religion au couvent de Las Huelgos: «C'est, dit-elle, une abbaye célèbre où il y a cent cinquante religieuses, la plupart filles de princes, de ducs et de titulados. L'abbesse est dame de 14 grosses villes, et de plus de 50 autres places; elle est supérieure de 17 couvents, confère plusieurs bénéfices, et dispose de 12 commanderies eu faveur de qui il lui plaît.... Ces pauvres enfants, ajoute-t-elle en parlant des religieuses, y entrent dès l'âge de six ou de sept ans, et même plus tôt, on leur fait faire des voeux: bien souvent c'est le père ou la mère, ou quelque proche parent, qui les prononcent pour elles, pendant que la petite victime s'amuse avec des confitures, et se laisse habiller comme on veut.... »

Ce mot de confitures nous rappelle que les religieuses espagnoles, comme les nonnes de Vert-Vert, avaient autrefois la réputation - qu'elles conservent encore aujourd'hui, notamment celles de Valence -- de faire à merveille toute sorte de friandises, de dulces,

Et tous ces mets sucrés, en pâte ou bien liquides,

Dont estomacs dévots furent toujours avides.

Le couvent de Las Huelgas est encore occupé par des religieuses cloîtrées, et il ne nous fut possible de voir l'église qu'à travers une grille. Nous avons vu souvent de ces grilles en Espagne, notamment dans un couvent de Grenade où le parloir est défendu par nn triple réseau de fer; les barreaux qui donnent sur la salle où pénètrent les visiteurs, sont tellement rapprochés, qu'ils ne laissent même pas passer la main; et pour surcroît de défense, des pointes de fer longues d'un pied, placées à chaque intersection, menacent les profanes comme autant de poignards acérés.

Ce luxe de précaution, nous a-t-on assuré, est quelquefois inutile, et sans doute il en était déjà ainsi du temps de la comtesse d'Aulnoy, qui décrit un parloir avec « trois affreuses grilles, les unes sur les autres, toutes hérissées de pointes de fer.... Comment ! s'écrie un de ses interlocuteurs, on m'avait assuré que les religieuses étaient en ce pays fort galantes, mais je suis persuadé que l'amour n'est pas assez hardi pour hasarder d'entrer au travers de ces longues pointes et de ces petits trous, où il périrait indubitablement. »

Du monastère de Las Huelgas à la Cartuja de Miraflores la distance est  très courte. C'était autrefois un des plus riches couvents de chartreux de l'Espagne.

Une promenade de deux heures nous conduisit ensuite à San Pedro de Cardena; ce couvent de bénédictins n'offre rien de bien remarquable, mais c'est là que le corps du Cid fut porté sur son fameux cheval Babieca (et non Babieça, comme on l'écrit quelquefois), lequel, dit-on, fut enterré avec lui, conformément à sa volonté, en compagnie de ses trois épées favorites, la Colada, la Joyosa et la Tizon ou Tizona. Covarrubias nous apprend que la première se nommait ainsi parce qu'elle était forgée de finissimo azero colado; la Joyosa était comme un joyau - joya, et la Tizona, qu'il faut bien se garder d'appeler Tizonade, comme Casimir Delavigne, ressemblait à un tison ardent - tison ardiente. Il paraît même, toujours d'après Covarrubias, qu'un Juif ayant eu la hardiesse de venir lui tirer la barbe, le Campeador sortit de son tombeau (por permission de Dios), tira une de ses épées, et mit en fuite l'hérétique,

Après avoir parlé des épées du héros, on s'étonnera peut-être si nous posons cette question: Le Cid a-t-il existé? La question, qui peut paraître impertinente dans un pays où le héros légendaire est presque un demi-dieu, a cependant été agitée plusieurs fois. Bien plus, un historien espagnol bien connu, Masdeu, osa, au siècle dernier, douter de son existence.

Il est bien prouvé aujourd'hui que le Cid a réellement existé. Dès la fin du siècle dernier, Ponz mentionnait dans son Viaje de España, un curieux manuscrit du douzième siècle qu'il avait vu à Léon, et qui contenait une chronique en latin, dans laquelle le Campeador est appelé Campi doctus. Depuis on a découvert un autre document intéressant, extrait des actes d'un concile tenu en 1160, soixante ans environ après la mort du héros, à Hormedes, dans le diocèse de Palencia, et approuvé par une bulle pontificale de 1162. Dans ce document le Cid est appelé: Magnus Royz Dida, cognomento Citte Campeador, - le grand Ruy Diaz, surnommé Cid Campeador.

L'existence du Cid a encore été prouvée par les témoignages de divers historiens arabes contemporains, qui ont été traduits et commentés par M.Dozy, professeur de l'université de Leyde. Conde et Gayangos ont aussi donné des extraits de ces auteurs qui, au lieu de représenter le Cid comme le modèle d'un loyal chevalier, le dépeignent au contraire comme un ennemi féroce, perfide et sans générosité: défauts communs du reste à plus d'un héros du moyen age.

Un auteur espagnol moderne, M. Alcala Galiano, croit qu'il exista un homme appelé le Cid, qui se signala par des actions d'éclat dans les guerres contre les infidèles: bien mieux, il croit qu'il y en eut plusieurs.

M. Antoine de Latour rapporte-au sujet de cet auteurs dans ses Etudes littéraires sur l'Espagne contemporaine, un détail assez piquant: « En l'an de grâce 1862, dit-il, M. Alcala Galiano s'est vu sommé de comparaître devant un juge qui, en Espagne, a les attributions de notre juge de paix, à l'effet de s'entendre signifier par arrêt qu'il ait à confesser l'existence du Cid. » Le demandeur, don Casimiro Orense y Ravazo, se présentait en qualité de descendant du Cid, et il revendiquait modestement un ancêtre devant le juge. M. Alcala Galiano aurait pu, de son côté, sommer don Casimiro de prouver qu'il descendait du grand homme en question; malheureusement ce dernier vint à mourir, et ce curieux procès ne fut pas jugé.

On sait qu'on appelle Romancero del Cid le recueil des romances destinés à célébrer les hauts faits du héros qu'on a appelé l'Hercule espagnol et chrétien. Ces romances, depuis le treizième jusqu'au seizième siècle, sont innombrables et forment un recueil  très volumineux.

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner ce qu'ils peuvent contenir.. de vrai ou de fabuleux; bornons-nous donc à constater que les biographes placent entre les années 1026 et 1040 la date de la naissance du Cid; c'est un petit village de trente feux, situé à deux lieues de Burgos, - Bivar ou Vivar, - qui eut l'insigne honneur de donner le jour au héros que les romances et les chroniques appellent el ynvencible, el esforçado cavallero, el Cid Ruy Dias de Bivar, el buen Campeador, mio Cid el de Bibar, mio Cid lidiador, etc.

Les plaines de la Vielle-Castille.- Les Gargantas de Pancorbo. - Le monastère de Bujedo. - Passage de Philippe IV et de sa cour. - Miranda de Ebro. - L'Ebre. - Logroño. La Rioja.Calahorra. - La Navarre et les Navarrais. - La Jota Navarra. --- Quelques couplets populaires. - Le Moncayo. - L'Aragon et les Aragonais. Le Justicia.-- Les contrabandistas. - Costume aragonais: le scapulaire; la raja morada; les alpargatas; quelques proverbes. - Les Aragonaises et les Andalouses.

Disons adieu à Burgos, à ses environs et au Cid Campeador, et dirigeons-nous vers le nord de la Vieille-Castille. « Je connais les Landes en détail, dit un écrivain espagnol, et je puis dire, contre l'opinion des personnes trompées par un patriotisme mal entendu, que ces plaines de sable (arenales) sont un véritable jardin, un verger délicieux, si on les compare avec tout le pays qu'on parcourt depuis Madrid jusqu'à Burgos. »

Nous dépassons la station de Briviesca, une petite ville où l'on s'arrêtait régulièrement au bon temps des diligences. Bientôt nous atteignons celle de Pancorbo, à peu de distance du fameux défilé de ce nom. Les Gargantas (gorges) de Pancorbo sont un des endroits les plus sauvages et les plus étrangement pittoresques de l'Espagne et du monde entier: pendant près d'une demi-lieue d'énormes rochers, qui s'élèvent à pic à une grande hauteur, se suivent parallèlement et se rapprochent parloir à tel point qu'on croirait que leurs cimes se touchent. Un voyageur français du dix-septième siècle, parlant de ces gorges, les appelle: « Ce passage affreux qui paroissoit plutôt le chemin de l'enfer que celui de Pancorbo.... »

Les Garganias de Pancorbo étaient autrefois, comme elles le sont aujourd'hui, le passage obligé de ceux qui se rendaient de Madrid dans les provinces Basques. Lorsqu'une entrevue fut décidée, pour l'été de 1660, entre Louis XIV et Philippe IV, à l'occasion du mariage du roi de France avec l'infante Marie-Thérèse, -entrevue qui eut lieu, comme chacun le sait, dans l'île des Faisans sur la Bidassoa, - le roi d'Espagne, conduisant la royale fiancée et suivi d'une cour extrêmement nombreuse, traversa les Gargantas au mois d'avril. Trois mille cinq cents mules, quatre-vingt-deux chevaux, soixante-dix carrosses et autant de fourgons à bagages, faisaient partie du cortège royal. Tout ce voyage fut une série de fêtes et comme une marche triomphale. La cour, déjà fêtée à Guadalajara, s'arrêta encore Briviesca, où nous venons de passer, dans le palais de la famille de Velasco. Les nobles et les ayuntamientos préparaient des combats de taureaux et des feux d'artifice. On alla même jusqu'à allumer des feux de joie sur les sommets des rochers de Pancorbo.

Les gorges traversées, la contrée est toujours sauvage et accidentée. Voici à notre droite l'ancien monastère de Bujedo, bâti au pied d'énormes rochers, et qui, au bon temps des moines, devait abriter des hôtes nombreux. Le lierre a envahi ses murs, et les toits effondrés laissent voir, à travers d'énormes ouvertures, de grandes salles désertes et à demi ruinées, asile des corbeaux et des hiboux.

Au bout de quelques instants le train s'arrête: Miranda de Ebro, treinta minutosde parada, y fonda., -- trente minutes d'arrêt; buffet --. Nous sommes dans la dernière ville de la Vieille-Castille, qui n'offre rien de bien remarquable, il est vrai, mais nous y saluons l'Ebre pour la première fois, l'Ébre, un des plus grand fleuves de l'Espagne, et qui a été comme le Tage chanté par plus d'un poète. C'est l'ancien Iberus qui, sans aucun doute, a donné son nom à la « dure terre d'Ibérie » -- dura tellus Iberix. Les eaux de l'Ébre, blondes comme celles du Tibre et du Tage, ne sont guère propres à la navigation; quant, à la canalisation de l'Ébre, tant de fois abandonnée et reprise, elle n'a jamais été terminée, et les actions de l'entreprise ne valent guère plus d'une trentaine de francs.

L'Ebre rend de grands services pour les irrigations, puisqu'il arrose une partie de la Vieille-Castille, et l'Aragon dans toute sa longueur. Un dicton populaire le compare à un traître: Ebro traidor, naces en Castilla y riegas à Aragon. « Èbre, tu es un traître; né dans la Castille, tu arroses l'Aragon. » Ce dicton du reste n'est pas rigoureusement exact: l'Ebre prend sa source à Fontibre (Fons Iberis), dans les montagnes de Reinosa, province de Santander, à quelques lieues, il est vrai, des confins de la Vieille-Castille.

Peu de temps. après avoir quitté la station de Miranda de Ebro, nous passons à Haro, une petite ville qui a donné son - nom à une famille célèbre, dont le membre le plus connu, Luis de Haro, fut le successeur du célèbre comte-due d'Olivarès. Le pays est fertile et charmant; des coteaux plantés de vignes, de vertes prairies, nous font oublier la tristesse des paysages.

Nous sommes dans la province de Logroño, dont nous atteignons bientôt la capitale. Logroño est une vieille ville aux rues étroites et tortueuses, avec un curieux pont du moyen âge, dont chaque arche est protégée par un éperon voûté et percé à jour. C'est ici que naquit, vers 1520, le célèbre peintre Navarrete, un grand coloriste qui a mérité le surnom de Titien espagnol, et qu'on appelle plus généralement el Mudo, parce qu'il fut privé de la parole à l'âge de trois ans.

Logroño est la principale ville d'un district bien connu en Espagne sous le nom de la Rioja, abréviation de rio Ojá -- la rivière Oja. Les Riojanos, généralement grands et vigoureux, savent tirer un excellent parti d'un pays  très fertile, dont le vin et les fruits sont renommés, et que les Espagnols ont appelé l'Andalousie du Nord.         .

Calahorra, une des stations suivantes, est l'ancienne Calagurris de l'époque romaine, qui subit un siège plus terrible encore que celui de Numance: les habitants, plutôt que de se rendre, endurèrent la famine la plus épouvantable. Plusieurs historiens de l'antiquité racontent des détails qui font frémir: les maris mangèrent leurs femmes, et les mères tuèrent leurs enfants pour les saler. La famine de Calahorra devint proverbiale sous le nom de fames Calagurritana.

Une heure après Calahorra, nous nous arrêtons à Tudela, une  très ancienne petite ville, la Tutela romaine, qu'un voyageur hollandais du dix-.septième siècle (Aaarsen de Sommerdyck) appelle « une ville habitée par des voleurs et des bandits.... assez jolie ville, ajoute-t-il, mais qui, se trouvant sur les confins de l'Aragon, de la Castille et de la Biscaye, est la retraite et le nid de quantité de malfaiteurs et de bandits, qui ont abandonné leur patrie, pour éviter la punition qui estoit deuë à leurs crimes. A ce qu'on nous en dit, c'est une vraye retraite de voleurs; mais j'y vis des personnes d'assez bonne mine pour me faire croire que parmi cette canaille il y a des gens de bien. »

Le pont de Tudela, « sous lequel passe l'Ebre, » est le sujet de plus d'une chanson populaire; la plus connue.commence par ces vers

Adios puente de Tudela,

Por debajo pasa et Ebro.

…………….

Tudela est une des principales villes de la Navarre, jadis un royaume indépendant, et aujourd'hui une simple province, qui s'étend jusqu'aux frontières de France. Les Navarrais, surtout ceux du nord, sont actifs, souples et laborieux comme les Basques, leurs voisins.

 Ils sont tres-attachés à leur pays, dont les chansons populaires célèbrent le beau ciel, témoin le couplet suivant

El cielo de la Navarra
Està vestido de azul,
Por eso las Navarritas
Tienen la sal de Jesus.

« Le ciel de la Navarre-- Est vêtu d'azur, --Et c'est pour cela que les Navarraises ---- Ont la grâce de Jésus.

 

« Ma mère, dit un autre couplet, pour une Navarraise --- Je donnerais tout ce que je possède, - Rien que pour avoir mes amours -- De l'autre côté de l' Ebre.

Madre, por una Navarra
Diera todo cuanto tengo,
Solo por tener amores
Al otro lado del Ebro.

Les Navarrais, de même que les Aragonais, sont passionnés pour la danse; ils ont la Jota navarra, comme leurs voisins la Jota aragonesa

Todos los Navarros, madre, 
Cantan la, jota navarra....

« Tous les Navarrais, ma mère, - Chantent la jota navarraise.... »

Les enfants de la Navarre passent. pour avoir la tête chaude et la main prompte. Le cuchillo pamplonés était autrefois  très redouté, témoin cet ancien proverbe

Cuchillo Pamplonès,
Y zapato de baldres,
Y amigo Burgales,
Gua
rdáme Dios de los tres.
« Couteau de Pampelune, -- Soulier de basane, - Et ami de Burgos, - Que Dieu me garde de ces trois choses. »

Peu de temps après avoir quitté Tudela, nous ne tardons pas à apercevoir sur notre gauche les cimes arides du Moncayo, la montagne la plus élevée de l'Aragon, après les Pyrénées, bien entendu, et qui se trouve sur les confins de cette province, de la Castille et de la Navarre. Le Moncayo, dont la hauteur est de plus de deux mille mètres, est couvert de neige pendant l'hiver, et se découvre de ces trois provinces à une  très grande distance. C'est le Mons Caunus des Romains - Sterilem Caunum cum nivibus; - « le stérile Caunus avec ses neiges, » comme l'appelle dans une de ses épigrammes le poëte Martial,.- un enfant du pays.

Le train s'arrête à la station de las Casetas, un hameau à quelques lieues de Saragosse. Nous laissons de côté la capitale de l'Aragon pour y revenir un peu plus tard, et nous quittons la ligne que nous venons de suivre pour celle qui, se dirigeant vers le sud, forme à peu près un angle droit avec la première.

Des deux côtés de la voie,. le paysage est des plus intéressants, la contrée est bien cultivée et  très fertile, grâce à d'intelligentes irrigations: de temps en temps, nous apercevons les roues hydrauliques dont les cultivateurs se servent pour élever le niveau de l'eau; ces roues, d'un aspect  très pittoresque et d'une construction des plus ingénieuses, ont été léguées au pays par les Arabes, qui pendant longtemps possédèrent cette partie de l'Espagne.

Nous sommes maintenant au coeur de l'Aragon, une des provinces les plus intéressantes de la Péninsule. La Corona. de Aragon, comme on l'appelait autrefois, formait un royaume séparé, qui comprenait, outre l'Aragon proprement dit, Valence, Majorque et la Catalogne, - el Principado de Cataluña.

Les Aragonais n'ont jamais perdu le souvenir de leurs anciennes gloires; ils n'ont pas cessé non plus d'être jaloux de leurs libertés; leurs anciennes lois autorisaient le peuple à se rassembler pour les défendre, sous la conduite d'un magistrat suprême qu'on appellait el Justicia Mayor de Aragon, ou simplement el Justicia, et qui., avec l'aide d'un conseil composé de cinq membres, tranchait les différends qui s'élevaient entre le roi d'Aragon et ses vassaux, ou entre les ecclésiastiques et les séculiers. Une des lois ou fueros des Aragonais les autorisait à refuser, en certains cas, de payer tribut au roi; dans la cérémonie de son couronnement, il devait fléchir le genou et se découvrir devant le Justicia, qui le recevait assis et la tête couverte.

Ces lignes suffisent pour donner une idée de, la fierté du caractère des Aragonais, et, de la disposition où ils sont toujours à soutenir leurs libertés contre tout empiétement.

Le caractère des Aragonais est fidèlement dépeint dans une de ces feuilles populaires à deux cuartos, vendues dans les rues sous le nom d'Aleluyas; celle que nous avons sous les yeux porte le titre de Relacion, genio y condiciones que tienen los habitantes de las provincias de España, et se compose de décimai ou strophes de dix vers

El Aragonés osado
Tortas las cosas emprende,
Y con teson las defiende
Con espíritu arrestado.
Testarudo y porfiado,
A nadie cede su gloria;
Y para formar su historia,
Jamás perdona fatiga.
Y aspira siempre á la intriga,
Al dominio y á la memoria.
« L'Aragonais audacieux -- Entreprend toutes choses, - Et les défend inflexiblement, -Avec un esprit opiniâtre. - Entêté et obstiné, --ll ne cède sa gloire à personne; - Et pour enrichir son histoire, --- N’épargne jamais la fatigue - Et il aspire toujours à l'intrigue, -- A la domination et à la renommée. »

Nous ajoutons que l'Aragonais, sous un aspect rude qui ressemble parfois à de la grossièreté, cache un excellent fond de loyauté et de générosité. Son entêtement est proverbial, et il lui sera facile, dit un ancien refrain, d'enfoncer un clou avec sa tete: Clavará un clavo con su cabeza. Les mauvaises langues vont même jusqu'à affirmer qu'il a la tête assez dure pour enfoncer le clou en frappant du côté de la pointe....

De même que parmi les Catalans et les autres habitants de la frontière française, il y a parmi les Aragonais bon nombre de hardis contrebandiers. On sait que ce métier aventureux n'est pas plus déconsidéré en Espagne, parmi les gens du peuple, bien entendu, que ne l'était, il y a peu de temps encore, celui de bandolero. C'est par centaines que l'on compte les copias populaires qui célèbrent les hauts faits des contrabandistas, comme ceux des chefs de bandits célèbres, tels que José Maria., Félix Pastor, Botija, Julian Cereto, et bien d'autres de ces « héros à tromblon et à cartouchière », -- héroes de trabuco y cañana, comme on les appelle vulgairement. Quand un de ces guapos (braves) est tombé sous la balle d'un douanier, quelque couplet de ces chansons que vendent les aveugles, romances de ciego, vient immortaliser son nom dans la mémoire du peuple.

« Tous les contrebandiers, dit une chanson populaire, - Sont, des hommes de cœur; - Ce qu'ils chargent en Catalogne, - Ils le vendent en Aragon »

Todos los contrabandistas
Son hombres de corazon ;
lo cargan en Cataluña,
Lo venden en Aragon.

« En dépit des minones, s'écrie un Aragonais dans une autre copla, je veux être contrebandier, et j'irai vendre mon tabac à la porte des casernes. » - On sait que les minones sont des troupes légères, particulières à la Catalogne et à l'Aragon.

Le costume des Aragonais est des plus pittoresques, surtout quand il est porté par un de ces robustes gaillards bien découplés, à la taille serrée par une large ceinture violette; - nous insistons sur cette couleur, qui est particulièrement en faveur d'un bout à l'autre de l'Aragon, surtout pour les ceintures, - fajas moradas. C'est aussi la couleur du ruban auquel est attaché le scapulaire ou l'image de la sainte patronne que tout bon Aragonais porte à son cou

Todos los :Aragoneses
Llevan al pecho colgada
La imágen de su patrona,
Con una cinta morada.
« Tous les Aragonais - Portent suspendue sur leur poitrine- L'image de leur patrone, - Avec un ruban violet. »

Cet usage était déjà  très répandu au temps de Mme d'Aulnoy, qui dit, en parlant des Espagnols en général: « Ils ont une dévotion et une confiance très particulières à la sainte Vierge. Il n'y a presque point d'hommes qui ne portent le scapulaire, ou quelque image en broderie qui aura touché quelques-unes de celles que l'on tient miraculeuses; et, ajoute-t-elle, quoiqu'ils ne mènent pas d'ailleurs une vie fort régulière, ils ne saissent pas de la prier comme celle qui les protége et les préserve des plus grands maux. »

Mais revenons au costume des Aragonais; nous aurons l'occasion, quand nous arriverons à Saragosse et à Notre-Dame del Pilar, de donner quelques détails sur la dévotion extraordinaire qu'ils montrent pour la sainte Vierge.

La coiffure ordinaire des Aragonais est d'une grande simplicité: autour de leurs cheveux ordinairement rases court, ils portent un mouchoir de couleur, roulé en corde, et qui, au lieu de s'élever en pointu au-dessus de la tête comme celui des Valenciens, se noue simplement sur la tempe droite. La ceinture violette dont nous venons de parler retient une culotte courte et collante, la plupart du temps de velours vert ou noir, ou bien de ce cuir d'un ton fauve qu'on prendrait pour de l'amadou. Les bas, ordinairement bleus, et sous lesquels se dessine un mollet nerveux, sont parfois coupés à la cheville, de manière à laisser le pied nu dans des alpargatas attachées avec des rubans noirs.

Chacun connaît cette chaussure de chanvre tressé due nous appelons espardilles, et à laquelle les Espagnols donnent le nom d'alpargatas ou d'espardeñas; il n'y a peut-être pas de province d'Espagne où l'on en use autant qu'en Aragon. Elle est tellement commune qu'elle adonné naissance à une locution proverbiale particulière au pays; en effet, on dit en Aragon compañia de alpargala, pourparler de la. société d'un homme peu constant, qui abandonne ses compagnons, quand ils ont le plus besoin de lui, de même que l'alpargaia, chaussure de peu de durée, ne tarde guère à faire défaut au marcheur qui la porte. On donne encore le surnom d'alpargata ou d'alpargatitla à celui qui, en dissimulant, sait arriver à ses fins en tapinois, comme fait un homme qui marche sans bruit.

II y a encore un quatrain populaire d'une profonde philosophie, suivant lequel: « Celui qui se fie aux alpargatas, -- Et met sa confiance dans les femmes, - N'aura jamais un sou de sa vie, -- Et marchera toujours nu-pieds. »

Quien de alpargatas se fia,
Y a mugeres trace caso,
No tendra, Un cuarto en su vida.
Y siempre andará descalzo.

Les Aragonaises sont justement renommées pour leur beauté: bientôt nous les verrons déployer toutes leurs grâces dans la danse nationale, la Jota; en attendant, bornons-nous à citer un couplet qui se chante avec la danse en question, et où leurs mérites sont mis en balance avec ceux des Andalouses

Todas las Andalucitas
Van desparramando sal ;
Las de Aragon desparraman
Canela pura, y no mas.
« Toutes les jeunes filles d'Andalousie- Vont répandant le sel - Celles d'Aragon répandent - La cannelle pure - et rien de plus. »

Nous devons, pour bien expliquer la traduction littérale de ce couplet, rappeler ce que nous avons déjà dit, que le sens populaire du mot sal est synonyme de grâce, tandis que canela exprime tout ce qu'il y a de plus exquis, - à moins toutefois qu'on ne se serve de l'expression hyperbolique la flor de la canela -, la fleur de la cannelle, après laquelle il faut définitivement tirer l'échelle.

Rida. --- Le rio Jalon. - Les Melocotones de Aragon. – Cariñena et ses vignobles. -- Teruel. --- La légende de los Amantes de Teruel: Isabel et Marcilla. -- L'église de San Pedro et le tombeau des deux amants. - Calatayud. --, Le poëte Martial et l'antienne Bilbilis. - Le quartier de la Moreria. - Le Castillo del Reloj. - Albama de Aragon. - L'ancien monastère de Piedra. - Medina-Celi. --- Sigüenza. -- l'université de Sigüenza. - Les médecins et la médecine en Espagne. - Le Curandero; 1e Barbero; le Cirujano le Comadron; le saca-muelas; le Sangrador. - La saignée. - Proverbes et satires. --- La médecine populaire. - Le Médico de si mismo et le Médico ae los pobres. ---- Guadalajara. -- Le palais des ducs de l'infantado,

En continuant notre route vers la partie méridionale de l'Aragon, nous arrivons bientôt à Ricla, une vieille petite ville espagnole, qui s'élève en amphithéâtre sur une colline à droite de la voie, et que domine une élégante tour carrée, surmontée d'un clocher octogone.

On faisait à Ricla, au seizième siècle, des armes à feu d'un beau travail et d'une grande élégance. Un pays guerrier comme l'était l'Aragon devait naturellement s'adonner à la fabrication des armes. C'est ainsi que Saragosse était autrefois renommée pour ses épées.

commit Càlatayud, oú nous arriverons bientôt, l'était pour ses casques. Nous nous souvenons aussi d'avoir lu dans l'inventaire du duc de Normandie, au quatorzième siècle, cette curieuse mention: « Uns esperons (des éperons) d'Arragon, garnis d'argent. »

La contrée qui avoisine Rida, arrosée par les eaux du Jalon, est d'une merveilleuse fertilité: les oliviers, qui forment des champs à perte de vue, produisent plus encore, nous a-t-on assuré, que ceux si renommés de la province de Cordoue. Les fruits sont énormes, notamment les melocotones, espèce de pêche à la chair d'un jaune rouge, plus dure et plus adhérente au noyau que notre pêche dé Montreuil. Les melocotones de Aragon sont renommés dans toute l'Espagne, et ce sont des Aragonais qui vont les vendre dans les rues de Madrid, à deux ou trois sous la livre: «A cuatro y a ses, Aragon! » A quatre et à six Cuartos la livre, l'Aragon! Quand la saison des pêches est; passée, ces marchands ambulants se transforment en avellaneros; et vendent dans les rues de la capitale les avellanas (noisettes) que leur pays produit en abondance.

Si l'Aragon est renommé pour ses fruits, il ne l'est pas moins pour ses fleurs, comme en fait foi ce couplet d'une jota populaire, qui le compare, au royaume de Valence

Dicen que Valencia es
E1 jardin de todas las flores;
Yo digo que en Aragon
Se criar mas, y mejores.
« On prétend que Valence est - Le jardin de toutes les fleurs; - Moi je dis qu'en Aragon - Il y en a plus, et de plus belles. »

A quelques lieues de l'autre côté des montagnes qui s'élèvent à notre gauche, s'étendent les vignobles de Cariñena, depuis longtemps célèbres en Espagne.

Le vin blanc de Cariñena, dont on voit le nom sur toutes les tiendas de vino de Madrid, mériterait d'être plus connu hors d'Espagne, notamment celui qu'on fait avec une espèce de raisin appelé garnacha.

La petite ville de Cariñena se trouve sur la route de Saragosse à Teruel, une des principales villes de l'Aragon, et une des plus curieuses de toute l'Espagne. Quand nous aperçûmes de loin ses vieilles murailles, ses tours crénelées et ses portes fortifiées, elle nous rappela Tolède et Avila. Dans la Calle de los Ricos Hombres, une des principales de la ville, nous nous crûmes transportés en plein moyen âge: chose assez naturelle du reste, car Teruel occupe le centre d'une  très vaste contrée où les chemins de fer n'ont pas encore pénétré, et qui, suivant toute probabilité, en sera encore privée pendant de longues années.

La cathédrale ne nous offrit rien de particulier, si ce n'est un retable d'autel en bois sculpté d'un excellent travail, de la première moitié du seizième siècle, et qui, particularité assez rare en Espagne à cette époque, a conservé sa couleur naturelle au lieu d'être estofado, c'est-à-dire peint et doré. Ce retable est l'ouvrage d'un sculpteur français nommé Gabriel Yoli, dont le vrai nom était peut-être plutôt Joly. Ce sculpteur était sans doute venu se fixer à Teruel, car nous remarquâmes un autre retable de sa main dans une des églises de la ville, la Parroquia de San Pedro. C'est aussi par un architecte français qu'a été construit, vers la même époque, un magnifique aqueduc, encore bien conservé aujourd'hui, et qu'on appelle los Arcos de Teruel.

Mais c'est surtout par une des légendes les plus populaires de l'Espagne que la ville est célèbre. Les amants de Teruel -- los Amantes de Teruel, sont aussi connus ici que dans le reste de l'Europe Héloise et Abailard, ou Roméo et Juliette. Bon nombre d'auteurs espagnols, depuis le seizième siècle, ont publié des livres sur ces amants célèbres, qui sont aussi le sujet d'une quantité innombrable de romances populaires; nous en avons, pour notre part, plus d'une dizaine dans notre collection. Un poëte bien connu que l'Espagne a perdu tout récemment, l'auteur du Trovador qui a servi de modèle au livret du Trovatore de Verdi, Garcia Gutierrez, a composé un drame sous le titre de los Amantes de Teruel. Chez nous Frédéric Soulié et d'autres encore se sont inspirés du même sujet.

C'est du commencement du treizième siècle que date l'histoire des amants de Teruel. La jeune fille se nommait Isabel de Segura, et le jeune homme Juan Diego Martinez Garcés de Marcilla, -- nom qu'on trouve encore en Aragon, soit dit en passant. Tous deux étaient de famille noble, et s'aimaient depuis leur enfance; seulement Marcilla était sans fortune, tandis que les parents d'Isabel étaient immensément riches aussi refusaient-ils de donner leur fille à un jeune homme qui n'avait pour tout bien que son épée; toutefois, le père lui donna six ans pour faire fortune, et lui promit de ne pas disposer de la main de sa fille s'il revenait avant l'expiration de ce délai. Marcilla, sans faire part à personne de ses prójets, partit pour la France, et s'enrôla parmi les croisés qui allaient en Terre Sainte combattre les infidèles. Après avoir guerroyé pendant plusieurs années, il obtint le commandement d'un corps considérable et un jour qu'il avait emporté d'assaut une ville qui fut mise au pillage, ayant eu pour sa part un très riche butin, il acheta une félouque, et fit voile pour l'Espagne.

Après une longue traversée, comme il apercevait les côtes de son pays, il fut pris par des bâtiments appartenant à Osmin, roi musulman de Valence, et conduit dans cette ville, où il fut retenu captif. Or il arriva que Zulüna, la sultane favorite, s'éprit du prisonnier chrétien pendant qu'Osmin était parti pour une expédition, et elle voulut jouer auprès de Marcilla le rôle de la femme de Putiphar auprès de Joseph. Mais comme celui-ci, Marcilla resta inébranlable, et, heureux de se soustraire à ses obsessions, il parvint à s'évader. Zulima, à qui il avait raconté son histoire, envoya des hommes à sa poursuite, leur ordonnant de le retenir, afin de lui faire manquer le délai.

Personne à Teruel ne savait ce qu'était devenu l'absent, lorsque Zulima elle-même arriva et répandit le bruit de sa mort. Cependant le père d'Isabel avait promis sa, fille à un chevalier de la famille d'Azagra, proche parent du seigneur d'Albarracín, à la condition toutefois que le mariage n'aurait lieu qu'au bout de six ans révolus, car, en loyal hidalgo, il tenait à obser ver scrupuleusement la parole donnée.

Le délai fatal expiré, la cérémonie eut lieu, et par un hasard fatal, Marcilla rentra dans Teruel quelques instants après. Ayant appris par un de ses amis la triste nouvelle, il résolut de reprendre aussitôt le chemin de la France; cependant, avant de partir pour toujours, il voulut. revoir encore une fois sa fiancée: la nuit arrivée, il s'enveloppa dans un large manteau, et étant parvenu à passer inaperçu au milieu des pages, des écuyers et des amis rassemblés pour la fête, il arriva jusqu'à la chambre de la nouvelle mariée, et se glissa sous le lit, somptueux préparé pour les époux. Quand ils furent entrés, il put entendre les sanglots d'Isabel, qui suppliait son mari de la laisser seule, à cause d'un vœu qu'elle avait juré d'accomplir. Azagra, touché par sa douleur, consentit à la laisser seule, et elle ne tarda pas à s'endormir; mais bientôt Marcilla, sortant de sa cachette, se montra subitement: effrayée de cette apparition inattendue, elle tomba évanouie. Quand elle eut recouvré ses sens, le jeune homme se jeta à ses genoux, lui jurant qu'il n'était pas venu troubler son repos qu'il allait la quitter pour toujours, et il lui demanda comme faveur suprême un chaste baiser, le premier et le dernier. Toutes les supplications furent inutiles. Isabel refusa d'accorder ce qu'elle considérait comme une offense pour son époux; alors Marcilla, désespéré, tomba comme frappé de la foudre.

Cependant le bruit du retour de Marcilla s'était répandu dans Teruel, et presque en même temps celui de sa mort. Le roi d'Aragon, don Jaime el Conquistador, qui se trouvait alors dans la ville, ordonna qu'on fit au chef de croisés des obsèques magnifiques. Quand le convoi passa devant la maison d'Isabel, la jeune femme, qui était à son balcon, parut d'abord conserver tout son calme; mais quand elle aperçut le corps inanimé de son fiancé, - on exposait alors les morts à découvert, comme on le fait encore aujourd'hui, - elle descendit rapidement, perça la foule, et après avoir appliqué ses lèvres brûlantes sur les lèvres livides de son fiancé, elle s'écria éperdus: « Diego de Marcilla, le baiser que je t'ai refusé hier, je te le donne aujourd'hui! En disant ces mots, elle s'évanouit; quand on accourut pour la relever, elle était morte. Toute la ville assista à ses funérailles, et une même tombe reçut les deux amants dans l'église de San Pedro, dont nous avons parlé plus haut.

C'est en l'année 1223 que se passa cette tragique aventure, dont nous ne donnons ici que les principaux épisodes. Plus de trois cents ans après, en 1555, comme on travaillait à quelques réparations dans l'église de San Pedro, on retrouva la tombe des deux amants, et leurs corps furent exhumés. En 1708, on les transféra dans le cloître, où ils furent placés debout, dans une espèce de niche fermée. C'est là que nous les vîmes, encore assez bien conservés, et nous copiâmes cette inscription, placée au-dessus de leurs têtes

Aqui yacen los celebres Amantes de Teruel
D. Juan Diego Martinez de Mare fila, y Doña Isabel de Segura.
Murieron en 1217, y en 1708 se trasladaron à este panteon.

« Ici reposent les célèbres Amants de Teruel, D. Juan Diego Martinez de Marcilla, et Dona Isabel de Segura. Ils moururent en 1217, et en 1708 leurs corps furent transportés dans ce monument. »

Reprenons la ligne du chemin de fer de Saragosse et arrêtons-nous à Calatayud, une des plus vieilles villes de l'Aragon, l'ancienne Calatayut dont le nom revient plus d'une fois dans le romancero du Cid. Son ancienneté remonte du reste bien plus haut que le héros espagnol, car c'est l'ancienne Bilbilis des Romains, la patrie de Martial, qui a décrit sa ville telle qu'elle est encore aujourd'hui, froide et triste. Le poète nous la présente aussi comme célèbre pour ses eaux et pour ses armes: « aquis el armis nobilem » et les eaux du Salo - le Jalon d'aujourd'hui - donnaient au fer une trempe excellente: « Armarum Salo temperator. »

Dès notre première sortie dans la ville, nous apercevons le café Bilbilitano, où nous allons prendre une orchata, et quand nous en sortons, nous nous trouvons dans la calle de Martial; on voit que les habitants de Calatayud sont jaloux de leurs anciennes gloires.

Calatayud, la seconde ville de l'Aragon, est divisée en deux parties: la ville basse et les Barrios altos (faubourgs élevés), qu'on appelle aussi la Moreria. La ville basse, en partie moderne, ressemble à la plupart des petites villes aragonaises; quelques églises, comme celles de San Martin et du Santo Sepulcro, méritent d'être visitées; mais la vraie curiosité de Calatayud, c'est la Moreria, l'ancien quartier des Mores, qui occupe plusieurs monticules dominant la ville, et dans lesquels sont creusées des grottes, comme dans le Sacro-Monte de Grenade. Nous n'avons rien vu en Espagne, ni dans aucun autre pays, d'aussi misérable que ce faubourg. Qu'on se figure des trous percés dans la montagne, et dans lesquels vivent pêle-mêle, avec les animaux les plus immondes, des malheureux à peine couverts de haillons. Ces grottes, composées d'une seule pièce, sont naturellement fort mal aérées, d'autant plus que la fumée n'a d'autre issue que la porte d'entrée; et si nous ajoutons qu'elles sont parfois à un mètre en contre-bas du sol, on se fera une idée de la saleté qui règne dans de pareils réduits.

Quelques-uns des malheureux qui vivent dans ces excavations exercent le métier de tisserand, ce qui les rend encore plus insalubres; les femmes et les enfants s'occupent à la préparation du chanvre. Nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il y a parmi les habitants de la Moreria de Calatayud, plus d'un descendant de ces Moriscos, dont il y avait encore en Espagne un si grand nombre au seizième siècle, et dont quelques-uns restèrent dans le pays comme des parias, oubliés sans doute lors de l'édit d'expulsion que Philippe III publia contre les Morisques.

Le Castillo del Reloj - le Château de l'Horloge, dont les ruines pittoresques dominent ce pauvre faubourg, remonte évidemment au temps des Arabes; il en est de même du nom de Calatayud -- le château d'Ayub - (le même nom que Job).

L'Aragon est une des provinces d'Espagne où l’on retrouve le plus de souvenirs de la domination musulmane. Les Morisques y étaient  très nombreux, notamment dans la partie méridionale. Andrea Navagiero parlant de la petite ville d'Aranda de Aragon, située à peu de distance de Calatayud, et qu'il visita en 1523, dit qu'à cette époque le château ou la partie haute était encore entièrement peuplé de Mores: « Il Castello era anchor lui allhora tullo habitato da Mori. »

Plusieurs de ces Mores de Calatayud se livraient alors à la fabrication des faïences hispano-moresques, si recherchées aujourd'hui par les amateurs.

Peu de temps après avoir quitté Calatayud, nous traversons une plaine fertile, arrosée par le Jalon, dont la voie continue à suivre le cours. De nombreux paysans sont occupés aux travaux des champs; la culture diffère en beaucoup de points de la nôtre, et généralement de celle du nord: au lieu de ces fortes charrues, dont on se sert en France et en Angleterre, et qui creusent un profond sillon; on ne voit généralement ici, comme dans les autres provinces de l'Espagne, que des araires sans roues ---- arados, qui ne font pour ainsi dire qu'égratigner la terre. Nous remarquons, près la station de Terrer, plusieurs paysans qui se servant, pour écraser les mottes. des champs labourés, d'un instrument qui diffère du rouleau dont on se sert en France, et qui cependant produit le même résultat: c'est une espèce de plateau de bois sur lequel le paysan se tient debout, et d’où il conduit ses deux mules, comme l'auriga de l'antiquité sur son char .

Nous entendons appeler la station d'Arcos de Medina-Celi, - un nom arabe qui signifie: la ville de Solin. On sait que le nom de Medina est commun à un certain nombre de localités espagnoles. Bientôt nous atteignons la station de Medina-celi, une petite ville  très -bien située sur une colline, et qui a donné son nom à une des plus illustres familles espagnoles. Le nom patronymique des ducs de Medina-Celi est La Cerda, et il vient du surnom qui avait été donné au fils aîné d'Alonso el Sabio. Les descendants de celui-ci furent dépossédés par leur oncle, Alonso el Bravo, et depuis ce temps les ducs de Medina-Celi ont réclamé; à chaque couronnement, leurs droits au trône d'Espagne, mais pour la forme seulement.

« Medina-Celi, lisons-nous dans le Fidèle conducteur pour le voyage d'Espagne, du sieur Goulon (1654), est la capitale d'un duché qui comprend plus de quatre-vingts villages dans sa Juridiction. Elle est ainsi nommée à cause de sa situation sur une hauteur, pour la distinguer d'une autre Médine, que les Espagnols appellent Del Campo, bâtie dans une plaine....» L'auteur, par une confusion assez plaisante, a pris le nom arabe de Medina-Celi pour un nom latin, et a cru qu'il signifiait la Ville du ciel.

Les villes sont assez rapprochées sur la ligne de Saragosse, car une heure après avoir quitté Medina-Celi on arrive à Sigüenza, une assez jolie petite ville, qui s'élève en amphithéâtre sur une colline couronnée par le palais épiscopal, qu'on appelle encore el Alcázar.

Sigüenza paraît avoir été autrefois une de ces petites villes vouées aux plaisanteries et tournées en ridicule par les auteurs, comme aujourd'hui chez nous Carpentras, Pont-à-Mousson ou Quimper-Corentin. Cervantes nous dépeint le curé d'Argamasilla, qui condamna au feu les romans de chevalerie de l'ingénieux Hidalgo de la Manche, comme un homme docte et gradué à Sigüenza. On pourrait croire, d'après ce passage, que l'université de Sigüenza était purement imaginaire; il n'en est rien, et sa fondation remonte, assure-t-on, à l'année 1441. Elle existait même encore vers la fin du siècle dernier, si nous en croyons un voyageur du nom de Vago italiano (le père Caimo ), qui assista à une-thèse publique de médecine et d'anatomie, dans laquelle on. agita la question de savoir « de quelle utilité ou de quel préjudice serait à l'homme d'avoir un doigt de plus ou un doigt de moins.... »

Peu de temps après notre arrivée à Sigüenza, l'un de nous ayant été pris d'une indisposition subite, nous crûmes prudent d'avoir recours aux lumières d'un médecin de la ville. On nous indiqua don Narciso Pastor, qui, après une consultation des plus rassurantes, nous envoya chez le boticario (pharmacien) don dosé Molinero, avec une ordonnance en règle. Nous ne savons si le docteur Narciso Pastor avait étudié à la fameuse université de Sigüenza; il nous parut un homme instruit et sensé, et sa méthode n'avait rien de commun avec celle du docteur Sangrado: aussi la maladie disparut-elle comme par enchantement.

Les médecins et la médecine ne diffèrent guère en Espagne, dans les villes du moins, de celle des autres pays. Dans les campagnes, il n'en. est pas toujours de même; il est bien des endroits où, la plupart du temps, on n'a recours qu'aux barberos ou à quelques curanderos, charlatans, qui ne connaissent guère que la saignée, les sangsues, et certains spécifiques tels que l'un güento de la madre Tecla, le balsamo (baume) del cura de Ternbleque, la conserva. del padre Bermudez, et autres compositions qui remontent peut-être.. au temps d'Avicenne. Les Espagnols d'autrefois, de même quelles Orientaux, avaient une grande répulsion pour la chirurgie, c'était une profanation de toucher un corps mort, et une impiété de mutiler l'ouvrage de Dieu. On sait que l'Inquisition demanda à Philippe II que le célèbre André Vésale, le créateur de l'anatomie moderne, fút brûlé à Madrid pour avoir disséqué un cadavre.

Tout le monde sait que le barbero espagnol borne rarement ses talents à sa profession ordinaire; il est souvent comadron (accoucheur), sacamuelas (arracheur de dents), et quelquefois même il prend le titre de Profesor aprobado de cirugia (professeur approuvé de chirurgie); la plupart du temps on voit à sa vitrine un bocal contenant des sangsues d'Estremadure de qualité supérieure, - Sanguijuelas estremeñas de superior calidad; et au-dessus de sa boutique, un tableau représentant un bras ou un pied d'où jaillit, en s'arrondissant, un filet de sang, car il est aussi sangrador.

Il y a longtemps que l'usage de la saignée est très répandu en Espagne: « Ils se la font faire hors du lit tant que leurs forces le leur permettent, dit un voyageur du dix-septième siècle, et lorsqu'ils en usent par précaution, ils se font tirer du sang deux jours de suite du bras droit et du bras gauche, disant qu'il faut égaliser le sang. » Mme d'Aulnoy assure que de son temps on saignait plus souvent au pied qu'au bras; quand les dames se faisaient tirer du sang, on leur donnait souvent, à cette occasion, un habillement complet, « et il faut remarquer, ajoute-t-elle, qu'elles portent jusqu'à neuf ou dix jupes à la fois, » de manière que ce n'est pas une médiocre dépense.

L'usage de la saignée au pied existe encore aujourd'hui, témoin cette copla populaire qu'un fiancé chante à sa novia :

Me han dicho que estas. malita,
Y que te sangran mañana
A ti te sangran del pié,
Y á mi me sangran del alma.
« On me dit que tu es malade, - Et qu'on doit te saigner demain: -Toi on te saigne au pied, - Et moi on me saigne à l'âme. »

Les plaisanteries de Molière contre les médecins ne sont rien auprès de celles qu'on trouve dans les proverbes espagnols: « Dieu te garde, dit la Filosofia vulgar de Juan de Mallara, du parafe de l'homme de loi, de l'et cateare du notaire, et de l'ordonnance du médecin: Dios te guarde de parrafo de Legista, de et cetera de escribano, y de recipe de medico. » Et ailleurs:

Dios es el que sana,
Y el médico se lleva la plata.
« C'est Dieu qui nous guérit, - Et c'est le médecin qui empoche notre argent »

Citons encore. quelques quatrains populaires où les médecins sont fort maltraités

Médicos y cirujanos
No van a misa Mayor,
Porque les dicen los difuntos
Ahi ! pasa el que me mató.
« Les médecins et les chirurgiens -- Ne vont pas à la grand'messe, - Parce que. les défunts s'écrient: -Ah! voilà mon assassin qui passe »

 

El que quiere vivir mucho
Ha. de huir iá masque pueda
De médicos,-boticarios,
Pepinos, melones y -hembras.
« Celui qui veut vivre longtemps -- Doit. fuir autant que possible-- Les médecins, les apothicaires, - Les concombres, les melons et les femmes »

 

Quien á médicos no cata,
0 escapa, o Dios le mata;
Quien a ellos se ha entregado,
Un verdugo y bien pagado !
« Celui qui ne tâte pas des médecins,- Ou il en réchappe, ou bien Dieu le tue; - Celui. qui se livre entre leurs mains, - A un bourreau, et le paye cher! -.

Les médecins les plus renommés étaient autrefois ceux de Salamanque et ceux de Valence; ces derniers

n'ont pas été épargnés non plus

Médicos de Valencia,
Luengas haldas, y poca ciencia.

« Les médecins de Valence, dit l'ancien proverbe, ont de longues robes, et peu de science. »

Citons encore un curieux: proverbe espagnol: « Médico viejo, cirujano joven, y boticario cojo. » C'est

à-dire que le médecin doit être vieux, le chirurgien jeune, et le pharmacien boiteux; ce dernier sans doute parce qu'il doit être assidu dans sa boutique.

Disons, pour terminer, que sous le rapport de la médecine et des medecins, l'Espagne diffère fort peu

des autres pays, du moins dans les grandes villes. Les partisans du système d'Hahnemann y trouvent toujours un certain nombre de médecins homéopathes. Les hôpitaux sont en général fort bien tenus, et le service médical, nous a-t-on assuré, ne laisse rien à désirer.

Quant aux paysans, ce n'est, en général qu'à la dernière extrémité qu'ils appellent un médecin; se faire tâter le pouls, disent-ils souvent, c'est un pronostic de la tombe: « Tornar et pulso es pronosticar la loza» A part les barberos, sangradores, curanderos et autres charlatans dont nous-venons de parler, ils ne connaissent guère d'autres ouvrages de médecine que ceux du genre du Médico de si mismo (le médecin de soi-même), recueils populaires où chaque recette, composée de quatre vers, est accompagnée d'une gravure des plus naïves, du Médico en cira (le médecin à la maison), ou du Médico de los pobres (le médecin des pauvres). On y trouve des remèdes pour toutes sortes de maux et d'accidents; quelques-uns sont assez étranges, mais toujours inoffensifs; par exemple, l'ail grillé pour les maux de dents, de l'ognon et de la poix pour les piqûres; mais le remède souverain; c'est l'huile, qui guérit les brûlures, les cors, les engelures, les morsures d'insectes, et d'autres maux encore.. Cela est tout à fait d'accord avec un  très ancien dicton que nous lisons dans un recueil de proverbes.. imprimé au seizième siècle, et d'après lequel l'huile d'olive guérit toutes les maladies

Azeyte de oliva
Todo mal quita.

Continuons notre itinéraire, et visitons l'ancienne ville de Guadalajara, dont le nom arabe signifie: la Rivière des pierres. Bien que capitale de province, Guadalajara est une ville de peu de ressources, où nous trouvâmes à peine à nous loger honnêtement; et pourtant cette ville a eu au seizième siècle ses jours de splendeur; c'est Andrea Navagiero qui nous l'affirme « Guadalajara, dit-il, est un  très bon endroit, où il y a de  très belles maisons, notamment le palais qui appartient au cardinal de Mendoza, archevêque de Tolède, et celui du duc de l'lnfantazgo, qui est le plus beau de l'Espagne. On y voit beaucoup de cavaliers et de personnes de rang.... Le duc y fait une  très grande dépense, et quoique ses revenus montent à cinquante mille ducats, il les dépasse encore. Il a une  très belle gardé de deux cents hommes à pied, de nombreux hommes d'armes, une chapelle de musiciens excellents, et il montre en toutes choses sa libéralité.... »

La grande curiosité de Guadalajara, - on pourrait presque dire -la seule, - c'est le palais du duc de l'Infantado. Où sont, hélas ! les hommes d'armes du duc et sa petite cour, presque aussi. brillante que celle du roi ? D'anciens auteurs nous ont laissé de curieux détails sur les fêtes qui y furent données. François 1er, notamment, y reçut une hospitalité vraiment, royale, et qui écIipsa l'accueil qu'on lui avait déjà fait dans la ville voisine d'Alcala dé Hénarès. Voici la Sala de Linajes, autrefois ornée de nombreuses armoiries, les splendides plafonds aux riches dorures, et les azulejos aux brillantes couleurs; voici de plus la grande galerie où nous voyons encore la cheminée monumentale qui faisait l'admiration du captif de Pavie. Mais dans quel état d'abandon sont presque toutes les parties du palais ! La cour d'honneur, ou Patio de Embajadores, est, cependant assez bien conservée. Gomme le patio de San Gregorio de Valladolid, avec lequel elle a une certaine analogie, elle se compose de deux galeries superposées, ornées d'une profusion de sculptures qui éblouit les yeux au premier moment. Au-dessus des ogives trilobées et surbaissées, ce sont des écussons, des aigles aux ailes éplorées, des griffons et des lions presque aussi barbares que ceux de l'Alhambra. Tout cela est d'un travail assez grossier, mais d'un grand effet décoratif ...

Disons adieu à tous. ces souvenirs du passé, et prenons le tren-correo du soir pour Saragosse. Demain matin, de bonne heure, nous serons dans la capitale de l'Aragon.

Baron Ch. DAVILLIER.

(La suite à la prochaine livraison.)