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LE TOUR DU MONDE - Volume XXII -1870-2nd semestre - Pages 322-336

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convoi funèbre d'un riche Laotien

VOYAGE D'EXPLORATION EN INDOCHINE [1]

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D' APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1667-1868

début Chapitre 5 fin chapitre 5

V (suite).

Chasses en plaine et en montagne. - Cérémonies funèbres au liaos. - Quelques mots sur les monuments khmers. (Texte par M. L. Delaporte.)

Le Dr Thorel, qui jamais encore n'était parvenu à une pareille élévation, ne pouvait contenir sa joie en pensant qu'il allait rapporter le soir une riche moisson de plantes nouvelles. Pour moi, j'étais déjà en train de prendre le croquis rapide, qui devait nous rappeler plus tard cette pénible mais charmante excursion. Luiz tenait aussi à honneur de faire partie du paysage ; il s'était adossé au rocher, ayant à ses pieds sa chasse du jour, une espèce de petite panthère assez rare dans le pays.

L'ascension avait été pénible, la première partie de la descente fut plus dangereuse encore. Nous n'en vînmes pas à bout sans y laisser quelques lambeaux de nos vêtements, et mène de notre peau. Une fois arrivés à notre halte du déjeuner, nous coupâmes par une route plus rapide que celle que nous avions prise le matin.

Si la boîte du naturaliste était bien remplie, nos gibecières en revanche étaient tort plates. Tout en pressant notre marche, le docteur nous fit remarquer un tronc d'arbre énorme, celui d'un magnifique banian qui portait, nous assura-t-il, de quoi régaler toute la ville de Bassac au moins. Il n'exagérait pas, car un essaim, une nuée de pigeons verts s'envola à notre approche, et, après quelques évolutions dans les airs, vint se reposer sur les branches élevées de l'arbre. Le sol était jonché de petits fruits dont les pigeons sont extrêmement friands , et il en tombait à chaque instant sur nos têtes quelques-uns détachés par le picotement des oiseaux.

Avec un peu de patience, nous réussîmes à abattre une demi-douzaine de pigeons, puis nous nous hâtâmes de sortir de la forêt, et nous arrivâmes à notre campement, harrassés, mais enchantés de notre journée.

Le lendemain, pendant que nous achevions notre déjeuner, nous reçûmes une nouvelle visite du jeune Laotien qui m'avait fait passer récemment une intéressante soirée. Nous l'invitâmes à prendre avec nous une tasse de café, boisson connue au Laos, où le café n'est pas cultivé , bien que le clin soit très-favorable à son développement. Puis notre visiteur m'engagea à prendre mon album et à venir faire une promenade avec lui.

Nous suivîmes un sentier ombragé parmi les jardins ; après quelques détours nous nous trouvâmes bientôt en face d'une grande place couverte ça et là de cendres et de débris de feux. Derrière un bouquet de hauts bambous, une cinquantaine d'hommes, assis en rond dans une espèce d'amphithéatre, entouraient deux lutteurs déjà aux prises et semblaient prendre le plus vif intérêt à la lutte commencée. A quelques pas de là, trois hommes ranimaient la combustion d'un feu qui s'éteignait faute d'aliments. Quelques bonzes , drapés dans leurs grandes pièces d'étoffe jaune, regagnaient la pagode ou regardaient de loin ce spectacle. Deux ou trois femmes étaient assises à terre , au milieu de panier de fruits et de grandes bouteilles de grès pleines vin de riz, rafraîchissements tout prêts pour les specteurs ou les lutteurs échauffés.

Au milieu des assistants, un Laotien, vêtu d'un langouti et d'une veste de soie de couleur éclatante, s'abritait sons un parasol porté par un enfant assis derrière lui. Ce personnage semblait encourager vivement l'un des lutteurs, pendant qu'une partie de l'assemblée prenait parti pour l'adversaire. La lutte était sérieuse. On avait ouvert les paris, et de fortes sommes étaient engagées de part et d'autre. Nous nous assimes à peu de distance pour suivre dans tous ses détails cette scène pleine d'animation. J'admirais la souplesse des deux lutteurs, robustes gaillards exercés à ce jeu depuis leur enfance; j'étais charmé de l'adresse avec laquelle ils s'évitaient ou cherchaient à se surprendre. Parfois, fièrement campés l'un devant l'autre, ils se regardaient en pleins veux. dessinant à peine quelques mouvements de hanches ou d'épaules ou bien, on les voyait gambader d'un bout à l'autre du cirque, en prenant des poses de théâtre, mais non sans s'appliquer parfois quelque vigoureux coup de poing qui faisait rougir leur peau bronzée par le soleil.

Mon compagnon m'apprit que nous assistions à une cérémonie funèbre du pays. Au Laos ou n'enterre les morts qu'après les avoir brûlés, et les funérailles d'un Laotien d'une certaine importance s'achèvent rarement sans un spectacle de ce genre, à la suite et sur le lieu même de la crémation du défunt.

Suivant la coutume du pays, le cadavre du mandarin laotien, auquel ses amis rendaient les honneurs funèbres, avait été conservé plusieurs jours dans son cercueil à la maison mortuaire. Les parents, les amis s'étaient réunis. On avait pour se consoler beaucoup mangé et beaucoup bu.

Les Laotiens ne redoutent pas la mort outre mesure. La grande crainte, la grande préoccupation est qu'aprés le trépas les esprits ne s'emparent de l' âme du trépassé et ne lui jouent de vilains tours. Pendant le jour les esprits ne font guère de tentatives, mais la nuit ils sont plus audacieux. et il est, parait-il. fort difficile de se mettre à l'abri de leurs atteintes.

Pourtant. avec de nombreuses prières, et surtout en faisant un grand tapage, on parvient généralement à conjurer leur maligne influence.

On convoque donc les bonzes du voisinage qui, assis autour de la bière, psalmodient leurs prières. Le jour, et surtout la nuit, toute la famille veille avec eux. Les femmes s'occupent à orner le cercueil de fleurs ou de petits ouvrages en cire pour rendre la combustion plus facile. Les hommes, armés de gongs, de tam-tam et de tous les instruments qu'ils ont pu rassembler, accompagnent, le plus bruyamment possible, les prières des bonzes.

Lorsque le jour fixé pour la dernière cérémonie est arrivé, de grand matin le tapage redouble, comme pour appeler les parents et les amis qui arrivent en habits de fête. On se dispose à transporter le cadavre au lieu où il doit être brûlé en grande pompe. C'est  ordinairement une place consacrée à cet usage dans le voisinage des villages importants.

En tête du cortège marchent les bonzes, le plus vieux le dernier. Puis vient le cercueil, porté sur les épaules d'une dizaine de jeunes gens, et surmonté d'une espèce de dais en bambous, orné de fleurs et de feuillages, qui doit brûler aussi sur bûcher. Les hommes suivent, le plus riche ou le plus important des parents du mort en tête. Enfin, arrivent les femmes et les enfants, portant de longs bambous ornés de banderoles de toutes couleurs qu'on fixe en terre pendant la crémation.

On aperçoit de loin, aux alentours du bûcher, des mâts en bambous, ou de vieux troncs de palmiers aux sommets desquels sont tendues de longues lianes qui forment comme une barrière aérienne pour arrêter une dernière fois les méchants esprits.

Le bûcher est dressé à une des extrémités de la place. Il se compose de morceaux de bois d'égale longueur disposés avec soin en couches entrecroisées, et il s'élève à la hauteur des épaules, de sorte que les porteurs passant moitié d'un côté, moitié de l'autre, y déposent le cercueil sans aucun effort. Les hommes se rangent tout autour, et les femmes se tiennent un peu en arrière. Les bonzes récitent leurs prières, et reçoivent encore une fois les offrandes que les parents du défunt ne manquent pas d'apporter pour eux et leur pagode; puis le chef des bonzes monte sur le bûcher, et là debout, les mains étendues audessus du cercueil, il prononce à haute voix une dernière prière.

Dès qu'il est descendu, on met le feu aux matières résineuses placées sous le bûcher. Un brillant jet de flammes s'élance et entoure le cercueil. Les ornements sont consumés les uns après les autres, le bûcher s'affaisse, le cercueil disjoint laisse échapper le cadavre à demi brûlé; quelques hommes, armés de longues perches, le maintiennent tranquillement au milieu des flammes ; personne dans l'assistance ne manifeste à cette vue la plus légère émotion. On laisse ainsi la combustion s'accomplir, et on ne touchera plus à ces restes humains de toute la journée. Les femmes s'éloignent, et les hommes suivent le président de la cérémonie qui va leur offrir le spectacle d'une lutte en l'honneur du défunt.

Le lendemain, quand les cendres seront refroidies, la famille du mort viendra recueillir ses os; les renfermera dans une urne et les enfouira dans la terre. On marquera la place par un petit monument en pierre ou par un simple poteau en bois sculpté.

Les Laotiens n'ont pas de cimetières; chacun enterre les ossements de ses parents dans l'endroit qui lui convient, ordinairement auprès des habitations. L'entourage des pagodes est réservé aux bonzes et aux gens riches. On élève quelquefois des pyramides ou des pagodes comme monuments funéraires des princes la plupart des grands édifices dont nous avons admiré les ruines au Laos, passent dans la tradition pour avoir été construits au temps de la splendeur du pays, soit sur les tombeaux mêmes des bonzes célèbres ou des rois de la contrée, soit seulement en souvenir de leur mort.

Cependant le temps s'écoulait , et le bruit vague d’une révolte au Cambodge croissait chaque jour. Une bande d'insurgés était venue jusqu'à Stung Treng pour s'emparer de la commission française, peu de temps après notre départ. Une troupe nombreuse battait la campagne sur la frontière de la province de Bassac.

Déjà le roi se préparait à faire partir ses objets précieux et ses femmes. Chaque jour nous devenions plus inquiets sur le sort de M. Garnier, lorsqu'un matin une petite barque accosta en face de notre campement, et nous fûmes aussi charmés que surpris de l'en voir sortir en parfait état.

Nous recevions en même temps des nouvelles rassurantes du commandant de Lagrée et de ses compagnons. Le commandant, atteint au milieu des forêts d'un violent accès de fièvre pernicieuse, n'avait échappé à la mort que grâce aux soins empressés et à la médication énergique du docteur Joubert, et la petite expédition, qui traversait à dos d'éléphant les forêts de la rive gauche du Mékong, allait nous arriver incessamment.

Le 4 décembre, nous étions de nouveau tous réunis dans le campement de Bassac: les voyageurs nous racontaient les péripéties de leur tournée.

Dès le début, le docteur Joubert avait fait d'intéressantes observations géologiques. Grâce à la baisse des eaux, il avait pu voir à découvert la magnifique chaussée basaltique qui s'étend sur une grande surface plane au pied de la chute du Sé Don. Puis il avait rencontré d'immenses champs de lave, et reconnu plusieurs cratères de volcans éteints, dans des parages où l'existence n'en avait jamais été signalée. En passant à travers des forêts sauvages peuplées de nombreuses bêtes féroces, nos chasseurs s'étaient rencontrés face à face avec un des plus redoutables animaux du pays, le rhinocéros; dont jusqu'alors nous n'avions aperçu que les traces.

Puis les voyageurs avaient été bien reçus à Attopeu, chef-lieu de la province, et jolie ville assise sur le bord du Sé Cong, qui charrie de la poudre d'or dans ses eaux. De là ils avaient fait une excursion de quelques jours chez les sauvages habitant les sommets des montagnes les plus rapprochées. Ils avaient ensuite redescendu la rivière, et, contournant par le sud le massif montagneux dont le centre est impénétrable, ils avaient achevé d'en parcourir la circonférence. Rien ne nous retenait plus à Bassac, que, la lenteur habituelle avec laquelle on préparait nos barques.

Pour occuper nos dernières journées, nous fîmes encore quelques parties de chasse dans le nord de la plaine, que nous avions peu visité jusqu'alors. Le paysage n'est pas séduisant de ce côté ; la forêt s'y trouve entremêlée de grands espaces où il ne pousse que de hautes herbes sèches, au milieu desquelles il est difficile de se frayer un passage.

C'est dans une de ces chasses que mes compagnons virent pour la première fois un serpent boa d'une taille extraordinaire. Autant que nous en pûmes juger, il avait trois mètres de longueur.

A notre approche, l'animal se glissa rapidement dans les herbes et disparut. Mes camarades, qui ne l’avaient aperçu que de loin, n'eurent pas l'occasion de connaître cette fois l'émotion que peut causer un pareil animal vu d'un peu près. Quant à moi, j'en avais déjà fait l'expérience. C'était la seconde fois que je me trouvais en face d'un reptile de cette dimension, et les circonstances qui accompagnèrent ma première rencontre sont assez singulières pour mériter d'être racontées.

Pendant mon séjour en Cochinchine, je fus embarqué sur la canonnière la Mitraille, commandée par le capitaine Brueyre-Dellorier , aussi charmant homme du monde qu'officier distingué. Durant une de nos stations à Baria, m'étant trouvé indisposé, j'allai prendre quelques jours de repos au chef-lieu de la province. Je fus reçu chez l'officier qui la gouvernait alors, M. le lieutenant de vaisseau Mourin d'Arfeuille, connu de toutes les personnes qui ont voyagé en Cochinchine pour sa gracieuse hospitalité autant que pour son audace extrême et son adresse rare à la chasse des bêtes fauves. Quand je fus à peu près rétabli, nous entreprîmes un jour l'ascension des montagnes de Baria. En approchant du sommet, nous avancions au milieu d'épaisses broussailles , marchant à la file. Par hasard je me trouvais à la tête de notre petite colonne, le fusil en main, prêt à tirer un magnifique coq sauvage qui s'était levé à notre approche. Dans un regard rapide jeté à mes pieds , j'aperçus , étendu en travers du sentier une sorte de tronc d'arbre que j'enjambai sans plus de précaution. Un soldat qui me suivait en fit autant : mais, au moment où l'un des Annamites qui venaient derrière allait franchir à son tour l'obstacle qui nous avait si peu arrêtés, nous l'entendîmes pousser un cri étranglé. Aussitôt nous détournons la tête, et nous voyons ce malheureux immobile, la jambe encore en l'air et la figure toute bouleversée , tandis qu'un énorme boa relevait lentement ses anneaux jaunâtres et se retirait presque dans notre direction, en se retournant d'un air assez peu rassurant. M. d'Arfeuille, plus habitué que nous à de pareilles rencontres, nous criait hier de tirer ; mais nous étions tellement émotionnés par cette scène inattendue - que le monstre eut le temps de disparaître dans les broussailles avant que nous n'eussions tenté d'empêcher sa retraite.

La veille du jour fixé pour le départ de Bassac je fis une dernière excursion aux-ruines de Wat Phou; que je ne quittais qu'à regret. Le fusil sur l'épaule, je suivis les chaussées qui entourent encore aujourd'hui d'immenses pièces d'eau situées dans la plaine, au pied du monument. De tous côtés, de magnifiques grues Antigone s'envolaient à mon approche en agitant les roseaux. J'entrai bientôt dans la forêt, et, arrivé au bout de l'allée principale, je gravis le long et rapide escalier qui mène au sanctuaire, situé à une grande hauteur sur le flanc du rocher. Dans leurs monuments, les Khmers., sans doute par suite de quelque idée religieuse, construisaient toujours des escaliers d'autant plus rapides, avec des marches d'autant plus étroites qu'on s'approchait davantage du saint des saints de l'édifice, dont l'accès était ainsi rendu réellement difficile.

Arrivé au sommet, je me mis de nouveau à fouiller parmi cette luxuriante végétation, craignant toujours d'avoir laissé passer quelque chef-d'oeuvre inaperçue. Que de beautés disparues en effet! Que de richesse recouvertes par les sables des torrents ou les feuilles mortes de la forêt et foulées aux pieds seulement par la bête fauve ou par l'indigène ignorant, qui regarde ces merveilles de l'art d'un oeil aussi indifférent que le rocher brut d'où elles ont été tirées ! Du sanctuaire je grimpai sur une pente escarpée jusqu'à la fontaine sacrée. Cette petite source se trouve dans une anfractuosité en forme de grotte, au-dessous d'un immense rocher se dressant à pic derrière le sanctuaire. L'eau qui, par une permission spéciale du ciel, y coule toute l'année, même dans le fort de la sécheresse, suinte goutte à goutte et parvient à peine à remplir un petit réservoir dans lequel le pèlerin fatigué peut se désaltérer.

Après avoir trempé mes lèvres dans cette eau fraîche et limpide, je m'étendis à l'ombre du rocher, la tête appuyée sur une vieille pierre admirablement fouillée qui gisait devant la grotte. Jetant les yeux autour de moi, sur les ruines qui m'entouraient, mon esprit se reporta aux Jours que nous avions employés à visiter Angcor la grande, ce monde de colonnes brisées, de tours et de statues demi-écroulées, cette antique forêt de pierres, restes inanimés, se cachant au milieu d'une nouvelle forêt vivante, dont les racines qui l'enlacent et les troncs qui la couvrent de leurs débris avancent chaque jour la destruction.

Quelle grandeur de conception, quelle richesse, quelle beauté d'ensemble, et en même temps quelle perfection et quelle variété de détails dans ces immenses monuments !

Pour moi, je l'avoue; jamais je n'ai ressenti une émotion plus profonde que le jour où, après avoir traversé la forêt d'Angcor.

je me trouvai tout à coup en face de la belle colonnade qui forme comme une sentinelle avancée pour prévenir le voyageur qu' il va se trouver en présence d'un chefs-d'oeuvre ; ce jour où, pénétrant à travers le premier péristyle, je découvris, encadrée par les colonnes d'un portique, la vaste avenue de palmiers au bout de laquelle s'élevaient au milieu du feuillage les longues colonnades et les hautes tours de la merveilleuse pagode d'Angcor Wat.

Sans m'étendre longuement sur ces ruines si bien décrites par M. Garnier, mais jamais trop vantées, et admirables à tant de points de vue, qu'il me soit permis, au moment où nous allons quitter pour toujours ces vestiges d'une civilisation artistique si avancée , de rappeler ici quelques-unes des impressions personnelles que m'inspiraient la vue et la comparaison de ces beaux monuments khmers.

A Angcor Tom, au milieu de ces amas de décombres qui marquent la place de l'immense ville transformée en forêt, nous avions été frappés, à la vue des monuments les plus anciens, par le grandiose et l'étrangeté des formes. L'homme et les animaux y jouent le principal rôle.

Dans le monument de Baïon, la figure humaine, ou plutôt la figure d'un dieu, ornée de colliers, de diadèmes et recouverte d'une espèce de tiare, se reproduit plus de deux cents fois avec des dimensions souvent prodigieuses, et entre seule dans la composition des quarante-deux tours, dont quelques-unes dépassent vingt mètres hauteur. La base de chaque tour est en effet formée par quatre têtes colossales se reliant par les côtés, et couronnées de leurs diadèmes. La pyramide qui les surmonte n'est autre chose qu'une grande tiare embrassant les quatre diadèmes et se terminant par une flèche. Dans les portes d'entrée de la ville, les trois tours, formées également de têtes humaines, sont flanquées de six éléphants plus grands que nature engagés en cariatides et portant des guerriers sur leurs têtes. Les dragons à sept et à neuf têtes sont employés fréquemment dans cette architecture ; on les trouve à tous les angles principaux des édifices, on les retrouve encore aux cinq entrées de la ville, où ils atteignent plus de cent mètres de longueur. Leur corps interminable est alors supporté par de longues files de géants, de singes ou d'animaux fantastiques.

A Angcor Wat, au contraire, l'étrange a disparu, l'art s'est épuré, partout on admire le goût, la finesse, la perfection. Le monument situé hors de la ville s'étend sur un développement immense. Conçu et exécuté avec le même art et le même ensemble que Baïon, la main d'oeuvre y est encore plus achevée; l'ornementation est répandue avec une profusion inouïe et toujours avec un goût irréprochable.

Ces deux monuments appartiennent sans doute au même art, mais dans le second les faces humaines, les grands géants, les animaux plutôt bizarres que beaux ont disparu comme base principale de décoration, et ne se retrouvent que dans les bas-reliefs et comme ornements secondaires. Les colonnes sont devenues plus sveltes, les tours sont plus élancées; elles sont toujours surmontées de pyramides en forme de tiares, mais l'aspect en est complètement modifié. Les quatre faces des tours sont maintenant accusées seulement par d'élégantes consoles superposées, en retrait les unes sur les autres, et supportant chacune trois petites pyramides aiguës. Ces consoles sont reliées entre elles par des pilastres angulaires, disposés circulairement et terminés par de petites pyramides qui se raccordent avec celles des consoles et forment ainsi une légère couronne dentelée à chaque étage.

Les galeries sont plus spacieuses, les escaliers et les portes plus larges, ornés seulement de lions de grandeur naturelle. Les voûtes sont plus perfectionnées. Les cours intérieures, qui n'existent pas dans l'autre monument, sont ici d'un effet remarquable, toutes entourées de riches colonnades chargées d'ornementations à chaque encoignure.

Il est facile de voir que les portes et les chaussées d'Angcor Tom et les tours à faces humaines de Baïon sont les produits d'un art jeune encore et, d'une civilisation dans laquelle le merveilleux et le grandiose tenaient la première place. Angcor Wat au contraire est le résultat d'un art plus épuré, plus avancé ; c'est l'expression la plus accomplie de l'ancienne architecture cambodgienne. D'ailleurs ce que les artistes ont cherché en construisant ces monuments semble avoir été uniquement l’effet décoratif; ils l'ont parfaitement atteint au moyen de ces longues colonnades étagées et de ces tours innombrables qui s'élancent dans un ciel toujours bleu. dépassant de toute leur hauteur les magnifiques palmiers qui les entourent.

Ce qu'il y avait de plus remarquable à Wat Phou, c'était la beauté des sculptures couvrant les murailles du sanctuaire. Elles sont admirablement conservées et ne le cèdent en rien à ce que nous avons vu de plus parfait en ce genre à Angcor.

Si nous avions pu admirer déjà la variété, l'animation de nombreux bas-reliefs, qui reproduisent avec un grand naturel les scènes de toute sorte, de paix; de guerre, des promenades triomphales , des tableaux de la vie d'intérieur, du ciel, de l'enfer, nous avions pu reconnaître que c'est surtout dans la sculpture d'ornementation que les Khmers ont excellé et ne craignent aucun rival. La délicatesse, le fini avec lequel ils savaient fouiller la pierre pour y représenter des fleurs, des oiseaux, des animaux, des arabesques les plus variées n'ont été dépassés nulle part. Pour la représentation de la forme humaine ils n'ont pas atteint le même degré de perfection. Les connaissances anatomiques leur manquent. Les têtes sont parfois belles; le corps et les membres ne sont que des enveloppes bien remplies sous lesquelles on ne devine ni veines ni muscles.... Les mains et les pieds sont generalement mal faits et les doigts sont presque toujours d'égal longueur.

Cependant il nous a été donné d'admirer quelques statues vraiment belles. La plus remarquable est celle du fameux dieu à quatre faces du mont Crôm, près d'Angcor. Un quadruple tronc dont les huit bras ont eu presque tous le sort de ceux de la Vénus de Milo, porte quatre faces réunies et terminées par une espèce de diadème ou casque élevé. Ces quatre faces placées angle droit sont à peu près identiques. Elles reproduisent en l'idéalisant un type que nous avons plusieurs fois remarqué au Laos et au Cambodge. La tête est celle d'un homme jeune, nez un peu arqué. front droit, bouche fine, les yeux à peine bridés et bien ouverts, la lèvre supérieure ornée d'une petite moustache retroussée, l'air à la fois noble et fier. De face et de profil cette tête est très-belle et fait le plus grand honneur au sculpteur inconnu qui l'a conçue, dans un pays où il n'avait sous les yeux pour modèles que des types d'un ordre moins élevé (voy. p. 322).

La statue du roi Lepreux, assis à la manière laotienne sur son piédestal , ne manque ni de beauté, ni de noblesse dans l'attitude (voy. p. 28 et 751. La vieille tête du roi, qui, suivant la légende, aurait entrepris la construction de Wat Phou, est aussi digne d'attirer l'attention de l'artiste. Toutes ces figures, assez conformes aux règles de la statuaire, y dérogent cependant en un point qui frappe les yeux et leur donne un air étrange ; je veux parler de la longueur démesurée des oreilles. Ce développement excessif n'est pas un embellissement; c'est un attribut particulier, un des nombreux signes qui doivent distinguer le Bouddha prédestiné.

Bassac possédait aussi son chef-d'œuvre dans ce genre ; c'était une très-vieille tête, détachée de son tronc, mutilée, et qu'on conservait soigneusement dans une petite pagode. Cette vieille tête représentait bien le Bouddha tel que le comprennent les Laotiens et tel que leur religion le leur montre, toujours élevé sur un autel et contemplant de là avec un air de paternelle bonté, qui n'exclut pas une certaine majesté , la foule des fidèles qui viennent lui rendre leurs hommages (voy. p. 19). Cette tête me rappelait aussi certains types qui se rencontrent dans le pays.

Le 25 décembre nous quittions enfin Bassac.

Le 7 janvier 1867, nous arrivâmes à Oubôn, d'où M. Garnier repartit presque immédiatement (voy. p. 82).

Oubôn. - Sculptures sur bois au Laos. - cérémonie de la consécration du roi. - Incendie sur les bords du Se Moun. - Pêche et chasse. - Tourbillons et rapides. - Radeaux sur le Mékong.

La ville d'Oubôn fût pour nous, dès l'arrivée, un séjour des plus agréables. Nous jouissions d’une température délicieuse, d'un logement superbe et d'une table parfaitement servie. Le roi et les personnes de sa famille nous entouraient d'attentions.

La ville est. assez grande pour une ville laotienne. Les maisons, belles et spacieuses, sont construites au milieu de vastes jardins ; les pagodes sont riches et très-ornées, entourées pour la plupart de rangées de hauts palmiers plusieurs fois séculaires et d'immenses banians, arbre sacré, qui vit, dit-on, des milliers d'années, et qui, avec ses branches retombant jusqu'à terre pour y prendre racine et former de nouveaux troncs, fait à lui seul toute une forêt.

Le roi signala, au commandant de Lagrée une vieille cage d'éléphant en bois dur, très-finement sculpté et jadis doré. Les guerriers qu'elle contenait s'y trouvaient protégés sur les côtés par deux grands boucliers en bois, et en arrière par un dossier monumental, couvert de sculptures de toute sorte, fleurs, oiseaux, arabesques, et incrusté de pierres précieuses et de morceaux de verre étamé.

Cette relique est un des plus beaux spécimens de la sculpture sur bois que nous ayons vus à Laos, où cet art est très-cultivé. Tous les Laotiens sont excellents charpentiers: ils sculptent avec goût une infinité d'objets : petits instruments usuels du ménage, fenêtres ou toits des maisons; et surtout meubles et ornements de toute sorte pour les pagodes.

On nous montra aussi '-à Oubôn une de ces petites loges ou guerites dans lesquelles les bonzes pieux se confinent parfois des mois entiers pour prier, et, entre

autres objets finement travaillés, de petites tablettes destinées à recevoir les houles de riz qui chaque matin sont déposées en offrande sur les autels , et plusieurs de ces coffres où sont renfermés les livres sacrés, écrits sur des feuilles de palmier tallipot. Nous remarquâmes encore une espèce de grand dragon en bois doré et sculpté; suspendu aux colonnes de l'un des bas côtés de la pagode principale. Le corps du dragon, creusé intérieurement et formant comme une grande auge , sert, dans certaines pratiques religieuses, de réservoir d'eau bénite. Quelques-uns de ces dragons sont d'une dimension considérable. Nous en vîmes plus tard, à Luang Prabang, un de quinze mètres de longueur (voy. p. 336 et 327).

Le roi d'Oubôn était tout récemment installé à sa résidence , et n'avait pas encore reçu la consécration religieuse. Cette fête se préparait ; elle devait avoir d'autant plus d'éclat, que jusqu'à ce jour la province n'avait été régie que par un simple gouverneur. Plus favorisé, le nouvel arrivant avait rapporté de Bankok le titre de roi. Il devenait l'égal de son voisin de Bassac.

Deux jours à l'avance, un mandarin du palais vint nous inviter gracieusement, de la part de son maître, à honorer de notre présence la grande solennité. Les chefs du village, les notables de la province étaient convoqués, et tous les habitants invités à se réjouir de la nouvelle dignité accordée à leur souverain. Déjà la grande place était encombrée d'arrivants, les uns simples piétons. d'autres en chars à boeufs, quelques-uns avec un cortège d'éléphants. Ils campaient en plein air aux environs de notre logement. et se pressaient autour de nous, aussi curieux de voir les Européens que d'assister à la fête.

Le matin du grand jour nous fûmes assourdis par le bruit de tous les gongs, tambours et congs du pays. On se réunit autour du palais ; bientôt le cortége s'avança et défila sur la grande place. Monté sur un éléphant de grande taille, remarquable par des défenses magnifiques, le roi d'Oubôn parut, entouré de gardes à pied et à cheval, et suivi de ses grands dignitaires. montés comme lui. Vinrent ensuite des éléphants plus petits , chargés des danses de la cour. On se dirigea vers de grands hangars , dans lesquels la cérémonie devait s'accomplir, et où déjà les bonzes de la pagode royale étaient réunis en prières.

Ce fut seulement vers midi que nous nous disposâmes à aller prendre notre part de la fête , qui devait durer toute la journée. Le commandant de Lagrée était en grande tenue ; pour nous; plus humbles , nous l'accompagnions de loin en amateurs.

Nous arrivons juste au bon moment. Le gong résonne. la foule disséminée se rapproche et vient se grouper autour de l'estrade sur laquelle va se passer la scène.

Le roi, jusqu'alors assis dans l'intérieur du plus grand des deux bâtiments , se lève, et, escorté par quelques-uns des principaux de sa cour, s'avance au milieu de la plate-forme, qui nous rappelle tout à fait l'avant-scène d'un de nos théâtres en plein vent. Les bonzes le suivent et l'entourent en psalmodiant des prières, pendant qu'il se dépouille de ses vêtements, aussitôt remplacés par une pièce d'étoffe blanche. Alors les bonzes s'écartent et ouvrent passage au roi, qui vient seul se placer, le corps courbé, précisément au-dessous du grand dragon que nous avions vu dans la pagode quelques jours avant. Les prières recommencent, et le roi reçoit la douche sacrée, pendant qu'un des assistants de sa suite, placé sur le coin de l'estrade, rend la liberté à deux tourterelles captives, voulant montrer par là que tout, jusqu'aux animaux, doit être heureux en un si beau jour.

Quand l'eau que contenait le corps du dragon est complétement écoulée sur le corps du roi. on lui apporte de nouveaux vêtements, par-dessus lesquels il s'entoure d'une grande couverture blanche , et il revient prendre sa place dans l'intérieur de la salle.

A ce moment, il nous fait prier de venir prendre part à une collation qui ne sera que le prélude d'un repas plus copieux , et de réjouissances qu'on prolongera fort avant dans la nuit.

Nous prenons place, assis ou couchés sur le plancher, suivant la coutume du pays , autour d'une natte sur laquelle on a bientôt déposé tout le service : de grands bols contenant du riz d'une blancheur éclatante, quantité de bols plus petits remplis de piments, concombres en tranche , pastèques, oeufs, viande de porc (le grand régal du pays) hachée ou coupée en petits morceaux . des bananes délicieuses , et, pour breuvage, du vin de riz de première qualité au dire des Laotiens, mais dont nos gosiers européens ne peuvent pas, malgré toute notre bonne volonté, apprécier le mérite.

Nous avions négligé une utile précaution, à laquelle pourtant nous pensions d'habitude. celle d'apporter cuiller et fourchette; aussi éprouvons-nous quelque hésitation à suivre l'exemple de nos hôtes, qui remplacent avec la plus grande aisance ces utiles instruments par l'adresse de leurs doigts. Pendant que timidement-nous nous hasardons à rouler entre nos mains notre boulette de riz, nous entendons les rires et les plaisanteries des dames de la cour. qui soulèvent curieusement le coin d'un rideau qui les cache dans l'appartement voisin, et s'égayent en observant notre embarras.

Nous trempons le bout de nos lèvres dans une petite tasse de vin de riz grande comme un de à coudre, et nous buvons à la santé du roi, qui s’en montre très flatté. De son côté, il nous fait remarquer qu'il est assis sur un beau tapis que le commandant de Lagrée lui a envoyé la veille. On cause quelques instants et nous prenons congé.

Le soir, l'animation était grande dans la ville et sur la place. Le roi fit lancer quelques fusées rapportées de Bankok. Partout les feux petillaient: des troupes de chanteurs et de musiciens parcouraient bruyamment les chemins, et l'on rencontrait même, au milieu de la réjouissance publique, quelques Laotiens ayant oublié la sobriété si remarquable de leur race.

Le surlendemain de la fête du couronnement, à l'aube du jour, le roi nous envoya des chevaux fringants pour aller visiter des salines peu éloignées d'Oubôn. Ces salines , source de richesses pour les villages environnants , sont nombreuses et disséminées sur une grande partie de la province.

Dans certains endroits bas, l'eau séjourne pendant toute la saison des pluies. Quand la sécheresse revient, cette eau. qui s'est saturée de sel, existant en grandes masses dans les couches inférieures du sol, se vaporise en déposant à terre une couche d'un sel assez impur, qui est alors recueilli par les habitants et exporté dans les contrées voisines.

De retour de cette excursion, je fis mes préparatifs de départ. Le commandant de Lagrée m'envoyait redescendre le Sé Moun jusqu'à son embouchure. De la je devais rentrer dans le Mékong et le remonter dans une petite barque, le fleuve offrant en cet endroit de grandes difficultés de navigation. Mon intention était de rejoindre le reste de l'expédition, une fois les difficultés passées , à Kémarat, chef-lieu de la province voisine, où mes compagnons devaient se rendre à dos d'éléphant, en huit ou dix jours de marche.

Parti d'Oubôn le 16 janvier, je redescendis rapidement le Sé Moun dans une toute petite pirogue. Je voyageai sans m'arrêter un jour et deux nuits, me laissant aller au faible courant. Ma barque, qui tirait à peine quelques pouces d'eau, glissait sur les rochers et franchissait facilement les rapides peu dangereux que nous rencontrions.

Nous voguions ainsi à la dérive, lorsque nous aperçûmes, au détour d’une pointe de rocher, une pirogue qui se dirigeait vers nous. Dans cet endroit si peu fréquenté, c'était un événement. Attirés par des gémissements étouffés qui s'échappaient du fond de cette barque, nous nous hâtâmes de la rejoindre. Une pauvre femme y était étendue, pale et à demi morte. Son mari nous raconta que, se trouvant près de là occupé à couper du bois dans la forêt, pendant que sa femme gardait la pirogue sur la rive , un jeune tigre s'était doucement glissé jusqu'à elle, et la saisissait déjà, lorsqu'elle poussa un grand cri. Vite il était accouru, encore chargé de branches d'arbre. L'animal, effrayé à son approche, avait heureusement lâché prise, et s'était retiré lentement dans le fourré, tandis que le malheureux Laotien portait au fond de sa pirogue sa femme sans connaissance et se hâtais, de regagner sa cabane.

Au coucher du soleil, j'étais arrivé à un endroit où nous avions tous campé quinze jours auparavant. Il y avait à peu de distance des rapides assez difficiles à franchir; il fallut s'arrêter pour passer la nuit. Les traces de notre première halte avaient disparu, remplacées par celles des nombreux animaux sauvages qui peuplaient ces forêts où le passage de l'homme est un accident assez rare.

Au milieu de la nuit, je fus tout à coup réveillé par un grand bruit; j'ouvris les yeux et j'aperçus, à peu de distance, briller un superbe incendie. les bateliers avaient fait du feu pour se garantir des bêtes fauves, et la flamme, s'étant étendue à un bouquet de bambous desséchés, avait bientôt gagné la forêt. L'incendie était dans toute sa beauté. Les bambous, les broussailles et les herbes sèches formaient près de terre une fournaise ardente, sur laquelle se détachaient en noir les vieux troncs élevés. Les lianes desséchées s'enflammaient et portaient parfois la flamme jusqu'au sommet des plus grands arbres, et pendant que les bambous échauffés éclataient comme le bruit d'une fusillade, quelques palmiers brûlés parle pied s'affaissaient au milieu des flammes (voy. p. 329).

L'ardeur du feu se ralentissant un peu, je me recouchai le plus loin possible du foyer, sur le bord de l'eau, car je commençais aussi à griller. Mais l'incendie en s'étendant s'éloignait peu à peu de la rivière. Je me rendormis donc tranquillement. Le lendemain, au lever du soleil, on ne voyait plus qu'une épaisse fumée dans le lointain. Sans nous inquiéter de ce que deviendrait la forêt, pour laquelle ces sortes d'accidents sont habituels, nous reprîmes notre route.

Peu après, mes bateliers me demandèrent à faire halte, pour pêcher dans un endroit de la rivière qu'ils disaient être très-poissonneux. Le Sé Moun, contrairement à la plupart des rivières du pays, a des eaux d'une limpidité parfaite, et le poisson qu'on y pêche est exquis, à tel point que nulle part ailleurs je ne me rappelle avoir mangé d'aussi bon poisson de rivière. J'accédai volontiers au désir de mes rameurs, curieux d'ailleurs de savoir comment ils allaient faire la pêche, car je ne leur avais vu ni lignes ni filets d'aucune sorte. On amarra la barque au rivage, et mes Laotiens, complètement nus, se mirent à l'eau au milieu des rochers où ils se tinrent debout ou assis, et plongeant tout entiers, puis, de temps à autre, je vis sortir un bras de l'eau, et un poisson gros ou petit lancé sur la rive tombait près de moi. Les pêcheurs se tenaient immobiles au milieu des rochers, guettant le poisson qui venait nager ou glisser sur le fond auprès d'eux; ils avaient l'adresse de le saisir dans les anfractuosités de rochers où il s'engageait sans défiance et ne le laissaient pas glisser entre leurs mains. Je profitai de la circonstance pour prendre un bain et j'essayai, mais sans aucune espèce de succès, le procédé de pêche nouveau pour moi que je voyais si habilement employé.

A midi nous atteignîmes le grand barrage de rochers que nous avions eu tant de peine à franchir à notre premier passage. L'eau avait encore baissé; elle coulait partout, au milieu et en dessous de cet amas de grosses roches amoncelées d'une rive à l'autre. Parmi les pierres et les bancs de sables étaient quelques mares où dormaient de nombreux caïmans que nous ne dérangions pas. Nous déchargeâmes notre barque, et, après l'avoir traînée sur les rochers, nous la remîmes à flot au-dessous de l'obstacle.

Lors de notre premier passage, désirant occuper la journée que nos bateliers employaient à traverser les rapides, M. de Carné, le docteur Joubert et moi, nous nous étions dès le matin enfoncés dans la forêt pour y faire à la fois une course d'exploration et une partie de chasse. Après une heure de marche nous nous engageâmes dans de hautes broussailles, où nous ne tardâmes pas à nous trouver séparés. Au moment où je m'y attendais le moins, je débouchai dans une clairière couverte d'une herbe fine et touffue, ombragée de grands arbres disséminés et traversée par le plus joli petit ruisseau qui se pût voir. C'était un filet d'eau coulant, sur un lit de petits cailloux et s'arrêtant çà et là pour former des nappes calmes et limpides: de grandes herbes, des plantes aquatiques masquaient parfois son cours bordé à droite et à gauche par une rangée d'arèquiers sauvages, petits palmiers gracieux et délicats dont les tiges les plus élevées ne dépassent guère sept ou huit pieds de hauteur.

Pendant que je côtoyais tranquillement ses bords, je fus arrêté subitement. par la rencontre de traces nombreuses et fumantes encore qui ne me laissaient aucun doute sur le voisinage d'éléphants sauvages. Je me dissimulai aussitôt dans un massif de bambous. scrutant des yeux les alentours. Bien m'en avait pris. car, à peine eus-je disparu dans ma cachette, que je vis à cent mètres de moi les bambous et les broussailles s'agiter, puis une troupe d'éléphants, se jouant, cassant de jeunes tiges de bambous ou bien arrachant de l'herbe fraîche, se dispersa dans la clairière. Tout à coup l'un des plus gros releva la tête et fit résonner dans sa trompe un son semblable à celui que pourraient produire une vingtaine de cors sonnant à la fois la même note; les autres humèrent l'air et parurent inquiets. Quant à moi, rassuré seulement à moitié, je restais immobile , lorsque ,j'entendis retentir deux coups de fusil, qui tirés au loin par le docteur Joubert étaient rapprochés par les échos de la forêt. Les colosses s'ébranlèrent, partirent, et, passant comme une trombe à dix pas de moi, firent trembler la terre sous leur masse; en un instant ils disparurent dans la forêt.

Je repris ma pérégrination et ma chasse avec une fortune diverse; après avoir gravi maints rochers et avoir souvent interrogé ma boussole et l'horizon, je parvins au coucher du soleil, près de la rivière, une demi-lieue en aval de mon point de départ. Presque en même temps mes compagnons arrivaient de différents côtés: les uns et, les autres, faute de précautions au départ, nous nous étions égarés dans les bois.

Dix minutes après avoir remis à flot notre pirogue au-dessous du rapide , je me trouvai à Pak Moun. Je renouvelai soigneusement mes observations, puis je me procurai une nouvelle barque et je payai les bateliers qui m'avaient amené jusque-là, ajoutant au prix convenu quelques petits cadeaux qui les rendirent heureux.

J'allais donc de nouveau m'embarquer pour l'inconnu , et reprendre l'exploration d'une des parties les plus extraordinaires et les plus dangereuses du grand fleuve, objet constant de nos recherches. Ma curiosité, vivement excitée par les merveilleux récits qu'on nous faisait depuis plusieurs mois sur cette nouvelle partie du Mékong, ne tarda pas à être satisfaite. Plus tard même la réalité devait dépasser mon attente.

J'avais à. peine remonté un mille au-dessus de Pak Moun, que je me trouvai dans le fleuve, calme comme un lac, coulant entre deux berges à pic de dix-huit mètres de hauteur (l'année précédente, la crue avait atteint ce niveau), et large seulement, de cent vingt, à cent cinquante mètres. Qu' était donc devenue cette immense masse d'eau? Ce fleuve qui à Bassac remplissait un lit de deux kilomètres et demi de large, et avait un courant si rapide il était là tout entier. Dans ces eaux calmes, d'énormes poissons se jouaient, et venaient respirer en lançant l'eau à la surface. Deux fois je laissai tomber mon plomb de sonde en réunissant tout ce que j'avais de cordes et en ajoutant quelques lianes flexibles: je pus m'assurer que sous ma pirogue il y avait plus de cent mètres d'eau. mais je n'atteignis pas le fond.

Ce calme ne devait pas être de longue durée. Déjà de grands bancs de rochers commençaient à reparaitre. En arrivant à Ban Kum le courant est divisé par un îlot de grosses roches formant deux bras de quarante à soixante mètres de large, d'où l'eau resserrée s'élance et tourbillonne. Je mis pied à terre sur l'îlot, où je trouvai quelques Laotiens occupés à nettoyer des peaux et à les étendre au soleil. De là nous lançâmes la barque pour traverser le courant, et nous eûmes bientôt atteint la rive.

Le village était en grand émoi : on avait chassé la veille et tué trois sangliers dont je venais de voir les dépouilles. Groupées autour de grands feux et d'énormes chaudrons, les femmes étaient occupées à les couper par morceaux pour en. retirer la graisse, pendant que les enfants se bourraient de grillades. Aussi eus-je à me donner beaucoup de peine pour décider trois hommes à s'arracher à de si douces occupations et à me conduire en pirogue jusqu'au prochain village.

En continuant à remonter le fleuve, nous voyons s'élever sur chaque rive de petites collines dont la crête est taillée à pic: les sommets et les versants qui descendent jusqu'au rivage sont couverts de superbes forets: le fleuve remplit parfois un lit d'un kilomètre de largeur. Plus haut, de nombreux rochers, de vastes bancs de sable apparaissent bientôt dans son lit: on dirait un torrent d'une étendue immense, desséché, après l'orage. A peine reste-t-il un étroit passage qui mesure moins d’une cinquantaine de mètres. Les eaux du fleuve qui coulaient naguère sur une vaste nappe d’une rive à l'autre, contournent maintenant les rochers, et viennent, avec un courant de plus en plus rapide, se rencontrer et se confondre dans cette passe étroite. Ce n'est plus qu'écume, lames qui s'entrechoquent. courant vertigineux et tourbillons énormes qui se creusent. s'engouffrent et disparaissent avec fracas (voy p.332)

C'est là un des plus dangereux kengs (rapides), pour les barques et les radeaux qui descendent le fleuve, ces radeaux qu'on laisse dériver au courant viennent parfois de villages très-éloignés. Dans le passage des rapides, une fois lancés, rien ne peut les arrêter.

Comme ils vont lentement et qu'ils offrent une grande résistance, dans ces courants effrayants ils sont couverts par la lame qui se brise sur eux, et ils enfoncent quelquefois de plusieurs pieds sous l'eau. Aussi, lorsqu'ils ne sont pas solidement attachés, ou s'ils heurtent un rocher, la violence du courant les démolit-elle souvent en quelques instants (voy. p. 333).

Généralement, les radeaux sont composés de plusieurs longs faisceaux de bambous solidement attachés avec des câbles en rotin et reliés ensemble par des traverses sur lesquelles on a établi un seul ou un double plancher étagé. Les marchandises se placent sur les planchers , et sont recouvertes d'un toit en paille. On ménage dans l'intérieur un logement pour les hommes qui montent le radeau.

Les conducteurs les dirigent au moyen de grands avirons qu'on peut manoeuvrer simultanément à chaque extrémité et qui servent aussi de gouvernails(voy. p. 333).

Quand on a un passage difficile à franchir, il est bien rare que le patron du radeau ne commence pas par faire une petite prière et l'offrande de quelques boulettes de riz qu'il lance dans le fleuve. On se sert d'amarres pour diriger le radeau à son entrée, puis, une fois lancés, on implore de nouveau le Bouddha, et on attend les événements. Les Laotiens des bords du fIeuve, les femmes aussi bien que les hommes, nage comme de vrais poissons; l'eau est leur élément de prédilection : ils opèrent quelquefois le sauvetage des marchandises d'un radeau échoué, dans des positions qui feraient hésiter tout autre qu'eux. La cargaison recueillie; on va couper des bambous dans la forêt, on construit un nouveau radeau , et l'on continue bravement la route, en espérant une chance meilleure aux prochaines difficultés.

Pour passer le rapide, nous sommes obligés de décharger notre barque, et de la traîner sur les rochers l'espace d'une cinquantaine de mètres. Avec une pirogue comme la nôtre, c'était besogne possible; mais quelle peine eussions-nous eue pour faire passer par là toute notre expédition ! Nous avions mis plus d'une grande journée à franchir le rapide du Sé Moun. Dans cette partie du Mékong, il y avait une série ininterrompue de difficultés de tout genre. Le commandant de Lagrée avait donc sagement agi en faisant prendre la route de terre à l'expédition.

L'heure de midi approchant, je m'arrêtai pour faire mon observation habituelle. Pendant que je m'installais sur un rocher, j'avais aperçu, derrière une touffe de feuillage , une chevelure, puis un oeil qui se montraient par instants. Bientôt l'œil avait été accompa du second, puis un nez et enfin une tête tout entier apparut. Rassuré par mon immobilité et probablement intrigué par ma singulière occupation, un sauvage s’était approché timidement d'abord, puis, prenant confiance, avait cherché bientôt à voir lui aussi ce que je pouvais bien trouver là de si intéressant.

L. DELAPORTE.
(La suite à la prochaine livraison.)