Extrait du
"Voyage en Espagne de G.Doré et de Ch. Davillier en 1862"
les gravures de Gustave Doré bientôt sur ce site

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VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.

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GRENADE

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1862. – DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INEDlT DE M. CH. DAVILLIER.

 

De Grenade à Jaen. - La Sierra de Martos; les bandits; Jaen. - Les dormeurs en plein air; les paysans et leurs costumes.
Défense (le Jaen au quinzième siècle. - La cathédrale. - Le Santo Rostro

I

Le royaume de Grenade ne jouit pas encore des bien­faits des chemins de fer, et personne ne saurait dire le jour où les sifflements aigus de la locomotive viendront frapper les échos de la poétique cité des rois Maures. Peut-être, cependant, verrons-nous dans quelques an­nées les rails prendre la place de l'arrecife arabe, et de l'impraticable camino de Carretera, que les Espagnols appellent encore avec tant de justesse camino de Perdices, - un chemin bon pour les perdrix.
Il faut pourtant bien que les partisans quand même de la couleur locale se résignent à voir entrer dans la gare de Grenade, ô profanation 1 une machine toute neuve, construite exprès dans les ateliers du Creuzot; nous offririons volontiers de parier que la locomotive,la locomotora, s'appellera Boabdil, l'Abencerrage, et peut-être même, hélas l'Alhambra.
En attendant ces beaux jours, les touristes doivent se contenter de l'antique diligence, et ils savent se consoler de sa lenteur en contemplant l'interminable attelage de mules qui se déroule comme un immense serpent au milieu d'un nuage de poussière, et les prodigieux exer­cices de gymnastique auxquels se livre tout le long de la route l'infatigable zagal. Peut-être aussi quelques­uns ont-ils nourri le secret espoir d'assister une fois dans leur vie à ce drame de grand chemin qu'on appelle l'attaque de la diligence. Cette petite émotion nous a toujours été refusée; cependant nous avions acheté à Grenade une image à deux cuartos tout à fait séduisante représentant l'histoire de los famosos bandoleros de Andalucia; la diligence vient d'être arrêtée; on voit au premier plan le célèbre capitan Padilla, entouré des gens de sa partida, vêtus comme lui de l'élégant cos­tume andalou; la mante sur l'épaule et le trabuco à la main, il appelle d'un geste impérieux les voyageurs effrayés qui ouvrent leurs malles d'un air piteux; l'un se prosterne devant lui, d'autres vident leurs poches à ses pieds, le saluant jusqu'à terre, et. implorant merci.
Un autre avantage de la diligence espagnole pour ceux qui aiment l'imprévu, c'est qu'on ne sait jamais au juste, à moins de s'y prendre une semaine à l'avance, quel jour on pourra partir; il arrive même quelquefois lorsqu'il y a encombrement de voyageurs, par exem­ple, à l'époque des vacances ou dans la saison des eaux, qu'il est indispensable de retenir ses asientos au moins deux ou trois semaines à l'avance. C'est alors que les entreprises savent à merveille s'entendre entre elles pour rançonner sans vergogne et sans pitié les in­fortunés voyageurs, qu'elles traitent comme gens tail­lables à merci; de sorte qu'ils ont à choisir entre l'alter­native d'aller à pied, ou celle de payer pour leur place, comme il nous est arrivé, un prix dix fois plus élevé que celui de la première classe du chemin de fer.
Nous avions retenu depuis plusieurs jours, au bureau de la Acerra del Darro, trois places de cupe, - pro­noncez ce mot comme coupé en français, mais traduisez impériale ; - pour le vrai touriste, le cupe est la meil­leure place de la diligence espagnole; du haut de son poste d'observation, il ne perd rien des beautés de la route, et l'épais nuage de poussière qui s'engouffre dans l'intérieur s'élève rarement jusqu'à lui. Le moment du départ étant arrivé, la lourde machine s'ébranla et roula avec un bruit de ferraille sur le pavé raboteux des rues de Grenade; nous traversâmes la place del Triunfo et, laissant derrière nous la plaza de Toros, nous fûmes bientôt dans la campagne, nous retournant de temps en temps pour dire adieu à notre chère Grenade.
La route de Grenade à Jaen est très-accidentée et une des plus belles de l'Espagne; en quittant la ville, on rencontre à droite et à gauche du chemin quelques anciennes alquerias ou fermes moresques, abritées sous des figuiers au feuillage épais, et entourées d'énormes cactus et d'aloès aux tiges hérissées; bientôt les habitations deviennent plus rares, 9e pays prend un aspect plus sauvage; la verdure n'apparaît luxuriante que dans les vallons où un cours d'eau entretient la fraîcheur.
Nous atteignîmes enfin des régions montagneuses, au milieu desquelles la route monte en serpentant; il était nuit close quand nous traversâmes les contre-forts de la haute sierra de Martos, une des plus âpres montagnes de l'Andalousie. Notre lourd véhicule gravissait lente­ment les ramblas escarpées, bien qu'il fût à peu près vide, car la plupart des voyageurs, suivant notre exemple, étaient descendus pour gravir à pied ces montées qui semblaient ne devoir pas finir.
Quelques cigares et quelques paroles échangées nous avaient mis dans les bonnes grâces du mayoral : il nous fit voir sur le bord de la route la borne qui marquait la limite de la province de Grenade et de celle de Jaen, où nous venions d'entrer; lorsque j'étais jeune, nous dit-il, il n'aurait pas été prudent de traverser la sierra à pareille heure; on aurait pu y rencontrer quelques bandoleros, par exemple ceux dont le vaillant Ojitos était le chef; mais aujourd'hui l... Le mayoral vou­lait-il dire qu'aujourd'hui la police est bien faite et que les routes sont sûres ; ou bien pensait-il au bon temps? Nous ne savons; mais il nous sembla voir per­cer dans son exclamation un vague accent de regret. On aura beau faire, les bandits d'autrefois seront longtemps encore des héros populaires en Andalousie, et longtemps les gens du peuple en parleront avec une admiration mêlée d'envie.
Les gorges désertes que nous traversions se prêtaient admirablement, du reste, à des histoires de brigands; d'un côté de la route, c'était un précipice dont le fond se perdait dans les ténèbres; de l'autre côté, une haute muraille de rochers à pic se dressant au-dessus de nos têtes comme des obélisques gigantesques; quelquefois un bloc 'énorme, qui s'était détaché de la masse, sur­plombait au-dessus de la route, et semblait avoir été arrêté dans sa chute par la main d'un géant. Le vaste réflecteur de la diligence éclairait la scène de lueurs fantastiques : la lumière s'accrochait aux moindres as­pérités des rochers,' qui projetaient de grandes ombres se renouvelant sans cesse sous des formes différentes. Les dix mulets de notre long attelage faisaient scintiller leurs pompons et fanfreluches, les premiers en pleine lumière, les autres se perdant graduellement dans l'om­bre; le ciel, noir et orageux, ne laissait voir que de rares étoiles; si à un détour de la route, nous avions vu miroiter dans l'ombre quelques tromblons, semblables aux jeux d'orgues des églises espagnoles, la chose nous eût paru la plus naturelle du monde, et tout à fait en situation dans le sombre puerto de Arenas. Tel est le nom de cette gorge, peu faite pour rassurer les gens timides ou oré­dules qui croient encore aux brigands.
Nous arrivâmes à Jaen aux premières lueurs du jour; les rues et les places étaient silencieuses et désertes; quand nous disons désertes, nous nous trompons, car au pied des maisons d'assez nombreux groupes de dor­meurs se dessinaient çà et là sur le pavé, comme de grandes taches brunes : enveloppés dans leurs mantes couleur d'amadou, ces disciples de Diogène avaient passé la nuit à la belle étoile, avec la pierre pour matelas et leur coude pour oreiller; quelques-uns, réveillés par le bruit de ferraille de la diligence, ou espérant être chatouillés par les rayons obliques du soleil levant, soulevaient noncha­lamment leur tête , qui disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la mania. Cette coutume de dormir en plein air, très-répandue en Andalousie, s'explique faci­lement par la douceur du climat et par l'indifférence absolue des habitants en matière de confortable : c'est ce que notre mayoral appelait en plaisantant, dans son dialecte andalou, coucher à l'auberge de la lune, - al paraor e la luna.
Cependant un groupe de dormeurs, voyant que la di­ligence était bien garnie de voyageurs, s'était levé pour aller prendre position sur le poyo ou banc de pierre., du parador où nous nous arrêtions : c'était une famille com­posée du père, de la mère et de quatre enfants ; le père était aveugle, et son teint bronzé donnait à ses yeux blancs une expression des plus étranges.
« Hermano, lui dîmes-nous en laissant tomber quel­ques cuartos dans le sombrero calames qu'il nous tendait, hermano, - car en Espagne, ce pays de la vraie égalité, on donne le titre de frère aux mendiants, - comment avez-vous perdu la vue?
Et il nous raconta qu'il avait été soldat et qu'il était devenu aveugle à la suite d'un tabardillo, une variété du coup de soleil qui tue quelquefois un homme en quel­ques heures. La mère, jeune encore et d'une figure mé­lancolique, donnait le sein à deux jumeaux, tandis qu'un marmot presque nu dormait appuyé sur ses ge­noux, et que l'aîné, crépu et bronzé comme un négril­lon, se frottait les yeux avec sa chemise pour achever de se réveiller.
Jaen est située dans une position charmante, au pied de hauteurs couronnées de vieilles murailles mo­resques aussi rousses et aussi lézardées que celles de l'Alhambra; nous avons rarement vu des ruines sur­chargées d'une végétation aussi touffue : on croirait voir les fameux jardins suspendus de Babylone. Du haut de ces remparts on domine la ville, au-dessus de laquelle s'élève la masse imposante de la cathédrale, et, un peu plus loin, les montagnes de Javalcuz et de la Pandera, si rapprochées de Jaen qu'à certaines heures elles la oouvrent presque entièrement de leur ombre. Ces deux montagnes sont, pour les habitants de Jaen et d'une partie de la province, un thermomètre infaillible : les vents de sud-ouest, qui soufflent dans la contrée avec une violence extrême et qui sont suivis de pluies très­abondantes, amènent au sommet de ces montagnes des nuages épais qui offrent l'aspect de coiffures sur des têtes gigantesques; c'est ce qui a donné naissance à un ancien refran rimé très-populaire à Jaen, d'après lequel le mont Javalcuz a sa capuche et la Pandera sa montera (son bonnet) lorsqu'il doit pleuvoir, même contre la volonté de Dieu :
Le royaume de Grenade ne jouit pas encore des bien­faits des chemins de fer, et personne ne saurait dire le jour où les sifflements aigus de la locomotive viendront frapper les échos de la poétique cité des rois Maures. Peut-être, cependant, verrons-nous dans quelques an­nées les rails prendre la place de l'arrecife arabe, et de l'impraticable camino de Carretera, que les Espagnols appellent encore avec tant de justesse camino de Perdices, - un chemin bon pour les perdrix.
Il faut pourtant bien que les partisans quand même de la couleur locale se résignent à voir entrer dans la gare de Grenade, ô profanation 1 une machine toute neuve, construite exprès dans les ateliers du Creuzot; nous offririons volontiers de parier que la locomotive,la locomotora, s'appellera Boabdil, l'Abencerrage, et peut-être même, hélas l'Alhambra.
En attendant ces beaux jours, les touristes doivent se contenter de l'antique diligence, et ils savent se consoler de sa lenteur en contemplant l'interminable attelage de mules qui se déroule comme un immense serpent au milieu d'un nuage de poussière, et les prodigieux exer­cices de gymnastique auxquels se livre tout le long de la route l'infatigable zagal. Peut-être aussi quelques­uns ont-ils nourri le secret espoir d'assister une fois dans leur vie à ce drame de grand chemin qu'on appelle l'attaque de la diligence. Cette petite émotion nous a toujours été refusée; cependant nous avions acheté à Grenade une image à deux cuartos tout à fait séduisante représentant l'histoire de los famosos bandoleros de Andalucia; la diligence vient d'être arrêtée; on voit au premier plan le célèbre capitan Padilla, entouré des gens de sa partida, vêtus comme lui de l'élégant cos­tume andalou; la mante sur l'épaule et le trabuco à la main, il appelle d'un geste impérieux les voyageurs effrayés qui ouvrent leurs malles d'un air piteux; l'un se prosterne devant lui, d'autres vident leurs poches à ses pieds, le saluant jusqu'à terre, et. implorant merci.
Un autre avantage de la diligence espagnole pour ceux qui aiment l'imprévu, c'est qu'on ne sait jamais au juste, à moins de s'y prendre une semaine à l'avance, quel jour on pourra partir; il arrive même quelquefois lorsqu'il y a encombrement de voyageurs, par exem­ple, à l'époque des vacances ou dans la saison des eaux, qu'il est indispensable de retenir ses asientos au moins deux ou trois semaines à l'avance. C'est alors que les entreprises savent à merveille s'entendre entre elles pour rançonner sans vergogne et sans pitié les in­fortunés voyageurs, qu'elles traitent comme gens tail­lables à merci; de sorte qu'ils ont à choisir entre l'alter­native d'aller à pied, ou celle de payer pour leur place, comme il nous est arrivé, un prix dix fois plus élevé que celui de la première classe du chemin de fer.
Nous avions retenu depuis plusieurs jours, au bureau de la Acerra del Darro, trois places de cupe, - pro­noncez ce mot comme coupé en français, mais traduisez impériale ; - pour le vrai touriste, le cupe est la meil­leure place de la diligence espagnole; du haut de son poste d'observation, il ne perd rien des beautés de la route, et l'épais nuage de poussière qui s'engouffre dans l'intérieur s'élève rarement jusqu'à lui. Le moment du départ étant arrivé, la lourde machine s'ébranla et roula avec un bruit de ferraille sur le pavé raboteux des rues de Grenade; nous traversâmes la place del Triunfo et, laissant derrière nous la plaza de Toros, nous fûmes bientôt dans la campagne, nous retournant de temps en temps pour dire adieu à notre chère Grenade.
La route de Grenade à Jaen est très-accidentée et une des plus belles de l'Espagne; en quittant la ville, on rencontre à droite et à gauche du chemin quelques anciennes alquerias ou fermes moresques, abritées sous des figuiers au feuillage épais, et entourées d'énormes cactus et d'aloès aux tiges hérissées; bientôt les habitations deviennent plus rares, 9e pays prend un aspect plus sauvage; la verdure n'apparaît luxuriante que dans les vallons où un cours d'eau entretient la fraîcheur.
Nous atteignîmes enfin des régions montagneuses, au milieu desquelles la route monte en serpentant; il était nuit close quand nous traversâmes les contre-forts de la haute sierra de Martos, une des plus âpres montagnes de l'Andalousie. Notre lourd véhicule gravissait lente­ment les ramblas escarpées, bien qu'il fût à peu près vide, car la plupart des voyageurs, suivant notre exemple, étaient descendus pour gravir à pied ces montées qui semblaient ne devoir pas finir.
Quelques cigares et quelques paroles échangées nous avaient mis dans les bonnes grâces du mayoral : il nous fit voir sur le bord de la route la borne qui marquait la limite de la province de Grenade et de celle de Jaen, où nous venions d'entrer; lorsque j'étais jeune, nous dit-il, il n'aurait pas été prudent de traverser la sierra à pareille heure; on aurait pu y rencontrer quelques bandoleros, par exemple ceux dont le vaillant Ojitos était le chef; mais aujourd'hui l... Le mayoral vou­lait-il dire qu'aujourd'hui la police est bien faite et que les routes sont sûres ; ou bien pensait-il au bon temps? Nous ne savons; mais il nous sembla voir per­cer dans son exclamation un vague accent de regret. On aura beau faire, les bandits d'autrefois seront longtemps encore des héros populaires en Andalousie, et longtemps les gens du peuple en parleront avec une admiration mêlée d'envie.
Les gorges désertes que nous traversions se prêtaient admirablement, du reste, à des histoires de brigands; d'un côté de la route, c'était un précipice dont le fond se perdait dans les ténèbres; de l'autre côté, une haute muraille de rochers à pic se dressant au-dessus de nos têtes comme des obélisques gigantesques; quelquefois un bloc 'énorme, qui s'était détaché de la masse, sur­plombait au-dessus de la route, et semblait avoir été arrêté dans sa chute par la main d'un géant. Le vaste réflecteur de la diligence éclairait la scène de lueurs fantastiques : la lumière s'accrochait aux moindres as­pérités des rochers,' qui projetaient de grandes ombres se renouvelant sans cesse sous des formes différentes. Les dix mulets de notre long attelage faisaient scintiller leurs pompons et fanfreluches, les premiers en pleine lumière, les autres se perdant graduellement dans l'om­bre; le ciel, noir et orageux, ne laissait voir que de rares étoiles; si à un détour de la route, nous avions vu miroiter dans l'ombre quelques tromblons, semblables aux jeux d'orgues des églises espagnoles, la chose nous eût paru la plus naturelle du monde, et tout à fait en situation dans le sombre puerto de Arenas. Tel est le nom de cette gorge, peu faite pour rassurer les gens timides ou oré­dules qui croient encore aux brigands.
Nous arrivâmes à Jaen aux premières lueurs du jour; les rues et les places étaient silencieuses et désertes; quand nous disons désertes, nous nous trompons, car au pied des maisons d'assez nombreux groupes de dor­meurs se dessinaient çà et là sur le pavé, comme de grandes taches brunes : enveloppés dans leurs mantes couleur d'amadou, ces disciples de Diogène avaient passé la nuit à la belle étoile, avec la pierre pour matelas et leur coude pour oreiller; quelques-uns, réveillés par le bruit de ferraille de la diligence, ou espérant être chatouillés par les rayons obliques du soleil levant, soulevaient noncha­lamment leur tête , qui disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la mania. Cette coutume de dormir en plein air, très-répandue en Andalousie, s'explique faci­lement par la douceur du climat et par l'indifférence absolue des habitants en matière de confortable : c'est ce que notre mayoral appelait en plaisantant, dans son dialecte andalou, coucher à l'auberge de la lune, - al paraor e la luna.
Cependant un groupe de dormeurs, voyant que la di­ligence était bien garnie de voyageurs, s'était levé pour aller prendre position sur le poyo ou banc de pierre., du parador où nous nous arrêtions : c'était une famille com­posée du père, de la mère et de quatre enfants ; le père était aveugle, et son teint bronzé donnait à ses yeux blancs une expression des plus étranges.
« Hermano, lui dîmes-nous en laissant tomber quel­ques cuartos dans le sombrero calames qu'il nous tendait, hermano, - car en Espagne, ce pays de la vraie égalité, on donne le titre de frère aux mendiants, - comment avez-vous perdu la vue?
Et il nous raconta qu'il avait été soldat et qu'il était devenu aveugle à la suite d'un tabardillo, une variété du coup de soleil qui tue quelquefois un homme en quel­ques heures. La mère, jeune encore et d'une figure mé­lancolique, donnait le sein à deux jumeaux, tandis qu'un marmot presque nu dormait appuyé sur ses ge­noux, et que l'aîné, crépu et bronzé comme un négril­lon, se frottait les yeux avec sa chemise pour achever de se réveiller.
Jaen est située dans une position charmante, au pied de hauteurs couronnées de vieilles murailles mo­resques aussi rousses et aussi lézardées que celles de l'Alhambra; nous avons rarement vu des ruines sur­chargées d'une végétation aussi touffue : on croirait voir les fameux jardins suspendus de Babylone. Du haut de ces remparts on domine la ville, au-dessus de laquelle s'élève la masse imposante de la cathédrale, et, un peu plus loin, les montagnes de Javalcuz et de la Pandera, si rapprochées de Jaen qu'à certaines heures elles la oouvrent presque entièrement de leur ombre. Ces deux montagnes sont, pour les habitants de Jaen et d'une partie de la province, un thermomètre infaillible : les vents de sud-ouest, qui soufflent dans la contrée avec une violence extrême et qui sont suivis de pluies très­abondantes, amènent au sommet de ces montagnes des nuages épais qui offrent l'aspect de coiffures sur des têtes gigantesques; c'est ce qui a donné naissance à un ancien refran rimé très-populaire à Jaen, d'après lequel le mont Javalcuz a sa capuche et la Pandera sa montera (son bonnet) lorsqu'il doit pleuvoir, même contre la volonté de Dieu :

Cuando Javalcuz
Tiene capuz,
Y la Pandera montera,
Llovera aurique Dios no quiera.

Ce refran rappelle celui que nous avons déjà cité au sujet de la montagne de Parapanda, dans le royaume de Grenade. On sait que l'Espagne est la terre par excel­lence des proverbes : elle en a de tous les genres, pour les choses comme pour les personnes; il n'est guère de ville ou de province qui n'ait le sien; c'est ainsi qu'on appelle la province de Jaen : La Galicia de las Andalucias (la Galice de l'Andalousie); en effet, les Jaetanos ressemblent, sous beaucoup de rapports, aux Gallegos, qui sont considérés en Espagne exactement comme en France les Auvergnats.
Les paysans et les paysannes de la province de Jaen sont connus dans le pays sous le nom de Pastiris et Pastiras, qui nous parait dériver de pastores; en effet, la plupart vivent du produit de leurs pâturages et des travaux d'agriculture: Ceux que nous avons vus étaient en général d'un aspect robuste, et leur costume de cuir fauve contribuait beaucoup à leur donner un air tant soit peu farouche et rébarbatif; on assure, du reste, que les Jaetanos sont de fort braves gens et qu'ils pratiquent l'hospitalité à la manière antique ; pour notre part, nous avons eu à nous louer d'eux dans plus d'une occasion. L'habillement de cuir, qu'on appelle vestido de tesado, ou vestido de casador, se compose de botines ou grandes guêtres de cuir ornées de broderies en soie, laissant le mollet à découvert, et ornées de longs glands de cuir découpé en minces lanières, oomme on les porte dans les autres parties de l'Andalousie; le pantalon court, tombant jusqu'aux genoux, et la veste également courte, sont souvent brodés d'agréments, et de passementeries vertes ou rouges, et ornés de ferrets ou de gros boutons en filigrane d'argent ou de cuivre. L'ancien chapeau pointu à larges bords, orné de bouffettes de soie noire, a presque entièrement disparu et a été remplacé par l'inévitable sombrero calames, qui règne, avec quelques modifications, dans presque toutes les provinces d'Es­pagne.
La ville de Jaen, comme la plupart de celles d'Anda­lousie, existait dès le premier siècle de l'ère chrétienne ; Tite-Live donne de curieux détails sur le siége qu'elle soutint; elle ne possède plus aucun monument de l'é­poque romaine, mais on voit encore, dans le patio de Santa Magdalena et sur les murs de l'église de San Miguel, quelques fragments d'inscriptions qui portent son ancien nom latin d'Aurigis. Le nom de Jaen paraît venir des Arabes qui s'emparèrent de la ville dès le huitième siècle et la conservèrent jusqu'au milieu du treizième, époque à laquelle elle fut conquise par saint Ferdinand. On prétend que ce nom signifie fertilité; en ce cas, il serait parfaitement justifié : les environs de la ville sont fertiles et. Très agréables; le rio de Jaen-a conservé son nom arabe de Guadalfullon; il les arrose de ses eaux limpides, qui vont plus au nord se mêler à celles du Guadalquivir; les ruisseaux qui descendent des montagnes entretiennent constamment la fraîcheur dans de nombreux jardins plantés d'arbres fruitiers et de palmiers à la tige élancée.
Jaen était considérée autrefois comme la clef de l'An­dalousie et excitait la convoitise des rois de Grenade, qui tentèrent à plusieurs reprises, mais inutilement, de s'en rendre maîtres. Au commencement du quinzième siècle, elle soutint un siége fameux dont les romances populaires ont perpétué le souvenir; Reduan, un des généraux du roi de Grenade, avait promis à son maître de s'emparer de la ville en une nuit; le roi lui rappelle sa promesse; s'il tient sa parole, il lui donnera double paye, - paga doblada; s'il échoue, il le chassera du royaume de Grenade 
:

Reduan si se te acuerda
Que me diste la palabra
Que me darias a Jaen
En una noche, ganada;
Reduan, si tu lo cumples,
Darete paga doblada
Y si tu no lo cumpliesses
Desterrarte de Granada.

La ville est assaillie à l'improviste; toute la population est en grand émoi, et de toutes parts on sonne l'alarme pour annoncer l'attaque des Mores de Grenade

Muy rebuelto anda Jaen;
Rebato tocan a priesa,
Porque Moros de Granada
Les van corriendo la tierra.

Mais les vaillants chrétiens combattent avec furie ; les Mores découragés abandonnent l'attaque , et Jaen a la gloire de sortir victorieuse du combat, " car elle a su se défendre contre une immense multitude de Mores, et elle a fait un grand massacre de cette race de chiens. "

Con gloria queda Jaen
De la pasada pelea,
Pues a tanta muchedumbre
De Mores ponen defensa;
Grande matanza hicieron
De aquella gente perra.

Le romance qui célèbre la défense de Jaen remonte probablement au quinzième siècle; le dernier vers montre que si, depuis fort longtemps, les musulmans nous appellent chiens de chrétiens, les Espagnols pour­raient bien avoir pris l'avance pour traiter avec le même mépris les sectateurs de Mahomet.
Jaen, est le vrai type d' une ville du moyen âge, aux rues tranquilles et désertes ; il en est quelques-unes où n'arrivent guère les rayons du soleil, et où l'herbe pousse haute et plantureuse; parfois nous nous disions que nous étions peut-être les premiers à la fouler. Nous aimions à errer à l'aventure dans ces rues étroites et tortueuses, ou le' bruit de nos pas résonnait dans le si­lence, répété par les échos des murs. Les maisons, presque toutes peintes au lait de chaux, suivant l'usage arabe, ne' sont percées que de rares ouvertures•; de temps en temps nous nous arrêtions pour dessiner les sculptures d'un arceau moresque en fer-à-cheval, - de herradura, comme disent les Espagnols ; ou bien quel­que fenêtre gothique en ogive, au balcon de fer ouvragé, d'où retombaient. en grappes épaisses de ces plantes grasses aux fleurs rouges que les Andalous conservent dans des jarras de Andujar, élégants vases de terre dont cette petite ville a le monopole. Quelquefois la tête d'une brune Andalouse aux cheveux de jais se montrait tout à coup, encadrée par la verdure et les fleurs, et de grands yeux noirs nous regardaient d'un air timide et étonné; mais l'apparition n'était pas de longue durée, et il ne fallait rien moins que le crayon rapide de Doré pour fixer sur le papier une image aussi fugitive.
Un jour, en nous rendant à la cathédrale, nous nous amusâmes à noter les noms de quelques unes de ces rues, qui nous parurent tout à fait pittoresques ; nous nous rappelons, entré autres, la calle de la Mona, la rue de la Guenon, et le callejon Sucio; la ruelle malpropre; il nous sembla même que cette dernière n'était pas tout à fait indigne de son nom.
La cathédrale de Jaen perd plutôt qu'elle ne gagne à être examinée de près; comme le plus grand nombre des églises du midi de l'Espagne, elle a été bâtie sur les fondations d'une ancienne mosquée, dont il ne reste plus la moindre trace; les deux hautes tours qui dominent toute la ville et ont de loin un aspect fort imposant, sont malheureusement d'un goût très-critiquable. L'inté­rieur, assez grandiose du reste, est de cet abominable style churrigueresque dont les ravages se sont particu­lièrement étendus sur l'Andalousie vers le commence­ment du siècle dernier. Mais le véritable intérêt, la curiosité particulière de la cathédrale de Jaen, c'est une relique entourée, dans toute la province, d'une vénéra­tion extraordinaire, et qu'on appelle la Sainte Face, et Santo Rostro, ou simplement cl Santo, de même qu'à Padoue l'église sous l'invocation de saint Antoine' est désignée sous le nom d'il Santo, - le saint par excel­lence. Le Santo Rostro est le linge avec lequel, suivant la tradition, une sainte femme essuya le visage de Notre-Seigneur, ruisselant de sueur et de sang, lorsqu'il montait au Calvaire, et qui aurait conservé l'empreinte de ses traits; d'autres prétendent que c'est le suaire même qui fut placé sur le visage du Sauveur; plusieurs églises, et notamment Saint-Pierre de Rome, prétendent avoir l'honneur de posséder la précieuse relique ; quoi qu'il en soit, celle de la cathédrale de Jaen est telle­ment vénérée, que beaucoup de paysans en portent une petite copie suspendue à leur cou comme un scapulaire. La sainte image, qu'on expose aux regards du public trois fois par an, est entourée d'un grand cadre d'or orné de pierres précieuses d'une très-grande valeur, qui est conservé dans une boîte placée sur l'autel de la Capilla Mayor. Suivant une tradition très-répandue parmi le peuple, le Santo Rostro fut apporté de Rome, il y a plus de cinq cents ans, par saint Eufrasio, patron de Jaen, dont on nous fit remarquer la statue-dans une des chapelles de la cathédrale; saint Eufrasio, suivant la légende populaire, aurait fait le voyage de la Ville Éter nelle à Jaen monté sur les épaules du diable, particu­larité qui est rapportée_ par plusieurs écrivains du pays. Le sacristain nous assura que saint Ferdinand portait le Santo Rostro dans toutes ses expéditions guerrières, ainsi qu'une Vierge qu'il nous fit voir et qu'on appelle la Antigua. 11 est un grand nombre d'églises, en Es­pagne, qui possèdent une Vierge, soit en bois, soit en marbre, qu'on appelle ainsi, et qui, à cause de son anoienneté , attire particulièrement la vénération des fidèles. Nous ferons observer en passant, qu'on nous a montré dans bien des églises d'Andalousie d'autres Vierges en bois ou en ivoire, que le saint guerrier, au dire des sacristains, portait, également avec lui dans ses campagnes; de sorte que, s'il fallait ajouter foi à la tradition, il aurait toujours combattu accompagné d'un véritable musée ambulant.

Linarès et ses mines. -- Baeza la Nombrada; la légende de sainte Ursule et des onze mille vierges. - Ubeda. - Martos; la Peña; Ferdinand et Emplazado et les frères Crabapple; une citation devant le tribunal de Dieu. - Baena; le Cancionero. - Alcala la Real. - La Vega de Grenade; Garcilaso et le grand-maître de Calatrava. - Pinos Puente; Christophe Colomb et le messager d'Isabelle la Catholique.

Tout n'est pas rose dans un voyage en Espagne, sur­tout lorsqu'on a pris son parti, comme nous l'avions' fait, de parcourir les chemins peu frayés; or, il s'agis­sait pour nous, en quittant Jaen, de gagner la petite ville de Baeza. Nous avions frété, pour faire ce trajet d'une douzaine de lieues d'Espagne, une galère soi-di­sant acelerada; mais notre véhicule n'avait en réalité d'accéléré que le nom, et le calesero nous fit parcourir nos doce leguas avec une lenteur tout à fait digne d'un char mérovingien. Il employait en vain toutes les ressources de son éloquence, et les plus riches interjections usitées par les arrieros, sans préjudice des coups de fouet, des coups de bâton, et des petits cailloux habilement lancés dans les oreilles des malheureuses bêtes qui n'en pouvaient mais; en vain aussi chanta-t-il jusqu'au soir tout son répertoire de caleseras. Ces chansons an­dalouses, si, pleines d'entrain et de gaieté, nous firent prendre en patience une des routes les plus monotones et les plus tristes qu'il y ait en Espagne; notre calesero, dont plusieurs couplets obtinrent les honneurs inusités de bis, redoubla de verve et de brio, et nous arrivâmes sans trop d'ennui à Menjivar, une petite ville à quelques centaines de mètres du Guadalquivir.
Nous traversâmes la grande rivière, comme l'appe­laient les Arabes; la grande rivière n'est encore ici qu'un cours d'eau des plus molestes; mais en revanche, plus favorisée que l'Eurotas, elle est bordée de char­mants lauriers roses, verts et chargés de fleurs comme ceux du lac de Côme. La plaine est riante et fertile jus­qu'à Linarès, la ville des mines, au pied de la Sierra Morena : le fer, le plomb, et le cuivre surtout, abon­dent dans les flancs de la sombre sierra, fouillés en tous sens depuis plus de deux mille ans par les générations qui. s'y, sont succédé; le souvenir d'Annibal est resté po­pulaire ici, comme dans d'autres parties de la pénin­sule, et il existe encore d'anciens puits de mine qu'on appelle les pozos de Anibal. Le teint blême et l'air chétif des ouvriers disent assez combien le travail de ces mines est pernicieux pour la santé; cependant il n'est pas douteux qu'elles ne soient encore exploitées dans mille ans d'ici, après avoir vu des milliers de vic­times succomber à la peine.
. Nous partîmes sans regret de Linarès pour Baeza, qui en est éloignée de quelques lieues seulement, et nous passâmes à gué le Guadalimar, dont le nom est pure­ment arabe; on en peut dire autant des rivières de la contrée, comme le Guadalen, le Guadiana, le Guarrizaz, et en général de tous les cours d'eau de l'Andalousie et des provinces d'Espagne autrefois habitées par les Arabes.
Baeza est bâtie dans une situation charmante, sir un coteau assez élevé; c'est le vrai type d'une ancienne pe­
tite ville arabe d'Andalousie, avec ses murailles et ses tours hérissées de créneaux; c'était, à l'époque romaine, la Beatia Baetula, près de laquelle Scipion l'Africain pourfendit, si nous en croyons l'histoire, plus de cin­quante mille Carthaginois ; aussi Baeza est-elle très-fière de sa noblesse, comme le montre une inscription qui couronne les armes de la ville, et que nous nous amu­sâmes à copier sur les casas consistoriales : « Je suis Baeza la fameuse, royal nid de faucons; mes vaillants capitaines ont teint de sang l'épée des Maures de
Grenade. "

Soy Baeza la nombrada,
Nido real de gavilanes ;
Tiñen en sangre la espada
De los Moros de Granada
Mis valientes capitanes.

En 1239, la ville mauresque fut prise et saccagée par saint Ferdinand, roi de Castille et de Léon; les malheu­reux habitants fugitifs allèrent chercher un refuge à Grenade, où ils peuplèrent un quartier qu'on appela, l'Albayzin, - le faubourg des enfants de Baeza; l'Albayzin, nous l'avons dit précédemment, existe encore et est resté le quartier le plus pauvre de Grenade.
Gaspard Becerra, un des premiers sculpteurs espa­gnols de la Renaissance, naquit à Baeza en 1520; c'est sans doute de lui que sont des sculptures que nous re­marquâmes sur la puerla de Cordoba et sur celle de Ubeda; ces belles sculptures, dans le style moitié espa­gnol, moitié italien de Berruguete, accompagnent l'aigle à deux têtes aux ailes fièrement éployées, et le fameux  PLUS VLTRA,  devise de Charles-Quint.
Baeza revendique encore un autre titre de gloire. Des historiens espagnols affirment qu'elle a donné le jour à sainte Ursule et aux onze mille vierges ses compagnes, appelées aussi les vierges de Cologne parce que les Huns les mirent à mort près de cette ville; il est vrai que d'autres prétendent que la sainte était fille d'un prince de la Grande-Bretagne. Rien n'est plus obscur, du reste, que la vie de sainte Ursule; elle appartient bien plus à la légendé qu'à l'histoire : les uns prétendent que les onze mille vierges se réduisaient en réalité à une seule, parce que la compagne de sainte Ursule s'ap­pelait Undecimilla, mot qui signifie tout simplement en latin, onze mille. Suivant d'autres, l'erreur viendrait de la lecture fautive d'un passage d'un ancien manuscrit portant ces mots : S. VRSVLA et XI M. V., ce qui, au lieu de sainte Ursule et les onze mille vierges, signifierait seulement : sainte Ursule et onze martyres vierges.
Nous n'avons nullement la prétention de vider la ques­tion ; nous nous bornerons à faire observer que le Mar­tyrologe romain mentionne seulement sainte Ursule et ses compagnes, dont il ne détermine pas le nombre. Ce qui est certain, c'est que la légende de sainte Ursule est également populaire dans d'autres pays, notamment en Italie, comme le prouve la superbe suite de tableaux de Vittore Carpaccio qu'on admire dans une des salle du musée de Venise.
Ubeda n'est guère qu'à une lieue de Baeza, mais on nous avait fait une peinture si peu rassurante de la route qui relie ces deux villes, que nous résolûmes de faire cette excursion à pied, car nous n'avions été que trop ballottés et meurtris pendant deux jours de galère. Ubeda est certainement une des villes d'Andalousie où le ca­ractère arabe se soit le mieux conservé; on se demande, en parcourant ces rues étroites, tortueuses et escarpées, dont les vieilles maisons noires se rapprochent parfois au point de se toucher, on se demande pourquoi les habitants ne portent plus le costume arabe, et il semble que l'albornoz blanc du quatorzième siècle aux longs plis flottants, leur irait beaucoup mieux que la veste courte andalouse ornée d'un pot de fleurs dans le dos. On dit qu'Ubeda fut au moyen âge une ville florissante, et que ses murs contenaient une population de soixante­dix mille Mores; elle n'a rien conservé de sa splendeur passée, si ce n'est quelques bas-reliefs de la Renaissance, presque entièrement effacés par les gamins de la ville, qui s'en servent comme de cibles pour exercer leur adresse à lancer des pierres.
Nous devions retourner à Jaen, et de là à Grenade, point .de;: départ de notre grande excursion dans les Alp ijarras nous voulûmes auparavant visiter la contrée montagneuse qui appartenait aux anciens royaumes de Jaen, de Grenade et de Cordoue. Notre première halte fut à Martos, qui a donné son nom à la fameuse Sierra; la ville est bâtie au sommet d'un rocher qu'on appelle la pesa de Martos; les fortifications arabes, par­faitement conservées, surplombent au-dessus du rocher d'une manière effrayante : c'est de là qu'en 1310, les deux frères Pierre et Jean Alphonse de Carbajal furent précipités (desperados) par ordre de Ferdinand IV, roi de Castille et de Léon, et Emplazado, celui qui enleva Gibraltar aux Mores. On raconte que les deux gentils­hommes, avant d'être lancés dans l'abîme, ajournèrent le roi à comparaître devant le tribunal céleste dans trente jours; et en effet, le, délai fatal expiré, il rendit son âme à Dieu; c'est pourquoi il fut surnommé et Empla­zado,c'est-à-dire l'Ajourné. Une inscription, que nous lûmes dans l'église de Santa Marta, rappelle que Pedro y Juan Alfonso de Carbajal, hermanos, comendadores de Calatrava, fueron desperados, y se sepultaron en este entierro.
Après avoir traversé les gorges escarpées de l'âpre et sauvage Sierra de Martos, nous atteignîmes Baena, située au pied du versant occidental de la montagne, et qui appartient à la province de Cordoue. La petite ville de Baena serait à peine connue si un juif du quinzième siècle n'avait illustré son nom : c'est Juan Alfonso de Baena, à qui l'on doit le fameux Cancionero, un des plus importants recueils de poésies du moyen âge. Un quartier de Baena a conservé son nom arabe d'Al medina (la ville); on y jouit d'un des plus beaux points de vue: dont nous ayons conservé le souvenir; les hautes montagnes de la province de Cordoue, et plus loin les cimes dentelées et bleuâtres de la Sierra Morena, se détachant dans les chaudes vapeurs de l'horizon, en font un des plus vastes panoramas qu'il y ait au monde.
Nous arrivâmes le lendemain à Alcala la Real, après avoir chevauché du soir au matin par des chemins très­pittoresques, mais abominables, et maudissant nos mules, les plus rétives sans aucun doute de toute l'An­dalousie; du reste, la vue d'une des plus charmantes villes d'Espagne nous fit promptement oublier nos fati­gues : du haut de la vieille tour de la Mota, construite au sommet du coteau en forme de pain de sucre sur lequel est construite la ville, nous découvrions une immense étendue, jusqu'aux plaines de la Vega, au milieu desquelles s'élèvent les collines de Grenade.
Alcala, située à plus de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, est une des villes les plus élevées d'Andalousie; aussi c'était, à l'époque des guerres entre les Mores et les chrétiens, une position des plus importantes. Alphonse XI fit en personne le siège d'Alcala, et s'en rendit maître en 1340, ce qui valut à la ville le titre de Royale, qu'elle porte encore ; plus tard les rois catholiques Ferdinand et Isabelle l'appelèrent très-noble et très-royale, la clef, la garde et la défense des royaumes de Castille et de Léon.
Si d'anciennes constructions moresques donnent à Alcala la Real un aspect mahométan, les noms de ses places sont en revanche des plus catholiques, et mon­trent que l'ancienne ville d'Ibn Saïd est aujourd'hui tout à fait orthodoxe : nous remarquâmes en effet la Plaza de la Consolation, celles del Rosario (du chapelet), de las Angustias et autres dont les noms n'étaient pas moins mystiques.
A quelques lieues d'Alcala la Real, après avoir par­couru d'effrayants sentiers dans la montagne, et traversé Illora, bâtie au sommet d'un roc comme un nid d'aigle, nous redescendîmes dans la plaine, et la Sierra Nevada nous apparut tout à coup à un détour du chemin, for­mant avec ses hautes cimes neigeuses la plus splendide toile de fond que puisse rêver un décorateur.
Nous étions dans cette fameuse vegà de Grenade, tant célébrée par les poètes, dans cette Vega qui fut pendant des siècles comme un immense champ de bataille, et où les souvenirs de tous genres abondent pour ainsi dire à chaque pas : c'est au milieu des plaines que nous foulions que le vaillant Garcilaso gagna son titre, dans un glorieux combat en champ clos contre un More, un païen, comme l'appelle un ancien romance

Garcilaso de la Vega
Desde alli intitulado
Porque en la Vega hiciera
Campo con aquel pagano

La Vega, sous les rois de Grenade, était le théâtre des galants tournois de la chevalerie moresque ; Aben Amar et Alabez y exerçaient leurs palefrois, et y faisaient flotter les riches étendards de leurs lances, brodés par les blanches mains de leurs bien-aimées.

Gran fiesta hazen los Moros
Por la Vega de Granada,
Robolviendo sus cavallos;
Jugando van de las lanças,
Ricos pendones en ellas
Labrados por sus amadas.

Perez de Hita célèbre encore les exploits du grandmaître de Calatrava, ce brave chevalier dont la lance traversait de part en part les portes bardées de fer , et qui courait sus aux Mores à travers la Vega de Grenade

Ay Dios ! Que buen cavallero,
El Maestre de Calatrava,
Y quan bien corre los Moros
Por la Vega de Granada!

On prétend que Vega signifie en arabe une plaine fertile : jamais étymologie ne fut mieux justifiée , et celle-ci est d'accord avec l'ancien poète espagnol qui appelle la fraîche et bienheureuse Vega une douce récréation pour les dames, et pour les hommes une gloire immense

Fresca y regalada Vega,
Dulce recreacion de damas
Y de hombres gloria inmensa!

Les derniers rayons du soleil couchant coloraient en rose les cimes les plus élevées de la Sierra Nevada quand nous arrivâmes à Pinos Puente : c'est sur le pont de Pinos que Christophe Colomb fut rencontré, au mois de février 1492, par un messager envoyé vers lui par Isabelle la Catholique, alors au camp de Santa Fé, devant Grenade ; la reine avait d'abord refusé d'écouter les propositions du grand homme qui voulait lui donner un nouveau monde , et Colomb s'éloignait du camp le coeur ulcéré, quand Isabelle, s'étant ravisée, envoya ce courrier sur ses pas.
Après avoir quitté Pinos Puente, nous passâmes près du Soto ou Bois de Roma, situé au pied de la Sierra de Elvira, à trois lieues 'de Grenade, et traversé par le Genil; ce domaine qui contient, dit-on, près de deux mille hectares, fut donné par les Cortès au duc de Wellington à l'époque de la guerre de l'indépendance ; il appartient encore à sa famille , et est administré par un Anglais.
Nous continuâmes à cheminer près d'une heure dans la Vega; bientôt nous apercûmes la colline de l'Alhambra et ses tours, et peu de temps après nous entrions pour la seconde fois dans Grenade.

Départ de Grenade pour les Alpujarras. - Alhendin; Et ultimo suspiro del Moro; la fin de Boabdil. - L'insurrection des Morisques. - La vallée de Lecrin. - Fernando de Valor. - La guerre dans les Alpujarras. - Padul. - Durcal. - Ginez Perez de Hita, soldat et historien. - Lanjaron, le paradis des Alpujarras. - Le Barranco de Poqueira. - Ujijar. - La Sierra de Gader. - La Puerto del Lobe. - Le Rio Verde et la Sierra Bermeja.. - Berja. - Un mendiant centenaire.

 Le séjour d'Almeria nous parut, après notre fatigante excursion dans des Alpujarras, d'une mollesse incomparable; les lits de la fonda Malagueña nous semblaient excellents et la cuisine à l'huile succulente. Notre première visite fut pour de port, où nous pûmes étudier dans toute leur pureté des Andalous de la côte de da Méditerranée; la plupart des gens que nous rencontrions, basanés comme des Africains, auraient polit; i1 merveille le burnous, et plus d'un, très probablement descendait des anciens sujets de Boabdil, la plupart des femmes ont un type moresque très prononcé, et la mantille noire leur sied à ravir.

Almeria, avec ses maisons blanches surmontées de toits plats et de terrasses, a un aspect tout à fait arabe; ses rues étroites, tortueuses et. escarpées rappellent beaucoup certains quartiers d'Alger; la plupart des rez-de-chaussée sont ouverts, et on y voit souvent des femmes accroupies à da manière orientale et occupées à fabriquer des esteras de esparto ou tapis de jonc, dont on fait usage dans toute l'Andalousie. Quoique las mines des environs donnent à 1a ville une certaine activité, elle est bien loin d'avoir aujourd'hui la même importance qu'autrefois ; elle passe pour être plus ancienne que Grenade, et il y a même à ce sujet un dicton populaire :

Cuando Almeria era Almeria Granada era su alqueria.

C'est à dire que quand Almeria était Almeria, Grenade n'était encore que sa métairie. On nous fit voir une partie des murailles dépendant de l'ancienne enceinte, qui est probablement de construction phénicienne et sui laquelle se sont élevées depuis des constructions arabes.

Almeria, dont le nom signifie, dit-on , miroir de mer, appartenait aux Arabes dès l'an 766, et devint la capitale d'un royaume qui subsista jusqu'au milieu du douzième siècle ; son port était alors un repaire de pirates qui infestaient toute la Méditerranée ; les Espagnols en firent le siège en 1147, et s'en emparèrent avec l'aide des Pisans et des Génois ; les vainqueurs se partagèrent un riche butin, et on assure que, dans la part échue à ces derniers, se trouvait une coupe d'émeraude dont NotreSeigneur, suivant la tradition, s'était servi à la sainte Cène; cette relique, connue à Gènes depuis des siècles sous le nom du Sacro-Catino (la coupe sacrée), y fut considérée longtemps comme le plus précieux trésor de la ville ; suivant une autre tradition, elle aurait été prise à Césarée à l'époque des croisades et aurait fait partie des présents apportés à Salomon par la reine de Saba; ou bien encore, ce serait le Saint-Graal, le vase mystique à la recherche duquel le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde entreprirent tant d'expéditions. Autrefois on montrait de loin au public le Sacro-Catino dans les occasions solennelles, et il y avait les peines les plus sévères contre celui qui aurait osé le toucher. Quelques voyageurs du siècle dernier, l'abbé Barthélemy entre autres, avaient osé élever des doutes au sujet de la fameuse relique ; ces doutes furent confirmés lorsque, sous Napoléon 1er, la prétendue coupe d'émeraude fut portée à Paris : on s'aperçut facilement qu'au lieu d'une pierre précieuse c'était une coupe de verre antique. En 1815 elle fut renvoyée à Gênes et se cassa pendant le trajet; nous avons pu voir moyennant rétribution, dans le trésor de la cathédrale, les fragments du Sacro-Catino ornés d'une monture en or.

Almeria et ses huertas, ses fertiles jardins, sont souvent chantés dans les romances moresques; la belle Galiana, la bien-aimée d'Aben-Amar, qui fit pour elle de si étranges choses, était fille de l'alcayde d'Almeria :

Cual de vos otros, amigos,
Ira a la sierra mañana
A poner mi real pendon
Encima de la Alpujarra?

" Qui de vous, mes amis, ira demain matin à la sierra, et posera mon royal étendard au sommet de l'Alpujarra? "
L'entreprise était périlleuse : chaque buisson de la montagne cachait un ennemi ; on hésitait à répondre , car chacun tremblait : a todos tiembla la barba. Enfin don Alonzo se lève

Aquesa empresa, senor,
Para mi estaba guardada,
Que mi senora la Reyna
Ya me la tiene mandada.

" C'est à moi, seigneur, qu'était réservé l'honneur de cette entreprise, car la reine, ma maîtresse, m'a déjà ordonné de partir. "
Calderon, dans une de ses innombrables pièces, a célébré la Alpujarra, dont les montagnes lèvent fièrement la tète vers le soleil; il la compare à un océan de rochers et de plantes, où les villages semblent flotter comme des vagues d'argent :

La Alpuxarra, aquella sierra
Que al sol la cerviz levanta,
Y que, poblada de Villas,
Es mar de peñas y plantas
Adonde sus poblaciones
Ondas navegan de plata.

Peu de temps après avoir quitté Alhendin, nous entrâmes dans la vallée de Lecrin, dont le nom signifie, en arabe, la Vallée d'Allégresse; jamais nom ne fut mieux mérité, et nous fûmes étonnés de trouver, au milieu d'une contrée aussi sauvage, cette verte et charmante vallée, où les oliviers, les amandiers, les citronniers et les orangers sont arrosés, pendant les plus fortes chaleurs, par des courants d'eau vive qui descendent de la montagne, et qu'entretiennent ces énormes amas de neige qu'on appelle dans le pays des ventisqueros.
La vallée de Lecrin fut un des principaux centres de la grande insurrection des Mores de Grenade, et ses champs aujourd'hui si frais et si tranquilles furent arrosés, au seizième siècle , du sang de bien des milliers d'hommes; la résistance était tellement acharnée, que l'énergie et le carnage des Espagnols venaient se briser contre le désespoir des révoltés. Les atrocités les plus révoltantes furent commises des deux côtés; on était arrivé à ne plus faire ni trêve ni quartier : à Guecija, les Mores s'emparèrent des moines du couvent des Augustins et les firent bouillir dans l'huile; à Mayrena, la garnison espagnole s'étant retirée, les habitants bourrèrent de poudre le curé, et, au moyen d'une mèche, le firent éclater comme une bombe.
Les Mores de Canjayar sacrifièrent des enfants sur l'étal d'un boucher,' et ayant égorgé deux chrétiens, ils mangèrent le coeur de l'un d'eux. Le curé de ce bourg, qui s'appelait Marcos de Soto, fut traîné de force dans l'église, en compagnie de son sacristain, auquel on ordonna de sonner les cloches pour appeler tous les habitants. Quand ils furent tous réunis dans l'église, ils passèrent chacun à leur tour devant le malheureux curé, l'un lui tirant les cheveux et les cils, l'autre lui assénant un coup de poing ; quand on l'eut abreuvé de toutes sortes d'insultes, deux Mores -lui coupèrent, avec un rasoir, les doigts des_ pieds et ceux des mains; un autre lui arracha les yeux, et, les lui mettant dans la bouche, lui dit :

" Avale ces yeux qui nous surveillaient!. "

Ensuite, un autre More lui ayant coupé la langue avec son alfanje

" Avale cette langue qui nous dénonçait! "

Enfin, pour assouvir leur vengeance avec une nouvelle atrocité, on lui arracha le coeur et on le donna à manger aux chiens.
Cette terrible insurrection des derniers Mores de Grenade., que les Espagnols appelaient -par dérision Moriscos, avait été organisée à Grenade même, dans le quartier de l'Albayzin, avec tant de secret que Philippe II n'en fut instruit que quand toutes les Alpujarras étaient déjà en armes. Le premier chef des révoltés fut un jeune homme de vingt-deux ans, beau et hardi, descendant des califes Ommiades, qui avait embrassé le christianisme sous le nom de Fernando del Valor, et qui passait pour bon chrétien. La révolte gagna d'abord toute la vallée de Lecrin; puis s'étendit rapidement dans les douze tahas ou districts des Alpujarras, jusqu'à Almeria. Fernando del Valor quitta alors son nom de chrétien pour prendre celui de Muley-Mohammed-Aben Humeya que portaient ses ancêtres, et il prit le titre aussi de roi de Grenade et d'Andalousie. C'était un chef de partisans habile et courageux; mais ses premiers succès lui firent perdre la tête : il se crut déjà-puissant, il voulut avoir une cour et jouer au souverain. Hurtado de Mendoza, un des historiens de la révolté des Mores, raconte dans sa Guerra de Granada, qu'il avait un harem, et donne des détails assez curieux sur une de ses femmes, la belle Zahara, de naissance noble, habile à danser les zambras à la morisque, à chanter les leylas et à jouer du luth, et qui, ajoute-t-il, se parait avec plus d'élégance que de modestie.
Le règne d'Aben-Humeya ne fut pas de longue durée; les Espagnols avaient mis sa tête à prix et la division ne tarda pas à s'introduire clans son camp; il avait pour rival un autre chef des révoltés nommé Farrax-Abencerrage; c'était un homme sanguinaire, qui avait fait décapiter trois mille* Espagnols en un seul jour, et il ne pouvait s'accorder avec Aben-Humeya, qui était doux et humain, et avait défendu d'égorger les femmes et les enfants; celui-ci fut surpris un jour par des conjurés à la tête desquels se trouvait un certain Aben-Abou, un autre compétiteur, et qui se mirent en mesure de l'étrangler :
" Je saurai mourir avec courage, " leur dit-il, et il se passa lui-même le lacet autour du cou.
On prétend qu'en mourant il se fit chrétien; son corps, jeté dans un égout, en fut retiré et on l'enterra à Guadiz, sous son ancien nom de Fernando de Valor.
Le bourg de Padul, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, eut beaucoup à souffrir à l'époque de la guerre des Morisques, et il est d'un aspect si misérable, qu'on pourrait croire qu'il s'en ressent encore; la posada où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit était à peine pourvue des choses les plus nécessaires, et nous aurions fait un maigre souper sans les provisions dont nous avions eu soin de bourrer nos alforjas. Nous quittâmes de bonne heure Padul, dont la campagne fertile et verdoyante nous fit oublier une mauvaise nuit passée sur des lits trop durs; les champs étaient pleins d'arbres fruitiers; les grenadiers succombaient sous le poids de leurs fruits rouges; de temps en temps nous rencontrions des laboureurs, à peu près les seuls habitants de la contrée, et nous échangions le fraternel salut d'usagé Vayan ustedes con Dios ! Quant aux brigands, nous n'en rencontrâmes aucun; notre guide nous assura, il est vrai, qu'on parlait encore dans le pays d'une bande qui exploitait autrefois les Alpujarras sous la conduite de Manuel Borrasco; il est probable que ledit Borrasco n'a pas eu de successeurs dans un pays où la rareté des voyageurs doit rendre le métier trop peu lucratif, et où les bandoleros auraient été réduits à la triste nécessité de se voler entre eux .
Nous fîmes halte pour déjeuner à la venta de los Mosquitos (l'auberge des moustiques), dont le nom de mauvais augure n'était que trop justifié; c'est à peine si, dans ce coupe-gorge dénué de tout et d'une saleté repoussante, nous pûmes obtenir des oeufs et du feu pour les faire cuire; car la nécessité nous avait rendus quelque peu cuisiniers. Doré, qui sait son Homère par coeur, essayait de relever à nos yeux d'aussi triviales occupations, en nous assurant qu'Eumée savait très-bien faire rôtir un porc, et que le bouillant Achille, aidé de Patrocle, avait, de ses mains héroïques, préparé sous sa tente un festin pour les députés d'Agamemnon .
La petite ville de Durcal, où nous nous arrêtames ensuite, et qui est entièrement habitée par des labradores qui cultivent les environs, est située au pied du cerro de Sahor, un contre-fort de la Sierra Nevada; Marmol raconte de terribles combats que les Espagnols livrèrent aux Morisques près de cette ville; Philippe II, voulant abattre l'insurrection par un coup terrible, avait donné le commandement des troupes au marquis de Los Veles, qui commença une guerre à feu et à sang, et reçut bien tôt des Mores le surnom du diable à la tête de fer; les soldats voulaient venger leurs frères, car le marquis de Sesa, qui était entré dans les Alpujarras avec dix mille hommes, n'en avait plus que quinze cents. Les siéges faits parles Espagnols étaient toujours suivis de talas : ce genre d'expédition, qui exigeait au moins. deux mille hommes, consistait à détruire les arbres, les moissons et même les maisons du pays. " Une nuée de sauterelies qui s'abat sur un pré n'y fait pas plus de ravages, dit Marmol, que n'en firent nos troupes affamées dans les jardins où elles campèrent; au bout d'une heure, on n'y aurait pas trouvé une feuille verte. b En moins d'un mois, dix mille Morisques furent massacrés ou réduits en esclavage; il y eut, ajoute-t-il, plus de quatre-vingts actions de guerre. Des villages entiers furent dépeuplés; les habitants d'Alhendin, par exemple, furent transportés en masse à Montiel, dans la Manche; de là vient qu'à l'époque de Cervantès les Morisques étaient si nombreux dans le pays de Don Quichotte.
Ginez Perez de Hita, un des historiens de ces guerres terribles, avait fait partie de l'expédition comme soldat : " Les Espagnols, dit-il, ne rêvaient que massacre et pillage; ils étaient tous voleurs, et moi le premier, ajoute-t-il naïvement; on mettait la main sur la ferraille, sur les fruits, sur les chats, pour ne pas perdre l'habitude du vol. Après le sac du château de Jubilez, un millier de femmes moresques et trois cents hommes furent froidement égorgés; les Mores se défendaient avec l'énergie du désespoir; quand les armes leur manquaient et qu'ils avaient épuisé leurs flèches empoisonnées, ils faisaient rouler sur leurs ennemis des quartiers de rochers; les femmes et les enfants se lançaient intrépidement sur les Espagnols, et cherchaient à les aveugler en leur lançant du sable dans les yeux; on vit des Mores enfouir leurs filles vivantes sous la neige, pour les empêcher de tomber aux mains des Espagnols. L'historien que nous venons de citer raconte qu'il trouva un jour, sur le chemin de Filix, une femme couverte de blessures, étendue sans vie à côté de six de ses enfants ; pour sauver sa plus jeune fille, qu'elle nourrissait encore, elle s'était couchée sur elle, essayant de la couvrir de son corps; les soldats achevèrent la mère dans cette position, laissant la petite fille baignée de sang dans les bras de sa mère et la croyant également morte; il ajoute qu'il emporta la pauvre petite et qu'il parvint à la sauver.
Ginez Perez raconte plus loin une histoire des plus dramatiques : " Deux soldats espagnols, après avoir pillé la maison d'un riche Morisque, où ils avaient détruit ce qu'ils ne pouvaient emporter, découvrirent une jeune fille d'une beauté merveilleuse, qui avait espéré échapper à leurs recherches. Ils mirent en même temps la main sur elle, chacun voulant s'assurer la possession d'un pareil trésor; mais comme ils ne pouvaient tomber d'accord, ils finirent par tirer leurs épées, encore rouges du sang du père qu'ils avaient tué.
" En ce moment survint un troisième soldat : celui-ci, les voyant sur le point de s'égorger, eut l'idée de mettre fin à leur querelle en en faisant disparaître l'objet ; il se dirigea donc vers la jeune fille et l'étendit morte de deux coups de poignard dans le sein. C'était à faire pitié au ciel.
" Après avoir frappé, le misérable ajouta froidement : Il n'était pas juste que deux braves soldats risquassent leur vie pour si peu de chose! " Mais les deux soldats, indignés de tant de cruauté et courroucés de voir cette pauvre innocente étendue dans son sang, se réunirent contre lui.
" Ta méchanceté ne restera pas impunie, lui direntils, monstre infernal qui as privé la terre du plus précieux présent du ciel! "
" Sur quoi ils le percèrent de coups d'épée, et ils sortirent désolés de la maison où ils laissèrent, à côté de l'assassin, la belle jeune fille que la mort même embellissait; on l'aurait prise pour un ange endormi. "
Avant d'arriver à Lanjaron, nous passâmes le puente de Tablate, hardiment jeté à une hauteur effrayante sur un ravin profond ; en 1569, ce pont était défendu par les Morisques avec tant d'acharnement, que les troupes espagnoles hésitaient à l'attaquer; un moine franciscain, nommé Cristoval de Molina, pour faire honte aux soldats de leur peu de courage, prit d'une main un bouclier et une épée, de l'autre un crucifix, et s'avança intrépidement ; alors les soldats le suivirent et le pont fut emporté.
Lanjaron est une petite ville dans une situation délicieuse, au pied de la colline de Bordayla, sur le versant méridional de la Sierra Nevada; c'est à Lanjaron que finit la fertile vallée de Lecrin ; on l'a appelée et paraiso de las Alpujarras, nom que justifie parfaitement sa position pittoresque. Ce fut une des premières villes de la vallée de Lecrin qui se révoltèrent contre les Espagnols, et elle eut beaucoup à souffrir de la guerre; on dit qu'elle resta déserte pendant quatre-vingts ans, jusqu'à ce qu'on fit venir, pour la repeupler, cinquante habitants de l'intérieur de l'Espagne. Lanjaron est aujourd'hui- la première ville des Alpujarras; ses maisons à deux étages, à toits plats, sont blanchies au lait de chaux à la moresque, et ont un aspect de gaieté qui manque aux autres villes de la contrée; nous y rencontrâmes quelques personnes venues d'Almeria et de Grenade, pour fuir la chaleur et prendre les eaux minérales.
En nous rendant de Lanjaron à Orgiva, nous traversâmes un pays sauvage et très-accidenté; de temps en temps un vieux château moresque abandonné découpait sa silhouette sur les grandes masses du Mulahacen et de la Veleta; les paysans que nous rencontrions, sans avoir rien d'hostile, nous regardaient d'un air farouche et étonné.
Orgiva, que nous atteignîmes ensuite, est un gros bourg bâti au pied du haut Picacho de, Veleta; ce fut, pendant quelque temps, la seule place où les chrétiens se défendirent pendant la guerre des Alpujarras. Pour profiter de quelques heures de halte que notre arriero nous demandait pour ses mules qui n'en pouvaient mais, nous fîmes un détour à pied jusqu'au barranco de Poqueira; c'est un des sites les plus effrayants que l'imagination puisse rêver . à l'extrémité d'un défilé qui s'ouvre entre deux hautes murailles de rochers à pic, s'ouvre un immense abîme dont la vue nous donna le vertige; des nuages noirs s'élevaient au-dessus des plateaux abrupts qui couronnent le barranco et se confondaient avec la fumée épaisse des feux allumés par les neveros; un ciel orageux donnait à ces rochers, d'un gris de plomb, aspect plus sombre et plus sinistre encore; aussi Doré ne voulut-il pas manquer cette occasion d'enrichir son album d'un dessin.
La nature devient de plus en plus sauvage jusqu'à Ujijar, la ville la plus centrale et l'ancienne capitale des Alpujarras; on prétend que plusieurs familles du pays descendent de Morisques restés après la guerre; c'est dans Ogixar la nombrada, - la fameuse, tant célébrée dans les romances, que fut tué Don Alonzo quand il se dévoua pour aller planter l'étendard royal au sommet de l'Alpujarra :

Don Alonzo, don Alonzo,
Dios perdone tu Alma,
Que te mataron los Moros,
Los Moros de Alpujarra!

En quittant Ujijar, nous continuâmes à trouver les plus splendides paysages au milieu d'une contrée toujours féconde en souvenirs historiques ; quelques endroits portent encore des noms sinistres, comme la cueva del Ahorcado, - la grotte du pendu,-- et Alcocer al Canjayar, dont le nom signifie, dit-on, en arabe, le plateau de la faim. C'est près de 1à qu'est situé Valor, le fief de Fernando , celui qui se fit appeler, pendant quelques mois, roi de Grenade et d'Andalousie; nous avons raconté comment il fut trahi et assassiné. Aben Abou, qui lui succéda, était natif de Mecina de Bombaron, un village près duquel nous passâmes; il ne tarda pas à éprouver le sort qu'il méritait : trahi à son tour, il fut vendu, en 1571, pour la somme de vingt mille maravedis, par un de ses affidés, nommé El Seniz, qui le frappa lui-même de la crosse de son escopette, dans une grotte qui lui servait de refuge.
" Le pasteur n'a pu rapporter la brebis vivante, dit l'infâme El Seniz en livrant son corps aux Espagnols, il en apporte la toison. "
Le corps d'Aben Abou fut porté à Grenade et livré aux enfants, qui le mirent en quartiers et le déchirèrent; la tête fut enfermée dans une cage de fer qu'on plaça audessus de la porte Bib-Racha, avec cette inscription :

" Esta es la cabeza del traidor Aben Aboo; nadie la quite so pena de muerte. - (Cette tête est celle du traître Aben Aboo ; que personne ne l'enlève, sous peine de mort). "

La défense fut respectée longtemps, car, en 1599, la tête d'Aben Aboo était encore à la même place.
La trahison d'El Seniz ne lui profita guère, car il mourut bientôt à Guadalajara, écartelé comme voleur de grand chemin.
Après avoir gravi pendant plusieurs heures ces pentes escarpées qu'on appelle ramblas, nous arrivâmes à Berja, au pied de la Sierra de Gador; nous devions bientôt quitter les Alpujarras , non sans emporter les meilleurs souvenirs de ses paysages étranges et de ses poétiques montagnes ; le Puerto del Lobo (la Gorge du Loup), par exemple, étroit défilé entre deux gigantesques rochers qui-paraissent se précipiter l'un sur l'autre, - ou la Sierra Bermeja, - la montagne vermeille, au pied de laquelle coule le Rio Verde, - la rivière verte, dont les ondes cristallines, dit un ancien romance, furent autrefois teintes en rouge par le sang de tant de chevaliers mores et chrétiens :

Rio verde, rio verde,
Tinto vas en sangre viva;
Entre ti y Sierra Bermeja
Murio gran cavalleria !
Cuanto cuerpo en ti se balla
De Cristianos y de Moros;
Y tus ondas cristalinas,
De roja sangre esmaltan !

La Sierra de Gador est très-renommée pour ses mines de plomb, oui étaient déjà exploitées à l'époque ro maine; elles sont encore aujourd'hui tellement riches, qu'un dicton local prétend que la montagne renferme plus de plomb que de pierres. Cette Sierra, qui après de deux mille cinq cents mètres d'élévation, est une des plus hautes montagues de la contrée accidentée et sauvage qui s'étend le long du littoral de la Méditerranée. Bien que depuis des siècles les flancs de la Sierra aient été fouillés dans tous les sens par d'innombrables mineurs, ses richesses ne paraissent pas devoir s'épuiser de sitôt, car le minerai donne encore aujourd'hui du plomb dans une proportion très-considérable.
Au pied des derniers contre-forts de la Sierra de Gador s'élève la jolie petite ville de Berja, dont l'activité industrielle contraste avec l'aspect paisible et patriarcal des villes des Alpujarras. Sa fondation remonte, dit-on, au temps de la conquête romaine, et elle a conservé son ancien nom de Bergi. Berja est une ville habitée en grande partie par les familles des mineurs ; on prétend que ces derniers ne vivent pas très-vieux; le pays passe cependant pour être très-salubre. Nous nous souvenons d'un mendiant aveugle que nous rencontrâmes, et. qui avait, nous assura-t-il, cent trois ans accomplis; ce brave homme, drapé dans une manta rapiécée, marchait en s'appuyant d'une main sur sa petite fille, et de l'autre sur un long bâton : c'étaient OEdipe et Antigone en costume andalou.
La fatigue commençait à nous gagner quand-nous quittâmes Berja; aussi fûmes-nous ravis quand nous aperçûmes enfin l'immense nappe d'azur de la Méditerranée; quelques heures plus tard, nous franchissions les vieilles portes arabes d'Almeria.

Ch. DAVILLIER.

(La suite à la prochaine livraison.)


VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.
GRENADE

1862. - DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INEDlT DE M. CH. DAVILLIER.


I

Almeria; le Sacro-Catino des Génois. - Une pièce de Calderon : Tuzani Ie Morisque et Don Juan d'Autriche. - Adra. - Motril. - Salobrena et Salambo. - Atmunecar. - Velez-Malaga; végétation tropicale : le coton et la canne à sucre. - Ferdinand le Catholique et Garcilaso de la Vega.

Le séjour d'Almeria nous parut, après notre fatigante excursion dans des Alpujarras, d'une mollesse incomparable; les lits de la fonda Malagueña nous semblaient excellents et la cuisine à l'huile succulente. Notre première visite fut pour de port, où nous pûmes étudier dans toute leur pureté des Andalous de la côte de da Méditerranée; la plupart des gens que nous rencontrions, basanés comme des Africains, auraient polit; i1 merveille le burnous, et plus d'un, très probablement descendait des anciens sujets de Boabdil, la plupart des femmes ont un type moresque très prononcé, et la mantille noire leur sied à ravir.
Almeria, avec ses maisons blanches surmontées de toits plats et de terrasses, a un aspect tout à fait arabe; ses rues étroites, tortueuses et. escarpées rappellent beaucoup certains quartiers d'Alger; la plupart des rez-de-chaussée sont ouverts, et on y voit souvent des femmes accroupies à da manière orientale et occupées à fabriquer des esteras de esparto ou tapis de jonc, dont on fait usage dans toute l'Andalousie. Quoique las mines des environs donnent à 1a ville une certaine activité, elle est bien loin d'avoir aujourd'hui la même importance qu'autrefois ; elle passe pour être plus ancienne que Grenade, et il y a même à ce sujet un dicton populaire :

Cuando Almeria era Almeria Granada era su alqueria.

C'est à dire que quand Almeria était Almeria, Grenade n'était encore que sa métairie. On nous fit voir une partie des murailles dépendant de l'ancienne enceinte, qui est probablement de construction phénicienne et sui laquelle se sont élevées depuis des constructions arabes.
Almeria, dont le nom signifie, dit-on , miroir de mer, appartenait aux Arabes dès l'an 766, et devint la capitale d'un royaume qui subsista jusqu'au milieu du douzième siècle ; son port était alors un repaire de pirates qui infestaient toute la Méditerranée ; les Espagnols en firent le siège en 1147, et s'en emparèrent avec l'aide des Pisans et des Génois ; les vainqueurs se partagèrent un riche butin, et on assure que, dans la part échue à ces derniers, se trouvait une coupe d'émeraude dont NotreSeigneur, suivant la tradition, s'était servi à la sainte Cène; cette relique, connue à Gènes depuis des siècles sous le nom du Sacro-Catino (la coupe sacrée), y fut considérée longtemps comme le plus précieux trésor de la ville ; suivant une autre tradition, elle aurait été prise à Césarée à l'époque des croisades et aurait fait partie des présents apportés à Salomon par la reine de Saba; ou bien encore, ce serait le Saint-Graal, le vase mystique à la recherche duquel le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde entreprirent tant d'expéditions. Autrefois on montrait de loin au public le Sacro-Catino dans les occasions solennelles, et il y avait les peines les plus sévères contre celui qui aurait osé le toucher. Quelques voyageurs du siècle dernier, l'abbé Barthélemy entre autres, avaient osé élever des doutes au sujet de la fameuse relique ; ces doutes furent confirmés lorsque, sous Napoléon 1er, la prétendue coupe d'émeraude fut portée à Paris : on s'aperçut facilement qu'au lieu d'une pierre précieuse c'était une coupe de verre antique. En 1815 elle fut renvoyée à Gênes et se cassa pendant le trajet; nous avons pu voir moyennant rétribution, dans le trésor de la cathédrale, les fragments du Sacro-Catino ornés d'une monture en or.
Almeria et ses huertas, ses fertiles jardins, sont souvent chantés dans les romances moresques; la belle Galiana, la bien-aimée d'Aben-Amar, qui fit pour elle de si étranges choses, était fille de l'alcayde d'Almeria :

En las huertas de Almeria
Estava et moro Aben-Amar,
Frontero de los palacios
De la mora Galiana.

A l'époque de la guerre des Alpujarras, le rio d'Almeria fut une des dernières parties (lu pays qui se rendit. aux Espagnols, et il fallut l'arrivée de Don Juan d'Autriche pour le soumettre. Calderon a tiré, d'un des épisodes de cette guerre, le sujet d'une (le ses pièces : Amar despues de la muerte, y et sitio de lu Alpuxarra, c'est-àdire : Aimer après la mort, ou le siège de l'Alpujarra. Il y avait à Almeria un jeune Morisque nommé Tuzani; c'était un beau cavalier, habile à manier avec adresse sa longue épée de fine trempe suspendue à un élégant baudrier et sa riche arquebuse valencienne. Tuzani aimait une jeune Moresque, la belle Macha, qui fut tuée au siège de Galera, où furent commises tant d'atrocités; il retrouva le corps de sa maîtresse percé de deux coups mortels, et fit le serment de la venger; il s'enrôla dans l'armée espagnole et finit par découvrir, à force de recherches, que le meurtrier était un certain Garcés; enfermé par hasard avec le Morisque dans la prison d'Andarax , Garcés s'avoua l'auteur du meurtre et fut poignardé par Tuzani, qui parvint à s'échapper; il fut enfin repris, et on le conduisit devant Don Juan d'Autriche qui, après avoir entendu son histoire, lui accorda son pardon et sa liberté.

Comme nous voulions nous rendre à cheval d'Almeria à Malaga en suivant la côte de la Méditerranée, nous retournâmes sur nos pas, en passant par la petite ville de Dalias, où notre guide nous recommanda de séjourner le moins possible, à cause des fièvres intermittentes qui règnent dans le pays pendant l'été. Nous traversâmes ensuite Adra, dont le climat passe également pour être malsain, et dont le port est surmonté d'anciennes atalayas, ou tours de vigie, de construction moresque. Adra est l'ancienne Abdera des Phéniciens, et remonte, comme toutes- les villes de cette côte, à une très haute antiquité ; nous avons vu des médailles frappées dans cette ville à l'époque de Tibère. Ici le climat et la végétation sont dignes des tropiques; on cultive le coton et la canne à sucre dans les environs de Motril; toute cette côte est exposée à un soleil ardent, et quoique nous fussions en automne, il nous était quelquefois impossible de voyager pendant les heures les plus chaudes de la journée.

Peu de temps après avoir quitté Motril, nous arrivâmes à Salobreña, petite ville peu intéressante par elle-même, mais qui fait remonter sa fondation à Salambo en personne; telle est du moins l'origine revendiquée pour elle par un historien espagnol, et cela bien avant le bruit fait autour de la Vénus phénicienne par un roman français.

A peu de distance de Motril se trouve Almuñecar, dont le nom Arabe a remplacé celui de Municipiumn Exitanum que portait, la ville à l'époque romaine. Un grand souvenir historique s'attache au nom d'Almuñecar : c'est dans ce port que débarqua Abdu-r-rahman 1er, de la dynastie des Ommiades, quand il vint en Espagne pour faire la conquête de ce pays.

Au-dessus d'Almuñecar on voit, se découper, sur un ciel toujours bleu, la haute Sierra de Lujar, et un peu plus loin celle de Tejeda, élevée de près de deux mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer; il n'est guère de pays en Europe qui réunisse des productions aussi variées : les hautes montagnes qui dominent la côte produisent des saxifrages et autres plantes des climats les plus froids, tandis que, dans les terrains d'alluvion qui bordent la mer, on peut acclimater la plupart des végétaux de la zone torride.

Volez-Malaga est le véritable paradis de la côte méridionale d'Espagne, et il n'est peut-être aucune ville d'Europe dont le ciel soit aussi beau et le climat aussi doux; outre le coton et la canne à sucre, qu'on appelle caña dulce, l'indigo (añil), le café, la patate et d'autres plantes des tropiques y réussissent à merveille; nous achetâmes au marché des cannes à sucre vertes qui étaient excellentes, et des fruits originaires d'Amérique appelés chirimoyas.

A l'époque de la domination arabe, il y avait à Velez-Malaga et sur toute la côte, jusqu'à Marbella, beaucoup plus de moulins à sucre qu'on n'en voit, aujourd'hui; il y en avait encore un certain nombre au dix-septième siècle, comme le montre ce passage d'un voyageur français

« Il y a aussi des salines et. des moulins à sucre, qu'ils appellent ingenios de azucar, dont j'ay veû auprès de Marpella ou Marbella en Andalousie, où j'ai veû beaucoup de cannes de sucre, qui sont faites comme d'autres roseaux, mais qui ont au dedans une certaine moüelle, et une eaùe fort douce, car j'en ay cueilly par les chemins. »

Velez-Malaga a de brillantes pages dans son histoire; quelques années avant la prise de Grenade, elle appartenait encore aux Mores, et Ferdinand le Catholique vint en personne faire le siège de la ville, une des dernières qui fussent restées au pouvoir des infidèles. La chronique de Hernando del Pulgar raconte que les assiégés ayant fait une sortie, le roi se trouva un moment entouré de plusieurs Mores qui voulaient s'emparer de sa personne; le baudrier de son épée s'étant accroché au harnachement de son cheval, il ne pouvait se défendre et il allait être fait prisonnier, quand l'intrépide Garcilaso de la Vega, lançant son cheval au galop, mit les ennemis en fuite et parvint à délivrer son souverain, qui lui-même perça un More de sa lance. En souvenir de cet événement, Ferdinand donna pour armoiries, à la ville de Velez-Malaga, un roi à cheval revêtu de son armure et perçant un More de sa lance.

Nous quittâmes notre guide et nos montures à Velez, car la route de Malaga, exposée entre de hautes montagnes et la mer, à la réverbération d'un soleil africain, n'est guère praticable à cheval que pour les gens (lu pays, habitués à une température tropicale; nous primes donc place sur l'impériale d'une diligence qui partait de grand matin, et avant midi nous faisions, au grand galop de nos dix mules, notre entrée dans Malaga.


II

Malaga. - L'Alameda ou le salon (le Bilbao. - Les femmes de Malaga. - Le climat. - Le.. patios. - Chansons populaires de l'Andalousie : les Malagueñas. - Les ruines moresques. - La cathédrale. - Les statuettes de terre cuite.


Malaga la hechicera,
La del eternal primavera,
La que banc dulce et mar
Entre jasmin y azahar!

" Malaga l'enchanteresse, la ville au printemps éternel, que baigne doucement la, mer entre le jasmin et l'oranger! " Tel est le salut qu'adresse un poète espagnol à une des plus charmantes villes d'Andalousie, et jamais louanges ne furent mieux méritées.
Dès notre arrivée à Malaga, nous nous étions installés à la fonda de la Dansa, -l'hôtel de la Danse, - un nom tout à fait en harmonie avec l'aspect gai et animé de la ville, qui nous frappa dès notre arrivée, et qui contraste avec le calme et le silence des rues de Grenade.
Nous nous dirigeâmes d'abord vers l'Alameda, qu'on appelle aussi, nous ne savons trop pourquoi, le Salon de Bilbao; c'est une grande allée, conquise autrefois sur la mer et plantée de deux rangées d'arbres magnifiques; à une des extrémités, nous remarquâmes une grande fontaine en marbre blanc, ornée de nombreuses statues et. d'un bel effet décoratif; on dit que cette fontaine fut donnée en présent à Charles-Quint par larépublique de Gênes. Nous aurons plus tard l'occasion de parler de travaux de sculpture plus importants exécutés en Espagne par des Génois.
C'est à l'Alameda qu'on peut admirer la beauté des Malaguenas, célèbre dans toute l'Espagne,
Las Malagueñas
Son halagueñas
dit un proverbe très-connu, et, à notre avis, jamais réputation ne fut mieux méritée; moins sévère que la Grenadine, moins coquette que la Sévillane et que la Gaditane, la Malagueña se distingue des autres femmes andalouses par un teint plus ambré, par des traits plus réguliers, mais non moins expressifs; des sourcils épais et bien dessinés, des cils longs et fournis donnent à leurs yeux noirs une profondeur et un charme qu'on ne saurait rendre; elles savent à merveille, avec une simple fleur, un dahlia rouge ou blanc gracieusement posé derrière l'oreille, faire ressortir la beauté de leurs cheveux d'un noir bleu comme l'aile d'un corbeau.
Le climat de Malaga, qui diffère peu de celui de Velez, est un des plus doux de l'Espagne; nous achetions dans les rues des cannes à sucre et des patates douces, - bataies dulces; ces dernières sont une ressource importante pour les gens du peuple qui, avec quelques cuartos, en peuvent manger de quoi se rassasier; aux angles des rues et sur le port, on voit des batateros qui font cuire leur marchandise en appelant les acheteurs au cri de. : batatas! riras y gordas! Leurs cris se confondent avec' ceux des charranes, marchands de poisson, qui crient à tue-tête leurs boquerones, espèce de petites sardines, les pintarrojas, les calamares, les denlorres et autres produits de la pêche méditerranéenne. Les charranes, dont nous parlerons un peu plus tard, portent leur marchandise dans des cenachos, paniers de jonc qu'ils tiennent suspendus à leurs coudes en appuyant les mains sur les hanches.
Les rues de Malaga ont conservé, dans certains quartiers, leur ancien aspect, et sont encore étroites et tortueuses comme à l'époque moresque; beaucoup de maisons ont, comme celles de Grenade, un patio ou cour découverte entourée d'arcades et ornée de bananiers, d'orangers et d'une quantité d'autres plantes au milieu desquelles s'élance le mince filet d'un jet d'eau. C'est dans le patio qu'on se tient pendant les grandes chaleurs, et c'est là qu'ont lieu, pendant les belles soirées d'été, les tertulias, réunions où l'on danse parfois quelques pas andalous, comme le polo del contrabandista ou la malagueña del torero; on y chante aussi au son de la guitare ces couplets si populaires en Andalousie sous le nom de malagueñas.

Le rhythme des malagueñas a quelque chose d'étrange, de barbare même si l'on veut, mais à coup sûr il n'a rien de vulgaire ni de banal; on peut en dire autant des rañas, des carceleras, des playeras, des rondeñas et autres chants populaires d'Andalousie sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir. De même que tous ces airs, les malagueñas ont, sans nul doute, une origine moresque, et ce sont, sans altération aucune, les mêmes mélodies que, chantaient, en s'accompagnant du laud, les sujets d'Ibn-al-Kamar et de Boabdil ; probablement aussi les paroles ne sont que la traduction de quelques anciens romances moriscos.

Voici une malagueña,, la plus populaire, la plus classique, et qui cependant n'a jamais, que nous sachions, été publiée nulle part [1] :

« Adieu, Malaga la belle ! s'écrie tristement un Malagueño, adieu, Malaga, pays où je naquis! Tu fus une mère pour les autres, et une marâtre pour moi; adieu, Malaga la belle ! »

Les malagueñas se composent ordinairement de couplets de quatre vers chacun; le premier et le dernier vers se répètent deux fois. Le sujet n'est pas toujours aussi mélancolique, mais il est presque toujours sentimental

Echame, nina bonita,
Lagrimas en tu pañuelo,
Y las llevaré a Granada,
Que las engarze un platero.

" Donne-moi, charmante petite - Tes larmes dans ton mouchoir - Je les porterai à Grenade - Chez un bijoutier qui les enchâssera. "

Son tus labios dos cortinas
De terciopelo carmesi,
Entre cortina y cortina,
Estoy esperando et si.

" Tes lèvres sont deux rideaux - De velours cramoisi - Entre rideau et rideau - J'attends le oui. "
C'est une jeune Malagueña qui s'adresse à son querido

Como abri sin precaucion
Tu carta, dueño querido,
Se cayô tu corazon,
Mas en mi pecho ha caido;

En él yo le lie dado abrigo,
Pero no cabiendo dos
El mio te mande yo,
Y et tuyo queda conmigo.

" En ouvrant sans précaution - Ta lettre, maitre chéri, - J'ai laissé tomber ton coeur, - Il est tombé dans mon sein; - Je lui ai donné abri; - Mais faute de place pour deux - Je t'envoie le mien, - Et le tien me reste. "

Voy a la fuente y bebo;
No la amenoro,
Que aumienta su corriente
Con lo que lloro.

" Je vais boire à la fontaine, - Et ne peux l'épuiser, - Car j'augmente son cours -Avec les larmes que je pleure. "

Les souvenirs du temps des Mores ne sont pas rares à Malaga : plusieurs édifices ont gardé leur nom arabe, comme le castillo de Gibralfaro, la Alhondiga, la Alcazaba; les Atarazanas, ancien arsenal moresque, ont conservé une élégante porte en fer à cheval, revêtue de marbre blanc; de chaque côté se lisent, comme à l'Alhambra, ces deux inscriptions arabes : Dieu seul est riche, - Dieu seul est vainqueur.

Comme la plupart des villes de la côte, Malaga est une ancienne colonie phénicienne; les Arabes s'en emparèrent après la fameuse bataille du Guadalete, et ce n'est qu'en 1487 qu'elle cessa d'être musulmane, en tombant au pouvoir des rois catholiques.

Ce n'est qu'une cinquantaine d'années plus tard que fut commencée la cathédrale, splendide édifice qui domine majestueusement le port et la mer; un bel escalier de marbre donne accès dans la nef principale, à côté de laquelle s'élèvent parallèlement deux nefs latérales; de chaque côté de la façade s'élèvent deux hautes tours, dont l'une est restée inachevée, comme celle de la cathédrale de Cologne; le sacristan qui nous accompagnait se donna beaucoup de mal pour nous faire admirer les stalles du choeur, travail prodigieux, mais d'un goût médiocre, suivant nous, la vraie manière de bien voir la cathédrale de Malaga, c'est de prendre une falua dans le port et de s'éloigner assez pour qu'on puisse apercevoir du large, au-dessus du bleu intense de la mer, la masse imposante de la cathédrale qui s'élève au-dessus des maisons blanches de la ville; splendide tableau dont le fond est formé par les hautes montagnes derrière lesquelles se cache Grenade.

Nous trouvâmes les quais de Malaga encombrés de caisses de pasas et de tonneaux de toute dimension. Les vins et les pasas - c'est ainsi qu'on appelle les raisins secs - sont les principales productions de Malaga; cependant n'oublions pas l'industrie des terres cuites coloriées, fort ancienne dans le pays; c'est dans le Pasaje de Heredia que se modèlent ces statuettes, qui représentent invariablement des costumes andalous; tantôt c'est une maja au jupon court, dansant le polo ou le jaleo; tantôt c'est un contrabandista, le trabuco à la main ; un majo coupant, avec sa naraja, le tabac destiné à sa cigarette, ou un curé coiffé d'un chapeau long et étroit comme celui de Basile. Ce sont encore des charranes, les gamins de Malaga, ou des barateros, le cuchillo dans la ceinture; nous passerons bientôt en revue les différents types qui appartiennent particulièrement à l'Andalousie.

III

Les delitos de sangre. - Les serenos de Malaga. - Les gens de vida airada. - Un professeur de naraja. - Les Gulpes. - La Parte alla et la Parte baja: le Jabeque; le Desjarretazo; In Plumada et le Reves. - Un coup mortel : le Floretazo: Ies Golpes de Costado. - Les Engaños. - Les Tretas: quelques bottes secrètes. - L'escrime au Puñal et au Cuchillo. - Le Molinete. - Lanzar la naraja. - Les Tijeras des Gitanos.

Si l'usage de la navaja, du puñal et du cuchillo est général d'un bout à l'autre de l'Espagne, il est certaines villes où les saines traditions se conservent. plus particulièrement et où résident les profesores les plus acreditados : Cordoue et Séville possèdent des académies fort renommées; nais nulle part l'art de manier le fer -la herramienta - n'est cultivé avec autant de soin qu'à Malaga. Peu de villes d'Espagne offrent l'exemple d'une aussi grande criminalité et d'un pareil penchant à l'homicide; il n'est guère d'endroits où les delitos de sangre - les crimes de sang, comme on dit dans le pays - soient aussi fréquents. D'où vient cette habitude du meurtre, si générale parmi les gens du peuple? Sans doute de l'oisiveté , de la passion du jeu et de l'ivrognerie ; car le dernier de ces trois vices est beaucoup plus répandu à Malaga que dans aucune autre ville de la Péninsule, et c'est à tel point, que les serenos, ces gardiens de nuit dont nous avons déjà parlé, et qui sont chargés de veiller à la sécurité des habitants et au bon ordre, les serenos de Malaga jouissent, sous le rapport de la sobriété, d'une réputation détestable

En Malaga los serenos
Dicen que no beben ciao;
Y cou et vino que beben,
Puede moler un molino!

A Malaga, dit le refrain populaire, les serenas prétendent qu'ils ne boivent pas de vin; mais, avec le vin qu'ils boivent, on ferait tourner un moulin!
Faut-il attribuer encore, comme on l'a prétendu, l'issue sanglante de la plupart des querelles des Malaguenos d'une certaine classe au solano, ce vent brillant venant d'Afrique, imprégné, comme le sirocco des Napolitains, de la chaleur irritante des sables du Sahara? Ou bien la fréquence des homicides vient-elle de l'impunité proverbiale qui semble protéger les assassins?
Mata al rey, y vete a Malaga, - tue le roi et va-t'en à Malaga, - tel est le dicton populaire.

Un fait certain, c'est que nulle part on ne trouve autant de ces gens sans aveu, gente de vida airada, comme disent les Espagnols, expression peu facile à traduire, qui signifie littéralement des gens de vie irritée : tels sont les rateros (voleurs qui travaillent isolément), les charranes et les barateros, dont nous nous occuperons bientôt particulièrement.

Bien que l'usage de la navaja soit très répandu en Espagne parmi les classes ouvrières, les gens que nous venons de nommer font plus particulièrement métier d'être habiles au maniement de cette arme, et, encouragés par leur adresse , ils deviennent agressifs à la moindre parole insignifiante , ou simplement pour le plaisir de faire le mal.

Déjà, en parlant d'Albacète, nous avons cité cette ville comme très renommée pour la fabrication des navajas; Guadiz, Séville, Mora, Valence, Jaen, Santa Cruz de Mudela et bien d'autres villes possèdent aussi leurs maestros de herreria, ou couteliers en réputation. Outre bien d'autres noms de fantaisie que reçoit la navaja, on l'appelle encore, en Andalousie, la mojosa, la chaira, la tea, expressions plus particulières aux gitanos; les barateros l'appellent plutôt corse (tranchant), herramienta ou hierro (fer), abanico (éventail), sans compter d'autres noms aussi pittoresques.

Pendant notre séjour à Malaga, nous eûmes la fantaisie de prendre des leçons chez un des profesores ou diestros les plus consommés ; au bout de quelques séances, Doré était devenu l'un des élèves les plus distingués de la salle, et, armés de petits joncs taillés en navaja, nous nous livrions de rudes assauts et nous nous portions, suivant toutes les règles d'une escrime spéciale, les plus terribles coups de taille et d'estoc le pouce placé sur la partie la plus large de la lame, la main gauche collée contre la ceinture, les jambes légèrement entr'ouvertes afin de rendre les évolutions plus faciles, telle était notre position quand nous nous mettions en garde pour nous pourfendre.

Le professeur commençait alors la démonstration des différentes sortes de golpes, c'est. ainsi qu'on appelle les coups, qui reçoivent également le nom de puñaladas ou punalàs, comme prononcent les Andalous; les coups se portent dans la parte alfa ou dans la parte baja : la partie haute s'étend depuis le sommet de la tète jusqu'à la ceinture, et la partie basse depuis la ceinture jusqu'aux pieds, de manière que les coups sont altos ou bajos, suivant qu'on les porte dans le haut ou dans le bas du corps.

Un des principaux coups de la partie haute est le javeque ou chirlo, dont nous avons déjà dit quelques mots à propos d'Albacète; on nomme ainsi une large estafilade faite dans la figure avec le tranchant de la navaja et qui s'allonge comme la voile effilée du javeque (chebek); le javeque est regardé, par les barateros, comme une blessure ignominieuse ; car , de tous les coups qu'on puisse recevoir, c'est celui qui montre le mieux la maladresse du blessé et le peu de cas que le diestro, littéralement l'habile, fait de son adversaire, en se contentant de le moquer simplement au lieu de le tuer. Un autre coup de la parte alta, coup beaucoup plus grave et qui exige une grande adresse, c'est le desjarretazo,  il se porte par derrière, au-dessus de la dernière côte le desjarretazo est un coup très estimé, non pas de celui qui le reçoit, bien entendu, car il est presque toujours mortel, notamment quand la lame, ouvrant une large blessure, sépare en deux la colonne vertébrale. Seulement, comme rien au monde n'est parfait, ce joli coup a l'inconvénient de découvrir le diestro qui le porte et de l'exposer à recevoir en même temps un coup de pointe dans le ventre. C'est ce que nous démontra notre professeur, et Doré se hâta de formuler clairement le précepte au moyen d'un dessin qu'il lui soumit et qui reçut de tous points son approbation.

Citons encore la plumada, coup qui se donne de droite à gauche en décrivant une courbe, et le revés, porté de gauche à droite avec le bras déployé et ramené subitement; la culebra, qui consiste à se jeter rapidement la face contre terre en s'appuyant sur la main gauche, et à porter de bas en haut, avec l'autre main, un coup dans le bas-ventre; le floretazo, coup employé contre l'adversaire qui s'avance trop rapidement et qui vient lui-même s'enferrer sur la pointe de la navaja; en donnant un floretazo, on courrait grand risque d'être blessé soi-même si on ne rejetait vivement le corps en arrière.

Les tiradores, ou tireurs expérimentés, recommandent encore la corrida comme un des coups les plus utiles à connaître : la corrida, qui exige une légèreté particulière et beaucoup de sang-froid, s'exécute en faisant tout d'un coup un mouvement oblique sur la droite ou sur la la gauche, afin de frapper l'adversaire dans le côté. Les golpes de costado ne sont pas moins dangereux : ce sont les coups d'estoc qui se portent entre les côtes, et il est rare qu'ils ne soient pas mortels.

Quelquefois les tiradores placent sur leur bras gauche leur mania, leur veste enroulée, ou bien tiennent à la main leur sombrero, dont ils se servent comme d'un bouclier; ces moyens de défense sont très-discutés : le principal reproche que leur adressent les puristes, c'est d'empêcher de se servir de la main gauche; car, tout tirador accompli doit savoir manier indistinctement son arme des deux mains. Quant à la faja, ou ceinture, les tireurs de navaja ne manquent jamais d'enceindre leur reins, car elle est d'une grande utilité pour la défense; seulement il est essentiel de la fixer bien solidement si elle venait à se dérouler dans les jambes du tirador, elle pourrait le faire tomber et l'exposer ainsi aux plus grand, dangers.

Chaque coup, naturellement, a ses parades ou recursos; il y en a de différents genres: d'abord les engaños ou finjimientos (feintes ou tromperies), puis les tretas ou bottes secrètes ; ces dernières s'éloignent quelque peu des règles de l'escrime telle que nous la comprenons; qu'on en juge par quelques exemples.

On jette le sombrero à la figure de son adversaire; c'est une botte qui manque rarement son effet.

Le diestro se baisse rapidement pour ramasser de la main gauche une poignée de sable ou de terre qu'il jette aux yeux de son ennemi, et de l'autre main il lui porte un coup dans le ventre, ce qui s'appelle alracar.

Quelquefois encore on marche fortement sur les pieds de son ennemi , on lui donne un coup de talon dans le bas-ventre , ou bien on cherche à le faire tomber au moyen d'un croc-en-jambe; ou bien encore on feint d'adresser la parole à un être imaginaire qui surviendrait tout à coup , et on frappe l'adversaire - le contrario - au moment où il détourne la tète.

Comme la navaja, le puñal ou le cuchillo, qu'on appelle en argot churri ( d'où notre mot chouriner), a son escrime à part et ses règles particulières ; cette arme , dont se servent de préférence les marins et les prisonniers, se distingue principalement de la navaja en ce qu'elle ne sert que pour les coups d'estoc, car le poignard n'a pas de tranchant; ordinairement le manche, gros et court, se rapproche un peu de la forme d'un veuf; quant à la lame, elle est tantôt aplatie et ovale, tantôt ronde, tantôt à quatre pans ; nous avons rapporté de Malaga un puñal qui avait appartenu à un des plus redoutables barateros du Perchel; cette arme, effilée et pointue comme une aiguille, a quelque chose d'effrayant : quadrangulaire du côté de la pointe, elle s'arrondit ensuite insensiblement; de plus, elle est garnie d'entailles barbelées et la lame est repercée à jour en plusieurs endroits, précautions ingénieuses qui ont encore le double avantage de déchirer la plaie et de la rendre plus dangereuse en y introduisant de l'air.

Un des principaux coups du puñal, c'est le molinete, dont Doré nous donne un dessin très exact : un des adversaires pivote rapidement sur un pied et lève le bras pour blesser derrière l'épaule son ennemi, dont il s'est rapproché à l'improviste et qui ne peut se défendre qu'eu essayant d'arrêter de la main gauche le bras levé pour le frapper, et de frapper lui-même de la main droite. Il s'ensuit ordinairement une lutte corps à corps qui a presque toujours un résultat funeste pour les deux combattants.

Un petit traité fort curieux, écrit par un Andalou sur l'art de manier le couteau, - El arte de manejar la navaja - nous indique de plus la manière de lancer cette arme, ainsi que le cuchillo : le manche de l'arme doit se placer dans la paume de la main; la pointe, tournée en dedans, se retourne vers l'adversaire au moment où le diestro la lance en étendant la main avec force.

Les marins, qui ont l'habitude de porter la herramienta attachée à leur ceinture au moyen d'un long cordon ou d'une petite chaîne de cuivre, sont très-habiles à lanzar la navaja. a Nos lecteurs, dit notre Andalou, auront de la peine à croire à la précision extraordinaire avec laquelle nous avons vu lancer la navaja, qui restait clouée dans la poitrine ou dans le ventre de l'adversaire , à l'endroit même que le diestro avait choisi; mais ce qui n'est pas moins étonnant, c'est l'adresse particulière avec laquelle certains Andalous savent éviter le coup ; nous en avons même vu qui étaient assez adroits pour saisir au vol le cordon qui retenait la navaja du contrario, et pour le couper avec leur propre navaja.

Nous avons déjà parlé des tijeras, longs ciseaux dont les tondeurs de mules ou esquiladores, presque tous gitanks, savent se servir comme d'une arme terrible; la double blessure causée par les deux pointes des tijeras est toujours dangereuse et quelquefois mortelle.

Nous venons d'esquisser les principales règles d'une escrime particulière aux Andalous; disons maintenant quelques mots de deux types purement malagueños, les barateros et les charranes, gens d'une adresse toute particulière à manier le puñal et la navaja.

IV

Les Charranes - Le Barrio del Perchel - L'Arriero et son once d'or. - Le torrent de Guadalmedina; combats à coups de pierre des Lazzaroni de Malaga. -Les Barateros.-Les Garitas et les joueurs; comment se touche le Barato. - Les pourfendeurs Andalous; un défi. - Le Baratero sur la plage; dans la caserne; dans la prison. - La chanson du Baratero

Les touristes qui séjournent quelque temps à Malaga peuvent y étudier, s'ils ne craignent pas d'approcher de près des gens appartenant de plein droit aux classes dangereuses, plusieurs types extrêmement curieux, et particuliers pour la plupart à cette ville, parmi lesquels nous citerons en première ligne le charran et le baratero.

Qu'est-ce que le charran? Le Diccionario de la Academis española ne nous apprend rien sur ce sujet, et ce mot est également absent des autres dictionnaires espagnols. Le charran n'est pas le gamin de Paris, ni le pâle voyou; ce n'est pas non plus le lazzarone napolitain; et pourtant c'est un peu de tout cela : allons flâner dans le barrio del Perchel, un des quartiers de Malaga où l'étranger peut le mieux observer les moeurs intimes du peuple andalous; le nom du Perchel vient tout simplement des perchas qu'on y voit en grand nombre, et sur lesquelles les pêcheurs étendent leurs filets pour les faire sécher ; c'est le rendez-vous des majos, comme l'est à Séville le quartier de la Macarena; aussi, à Malaga, quand on veut parler d'une fille du peuple élégante et pleine de désinvolture , dit-on une moza Perchelera, comme à Séville on dit une hembra Macarena.

Approchons-nous de celte barque échouée sur la plage, et à l'ombre de laquelle des hommes du peuple à l'air picaresque sont assis et jouent aux cartes; ce sont des charranes; ils sont nés à Malaga, et ils y mourront, à moins qu'ils n'aillent finir leurs jours au presidio (bagne) de Ceuta ou de Melilla; ils exercent bien par hasard une industrie apparente : ainsi ils vont par les rues vendant des boquerones, les sardines de l'endroit; d'autres fois, on les voit offrir leurs services aux ménagères qui viennent acheter au marché la provision du jour, et avio, pour porter chez elles, moyennant quelques cuartos, la viande ou le poisson, mais leur véritable état, c'est de ne rien faire, de vivre d'industrie, dans le mauvais sens du mot, de prendre le soleil sur la plage et l'ombre sur l'esplanade del muelle.

Le charran est un garçon de quatorze à vingt ans; plus jeune on l'appelle polo, mot qu'on peut traduire assez exactement par voyou ; on l'appelle encore granuja, expression locale qui signifie pepin de raisin, et qui entraîne avec elle une intention de mépris. Plus âgé, il se livre sur une plus grande échelle à ses mauvais penchants, et devient baratero, ratero, si le tranchant d'une navaja ou la pointe d'un puñal ne viennent mettre fin à une existence si intéressante.

Les gamins de Malaga n'ont rien à envier, sous le rapport de l'adresse, aux plus habiles filous de Naples ou de Londres; nous en avons fait personnellement l'expérience, à bon marché, du reste, puisqu'elle ne nous a coûté qu'un mouchoir. Ils sont très inventifs pour s'approprier le bien d'autrui; on en pourra juger par cette petite histoire locale arrivé. tout, récemment, et que nous rapportons dans toute sa pureté d'après un malagueño; il s'agissait, ni plus ni moins, de voler à un brave arriero descendu de la montagne, une once d'or (quatre-vingt-cinq francs) qu'il avait mise dans sa bouche dans la crainte des filous.

Un dimanche, au moment où la messe de midi sonnait à la cathédrale, notre arriero rencontrait à la Puerta de Mar un paysan de ses amis, qui le pressait de l'accompagner à l'église; le méfiant montagnard refusa, disant qu'il avait une once d'or dans sa raja, et qu'il craignait de s. trouver au milieu de la foule. Le paysan insista, lui faisant observer que ce n'était pas une raison suffisant. pour perder la misa; et puis, ajouta-t-il, mets la onza dans ta bouche, elle y sera plus en sûreté que dans ta ceinture.

Cette raison parut concluant. à l'arriero, qui prit avec son ami le chemin de l'église. Quelques vauriens , pillos, granujas ou charranes avaient entendu la conversation sans en perdre un seul mot, et avaient vu l'once d'or passer de la raja dans la bouche de l'arriero ; trois d'entre eux se détachèrent de leurs camarades et suivirent leur victime jusque dans l'église; avant d'entrer, ils quittèrent leurs alpargatas et leur sombreros, prirent chacun les deux coins d'un mouchoir dans lequel ils jetèrent quelques petites pièces de cuivre et d'argent et se mirent à jouer au naturel le rôle de deux marins demandant les offrandes pour accomplir un voeu , et faire dire des messes à la Vierge del Carmen. Ils s'approchèrent ainsi de l'arriero, qui se tenait au milieu d'un groupe, serrant les dents pour mieux garder son once et regardant de travers tous ceux qui se trouvaient autour de lui; les deux faux marins s'étaient agenouillés et faisaient semblant de murmurer des prières, sans perdre de vue l'arriero. Enfin, après l'Ite missa est, un d'eux lâcha tout à coup les coins du mouchoir, et la monnaie roula sur les dalles.

« Caballeros, que personne ne bouge, s'écria un des charranes, tout cet argent appartient à la Virgen santissima! Attention à l'once I où est l'once d'or ? »

Tous les assistants se penchèrent pour regarder, à l'exception des faux marins, qui eurent soin de ne pas se baisser, et qui reprirent plus haut

« Personne n'a vu l'once pour les messes de Maria santissima? Qui donc a pris l'once? »

- C'est ce coquin-là qui vient de la ramasser et de la mettre dans sa bouche, » s'écria un des assistants qui n'était autre qu'un compère, en montrant du doigt le pauvre arriero. Celui-ci, confus et interdit, porta naïvement sa main à sa bouche, et en retira l'once d'or, qu'un des assistants, - toujours un compère, - lui arracha violemment des mains avec une indignation bien jouée, pour la remettre dans le mouchoir des pauvres marins. Le public indigné accabla de reproches le prétendu voleur, et quand il put enfin ouvrir la bouche pour protester de son innocence, les charranes qui s'étaient faufilés parmi la foule comme des serpents à travers un buisson, se partageaient l'once d'or en dehors de l'église.

Malgré leur costume délabré, ces lazzaroni de Malaga ont une certaine désinvolture qui empêche de les confondre avec les mendiants de profession; du reste, ils n. demandent pas l'aumône ils aiment mieux voler; l'esplanade del Muelle est le théâtre ordinaire de leurs exploits ; c'est là qu'ils ont l'habitude de prélever leur dîme sur les diverses marchandises qu'on débarque au bord de la mer; tantôt c'est un bacalao (morue) qu'ils font adroitement passer sous leur chemise, tantôt c'est un de ces énormes oignons, un melon, ou quelques batatas; ils sont encore fort habiles à plonger leur navaja dans un ballot, pour recevoir dans leur sombrero le riz qui s'en échappe; ils se donnent ensuite rendez-vous dans le lit desséché du torrent du Guadalmedina, ou dans quelque autre endroit écarté, où ils font cuire entre deux pierres, dans quelques vieux tessons, les produits de leur maraude.

Il est rare que ces festins ne se terminent pas par une partie de cartes, car ils sont très joueurs, comme presque tous les Andalous de la basse classe : une mante crasseuse pliée en quatre et jetée à terre leur sert de tapis de jeu; les cartes font, tellement usées que c'est à peine fi on distingue les points. Ils ne font pas moins passionnés pour d'autres, jeux de hasard, notamment celui de pile ou face, tara y cruz; et comme ils ne se font pas faute de tricher, il est rare que la partie ne finisse pas par quelque rixe, où les coups de poings, les coups de bâtons et les pierres pleuvent comme grêle: les pedreas, c'est ainsi qu'ils appellent leurs combats à coups de pierre, ont ordinairement lieu dans le torrent de Guadalmedina, qui leur fournit en abondance des projectiles de tout calibre. C'est là aussi que se vident les querelles de barrios, car Malaga est divisée en trois barrios ou quartiers principaux : la Victoria, le Perchel et la Trinidad, dont les habitants ont des moeurs et même des costumes particuliers, et ces barrios se sont voué depuis longtemps une antipathie réciproque. C'est en vain que les autorités ont voulu faire cesser les pedreas; ces luttes se renouvellent de temps en temps, avec une sorte de périodicité , notamment les dimanches et jours de fête.

Le charrau est grand fumeur, et, passé maître dans l'art de ramasser les bouts de cigares, qu'il transforme immédiatement en cigarettes. Quand le hasard ou l'adresse a fait tomber un puro entre ses mains, il le partage fraternellement avec ses camarades : ce partage s'opère d'une façon assez originale : les vauriens se placent par rang d'âge, et en rond : le plus âgé allume le cigare, tire une bouffée à toute haleine, et le passe à son voisin, qui en fait autant; et le puro passe ainsi de. main en main, chacun humant la plus grande chupada possible, jusqu'à complète extinction.

Il est rare que le charran ait un domicile : il couche l'été à la belle étoile, le long des maisons, sans se soucier des moustiques dont sa peau bronzée défie les piqûres. L'hiver, il trouve toujours un zaguan ou portique pour reposer sa tête à l'abri des vents du Nord.

Bien que le charran se trouve mêlé à toutes les démonstrations, et qu'il soit de toutes les émeutes, il n'a pas d'opinion politique: on raconte à ce sujet que lorsque les troupes françaises, fous les ordres du général Sébastiani, se présentèrent devant Malaga, des groupes de charranes se mêlèrent aux partisans de la résistance, en poussant les cris de: Viva Ferdinando VII ! Des gens armés de couteaux et de poignards ne pouvaient tenir longtemps devant la mitraille, et les Français ne tardèrent pas à faire leur entrée dans la ville, précédés des mêmes groupes de charranes, qui criaient à tue-tête : Viva Napoleon

Nous avons déjà dit quelques mots du baratero : voilà un type andalous par excellence, et s'il n'appartient pas, comme le charran, exclusivement à Malaga, nulle part, en Andalousie il ne se trouve aussi complet et aussi prononcé que dans cette ville.

Le baratero est un homme de la lie du peuple, qui a acquis une habileté extraordinaire à manier la navaja et le puñal, et qui exploite la terreur qu'il inspire pour exiger des joueurs un droit sur l'enjeu de la partie. Nous l'avons déjà dit, les Andalous de la basse classe sont extrêmement joueurs chaque ville renferme un assez grand nombre de gens sans aveu désignés sous le nom de tafures, nom qui correspond à peu près à celui de grecs, et qui n'ont guère d'autre industrie que leur habileté au jeu. Il est rare que les vices d'une nation ne soient pas plusieurs fois séculaires : les ordonnances d'Alphonse le Savant contre les tafurerias ou maisons de jeu prouvent que dès cette époque la passion du jeu était déjà très-violente en Espagne; elle n'avait en rien diminué au dix-septième siècle, si nous en croyons un curieux ouvrage d'un auteur sévillan, le licencié Francisco Luque Fajardo, contre les oisifs et les joueurs, ouvrage dans lequel l'auteur énumère les nombreux tours, pratiques et escroqueries employés par les grecs du temps.

Chaque ville d'Andalousie a donc ses garitos ou tripots, où se réunissent les joueurs de profession, auxquels on pourrait encore appliquer cet ancien couplet

 

Ya et judagor de España
Su esperanza no fia
En et incierto azar, sino en la mana.

" Aujourd'hui, le joueur espagnol ne met pas son espérance dans le hasard incertain, mais dans l'adresse de ses doigts. "

Les garitos ne 'sont. pas, du reste, les seuls rendez-vous des joueurs; on les voit partout : sur la plage, à l'ombre d'une barque; sous les arbres d'une promenade, ou à l'abri d'an vieux mur, dans quelque endroit écarté : le public est ordinairement. composé de charranes et autres gens sans aveu, auxquels se mêlent quelques marins et quelques soldats : voyez-les, assis ou couchés le long de ce falucho échoué sur le sable, et dont. les vuiles sèchent au soleil : les uns sont assis, les autres couchés à plat ventre devant un jeu de cartes crasseux qui passe de main eu main ; ils jouent au cané, au pecao, ou à quelque autre de leurs jeux favoris; leur physionomie est. inquiète et agitée, soit par la passion du jeu, soit par la. crainte de voir arriver un alguacil.

Tout à coup, et sans qu'on sache d'où il est venu, un individu au teint pâle, à la figure sinistre, à l'air hardi et provocateur, apparaît au milieu du groupe : c'est un homme robuste, bien empatillado, comme disent les Andalous, c'est-à-dire orné d'une large paire de favoris noirs; il porte d'an air dégagé sa veste sur l'épaule, et son pantalon court est retenu par une large ceinture de soie brune : c'est un baratero, qui s'installe sans façon à côté des joueurs, et. leur annonce brutalement qu'il vient prélever sa part sur l'enjeu, cobrar el barato, toucher le barato; c'est ainsi qu'on appelle l'espèce de tribut qu'il s'arroge le droit de prélever, et c'est de ce mot qu'on a fait celui de baratero.

Le barato, du reste, ne consiste ordinairement qu'en une somme très minime, deux ou trois cuartos tout au plus, c'est-à-dire environ dix centimes par partie.

Ahi va eso, s'écrie le baratero en jetant an milieu du groupe un objet entouré d'un vieux papier gris qui a servi précédemment à envelopper du poisson frit : c'est un paquet de vieilles cartes, une baraja, (qui signifie qu'on ne doit jouer qu'avec ses cartes : Aqui no se juega sino con mis barajas! - Ici, on ne joue qu'avec mes cartes. Si les joueurs sont de bonne composition et ne font aucune difficulté pour payer le barato, le baratero empoche ses cuartos, et tout se passe pour le mieux, et, très paisiblement. Mais il arrive quelquefois qu'il se trouve dans le groupe un valiente, un vaillant, un mozo cruo, littéralement : un garçon cru, expression andalouse presque intraduisible, et qui sert à désigner un jeune homme hardi, que rien ne saurait effrayer. Celui-ci répond sans s'effrayer, avec un fort accent andalous :

« Camara, nojotros no necesitamos jeso ! - Camarade, nous n'avons pas besoin de cela! »  Et il rend le .jeu de cartes au baratero. « Chiquiyo, reprend le baratero, venga aqui et barato, y sonsoniche! - Gamin, fais-moi vite passer le barato, et pas un mot ! »

Le mozo cruo tire alors un long couteau attaché à sa ceinture, l'ouvre en faisant entendre le cliquetis des ressorts, en enfonce la pointe à côté de l'enjeu, et s'écrie en regardant le provocateur d'un air de défi « - Aqui no se cobra et barato sino con la punta de zona navaja! - Ici, on ne touche le barato qu'avec la pointe d'une navaja. »

Il est rare que le défi ne soit pas accepté: en ce cas  les deux adversaires prononcent le solennel vamonos! ou vamos alla! - Allons y 1 ou bien encore : Vamos a echar un viaje! - Allons faire un voyage! C'est leur alea jacta est.

Les charranes reprennent leur monnaie et se lèvent ; on s'en va dans un coin écarté, les navajas ou les puñales sont tirés de la ceinture et brillent en l'air, et un des adversaires tombe ensanglanté.

Le meurtre ne demeure pas toujours impuni, et il arrive parfois que deux ou trois mois plus tard oh entend par les rues de la ville le son d'une petite cloche et la voix d'un homme qui demande des aumônes «  para decir misas por et alma de un probe que van a ajusticia  , » - pour dire des messes pour l'âme d'un malheureux qu'on va justicier.

Il arrive aussi que deux barateros se rencontrent sur le même terrain, et que le nouveau venu prétend avoir sa part de l'enjeu; quelquefois la querelle se termine par un duel à mort; on en a vu s'enfermer dans une cour étroite et se déchirer à coups de couteau jusqu'à ce que l'un des deux tombât inanimé. Mais quelquefois aussi chacun des adversaires n'a que l'apparence de la bravoure et réalise ce type du bravache pourfendeur; audacieux avec les faibles, filant doux quand on lui tint tète; type si commun en Andalousie, que, pour le définir, le dialecte du pays est d'une richesse extrême : c'est le maton, le matachin, le valenton, le perdonavidas et autres expressions non moins significatives.

Lorsque deux braves de cette espèce ont maille à partir, il s'établit entre eux un dialogue des plus amusants dont nous allons essayer de donner une idée, bien que le dialecte andalous perde, en passant dans une autre langue, la plus grande partie de son originalité.

«  Ea! c'est ici que les braves vont se montrer, dit l'un d'eux en faisant crier les ressorts de sa navaja !

- Tire osté! Tirez! compère Juan, s'écrie l'autre en tournant autour de son adversaire.

- Vente a mi, Curriyo! pas tant de tours et de détours!

- C'est vous, zeño Juan, qui sautez comme un petit. chien.

- Ea! Dios mio! Tiens, tu peux recommander ton âme à Dieu!

- Est-ce que je t'ai blessé? - Non, ce n'est rien !

- Eh bien! je vais te tuer du coup ; tu peux demander l'extrême-onction.

- Sauve-toi, por Dios, Curriyo, tu vois bien que j'ai le dessus, et je vais t'ouvrir une blessure plus grande que l'arcade d'un pont ! »

Ce dialogue continuerait plus d'une heure, si les amis communs n'intervenaient; les deux adversaires, qui ne demandent pas mieux que de s'apaiser, referment leurs couteaux, et on se rend dans quelque taberna où l'on oublie la querelle en vidant quelques cañitas de jerez.

Outre les barateros de  playa, qui exercent sur la plage, il y a encore celui de la carcel, qui règne dans la prison et le baratero soldado ou de tropa : ce dernier est le véritable tyran de la compagnie ou du régiment; le sergent, qui ne veut pas l'avoir pour ennemi, l'exempte des corvées; il n'est pas de querelle à laquelle il ne se trouve mêlé; c'est à peine s'il connaît les éléments de l'exercice, et il professe la plus grande répugnance pour la discipline; par exemple, il est de première force sur le maniement de la herramienta,, - c'est ainsi qu'il appelle, dans son argot, les armes dont il se sert. Le baratero soldado ne se refuse aucune jouissance : il boit du meilleur, que lui verse la cantinière de la caserne, et fume des pores; tout cela est payé par le barato qu'il prélève sur les autres soldats.

Quand le régiment est en marche, le baratero de tropa reçoit la visite des camarades ou compères - Camaràas, compares - de la localité où l'on fait halte; car il y a entre eux une certaine franc-maçonnerie, comme entre les Camorristi napolitains; ils se retrouvent dans les garitos fréquentés par leurs confrères, sans exiger des joueurs le barato qu'ils se sont arrogé le droit de toucher. Quelquefois, cependant, ces entrevues ne se terminent pas sans quelque pendencia, ou querelle : à la moindre contradiction, on se jette à la figure les cañas de jerez, contenant et contenu, et on sort dans la rue pour se tirer deux ou trois mojadas, après quoi on est meilleurs amis qu'avant.

Le baratero de la carcel est le plus dangereux et le plus odieux de tous; perdu de vices depuis son enfance, il a passé la plus grande partie de son existence dans la prison, - el  estarivél, ou casa de  poco frigo, - littéralement la maison où il y a peu de blé, comme disent les voleurs dans leur argot pittoresque. Aussitôt qu'un preso fraîchement condamné a franchi le seuil de la prison, le baratero exige du nouveau détenu le diesmo, c'est-àdire la bienvenue, qui consiste ordinairement en un ou deux machos [2] . Cette demande se fait toujours la navaja à la main, et quand le nouveau venu se refuse à payer las moneas, los metales, la question se décide ordinairement au moyen de quelques navajasos échangés entre les deux prisonniers. Quand la justice - qui s'appelle en argot la sevra da sévère) - intervient pour constater le meurtre, il est rare que les navajas se retrouvent ; car les carceleros ont toutes sortes de moyens plus ingénieux les uns que les autres pour les faire disparaître.

Pour achever de peindre l'étrange type que nous venons d'esquisser nous donnerons ici deux couplets d'une chanson andalouse, El baratero :

Al que me grana le mate,
Que yo compre la baraja
Esta osté?
Ya desnudé mi navaja
Largue et coscon y et novato
Su parné,
Porque yo cobro et barato
En las chapas y en et cané.
Rico trujan y buen trago....
Tengo ana vida de obîspo !
Esta osté?
Mi voluntà satisfago
Y a costa ajena machispo.
Y porqué?
Porque yo cobro y no pago
En las chapas y en et cané.

Voici la traduction de ces deux couplets, où l'auteur a parfaitement rendu le langage moitié argot, moitié gitano, que parlent les barateros
Celui qui murmure, je le tue.
Car j'ai acheté la baraja ;
Comprenez-vous?
Je viens de tirer ma navaja
Donnez, innocents et novices,
Votre argent,
C'est moi qui touche le barato
Aux chapas et au cane!
Quel riche tabac! quel bon vin !...
Je mène une vie d'évêque !
Comprenez-vous?
Je satisfais toits nies goûts,
Et je vis aux dépens d'autrui;
Et pourquoi?
Parce que je reçois sans jamais rien payer,
Aux chapas et au cané  [4] !

Il n'est guère besoin d'ajouter comment finit le plus souvent le baratero : c'est sur une place publique, où un échafaud en planches a été dressé pour le supplice du garrotte; l'exécuteur, après lui avoir passé autour du cou le fatal collier de fer, et  corbatin de Vizcaya [5] ,serre la vis fatale en lui demandant le pardon traditionnel me pardonas ? Et la société est vengée.

Ch. DAVILLIER.
(La suite à la prochaine livraison.)


VOYAGE EN ESPAGNE

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER'.
GRENADE.

1862. -DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. - TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.

les environs de Malaga; la Hoya. - Opinion de Voiture sur l'Andalousie. - Le chemin de fer d'Alora à Malaga. -la route de Velez à Alhama. Les croix de meurtre. - La Sierra Tejada. - Alhama; les bains. - Ay! de mi Alhama! - Santa Fé. - le siège de Grenade; la couleur Isabelle. - Loja. - La Pena de los Enamorados. - Un chrétien et une Moresque.

Avant de quitter Malaga, nous voulûmes faire une excursion dans la Hoya, belle plaine qui s'étend entre la mer et les montagnes ; justement on venait d'inaugurer depuis peu le premier tronçon du chemin de fer qui doit relier Malaga à la ligne de Cordoue à Séville, en passant par Antequera et Ecija; nous nous rendîmes, donc à la gare provisoire, et bientôt, après avoir franchi les faubourgs, nous traversions une des plaines les plus belles et les plus fertiles de l'Andalousie et du monde entier, où les palmiers s'élèvent gracieusement au-dessus des champs de canne à sucre : on pourrait facilement se croire au Brésil ou aux Antilles; c'est bien cette merveilleuse Andalousie dont parle Voiture, le bel esprit, cette terre enchantée qui l'avait réconcilié avec tout le reste de l'Espagne.... « Vous ne trouverez pas étrange, dit-il dans une de ses lettres, que je loué un pais où il ne fait jamais froid, et où naissent les cannes de sucre.... J'y suis servi par des esclaves, qui pourraient estre mes maistresses ; et sans péril, j'y puis partout cueillir des palmes. Cet arbre, pour qui toute l'ancienne Grèce a combattu, et qui ne se trouve en France que dans nos poètes, n'est pas icy plus rare que les oliviers, et n'y a pas un habitant de cette coste, qui n'en ait plus que tous les Césars. On y voit tout d'une veuë les montagnes chargées de neiges, et les campagnes couvertes de fruits.... L'hyver et l'esté y sont toujours mêlez ensemble ; et quand la vieillesse de l'année blanchit la terre partout ailleurs, elle est icy toujours verte de lauriers, d'orangers et de myrthes.
Bien qu'il sente un peu le bel esprit, ce passage de Voiture est toujours vrai, et peut encore s'appliquer à la campagne de Malaga : la petite ville d'Alora, où s'arrête aujourd'hui le chemin de fer, est située sur une hauteur couronnée de quelques ruines moresques, et au-dessus de laquelle s'élève la Sierra del Hacho. Nous avions une lettre de recommandation pour un propriétaire d'Alora, qui nous fit visiter de superbes jardins d'orangers et de citronniers; les oranges commençaient déjà à prendre leur belle couleur d'or, et quoiqu'elles ne fussent pas encore mûres, nous en vîmes charger de pleins wagons pour Malaga.
Nous retournâmes à Malaga le lendemain, pour nous diriger de là, en faisant un assez long détour, sur Alhama et Antequera, et ensuite sur Ronda, la ville des toreros, des bandoleros et des contrabandistas; nous suivîmes de nouveau la route de Velez en longeant la place; bien que le soleil- fût encore bas à l'horizon, la chaleur était intense : aucun souffle n'agitait le feuillage léger des palmiers; les vagues venaient mourir lentement en étalant sans bruit sur le sable de longues et minces franges d'écume. Les nombreuses casas de recreo, maisons de campagne des riches habitants de Malaga faisaient étinceler au soleil leurs murs blanchis à la chaux, encadrés de cactus et d'aloès, et les pêcheurs, après avoir amarré leurs barques, cherchaient l'ombre sous leurs chozas ou cabanes de jonc.
Nous nous empressâmes, dès notre arrivée à Velez, de chercher. des mulets, car nous tenions à arriver avant la nuit à Alhama : cette route, qui ne peut se faire qu'à cheval ou à mulet, est une des plus belles d'Espagne, au point de vue pittoresque, bien entendu, mais aussi une des plus fatigantes; tant que nous ne quittâmes pas la plaine, c'était à la rigueur praticable; mais quand nous commençâmes à gravir les pentes de la Sierra Tejeda, le chemin devint de plus en plus odieux et abominable; nos mulets faisaient à chaque pas de vrais prodiges d'équilibre, roulant de temps en temps au milieu de monceaux de pierres de toute forme et de toute grosseur, et refusant parfois d'avancer, comme s'ils eussent tenu à justifier leur réputation proverbiale.
Les sentiers abrupts que nous parcourions avaient, sous un autre rapport, un aspect très-peu rassurant, et nous nous disions souvent que telle caverne, tel rocher ou tel ravin auraient fait une admirable mise en scène pour la partida de José Maria, d'Ojitos, ou de quelque autre fameux chef de bandoleros; il est probable, du reste, que la route d'Alhama à Velez Malaga a été le théâtre de plus d'un drame sauvage, car nous rencontrions fréquemment de petites croix de bois assez inquiétantes; ces croix, qu'on appelle milagros, ont été élevées au bord du chemin pour perpétuer le souvenir d'un assassinat, et sont ordinairement accompagnées d'un petit écriteau portant ces mots :

Aqui mataron a
c'est-à-dire : Ici a été tué un tel ; ou bien :
Aqui murio.... de mano airada,
ce qui signifie littéralement: Ici mourut un tel, d'une main irritée; inscriptions qui peuvent donner à réfléchir à des voyageurs paisibles, et dépourvus, comme nous l'étions, de toute arme défensive; il est vrai que notre arriero avait un vieux retaco rouillé, accroché, la gueule en bas, au gancho de sa selle ; mais en cas d'attaque, ce vieux tromblon à pierre nous aurait été d'une médiocre utilité; du reste la simplicité de notre équipage devait nous mettre à l'abri de toute aventure fâcheuse, et puis nous l'avons dit, le beau temps des bandits est passé, et ils n'existent qu'à l'état de souvenir et de légende; c'est pourquoi nous avions cru inutile de nous armer jusqu'aux dents, et de ne prendre sur nous, suivant le conseil d'un auteur anglais, que des montres d'argent et des chaînes de chrysocale.
Nous avions gravi la Sierra Tejada par une chaleur suffocante; nous mîmes pied à terre dans un bois de chênes verts, encinas, pour chercher un peu de fraîcheur, et alléger nos alforjas des provisions dont nous les avions bourrées. Après une heure de halte, nous nous mîmes en route ; nous ne tardâmes pas à atteindre le versant opposé de la Sierra et à découvrir une vaste plaine au-dessus de laquelle s'élevaient les neiges du Mulahacen et du Picacho de Veleta, et bientôt nous découvrîmes Alhama, bâtie sur un rocher ombragé de grands arbres, au pied duquel, chose rare en Espagne, un ruisseau roule ses eaux avec fracas. Il était presque nuit quand nous entrâmes dans la posada Grande; cette exécrable posada n' a de commun avec le Grand Hôtel que le nom; cependant nous étions tellement harassés, après dix heures passées sur le dos de nos mulets, que les matelas, presque aussi durs que les pierres de la Sierra, nous parurent garnis du plus moelleux duvet.
Alhama est une ville de bains minéraux, comme l'indique son nom arabe; ces bains déjà connus dès l'époque romaine, étaient très-florissants sous les Mores au temps de la splendeur du royaume de Grenade, et sont encore fréquentés aujourd'hui. Alhama, autrefois défendue par d'épaisses murailles, était regardée alors comme la clef de Grenade; aussi en souvenir de son importance passée, la ville a pris pour armoiries un château et une clef.
Alhama fut prise par les Espagnols en 1482, et la chute de ce rempart de la puissance musulmane en Espagne jeta la plus grande consternation parmi les habitants de Grenade. Boabdil venait de perdre une de ses plus fortes places de guerre, et un de ses sujets exprima la douleur générale en composant la ballade si connue, depuis traduite par lord Byron, qui a pour refrain :  Ay de mi ! Alhama !
« Le roi more se promenait par sa ville de Grenade, dit le fameux romance, de la porte d'Elvira à celle de Bibarrambla; - Hélas ! pauvre Alhama ! »

Cartas le fueron venidas
Que Alhama era ganada;
Las cartas echo en fuego
Y al mensagero matara.
Ay de mi! Alhama!

". Des lettres lui furent envoyées, annonçant la prise d'Alhama; il jeta les lettres au feu, et fit tuer le messager. - Hélas ! pauvre Alhama ! "
Puis le roi donne l'ordre de sonner les trompettes de guerre, les añafiles d'argent et les timbales, pour appeler aux armes les Mores de la Veya de Grenade. -Pourquoi, dit un vieux More, le roi nous appelle-t-il ainsi?

Aveys de saber, amigos
Una nueva destichada;
Los cristianos con braveza
Nos han ganado a Alhama.
Ay de mi ! Alhama!

" Apprenez, mes amis, un nouveau malheur : les chrétiens, pleins de bravoure, nous ont enlevé Alhama. - Hélas ! pauvre Alhama! "
Un vieil Alfaqui à la barbe blanche s'approche de Boabdil : Tu l'as bien mérité, ô roi ! Pourquoi as-tu fait périr les Abencerrages, qui étaient la fleur de Grenade?

Por eso bien mereces, rey
Una pena bien doblada
Que te pierdas, tu y et reyno,
Y que se pierda Granada!
Ay de mi! Alhama!

« C'est pourquoi tu mérites bien, ô roi, le grand malheur qui t'arrive : le malheur de te perdre, toi et ton royaume; celui de perdre Grenade! - Hélas! pauvre Alhama!»
« Ce romance était si triste et si douloureux, dit un ancien auteur espagnol, qu'on fut obligé de défendre de le chanter; car en quelque lieu qu'on le chantât, il provoquait la douleur et les larmes. »
D'Alhama nous nous dirigeâmes vers Loja, en laissant sur notre droite Santa-Fé, la ville des Rois catholiques : on sait comment fut bâtie Santa-Fé. Ferdinand et Isabelle, qui assiégeaient Grenade, ordonnèrent la construction d'une ville nouvelle au milieu de la Vega sur l'emplacement même du camp; les soldats furent transformés en maçons et en charpentiers, et en moins de trois mois cette tâche prodigieuse fut accomplie; la ville devint bientôt le centre d'un luxe extraordinaire partout on voyait briller la soie, l'or et le brocart ; après la prise de Grenade, de grands privilèges furent octroyés à Santa-Fé, la seule ville d'Andalousie, dit un chroniqueur espagnol, qui n'ait jamais été souillée par l'hérésie musulmane. On prétend qu'Isabelle la Catholique ordonna de construire Santa-Fè pour montrer aux Mores que les Espagnols étaient décidés à ne pas abandonner le siège ; on a même ajouté que la reine avait fait un voeu assez singulier, celui de ne pas changer de chemise avant la prise de Grenade : or, le siège ayant duré plusieurs mois, le linge de la souveraine serait devenu quelque peu jaunâtre : de là le nom de la couleur Isabelle.... Nous ne rappelons que pour mémoire, en passant, cette historiette qu'un écrivain espagnol a pris la peine de démentir, en la qualifiant de solemne patraña, un solennel mensonge.
Nous arrivâmes le soir à Loja, en suivant les bords du Genil, qui roule, à travers une vallée pleine de vignes et d'oliviers, ses eaux limpides profondément encaissées entre deux murailles de rochers. Loja, qui communique avec Grenade et Malaga par une très-bonne route, est une des plus jolies villes d'Andalousie, et une des plus agréables comme séjour, à cause de la riche verdure dont elle est entourée; notre guide, qui était de Grenade, nous rapporta un dicton sur les dames de Loja, dicton fort plaisant, mais tellement malicieux que nous nous abstiendrons de le rapporter.
En nous rendant (le Loja à Antequera, nous laissâmes sur notre droite, un peu avant d'arriver à la petite ville d'Archidona, un rocher escarpé qui s'élève au milieu de la plaine comme un immense monolithe : c'est la Peña de los Enamorados, - le rocher des Amoureux, que les légendes ont rendu célèbre dans la contrée comme l'est en Normandie la côte des deux Amants. La tradition populaire est bien ancienne, car Andrea Navagero, cet ambassadeur vénitien qui fit au commencement du seizième siècle son tour d'Espagne, la mentionne dans sa curieuse relation :
« Tra Antequera e archidona, a mezzo camino, si passa presso un monte molto aspero detto La Peña de los Enamorados, del case di due innamorati, un cristiano d'Antequera, e una Mora d'Archidona, liquali essendo stati molti dî nascosti in quel monte, al fine ritrovati, non vedendo potere scampare che non fossero presi,….. ne viver l'un senza l'altro, elessero morire insieme …...»
C'est l'histoire dramatique d'un chevalier chrétien que les romances nomment Manuel, et d'une jeune Mo.resque appelée Laïla; le chrétien, malgré le courage avec lequel il s'était défendu, avait été fait prisonnier dans un combat par un prince more. Pour charmer les loisirs de sa captivité, Manuel essaya de plaire à la fille du prince, la belle Laïla, qu'il avait l'occasion de voir de temps en temps: il y réussit tellement bien qu'il fut bientôt convenu entre eux que la jeune fille aiderait Manuel à s'échapper de sa prison, et qu'ils uniraient ensemble pour se réfugier dans le pays des chrétiens.
L'évasion avait réussi au gré de leurs voeux, et les deux fugitifs, après avoir marché longtemps à l'aventure, étaient sur le point de mettre le pied sur le territoire chrétien, lorsque, se croyant poursuivis, ils se blottirent entre les infractuosités du rocher, où ils restèrent cachés pendant plusieurs jours sans oser sortir. Malheureusement, au moment où ils allaient quitter leur retraite, ils furent aperçus par des soldats auxquels le prince avait donné l'ordre de s'emparer d'eux. Les deux amants montèrent alors jusqu'au sommet du rocher, où ils furent bientôt suivis par les soldats, qui cependant n'osaient porter la main sur une fille de sang royal. -Laïla se jeta au cou de son bien-aimé, lui jurant qu'elle aimerait mieux mourir que vivre séparée de lui à ce moment apparut son père, qui avait suivi les soldats, et qui leur donna ordre de la saisir.
- Si vous osez porter la main sur moi, leur dit la jeune fille, je me précipite du haut de ce rocher 1
Le prince la supplia en vain de le suivre: les deux amants s'étreignirent un instant en versant un flot de larmes, et après s'être embrassés une dernière fois, ils s'élancèrent dans le vide et tombèrent au pied de la pesa, où ils furent retrouvés sans vie, mais toujours enlacés. Une croix fut plantée plus tard à l'endroit où Manuel et Laila tombèrent, et le rocher a reçu depuis le nom de Peña de los Enarnorados.

Archidona. - Antequera. - La Serrania E Ronda. - Le brigandage en Espagne. - Les Rateros. - Ladrones, Bandidos et Bandoleros. - Le capitan et sa partida. - L'attaque de la diligence. -Le partage du butin. - Les Siete Niños E Equip. - Le capitan Ojitos. - Un sac de duros. - José Maria. - L'indulto. - La chanson du Bandolero. - Sept frères bandits. - La Cabeza del Malvado.

Nous nous arrêtâmes quelques heures à Archidona, pour faire reposer nos mulets, qui commençaient à être exténués; Archivons, petite ville bâtie comme un nid d'aigle au milieu des rochers, était, il n'y a pas longtemps encore, un des plus fameux repaires de bandits de l'Andalousie; les environs, entrecoupés de ravins, de cavernes et de bois sombres, sont on ne peut mieux disposés pour les attaques à main armée; ce pays fut le principal théâtre des exploits du fameux José Maria, dont les habitants parlent encore avec une terreur mêlée d'admiration.
A mesure que nous approchions d'Antequera, le pays devenait de plus en plus sauvage; quelques croix de meurtre se montraient de temps en temps, et nous ne manquions jamais de lire avec soin les inscriptions instructives dont elles étaient surmontées, ce qui divertissait beaucoup notre arriero.
Antequera passait déjà pour être fort ancienne dès l'époque des Romains ; des inscriptions retrouvées dans la ville portent son ancien nom d'Antikaria; du reste les souvenirs des Mores y sont plus abondants que ceux des Romains. Nous montâmes au sommet de la Torre Macho, la tour tronquée, d'où nous pûmes voir encore la Peña de los Enamorados, dont le profil nous rappela celui du rocher de Gibraltar. Nous visitâmes également près d'Antequera de curieuses grottes, qui ont dû servir d'asile à bien des générations, et qui servent encore de refuge à des gitanos de passage.
Antequera, comme toute la contrée hérissée de montagnes qui s'étend vers le sud, et qu'on appelle la Serrania de Ronda, joue un rôle important dans l'histoire du brigandage; ces sierras sauvages servaient de repaires à de nombreuses bandes qui détroussaient impunément les voyageurs, et devant lesquelles la force publique restait quelquefois impuissante. Ordinairement le chef de la partida, - c'est ainsi qu'on appelait la bande, était un jeune homme que la jalousie, le dépit ou quelque affaire d'amour avait poussé à l'assassinat, et qui, poursuivi par la justice, cherchait un refuge dans les montagnes les plus désertes. Le plus souvent, il n'était d'abord qu'un simple ratero, c'est-à-dire un voleur vivant isolé, et ne s'attaquant qu'aux voyageurs sans armes, évitant avec soin les alguaciles, miqueleles, et autres représentants de la justice. Mais bientôt le ratero s'ennuyait de travailler seul; il s'associait avec quelques gens de vida airada, qui s'étaient mis comme lui en révolte ouverte contre la société, et, devenu chef de bande, capitan, il attaquait, avec les bandoleros, ses vassaux, les convois, les diligences, les fermes isolées, et quelquefois même les villages.
Le capitan de bandoleros était d'ordinaire un homme brun, agile et robuste, bien empatillado, comme disent les Espagnols, c'est-à-dire orné d'une large paire de favoris noirs taillés en côtelette; sa tête rasée court et couverte d'un foulard de soie aux vives couleurs dont les deux coins retombaient sur la nuque, était coiffée du sombrero calañes chargé de nombreuses houppes de soie noire. Sa veste, en cuir fauve, marsille remendado, était ornée de toutes sortes d'agréments et de broderies en soie, et d'innombrables boutons de filigrane d'argent, botonadura de plata, qui s'agitaient comme des grelots au moindre mouvement; une culotte courte, ajustée et dessinant les formes, tombait jusqu'au-dessus des mollets, que cachaient à demi d'élégantes guêtres de cuir brodé, botines de caida, entr'ouvertes sur le côté, et d'où pendaient de longues et minces lanières de cuir. Dans les plis d'une large faja de soie, serrant la taille, s'enfonçaient deux pistolets chargés jusqu'à la gueule, sans préjudice d'un puñal effilé et d'un cuchillo de monte, espèce de large poignard muni d'une garde, dont le manche de corne s'ajuste dans le canon de l'escopette.
Le vrai bandolero faisait presque toutes les expéditions à cheval; il avait pour monture un vigoureux potro andalous à la longue crinière noire orné d'aparejos de soie, et dont la queue était entourée de cette espèce de ruban que les Andalous appellent ata-cola; une mania aux mille rayures éclatantes laissait flotter de chaque côté des pompons sans nombre. Il va sans dire que l'inévitable trabuco Malagueño, à la gueule évasée, suspendu la crosse en l'air au gaucho d'une selle à la mode arabe, complétait l'armement du bandolero : on dit que José Maria, ainsi équipé, aimait à adresser cette plaisanterie à ses camarades, en montrant deux rangées de dents blanches comme l'ivoire :
 Quién me pedirà et pasaporte?- Qui osera me demander mon passe-port?
L'expédition classique du bandolero, l'A B C du métier, c'était l'attaque de la diligence: aussitôt que les vedettes en annonçaient l'arrivée, la route était barrée par la partida, et les chevaux abattus ou dételés. On enjoignait alors aux malheureux voyageurs de descendre; on leur ordonnait de se placer la face contre terre, boca abajo, et on leur attachait les bras derrière le dos; le capitan donnait ensuite l'ordre de procéder à la visite des bagages; on fouillait les voyageurs, et après avoir menacé de mort celui qui avant une demi-heure ferait le moindre mouvement, la partida regagnait à fond de train son repaire, où avait lieu le partage du butin.
Suivant un usage qui avait force de loi parmi les bandoleros, on faisait trois parts égales du butin : le premier tiers appartenait au capitan; le second tiers se partageait entre les membres de la partida, dont le nombre dépassait rarement huit ou dix personnes, et le reste, religieusement mis de côté, était comme un fonds de réserve destiné à porter secours aux camarades tombés entre les mains de dame justice, soit pour leur rendre la liberté, soit pour faire dire des messes, - decir misas, - pour l'âme des malheureux qui finissaient; suivant leur langage pittoresque, par danser au gibet sans castagnettes, - bailar en la horca sin castañuelas.
Une des plus célèbres partidas qui aient jamais exploité l'Andalousie était celle des Siete Niños de Ecija, -les Sept Gars d'Ecija; - cette fameuse bande, dont beaucoup de personnes se rappellent encore les exploits, et qui a fait le sujet de tant de légendes populaires, avait reçu ce nom parce qu'elle fut toujours composée de sept bandidos, jamais plus, jamais moins : toutes les fois que, pour une cause quelconque , un des sept Niños manquait à l'appel, il était remplacé dès le lendemain, car il y avait de nombreux surnuméraires qui n'attendaient qu'une place vacante pour entrer en fonctions. Les Siete Niños ne tardèrent pas à devenir très riches; de nombreux espions, largement payés, les instruisaient à point du passage des diligences, des galères et des convois d'argent; ils avaient des intelligences dans les fermes, dans les campagnes et jusque dans les villes, et si jamais quelqu'un les trahissait, on ne tardait guère à trouver son corps criblé de coups de poignard par une main inconnue.
Les Siete Niños de Ecija changèrent plusieurs fois de chef ; le plus fameux, dont on vante encore le courage et la générosité chevaleresque, était le Capitan 0jitos; c'était, assure-t-on, un cavalier accompli, appartenant à une bonne famille d'Ecija, et qui faisait tourner les plus belles têtes de l'endroit; son second, à cause de son air sauvage et rébarbatif, avait reçu le surnom de Cara de hereje, - Face d'hérétique. - Le capitan Ojitos eut une fin tragique : s'étant un jour querellé avec un de ses bandoleros nommé Tirria, il s'ensuivit une lutte au puñal, et les deux combattants restèrent sur le terrain.
 Les Siete Niños de Ecija furent poursuivis plusieurs années sans qu'il fût possible de les atteindre; ne pouvant venir à bout d'eux par la force, on résolut d'employer la ruse, et voici le stratagème qu'on employa : un faux frère fut envoyé vers eux, et leur annonça qu'à une certaine heure un riche convoi devait passer dans un chemin creux, à un endroit qu'il leur désigna; un peu avant l'heure convenue, les bandits se mirent en route pour attendre le passage du convoi : or, on avait eu soin de placer au milieu de la route un petit sac bourré de duros d'argent; un des bandits le ramassa, pensant qu'il avait été perdu par quelque voyageur, et s'empressa de l'éventrer avec son poignard; ses camarades accoururent au son argentin des duras roulant sur le sol, et tous se baissèrent pour les ramasser : à ce moment une décharge retentit, et ils tombèrent tous pour ne plus se relever; ils venaient d'être criblés de balles par des soldats cachés dans les broussailles, et qui avaient saisi le moment où ils étaient réunis en groupe, comme fait le chasseur quand les perdrix viennent se réunir autour de la poignée de grain qu'on jette à terre pour les attirer.
Telle fut la fin des Siete Niños de Ecija, suivant le récit que nous fit notre arriero pendant le trajet d'Archidona à Antequera.
José Maria, un illustre bandolero dont nous avons déjà parlé, était le vrai modèle du bandit courtois et chevaleresque :

Del pobre protector, ladron sensible
Fue sempre con et rico inexorable

« Protecteur du pauvre, brigand sensible, dit la chanson populaire, il se montra toujours inexorable avec le riche. »
José Maria était de Ronda; comme la plupart des Andalous, il avait un sobriquet, apodo; on l'avait surnommé Trempanillo parce qu'il était toujours sur pied de grand matin; il se plaisait, dit-on, à distribuer aux malheureux ce qu'il avait enlevé aux riches, et il devint ainsi très-populaire en Andalousie. José Maria finit tranquillement ses jours dans le repos et dans l'aisance, comme un honnête rentier ; de même que la plupart des bandoleros, il avait sa querida, une jembra morena, une brune fille de la Serrania de Ronda : sa chère Rosa, sa Rosita é Mayo, - sa petite Rose de Mai, - comme il l'appelait, le décida à demander son indulto, son pardon, qu'on fut trop heureux de lui accorder. Ses exploits sont célébrés dans une quantité de romances populaires, mais quelquefois on y reproche au gouvernement d'avoir transigé avec lui et sa partida
Fue tan pobre y mezquino y tan cobarde
Que transigiô con et y su partida.
Al valor español haciendo insulto
Pidiô al bandido contener su sana,
Y diole en pago miserable indulto,
Para baldon de la valiente España!
« Faisant insulte à la valeur espagnole, il demanda au bandit de contenir sa rage, et lui donna en payement un misérable pardon, à la grande honte de la vaillante Espagne ! »
 
Il n'est guère de grande ou de petite ville d'Espagne où l'on ne trouve de ces romances populaires dans lesquelles presque toujours les bandoleros jouent le plus beau rôle, et on pourrait presque dire que les enfants apprennent à lire dans des histoires de brigands. Nous achetâmes un jour dans la petite ville de Carmona, dont la principale industrie consiste à imprimer ces poésies populaires, une cancion andaluza intitulée El Bandolero

Soy gefe de bandoleros,
Y al frente de mi partida
Nada mi pecho intimida,
Nada me puede arredrar.
Que vengan carabineros,
Que vengan guardias civiles,
Mis trabucos naranjeros
Les hàran escarmentar,
Y no querràn mas ensayo;
A caballo ! Trabucazo, y a cargar!

« Je suis chef de bandoleros, et à la tête de ma partida, rien ne m'intimide, rien n'est capable de m'arrêter; viennent les carabiniers, viennent les gardes civiles, mes tromblons, du calibre d'une orange, leur apprendront à vivre, et ils ne voudront plus en essayer. A cheval! Déchargez vos tromblons, et en avant ! »
Ainsi, les histoires de bandits courent les rues ; quel bel exemple pour la génération future, que celui de Diego Corrientes, el bandido generoso, d'Orejita, de Palillos ou de Francisco Esteban, el guapo, que les gravures sur bois à deux cuarios nous montrent vêtus du plus beau costume andalou, détroussant de pauvres voyageurs qui implorent leur pardon à deux genoux, de l'air le plus piteux ! Ou bien cette jacara, - un mot local qu'on pourrait traduire par canard, - intitulée Siete hermanos Vandoleros, « où se conte la vie, l'emprisonnement et la mort de sept frères bandits, avec le détail des grandes cruautés, attaques, vols et assassinats commis: par Andrés Vasquez et ses six frères, comme le verra le curieux lecteur. » Les membres de cette aimable famille, qu'on prit d'un même coup de filet, s'avouèrent coupables de cent deux assassinats, sans compter d'autres peccadilles du même genre.
Il n'est pas jusqu'aux femmes qui n'aient leur place dans cette galerie du brigandage en Espagne; nous avons sous les yeux un petit papier jaune en tête duquel est représentée une jeune fille à cheval, le tromblon à la main et le sabre à la ceinture : c'est la Relation de las atrocidades de Margarita Cisneros, qui fut garrotée en 1852.
Cette intéressante jeune fille commença par tuer son mari, qu'elle avait épousé contre son gré, puis son querido; elle était encore toute jeune quand on s'empara d'elle, et elle s'avoua coupable de quatorze assassinats.
Il n'y a pas encore longtemps que c'était l'usage, principalement en Andalousie, lorsqu'un bandolero redoutable avait été capturé, d'exposer sa tête en public; on la mettait dans une cage de fer, au sommet d'un poteau qui était placé sur le bord d'un chemin fréquenté, et on laissait pendant quelques jours la cabeza del malvado - la tête du scélérat - exposée comme un exemple salutaire; tel fut le sort de Pàco el Zalào (Joseph le Gracieux), célèbre bandit andalou qui travaillait dans les environs de Séville [6] .
Le brigand espagnol n'existe plus depuis que les guerres civiles ont cessé et la terrible Serrania de Ronda est aussi sûre aujourd'hui que la forêt de Bondy.

Teba. - Ronda, - Le Tajo. - La casa del Rey Moro. - Une corrida d'enfants. - Les Rondeñas. - Les contrabandistas de la Sierra. - Le corredor. - L'Encuentro. - Ce que deviennent les contrabandistas. - Gancin. - San Roque. - Gibraltar. - Algecoràs. - Tarifa; les Tariferas. - Vejer. - Medina. - Sidonia. - Conil. - Chiclana. - Les surnoms populaires de quelques villes andalouses. - La Isla de Leon. - San-Fernando. - Arrivée à Cadix.

Peu de temps après avoir quitté Antequera, nous aperçûmes à notre gauche une petite ville située sur une hauteur, au milieu d'un paysage magnifique ; cette petite ville, c'était Teba, qui a donné son nom à une illustre personne dont nous avons toujours entendu parler en Andalousie avec respect.
Ronda est la ville par excellence des toreros, des majos, des contrabandistas; l'ancien costume andalou s'y conservera longtemps encore, en dépit des chemins de fer et des progrès de la civilisation. Ronda est perchée, comme un nid d'aigle, au sommet d'un rocher; une immense et profonde crevasse, qu'on appelle et Tajo, et au fond de laquelle coule le Guadalvin, sépare la vieille ville de la ville nouvelle. Du haut d'un pont hardiment jeté entre deux rochers, et qui passe pour être de construction romaine, nous apercevions, à plusieurs centaines de pieds au-dessous de nous, les anciens moulins arabes construits au bord du torrent, et qui, à cette distance, nous faisaient l'effet de joujoux de Nuremberg.
Ronda, éloignée des grandes routes et des grandes villes, n'a presque rien perdu de son caractère moresque ; beaucoup de rues et de maisons ont conservé, sans altération, leur nom arabe; on nous montra la maison du Roi More, la casa del Rey Moro, habitée jadis, suivant la tradition, par Al-Motahed, ce prince arabe qui faisait monter en or, dit Corde, dans son histoire des Arabes d'Espagne, les crânes de ceux qu'il avait décapités, et s'en servait comme de coupes.
L'air de Ronda, plus vif et plus frais que celui de la plaine, est renommé pour sa pureté, et les habitants ont l'aspect robuste et dégagé qui convient à des contrebandiers et à des toreros. Suivant un proverbe local,
En Ronda los hombres
A ochenta son pollones !
«  A Ronda les hommes de quatre-vingts ans ne sont encore que des poussins! »
La plaza de Toros de Ronda est une des meilleures et des mieux construites de l'Andalousie, et digne d'une ville qui a toujours été regardée comme la terre classique de la tauromachie; les jeunes Rondeños jouent au taureau comme chez nous les enfants jouent au soldat.
Un jour que nous descendions la Mina de Ronda, un escalier, ou, pour mieux dire, un casse-cou creusé dans le rocher et qui conduit aux molinos arabes, nous fûmes témoins d'une scène de ce genre, petit tableau de famille on ne peut mieux composé, que Doré s'empressa de fixer sur son album : le père de famille était à genoux, tête baissée, dans la position du taureau qui va se précipiter sur son adversaire ; un gamin de huit ans, dans la position du matador, tenait de la main gauche sa veste en guise de muleta, et de la droite un jonc qui lui servait d'espada. Un autre gamin, à cheval sur les épaules de son frère et un long bâton à la main, paraissait très-fier de jouer le rôle de picador. Les voisins, qui s'étaient approchés, regardaient le combat en amateurs consommés, et nous demandâmes nous-mêmes la permission d'assister à la corrida.
Ronda a donné son nom aux Rondeñas, ces chansons si populaires dans toute l'Andalousie; comme les Malagueñas, les Rondeñas ont sans aucun doute une origine moresque : parmi les airs andalous, il n'en est pas de plus mélancoliques ni de plus expressifs : la guitare, qui a succédé au laud des Mores, accompagne toujours la voix, soit avec des accords plaqués, soit avec des arpèges, qui servent à la fois de prélude et d'accompagnement. Les virtuoses de Ronda sont renommés dans toute l'Espagne; c'est dans le silence majestueux d'une chaude nuit d'été, quand on traverse une petite ville de la Serrania, qu'il faut entendre les accords mélancoliques de la Rondeña; il semble que ces mélodies, si simples et si primitives, se prêtent à des variations infinies suivant le caprice ou l'inspiration du chanteur.
De même que les Malagueñas, les Rondeñas se composent de couplets de quatre vers, dont le premier se répète deux fois ; voici la traduction du couplet dont nous donnons plus bas la musique
« Les yeux de ma brune ressemblent à mes maux; ils sont grands comme mes peines, et noirs comme mes chagrins [7] . »
On trouve quelquefois des idées charmantes dans ces poésies populaires : qu'on en juge par les couplets suivants

El dia que tu naciste,
Nacieron todas las flores;
Y en la pila del bautismo
Cantaron los ruiseñores.

"Le jour de ta naissance - Naquirent toutes les fleurs - Et au-dessus des fonts baptismaux - Chantèrent les rossignols"

Tus ojos son ladrones
Que roban y hurtan ;
Tus pestañas et monte
Donde se ocultan.

" Tes yeux sont des brigands - Qui volent et ravissent - Tes cils sont la forêt - Sous laquelle ils s'abritent. "

El amor y la naranja
Se parecen infinito
Por muy dulces que seau
De agrio tienen su poquito.

" L'amour et l'orange - Se ressemblent extrêmement -Si doux qu'ils soient, - Ils ont toujours quelque chose d'amer. "

Voici encore une copie des plus mélancoliques ; nous l'avons apprise d'un torero andalous, notre compagnon de route, qui la chantait la nuit pour tromper les longues heures d'un voyage en diligence, et peut-être aussi pour adoucir ses chagrins

Dentro de la sepultura
Y de gusanos roido,
Se han de encontrar en mi pecho
Seras de haberte querido.

" Quand je serai dans la sépulture, - Et rongé par les vers, - On trouvera encore dans mon coeur - La preuve de mon amour pour toi. "

« Quand je serai dans la sépulture, - Et rongé par les vers, - On trouvera encore dans mon coeur - La preuve de mon amour pour toi. »
On voit que la poésie des Rondeñas ne manque ni de naïveté ni de charme; les rimes de ces coplas ne sont pas toujours irréprochables, et chacun les modifie un peu suivant son caprice, en suivant le goût de la querida qui se cache derrière les barreaux de fer de sa reja, pour écouter la chanson du guitarrero.
 
Le reja, grille de fer qui défend les fenêtres du rez-de-chaussée, joue un rôle important dans la vie andalouse; nous laissons de côté ce sujet pour y revenir plus tard avec plus de détails.
La route qui de Ronda va rejoindre Gaucin, San Roque et Algeciras était, il y a une trentaine d'années, très-fréquentée par les bandoleros, et l'est encore aujourd'hui par les contrabandistas; nous avions loué à Ronda des mules vigoureuses, car cette route, impraticable pour les diligences, est une des plus accidentées et une des plus fatigantes de toute l'Espagne; mais c'est aussi une des plus pittoresques ; à chaque instant elles s'amusaient à marcher sur le bord des plus effroyables précipices, comme si elles eussent voulu à plaisir braver le danger; de sombres et profonds barrancos ouvraient de temps en temps leurs gouffres devant nous, et nous rappelaient quelques-uns des sites que nous avions admirés dans les Alpujarras : il est impossible de rêver un dédale de ravins, de rochers et d'épaisses broussailles plus propice aux embuscades et aux attaques à main armée.
La Serrania de Ronda, - c'est le nom qu'on donne à cette sauvage chaîne de montagnes, s'insurgea comme les Alpujarras au seizième siècle et put tenir en échec les troupes espagnoles. Ce n'est qu'en 1570 que les fiers montagnards furent réduits, quand le duc d'Arcos vint prendre en personne le commandement. Il fallait que le sentiment de la nationalité moresque fût profondément enraciné chez les habitants du pays, car ils purent, quatre-vingts ans après la conquête du royaume de Grenade, se grouper avec force, et organiser une résistance qui déjoua longtemps les efforts des troupes chrétiennes.
On prétend, du reste, que malgré les proscriptions et les persécutions de tous genres dont les Espagnols accablèrent les vaincus, de nombreuses familles de Morisques sont restées dans le pays; ce que nous avons pu constater, c'est que les traces de la domination musulmane y sont encore visibles dans les plus petits détails; comme dans les provinces de Valence et de Murcie, comme dans les Alpujarras, les noms de la plupart des localités sont restés arabes : plusieurs même commencent parle mot Ben comme Ben-adalid, Ben-arraba, et tant d'autres.
Le type le plus curieux de la serrania de Ronda, c'est le contrabandista; ces montagnes abruptes, sillonnées de sentiers souvent impraticables, même pour les mulets, sont parcourues en tous sens par d'agiles et hardis serranos, qui vont s'approvisionner à Gibraltar, ce grand entrepôt que l'Angleterre fournit sans cesse de marchandises de rebut destinées à être introduites en Espagne, et qui font la fortune des contrebandiers; car ils opèrent ordinairement sur des objets qui sont grevés en Espagne de plus de trente pour cent, ce qui leur laisse, on le voit, une marge honnête.
Nous fîmes rencontre dans une venta, un peu avant d'arriver à Gaucin, d'un contrabandista qui, comme nous, se rendait à San Roque et à Algéciras, les deux plus grands centres, après Gibraltar, des opérations de contrebande. Notre nouveau compagnon de route avait pour monture une belle jument noire rasée à mi-corps, une jument de velours, - una jaca é terciopelo -, comme il l'appelait dans son dialecte andalou; c'était un robuste gaillard d'une trentaine d'années, qui paraissait connu de tous, et qu'on appelait du petit nom de Joselillo, un diminutif de Joseph; son costume était à peu de chose près celui des majos andalous, et sa querida, qui l'accompagnait, était montée en croupe derrière lui. Nous ne retardâmes pas à devenir les amis de Joselillo, grâce à quelques cañas de jerez échangées contre autant de copitas de aguardiente, - c'est ainsi qu'on appelle ici les petits verres dans lesquels on nous servait une eau-de-vie blanche et anisée. Quand il fut assuré que nous n'étions ni des employés du gouvernement, ni des carabineros (douaniers), mais tout bonnement des franchutes, - car tel est le surnom que les gens du peuple donnent à nos compatriotes -, le contrebandier ne craignit pas de nous initier à quelques-uns des mystères de son aventureux métier.
La première opération du contrabandista consiste à aller s'approvisionner à Gibraltar: ce sont presque toujours des juifs qui se chargent de lui fournir les marchandises dont il a besoin, telles que des mousselines, des foulards, et surtout des cigares et du tabac. Jusque-là, rien de plus simple et plus facile; mais il s'agit de faire entrer les marchandises sur le territoire espagnol ici commencent les difficultés ; ces difficultés, le corredor est là pour les résoudre.
Le corredor, ou courtier, est un personnage qui habite Gibraltar, où il s'est réfugié pour éviter les suites de quelques peccadilles, deux ou trois assassinats, par exemple. L'industrie de cet honnête intermédiaire consiste à aplanir, moyennant un forfait fixé à l'avance, les difficultés que pourraient apporter les douaniers trop rigoureux qui voudraient s'opposer à l'introduction de la contrebande sur le territoire espagnol; il sait à merveille distribuer quelques pesetas aux carabineros, afin de leur ôter toute envie de savoir ce qu'il y a dans les alforjas et sous l'aparejo des mulets, et leur offrir, en outre, des porcs du plus gros calibre pour les remercier d'avoir été si peu curieux.
Il arrive quelquefois que le corredor entreprend des opérations sur une plus grande échelle pour le compte d'importantes maisons de Cadix ou de Malaga; on en a vu d'assez habiles pour faire débarquer en fraude des navires entiers; ils s'adressaient alors directement au comandante de carabineros, qui faisait son prix suivant la nature des marchandises : tant pour les étoffes, tant pour le tabac. On fixait le lieu et l'heure où devait s'opérer le débarquement, et le comandante ne manquait jamais d'envoyer, au moment convenu, ses douaniers exercer leur surveillance à un endroit opposé. A un signal convenu, le navire s'approchait de la côte, on mettait les canots à la mer, et le débarquement s'opérait sous les yeux du comandante; car cet honnête employé tenait à s'assurer par lui-même que le corredor ne le trompait ni sur la nature ni sur la quantité des marchandises débarquées.
Mais revenons à notre contrabandista, qui, plus modeste, se contente de faire entrer en Espagne quelques petites charges de foulards ou de tabac; une fois qu'il a passé la frontière, il se réunit à quelques camarades, et la caravane se met en marche, ayant soin de ne marcher que la nuit, faisant halte pendant le jour dans des cortijadas ou fermes isolées où ils ont des affidés, et même dans les villages, afin de n'être vus de personne, - para que nadie los vea, - comme ils disent. Ces hardis contrabandistas, agiles comme des chamois, connaissent les passages les plus difficiles de la sierra, qu'ils parcourent le sac sur le dos et la carabine sur l'épaule, en se cramponnant des deux mains aux saillies des rochers à pic.
Dans nos excursions à travers la Serrania de Ronda, nous fûmes témoins d'une scène de ce genre : plusieurs contrabandistas, le sac au dos et le retaco en bandoulière, gravissaient des sentiers impossibles, à plusieurs centaines de pieds au-dessus de nous; l'un d'eux nous regardait d'un air assez indifférent, tandis que Doré, heureux d'une si belle rencontre, ajoutait une page à son album de voyage.
Les contrebandiers sont toujours dans les meilleurs termes avec les autorités des villages qu'ils traversent; ils n'oublient pas d'offrir un paquet de cigares à l'alcalde, du tabac à son secrétaire et un beau foulard de soie à la femme du maire, - la señora alcaldesa -.
Les contrabandistas arrivent presque toujours sans encombre au but de leur voyage; parfois, cependant, un encuentro a lieu (c'est ainsi qu'ils appellent une rencontre avec des carabineros dont ils n'ont pas eu la précaution d'acheter l'indulgence); alors le combat s'engage, et les retacos, chargés jusqu'à la gueule, font retentir les échos de la sierra; mais ces cas sont très-rares, car presque toujours il est avec les douaniers de faciles accommodements, et quelques duros arrangent l'affaire à la satisfaction des deux camps. Arrivé au terme de son voyage, le contrebandier remet ses marchandises à ses correspondants, qui partagent avec lui; pour le tabac et les cigares, il arrive même qu'ils sont vendus pour son compte par l'estanquero, c'est-à-dire celui qui tient l'estanco de tabacos, - le bureau de tabac!
Quand il n'est pas en route, le contrebandier aime à dépenser avec prodigalité l'argent qu'il a gagné à la sueur de son front et au péril de sa vie; il passe doucement ses vacances à la taberna, soit à jouer au monte, jeu de cartes pour lequel il est passionné, soit à conter ses exploits avec l'emphase et la jactance particulières aux Andalous, et en ayant souvent le soin d'arroser son récit avec de fréquentes rasades de jerez, de remojar la palabra, - de détremper la parole, suivant une expression pittoresque familière aux Andalous. Il résulte de tout cela que le contrabandista, peu habitué à faire des économies, arrive rarement à la fortune; moins heureux que les employés de hacienda, avec lesquels il a partagé, il n'a d'autre retraite que la prison ou le presidio, c'est-à-dire le bagne, soit à Ceuta, soit à Melilla, sur la côte africaine.
On nous a assuré que beaucoup de contrabandistas, quand les affaires étaient languissantes, utilisaient leurs loisirs en courant les chemins et en allégeant les voyageurs du poids de leur argent, opération à laquelle ils procédaient, du reste, avec la plus grande courtoisie. Nous n'eûmes pas l'occasion d'en faire personnellement l'expérience; mais il est possible qu'on ne les ait pas calomniés, car le métier de contrebandier est, ce nous semble, un excellent apprentissage pour celui de brigand.
Gaucin se trouve à peu près à moitié chemin entre Ronda et Gibraltar; du haut de son vieux château moresque, nous découvrîmes une des plus splendides vues de l'Andalousie.
Au premier plan s'élevaient les derniers contreforts de la sierra de Ronda, qui s'abaissait insensiblement vers la mer, et dont les teintes sombres contrastaient avec l'éclat de la plaine qui miroitait au soleil.
La Méditerranée s'étend à l'extrémité de cette plaine comme une longue bande d'azur, au-dessus de laquelle s'élève un petit point sombre.
C'est le rocher de Gibraltar.
Plus haut encore, à l'horizon, se dessinent vaguement les montagnes qui bordent la côte d'Afrique entre Tanger et Ceuta. Après Gaucin, la route côtoie les plus effroyables précipices; les rochers sont entassés pêle-mêle sur les rochers; il est probable que, dans des temps éloignés, un tremblement de terre a bouleversé la contrée.
A mesure que nous descendions, la végétation nous annonçait que nous approchions de la plaine ; les aloès, surmontés de leur longue tige droite, bordaient la route, et, autour des maisons , d'énormes cactus étendaient leurs raquettes chargées de fruits d'un rouge violacé. Le Guadairo, que nous avions traversé plusieurs fois depuis Ronda, tantôt à gué, tantôt sur de vieux ponts moresques, sillonne de son mince filet d'eau une plaine brûlante plantée d'orangers et de citronniers. Le climat est presque tropical, et la végétation fait pressentir le voisinage de l'Afrique.
Nous arrivâmes le soir à San Roque, assez à temps pour apercevoir encore très-distinctement le rocher de Gibraltar, dont l'énorme masse noire, dorée par les derniers rayons du soleil couchant, s'élevait au-dessus de la mer comme le dos d'un monstre fantastique.
San Roque est une ville toute moderne, dont la construction ne remonte qu'au commencement du siècle dernier, à l'époque où les Anglais enlevèrent Gibraltar aux Espagnols; c'est la ville d'Espagne la plus rapprochée du fameux rocher, dont deux lieues à peine la séparent; quelques familles anglaises viennent s'y installer l'été pour y chercher une fraîcheur relative. San Roque se ressent du voisinage de Gibraltar: les cottages, avec leurs portes bâtardes et leurs fenêtres à guillotine, pourraient faire supposer au premier abord qu'on est dans quelque ville d'Angleterre, si un ciel d'azur et un soleil africain ne donnaient à cette hypothèse le plus éclatant démenti.
A peu de distance de San Roque, dans la direction du sud, nous rencontrâmes une étroite et longue bande de sable, presque au niveau de la mer, qu'on appelle le terrain neutre, et qui sépare le territoire britannique du territoire espagnol ; nous franchîmes bientôt les lignes anglaises, et un instant après nous étions à Gibraltar, où nous devions nous reposer quelques jours.
Nous laisserons de côte le formidable rocher qui, depuis plus l'un siècle et demi, appartient à l'Angleterre, au grand désespoir de tout bon Espagnol, et nous nous embarquerons pour Algéciras dans un falucho aux longues voltes latines, qui fendra rapidement les flots bleus de la baie.
Algésiras était appelée, par les Arabes, Jezirah-alKhadrâ, - l'île verte -,  nom qui ne lui convient plus aujourd'hui, car la verdure n'abonde ni dans la ville ni dans les environs; c'est néanmoins une assez jolie ville, qui n'a pas, comme San Roque, perdu le caractère espagnol; cependant Gibraltar n'est guère qu'à deux lieues; quand le ciel est pur, on aperçoit distinctement les maisons de la ville, bâties au pied de l'énorme roc, et le soir nous entendîmes le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.
Après avoir suivi une route très-accidentée, nous arrivâmes à Tarifa; aucune ville d'Europe n'est aussi rapprochée de l'Afrique, et nous apercevions distinctement les montagnes aux cimes anguleuses qui bordent la côte du Maroc. La ville, qui doit son nom au More Tarif, fut au moyen âge le théâtre des exploits du fameux Guzman, qui la défendit contre les infidèles, et mérita ainsi d'être appelé el Bueno, surnom qui signifie le Brave, et non pas le Bon, comme on l'a souvent imprimé.
Les Tarifeñas sont renommées entre les autres Andalouses pour leur beauté, et elles nous parurent dignes de leur réputation; elles ont conserve l'usage de sortir voilées à la mode arabe, tapadas; leur mantille, en cachant la moitié de la figure, ne laisse voir qu'un oeil noir aux longs cils veloutes.
Après Tarifa nous traversâmes une contrée aride et désolée jusqu'à la petite ville de Vejer; les habitants, qui passent dans le pays pour être quelque peu épais, sont appelés les tardios, ou tardifs, ce qui, assure-t-on, les met en fureur; voici comment on explique l'origine du surnom : on voit à Vejer un rocher sillonne de taches jaunâtres; comme ce rocher gênait les habitants, ils voulurent l'abattre, et, faute d'autres projectiles, ils employèrent des oeufs; tous les oeufs du pays étant épuisés, la moitié des travailleurs se rendit au village voisin pour en chercher d'autres, et comme ils avaient tardé, on les reçut en criant : «  Llegad, tardios! Arrivez, tardifs! » Ils perdirent leur peine; mais les tardios assurent que les traces des oeufs sont toujours visibles sur le rocher.
Il n'est guère de ville en Andalousie qui n'ait sa petite légende de ce genre, accompagnée de quelque sobriquet plus ou moins grotesque; les environs de Cadiz sont particulièrement riches en ce genre : ainsi les habitants de Medina Sidonia sont appelés Zorros, les Renards, et ceux de Conil Desechados, ce qui signifie quelque chose comme dédaignés ou abandonnés.
Fernan Caballero, le célèbre romancier, a peint d'une manière charmante, dans ses écrits si populaires en Espagne, ce coté pittoresque des moeurs andalouses.
Chiclana, où nous arrivâmes après avoir traversé Conil, est une jolie petite ville située sur une hauteur, à peu de distance de l'Océan. De gracieuses casas de recreo, aux murs blancs et aux volets verts, annoncent le voisinage d'une grande ville : c'est là, en effet, que les habitants de Cadiz viennent l'été chercher un peu d'ombre. Les Chiclaneros ont aussi leur sobriquet tout comme leurs voisins : on les a surnommés Ataja-Primos, parce qu'un soir deux cousins se promenant au bord de la rivière, virent la lune qui se reflétait dans l'eau et voulurent s'en emparer; mais ils avaient beau courir, la lune ne bougeait pas; l'un des deux dit alors à l'autre « Dà vuelta, adelânte, y atâjala, primo! A Fais le tour vivement, et barre lui le chemin, cousin! Telle est l'origine du surnom Ataja-Primos, et, si peu vraisemblable qu'elle soit, la plaisanterie paraît, dit-on, de très-mauvais goût aux Chiclaneros. Heureusement, ils ont pour se consoler le souvenir du grand Montés, el Chiclanero, le César et le Napoléon de la Tauromachie, l'honneur et la gloire de Chiclana, le plus célèbre de ses enfants. Chiclana est encore célèbre pour ses alcarrazas, excellentes pour rafraîchir l'eau :

Para alcarrazas Chiclana,
dit le refrain populaire.

Quelques heures seulement nous séparaient de Cadiz; nous ne tardâmes; pas à quitter la terre ferme pour entrer dans la Isla de Leon, l'île de Léon, pleine de marais salants où de nombreux salineros, à demi-nus et hâles comme des Africains, travaillaient en plein soleil; bientôt nous traversâmes la petite ville de San Fernando, célèbre par son observatoire, et une heure après, nous arrivions à Cadiz.

Ch. DAVILLIER.
(La suite à ta prochaine livraison.)


[1] Nous devons à l'obligeance de Mme Aline Hennon l'accompagnement, pour piano, de cette Malagueña.

[2] Ce mot, qui signifie littéralement des nulles, appartient à l'argot des voleurs, et sert à désigner les dures ou pièces de cinq  francs.

[4] Jeux de cartes en usage, parmi les gens du peuple.

[5] Littéralement ta cravate de Biscaye: c'est le nom que donnaient les voleurs au collier de fer du garrotte. La Biscaye est depuis longtemps célèbre pour les travaux en fer.

[6] Si peu vraisemblable que puisse paraître le fait, il est parfaitement exact : nous possédons une jacara qui ne date pas de vingt ans, et qui représente la scène en question.

[7] Nous devons à l’obligeance de MmeAline Hennon , l’accompagnement pour piano, de cette Rondeña.