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LE TOUR DU MONDE - Volume XXII -1870-2nd semestre - Pages 305-321

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Le Commandant De Lagrée

VOYAGE D'EXPLORATION EN INDOCHINE [1]

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D' APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1667-1868

Chapitre 4 chapitre 5 (suite)

V

Mort de M. Louis de Carné. - Détails rétrospectifs sur le voyage, donnés par M. Delaporte.

Il en est bien peu, parmi ceux qui ont supporté les angoisses du siége de Paris, qui n'aient appris, à la fin de cette longue réclusion, la perte d'un parent ou d'un ami, douleur nouvelle à ajouter à toutes celles qu'ils venaient d'éprouver. C'est à ce moment que les trois membres de la commission d'exploration du Mekong, qui ont participé à la défense de la capitale[1], ont appris la mort d'un de leurs compagnons, dernier tribut prélevé par l'impitoyable faucheuse dans leurs rangs déjà éclaircis. Les lecteurs du Tour du Monde voudront bien me permettre, avant de reprendre un récit si longuement interrompu par les événements, de consacrer quelques lignes de sympathiques regrets à la mémoire de cet estimé collègue.

M. Louis de Carné a succombé en Bretagne, dans le courant de novembre dernier, aux suites des fatigues endurées pendant le voyage d'exploration auquel il avait pris part. C'était, on s'en souvient sans doute, le plus jeune des membres de la commission, au sein de laquelle il représentait le ministère des affaires étrangères. Il avait à peine vingt-huit ans. D'un tempérament ardent mais impressionnable et délicat, le corps n'a pu résister chez lui aux dures épreuves qui avaient laissé intacte son énergie morale, et, depuis son retour en France, il avait constamment souffert de maladies dont le germe avait été contracté en IndoChine. C'est une victime de plus à ajouter au long martyrologe des sciences géographiques. M. de Carné a publié en 1869-70, dans la Revue des Deux-Mondes, une série d'articles, impressions et souvenirs du voyage qui lui a coûté la vie. Ce récit, écrit d'un style élevé et soutenu, sobre d'incidents et de faits, riche d'appréciations, dénote un talent d'observation, parfois inexpérimenté, mais toujours ingénieux et fin.

J'ai regretté que les dissentiments qui se sont élevés entre M. de Carné et moi l'aient empêché de prendre part à la rédaction de la relation officielle du voyage. J'ai oublié depuis longtemps ces dissentiments, et je ne nie ressouviens aujourd'hui que pour le regretter, du hardi et spirituel compagnon avec qui deux ans de fatigues et de dangers m'ont été communs.

Je vais maintenant laisser la plume pendant quelque temps à M. Delaporte, que les lecteurs du Tour du Monde connaissent déjà par ses intéressants dessins. Chargé pendant ma maladie et mes diverses absences de me remplacer dans mes fonctions géographiques, il a dû faire seul plusieurs excursions, pendant lesquelles il a recueilli quelques nouveaux détails de moeurs qui compléteront la rapide esquisse que j'ai déjà faite moi-même du Laos inférieur. M. Delaporte continuera en même temps le récit du voyage de la commission, que j'avais quittée, si on se le rappelle, à Oubôn, au mois de janvier 1867, jusqu'au moment où je l'ai rejointe à Ilouten, au mois de mars de la même année.

Stung Treng. - Maladie de M. Garnier. - Cataractes de Khon. - Séjour à Bassac. - Scènes de moeurs.

Le lecteur se souvient de nous avoir vus campés à Stung Treng, sur le bord du Sé Cong. C'est là que nous le prions de vouloir bien revenir avec nous et c'est à ce montent que nous reprendrons le récit du voyage.

Pendant le cours de l'exploration du Mékong, les membres de la commission durent plusieurs fois se séparer pour se rendre parallèlement aux différents points qu'il était intéressant de visiter, sans apporter de retard au cours du voyage. Souvent aussi la fatigue et les maladies forcèrent les uns ou les autres d'interrompre leurs travaux, qui temporairement étaient alors confiés à leurs compagnons.

C'est pour suppléer M. Garnier pendant une maladie et pour rendre compte de la partie d'exploration du fleuve faite sans son concours que nous avons été amené à prendre la plume. Nous avons cru devoir réunir ici tout ce que nous avions à dire, bien que cela nous exposât à rappeler des parties du voyage déjà connues. Nous prions le lecteur de vouloir bien ma i tenant se reporter à Stung Treng.

Nous étions campés dans une petite case en bous sur le bord de la rivière; en cet endroit qui est près de son confluent avec le Mékong, le Sé Cong présente une largeur d'environ huit cent cinquante mètres, tandis que celle du fleuve dépasse deux mille cinq cents; ses rives sont couvertes de forêts sauvages et touffues. La saison des pluies était commencée, le Sé Cong s'était déjà élevé de plusieurs mètres en une nuit; toutes les pirogues du village couvraient la rivière, arrêtant au passage les grands troncs d'arbres déracinés et entrainés par l'inondation. C'est ainsi que chaque année le village se procure à peu de frais sa provision de bois, que l'ont se charge de transporter elle-même jusqu'au pied des habitations.

Le commandant de Lagrée avait, dès l'arrivée, gagné la faveur du chef des bonzes en lui faisant cadeau de quelques images pour sa pagode. Nous apprîmes de lui qu'outre la ruine en briques de la pointe de Stung Treng, il en existait d'autres plus belles sur la rive droite du Mékong, en face de l'embouchure de la rivière. Aussitôt nous résolûmes de nous y rendre. Munis de quelques légers cadeaux, nous traversâmes, le fleuve dans une petite pirogue, pagayant nous-mêmes, et nous allâmes demander un guide au chef du village le plus voisin des ruines. Celui-ci se fit, suivant l'usage, beaucoup prier et finit par nous donner deux hommes avec lesquels nous nous enfonçâmes dans la forêt. Il est à remarquer qu'au Laos, quand une pagode a été abandonnée, on ne la répare jamais, on la laisse tomber en ruines, et si ce lieu sacré est isolé dans la forêt, les Laotiens se détournent généralement pour ne pas troubler la solitude du monument et pour éviter les esprits qui dans leur croyance se plaisent à le hanter. Nous avancions en chassant, et nous atteignîmes bientôt un lieu marécageux couvert de grands arbres entremêlés de bambous et d'épaisses broussailles. Puis nous suivîmes quelques instants un sentier rarement fréquenté par les hommes, et nous aperçûmes enfin cachées au milieu du feuillage les vieilles tours en briques que nous cherchions. Il y en avait encore trois debout : deux assez grandes, mais en mauvais état, la troisième, espèce de sanctuaire de cinq à six mètres de hauteur à peine, était mieux conservée. Nous nous empressâmes de la débarrasser des lianes qui nous en cachaient la vue et nous aperçûmes des détails d’une délicatesse et d'une perfection que nous ne nous attendions pas à trouver en pareil lieu.

L'édifice se composait de quatre murs construits en briques épaisses et solides, recouverts d'une espèce de pyramide tronquée formant escalier, et qui jadis devait être terminée par une flèche dorée. Les murs étaient ornés de soubassements; de pilastres, de frises, de corniches fines et élégantes. On remarquait surtout deux guirlandes très-délicatement travaillées, composées l'une de fleurs, l'autre d'oiseaux aux ailes étendues  : le tout en briques moulées, qui sont ce que j'ai vu de mieux en ce genre dans les vieilles ruines du Laos.

Dans l'antiquité, les Laotiens construisaient en magnifiques blocs de pierre les monuments dont nous vîmes les admirables ruines à Bassac et à Angcor puis vinrent les monuments en gosses briques, beaux encore et solides. Peu à peu leurs descendants ont perdu le secret de cette dernière fabrication et les briques actuelles, beaucoup plus petites et moins serrées de grain, ne résistent pas longtemps aux attaques des éléments. Les Laotiens de nos jours construisent encore avec goût; leurs pagodes, quoique édifiées sur des modèles peu variés, charment l'oeil par leurs flèches, par leurs toits relevés en courbes élégantes et artistement étagés, et parleur mille ornements; mais elles ne sont pas de longue durée.

Le sanctuaire que nous visitions était âgé d'un bon nombre de siècles, à en croire la tradition, d'accord avec l'archéologie. Pendant que nous poursuivions nos recherches, nous fûmes surpris par une pluie battante, un véritable déluge comme on en voit souvent en cette saison; nous cherchâmes à pénétrer dans l'intérieur du sanctuaire par une porte à demi enterrée et obstruée de branches et de feuillages. En y entrant, nous fûmes assaillis par une multitude de chauves-souris, dont l'odeur suffocante suffit pour nous arrêter. Cependant la pluie nous avait tellement trempés, qu'à mon grand regret il me fut impossible de dessiner ce remarquable monument.

Déjà mes compagnons avaient repris la route du village, pensant retrouver sans peine le chemin qu'ils venaient de parcourir dans la forêt; je les suivis en compagnie des deux guides, qui semblaient ne vouloir pas m'abandonner seul au milieu des ruines. Au moment où nous arrivâmes au village, nous trouvâmes le vieux chef tout seul, assis sur sa natte, et occupé à chanter mélancoliquement, en s'accompagnant sur la grande guitare du pays, un air qui semblait composé pour la circonstance. Le temps s'écoula; l'orage avait recommencé avec une grande violence, et nous ne voyions pas arriver mes compagnons. Les villageois s'émurent et bientôt ils se dispersèrent dans les environs, cherchant et appelant les chasseurs égarés. Ceux-ci revinrent enfin couverts de boue, les vêtements en désordre. Malgré le mauvais temps, ils avaient continué à chasser et s'étaient perdus dans les marais. Il était temps qu'on les retrouvât; autrement ils eussent couché dans la forêt, et les gens du pays affirmaient que le tigre n'était pas loin. Tout ce que nous avions dans nos poches passa aux mains des habitants du village et nous suspendîmes au cou du jeune fils du chef une belle piastre bien brillante, en témoignage de notre reconnaissance. Puis nous nous hâtâmes de traverser le fleuve et de regagner Stung Treng, où on commençait aussi à être inquiet sur notre sort.

En attendant le départ, nous fîmes quelques reconnaissances dans la forêt voisine, où abondaient gibier et hôtes féroces de toutes sortes. Elle était déjà marécageuse et malsaine, et nous en rapportâmes nos premières fièvres. Pendant ce temps, le commandant le Lagrée réunissait à grand'peine les barques nécessaires à la continuation du voyage. Le 10 août, nous nous mîmes en route.

Une de nos barques transportait M. Garnier sans connaissance : son état presque désespéré nous faisait concevoir les plus grandes craintes. Déjà, dès le début du voyage, le Dr Thorel avait été le premier gravement atteint; peu de temps après, épuisé par les fatigues et les émotions que lui avait causées l'exploration si dangereuse du cours du fleuve, M. Garnier tomba malade à son arrivée à Stung Treng. Son état s'aggrava rapidement, et pendant huit jours il nous causa de vives inquiétudes. Heureusement la maladie devait bientôt céder, et grâce aux soins des docteurs Joubert et Thorel, notre collègue, après quelques semaines de convalescence, pourrait reprendre le cours de ses travaux. Que n'en a-t-il été de même pour nos deux autres compagnons de voyage si malheureusement ravis à notre affection : l'un. le commandant de Lagrée, notre chef si aimé et, si regretté, mort. Hélas ! sur une terre lointaine et dans un des moments les plus critiques de notre expédition, sans avoir pu goûter le plaisir et la gloire du retour : l'autre; M. Louis de Carné, notre ami, si distingué par le coeur et l'intelligence, qui n'a revu le sol de la France que pour y souffrir pendant de longs mois et succomber enfin à une maladie causée par les fatigues de notre long voyage.

Après avoir traversé le Sé Cong en face de Stung Treng, nous nous mîmes en marche le long de la rive gauche du Mékong, tantôt remontant près du bord, tantôt naviguant dans quelque bras latéral où le courant était moins violent, ou même au milieu des arbres en pleine forêt inondée. Toutes les fois que nous rencontrions un torrent, une barque légère allait attacher à la rive opposée un câble en rotin, sur lequel chacune des grandes barques se halait successivement pour traverser le grand courant. Si parfois le câble venait à casser, la barque, tournoyant rapidement, était entraînée vers le milieu du fleuve, et bien que l'on fît force de rames, elle ne parvenait à regagner la rive que bien loin de son point de départ.

Chaque soir nous faisions halte, soit sur la rive_ soit au pied de quelque grand arbre dans la forêt. Le repas, rapidement préparé, était servi sur une natte ou sur de larges feuilles de bananier sauvage; des lianes tortueuses nous servaient de sièges, et, s'il pleuvait, quelque énorme banian ou le feuillage épais des plantes grimpantes nous servaient d'abri.

Pendant cette partie de l'exploration, le ciel fut presque toujours chargé de nuages; le léger toit de feuilles qui recouvrait nos barques était souvent traversé par les pluies, et ne servait guère qu'à nous garantir du soleil, dont les rayons étaient brûlants dès qu'ils perçaient les nuages.

Un soir, nous nous étions arrêtés à l'embouchure d'un torrent; après souper, nous nous étendîmes sur des nattes au fond de nos barques. Le ciel était noir, l'air lourd et chaud, tout annonçait un orage. Vaincus par la fatigue, nous commencions enfin à trouver quelque repos dans le sommeil, malgré le bruit lointain de l'ouragan. Tout à coup nous fûmes réveillés par une pluie torrentielle qui, nous inondant entièrement, remplit nos barques.

Au milieu du désordre des éléments, un bruit sourd et grandissant arriva à nos oreilles; l'eau s'agita avec fracas, et nous vîmes s'avancer une grande ligne d'écume. En quelques secondes elle se rua sur nous, nous couvrit ainsi que nos barques et entraîna celles qui étaient mal attachées. Pendant les premiers instants le désordre fut inexprimable : des cris de détresse se faisaient entendre, les pirogues s'entre-choquaient ou étaient heurtées par quelque tronc d'arbre entraîné à fleur d'eau. Par bonheur, le danger passa vite : toutes les barques avaient pu s'accrocher à quelque branche ou à quelque rocher, et, au point du jour, nous pûmes constater que si notre matériel avait subi de graves avaries, du moins notre personnel était sain et sauf. Le violent orage que nous avions entendu au loin, avait élevé le niveau du torrent d'une douzaine de pieds pendant la nuit; mais cette crue si rapide ne devait durer que quelques heures, et déjà les eaux commençaient à baisser.

Nous poursuivîmes notre navigation, sur la rive, au milieu des arbres. Les forêts avoisinantes étaient sauvages, la végétation épaisse et luxuriante ; des troupes de singes et d'écureuils des espèces les plus variées peuplaient les grands arbres, parmi lesquels nous admirions parfois un superbe yao, le roi de ces forêts, dont le tronc, s'élève souvent sans aucune branche à la hauteur de vingt-cinq ou trente-mètres, et dans lequel les Laotiens creusent leurs pirogues. A peine apercevions-nous de temps en temps quelque bête fauve qui le matin venait boire au bord du fleuve : le silence de la nuit était au contraire fréquemment troublé par les cris des hôtes habituels de la forêt : le cerf, le tigre et l'éléphant.

Le 17 août, à la halte du soir, nous venions de gravir une petite colline pour admirer les derniers feux du soleil couchant, quand nos bateliers appelèrent notre attention sur un grondement lointain qui se confondait avec le murmure du vent dans la forêt. C'était le bruit de la grande cataracte de Thon, l'une des merveilles les plus grandioses qu'il soit donné au voyageur de contempler, et l'objectif de nos désirs depuis plusieurs mois.

Encore quelques heures de marche et nous allions donc jouir d'une de ces rares émotions qui récompensent amplement le voyageur de ses fatigues. Le matin, nos bateliers, plus gais qu'à l'ordinaire, halaient ou poussaient vigoureusement nos barques au milieu des rochers; des arbres submergés et des vieux troncs encore attachés au rivage. On sentait que leur rude corvée touchait à son terme ; à notre arrivée à Thon, nous devions, en effet, leur rendre la liberté pour prendre de .nouvelles barques au-dessus de la cataracte. Quant à eux, pour regagner Stung Treng, ils n'avaient qu'à se laisser emporter par le courant rapide pendant une seule journée. Pour faire en montant le même trajet, il nous avait fallu huit jours.

Après avoir franchi les nombreuses pointes d'îles et d'îlots qui encombrent le lit du fleuve, de nos barques nous découvrîmes une magnifique nappe d'eau encadrée par un berceau de verdure, et s'étendant jusqu'au pied de collines boisées qui forment dans le lointain une petite chaîne de montagnes. C'est ce massif rocheux, qui, barrant la plaine, arrête le fleuve, le force à détourner quelque temps son cours, pour venir surmonter l'obstacle au point où il est le moins élevé. Nous approchions ; à chaque instant le bruit des mille chutes, qui embrassent une étendue de plus de dix kilomètres, se faisait entendre avec plus de force. Nous traversâmes successivement les cinq ou six bras du fleuve, séparés par des îles qui font elles-mêmes partie de l'immense barrage. A chaque passage il fallait d'abord s'élever dans le courant; puis, la barque quittant le bord, se lançait de toute sa vitesse à force de rames ; elle franchissait ainsi diagonalement le courant fort rapide, et venait aborder à quelques centaines de mètres plus bas sur la rive opposée. Presque partout la profondeur était considérable; la sonde, quand on pouvait s'en servir, accusait dix, quinze, vingt mètres et même davantage.

Nous nous engageons enfin dans un étroit torrent, avançant d'arbre en arbre, de rocher, en rocher; le torrent se resserre encore; le fracas augmente, puis devant nous une belle nappe d'eau tombe écumante du milieu des rocs élevés. Déjà nous nous demandons avec quelque anxiété quel nouveau moyen nos intrépides bateliers vont employer pour nous faire franchir ce passage dangereux, quand heureusement, au détour d'un massif de verdure, nos barques abordent à une toute petite plage dans le bassin même qui baigne le pied de la cascade. Nous sommes arrivés à l'île de Thon, qui donne son nom à toute la cataracte.

Du débarcadère au village où nous devions camper il n'y a pas deux kilomètres; on gravit d'abord un étroit et charmant sentier dans la forêt, puis on suit, au milieu des rizières, le chemin boueux qui conduit au village. Nos barques furent vite déchargées, et nos bagages rapidement transportés à dos d'hommes ou dans un vieux char à buffles que le chef du village mit à notre disposition. M. Garnier était encore d'une extrême faiblesse. Nos docteurs l'installèrent dans un hamac, veillant sur lui et recommandant (précaution inutile) la plus grande attention aux gens qui le transportaient. Depuis quelques jours déjà notre inquiétude sur les suites de la maladie avait diminué. Ce fut pourtant seulement à partir de son arrivée à Khon que M. Garnier reprit complètement connaissance et fut tout à fait hors de danger. Au milieu de cette splendide nature, sous les flots de ce soleil ardent, tempéré par l'ombre des grands arbres et la fraîcheur des eaux de tous côtés retombant en poussière, il y avait plaisir à voir notre compagnon renaître à la vie, regarder étonné le paysage étincelant, interroger ses voisins, s'interroger lui-même comme s'il sortait d'un rêve et comme si toutes ces beautés n'étaient pour lui qu'une illusion prête à s'évanouir.

A peine le chef de l'île de Thon, excellent Laotien, encore alerte et hardi comme un jeune homme, malgré ses soixante ans, nous eut-il installés dans notre campement, qu'à l'aide de guides et de renseignements nous partîmes à la découverte.

Pendant la saison des pluies, quand les eaux sont hautes et non-seulement remplissent le lit du fleuve, mais souvent encore débordent sur les campagnes environnantes, le petit nombre des commerçants qui remontent le fleuve sont, comme nous l'avons été, forcés de changer de barques à Khon. Dans la saison sèche, au contraire, il existe un canal sinueux et allonge, une sorte de torrent par lequel, au prix de mille fatigues et de mille dangers, les Laotiens familiarisés avec la difficile navigation du fleuve peuvent haler leurs barques vides et continuer leur voyage. Les barques sont alors déchargées à l'entrée du canal et leur chargement est transporté par terre jusqu'au-dessus de la cataracte, au lieu du nouvel embarquement.

Le commandant de Lagrée s'occupa d'abord d'étudier en détail cet important passage; tâche rendue périlleuse et difficile par la hauteur des eaux, et qu'il réussit cependant à mener à bonne fin. Pendant ce temps, de mon côté, je parvenais à atteindre, sur la rive gauche du bras de Papheng, la chute de ce nom, la seconde en grandeur et la plus pittoresque de celles qui composent l'ensemble de la cataracte.

Au milieu des rochers et des îlots de verdure, une énorme masse d'eau se précipite d'une hauteur perpendiculaire de vingt mètres pour rejaillir en flots écumeux, puis retomber encore de rocher en rocher, et disparaître sous la végétation de la forêt. Du rivage, je ne pouvais apercevoir qu'une partie du tableau : il me fallut grimper sur un arbre pour jouir du coup d'oeil de l'ensemble de cette chute, qui s'étend sur une largeur de près de mille mètres; puis, m'accrochant aux branches et aux rochers, je descendis jusqu'à l'eau. Sur le bord était rejeté un grand tronc d'arbre déraciné, et plus loin on voyait le cadavre d'un caïman emporté et brisé par le courant. L'eau roulait avec bruit à mes pieds sous le soleil brûlant, chaque goutte de la cascade, chaque feuille humide étincelait. La voix de mon guide, que j'entendais à peine au milieu du fracas de ces chutes, m'arracha à la contemplation de ce splendide spectacle. Nous regagnâmes la pirogue amarrée quelques centaines de mètres plus haut, et, repassant le bras de Papheng, je repris le sentier qui conduit à Khon.

Chemin faisant, je m'informai du meilleur moyen de bien voir la grande chute de Salaphé, la plus importante de toutes, qui s'étend sur une largeur de deux mille mètres, au pied même des montagnes, et qu'on nous avait dit être inabordable. Le lendemain, je me fis conduire dans un îlot rapproché de la chute, en amont. Avant de partir, mon guide s'était livré à de singuliers préparatifs, dont je n'avais pu comprendre le but, malgré tous les efforts qu'il s'était évertué à faire pour me l'expliquer. Relevant jusqu'à la ceinture son léger langouti, il s'était enduit les pieds et les jambes d'une composition de chaux et de jus d'arec. La précaution était loin d'être inutile, car à peine avions-nous abordé l'îlot, que mon Laotien nie montra sur le sol des myriades de sangsues, les unes fines comme des aiguilles, les autres plus grosses, atteignant parfois la longueur de six ou sept centimètres. A notre approche, elles se levaient, se dressaient sur chaque feuille morte, sur chaque brin d'herbe, et, de tous les côtés, bondissaient pour ainsi dire jusqu'à nous. L'enduit dont mon compagnon s'était couvert les jambes le préservait de leurs morsures; pour moi, au bout de peu d'instants, j'étais devenu la proie de quelques dizaines de ces animaux, qui montaient à qui mieux mieux sur mes jambes et me faisaient force saignées. Impossible de m'arrêter pour me débarrasser de ces ennemis acharnés; pour une sangsue que je faisais tomber, il m'en venait dix nouvelles. J'avisai un grand arbre aux environs; je pris ma course; je grimpai rapidement, et lorsque je fus hors de l'atteinte de ces maudites bêtes, je songeai à me délivrer de celles qui me faisaient subir leurs incommodes piqûres : je quittai mes vêtements, et j'arrachai les sangsues une à une. J'avais peine à leur faire lâcher prise; ma ceinture ne les avait pas arrêtées dans leur ascension, car j'en trouvai une qui s'était glissée jusque sur ma poitrine.

Je profitai de ma position élevée pour monter plus haut encore. Du sommet de mon arbre, à plus de trente mètres du sol, ma vue embrassait l'horizon pardessus la plupart des autres arbres environnants; à mes pieds se déroulait le magnifique panorama du fleuve au-dessus des cataractes s'étendait une immense nappe d'eau, d'où émergeaient des milliers de bouquets de verdure; plus bas, au pied des collines, des flots d'écume entraînés par le vent disparaissaient dans les profondeurs de l'horizon. Le coup d'oeil était imposant; mais je n'étais pas encore devant la grande chute de Salaphé, que nous entendions gronder au-dessous de nous et que nous n'avions pas encore pu contempler dans toute son immensité. Cette chute est séparée de l'île de Khon par quelques îlots couverts d'arbres et de rochers, qui de ce côté en masquent presque entièrement la vue.

Nous dûmes donc entreprendre une nouvelle expédition, en changeant cette fois nos préparatifs. Quelques-uns de nos hommes d'escorte m'accompagnaient: l'un d'eux s'était muni d'une ligne de sonde. Après, avoir traversé un petit bouquet de bambous situé sur le chemin qui, un peu plus bas, conduit au débarcadère des pirogues pendant la saison des eaux basses, nous obliquâmes sur la droite et nous gagnâmes la rive. Notre guide, complètement nu cette fois, nous fit signe de l'attendre un instant. Attachant alors un des bouts de la ligne de sonde à un arbre, il s'élança à la nage vers l'îlot opposé, traversa comme un poisson un courant d'une extrême violence , et bientôt prit pied sur un rocher qu'il connaissait. Se halant alors aux branches d'arbres courbées parle courant, il amarra quelques mètres plus haut l'autre bout de la ligne. Je me dépouillai aussi de mes vêtements, et, moitié nageant, moitié m'aidant de la ligne, je parvins à suivre la direction de mon guide, non sans de violents efforts. La rapidité du courant était telle que, pour ne pas lâcher la ligne qui me coupait les doigts, il me fallait la certitude qu'au-dessous de moi, et tout près , le torrent faisait un saut de quinze mètres de haut, où j'aurais infailliblement été entraîné et brisé sur les rochers.

Parvenus sur l'autre bord, nous nous glissâmes à travers les pierres, les lianes et les branches le grondement des eaux se transformait en un bruit effroyable, et, à la sortie du bois qui couvrait l'île, nous nous trouvâmes en face de la cataracte. Sur une largeur de deux kilomètres, à perte de vue, une prodigieuse masse d'eau se précipitait écumante ; on eût dit une mer furieuse se brisant sur mille rochers. En face de nous, tout près, l'eau qui venait frapper le roc sur lequel nous étions assis et le faire trembler sur sa base, tombait en nappes perpendiculaires de douze à quinze mètres de haut, et rejaillissait en se brisant sur d'autres rochers.

Cette partie de la chute est divisée en huit ou dix cascades diverses, par autant de masses rocheuses couvertes de végétation. Plus loin, nous ne distinguâmes plus qu'un immense rapide. Les blocs de grès qui encombraient le fleuve étaient complètement recouverts par les eaux qui s'entre-choquaient : on ne voyait qu'écume à la surface ou poussière tourbillonnant dans l'air. Plus loin encore, quelques pointes noires, quelques crêtes, des îlots et des flots d'écume se succédaient jusqu'à l'autre rive, dont il était impossible d'approcher, et où le courant semblait se précipiter et se briser plus violemment encore. Si, détournant nos yeux de cette première ligne, nous regardions à nos pieds et sur la grande nappe qui s'étendait un peu au delà de la première chute, nous n'apercevions qu'un champ d'écume, et des lames qui se repliaient et suivaient en mugissant les contours des rochers. Nous avions déjà pu voir cette partie de la cataracte de la petite plage où nous avait conduits notre première excursion. Les lames, venant s'y briser et y mourir comme le flux et le reflux d'une mer agitée, y déposaient des branches mortes, des caïmans, ou de gros poissons qui s’étaient imprudemment laissé emporter et briser par le courant.

Le moyen de locomotion, tout primitif, employé pour nous faire traverser le bras du fleuve ne m'avait pas permis d'emporter mon attirail ordinaire de dessin. Ce ne fut qu'après mon retour que j'esquissai le croquis que le lecteur a vu dans une des précédentes livraisons, sous le titre de Chute du Salaphé, et qui ne donne malheureusement qu'une idée très-imparfaite de l'immensité et de la beauté de ce spectacle. Pour la chute de Papheng, je fus plus heureux.

Le soleil nous brûlait; mais, afin de nous garantir de ses rayons dont l'atteinte nous eût été fatale, nous avions cherché un abri sous d'épais feuillages. Tout en songeant de combien ces scènes grandioses dépassaient, en magnificence, ce que j'avais vu ailleurs, je me rappelai l'enthousiaste description qu'a faite de la chute du Rhin un de nos plus féconds romanciers et je me demandais sous quelles couleurs magiques nous eût dépeint les cataractes de Khon s'il lui eût été donné de les voir. Au milieu de ces cataractes, la chute du Rhin n'eût certainement paru qu'un petit accident, digne à peine d'attirer un instant l'attention.

Pendant que j'étais tout à mon admiration, notre guide me frappa sur l'épaule : il était ému. Il venait d'apercevoir sur le sable des traces de tigre presque fraîches. Ces audacieux animaux, qui abondent, dans les forêts, voyagent par terre et par eau sans redouter aucun danger : ils viennent ainsi surprendre le gibier qui foisonne dans les îles du fleuve et n'a que bien peu de chances de leur échapper. Dans le simple attirail où nous nous trouvions, nous n'avions qu'une chose à faire : éviter le mieux possible d'attirer l'attention de la bête fauve, si par hasard elle était encore dans le fourré. Aussi jugeâmes-nous prudent de battre en retraite sans tarder; et nous regagnâmes la rive par le procédé employé en venant, heureux d'en être quittes pour une si grande fatigue des articulations des bras, que quinze jours après nous sentions encore nos muscles endoloris. Le lendemain, lorsque nous revînmes chercher notre ligne de sonde que nous avions laissée étendue aux arbres pour la faire sécher, nous nous aperçûmes, non sans quelque émotion, que si la vie de l'homme ne tient qu'à un fil, celui duquel la nôtre avait dépendu, pendant quelques instants, avait été bien près de se rompre; car, à peine essayâmes-nous de tendre notre ligne séchée, qu'elle cassa par le milieu au premier effort.

Notre séjour à Khon se prolongeait, et chacun de nous avait le temps de se livrer à ses occupations spéciales. Le Dr Thorel explorait du matin au soir la forêt, où il faisait chaque jour une ample récolte des plantes les plus variées. Le Dr Joubert soignait nos malades et ceux de l'île, en même temps qu'il cassait des cailloux avec son marteau de géologue. Si M. Garnier n'était pas encore assez vigoureux pour supporter de grandes fatigues, du moins recouvrait-il chaque jour un peu plus de force. Seul M. de Carné était éprouvé par des fièvres lentes et persistantes dont tous, moins que lui pourtant, nous allions être si cruellement atteints. Le commandant de Lagrée avait fait prévenir le gouverneur de Khong, qui nous envoya enfin le complément des barques nécessaires pour nous transporter au chef-lieu de sa province.

Nous arrivâmes à Khong après deux jours d'une navigation assez laborieuse dans un fleuve toujours immense, mais divisé en une foule de bras par de nombreuses îles de toutes dimensions.

M. Garnier a déjà raconté comment nous fûmes reçus par le vieillard qui gouverne la province.

La ville de Khong s'étend sur le bord du fleuve; ses maisons apparaissent à peine au milieu de la verdure des jardins, plantés de toutes sortes de palmiers : cocotiers, borassus, aréquiers. A un mille de la ville, on atteint le sommet des premières collines, d'où le voyageur embrasse, dans un merveilleux panorama, toute la vallée du fleuve que nous venions de parcourir. A gauche, il voit le grand bras bordé par la ville; à ses pieds, les rizières, les bois et les jardins de l'île de Khong, renommée pour sa fertilité; à droite, quelques mamelons peu élevés, puis le second bras du Mékong; plus loin, toute la vaste plaine qui s'étend à perte de vue, couverte d'une épaisse forêt d'un vert foncé, et sillonnée de nombreux rubans d'argent, bras du fleuve qui coule partout à pleins bords. Enfin, à l'horizon se profilent en silhouette sur le bas du ciel, les collines de Khon en face, la chaîne de Tonly-Repou sur la droite, et, entre les deux, d'autres montagnes s'éloignent de plus en plus; les dernières, à peine visibles, appartiennent à la province d'Angcor, à plus de vingt-cinq Lieues.

Le 6 septembre, nous quittions l'île de Khong; le 11 au matin, après cinq jours d'une navigation, relativement facile, le long des rives fertiles et peuplées du fleuve dont le cours s'était régularisé, nous apercevions les montagnes de Bassac, dont les sommets étaient voilés de nuages. Nous arrivâmes dans la journée à cette ville, où nous devions faire un long séjour.

Une pluie incessante nous confinait dans notre campement, sur le bord du fleuve, dont la crue atteignit une hauteur de quinze ou seize mètres. Peu à peu les eaux baissèrent, et le fleuve redevint praticable. M. Garnier, heureusement rétabli, put aller, en compagnie du Dr Thorel, faire une rapide reconnaissance du Sé Don, à quelques lieues au-dessus de Bassac.

De son côté, le commandant de Lagrée partait, avec le Dr Joubert et M. de Carné, pour une grande excursion dans la province d'Attopeu, si intéressante à tous les points de vue, et surtout parce qu'elle est la plus voisine de notre colonie de Cochinchine. Un mois entier fut consacré à cette excursion, ce qui permit aux voyageurs de remonter le Sé Don presque jusqu'à sa source, de rejoindre ensuite la rivière d'Attopeu ou Sé Cong, que nous avions déjà rencontrée à Stung Treng, et de revenir enfin, à travers les régions habitées par les sauvages tributaires et la grande forêt de la rive gauche du fleuve, au campement de Bassac.

Pendant ce temps, le docteur Thorel et moi nous devions rester seuls dans cette ville. Nous profitâmes de notre séjour, le docteur pour enrichir son herbier par de fréquentes ascensions dans les montagnes, moi pour compléter ma collection de vues des belles ruines de Wat Phou, et mes études sur les objets d'art, les coutumes, les mœurs de la race paisible qui nous donnait si cordialement l'hospitalité. La température était devenue délicieuse; la nuit, le thermomètre descendait jusqu'à dix ou douze degrés au-dessus de zéro; et pendant que nous jouissions avec bonheur d'une fraîcheur que l'un et l'autre nous n'avions pas goûtée depuis longtemps, les indigènes, claquemurés dans leurs maisons, grelottaient, malgré les couvertures dont ils s'enveloppaient, ou se pressaient autour de grands feux allumés à la porte de leurs habitations. Le jour, un soleil splendide, un ciel sans nuages et trente degrés de chaleur nous rappelaient les beaux jours d'été de la France. L'eau du fleuve, moins jaunie, nous permettait de prendre plusieurs bains dans la journée, sans avoir à craindre la voracité des caïmans, plus audacieux en eau trouble; le sol desséché, la campagne plus ferme étaient devenus plus favorables à la chasse et aux excursions. Quand nous restions à la maison, de nombreux visiteurs nous assiégeaient; ils étaient toujours bien reçus; à Bassac nous ne comptions que des amis.

Un honnête Laotien pourtant, le joueur de tambour de l'endroit, aurait pu être animé de graves ressentiments contre nous. Ce fut le seul incident qui jeta quelque trouble dans la bonne harmonie de nos relations.

La femme de cet infortuné tambour s'était malencontreusement éprise de l'un de nos Européens, le soldat Rande, assez mauvais sujet. Un beau Jour elle réunit tout ce qu'elle put trouver d'argent chez elle, une cinquantaine de francs peut-être, enivra Rande, et se disposa tout simplement à l'enlever. Rande avait bu beaucoup d'eau-de-vie de riz, et son ivresse se changea bientôt en folie furieuse. Il erra dans le village, effrayant les habitants par des coups de revolver tirés à tort et à travers, et refusant d'obéir aux conseils des braves gens qui l'invitaient à aller prendre un repos nécessaire. L'émotion était grande; le roi de Bassac s'en préoccupait fort et vint nous faire part de ses inquiétudes. Nous convînmes que partout l'ordre serait donné de fermer les portes. Mais comme notre homme était extrêmement leste, et que nous n'avions pu réussir à nous en emparer de force, nous fûmes obligés d'attendre la nuit pour le mettre dans l'impossibilité de nuire. Cependant la soirée s'écoula sans accident. Le lendemain avant le jour, Rande, la tête basse, vint humblement implorer son pardon. Une vague rumeur disait bien que vers le milieu de la nuit il avait reçu, du tambour et de ses amis sans doute, une volée de coups de bâton solidement appliqués; quoiqu'il n'en ait jamais voulu convenir, je serais volontiers porté à le croire. Pendant qu'il expiait dans la prison du village ses moments d'erreur, la sensible Laotienne vint au milieu de la nuit lui offrir de nouveau les moyens de fuir avec elle. Le perfide, croyant atténuer ses torts, saisit la main qu'elle lui avait tendrement abandonnée et la retint dans cette position forcée, sans égard pour les reproches de cette malheureuse qui voulait tout sacrifier pour lui, jusqu'à ce qu'au lever du soleil il eût fait constater l'incident par ses gardiens.

On a vu comment nous profitâmes du voyage que M. Garnier fit peu de temps après à Pnom Penh pour nous débarrasser de ce mauvais soldat, dont la conduite indisciplinée ne pouvait que nous susciter des désagréments et indisposer contre nous des populations douces et paisibles qui nous faisaient partout un si bon accueil.

L'une de nos visiteuses habituelles de Bassac était une charmante jeune fille de mandarin que ses parents auraient été enchantés de colloquer en mariage à quelqu'un de nous. Comme notre interprète Alexis avait déjà plusieurs fois pris femme sur notre route, et qu'au Laos une femme ne quitte presque aussi facilement qu'elle se prend, la chose ne paraissait pas impossible aux beaux parents. La famille était riche, tous les actes habituels de la vie laotienne s'y accomplissaient avec une certaine pompe. Le maître du logis, mandarin important, possédait de grandes propriétés dans les environs et occupent un nombreux personnel. Trouvant dans cette famille comme un résumé assez complet de la civilisation laotienne, je cédais assez souvent aux invitations qu'elle m'adressait, et c'est là que .j'ai trouvé les modèles de la plupart des meubles, armes, ustensiles ou objets de ménage que j'ai dessinés au Laos. J'étais donc un hôte assidu de la maison. J'avais déjà fait le portrait des grands parents aussi me fut-il facile d'obtenir la permission de celui de la jeune fille, l'une des plus jolies de Bassac.

La demoiselle, bien lavée, bien peignée, vêtue de soie un peu plus qu'à l'ordinaire, posa de la meilleure grâce du monde. Elle en fut récompensée par beaucoup de petits cadeaux, entre autres, une demi-douzaine d'aiguilles, une charmante petite cravate en soie écarlate, quelques perles fausses et un magnifique saphir de Ceylan, du prix de cinquante centimes, qui la rendirent la plus fière et la plus heureuse fille de la ville.

Sur ces entrefaites, le docteur Thorel m'annonça qu'il avait découvert dans la montagne un nouveau sentier qui devait nous conduire, en marchant quelque peu sur les mains et en sautant un certain nombre de passages périlleux, à une crête que nous avions aperçue de plusieurs côtés dans nos courses. On devait avoir de là une vue magnifique, et ce point était pour nous un objectif constant.

Cette fois encore nous en fûmes pour nos peines. Bien qu'il nous fût difficile de trouver une voie accessible, c'était plaisir de gravir ces montagnes escarpées, abrités comme nous l'étions sous l'ombrage des grands arbres, rencontrant à chaque pas quelque énorme rocher bizarrement découpé ou quelque merveille de végétation qui aussitôt analysée par le botaniste, nous apparaissait toujours sous un aspect intéressant. -Nous rapportâmes de cette excursion une récolte riche de plantes précieuses, une bonne chasse et le croquis d'un lit de torrent alors desséché, mais que nous avions vu quelques mois auparavant rouler ses eaux furieuses et nous barrer le chemin dans nos promenades. A cette époque, presque tous les torrents étaient taris; à peine trouvions-nous dans nos courses quelque creux de rocher bien abrité, ayant conservé un peu d'eau, où nous pouvions étancher notre soif.

Notre séjour à Bassac se prolongeait et le temps ne nous paraissait pas long, tant nous avions d'occasions de l'employer. Aux excursions dans les environs succédaient les promenades dans la ville, les heures passées à apprendre la langue, à étudier les monuments. Parfois aussi, au fort de la chaleur, je me retirais dans la case, je prenais mon violon, ce fidèle compagnon de voyage, et j'essayais de distraire mes amis fatigués en leur faisant entendre des airs qui rappelaient la patrie absente.

Comme je ne sortais guère sans dessiner, j'avais été, dès mon arrivée, suivi de jeunes gens, désireux d'observer l'artiste européen et de se lier d'amitié avec lui. Mes loisirs musicaux m'avaient également créé de nombreuses connaissances, et presque tous mes amis laotiens étaient de jeunes oisifs des meilleures familles du pays, du reste plutôt curieux qu'indiscrets, et qu'il m'était facile de congédier au besoin. Je profitais de leur bonne volonté pour étudier à fond les mœurs du pays, et leur naturel prévenant me rendait la chose facile. Un jour on m'invitait à assister à une lutte, un autre à un mariage, à un convoi funèbre. Quelquefois j'étais convié à une partie de chasse ou de pêche, ou bien à une fête d'intérieur, ou à quelque soirée en petit comité de buveurs et de musiciens.

Je ne fus donc nullement étonné lorsqu'un soir je vis entrer dans la case un de mes jeunes amis qui tant bien que mal me fit comprendre qu'il avait à me faire voir quelque chose de tout à fait extraordinaire et m'invita à le suivre sans tarder. Je commençais à comprendre la langue du pays pour les choses usuelles de la vie, nais pas encore assez pour saisir ce dont il pouvait bien être question. Dans tous les cas, si j'en jugeais à l'air de mystère de mon ami, ma curiosité n'avait qu'à gagner à accepter immédiatement l'invitation qui m'était offerte. Mes préparatifs furent faits en un instant, et nous partîmes, suivant rapidement la longue et à peu près unique rue de Bassac.

Il est vrai de dire que mon guide, au lieu de marcher sur la chaussée, semblait raser la muraille avec un air de précaution inaccoutumé. Nous fûmes bientôt arrivés au faubourg de la ville : mon Laotien s'arrêta quelques instants, observa les alentours, puis nous voyant seuls, me poussa dans une petite porte entre-baillée et nous nous trouvâmes au milieu d'un vaste jardin, suivant à pas plus lents une allée de bambous à l'extrémité de laquelle nous découvrîmes bientôt une case perdue au milieu du feuillage. Mon Laotien frappa discrètement à la porte. A travers les lianes tressées qui formaient une espèce de jalousie, on apercevait la lueur d'un lampion qui faisait paraître l'appartement tout à fait lugubre. La porte s'ouvrit soudain sans bruit. Nous entrâmes promptement.

Au fond du corridor d'entrée se trouvait une petite pièce encombrée d'objets de toute sorte que j'eus peine à distinguer d'abord. Quand après quelques minutes mes yeux furent mieux habitués à cette demi-obscurité, je pus apercevoir accumulés pêle-mêle dans les coins de la salle des nattes roulées ou déployées, des vases grands et petits, des vêtements, une peau de panthère, un rouet, de petites cassettes, des plateaux, un amas de fleurs, étrange fouillis auquel je ne pouvais rien comprendre. Mais ce qui attira bientôt toute mon attention, ce fut la scène qui se passait entre mon Laotien et la maîtresse du logis, que je n'avais pas remarquée en entrant.

C'était une jeune Laotienne de dix-sept à dix-huit ans, fort joli spécimen du beau sexe au Laos: teint presque blanc, yeux vifs, taille bien prise, minois des plus agaçants, de superbes cheveux noirs, l'air mutin, un peu effarouché par ma présence, le geste rapide et le regard hardi.

Mon Laotien était à ses genoux. Il avait à la main une fleur qu'il lui présentait en récitant je ne sais quelle mélodie rhythmée qui ressemblait fort à de la poésie. Mais ce qui me frappa davantage, ce furent les gestes dont il accompagnait sa déclamation. Il prenait à chaque instant les poses les plus étonnantes, se tordait les bras, allongeait le cou, et faisait de telles contorsions que j'eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux jusqu'au bout. La belle était attentive et paraissait s'amuser beaucoup à ce jeu, tout en m'envoyant à la dérobée quelques regards.

J'avais déjà vu sur de vieilles peintures de temples laotiens des scènes de pantomimes de ce genre, et je m'étais figuré que l'imagination capricieuse de l'artiste n'avait voulu représenter que des particularités de la vie des héros, des dieux ou des génies des anciens temps. Quel ne fut pas mon étonnement quand je retrouvai ces mêmes pantomimes dans une scène de la vie privée et qu'on juge si je ne fus pas intéressé au plus haut point par ce spectacle bizarre !

Il y eut un moment où la jeune Laotienne frappa dans ses mains. Aussitôt, une vieille femme ridée, soulevant une natte, nous servit sur un plateau quelques fruits, du thé, des cigarettes, et disparut.

Pendant que, tout en faisant honneur aux rafraichissements qui nous étaient offerts, j'échangeais quelques paroles avec la maîtresse du logis, nous entendîmes un léger bruit de pas aux alentours. On frappa doucement à la porte. La jeune Laotienne nous fit signe de rester immobiles, et comme personne ne répondit aux nouveaux arrivants, ils se retirèrent sans faire de bruit.

Quand notre visite fut terminée, nous prîmes, pour retourner au logis, les mêmes précautions qu'en venant.

Je quittai mon Laotien sur le seuil de ma case, et en prenant mes notes je dis quelques mots de mon aventure au docteur Thorel, qui plus tard les répéta à mes autres compagnons de voyage. Je leur offre aujourd'hui le dessin (p. 305) et le récit détaillé qu'ils m'ont plusieurs fois demandé depuis.

Vers la fin de notre séjour à Bassac, il y eut grande rumeur dans la ville au sujet d'un tigre qui, sans respect pour le saint lieu, était venu trois nuits de suite s'emparer des chiens et des porcs de la pagode royale. On avait suivi ses traces, mais elles se perdaient dans les marais voisins. Aussitôt que nous fûmes prévenus, nous fîmes dresser un affût sur un arbre, au-dessus du passage habituel de la bête fauve.

Nous nous promettions les plus vives émotions; mais, soit que l'animal nous eût éventés, soit qu'il se fût déjà dégoûté de la nourriture sacrée, il ne reparut plus, et nous en fûmes pour quelques nuits passées à :a belle étoile et pour maintes piqûres de moustiques.

Le roi, à qui le commandant de Lagrée avait fait cadeau d'un beau fusil orné d'or et d'argent , brûlait d'envie de se signaler par quelque haut fait jugeant l'occasion favorable, il organisa une grande chasse; seulement, comme il craignait, suivant l'habitude du Laos, qu'il n'arrivât quelque accident à ses hôtes, il ne nous fit prévenir que le soir à sou retour. De tigres, on en avait vu , mais on n'en rapportait aucun. Les chasseurs avaient seulement tué quelques sangliers. De sa royale main le prince avait daigné abattre deux perruches. Il était fort content de son fusil et surtout enchanté de lui-même.

Les chasseurs de Bassac prennent le plus souvent le gros gibier dans des filets ou des piéges de toutes sortes ; les grandes chasses sont rares. Dans ces forêts elles se font à dos d'éléphants; c'est le moyen d'approcher du gibier, que n'effraye pas la vue de ces animaux. Je faisais habituellement des chasses plus modestes. Quelquefois je passais des journées entières à courir ou à ramper dans les marais desséchés, à l'ombre d'un épais fouillis d'arbres, entremêlés de lianes et de plantes grimpantes de toute sorte. Des compagnies de paons et de poules sauvages s'y tenaient pendant la grande chaleur. La chasse en était difficile et non sans danger. C'est en effet une croyance répandue dans ces pays, que le tigre et le paon fréquentent habituellement les mêmes parages (page 320).

Un soir, assis au pied d'un tamarinier dont les écureuils venaient grignoter les fruits sur nos têtes, le Dr Thorel et moi nous tînmes conseil. Il fut résolu que le lendemain nous entreprendrions une nouvelle excursion dans les montagnes, et que cette fois nous ferions les derniers efforts pour atteindre l'un des sommets auquel jusqu'alors il nous avait été impossible de parvenir. Nous partîmes donc dès l'aube, emmenant avec nous notre compagnon habituel, le tagal Luiz. un de nos hommes d'escorte, vigoureux, adroit, se pliant à tous les services et d'une fidélité éprouvée, aujourd'hui paisible père de famille à Saigon, où nous l'avons ramené sain et sauf. De guides indigènes. nous n'en usions plus depuis longtemps, car le docteur, habitué à explorer les environs, les connaissait aussi bien que les gens du pays. Nous traversâmes rapidement les marais et les rizières mûres qui nous séparaient du pied des montagnes; un sentier nous conduisit jusqu'au lit d'un grand torrent qui était le lieu de notre première halte, et d'où nous nous orientions habituellement pour commencer nos ascensions. De là, nous lançant dans la forêt, nous ,gravîmes lentement des pentes escarpées, arrêtés çà et là par un précipice, ou par un de ces immenses rochers à pic qui s'étagent et forment. comme de gigantesques escaliers sur les flancs de la montagne. La forêt avait déjà changé d'aspect, l'air était plus vif, nous dominions toutes les vapeurs de la plaine. Nous gagnâmes une arête inclinée que nous continuâmes à gravir, et nous parvînmes à un terreplein de quelques mètres carrés, parfaitement favorable pour la halte du déjeuner.

Après avoir pris un instant de repos, il fallut nous mettre à la recherche d'eau, rare à pareille hauteur et dans cette saison. Heureusement nous nous trouvions tout près du lit d'un torrent à sec; en fouillant au milieu des rochers, nous finîmes par découvrir. conservée à l'abri du soleil et du vent, une petite nappe d'eau fraîche et limpide, qui. pour comble de bonheur, contenait quelques anguilles de montagne, petites, mais délicieuses. L'eau étant peu profonde, il nous fut facile d'en pécher quelques-unes. Pendant que nous nous livrions à cette occupation, à la fois agréable et rafraîchissante, notre tagal Luiz avait allumé du feu; en un instant les anguilles furent grillées et servies sur une belle feuille de bananier, à côté de notre provision de riz à la laotienne. Nous terminâmes notre repas en cueillant quelques bananes sauvages, et nous cherchâmes à nous orienter de notre mieux et à trouver un chemin praticable pour mener à bonne fin notre excursion si bien commencée. Le Dr Thorel, grimpé sur un arbre où il avait aperçu une fleur rare, interrogeait l'horizon; j'entendis une exclamation de joie : il avait entrevu, au milieu du feuillage, le sommet que nous désirions atteindre; nous étions en bonne route.

Nous repartîmes avec une nouvelle ardeur, et après une longue marche et bien des efforts, nous nous trouvâmes engagés sur une arête étroite, si étroite qu'il nous était par moments impossible d'y passer deux de front. Armés du grand couteau qui ne quitte jamais le Laotien habitant les forêts, il fallut tailler à droite et à gauche pour nous ouvrir un passage. Il nous semblait pourtant que nous suivions une sorte de sentier sur lertuel d'autres avaient marché ou plutôt rampé avant nous. Aussi. avancions-nous l'oeil au guet et le fusil armé, prêts à toute rencontre. Tout à coup un paon égaré à ces hauteurs, s'envole devant nous ; nous le laissons aller, le lieu n'étant pas favorable à la chasse. Nous gravissons alors une espèce d'escalier d'où les cailloux, détachés par notre marche, vont rouler à droite et à gauche dans les précipices. Mais voilà qu'un amas de broussailles desséchées nous barre tout à coup passage. Nous approchons avec précaution et bientôt nous avons sous les yeux l'explication de notre sentier. Ces broussailles formaient une bauge de sanglier, heureusement pour nous abandonnée, car ce n'eût pas été chose facile de conquérir la place, si elle eût encore été gardée par ses anciens hôtes. Au delà l'arête devenait de plus en plus aiguë; les rochers ébranlés, n'étaient soutenus que par les lianes qui les enserraient; nous continuâmes à grimper, nous accrochant aux pierres et aux plantes.

Enfin nous parvînmes au sommet. A droite, le rocher sur lequel nous nous asseyions était taillé à pic; à gauche, il formait une pente abrupte de grès rougeâtre, sur lequel apparaissaient de rares plantes grimpantes échappées des fissures.

Notre observatoire était excellent, mais périlleux. Nous étions exposés, d'un côté, à tomber de soixante mètres de hauteur sur les sommets des arbres de la forêt, de l'autre, à rouler de rocher en rocher à une profondeur beaucoup plus grande encore. Devant nous se dressait un quartier de rocher, surmonté d'un banian qui couronnait de son feuillage cette pointe inaccessible. De ce sommet la vue que notre regard embrassait était splendide: à nos pieds la ville de Bassac, des cases, quelques pagodes à peine visibles et noyées dans la verdure; plus loin, l'immense plaine sillonnée par le grand fleuve, et çà et là les rizières jaunissantes se détachant au milieu du vert foncé de la forêt. Sur l'autre rive du fleuve, nous, apercevions encore les grands bois, puis les montagnes d'Attopeu dominées par le beau pic auquel les indigènes ont négligé de donner un nom, et que M. Garnier eut l'heureuse idée de nommer Pic de Lagrée. Puisse ce nom lui être conservé, et rappeler aux colonisateurs futurs de ces belles et riches contrées le souvenir de l'homme excellent et regretté qui, au prix de sa vie, leur en a ouvert le premier la route ! Derrière nous s'étendait le rideau des autres montagnes de Bassac, dont les plus hauts sommets surpassaient à peine de quelques centaines de mètres celui que nous avions gravi.

L. DELAPORTE.

(La suite à la prochaine livraison.)



[1] MM. Delaporte, Thorel et Garnier