Extrait du
"Voyage en Espagne de G.Doré et de Ch. Davillier, Volume 1872-2 , N°24, p402-416"
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VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET LE BARON. CH. DAVILLIER

Burgos, Navarre & Aragon Retour au début du voyage

SARAGOSSE.

DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. -- TEXTE INÉDIT DE M. LE BARON CH. DAVILLIER.

Saragosse et les Aragonais. - Comment on reconnaît un bon Aragonais. - Les « poignards saragossoys et les épées d'Andrés Ferrara. - Un ancien palais arabe: l'Aljaferia. - La Tour penchée ou Torre Nueva. - La Casa de la Infanta. - Le Coso. - Les Romanceros. -- L'imagerie populaire: les Aleluyas; les gravures pour enfants; les histoires de brigands; les satires et caricatures contre les estudiantes; les chansons andalouses, etc .

Saragosse, l'ancienne capitale de l'Aragon, une des villes les plus curieuses de l'Espagne, est aussi une des plus anciennes, comme en témoigne son nom, qui est une corruption de Caesarea Augusta. La colonie romaine fut très florissante pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, comme le montrent les nombreuses médailles romaines trouvées dans la contrée. Dernièrement encore, - au commencement de la présente année, - on á découvert près de Cariñena un grand nombre de médailles d'or des derniers temps de la domination romaine.

Les Arabes possédèrent Saragosse depuis la fin du huitième siècle jusqu'au commencement du douzième ; Alfonso 1er, roi d'Aragon et de Navarre, surnommé et Batallador, s'en empara après un siège de cinq ans. Il semble que la ville ait été de tout temps prédestinée aux sièges, car elle en avait déjà soutenu d'autres avant celui dont nous venons de parler, et chacun sait avec quel héroïsme elle soutint ceux de 1808 et de 1809. Un curieux rapprochement à ce sujet: on croirait que Mme d'Aulnoy prévoyait ces sièges si fameux lorsqu'elle écrivait ces lignes en 1679: « La ville de Saragosse n'est point forte, mais les habitans sont si braves, qu'ils suffisent pour la défendre. » En effet les Zaragozanos ont eu de tout temps une grande réputation de loyauté et de courage, témoin le refrain populaire

 Leal, tozuda y valiente

Es de Zaragoza la gente.

« Loyaux, têtus et vaillants, - Tels sont les gens de Saragosse. »

 On voit que l'entêtement proverbial des Aragonais n'est pas oublié dans ce portrait abrégé. Comme nous l'avons dit précédemment, ils passent pour avoir la tête si dure, qu'ils s'en servent pour enfoncer des clous. Citons encore, à ce sujet, une anecdote du même genre. Quand un Aragonais vient au monde, sa mère prend une assiette, et lui en donne un coup sur la tête. Si l'assiette se casse, c'est preuve que la tête est dure: l'enfant est un bon Aragonais ; si au contraire c'est la tête qui est cassée, alors c'est un mauvais Aragonais.

C'est peut-être cette réputation d'entêtement qui a inspiré l'auteur du quatrain suivant, un Castillan sans doute:

Zaragoza, Zaragoza,

Zaragoza de los diablos;

Una vez que estuve en ella,

Que bien me enzaragozaron

« Saragosse, Saragosse, -Saragosse de tous les diables; - Une fois que j'y fus entré, - Comme ils m'ont bien ensaragossé! »

Andrea Navagiero, qui visita Saragosse. en 1523, nous la dépeint, comme une ville très florissante, tout en protestant contre ses douaniers qui l'exploitèrent au point de lui faire payer des droits sur les bagues qu'il portait au doigt. Saragosse, dit-il, a de très belles maisons et des églises très riches; les seigneurs y sont en grand nombre et l'abondance y règne; aussi dit-on communément: Barcelona la rica, Zaragoza la harta, Valencia la hermosa. - « Barcelone la riche, -- Saragosse l'abondante, -- Valence la belle. »

Au seizième siècle, Saragosse n'était pas moins renommée pour la fabrication des armes que Tolède, Valence et Barcelone. Rabelais dit, au chapitre XIII de Gargantua: « Son espèe ne feut Valentianne, ni son poignard Saragossoys.... » Lorsque Catherine d'Aragon, soeur de Ferdinand le Catholique, se maria avec, Henri VIII d'Angleterre, cette princesse offrit à son époux une certaine quantité d'armes, parmi lesquelles se trouvaient des épées portant les marques, très estimées alors, de la Osa et du Perillo (l'ours et le petit chien), et le nom d'Andrés Ferrara, célèbre espadero de Saragosse.

La capitale de l'Aragon est riche en monuments intéressants. Commençons par le plus ancien, l'Aljaferfa, dont le nom arabe indique l'origine, et dont Cervantes parle dans un des chapitres du Quijote. C'était

l'Alcazar et la forteresse des rois arabes ; plus, tard ce fut le palais de l'Inquisition; aujourd'hui c'est une caserne. Bien que l'Aljafería ait eu à souffrir de nombreuses dégradations, certaines parties donnent encore une idée de l'état primitif. Quelques salles offrent des restes de la gracieuse ornementation arabe; d'autres, non moins élégantes, datent de la fin du quinzième siècle. Le grand escalier, bâti sous les rois catholiques, mérite d'être cité comme un des plus beaux qui existent en Espagne.

La Tour penchée, qu'on appelle la Torre N ueva, n'est pas moins curieuse que celles de Garisenda et d'Asinelli, à Bologne, et que la célèbre tour de Pise; l'inclinaison, qui dépasse de plus de trois mètres à la perpendiculaire, est à peu près la même que celle de cette dernière: seulement elle est moins ancienne, puisqu'elle ne date que de l'année 1504. La tour de Saragosse, avec ses reliefs en briques de style moresque, est d'une architecture très élégante ; malheureusement, le monument est déparé par un clocher à double renflement ajouté plus tard, et qui rappelle ceux qu'on voit si souvent en Bavière.

N'oublions pas la posa de la Infanta, dans la calle San Pedro, une des plus belles demeures particulières que le seizième siècle nous ait léguées. Le patio est un chef-d'oeuvre d'architecture de la Renaissance. Le premier étage est soutenu par huit colonnes cannelées, surmontées de termes, de satyres et de nymphes. Au dessus règne une élégante frise en bois sculpté, surmontée d'un balcon, avec des médaillons représentant des personnages mythologiques et des rois d'Espagne, parmi lesquels nous avons remarqué Charles-Quint. Ce charmant palais, qui mériterait d'être conservé avec soin , était occupé , quand nous le visitâmes, par un loueur de voitures et par un marchand de liqueurs.

La promenade élégante de Saragosse se nomme le Coso; les habitants en sont très fiers, si nous en croyons ce couplet d'une jota aragonaise

Málaga tiene su castillo,

Granada tiene su Alhambra,

Y Zaragoza el Coso,

Y el Coso Zaragozanos.

« Malaga possède son château, - Grenade possède son Alhambra; - Saragosse a son Coso, - Et le Coso, les Zaragozanos »

L'étranger qui cherche le pittoresque a beaucoup à glaner dans les rues de Saragosse: tantôt c'est un groupe de paysans aragonais qui viennent porter leurs provisions au marché; tantôt c'est quelque gitano au costume débraillé, qui vend des paniers de couleur fabriqués par la tribu ; car c'est une chose à remarquer, que les bohémiens de tous les pays se livrent à la fabrication des paniers. Ces nomades sont bien moins nombreux ici que dans la Navarre, et notamment à Pampelune, bien que Saragosse ait été jadis la résidence du roi élu des gitanos.

Voici un romancero qui nous offre sa marchandise ¿ Quien me lleva. otro papel ? « -Qui m'achète, une autre feuille ? »

Arrêtons-nous un instant devant son étalage, qui occupe un vaste pan de mur. Le romancero est un type espagnol par excellence: c'est le marchand de chansons, de conards, d'images de sainteté; il n'est guère de ville où l'on n'en trouve quelques-uns. Celui-ci a un assortiment très varié de gravures coloriées représentant Notre-Dame del Pilar, ce qui ne l'empêche pas d'être également bien assorti dans le genre profane.

Voici d'abord toute une suite de gravures sur bois destinées aux enfants, telles que la Tierra de Jaujá (le pays de Cocagne). toutes sortes d'Abecedarios, la Loteria recreativa, la Vida del Enano don Crispin la Vie du nain Don Crispin; el Mundo al revés (le Monde retourné), qui représente l'homme jouant le rôle des animaux, et qui a un débit considérable. Ces aleluyas , - c'est ainsi qu'on les appelle, - sont imprimées sur une feuille in-folio, et divisées d'ordinaire en quarante-huit compartiments qui forment autant de sujets.

Voici d'autres aleluyas qui représentent el Entierro (l'enterrement) del carnaval, El Judío Errante, qui n'est pas, comme on pourrait le croire, la légende populaire du Juif-Errant, mais simplement l'abrégé du roman d'Eugène Sue; la Historia de Pablo y Virginia, el Trovador (le Trouvère) ; la Linda Magalones (la Belle Maguelone); Don Pedro el Cruel; Inés de Castro, cette histoire dont on fit au siècle dernier une parodie sous le titre d'Agnès de Chaillot; los Peligros (les dangers) de Madrid, el Ejercito español (l'armée espagnole). Voici encore, naturellement, toutes sortes de Corridas de Toros y Novillos, la Historia de Cabrera, la Révolucion de Madrid, puis un bon nombre de caricatures où les borrachos (ivrognes) sont fort maltraités.

A côté des aleluyas, les romances occupent une place importante; ils sont ordinairement de format in-8°, et se vendent le même prix, dos cuartos (dix centimes) le pliego, - le pli, c'est-à-dire huit pages ou une demi-feuille d'impression. - Les sujets des romances sont très variés: il y a d'abord, bien entendu, ceux du Cid Campeador, de Carlo-Maño, des Amantes de Teruel, et autres légendes du moyen âge. Enfin, toutes les « chroniques et légendes françaises et espagnoles, qui, dit l'auteur du Don Quichotte, passent de bouche en bouche, et que répètent les -enfants au milieu des rues. »

Viennent ensuite les légendes contemporaines, où les bandoleros, bandidos et contrabandistas ont une large part: on y retrouve des personnages bien connus, tels que Andrés Vazquez, Francisco Esteban el Guapo, dit le Rayon d'Andalousie, los Siete hermanas bandoleros, ( les Sept frères brigands), les Niños de Ecija (les Gars d'Ecija), Diego Corrientes, el Bandido generosa, et José Maria, el Bandido valeroso. - On voit que les bandits sont toujours représentés sous de brillantes couleurs. A côté de leurs exploits guerriers, figurent quelquefois des enlèvements et, des scènes de jalousie: tel est le romance orné en tête d'un bois représentant un bandolero emportant une femme en croupe, et soutenant contré son rival un combat au couteau. Doré s'amusa à faire un croquis de ce duel équestre à la navaja, que nous donnons ici.

A côté des histoires de brigands, nous placerons celles de quelques femmes devenues célèbres par leurs hauts faits, ou plutôt par leurs méfaits, comme Juana la Valerosa, les Atrocidades de Margarita Cisneros, et Valor de una Gitana, etc. Voici maintenant les Estudiantinas, couplets dédiés au bello sexo, et toutes sortes de caricatures sur les étudiants, comme la Vida del estudiante Borrascas, où l'on voit ce futur savant faire bouillir le chat de son hôtesse, mettre de l'amadou dans l'oreille d'un âne, soutirer le vin du posadero , et recevoir des coups de bâton pendant qu'il donne une sérénade sous un balcon.

Les chansons andalouses sont extrêmement nombreuses; plusieurs sont populaires dans toute l'Espagne, comme las Ligas dé mi Morena (Les Jarretières de ma brune), - et Calesero andaluz, - el Cap eador de toros, - la Pepiya, ou Da me ta pico, paloma (Donne-moi ton bec, ma colombe), - la Flor de la Canela, les Ventas de Cardenas, los Tóros del Puerto, - el Jaqu,, - et Baratero Zeviyano, etc.

Viennent ensuite les caricatures et les satires dont les Andalous font les frais, et où ils sont invariablement représentés comme des bravaches; fanfarons, matamores, etc..; par exemple el Maton (le fier-à-bras) de Andalucía, el Tremendo (le Terrible); -el Valenton del Perche) (le cravache du Perchel, un faubourg de Malaga),- et Leon Andaluz (le Lion andalous), la Vida del Valiente Manolito Gazquez de Andalucia, où l'on raconte les exploits de ce Gascon de l'Espagne; exploits qui ne le cèdent en rien à ceux du célèbre Monsieur de Crac.

Il y a encore les chansons populaires destinées à accompagner les danses, telles que les Coplas de Seguidillas, - le Tango americano, - les Habaneras, - el Cantor de las Hermosas (le Chanteur des belles), - les Jotas, -la Gatatumba; puis une grande variété de sainetes populaires, de tonadillas et d'entremeses , qui sont à peu près la même, chose sous des noms différents. A propos du sainete, faisons remarquer de nouveau que ce mot est toujours masculin, et ne prend jamais d'y grec. Cela soit dit en passant pour ceux qui sous prétexte de couleur locale, impriment tous les jours: une sainette ou une saynète.

Si nous ajoutons à cette énumération quelques sujets d'actualité, quelques noëls ou cantiques religieux, et un assez bon nombre de pièces en catalan et en valencien, nous croirons avoir donné un tableau assez exact de l'imagerie populaire et de la littérature des rues en Espagne, deux choses qui tendent du reste à perdre chaque jour leur caractère national, et qui finiront par disparaître avant peu, comme les danses et les costumes.

Les églises de Saragosse: la Seo. - Nuestra Señora del Pilar - Le Pilier, et les fidèles. - Les femmes à l'église. - Image et scapulaires.- Les fêtes-de Notre-Dame del Pilar.- Devotion à la Vierge. - Les saints populaires en Espagne. San AntonLes panecillos . - Pourquoi on met le saint dans un puits. - San Juan de Dios, San Pedro et San Roque. - San Sebastian - La vie de saint Benoît mise en seguidilles.

Saragosse a deux églises principales: la Seo et Nuestra Señora del Pilar. La Seo est un immense édifice fort ancien:, mais qui a été impitoyablement modernisé. L'intérieur renferme un immense retable gothique, le plus grand sans doute qui existé en Espagne. Il est en albâtre peint et doré, du travail le plus exquis C'est dans la Seo que fut enterré cet infant Don Baltazar, fils de Philippe IV, dont le portrait fut peint tant de fois par Velasquez. Nous recommandons aux ama teurs de faïence le pavement de la Sala Capitular composé d'azulejos d'un très joli effet ; il n'existe rien en Espagne d'aussi Important en ce genre.

Passons à Notre-Dame del Pilar, située, comme la Seo, sur le bord de l'Èbre. L'extérieur est dans le goût du dix-septième siècle, et la toiture, avec ses tuile vernissées bleues, jaunes, blanches et vertes, produit un effet assez singulier, mais d'un goût douteux. La Vierge du Pilar est sans contredit la plus renommé de toute l'Espagne. Son nom vient du pilier qui supporte l'image vénérée, et sur lequel la Vierge descen dit du ciel. La chapelle du Pilar supportée par de colonnes de marbre rouge avec bases et chapiteaux bronze doré, forme comme une église dans la cathédrale ; la statue miraculeuse, couverte de riches vêtements, est placée sur son pilier de marbre; elle est et bois résineux, et l'encens et la fumée, des cierges l'on noircie depuis des siècles

 Morena es la Magdalena

Y la Virgen del Pilar.

 « La Madeleine est noire, dit la copla populaire, Et, la Vierge du Pilar aussi »

Du côté de l'autel, se trouve une petite niche au centre de laquelle est pratiquée une petite ouverture ovale entourée d'un fort cadre de bronze. Cette ouverture laisse voir le bas du pilier; cadre et pilier sont usés par les baisers des fidèles, comme à Rome le pouce du pied de saint Pierre; le pilier est même devenu concave à cet endroit.

Devant l'autel, s'élève une balustrade d'argent à hauteur d'appui; c'est sur les marches de marbre qui précèdent cette balustrade que de nombreux fidèles viennent incessamment s'agenouiller; nous remarquâmes des paysans aragonais et des femmes qui baisaient ces marches à trois reprises. Les fidèles ne se retirent jamais sans avoir jeté une pièce de monnaie dans l'espace compris entre la balustrade et l'autel; les sacristains viennent de temps en temps les ramasser. Le trésor de Nuestra Señora del Pilar,, enrichi par la piété de plusieurs générations, fut longtemps cité pour sa richesse; nous dirons plus loin comment ce trésor à été naguère vendu publiquement.

Dans les autres parties de l'église, beaucoup de femmes étaient assises sur les dalles, à la mode espagnole. Mme d'Aulnoy assure que cet usage existait même en dehors des églises « Nous étions plus de soixante dames dans cette galerie.... Elles étoient toutes assises par terre, les jambes en croix sous elles. C'est une ancienne. habitude qu'elles ont gardée des Mores.... Elles portent toujours un éventail, et soit l'hiver ou l'esté, tant que la messe dure, elles s'éventent sans cesse. Elles sont assises dans l'église sur leurs jambes, et prennent du tabac à tous moments, sans se barbouiller comme l'on fait d'ordinaire, car elles ont pour cela, aussi bien qu'en toute autre chose, des petites manières propres et adroites. »

On vend à la porte du temple et dans plusieurs rues de la ville des images et des scapulaires de N.S. del Pilar de Zaragoza, imprimés sur papier, ou sur soie, qui portent invariablement l'avis suivant: Rezando una A. M. delà desta S. I. se gana 8120 dias de Indul (En récitant un Ave Maria devant cette Sainte Image, on gagné 8120 jours d'indulgence). Quand on récite à l'heure même où Maria Santisima vint en chaír et en os (en carne mortal) à Saragosse, on gagne 9120 jours. Outre ces images, on vend chez tous les orfèvres de la Calle de la Platería des vierges du Pílar de toutes dimensions en argent, et même en or.

Nous avons déjà dit combien était grande la dévotion pour le Pilar; on sait que les Espagnols en ont fait un gracieux nom de femme. On attribue à la Vierge de nombreux miracles, comme le montrent de nombreux milagros (ex-voto) en argent, en cire, etc.…. représentant différentes parties du corps, telles que. bras, jambes, mains, pieds, seins, yeux, etc…Le cardinal de Metz, qui séjourna à Saragosse en 1649, raconte dans ses Mémoires qu'il vit un homme dont la jambe, ayant été coupée, repoussa après qu'il eut touché la sainte image. C'est le 12 octobre qu'on célèbre l'anniversaire de la descente de la Vierge. Les fêtes du Pilar attirent à Saragosse une foule extraordinaire: il y a deux corridas de toros. Il y a quelques années, deux espacias furent tués par les taureaux dans une même course.

Notre-Dame del Pilar est célébrée dans de nombreuses chansons et jotas populaires; nous ne citerons qu'un seul couplet. Une jeune fille invoque la Vierge pour son fiancé, qui est marin :  .

A la cabecera tengo

Una Virgen del Pilar,

A la que me encomiendo

Cuando estás en el mar.

« J'ai mis à mon chevet - Une Vierge du Pilar, - A laquelle je me recommande, - Quand tu es sur mer. »

 Du reste, il n'est guère de Vierges, en Espagne, auxquelles ne soient dédiés un certain nombre de couplets ; comme la Virgen de la Victoria, celles de la Soledad (de la Solitude), del Amparo (de BonSecours), de los Remedios; del Basana (du Chapelet), de los Dolores, et bien d'autres encore, dont on a fait des norias de femme, comme de la Vierge du Pilar. Beaucoup de gens du peuple, en Espagne comme dans certaines provinces d'Italie, invoquent la Vierge dans toutes sortes de cas comme une patronne spéciale. Parfois leur dévotion s'égare d'une façon singulière. « Un respectable prêtre, dit l'auteur du Cancionero popular, m'a assuré avoir entendu un fameux contrebandier et baratero de Malaga raconter, avec le plus grand sang-froid, comment il avait tué son adversaire « Je me recommandai à la Virgen de la Victoria, et je lui appliquai une puñalada telle, qu'il n'eut même pas le temps de dire, Jésus ! »

De la Vierge aux saints, la transition est toute naturelle; nous dirons donc aussi quelques mots de plusieurs saints dont là nom est très populaire en Espagne, soit en raison des miracles qu'on leur attribue vulgairement, soit en raison des chansons, quelquefois grotesques, où le peuple les fait figurer.

Nous commencerons par saint Antoine abbé, qu'on appelle vulgairement San Anton. On l'implore dans plusieurs cas;, mais c'est comme patron des quadrupèdes qu'il est surtout connu. Le jour de la fête du- saint, on. amène,. des environs les chevaux, les mulets, les ânes, tout enrubannés, devant l'église de Son Antonio Abad, à Madrid; .;on vend là de petits pains d'orge, panecillos., bénits par un prêtre, et portant le portrait du saint d'un côté, avec, une croix de. l'autre. Un prêtre bénit aussi l'orge qu'on apporte, et une fois que les animaux en ont mangé, ils sont à l'abri de toutes sortes de maladies. On en vend encore dans la Calle Hortaleza. La rue, toute pavoisée, est pleine de petits marchands ambulants qui crient les vrais petits pains du saint, - « los legítimos panecillos del Santo, » au citron et à la cannelle, - « de limon y canela, que ricos ! »

Le même saint passe aussi pour protéger tout particulièrement les cerdos, ces utiles animaux auxquels on doit. les jambons et les saucissons; il protège également les maisons de bienfaisance , qui mettent en loterie deux cerdòs; l'un est exposé dans la rue de Tolède, et l'autre à .la Puerta del Sol. Les billets coûtent quatre cuartos (treize centimes) , :et pour cette faible somme vous pouvez gagner au bout de deux mois, si saint Antoine vous protége, un superbe animal du poids de vingt arrobas, c'est-à-dire prés de trois cents kilogrammes. .

Il paraît que San Antonio rend aussi des services aux jeunes pilles qui sont en quête d'un fiancé; et vraiment, c'est par elles que nous aurions dû commencer. Seulement, elles se servent d'un moyen assez singulier, bien que des plus faciles à employer: elles prennent tout simplement une image du saint, qu'elles descendent au fond. d'un puits, en lui disant: «Tu resteras là jusqu'à ce que j'aie mon fiancé! »

Qu'on ne croie pas que nous inventions rien: si étrange qu'elle puisse paraître, la coutume existe - nous n'en voulons: pour preuve que ce couplet populaire bien connu, adressé à une jeune fille qui ne trouve pas de prétendant

 ¿ Fuiste tú la que metiste

A san Antonio en un pozo,

Y lo hartaste de agua,

Por que saliera un novio?

 « N'est-ce pas toi qui mis Saint-Antoine dans un puits. - Et qui l'abreuvas d'eau - Pour qu'il te fit trouver un fiancé ?»

Cet excellent saint ne borne pas du reste son pouvoir à procurer des fiancés; il parait qu'il sait encore les retrouver quand ils sont égarés

 Mi amante se perdió anoche,

¡ Buscádmelo, santo mio!

 « Mon fiancé s'est perdu hier soir, - Cherchez-le-moi, mon saint! »

Voici encore deux autres coplas qui pourraient nous faire croire que saint Antoine est également imploré par les femmes en d'autres circonstances; c'est d'abord la supplique des laides contre les belles :

 Todas las feas del mundo

Sejuntaron una tarde,

A pedirle á san Antonio

Que las bonitas se acaben.

 « Toutes les femmes laides du monde -Se réunirent un soir, - Pour demander à saint Antoine - Qu'il n'y en eût plus de jolies.»

 

Vient ensuite la prière de celles qui comparent le saint à un bouquet de fleurs, pour obtenir de lui les couleurs qui leur manquent

San Antonio bendito,

Ramo de flores,

A las descoloridas

Dáles colores.

 « Saint Antoine béni, - Bouquet de fleurs, - A celles qui sont pâles, - Donne-leur des couleurs.»

L'histoire de saint Antoine plongé dans un puits nous remet en mémoire un usage des plus singuliers, pratiqué dans quelques villages, à. l'occasion de la fête de saint Jean. Cette fois-ci, par exemple, ce n'est pas le saint qu'on met dans l'eau, bien qu'il soit toujours question d'une jeune fille à la recherche d'un fiancé. La muchacha doit, à l'heure où minuit sonne, se plonger la tête dans une fontaine, moyennant quoi elle ne peut manquer de trouver son novio dans le courant de l'année. Il faut dire que cette immersion se fait le plus souvent par plaisanterie, mais non, suivant toute apparence, sans une secrète arrière-pensée de réussite.

Quant à saint Jean de Dieu, nous ne savons si on l'invoque pour des cas particuliers; mais, ce qu'il y a de certain, c'est que quelques couplets populaires le traitent d'une façon fort peu révérencieuse: témoin celui-ci, qui nous le montre grimpé dans un figuier, et visant une figue avec son tromblon :

 Estaba san Juan de Dios

Subido en una higuera,

Con un retaco en la mano,

Apuntando á una breva.

 Il y a une variante, où le figuier est remplacé par un chêne-liège, - alcornoque, et où saint Roch, San Roque, remplace la figue, sans doute pour satisfaire à la rime:

 Estaba san Juan de Dios

Subido en un alcornoque,

Con un retaco en la mano,

Apuntando á san Roque.

 Chose étrange dans un pays religieux et catholique comme l'Espagne, on ne saurait croire le nombre de chansons de ce genre qui circulent parmi le peuple, et où bon nombre de saints du paradis sont traités de la manière la plus grotesque. Voici maintenant le tour de saint Pierre; qui est toujours représenté, comme chacun le sait, sous les traits d'un vieillard chauve.

 San Pedro, como estaba calvo,

Le picaban los mosquitos,

Y sa madre le compró

Un sombrero de tres picos.

 « Saint Pierre, qui était chauve, - Était piqué par les moustiques, - Et sa mère lui acheta - Un chapeau à trois cornes. »

On a encore remplacé les deux derniers vers par les suivants:

Y su madre le decia :

Ponte el gorro, Periquito!

 « Et sa mère lui disait . - Mets ton bonnet, Pierrot! »

Le quatrain suivant doit remonter, suivant toute apparence, au temps de Charles-Quint:

Carlos Quinto subió al cielo,

A pedirle à Dios la España,

Y le respondió San Pedro

¿ Quieres que te rompa el alma?

 « Charles-Quint monta au ciel - Pour demander à Dieu de lui donner l'Espagne, - Et saint Pierre lui répondit - Veux-tu que je te rompe l'âme »

Ce couplet est très connu dans toute l'Espagne ; seulement, depuis la guerre de l'Indépendance, on a substitué au nom de Charles-Quint celui de Napoléon.

Voici maintenant le tour de saint Michel

 En San Miguelito el alto

Un albañil se cavó

Y el santo hizo Un milagro,

Que del suelo no pasó.

 « A Saint-Michel-le-Haut, - Un maçon se laissa choir, - Et le saint fit un miracle - Il ne dépassa pas le pavé. »

 

 « Glorieux saint Sébastien. - Tout criblé de flèches, - s'écrie ailleurs un homme marié, - Que mon ame soit comme la tienne - Et comme ton corps, celui de ma belle-mère! »

Glorioso San Sebastián,

Todo lleno dé saetas

Mi alma como la tuya,

Como tu cuerpo, mi suegra!

 Nous n'en finirions pas avec les chansons populaires sur les. Saints. citons seulement encore, pour abréger, saint Ambroise et sa carabine: - la carabina de san Ambrosio; sainte Marguerite, surnommée la pleurnicheuse: santa Rita la llorona; - santa Lucía, qui guérit les maux d'yeux, san Rafael, san Alejo (saint Alexis), et bien d'autres encore, sans préjudice de Noé, de Salomon, et du padre Adam.

On, se tromperait si l'on croyait qu'il y a dans ces chansons populaires la moindre idée d'impiété: plus d'une fois des prêtres et des moines donnèrent l'exemple de compositions de ce genre; c'est ainsi que, vers le milieu du siècle dernier; un chanoine régulier de Saint Augustin, D. José Joaquin de Benegasi y Lujan, eut l'idée de mettre en séguidilles comiques - seguidillas jocosas - la vie de saint-Benoît de Palerme. Il y a de curieux traits contre les moines; l'auteur nous dépeint leur vie au couvent

 En fin la union de todos

Fué tan notable,

Que algunos preguntaban

¿ Son estos frailes ?

 « Enfin l'union de tous - Fut si remarquable, - Que quelques-uns demandaient - Sont-ce bien la des moines? »

Plus loin, le bon chanoine parle des miracles du saint, qui vient de guérir une folle

 Dió juicio á cierta loca,

¡ Raro portento !

Y et marido decia :

¿ Si sera cierto ?

¡ Mi. muger cuerda !

¡ Mi muger buena, padre !

¡ Mi muger buena !

 « Il rendit la raison à certaine folle, - Rare prodige! - Et le mari disait: - Est-ce bien pour de bon ? - Ma femme est raisonnable! - Ma femme est bonne, mon père! - Ma lemme est bonne ! »

Dans une certaine circonstance, il fut donné à San Benito de voir les onze mille Vierges, tandis que bon nombre d'autres moines qui étaient à côté de lui ne voyaient rien du tout.

 No las vieron los padres,

Y no me admiro,

Porque once mil doncellas

¿ Quién las ha visto!

¿ Quién ha logrado

El ver tantas. y juntas

No siendo santo ?

 - Les moines ne les virent pas, - Et je n'en suis pas étonné, - Car onze mille vierges, - Qui les a jamais vues ? - Qui a été assez heureux - Pour en voir autant réunies - A moins d'être un saint ? »

La vente publique du-trésor de Notre-Dame del Pilar. - Plus de cinq cents bijoux, - Les taureaux d'argent de Pepe Hillo, et de Cachares. - Quelques mots sur la Curiosité au point de vue espagnol. - L'Orfévrerie religieuse et civile - Les Plateros.- Les Nielles. - Les Esmaulx de la façon d'Espaigne . - L'Argenterie de table et les meubles d'argent massif. - Les Épées et les Armures. - La Damasquine - Les Azulejos et les faïences. - La Porcelaine. - La Verrerie. en Espagne. - Les Mosaïques. - La Sculpture en bois. -Les Ivoires. - L'ancien Ameublement ment espagnol: les cabinets sculptés; les escritorios Pargueños; les escaparates. - Les Tissus arabes et espagnols, les Soieries et les Tapisseries, les Broderies et le Point d'Espagne - Les Bordadoxes de Imaginaria - Les Amateurs espagnols d'autrefois. - Les Anticuarios et les antigüallás. Les Amateurs il y a vingt ans, et ceux d'aujourd'hui. - Les marchands d'antiquités en Espagne.

Pendant notre séjour à Saragosse, au printemps de 1870, eut lieu dans cette ville une vente publique des plus intéressantes, qui fit à cette époque grand bruit en Espagne. Il s'agissait des bijoux de Notre-Dame del Pílar que le cabildo (chapitre) s'était décidé à aliéner, afin de se procurer les fonds nécessaires pour la continuation des travaux du temple, interrompus depuis la fin du siècle dernier. Un double catalogue, en bon espagnol et en mauvais français, avait été envoyé dans les principales villes de l'Europe, de manière que, 1er mai, la Sala Capitular, où se faisait la vente, était remplie d'amateurs et de marchands étrangers, accourus des quatre points cardinaux pour se disputer, les bijoux offerts depuis des siècles à la célèbre Vierge del Pilar. Le musée de South-Kensington de Londres avait même envoyé un représentant, qui acheta un bon nombre d'objets.

Le catalogue comprenait en tout 523 bijoux, parmi lesquels une cinquantaine, tels que pendants, reliquaires, médaillons, croix, etc., dataient du seizième siècle. Le reste se composait d'un grand nombre de bagues, bracelets, colliers, chaînes, montres, chapelets, boucles d'oreille; épingles, etc. Il y avait même des éventails, des coffrets, des chandeliers, des pommes de canne, et jusqu'à des peignes en or ou en argent, ainsi que toutes sortes d'ex-voto, têtes, jambes, mains, pieds, yeux, bustes, doigts, coeurs, etc., sans compter une vingtaine de Vierges del Pilar. Mentionnons encore deux lots assez curieux: des taureaux d'argent offerts par les espadas les plus célèbres que l'Espagne ait possédés: Pepe Hillo, dont nous avons raconté la fin tragique, et Cuchares, le beau-père du Tato.

La vente, qui aurait exigé deux jours à Londres, et le double à Paris, dura près de quinze jours à Saragosse, grâce à la lenteur avec laquelle opéraient les membres du Chapitre: le président, qui faisait l'office de commissaire-priseur , commençait par demander si l'on donnait le prix de l'estimation: Dan la tasa? Quand- il était couvert, il s'écriait: La tasa dan! (on donne le prix !), puis pour chauffer les enchères: A la una! (une fois!) – A las dos ! (deux fois!) - Que se va à rematar! (on va adjuger!) - Puis enfin: A las tres! (trois fois !) -Et en disant ces mots, le président agitait sa sonnette, signal de l'adjudication.

Citons parmi les lots les plus importants une décoration française du Saint-Esprit, du siècle dernier, ornée de brillants, qui atteignit 312 500 réaux (le réal vaut 26 centimes), - un collier et un. diadème, chacun environ 100 000 réaux, - une grenade en or émaillé, excellent travail espagnol du milieu du seizième siècle, attribué naturellement à Benvenuto Cellini, achetée par un habitant de Saragosse, - une très belle montre avec sa châtelaine en émail de Paris, adjugée à un amateur parisien; - une autre, qui fait partie aujourd'hui de la collection de M. Spitzer, etc.. Le total de la vente approcha, si nous avons bonne mémoire, de la somme respectable de deux millions de réaux.

A propos du trésor du Pilar, nous dirons ici quelques mots de la Curiosité au point de vue espagnol, et nous commencerons par l'orfèvrerie, qui en forme une des branches les plus anciennes et les plus intéressantes.

Les premiers monuments connus remontent aux Visigoths, qui régnèrent environ trois cents ans en Espagne, à partir du commencement du cinquième siècle. Les couronnes d'or de Guarrazar, qu'on voit au Musée de Cluny et à l'Armeria de Madrid, donnent une idée de l'état avancé de cet art; les plus belles datent des années 621 à 672. Pendant les trois siècles qui suivirent l'invasion des Arabes, les Asturies et la Galice, les seules provinces restées indépendantes, possédèrent des orfèvres qui suivirent les traditions de l'art visigoth. Les plus beaux spécimens de ce genre existent dans les cathédrales d'Oviedo et de Santiago.

A partir du onzième siècle, le style change ; parfois il se ressent de l'influence arabe. Les pièces de cette époque sont rares; citons le bel autel recouvert de pla ques d'argent dans la cathédrale de Gerona. Jusqu'à la fin du quatorzième siècle, on ne connaît que très peu de noms de plateros ; au- siècle suivant, ils sont plus nombreux, et leurs ouvrages ne diffèrent guère de ceux des orfèvres des autres pays, sauf peut-être par une surabondance d'ornements. Les églises d'Espagne sont encore riches en travaux de cette époque, malgré les nombreuses fontes qui eurent lieu à différentes époques, notamment lors de la réaction contre le style gothique, malgré celles qui ont encore lieu aujourd'hui, et malgré les pertes regrettables que l'invasion leur fit subir sous le premier Empire. La custodia de Tolède, et un grand fauteuil à X, en argent doré, que possède la Seo de Barcelone, sont de véritables chefs d'oeuvré du quinzième siècle. Dès le quatorzième siècle les plateros, réunis en gremios ou corporations, poinçonnaient leurs ouvrages; chaque pièce portait ordinairement trois poinçons: celui de la ville, comme par exemple ‘bar’, pour Barcelone, celui du maître, et celui du contraste, ou contrôle.

Au seizième siècle, l'orfèvrerie espagnole prend un développement extraordinaire: les Arfe, les Becerril, les Benavente, et bien d'autres encore, se rendent célèbres. par les splendides travaux qu'ils exécutent pour les églises; puis viennent les Italiens, comme Jacopo da Trezzo, et la famille des Leoni, qui travaillèrent pour plusieurs rois d'Espagne. Nous avons de cette époque d'élégantes pièces d'orfèvrerie civile, telles que les joyas du trésor de Notre-Dame del Pilar, bijoux que la routine fait souvent attribuer à Benvenuto Cellini. Ces jo yas sont ordinairement émaillées sur or.

L'art de l'émail date de loin en Espagne, comme le montrent plusieurs anciens inventaires français, ou il est question dès le quatorzième siècle, des « esmaulx de la façon d'Espaigne » et des « esmaulx d'Arragon ». Les orfèvres espagnols du dix-septième siècle appliquaient encore sur l'argent les émaux translucides, comme le montrent les croix de Caravaca qu'on rencontre assez fréquemment.

L'art de nieller sur argent, très anciennement connu des Arabes d'Espagne, fut aussi pratiqué avec une grande habileté par les plateros des quinzième et seizième siècles. Nous nous bornerons à citer; la belle Custodia de Juan de Benavente, faite pour la cathédrale de Palencia, et que l'on y voit encore.

L'orfèvrerie religieuse au dix-septième siècle suit le mauvais goût de l'architecture. Il en est de même des bijoux: « Les pierreries, dit Mme d'Aulnoy, sont admirables, mais si mal mises en œuvre, que les plus gros diamants ne paroissent pas tant qu'un de trente louis que l'on auroit mis en oeuvre à Paris. »

On sait ce que les galions du Mexique apportaient en Espagne de métaux précieux. Nous avons déjà parlé de la prodigieuse quantité de vaisselle d'or et d'argent que possédait le due d'Albuquerque: on ne mit pas moins de six semaines à la peser et à l'écrire. Le duc de Lerma et d'autres seigneurs, espagnols n'étaient guère moins riches en ce genre. Outre l'argenterie de table, on avait des lampes à huit ou douze becs (velo nes), et des corbeilles, si lourdes, qu'il fallait quatre personnes pour les porter; le prince de Montéleon en possédait trente de ce genre. On voyait chez le duc d'Albuquerque quarante échelles d'argent qui servaient à monter sur les buffets. On avait même des tables, des braseros, et jusqu'à des caisses à orangers en argent, comme au château de Versailles.

Les bijoux religieux étaient fort à la mode en Espagne à cette époque, comme au siècle dernier, et il en est encore de même aujourd'hui. Ce sont des relicarios, des croix des médaillons, des rosarios (chapelets), des presentallas votos ou milagros (ex-voto), etc. « Les dames, dit la comtesse d'Aulnoy, portent des ceintures entières de médailles et de, reliquaires. Il y a bien des églises où il n'y en a pas tant ... Elles ne mettent jamais de collier; mais elles portent, des bracelets, des bagues et des pendants d'oreilles qui sont bien plus longs que la main.»

Mentionnons encore quelques bijoux particuliers, tels que les lazos, ainsi nommés parce qu'ils ressemblent à un noeud de rubans, les pendientes , boucles d'oreilles ordinairement très pesantes.

L'usage du filigrane, très ancien en Espagne, y est encore répandu: il vient certainement des Arabes, qui l'employaient non seulement dans leurs bijoux, mais dans les épées et jusque dans les casques, comme le montre une très belle salade du quinzième siècle, à l'Armeria de Madrid. Le musée de South-Kensington, dont la collection de bijoux espagnols anciens et modernes monte à près de quatre cents objets, possède quelques bijoux hispano-arabes.

L'histoire des armes, en Espagne, qui est encore à faire, exigerait un volume. Nous avons déjà dit ici quelques mots du cultrum toledanum et des fameuses lames de Tolède, ainsi que des « espies valentianes » et des « poignards saragossoys » Séville, Barcelone, Cuenca, Mondragon, etc.., étaient renommées pour la fabrication des lames; Calatayud, Ocaña, Peñacerrada, Ajofrin, Valladolid, Bilbao, Tolosa, Pampelune, Ségovie, Guadalajara, Mayorque et d'autres villes encore étaient renommées pour leurs armes. Nous avons traité ce sujet avec plus de détails, notamment dans notre chapitre sur la fabrique de Tolède (t. XVIII, 465e liv.), où nous avons expliqué les causes de la décadence de l'art des armeros.

Les Mores de Grenade ornaient leurs épées avec un grand luxe: l'or, l'argent, l'émail, l'ivoire, y étaient employés avec un goût exquis. Citons comme les plus belles pièces connues en ce genre l'épée du marquis de Villaseca, à Madrid; celle du marquis de Campotejar, dans la Casa de Ms Tiros, à Grenade; enfin la splendide épée moresque léguée par le duc de Luynes au Cabinet des Médailles de Paris.

L'art de la damasquinure, originaire d'Orient, est très ancien en Espagne, où il conserve encore son ancien nom arabe ataujia, d'où vient le vieux mot français tauchie.

Dès le quinzième siècle, l'art de travailler le fer était arrivé en Espagne à un très haut degré de perfection. Les referas, - c'est ainsi qu'on nommait les patients artistes qui forgeaient et ciselaient les rijas ou grilles, soit pour les églises, soit pour les palais, - les rejeros étaient assez nombreux pour être organisés en corporations dans plusieurs villes. Bon nombre de ces rejas sont d'un travail merveilleux, qui approche parfois de la finesse de l'orfèvrerie. Burgos, Séville, Palencia, Tolède, Avila, Ségovie, Valladolid, et bien d'autres villes encore, possèdent de très belles rejas; mais la merveille du genre est la reja gothique de la cathédrale de Pampelune.

La céramique espagnole occupe une place distinguée dans les cabinets d'amateurs. Les azulejos des Arabes d'Espagne avaient atteint un haut degré de perfection à une époque où les faïences, du reste de l'Europe étaient encore grossières. Les belles faïences hispano- moresques aux brillants reflets métalliques sont également les premières en date. Dès le quinzième siècle, elles faisaient en France l'ornement des dressoirs princiers. Il y a douze ans déjà, nous avons fait connaître les centres les plus renommés de cette fabrication Malaga, Valence-Manises, Majorque, Barcelone, Murcie, Teruel, etc. Nous pouvons citer, parmi les plus belles pièces qui existent dans les collections privées, un magnifique vase de la. forme et de la dimension de celui de l'Alhambra, et un azulejo du quatorzième siècle, également à reflets, métalliques, de près d'un mètre de hauteur. Ces chefs-d'oeuvre de la céramique hispano-moresqueappartiennent à notre excellent ami Fortuny, ce grand artiste qui fait tant honneur à l'Espagne.

Nous avons déjà dit ici combien étaient importantes au seizième siècle les fabriques de Séville et de Talavera; on arrivera sans doute à mieux connaître leurs produits, qui ne sont pas encore parfaitement définis. Plus tard, la fabrique d'Alcora occupe le premier rang, et ses faïences, d'un goût français très prononcé, rivalisent avec celles de Moustiers, qui leur servirent de modèles. On. sait que cette fabrique appartenait au comte d'Aranda, ce ministre espagnol devenu presque parisien, l'ami de Voltaire, à qui il envoyait à Ferney un service de ses plus belles faïences.

L'Espagne a aussi ses porcelaines tendres et dures, celles de la fabrique du Buen Retiro, fondée en 1759 par Charles III, ont les mêmes mérites que les porcelaines de Capo di Monte, fabrique établie à Naples par ce prince dès 1736. Citons aussi en passant les porcelaines, peu connues des amateurs, d'Alcora et de Madrid.

Les verres espagnols sont aussi peu connus des amateurs que les verres français. Cependant les deux pays ont, eu très anciennement des fabriques importantes, dont les produits, grâce à la routine, sont confondus avec ceux de Venise. Dès l'époque romaine, on faisait du verre en Espagne: nous possédons une coupe antique trouvée à Palencia. Isidore de Séville, et plus tard les auteurs arabes, parlent de la fabrication du verre. Ces derniers mentionnent surtout, au treizième siècle, les verreries d'Almeria, de Murcie et de Malaga, qui devaient avoir beaucoup de ressemblance avec ces beaux « voirres de Damas » , si estimés au moyen âge, et aujourd'hui si recherchés par les amateurs. Les Arabes d'Espagne faisaient aussi des mosaïques de verre, al foseyfasà.

Dès 1455, les vidrieros de Barcelone étaient organisés en gremio ou corporation. Un auteur du quinzième siècle compare les produits de cette ville à ceux de Venise. Ceux de Cadalso de los, Vidríos (des verres), - une petite ville de la province de Madrid - et de Caspe (Aragon), étaient renommés dès le quinzième siècle. Plus tard d'autres localités, telles que Mataró, Cervelló, Almatret, Arenys de Mar, Tolède, Cebreros, San-Martin de Valdeiglesias, La Torre de Esteban Hambroz, Valmaqueda, La Granja, eurent aussi leurs verreries. Parmi une trentaine de verres des seizième et dix-septième siècles que nous avons rapportés d'Espagne, nous retrouvons les différents procédés employés à Murano: reticella, calcedonio, filigrana, avventurina, ghiacciato, etc.. Notons une particularité curieuse: quelques-uns de ces verres, bien que fabriqués d'après les procédés vénitiens, sont d'une forme purement arabe. Nous parlerons ailleurs de l'emploi curieux, et qui n'a pas encore été signalé, qu'on fit du verre, au quinzième siècle, dans certaines églises espagnoles. Il n'est pas question ici, bien entendu, des vitraux peints que nous ne comprenons pas dans ce rapide aperçu.

Il n'est peut-être aucun pays où la sculpture en bois ait atteint un aussi haut degré de perfection qu'en Espagne. Les entalladores des quinzième et seizième siècles mériteraient d'être plus connus hors de ce pays: les ouvrages de Diego de Siloé, de Philippe Vigarny (un Français qu'on appelait Felipe de Borgoña), de Berruguete, de Guillermo Doncel, et de bien d'autres grands artistes, sont encore dans les églises pour le prouver. De même que les orfèvres, ces entalladores travaillaient principalement pour les églises et les couvents; aussi les meubles de cette époque sont-ils rares. La sculpture en est souvent excellente, bien que les figures soient parfois trop courtes, mais la forme a. rarement l'élégance particulière aux meubles français de la Renaissance. Dès le commencement du seizième siècle, on faisait en Espagne des escritorios ou cabinets sculptés, composés de nombreux tiroirs, et supportés par une table plus ou moins ornée. Nous en possédons un qui porte la date de 1529. Le noyer, qui abonde dans le pays, était généralement employé; cependant les sculpteurs faisaient quelquefois venir du chêne de Hollande. Nous avons vu aussi, notamment en Andalousie, des sculptures des quinzième et seizième siècles en pin et en alerce, bois résineux qu'employaient souvent les Arabes, comme le montrent les belles portes de l'Alhambra.

Quelquefois, aux quinzième et seizième siècles, la marqueterie de bois de différentes couleurs (taracea) contribuait à enrichir les stalles et les meubles sculptés. Nous en avons vu de très -remarquables, ornés de figures et d'arabesques qui rappellent les travaux des intarsiatori de la Renaissance italienne. La marqueterie de bois, d'ivoire et d'argent était aussi appliquée sur différents meubles, notamment sur les fauteuils à X, sillas de tijera, et sur de petits cabinets d'un travail précieux.

Les Arabes d'Espagne savaient travailler l'ivoire d'une manière remarquable. Il existe dans les musées et dans les collections particulières quelques coffrets de différentes formes et d'un très beau travail, souvent ornés d'inscriptions en caractères coufiques, et dont quelques-uns remontent au dixième siècle. On en voit aussi qui sont ornés de figures d'hommes et d'animaux, malgré l'interdiction, du Coran. Nous en possédons deux de ce genre, dont les ornements offrent la plus grande analogie avec ceux de l'Alhambra.

Nous avons vu en Espagne de très belles croix chrétiennes en ivoire du douzième siècle, notamment celle de San Isidoro de Léon, aujourd'hui au Musée archéologique de Madrid. Particularité curieuse: plusieurs de ces croix sont couvertes d'ornements de style arabe, et sont évidemment l'ouvrage d'artistes musulmans. On voit également un assez grand nombre de christs, de vierges, de saints, etc.., d'une dimension extraordinaire, souvent ornés de peintures. Ces ivoires d'une basse époque, et d'un mauvais travail, ont été faits pour la plupart aux Philippines ou dans d'autres colonies espagnoles.

Disons aussi quelques mots de ces escritorios ou cabinets qui commencèrent à être en vogue vers la fin du seizième siècle. Les uns sont ornés de plaques d'ivoire ornées de gravures, comme les stipetti italiens, d'autres sont en ébène et en écaille, avec des bronzes dorés. « On apporte des Indes à Séville, dit Covarrubias, beaucoup d'ébène, dont on fait des cabinets (escritorios) et des tables (mesas) du plus beau travail. » La mode de ces meubles était venue d'Allemagne; c'étaient ces « cabinets d'Allemagne» ou de « Nuremberg » dont parlent Mme de Sévigné et Tallemant des Réaux.

Mentionnons encore de certains cabinets qu'on ne voit qu'en Espagne, où ils sont connus sous le nom de bargueños, parce que, suivant la tradition, ils se faisaient à Bargas (à deux lieues de Tolède), Ces meubles d'un goût baroque, surchargés de colonnettes d'os ou d'ivoire, avec plaques de nacre, le tout peint et doré, sont indignes d'entrer dans le cabinet- d'un homme de goût.

Les lits étaient: « ... tout de cuivre doré avec. des pommettes d'yvoire et d'ebeine ; le chevet garni de quatre rangs de petits balustres de cuivre très bien travaillez. » Ainsi s'exprime Mme d'Aulnoy, qui donne de très curieux détails sur l'ameublement somptueux des grandes demeures espagnoles du dix-septième siècle, « tendues de tapisseries toutes relevées d'or, meublées de velours cramoisy à fond d'or » avec le lit a de damas, or et vert, doublé de brocard d'argent, avec du point d'Espagne» ou « de velours, chamarez de gros galons d'or.... Il y avoit autour des draps un passement d'Angleterre de demie aûne de hauteur. » Des « tables d'argent, et des miroirs admirables, tant pour leur grandeur, que pour leurs riches bordures, dont les moins belles sont d'argent. Ce que j'ay trouvé de plus beau, ce sont des escaparates: c'est une espèce de petit cabinet fermé d'une grande glace, et rempli de tout ce qu'on. peut se figurer de plus rare.... Tous les meubles que l'on voit icy sont extrêmement beaux, mais ils ne sont pas faits si proprement que les nôtres.... Ils consistent en tapisseries, cabinets, peintures, miroirs, argenteries, broderies, statues... » Les appartements, de même que les églises, étaient ornés de lustres, arañas; dans l'État présent d'Espagne (1717), on parle d'un lustre de cristal si beau que, « celui que l'on voyoit dans le cabinet de feu Monseigneur n'a jamais approché de celui-là. »

L'art des tissus est très ancien en Espagne: dès le neuvième siècle, les Arabes l'avaient déjà porté à un très haut point. Plusieurs anciens auteurs arabes parlent des riches étoffes de soie aux brillantes couleurs, auxquelles travaillaient à Malaga, à Murcie, à Almeria, plusieurs milliers d'ouvriers. Les tapis de Murcie étaient également renommés, et s'exportaient dans différents pays. Nous avons déjà parlé, à propos de la fabrique royale de Santa-Barbara, des tapis d'Alcaraz et de ceux connus en France, au quinzième siècle, sous le nom de « tappis velus de l'ouvrage d'Èspoigne »; Aux seizième et dix-septième siècles, Tolède, Valence, Séville, Grenade, et d'antres villes encore, fabriquaient, de beaux tissus de soie. Vers le milieu du siècle dernier, une manufacture importante fut établie à Talavera de la Reina par des Français transfuges de Lyon, sous la protection d'un ministre espagnol.

Les anciens Bordadores de lmagineria (brodeurs de figures) des quinzième et, seizième siècles ont laissé de merveilleux ouvrages, qu'on peut encore admirer dans beaucoup d'églises d'Espagne. On connaît le nom de plusieurs de ces habiles bordadores, qui étaient de véritables artistes, et formaient un gremio, comme les plateros et les vidrieros dont nous venons de parler.

La place nous manque pour parler des Iluminadores, - de la gravure en Espagne, dont nous connaissons de curieux monuments datant du quinzième siècle; - de ces guadamciles ou « cuirs dorez » dont la fabrication était si florissante à Cordoue au seizième siècle, et qu'on envoyait encore à Paris sous Louis XIII; de ces « Cordouans de Ciudad-Rodrigo », de ce «beau poinct d'Espagne d'or et de soye, » et de bien d'autres objets qui font partie de ce qu'on appelle la Curiosité.

Disons seulement que le goût des choses d'art était répandu en Espagne dès le seizième siècle. Laissant de côté les souverains, dont les inventaires prouvent la richesse en ce genre, citons quelques particuliers, comme Hurtado de Mendoza, l'auteur présumé de Lazarillo de Tormes; Felipe de Guevara, Gentilhombre de boca de Charles-Quint. Au dix-septième siècle, le goût des tableaux était à la mode chez les plus grands personnages espagnols . le célèbre comte-duc d'Olivarès, qui fut l'ami et le patron de Rubens; le marquis de Leganes et les comtes de Monterey et de Lemos; les ducs de Medina-Celi et de Medina de las Torres, et d'autres encore, dont les galeries n'avaient de rivales que celles de Rome. Philippe IV avait déjà donné l'exemple en faisant acheter à Londres, par l'ambassadeur d'Espagne, les plus beaux tableaux de la vente de Charles II, tableaux., sur lesquels il demanda à Vélasquez un mémoire qui fut imprimé de son vivant: précieux mémoire qu'on croyait perdu, et qui vient d'être heureusement retrouvé[1] . Un des plus grands seigneurs d'Espagne faisait aussi acheter, à la vente de Charles Ier, des tapisseries de Flandres, exécutées d'après les cartons de Raphaël. Don Juan de Espina avait eu outre, au dire de Carducho, une collection de belles sculptures en ivoire. Un voyageur du dix-septième siècle parle encore de Lastanosa, qui passait, dit-il, « pour un des plus curieux de toute l'Espagne.... Il a dressé un cabinet, qui est un agréable théâtre de l'antiquité grecque et romaine; on y voit une. quantité de statues, de pierres anciennes, de vases, d'urnes, de lames (lampes?) de camayeux, et un ramas de monnoyes des vieux temps, de médailles et d'anneaux Aussi s'est-il si fort estudié sur toutes ces antiquailles, qu'il en a tiré un livre..., etc.. » Ponz mentionne deux amateurs de Madrid qui, vers la fin du siècle dernier, possédaient de belles faïences italiennes.

II y a vingt ans, l'anticuario ou recolector de antigualtas, était représenté dans les Españoles pintados por sí mismos, - un recueil de types nationaux, - comme un idiot, ou tout au moins un maniaque malpropre et mal vêtu, un fou ridicule vivant complètement en dehors de son siècle. « Comme tous les anticuarios, dit l'auteur, se ressemblent entre eux de même que les glands d'un chêne, il suffit, pour faire connaître cette classe, de tracer le portrait d'un seul individu.... Or l'amateur de tableaux ne possède que des mamarrachos, - d'affreuses croûtes, au bas desquelles il met le nom du Titien ou du Corrége; l'amateur d'armes, outre une des épées du Cid, place dans sa panoplies, à côté d'un fer du cheval de Santiago, les étriers d'un curé dé village, qu'il prend pour ceux que Scipion portait au siége de Troie (sic). Le collectionneur de médailles achète un vieux sou, - un cuarto segoviano, pour une des oboles que les anciens mettaient dans la bouche des morts. Un autre possède la clef de l'arche de Noé, les lunettes de Tobie, la harpe du roi David, la palette de saint Luc. Quant au bibliophile, on lui vend un livret de garçon d'auberge pour les comptes du Grand Capitaine.»

Nous doutons fort que ce tableau ait jamais été d'une parfaite exactitude; il rappelle assez du reste le portrait de l'amateur tel qu'on le représentait chez nous il n'y a pas très longtemps: avec une visière verte, une perruque, une queue, et une grosse loupe à la main.

Les choses sont bien changées aujourd'hui, et l'Espagne possède quelques amateurs qui ne ressemblent en rien au portrait ridicule dont on vient de lire la traduction. Nous avons en Espagne des amis qui savent recueillir, avec autant de goût que de discernement, non seulement les produits de l'art national, mais tout ce qui, depuis des siècles, a été apporté de l'étranger.

Quant au commerce des curiosités, il a pris depuis quelques années une certaine extension en Espagne, bien qu'il soit loin d'avoir la même importance qu'en France, en Italie et dans d'autres pays. Il n'y a guère de ville aujourd'hui qui n'ait au moins un marchand d'antiquités; seulement, comme ce commerce ne suffit pas à faire vivre son homme, celui qui l'exerce a la plupart du temps un autre métier: ainsi à Madrid, c'est un aubergiste; à Barcelone, un doreur ; à Valladolid, un pharmacien et. un photographe; à Tolède, un cordonnier; à Cordoue, un ébéniste; à Séville..., un barbier - naturellement - La plupart de ces merchantes demandent souvent, comme ailleurs du reste, dix fois la valeur de leurs bibelots: aussi ceux qui vont à la recherche des bonnes occasions, - a la caza de gángas, - risquent-il de n'être pas plus heureux que ceux qui vont chercher de bonnes lames à Tolède. Voici du reste ce que Théophile Gautier disait à ce sujet à son retour d'Espagne: « C'est à Paris que sont toutes les raretés, et si l'on en rencontre quelques-unes dans les pays étrangers, c'est qu'elles viennent de la boutique de Mlle Delaunay, quai Voltaire.... Les gens qui vont en Espagne pour acheter des curiosités sont fort désappointés: pas une arme précieuse, pas une édition rare, pas un manuscrit, rien »

 Baron Ch. DAVILLIER.
(La suite à une autre livraison.)



[1] Mémoire de Velazquez sur les tableaux envoyés à l'Escurial, traduit par le baron Davillier. Paris, 1873, Aubry.