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LE TOUR DU MONDE : Vol XXII-1870 pages 378-394

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Tat Luong , à Vien Chan

VOYAGE D'EXPLORATION EN INDO-CHINE.

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DR VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D'APRES LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.
1866-1867-1868

fin Chapitre 5 Chapitre 7

VI

Départ de Houtén. - Nong Kay et les ruines de Vien Chan.

(Texte par M. F. GARNIER)

Je reprends maintenant le récit interrompu du voyage. Le lecteur se souvient sans doute que j'avais rejoint, le 10 mars, l'expédition à Houtén. Le commandant de Lagrée en était parti depuis trois jours, avec le docteur Joubert, pour remonter le Hin Boun, affluent du Cambodge, dont l'embouchure, comme on vient de le voir, se trouvait sur la rive gauche du fleuve, vis-à-vis notre campement. D'après les renseignements recueillis par le chef de l'expédition, des mines de plomb étaient exploitées par les indigènes dans la vallée de cette rivière, a une vingtaine de milles de Houtén, et, il avait désiré se rendre compte, par lui-même de la nature et de la valeur de ce gisement.

Il avait donc remonté en barque le HinBoun pendant deux jours , et avait débarqué le 8 mars sur la rive gauche de cette rivière, près de son confluent avec le Nam Haten, petit affluent innavigable. Là nos voyageurs avaient mis pied à terre et avaient suivi la vallée de ce cours d'eau. Le 9 mars, ils visitèrent, près du village de Nanhô, une grotte de près de quatre cents mètres de longueur et d'une hauteur de trente à quarante mètres, dont les parois étaient formées d'un marbre gris veiné de noir. Ils étaient arrivés dans la région des mines de plomb.

Quatre ou cinq hameaux, disséminés dans un rayon de quelques kilomètres, sont les centres d'exploitation. La production du métal paraît peu considérable : un mineur n'obtient guère dans une saison que huit à dix livres de plomb. Les étrangers ne sont pas admis à travailler aux mines. Faute de prendre des précautions suffisantes pendant le traitement du minerai, la population indigène est affligée de maladies scrofuleuses et offre le plus misérable aspect. La mort par suite de coliques est fréquente. Quand un malheur de ce genre arrive, on arrête les travaux dans tous les villages pendant une semaine. On ne tolère sur les lieux d'exploitation aucun habit rouge ou blanc. Les habitants croient fermement que ces couleurs excitent les mauvais génies de la montagne , auxquels ils attribuent toutes leurs infortunes, et qu'ils tâchent d'apaiser le plus possible à l'aide de nombreux sacrifices.

Il résulte des informations prises par le commandant de Lagrée qu'il n'y a de ce côté aucune communication avec le Tong King, dont la vallée du Hin Boun semble séparée par une longue série de montagnes . La formation métamorphique déjà rencontrée à Lakon semble prédominer dans toute cette région, dont les grottes de marbre rappellent les fameuses grottes de Tourane, et appartiennent sans aucun doute à la même époque géologique.

Le commandant de Lagrée revint de cette excursion le 12 au matin, et je me hâtai de lui rendre compta des résultats de ma mission. Les passe-ports de Chine dont j'arrivais muni permettaient de donner au voyage la plus grande extension possible. Pour la première fois depuis plus de trois mois, nous nous trouvions enfin tous réunis, pleins d'ardeur et de santé, autour du chef de l'expédition; aux longs tâtonnements du début allait succéder l'exécution nette , ferme et rapide du programme qu'il s'était tracé.

Malheureusement, la saison sèche touchait déjà à sa fin; les pluies allaient venir, et avec elles leur cortége de difficultés matérielles et de maladies. Il fallait mème se hâter pour n'être point trop assailli par le mauvais temps avant notre arrivée à Luang Prabang, seul point assez important pour qu'un long séjour pût y être fructueusement employé. Les lecteurs du Tour du Monde se rappellent que c'est dans cette ville laotienne qu'avait succombé Mouhot, et nous étions impatients de retrouver et de dépasser les traces de cet infortuné voyageur.

Dès le lendemain, nous quittâmes Houtén pour nous rendre à Saniaboury, muong situé, comme le précédent, sur la rive droite du fleuve, à l'embouchure du Soumcam, affluent assez important de cette rive. La distance n'est que de huit à neuf milles géographiques environ. Le fleuve coule paisiblement, dans cet intervalle, entre des berges basses et sablonneuses, et ne décrit qu'une courbe à peine sensible qui incline son cours jusqu'à l'ouest-nord-ouest. Partis à six heures et demie du matin, nous arrivâmes à dix heures et demie. Un nouvel arrêt nous était imposé là pour changer de barques, et ces étapes trop fréquentes avaient été, depuis Bassac, une des plus grandes causes de la lenteur de notre voyage. Il eût certainement mieux valu acheter dès le début les embarcations nécessaires et louer des bateliers au mois ou jusqu'à une destination convenue; nous eussions eu moins de temps à perdre en démarches auprès des chefs indigènes et plus de temps à employer en recherches et en travaux scientifiques. Notre bien-être, notre indépendance, les résultats mêmes du voyage auraient beaucoup gagné à cette combinaison. Malheureusement la grosse dépense qu'elle eût exigée tout d'un coup était trop forte pour le trésor de l'expédition. Le chiffre des ressources accordées à M. de Lagrée par le gouverneur de la colonie de Cochinchine était complétement hors de proportion avec les besoins d'un personnel nombreux et la grandeur du voyage entrepris, et plus tard nous devions souffrir plus cruellement encore d'une pénurie qui ajouta de si nombreuses difficultés à celles que l'on-a toujours à vaincre quand on cherche à se faire jour au milieu de contrées inconnues.

Ainsi que la plupart de ses collègues, le gouverneur de Saniaboury était parti pour Bankok, afin d'assister aux funérailles du second roi de Siam. Sa femme nous fit de très-bonne grâce les honneurs de sa capitale, riant village dont les cases, disséminées dans l'angle formé par le Cambodge.et le Soumeam, respirent l'air de propreté et d'aisance commun à toutes les habitations de.cette partie du Laos. Comme à l'ordinaire, le logement de l'expédition était préparé à l'avance, et l'on fit immédiatement partir un courrier pour Ponpissay, le muong suivant, afin que l'on pût y faire préparer immédiatement de nouveaux moyens de transport.

Nous ne séjournâmes que soixante-douze heures à Saniaboury. Non loin de là se trouve une fabrique de poteries que le docteur Joubert alla visiter. Les procédés indigènes sont des plus simples : les fours employés sont demi-circulaires et contiennent plusieurs gradins sur lesquels sont disposés les vases à cuire; le feu est allumé au pied du gradin inférieur, et les flammes vont lécher la partie supérieure du four pour venir déboucher au centre du demi-cercle. Il y a aussi dans le voisinage un grand nombre de fours à chaux, auxquels les formations calcaires de la rive gauche fournissent d'abondants aliments.

C'étaient là les seules particularités intéressantes d'un pays semblable pour tout le reste à ce que nous avions vu jusqu'alors. Nous le quittâmes le 16 au matin. Le prochain muong était cette fois assez éloigné . on nous annonçait un trajet de huit à neuf jours et une navigation assez facile. Ce long parcours devait sans aucun doute nous révéler des particularités géographiques intéressantes. Nous nous trouvions, en effet: à ce moment de notre voyage, très-près des côtes de l'océan Indo-Chinois ; une trentaine de lieues nous en séparaient à peine , et la présence à Lakon d'une colonie d'Annamites, gens d'un naturel peu voyageur, indiquait suffisamment que les communications entre le Tong King et le Laos étaient devenues faciles. L'infléchissement persistant du cours du fleuve au nordouest était produit sans doute par la rencontre des contre-forts de la grande chaîne qui limite au couchant l'empire d'Annam , et nous nous attendions à en voir les sommets apparaître bientôt à l'horizon.

Quelques heures après notre départ de Saniaboury, les villages et les arbres fruitiers disparurent sur les rives du fleure , et furent remplacés par la forêt. Le soir, après avoir doublé une île, Don Kassec, précédée et suivie de nombreux bancs de sable au milieu desquels le chenal du fleuve est difficile à déterminer, nos barques s'arrêtèrent le long de la rive droite, dans une anse naturelle où elles n'avaient rien à craindre du courant. Quand on est resté immobile tout un jour dans une étroite pirogue, les yeux fixés sur une boussole et la main occupée à esquisser une carte, on a grande hâte de sauter à terre pour y prendre quelque exercice. C'est ce que je fis des premiers, et après avoir franchi la bande de hautes herbes qui bordait la plage et la séparait de la forêt, je me mis à la recherche d'un lieu propice à la promenade.

Le jour commençait à baisser, et la vue des objets devenait confuse; mais, habitué aux formes bizarres des troncs d'arbres et aux tressaillements étranges que le vent imprime aux grandes lianes jetées d'un arbre à l'antre comme des ponts suspendus, je regardais plus à mes pieds qu'autour et au-dessus de moi ... Je ne vois pas trop comment cela se fit : aucun bruit insolite n'était venu attirer mon attention; en jetant par hasard les yeux sur un arbre mort au pied duquel je m'étais arrêté un instant, je m'aperçus tout d'un coup que ce que j'avais pris pour une touffe de feuillage jauni était une masse vivante en équilibre sur une fourche de l'arbre, à un mètre ou deux au-dessus de ma tête, et dans laquelle je reconnus un léopard. Fort troublé par l'idée du danger que je venais de courir et que je courais encore, je fis un bond en arrière et je me mis à battre en retraite en marchant à reculon, pour ne pas perdre de vue l'animal qui dardait sur moi un regard étincelant. Il descendit lentement le long de l'écorce rugueuse du vieux tronc;

j'avoue qui me parut à ce moment d'une longueur démesurée Puis, il se mit en devoir de me suivre pas à: pas, s'arrêtant quand je m'arrêtais, mais paraissant bien décidé à ne pas laisser augmenter la faible distance qui nous séparait. J'essayai en vain, pour abréger cette désagréable promenade , de la puissance fascinatrice que l'on attribue au regard humain sur les animaux féroces : c'était, hélas ! la seule arme à ma disposition et le moindre revolver eût fait bien mieux non affaire. J'osais à peine jeter derrière moi un coup d'œil furtif pour me guider. Une chute m'eût perdu, et les chances de m'embarrasser les pieds au milieu des racines et des ronces étaient fort grandes. Je dus à cette crainte de battre en retraite avec une lenteur qui sauvegarda ma dignité. Heureusement la berge n'était pas loin. Après un temps qui me parut un siècle , j'atteignis la lisière des hautes herbes. Le bruit des bateliers faisant leurs préparatifs de campement le long de la rive parvint à mes oreilles et à celles de mon compagnon, qui jugea prudent de cesser de m'escorter. Il se retira lentement dans la forêt. Je revins aux barques encore tout ému, et je demandai ma carabine du ton dont le roi Richard dut demander un cheval. Tous ces messieurs, le commandant de Lagrée en tête; s'armèrent et nous nous élançâmes dans la forêt. Après une courte battue que la nuit rendit infructueuse, nous revînmes à notre campement, n'ayant rendu à l'animal que la peur qu'il m'avait faite à moi-même.

Le lendemain, les rives du fleuve devinrent plus accidentées ; un massif montagneux, appelé Phou Ngou par les indigènes, apparut droit devant nous, dentelant l'horizon d'une triple ligne de sommets ; quelques petites collines se montrèrent en même Temps sur la rive droite. Le 18 mars au soir, nous nous arrêtions au pied des premiers contre-forts de Phou Ngou. Quelques villages de nouvelle formation s'élevaient sur la rive gauche ; ils étageaient leurs rizières sur les dernières pentes de la montagne. Ils dépendaient du gouverneur de Houlén, quoiqu'ils ne se trouvassent point sur son territoire. Au Laos , l'impôt est basé sur le nombre des habitants inscrits, et ceux-ci ne sont autorisés à se déplacer pour aller chercher au loin des terres plus fertiles, qu'en conservant l'attache de la province sur les registres de laquelle ils figurent. Aussi n'est-il pas rare de trouver, à côté les uns des autres, des villages relevant d'autorités très-différentes et souvent fort éloignées.

Les petites chaînes, détachées du massif principal de Phou Ngou, au pied desquelles nous nous trouvions, couraient parallèlement au fleuve, dont la direction depuis Saniaboury s'était relevée au nord-nord-ouest. Nous ne pouvions douter que ce ne fussent là des ramifications de la grande chaîne de Cochinchine, et nous n'allions pas tarder sans doute à trouver des indices du voisinage des Annamites ; mais, dès le lendemain , à partir de l'embouchure d'une jolie rivière, appelée Nam Kdin [1], dont la vallée, d'une apparence pittoresque, semblait se diriger au nord-ouest, le fleuve tourna brusquement à l'ouest entre deux berges devenues plus hautes, désertes et très-boisées, et le long desquelles les traces des animaux sauvages. troupeaux de buffles et d'éléphants surtout, se montraient fort nombreuses. Nous trouvâmes même un cerf abattu par un tigre et laissé presque intact sur la berge. Ce fut pour nous une excellente aubaine, et nous vécûmes pendant deux jours des reliefs de Monseigneur le tigre, comme l'appellent les Annamites.

Quelques blocs de grès réapparurent dans le lit du fleuve, légèrement rétréci, et formèrent à certains coudes de petits rapides très-facilement franchissables dans cette saison. Un autre massif montagneux peu élevé, celui de Phou Hong, succéda, sur la rive droite, à celui de Phou Ngou auquel maintenant nous tournions le dos.

Nous arrivâmes le 20 mars à l'embouchure d'un affluent navigable, le Nam San, qui paraissait provenir de cette nouvelle chaîne. Un grand et beau village, Bouncang, s'élevait vis-à-vis, sur la rive droite, et nous prîmes terre, vers quatre heures du soir, sur la magnifique plage de sable que la baisse des eaux avait laissée à découvert au pied des maisons et des jardins qui bordaient le fleuve. Nous nous trouvions là dans la province de Ponpissay, à égale distance de son cheflieu et de Saniaboury. Une fête mettait toute la population en liesse : c'était jour de pleine lune, consacré, comme l'on sait, par les rites bouddhiques. Les pagodes regorgeaient de fleurs, de fruits et de fidèles. Dans les rues du village, un grand nombre de marchands ambulants se disputaient les faveurs de la foule. Il me sembla même que le nombre et la variété des étalages offerts au public attestaient une civilisation plus raffinée et des goûts moins simples que ceux du Laos méridional. Le commerce avec Bankok par Korat trouve, sur ce fertile et populeux plateau que le fleuve contourne si paisiblement à partir de Banmouk et dont le Se Moun est une des grandes artères, un débouché plus facile et des communications plus régulières que ceux que les provinces de Bassac et de Khong peuvent lui offrir. Aussi les marchandises européennes, cotonnades et objets de quincaillerie, étaient-elles relativement assez nombreuses àBouncang. Quant aux denrées indigènes, nous remarquâmes pour la première fois l'apparition de la cannelle.

Mais pour moi le plus grand intérêt de notre halte était moins dans le spectacle animé et parfois, hélas! - aviné, - qu'offrait la population de Bouncang, que dans une éclipse de lune que j'espérais pouvoir observer à la chute du jour. Malheureusement l'horizon était légèrement embrumé, comme il arrive toujours après les chaudes journées de la. saison sèche, et, d'après les limites que j'assignais à notre longitude, le phénomène devait se produire presque immédiatement après le lever de la lune. Quelques légers strati vinrent à ce moment s'ajouter au rideau de vapeurs qui voilaient l'orient, et mes préparatifs devinrent inutiles. Ce fut pour moi une vive contrariété que la perte de cette occasion de rectifier notre position géographique et de régler nos chronomètres. Elle ne se représenta plus dans toute la suite de notre voyage.

Le lendemain, nous continuâmes à faire de l'ouest en remontant le fleuve; cette direction où il persistait depuis trois jours n'était point un coude ordinaire produit par un accident de terrain local ; elle attestait un changement réel et durable dans l'orientation générale de la vallée que nous explorions. De temps en temps nous découvrions, enveloppée dans les lentes sinuosités du fleuve, une île, joyau verdoyant sur les eaux paisibles dont elle élargissait le lit sablonneux et peu profond ; quelquefois aussi, des bancs de roches, assises souterraines des montagnes de la rive gauche, venaient étrangler brusquement le fleuve, qui retrouvait alors pendant un court intervalle ses grandes profondeurs d'autrefois et un courant plus accentué. Ces rapides n'offraient aucun danger à ce moment de l'année: mais les quelques rochers épars sur les rives, et alors à découvert, produisent, aux hautes eaux, des tourbillons si violents, que le passage reste impossible, pendant quelques semaines, à l'un de ces rapides nommé Hang Hong. Les bateliers entretiennent soigneusement quelques fleurs au pied d'une petite statue de Bouddha placée sur l'un des rochers qui le dominent.

A partir de Hang Hong, le Cambodge, qui avait conservé jusque-là une certaine tendance à se relever au nord, s'infléchit de plus en plus vers le sud ; les sommets des chaînes de la rive gauche s'abaissèrent et disparurent; les méandres du grand fleuve devinrent aussi capricieux et aussi rapides que ceux d'une petite rivière. Nous passâmes par tous les rumbs sud, est et ouest du compas, et cela à notre grand dépit, car la seule direction que nous aurions voulu suivre eût été celle du nord, qui seule pouvait nous rapprocher des sources du grand fleuve et nous amener dans des régions d'un aspect plus nouveau et d'un climat plus Favorable. Dans un voyage de cette nature, on est toujours impatient de changement , et chaque jour qui n'apporte pas une émotion nouvelle est un mécompteLes plus gracieux paysages deviennent monotones quand ils se succèdent les mêmes pendant deux fois vingt-quatre heures.

En ce moment, l'aspect du Cambodge se rapprochait de plus en plus de celui du Se Mou, au-dessus d'Oubon. Le cours des deux rivières était devenu parallèle. Le fleuve était désert; quelques barques de pêcheurs de loin en loin : on sentait que le commerce ne se servait plus de la voie fluliale, la plaine au milieu de laquelle celle-ci se frayait un trop sinueux chemin offrant des routes aussi faciles et plus directes.

Le 23 mars, nos bateliers nous montrèrent, sur la rive droite, une pagode qui contenait l'empreinte d'un pied de Bouddha. Ces sortes d'empreintes sont excessivement nombreuses au Laos. On sait que les plus célèbres, pour les bouddhistes du sud, sont celles du pic d'Adam, sur lequel Gautama a posé son pied gauche, et de la montagne appelée par les Siamois Swana Bapato, et plus connue sous le nom de Prabat-loi (pied sacré) qui est située entre Rorat et Bankok.

Les maisons et les jardins commençaient à réapparaître en grand nombre sur les bords du fleuve , qui continuait toujours son étonnante course au sud. Nous approchions du chef-lieu de la province. Le soir du même jour, nous nous arrêtâmes à Nong Coun, village considérable situé vis-à-vis l'embouchure du Se Ngum, le plus grand affluent de la rive gauche du fleuve que nous eussions rencontré depuis Houtén. D'après les renseignements que nous recueillîmes , cette rivière peut être remontée six jours en barque, et traverse une. région forestière très-productive. C'est de là que viennent en partie la cannelle, dont nous avions constaté l'apparition quelques jours avant sur les marchés indgènes, et le benjoin, qui ne vaut guère dans le pays que quatre francs cinquante centimes le kilogramme, Le commandant de Lagrée eut un instant l'intention d'autoriser M. Thorel à se faire conduire aux lieux mêmes où l'on récolte la précieuse écorce ; mais, malgré le très-vif désir de notre botaniste, la nécessité d'accélérer notre voyage fit renoncer à ce projet.

Le lendemain. 24 mars, nous arrivâmes à Ponpissay, où l'on travaillait déjà à l'armement des barques qui devaient remplacer celles de Saniaboury. L'accueil des autorités fut en rapport avec cette activité de bon augure. Ponpissay s'étend sur les deux rives d'un petit affluent de la rive gauche appelé Luong. De nombreuses pagodes attestent la richesse de ce centre de population. Les maisons y sont plus élevées que d'habitude au-dessus du sol , et les vastes rez-de-chaussée ainsi obtenus servent d'ateliers pour le tissage de la soie et du coton. Je ne doute pas que Ponpissay ne soit le lieu cité dans la relation de Wusthof sous le nom de Huyloun ( huei , ruisseau, rivière, en laotien, et loun , contraction de Luong), comme célèbre pour la fabrication des vêtements de soie. « Ce sont les meilleurs, dit-il, que l'on exporte au Siam, Toncguin, Quinam et Camboje. » Ce commerce n'existe plus aujourd hui, la domination siamoise ayant absorbé à son profit toutes les relations extérieures des régions laotiennes , mais les langoutis de soie de cette partie du Laos méritent encore la réputation qu'ils avaient acquise au dix-septième siècle par leurs couleurs brillantes et la finesse de leur tissu.

Le muong prochain, dont nous n'étions qu'à un jour et demi de marche, était celui de Nong Kay. C'est dans sa circonscription que se trouvent les ruines de VienChan . l'ancienne métropole du Laos et le terme du voyage accompli par Wusthof en 1641. Un grand intérêt de curiosité s'attachait à l'étude de ces ruines. Nous n'allions certes pas y trouver les merveilles d'art du Cambodge : nous allions y lire couramment une page d'histoire moderne au lieu de nous trouver en présence d'un indéchiffrable problème d'archéologie. Comme si ce n'était pas assez de cet aiguillon pour notre impatience . le temps redevenait chaud et orageux : à cinq heures du soir, le thermomètre accusait encore plus de trente-trois degrés. La brise regulière du nord-est, dont nous étions habitués depuis six mois à ressentir l'influence rafraîchissante, faiblissait ; l'horizon du sud-ouest s'illuminait fréquemment d'éclairs, et le roulement lointain du tonnerre commençait à se faire entendre. Tous ces indices nous annonçaient la venue des pluies. Le fleuve allait grossir, et les difficultés de la navigation grandir outre mesure. Les raisons de se hâter étaient nombreuses, on le voit, et nous commandaient même de ne point consacrer un temps trop long à la visite des ruines de Vien Chan.

Nous nous remimes en route le 26 mars, après avoir grassement rémunéré les bateliers de Saniaboury. Nous venions de remonter, grâce à eux, plus de deux cents kilomètres de fleuve. On nous montra dans la forêt, près de l'endroit où nous fîmes halte pour déjeuner, les vestiges d'une ancienne résidence des rois de Vien Chan. Nous atteignîmes le soir même la limite des provinces de Ponpissay et de Nong Kay. Le lendemain , nous examinâmes avec curiosité des excavations faites par les chercheurs d'or dans un banc quartzeux aurifère qui rétrécit extrêmement le lit du fleuve. Les indigènes connaissent l'usage du mercure pour le traitement du précieux métal, et nous les trouvàmes occupés en assez grand nombre au lavage des sables; ce travail parait ne leur donner aujourd'hui que d'assez minces résultats.

Immédiatement après avoir contourné ce lieu d'exploitation, le fleuve, dont la direction, depuis Ponpissay, s'était beaucoup relevée vers l'ouest, revint au sud en s'élargissant. Une de ces pyramides, si fréquentes dans les pays bouddhiques, et qui sont destinées soit à indiquer un lieu sacré, soit à contenir une relique, nous apparut de loin , isolée sur les eaux, au milieu du vaste demi-cercle creusé par le courant le long de la rive droite du fleuve; depuis dix ans déjà, elle avait été détachée de la berge sur laquelle elle avait été jadis construite, et elle restait à demi inclinée sur l'onde comme un navire en détresse prêt à sombrer.

F. GARNIER.

VI (suite).

Nong Kay. - Les ruines de Vien Chan.

Tant que cette pyramide restera debout, elle sera un point de repère excellent pour mesurer les empiétements du fleuve, empiétements qui, au milieu de terrains meubles, se reproduisent à chaque coude du côté extérieur et occasionnent sur la rive opposée des attérissements ou des bancs de sable qui atteignent parfois des dimensions colossales. Pour le moment, le Tat penché nous signalait Nong Kay, où nous primes terre à onze heures du matin.

Nong Kay, fondé après la destruction de Vien Chan par les Siamois, a hérité en partie de son importance c'est le plus grand centre de population que l'on rencontre sur les bords du Mékong de Pnom Penh à Luang Prabang; les maisons, construites parallèlement à la rive, forment une rue de plus de deux kilomètres de long, coupée par plusieurs ruelles. ou plutôt par des sentiers perpendiculaires au fleuve, les colporteurs chinois y sont assez nombreux pour former un quartier à part, où l'on trouve, remisés sous des hangars, les nombreux chars à bœufs qui servent à leurs voyages à Korat. Cette dernière ville est le centre d'approvisionnement de tout le plateau qu'arrosent le Se Moun et ses nombreux affluents et que le Mékong enveloppe du côté du nord en faisant cet immense détour à l'ouest dont nous étions loin encore d'avoir atteint l'extrémité.

Comme à Bouncang, la population était en fête : c'était le moment où, le repiquage du riz étant terminé, les cultivateurs n'ont plus qu'à désirer une saison pluvieuse favorable. Aussi prodiguent-ils les prières et les offrandes. Les sentiers qui du village conduisaient aux rizières, étaient ornés de banderoles flottant à l'extrémité de hauts bambous , et l'on trouvait à chaque carrefour de petits autels sur lesquels on faisait brûler des aromates (voy. P. 383).

Le gouverneur de Nong Kay était à son poste. C'était le premier des chefs de province que nous eussions rencontré qui se fût dispensé d'aller à Ban Kok assister aux funérailles du second roi. Son accueil fut des plus courtois. Le commandant de Lagrée avait à lui demander un important service : celui de faire reconduire à Ban Kok, pour le remettre entre les mains du consul français, notre interprète européen pour la langue laotienne, le nommé Séguin , qui nous avait donné par sa conduite de nombreux et sérieux motifs de mécontentement, et dont les allures trop entreprenantes pouvaient nous créer plus tard de graves difficultés. Nous étions à peu près tous capables de demander aux indigènes les renseignements qui nous étaient nécessaires pour nos différents travaux. Le laotien Alévy, qui, si on se le rappelle, avait été adjoint à l'expédition à Compong Luong, conversait d'ailleurs couramment en cambodgien avec le commandant de Lagrée et lui servait d'interprète dans les relations officielles avec les autorités du pays. Enfin, la modicité de nos ressources et la difficulté des transports nous faisaient trouver avantageuse toute diminution, même la plus légère, apportée dans notre personnel ou notre matériel.

Le gouverneur de Nong Kay accepta volontiers la responsabilité de ce rapatriement forcé. Séguin partit sous escorte le 1 avril; il devait retrouver, à quelques jours de marche de Nong Kay, la route que Mouhot avait suivie, en partant de Ban Kok, pour aller rejoindre le Mékong à Pak Lay. A mon retour en France, il m'a fourni quelques renseignements utiles sur la région qu'il a ainsi parcourue.

Le même jour, nous quittions Nong Kay pour nous rendre enfin à Vien Chan. L'emplacement de la célèbre métropole du Laos n'est distant par terre du chef-lieu actuel de la province que de trois lieues à peine: les détours du fleuve triplent ce trajet. Le commandant -de Lagrée eût pu cependant arriver le soir même, grâce aux nombreux rameurs de la pirogue royale mise à sa disposition par le gouverneur, mais il préféra ne pas se séparer du reste de l'expédition.

A partir de Nong Kay, le fleuve continue sa course au sud jusqu'à Muong Couk, ancien chef-lieu de province de la monarchie détruite, qui a conservé, chose rare en IndoChine, le nom qu'il portait il y a plus de deux siècles. C'était, nous apprend Wusthof, « le point le plus commerçant de tout le pays de Louwen. Il s'y croise toutes sortes de marchandises. Les négociants maures et ceux de Siam s'y rencontrent pour le trafic des vêtements. Un Maure, entre autres, y vendit toutes ses provisions en deux ans qu'il y resta et y loua pour s'en aller soixante charrettes qu'il chargea de benjoin, de gomme laque et d'or à destination de son pays. » On aime à retrouver vivante et riche, dans le récit du commis hollandais, cette région si merveilleusement dotée par la nature, où la cupidité et l'oppression siamoises ont aujourd'hui accumulé les ruines et ramené l'immobilité. Muong Couk reste encore de nos jours un gros bourg où sont des chantiers de construction pour les barques. En amont et en aval, les villages se succèdent sans interruption sur les rives du fleuve qui cesse enfin de se diriger au sud, revient au nord-ouest et va recevoir, sept milles plus loin, le Nain Mong, petite rivière qui a entassé à son embouchure une énorme barre de sable. C'est là que nous passâmes la nuit ; le commandant de Lagrée trouva dans une, pagode du village une inscription en vieux caractères presque effacés par le temps, dont il prit l'empreinte avec soin.

Le lendemain, à une heure, nous arrivâmes à Vien Chan : deux cases avaient été construites pour nous sur un banc de sable au pied de la berge, en cet endroit très-haute et très-attaquée par le courant. Le fleuve, qui remonte droit au nord à partir de l'embouchure du Nam Mong, forme ici un coude brusque à l'ouest, direction dans laquelle il se maintient à perte de vue; sa largeur redevient considérable et dépasse un kilomètre. C'est son dernier épanouissement avant de s engager pour toujours dans la région hérissée de montagnes au seuil de laquelle nous nous trouvions.

Nous nous hâtâmes de nous engager (voy. p. 39) dans la forêt déjà épaisse qui cachait les ruines de la malheureuse cité. Quelques sentiers s'y croisaient : l'un d'eux nous conduisit rapidement à l'emplacement même du palais du roi. Ses dimensions étaient considérables, et il était facile, malgré les broussailles qui avaient tout envahi, d'en retrouver les principales dispositions. Les matériaux n'en étaient point durables : des briques, du bois et une sorte de béton ou de ciment formant le pavé des cours ou le revêtement des murs et des escaliers; mais l'ensemble de la construction avait un caractère d'élégance et dénotait une richesse de décoration remarquables : les colonnes en bois dur étaient sculptées avec soin et portaient des traces de dorure;

partout des moulures et des arabesques, des animaux fantastiques gardant les entrées ou supportant les soubassements. Rien d'ailleurs de bien nouveau ou de bien original pour ceux d'entre nous qui avaient déjà visité Ban Kok ou qui connaissaient par des dessins ou des photographies ses principaux monuments. Le silence absolu qui régnait dans l'enceinte d'une ville jadis si populeuse et si riche, frappait seul l'esprit d'étonnement. Si le lecteur veut bien se rappeler la rapide esquisse que j'ai faite dans une livraison précédente de l'histoire de Vien Chan, la destruction de cette capitale par les Siamois ne remontait qu'à quarante années à peine, et son emplacement était devenu inhabitable ! C'est pour cette implacable façon de faire la guerre qu'a été écrit le mot de Tacite : Un solitudinem faciunt, pacem appellant. L'incendie et l'esclavage après la victoire sont, pour la plupart des races asiatiques, le dernier mot de la conquête. Nous trouvions dans les ruines et la solitude de Vien Chan un exemple frappant de ces destructions brutales.

Malgré ses murailles bastionnées et entourées d'un large fossé, malgré la défense naturelle du grand fleuve qui la couvrait du côté de Ban Kok, Vien Chan avait succombe d'autant plus rapidement en 1828 que son roi, nommé Anu, n'était point préparé à une lutte aussi sérieuse. Vers 1825, il avait été rendre au roi de Siam ses hommages de prince tributaire et en avait été reçu avec une faveur marquée. A son retour à Vien Chan des discussions fort vives s'élevèrent entre lui et le mandarin siamois chargé de la frontière, qui prélevait des droits exorbitants sur le commerce laotien. Le roi porta, mais en vain, ses réclamations à Ban Kok: il voulut alors faire justice par la force du fonctionnaire prévaricateur. Ce recours aux armes fut présenté par celui-ci comme une révolte ouverte, préméditée depuis longtemps. Tout le Siam s'en émut et se leva en masse contre le dernier royaume laotien. Les provinces voisines, Xieng Mai, Lagong, Labong, Muong Nan, Muong Phe , durent fournir à elles seules dix-neuf mille combattants, quoique leur population s'élevât à peine à cent cinquante mille hommes. Xieng Mai fut vivement sollicité par le roi Anu de se joindre à lui pour reconquérir l'indépendance de la race laotienne; mais, après quelque hésitation, le seña [2]de cette province n'osa prendre sur lui une détermination aussi hardie, et résolut d'obéir aux ordres de Ban Kok. Il a du vivement regretter son aveugle soumission, quand, après la destruction de Vien Chan , le gouvernement siamois a encore appesanti son joug sur tout le Laos

Le Praya Mitop, ou « général siamois » désigné pour conduire cette guerre , se distingua par son habileté et ses violences, et son souvenir exécré fait trembler encore aujourd'hui les populations. Ce fut un écrasement sans merci. Les vaincus étaient entassés dans des hangars auxquels on mettait le feu. Le plus grand nombre de ceux que l'on emmena captifs mourut en route de misère: le reste fut partagé entre les nobles siamois. Gutzlaff , dans son voyage à Ban Kok , en 1830, a visité les chefs laotiens qui, s'étant soumis tout d'abord, avaient eu la vie sauve : ils vivaient enfermés dans une pagode bâtie près de la ville, sur les bords du fleuve. Quant au roi de Vien Chan, il fut enfermé dans une cage, où il mourut promptement. Son fils réussit d'abord à s'échapper, mais il fut poursuivi et atteint auprès d'une pagode, du toit de laquelle il se précipita.

Pour prévenir à jamais toute nouvelle tentative de rébellion, la population du royaume fut dispersée, et l'on repeupla le pays à l'aide de Laotiens tirés des provinces de la rive droite du fleuve , entre autres de Sivanaphoum. C'est à ce moment que fut érigé le Muong Nong Kay.

Le palais des rois de Vien Chan, malgré ses toits effondrés et ses colonnades incendiées, est la seule habitation dont les vestiges soient encore reconnaissables grâce aux enceintes épaisses et aux cours pavées qu'il eût été trop long de détruire. Partout ailleurs d'informes monceaux de briques indiquent seuls sous les broussailles l'emplacement des maisons les plus considérables. Il n'y a d'autres édifices restés debout que les pagodes ; mais, abandonnées par leurs prêtres et construites des mêmes matériaux que le palais, quarante saisons pluvieuses en ont terni les fragiles splendeurs. La hâtive végétation des tropiques, qui adoucit heureusement l'aspect de ces dévastations barbares en les recouvrant de verdure et de fleurs, donne de loin à ces sanctuaires ruinés un cachet trompeur de vétusté; de hautes herbes croissent partout sur les sacrés parvis, des plantes grimpantes étreignent déjà les colonnes, des arbres vigoureux se font jour au travers des toitures.

Le plus considérable de ces temples est Wat Pha Keo que nous visitâmes au sortir du palais, auprès duquel il se trouve. C'était la pagode royale. Son fronton en bois, délicatement sculpté, tout étincelant de ces plaques de verre que les Siamois et les Laotiens savent entremêler aux dorures pour leur donner plus d'éclat, nous apparut au milieu de la forêt gracieusement encadré de lianes et tout enguirlandé de feuillage. L'or avait été prodigué sur les quatre faces des colonnes qui supportaient le toit à demi écroulé, et une ornementation byzantine, d'un effet vraiment remarquable, avait recouvert jadis toutes les parties du monument. Malgré le peu de solidité de cette ornementation, elle donne aux édifices un saisissant aspect, et les nombreuses pagodes de ce style contenues dans Vien Chan devaient produire de loin une impression éblouissante qui justifie les récits merveilleux des premiers voyageurs et la grande réputation de richesse et de puissance qu'avait acquise dans la Péninsule le royaume de Lan Sang.

La statue que Wat Pha Keo était censé contenir, et qui lui a donné son nom, est célèbre dans les fastes bouddhiques de l'Indo-Chine: c'est une des plus anciennes représentations du Bouddha. « Cinq siècles après ;sa mort, dit la légende, - (43 ans avant J. C.) - Nene Asen voulut faire une statue du sage avec la pierre appelée Monichot. Prea En (le dieu Indra) promit de la lui donner et alla la demander aux Yaks (les Yacshas de la mythologie hindoue), qui refusèrent. Il n'apporta donc à Neac Asen que la pierre Morocot. Neac Asen ne sut comment s'y prendre pour la façonner et fut obligé de recourir de nouveau à Prea En, qui fit la statue en sept jours. Elle fut placée au chef-lieu du Muong Phutalibat (Xieng Mai), fondé par Neac Asen.

« Trois cents ans après, une guerre s'éleva entre ce royaume et Muong Kam (Ava) et dura trois ans sans résultats. On envoya la statue Pha keo à Ceylan avec des ambassadeurs, et l'on obtint des secours. En l'an 1000, Anorutha Thamarat , roi du Muong Man (Birmanie), envoya à Ceylan des bonzes pour copier les livres et demander Pha Keo. On leur accorda, en effet, la précieuse image; mais au retour un vent violent força le navire qui la portait à aborder dans le royaume d'Intapahit (Cambodge), où l'on garda la statue. Quelque temps après, elle fut conquise par Siam; plus tard, elle revint à Xieng Mai après avoir passé successivement entre les mains des princes de Campheng et de Muong Rai. En l'an 2000 (1457 de J. C.), elle fut prise par Vien Chan. » D'après d'autres traditions, elle n'aurait quitté Xieng Mai pour venir à Vien Chan qu'en 1639. Telle est l'histoire abrégée de la merveilleuse image d'après les soutras laotiens. Le fameux Phaja Tak, qui releva la puissance siamoise après la destruction. d'Ayuthia par les Birmans, s'empara de Vien Chan en 1777, et apporta la statue de Pha Keo à Ban Kok , comme le trophée le plus précieux de sa victoire. Ce fut la dernière aventure de la célèbre idole. On peut la voir aujourd'hui dans la pagode située à l'intérieur du palais du roi de Siam. Elle est sculptée en effet dans une seule pierre verte, et a environ cinquante centimètres de hauteur. Mgr Pallegoix dit que cette pierre est une sorte d'émeraude et lui attribue une valeur d'un million.

Cette statue historique n'est pas la seule à défrayer les récits des pagodes , et plusieurs autres , Pha Bang, Pha Sehing, Pha Kenchan: partagent cet honneur avec elle. Pha Bang et Pha Kenchan avaient à Vien Chan des autels qui rivalisaient de splendeur avec ceux de Pha Keo ; mais les pagodes qui les contenaient et qui étaient voisines, ne sont plus qu'un monceau de ruines. De nombreux tombeaux et quelques petits dagobas sont restés intacts auprès de ces ruines, et permettent de retrouver facilement dans la forêt l'emplacement que la tradition assigne à ces anciens temples (voy. p. 389).

A peu de distance au nord de Wat Pha Kéo, se trouve, au milieu de la forêt, une pagode de dimensions moindres et d'un aspect plus modeste, qui est restée presque intacte au milieu de la destruction universelle : c'est Wat Si Saket. On aperçoit en y entrant une infinité de petites statues du Bouddha, placées dans des niches dorées et tapissant du haut en bas toute la surface des murs. Cette ornementation singulière rappelle celle des terrasses de Boro Bodor, le célèbre monument bouddhique de Java.

Devant l'autel, nous admirâmes un porte-cierge en bois sculpté, d'une originalité de dessin et d'une finesse de travail extrêmement remarquables. A quelques pas de la pagode s'élève la bibliothèque , cette indispensable annexe de tous les temples au Laos : elle était en partie détruite. Profitant de l'absence de tout indigène, nous grimpâmes aux colonnes vermoulues qui supportaient et isolaient du sol le plancher de ce tabernacle littéraire dans l'intérieur, quelques livres sacrés gisaient çà et là : ils se composaient de bandes longues et étroites, découpées dans les feuilles d'une espèce particulière de palmier, dorées sur tranche et réunies en cahiers. Chacune d'elles contenait sept ou huit lignes de cette écriture arrondie particulière aux peuples de la péninsule indo-chinoise, et qui se différencie, au premier coup d'oeil, de l'écriture de l'Inde proprement dite, dont elle est dérivée. Chacun de nous voulut en emporter un spécimen, qu'il cacha soigneusement au plus profond de sa petite valise, pour dissimuler aux indigènes un larcin qu'ils auraient considéré comme un sacrilège.

Enfin; attenant directement à la pagode, se trouve une galerie rectangulaire qui s'ouvre intérieurement sur une cour : ses murailles sont couvertes; comme celles du temple lui-même, de petites niches contenant la statue du Bouddha. C'était le Vihara (Chonkhon, en laotien) ou monastère qui servait de logement aux prêtres desservant Vat Sisaket.

En continuant à traverser la forêt dans la direction du nord, on ne tarde pas à rencontrer l'enceinte bastionnée de la ville, qui est restée en assez bon état, et dont les fossés sont encore pleins d'eau. Une porte voûtée d'une construction solide permet de déboucher sur la campagne et s'ouvre sur une belle avenue plantée d'arbres, qui se dirige à l'ouest-nord-ouest. Nous nous y engageâmes, et au bout de trois quarts d'heure de marche, nous arrivâmes à Tat Luong, l'un des dagobas les plus célèbres du Laos. La pyramide centrale qui présente cette forme rectangulaire à la base, arrondie au sommet, que nous avons déjà trouvée en usage au Cambodge, repose sur deux terrasses superposées. La terrasse supérieure supporte vingt-huit pyramides de dimension moindre, qui entourent la base de la pyramide centrale; elle communique avec la terrasse inférieure par deux escaliers pratiqués sur le milieu des faces nord et sud. Sur la terrasse inférieure se trouve, du côté est, un élégant pavillon qui abrite une petite pyramide de trois à quatre mètres de hauteur. Au respect témoigné par les indigènes, nous vîmes que c'était là le véritable sanctuaire l'or y était prodigué avec une extrême profusion, et le gouverneur actuel de Nong Kay, à qui était due cette reconstruction en petit de la pyramide centrale, y avait dépensé

plus d'un millier de néns (de soixante-dix à quatre-vingt mille francs). De cette dernière terrasse, quatre escaliers donnent accès au dehors. Les logements des bonzes nombreux qui desservent le lieu sacré et plusieurs pagodes dont quelques-unes sont à demi ruinées, s'élèvent tout autour du Tat. En dedans de l'entrée orientale, une pierre debout relate les circonstances de son érection , qui remonte à la première moitié du seizième siècle. La base de tout le monument mesure cent cinquante mètres sur cent soixante ; son élévation dépasse trente mètres.

Ce fut dans la plaine qui s'étend autour de Tat Luong qui eut lieu, en 1611, la réception de Gérard Van Wusthof et de ses compagnons, par le roi de Vien Chan Les magnificences déployées par les Laotiens dans -cette occasion sont longuement racontées par le naïf commis de la Compagnie des Indes, et c'est à peu près la seule partie de son récit qui ait été reproduite par Dubois [3], dans le résumé qu'il donne de ce voyage. L'année suivante, le jésuite Jean-Marie Leria arrivait à son tour dans la capitale du Laos, et y recevait un accueil non moins cordial. J'ai déjà dit, dans une livraison précédente, que son récit se trouve dans les Lettres de Marini sur les Missions du japon et du Tong-King; mais, ici encore, il faut consulter l'édition originale de Marini, et non la traduction française, qui est très-abrégée, et d'où le nom de Leria a disparu, ce qui a fait croire à M. Léon de Rosny [4] et à M. de Carné que c'était Marini lui-même qui avait recueilli sur les lieux les renseignements qu'il donne sur le Laos.

D'après le récit de Wusthof, la grande pyramide était recouverte, de son temps, de plaques d'or fermant un poids total de mille livres, c'est-à-dire ayant une valeur de près de deux millions de francs, et ce monument était tellement vénéré par les indigènes qu'aucun d'eux ne passait devant sans tenir à la main un cierge allumé en signe d'hommage.

La journée du 3 avril fut entièrement consacrée aux études diverses qu'appelait la cité détruite. Pendant que le commandant de Lagrée interrogeait les vieillards et écrivait sous la dictée d'Alévy les. soutras laotiennes qui se rapportaient aux édifices et aux traditions historiques du royaume de Vien Chan , M. Delaporte en dessinait les principales ruines, et M. Joubert examinait les nombreuses statues de cuivre accumulées dans les pagodes de la partie orientale d; la ville. Comme à Nong Kay, le fleuve, qui forme là, on se le rappelle, un coude prononcé de l'est au sud, ronge la berge, qui se creuse chaque année davantage sous l'action du courant. Les temples bâtis jadis sur le bord de l'eau s'affaissent et s'écroulent, et les statues de bronze qu'elles contiennent disparaissent sous les eaux sans que personne ose, pour les préserver de cette destruction, les enlever aux autels où elles recevaient jadis les hommages des fidèles.

Dans la matinée du 4, pendant que je levais le plan de Tat Luong, le commandant de Lagrée achevait de relever la partie ouest de l'enceinte, dont la veille j'avais pris la partie est : munis de documents suffisants pour reconstituer les principaux traits de l'ancienne capitale du Laos , talonnés d'ailleurs par la saison qui devenait décidément pluvieuse, nous nous remîmes en route le jour même. Pour la première fois depuis notre départ, la partie du fleuve que nous allions remonter était, jusqu'à Pak Lay, point où Mouhot avait rejoint le Mékong, absolument vierge de vestiges européens.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livraison.)

[1]Nam, qui, en laotien comme en siamois, veut dire eau, remplace, dans la. partie moyenne et s ipérieure du Laos, le mot Se, usité dans le Laos intérieur pour désigner une rivière.

[2]On appelle ainsi la réunion des mandarins qui forment le conseil du roi ou du gouverneur de chaque province laotienne. Sena en pali signifie ministre, conseiller, et doit être également l'étymologie du titre du mandarin de droite ou Muong Sen.

[3] Vie des gouverneurs généraux avec l'abrégé des établissements hollandais aux Indes orientales, la Haye, 1763. C'est là qu'a été puisé jusqu'à présent tout. ce qui a été dit et cité du voyage de Rusthof. Le Bulletin de la Société de géographie vient de don­ner, dans son numéro de septembre-octobre 1871, la traduc­tion française de ce voyage (Le Voyage inconnu des Néerlandais du royaume du Cambodge au royaume de Louwen, annoté par M. Francis Garnier), qui a été ainsi publié pour la première fois in extenso dans une langue usuelle.

[4]Tableau de la Cochinchine, rédigé sous les auspices de la Société d'ethnographie, par Léon de Rosny et Eugène Cottunbert. Nous aurions à signaler d'autres erreurs dans cet ouvrage.