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LE TOUR DU MONDE : Vol XXII-1870 pages 394-416

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Petite Pagode champêtre à Pak Lay

VOYAGE D'EXPLORATION EN INDO-CHINE,

TEXTE INEDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU .
ILLUSTRATIONS INÉDITES D'APRÈS LES DESSINS DE AL DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.
1866-1867-1868

Chapitre 6 chapitre 8

VII

La région des rapides. - Rencontre d'un Européen. - Pak Lay - Arrivée à Luang Prabang.

Quelques milles au-dessus de Vien Chan, le Mékong s'encaisse définitivement entre deux rangées de collines qui resserrent et dominent son lit de toutes parts. Ses eaux, qui jusque-là, majestueuses et tranquilles, s'étaient paisiblement déroulées en formant de capricieux méandres sur le vaste plateau du Laos central, accélèrent leur course et bouillonnent au milieu des roches. Le noble fleuve, qui comptait parfois sa largeur par kilomètres, endigué maintenant entre deux barrières dont l'élévation va sans cesse en augmentant, se trouve contenu tout entier dans un fossé qui atteint rarement cinq à six cents mètres de largeur, et dont il ne réussit jamais à sortir. Aux eaux basses, il n'occupe même plus qu'une fraction minime de cet espace et son lit ne présente au regard qu'une surface rocheuse inégale et tourmentée, mosaïque grandiose mais l'on rencontre des échantillons de toutes les formations métamorphiques, marbres, schistes, serpentines jades même, curieusement colorés et quelquefois admirablement polis. Au centre, une étroite fissure, sorte de canal dont la largeur se réduit parfois à quarante mètres , mais dont la profondeur en atteint plus de cent, renferme toutes les eaux du fleuve, qui y coule impétueux entre deux murailles de roches complètement à pic. A de rares interruptions près, tel est l`aspect que devait nous offrir le Mékong jusqu'au poix où nous allions être obligés de quitter ses rives, et cet aspect, il le conserve très-probablement jusqu'au Tibet. Aucun fleuve du monde ne présente sans doute sur un aussi long espace une physionomie aussi singulière et aussi remarquable.

Le soir même de notre départ de Vien Chan, nous arrivâmes au pied des collines entre lesquelles le fleuve allait s'engager et se frayer un difficile et sinueux chemin. Pendant une dizaine de milles à partir de Vien Chan, ses eaux, larges et peu profondes, coulent entre des rives basses couvertes de maisons et de jardins, et suivent une ligne droite dirigée à l'ouest, quelques degrés nord. Au point où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, la largeur du fleuve tombe brusquement à deux cents mètres, et la sonde accuse assez près du bord, quarante-huit mètres de profondeur, mais le courant reste faible et la surface des eaux paisible. Rien ne faisait prévoir encore les difficultés de navigation que nous allions rencontrer les jours suivants.

Le lendemain, 5 avril, nous fîmes encore assez facilement une dizaine de milles entre deux rives de plus en plus resserrées; le fleuve se réduisit à une centaine de mètres de largeur , tandis que la sonde accusait soixante mètres de fond. Les hauteurs boisées qui encadraient la rivière offraient un aspect pittoresque. mais sauvage ; nulle habitation, nulle trace de l'homme sur les berges, dont les animaux de la forêt avaient repris possession. Vers une heure de l'après-midi, nous arrivâmes à un premier rapide formé par les cailloux et les galets qu'accumule à son embouchure un petit affluent de la rive gauche du fleuve, le Nam Thon. Au delà, le lit du fleuve s'élargissait en s'encombrant de roches, et offrait entièrement le singulier aspect que j'ai essayé de décrire en commençant. Nos bateliers se déclarèrent incapables de nous conduire au milieu de ce labyrinthe d'écueils, et nous dûmes demander des guides au chef d'un petit village situé sur la rive droite, un peu au-dessus du rapide. Ce ne fat pas sans peine que nous les obtînmes : les difficultés du passage étaient trop grandes, la saison pluvieuse déjà trop avancée ; aucun mandarin, même les mandarins siamois, ne remontait le fleuve à pareille époque : bref, on ne répondit pas de faire passer nos barques, si légères et si petites qu'elles fussent , jusqu'au Muong prochain, celui de Xieng Gang. Ces réserves faites pour mettre leur responsabilité à l'abri, quelques indigènes se décidèrent à se joindre comme pilotes à nos équipages laotiens.

Le fleuve commençait déjà, sur quelques points, à déborder du chenal central qu'il occupe pendant la saison sèche, et formait au milieu des roches une série de petits lacs quelquefois sans issue , ou qui ne communiquaient ensemble que par de petites chutes infranchissables. Aussi nos barques souvent fourvoyées devaient-elles à chaque instant revenir en arrière pour retrouver le lit étroit et profond de la fissure principale; mais là le courant était des plus violents, et, pour contourner chaque coude de. cette route sinueuse, il fallait faire usage de cordes. (Voy. p. 397.) Aux points les plus resserrés, l'eau s'engouffrait avec une rapidité telle entre les deux parois du chenal, qu'il devenait nécessaire de décharger complètement les barques pour leur faire remonter le courant. Les bagages étaient transportés à dos d'hommes de rochers en rochers au-dessus du rapide, où ils étaient embarqués de nouveau.

On comprend que cette pénible navigation ne pouvait être que fort lente. Le 8 avril, nous n'étions encore qu'à une douzaine de milles du premier rapide franchi le 5. Le cours du fleuve, après s'être un instant relevé jusqu'au nord-ouest, était revenu au sud-sud-ouest. De petites chaînes de montagnes s'étageaient,dans toutes les directions en arrière des rives. Au milieu de la plaine de rochers au sein de laquelle se perdaient les eaux du Mékong, s'élevaient çà et là quelques arêtes schisteuses recouvertes de végétation; aux hautes eaux, les bouquets d'arbres qui les surmontaient se transformaient en îles verdoyantes, et la hauteur de leur piédestal de roche pouvait servir à mesurer la crue totale du grand fleuve. Nous étions arrivés au pied de l'un des rapides les plus dangereux de cette région, le Keng Chan (keng veut dire rapide en laotien). Cette fois, les bateliers de Nong Kay se refusèrent absolument à risquer le passage. Il nous fallut camper dans le lit du fleuve, au pied du rapide. Il ne présentait aucune autre difficulté que celles que nous avions rencontrées jusqu'à présent ; mais sa longueur considérable augmentait les chances d`immersion des barques, qu'il aurait fallu traîner contre un courant de foudre pendant plus de cent mètres. On envoya des émissaires au village le plus voisin pour en obtenir de nouvelles barques.

Les rives de l'endroit désert où nous nous trouvions arrêtés portaient les marques les plus nombreuses et les moins équivoques du passage des bêtes sauvages. De véritables troupeaux de cerfs avaient tracé, en certains endroits, un large chemin pour venir se désaltérer dans les eaux du fleuve; quelques-uns de nos hommes passèrent la nuit à l'affût pour essayer de les surprendre, et ils réussirent à en tirer un ou deux ; mais les animaux blessés eurent assez de force pour atteindre les broussailles de la rive au milieu des quelles on les perdit. Il eût été aussi difficile que dangereux de les y poursuivre.

Le 9 avril, vers dix heures du matin, de nouvelles barques arrivèrent du village de Sanghao, situé sur la rive droite, à six ou sept milles en amont de Deng Chan. Pendant qu'elles chargeaient nos bagages et qu'elles remontaient à la cordelle l'étroit chenal du fleuve , nous nous acheminâmes à pied le long de la rive gauche , afin que chacun de nous pût se livrer plus à son aise à ses études favorites.

Dans un voyage de cette nature, on ne doit certes pas s'attendre à trouver toujours des chemins frayés. Mais, quelques habitués que nous fussions déjà à prendre « à travers champs », la rude gymnastique à laquelle nous dûmes nous livrer pour atteindre pédestrement Sanghao, ne laissa pas que de nous paraître horriblement fatigante. Dès ce moment, la plupart d'entre nous marchaient pieds nus, quelques-uns pour s'habituer de bonne heure à cette nouvelle souffrance, et réserver pour .les grands jours de cérémonie leur dernière paire de souliers, quelques autres par absolue nécessité. Pour ma part, dans mon voyage à pied d'Angcor à Ban Mouk, j'avais achevé d'user toute ma provision de chaussures. Les « va-nu-pieds » de la bande, comme nous nous appelions en plaisantant, devaient donc avancer avec la plus grande précaution, pour ne pas se blesser contre les arêtes vives des roches; la surface de celles-ci était parfois assez échauffée par les rayons du soleil pour nous arracher de véritables cris de douleur, et il était comique de nous voir courir alors à toutes jambes pour aller rafraîchir dans la flaque d'eau la plus voisine notre épiderme brûlé. Malheureusement , ces bains multipliés ne faisaient que la rendre plus sensible encore ; et malgré des prodiges d'agilité, il nous devenait impossible de nous aventurer au milieu des hautes herbes qui bordaient la rive, sans nous déchirer profondément les jambes.

Nous mîmes; ce jour-là, cinq heures à franchir les dix kilomètres qui nous séparaient de la halte du soir, et ce fut avec une sorte de découragement que nous constatâmes que , loin de nous être endurcis à ces épreuves , nos souffrances restaient tout aussi vives qu'au début.

Les fatigues de cette journée n'empêchèrent point deux d'entre nous, MM. Delaporte et Joubert, de se jeter à travers forêt le lendemain, pour chasser, les paons et les cerfs qui paraissaient abonder de tous côtés. Ils ne nous rejoignirent que fort tard, le même jour, à Ban Ouang, où nous commencions à être inquiets de leur absence. Leur chasse avait été moins fructueuse que pénible et intéressante. Ils avaient trouvé le cadavre d'un cerf de la plus grande espèce à moitié dévoré par un tigre, et en suivant les traces de ce dernier, ils étaient tombés au milieu d'une bande d'éléphants dont ils s'étaient hâtés de s'éloigner, non sans se perdre quelque peu dans les dédales de la forêt. Il n'y a pas de partie de plaisir plus attrayante que ces sortes d'excursions en pays inconnu et giboyeux, où l'imprévu naît pour ainsi dire sous chacun de vos pas; mais il aurait fallu pouvoir s'y consacrer tout entier, et disposer de loisirs et de ressources qui nous manquaient.

A Ban Ouang , le fleuve se redresse pendant quelques milles à l'ouest, puis revient de nouveau non plus au sud-sud-ouest, mais au sud, quelques degrés est. Il suit cette direction pendant une vingtaine de kilomètres, sans déviation sensible , et cette longue perspective se termine par une haute aiguille calcaire formant un cône parfait qui semble jaillir du sein des eaux. Nous nous demandions si nous n'allions pas bientôt rencontrer, en continuant à cheminer ainsi, le Menain ou l'un de ses affluents, et si la communication indiquée sur quelques cartes entre les deux fleuves n'était point une réalité. Quelques sommets élevé dominaient les rives escarpées du fleuve et limitaient de tous côtés l'horizon restreint qui était accessible à nos regards du fond de l'espèce de fossé où coulaient les eaux du Mékong Nous étions, depuis Sangliao, dans la province de Xieng Cang, appelée aussi Muong Mai, « le Muong nouveau », ou à cause de sa récente reconstruction. Le pays était devenu moins désert . la culture du coton y paraissait assez répandue, et, dan les villages, nous trouvions fréquemment les habitantoccupés à faire mouvoir de petites machines à égrener d'une disposition fort simple et fort ingénieuse.

Le 11 avril, nous trouvâmes à Ban Couklao les barques envoyées à notre rencontre de Muong Mai. Elle nous permirent de renvoyer les barques requises depuis Deng Chan dans les villages environnants, et qui ne pouvaient, sans de graves inconvénients, être trop longtemps distraites de leur service habituel de pêche ou de transport. Ce fut dans le nouveau transbordement que ce changement nécessita, que fut cassé mon baromètre marin à mercure, lourd et incommode appareil emprunté à l'une des canonnières de la Cochinchine , et nullement approprié aux exigences d'un voyage par terre.

Combien alors je regrettai de n'avoir point trouvé à Pnom Penh les baromètres Fortin que, j'avais fait demander en France, et qui, grâce à l'insouciance du gouvernement de la colonie sur tout ce qui concernait l'expédition , étaient restés inutiles à l'observatoire de Saïgon ! A partir de ce moment je n'eus plus à ma disposition, pour l'observation des hauteurs, qu'un baromètre holostérique, instrument qui est loin, on le sait, d'offrir des garanties suffisantes d'exactitude.

Le lendemain, après le passage d'un dernier rapide dans lequel le fleuve passe brusquement du sud-ouest au nord pour revenir ensuite à l'ouest-sud-ouest, la vallée du Mékong parut s'élargir, les roches qui encombraient son lit disparurent presque complètement, et il sembla sortir du pâté montagneux au milieu duquel il se débattait depuis quelques jours. Nous arrivions à Xieng Gang. Avant la prise et la destruction de Vien Chan, ce muong se trouvait sur la rive gauche -du fleuve ; mais les Siamois, depuis cette époque, n'ont plus voulu que les chefs-lieux des provinces laotiennes pussent, en cas de rébellion, utiliser le fleuve comme ligne de défense, et le placer comme une barrière entre eux et leurs conquérants. Ils ont donc exigé le transport, sur la rive opposée, de la petite ville de Xieng Cang; de là l'appellation de Muong Mai par laquelle on la désigne maintenant dans le pays, concurremment avec son ancien nom. La même précaution a été prise par le gouvernement de Ban Kok pour tous les autres muongs situés sur les bords du fleuve, et, depuis Stung Treng, l'expédition n'avait rencontré aucun centre de population important sur la rive gauche du Cambodge.

Du nouvel emplacement qu'occupe Xieng Cang, la vue des montagnes de l'autre rive est fort pittoresque, moins à pic , s'étageant en pentes plus douces que, dans la région que nous venions de parcourir, elle offrent une série de petites vallées perpendiculaires au fleuve, retraites boisées et charmantes qu'arrose un ruisseau à l'eau claire et vive. Le village lui-même est bien construit; les cases sont très-hautes ; on y tisse, le coton, dont la culture succède pendant la saison sèche à celle du riz. La pagode principale, située à l'entrée des rizières, auprès d'un bouquet de beaux palmiers du genre corypha, est richement ornée l'intérieur, et contient, entre autres choses remarquables, un porte-cierges antique en bois sculpté, comparable à ce que nous avions déjà trouvé de plus beau dans ce genre. Au moment de notre passage, des colporteurs birmans avaient étalé leur pacotille sur le parvis du temple, et débitaient aux indigènes des cotonnades aux couleurs vives et quelques menus objets de quincaillerie anglaise. Grâce au chemin fait à l'ouest depuis Houtén, nous n'étions plus qu'à une centaine de lieues de Moulmein, qui se trouve presque sous le même parallèle que Xieng Cang, et qui est, comme on le sait, une colonie anglaise et un port importants établis à l'embouchure de la.Salouèn. C'est de ce point que rayonnent, à l'intérieur du Laos., les Pégouans, ou les Birmans des possessions britanniques , à qui la connaissance des produits recherchés par le commerce européen et le haut prix auquel ils vendent aux indigènes les objets de provenance anglaise, permettent de réaliser des bénéfices considérables.

Le gouverneur de Xieng Cang était à Ban Kok, comme la plupart de ses collègues ; mais la réception que nous firent à sa place les membres du sella n'en fut pas moins cordiale et hospitalière. Après les premiers pourparlers, le commandant de Lagrée s'informa des dispositions générales de la population pour les Européens dans le royaume de Luang Prabang, aux limites duquel nous étions maintenant arrivés. Il lui fut répondu que les querelles qui s'étaient élevées récemment entre l'État de Xieng Mai et les Anglais au sujet de l'exploitation des bois de Teak, avaient profondément ému les principautés voisines. Les gens de Xieng Mai se refusaient, parait-il, à admettre le jugement rendu à ce sujet par le gouvernement siamois, jugement qui était conforme aux prétentions anglaises, et les mandarins de Xieng Gang pensaient qu'ils seraient soutenus, en cas de conflit, par Luang Prabang. C'était sans doute pour s'assurer des dispositions de ce dernier pays que les Anglais y avaient envoyé des officiers, que nous ne pouvions pas manquer de rencontrer sur notre route, puisque de cette ville ils avaient l'intention de redescendre le cours du fleuve.

Cette dernière nouvelle fut pour nous un véritable coup de massue. Nous nous crûmes devancés, dans la région que nous voulions explorer, par une expédition scientifique rivale. L'intérêt attaché par les Anglais aux découvertes géographiques dans le nord de l'IndoChine et les efforts qu'ils avaient déjà tentés dans ce but les années précédentes, donnaient au fait qui nous était annoncé un degré de vraisemblance qui ne nous permit pas de le révoquer en doute un seul instant. Nous regrettâmes amèrement alors le temps perdu à Bassac à attendre les passeports et les instruments que la colonie de Cochinchine devait nous faire parvenir, et que j'avais dû, après quatre mois d'attente infructueuse, aller chercher moi-même à Pnom Penh. Au point de vue politique notre influence et notre prestige avaient tout à perdre à la comparaison qu'allaient faire les indigènes entre la pauvre et modeste mission française, voyageant sans éclat, sans escorte, obligée de mesurer ses générosités et ses dépenses aux faibles ressources mises à sa disposition, et l'expédition anglaise, composée, nous disait-on, de plus de quarante Européens, et déployant un faste en rapport avec la richesse du puissant gouvernement colonial qui l'avait sans doute organisée. Nous nous demandions avec anxiété quelle était la partie du fleuve que cette expédition avait pu reconnaître au-dessus de Luang Prabang. A partir de ce point jusqu'à Pak Lay, le cours du fleuve était connu par le voyage de Mouhot, et nous arriverions probablement à temps dans cette dernière ville pour achever, avant tout autre voyageur, la reconnaissance de la partie sud du fleuve, dont le cours, levé pour la première fois , demeurerait notre propriété incontestable. Mais il était dur, pour qui avait espéré de plus vastes découvertes et la gloire plus éclatante de pénétrer jusqu'en Chine par la vallée du Cambodge, de se contenter d'un lot relativement aussi mince que le tracé de six cents milles géographiques du cours de ce fleuve.

Ainsi, notre voyage commençait à peine, et déjà l'inconnu manquait sous nos pieds ; là où nous avions espéré une récolte vierge encore de tout moissonneur, il ne nous restait plus qu'à glaner sur les pas d'autrui. Nous en étions inconsolables. Le commandant de Lagrée surtout était plus affecté qu'il ne se l'avouait à lui-même. Une réflexion lui vint cependant qui nous réconforta un peu. « Les Anglais n'ont pu, nous dit-il, reconnaître bien haut le fleuve du côté du Tibet, puisque, partis. sans doute de Birmanie, ils se rabattent déjà vers le sud; eh bien ! s'ils ont reconnu avant nous la partie médiane du cours du fleuve; nous prendrons notre revanche dans le Nord, et nous pousserons jusqu'aux sources, s'il le faut, pour dépasser leurs traces. »

L'émulation dans, les entreprises scientifiques est un ressort d'une incomparable puissance. Le chagrin que nous avions ressenti tout d'abord en nous voyant devancés, devint un stimulant qui nous anima d'une ardeur plus grande et d'une foi nouvelle. Ce fut dans ces dispositions que, le 14 avril, nous nous remîmes en route.

Un peu en aval de Xieng Gang, nous rencontrâmes un de ces radeaux construits en bambous , dont il a déjà été parlé, véritables maisons flottantes qui permettent, lorsqu'on descend le fleuve, de transporter de nombreux voyageurs et des quantités énormes de marchandises. Celui-ci avait à bord une véritable colonne de bonzes et autres indigènes qui, partis de Luang Prabang, allaient visiter le sanctuaire célèbre de Peunom. On se rappelle sans doute le trait d'héroïque piété que ce lieu sacré avait inspiré à note trucheman Alévy. Nous souhaitâmes aux dévots pèlerins une interprétation moins sévère des volontés du Bouddha.

Le fleuve conservait la physionomie plus paisible qu'il avait revêtue aux environs de Xieng Cang. Son lit, beaucoup plus étroit, était en entier occupé par ses eaux, et c'est à peine si, de loin en loin, une assise de roches traversant le fond venait produire une accélération dans la vitesse du courant, qui était redevenu très-faible. La profondeur, au lieu de présenter les énormes inégalités des jours prééédents, se maintenait d'une façon régulière entre dix et douze mètres. Notre navigation était aussi facile et aussi rapide qu'elle avait été pénible et lente entre Vien Chan et Xieng Cang. Nous passâmes ainsi devant l'embouchure du Nam Leur, située sur la rive gauche, à quelques milles en avant de Xieng Gang.

Cette rivière avait été reconnue déjà par Mouhot ; mais ses notes n'en indiquaient pas sans doute assez clairement la direction, et sur la carte de son voyage, on l'a fait couler vers le sud, en sens inverse de son cours véritable. Cette erreur, que sa mort prématurée et si regrettable explique aisément, prouve combien il est difficile à tout autre qu'à celui qui les a prises, de tirer parti de notes de voyage écrites à la hâte et pleines de sous-entendus et d'abréviations. Depuis que nous nous rapprochions de l'itinéraire suivi par l'infortuné naturaliste, nous étudions chaque soir sa carte avec le plus grand soin pour contrôler les renseignements des indigènes. La position de Leui, centre d'une exploitation importante de fer magnétique qui était à deux jours de marche dans le sud-est par rapport à nous, était évidemment indiquée trop au nord sur cette carte, puisqu'elle était marquée plus au nord que nous n'étions nous-mêmes. Mais l'épreuve décisive du degré de certitude que pouvait présenter le travail géographique de Mouhot devait être faite à Pàk Lay, point où la route de la commission française et la sienne allaient se croiser pour la première fois.

A partir de l'embouchure de Nam Leui, le fleuve contourne une série de collines isolées, d'origine calcaire, autour desquelles il forme des lacets comparables aux méandres de la Seine aux environs de Paris. Comme direction générale, nous avions cessé de faire du sud, mais nous continuions à faire toujours de l'ouest. Nous nous trouvions en ce moment un peu au-dessous du dix-huitième parallèle, et à un degré environ à l'est du méridien de Ban Kok, c'est-à-dire presque droit au nord et à une centaine de lieues de cette dernière ville. Nous nous expliquions, en ce moment, comment Mouhot, qui était parti de Ban kok, n'avait eu à faire, dans l'intérieur du Laos, pour rejoindre le Cambodge, que les deux cinquièmes environ de la route que nous avions dû parcourir, depuis Pnom Penh, pour arriver au même point[1].

Le 16 avril au matin, la rive gauche du fleuve s'aplanit et les chaînes de collines s'en éloignèrent comme s'il avait retrouvé soudain sa liberté d'action, le Mékong se redressa vers le nord et se maintint dans cette direction en ne présentant plus que des inflexions insignifiantes. Il y avait six semaines que nous n'avions eu l'heure de suivre une pareille route. En même temps le lit du fleuve s'élargit et quelques grandes îles s'y montrèrent : nous n'étions plus qu'à une douzaine de milles de Pak Lay.

Ce fut à ce moment qu'on nous annonça que les Anglais, redescendant le fleuve, étaient partis le matin même de ce dernier point et que nous n'allions pas tarder à voir passer leurs radeaux. Le commandant de Lagrée, pour dégager sa responsabilité, s'occupa immédiatement de la rédaction d'une note destinée au gouverneur de la Cochinchine française.

Cette note résumait les principales circonstances de notre voyage depuis notre départ de Saïgon, indiquait les causes des retards survenus dans l'accomplissement de notre mission, causes dont aucune ne nous était imputable, et faisait valoir la célérité avec laquelle, une fois muni des passeports que j'avais dû aller chercher jusqu'à Pnom Penh, j`avais rejoint l'expédition en marchant, sans m'arrêter, plus de trente jours de suite, et l'activité déployée à partir de ce moment pour regagner le temps perdu.

De mon côté, j'achevai à la hâte un croquis de la carte du fleuve contenant tout notre itinéraire depuis Cratieh et je l'accompagnai d'une brève indication des principaux résultats géographiques dont nous pouvions les premiers revendiquer l'honneur. Ces différents travaux terminés, nous attendîmes de pied ferme nos collègues en exploration indochinoise.

A midi, un premier ,radeau apparut : hélé par le petit mandarin laotien qui était chargé de nous conduire de Xieng Cang à Pak Lay, il manoeuvra de façon à venir aborder à la pointe d'amont de l'île le long de laquelle nos barques se tenaient amarrées. Le courant le porta bientôt sur nous. Il n'y avait à bord aucun Européen; mais nous apprîmes de ceux qui le montaient qu'un second radeau n'allait pas tarder à passer qui en contenait trois. C'était à ce chiffre que se réduisaient les quarante Anglais qu'on nous avait annoncés. Un mandarin siamois d'un rang élevé les accompagnait, et, au dire des gens du radeau , avait autorité sur eux. Cette dernière circonstance commença à nous faire douter du caractère que nous avions supposé jusque-là à la prétendue mission européenne. Le second radeau se montra à ce moment: en voyant sa conserve arrêtée auprès de nous, il fit mine de venir la rejoindre : puis quelque hésitation parut se manifester à bord : il reprit le fil du courant et alla prendre terre à une assez grande distance de nous, à l'extrémité d'aval de l'île. Dès que nous fumes sûrs qu'il manoeuvrait pour s'arrêter, le commandant de Lagrée me dépêcha à bord pour ouvrir les négociations et entrer en relation officielle avec les nouveaux venus.

Au lieu des uniformes anglais que je m'attendais à rencontrer, quelle ne fut pas ma surprise en me voyant accueilli par un Européen simplement vêtu, qui me souhaita le bonjour en français. Je me trouvais en présence d'un employé de notre colonie de Cochinchine, M. Duyshart, Hollandais de naissance, qui avait quitté Saigon pour prendre du service auprès du roi de Siam, dont il avait été nommé le géographe ordinaire. Il avait quitté Ban Kok au commencement de la saison sèche dernière, avait remonté en barque la branche la plus orientale du Menam, jusqu'au moment où elle était devenue innavigable, puis avait rejoint par terre le Cambodge à un point nommé Xieng Khong, situé près des limites du Laos Siamois et du Laos Birman. Depuis Xieng Khong, il descendait le fleuve en radeau et avait pour mission de faire le levé géographique de son cours. La saison pluvieuse l'effrayait beaucoup et il ne comptait pas achever ce travail cette année même; il voulait retourner hiverner à Ban Kok, pour reprendre à la prochaine saison sèche ses travaux géographiques dans le sud. Il avait la tête remplie de terribles histoires sur l'insalubrité du Laos, et parut nous considérer comme des gens morts, puisque nous persistions à nous avancer dans le Nord malgré les pluies.

Quant aux deux autres Européens qui l'accompagnaient, c'étaient deux métis nés de femmes siamoises qui lui servaient d'aides et de domestiques.

M. Duyshart m'avoua que notre rencontre lui avait causé les plus vives appréhensions. Le bruit avait couru à Luang Prabang qu'un certain nombre de Français remontaient le fleuve à la tête d'une troupe de Cambodgiens armés; il connaissait vaguement la révolte qui venait d'ensanglanter cette dernière contrée, et il avait craint un instant de se trouver en présence d'une bande de maraudeurs et de pillards, qui pouvait lui faire un mauvais parti. Aussi avait-il cherché à éviter cette rencontre et ne s'était-il un peu rassuré qu'en voyant le radeau qui le précédait entrer en pourparlers amicaux avec nos barques. Il avait cependant jugé prudent de s'arrêter en aval, pour pouvoir au besoin détaler plus promptement.

Ainsi, grâce aux exagérations des indigènes, nous nous étions des deux côtés alarmés inutilement. La mission de M. Duyshart était cependant une mission scientifique, et il était muni d'instruments d'observation qui lui avaient permis de dresser une carte des pays qu'il avait parcourus. Mais son voyage n'avait pas la portée que nous lui avions supposée tout d'abord. Il avait reconnu, il est vrai, le cours du Cambodge 120 milles au-dessus de Luang Prabang, mais il n'était pas sorti des limites des possessions siamoises. Xieng Khong, le point le plus haut qu'il eût atteint sur le fleuve, n'était que peu au-dessus du vingtième parallèle, et se trouvait presque à l'ouest de la ville qui avait été le terme du voyage de Mouhot. Le fleuve faisait dans l'intervalle un nouveau crochet vèrs le sud qui augmentait considérablement la distance. A Xieng Khong, le Mékong paraissait venir du nord-ouest; comme largeur et comr4e débit, il ne paraissait pas encore sensiblement amoindri; mais, à partir de ce point, il s'engageait dans une contrée où les populations étaient en guerre les unes avec les autres et où M. Duyshart pensait qu'il nous serait impossible de pénétrer.

M. Duyshart avait été parfaitement accueilli à Luaur Prabang, et il me montra les cadeaux qu'il avait reçus du roi. Il va sans dire que, comme envoyé officiel du roi de Siam, son voyage était complètement défrayé par les populations qu'il traversait. Son étonnement fut grand quand il apprit que nous payions scrupuleusement tous les services qu'on nous rendait. Il me laissa entrevoir cependant que, quoique fort accoutume à la manière de faire des Asiatiques, les exactions et les abus de pouvoir du mandarin siamois qui l'accompagnait, lui paraissaient souvent exorbitants.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livraison.)

 

VII (suite).

Pak Lay. - Les rapides Keng Luong et Keng Sanioc. - Un radeau naufragé. - Un poisson gigantesque. - Arrivée à Luang Prabang. - Importance de cette ville au point de vue politique.- Quelques considérations sur le rôle de la France en Indo-Chine.

En échange de ses intéressants renseignements, je donnai à M. Duyshart quelques indications sur la route qu'il allait suivre et les latitudes des principaux points qu'il allait rencontrer en descendant le fleuve. Il voulut bien se charger de remettre nos lettres et nos plis officiels au consul de France à Ban Kok, et il s'est acquitté scrupuleusement de cette mission. Grace à lui, la carte de notre voyage jusqu'au point où nous l'avions rencontré parvint à Saïgon quelques mois après. Malgré son imperfection, elle fut immédiatement publiée par ordre du gouverneur de la colonie, dans le but de prendre date pour nos découvertes. C'est ce croquis, reproduit peu après dans les Mitteilungen, qui fit connaître en Europe les premiers résultats géographiques de notre exploration.

Depuis mon retour en France, je n'ai pu retrouver aucune trace des travaux de M. Duyshart; leur publication eût été fort utile pour reconstruire la carte de la vallée supérieure de la branche la plus orientale du Menam. Il est possible que le gouvernement siamois, qui n'avait fait entreprendre ce voyage que dans le but de contrôler nos propres assertions, et de pouvoir discuter en connaissance de cause la question toujours pendante de ses véritables limites du côté du Cambodge et de la grande chaîne de Cochinchine, ait cru devoir garder entièrement pour lui les renseignements rapportés par son géographe en titre. Peut-être aussi M. Duyshart a-t-il succombé aux fatigues de son voyage. Il serait regrettable dans ce cas que ses notes et ses observations ne fussent point tombées entre les mains de personnes qui puissent en tirer parti.

A une heure et demie, je pris congé de M. Duyshart, dont le radeau se remit aussitôt en marche. Sa rencontre, les renseignements qu'il nous donnait sur le haut du fleuve étaient certainement l'événement le plus considérable du voyage depuis notre départ de Saigon. En élargissant sensiblement le cercle de nos connaissances dans le nord de la vallée du fleuve, il nous faisait entrevoir en même temps de nombreuses difficultés au delà de Xieng Khong. La plupart d'entre nous faisaient bon marché d'indications que M. Duyshart ne donnait que d'après le dire des indigènes, dont les exagérations nous étaient connues. Néanmoins nos causeries et nos discussions furent longtemps défrayées et animées par cet incident inattendu de la présence d'un Européen au milieu de ces contrées sauvages.

Le soir même , nous franchissions les limites du royaume de Luang Prabang. Nous nous trouvions à l'extrémité du rapide appelé Keng Sao. Le fleuve, qui en cet endroit avait plus d'un kilomètre de large, présentait un aspect assez semblable à celui qu'il nous avait offert au-dessus de Sombor dès la rencontre des premiers rapides. Des brousses submergées, des îlots et des roches encombraient ce vaste espace, et nous dûmes le lendemain nous servir plusieurs fois de cordes pour faire passer à nos barques les points les plus difficiles du chenal sinueux qu'il faut suivre au milieu de tous ces obstacles (voy. p. 400).

Un peu au-dessus de Deng Sao, le lit du Cambodge se rétrécit et se nettoie un peu. Les collines se rapprochent encore une fois des rives et enferment entre deux parois de roches toutes les eaux du fleuve. Les maisons de Pak Lay apparaissent au milieu des grands arbres qui bordent la rive droite. Au pied de la berge, qui avait à ce moment une quinzaine de mètres d'élévation au-dessus du niveau de l'eau, s'étend devant le village un long banc de sable sur lequel avaient été construites quelques grandes cases en bambou, pour recevoir M. Duyshart, le mandarin siamois qui l'accompagnait et les gens de leur suite. C'était là une installation toute prête dont nous nous empressâmes de profiter quand, le 17 avril, à dix heures du matin, nous débarquâmes à notre tour à Pak Lay.

Le village , construit cri pleine forêt, présente une physionomie différente de celle que nous étions accoutumés à rencontrer. Pas de palmiers aux environs des cases, et les rizières, qui partout ailleurs touchent les dernières maisons, sont ici. fort éloignées dans l'intérieur ; le pays , plus accidenté , offre peu de plaines pour cette culture. La forêt elle-même revêt un aspect plus sévère et des teintes plus sombres. Le yaô , ce magnifique arbre à huile qui sert dans le Sud à construire des pirogues, a disparu; de nombreuses essences nouvelles font leur apparition. Au nord du village et cachée dans les arbres, s'élève une petite pagode dépourvue de toutes les constructions accessoires qui entourent ordinairement un temple au Laos, mais mieux placée pour inspirer le recueillement.

Les fêtes de la saison continuaient encore. Les arceaux de la forêt retentissaient de clameurs joyeuses : partout s'élevaient des autels improvisés et s'organisaient les jeux habituels. Notre présence au milieu des spectateurs n'excitait aucune émotion. Les habitants paraissaient d'un naturel plus réservé, et étaient loin de nous témoigner la curiosité indiscrète dont nous avions eu à subir jusque-là les importunités. Il est vrai qu'ils étaient déjà familiarisés avec les figures européennes. Il y avait six ans que Mouhot avait passé à Pak Lay, venant de Muong Leui et de Ban Kok.

Comme je l'ai déjà dit, j'avais acquis la conviction tue toutes les latitudes attribuées par Mouhot aux points qu'il avait visités entre Korat et Luang Prabang étaient beaucoup trop septentrionales. Les indications que m'avait données M. Duyshart m'avaient confirmé dans la pensée que l'erreur signalée plus haut sur la position de Muong Leui n'était point un fait isolé, mais qu'elle se renouvelait en grandissant sans cesse jusqu'à Luang Prabang. Je pus, à Pak Lay, premier point commun entre notre itinéraire et celui de Mouhot, mesurer exactement cette erreur. La latitude de ce point avait été donnée par lui de dix-neuf degrés seize minutes cinquante-huit secondes ; je trouvai dix-huit degrés douze minutes vingt secondes, c'est-à-dire une différence en moins de plus de soixante-quatre milles géographiques. Le transport à dos d'éléphant des instruments de Mouhot, dans la région montagneuse qui sépare Korat de Pak Lay, avait été funeste, on le voit, à leur exactitude.

Il n'y a que des communications très-restreintes entre cette partie de la vallée du fleuve et Ban Kok. Le mouvement commercial n'est cependant pas absolument nul. Une route assez bonne longe la rive droite du fleuve, entre Pak Lay et Luang Prabang. Ce fut celle que suivit Mouhot pour se rendre à ce dernier point. Elle était fréquentée jadis par les caravanes chinoises, qui partaient chaque année du Yun-nan et se dirigeaient, une partie sur Ken Tao, province située entre Muong Leui et Pak Lay ; l'autre partie dans l'ouest, sur Muong Nan et Xieng Mai. Ces caravanes, composées d'une centaine de personnes et de deux ou trois cents chevaux ou bœufs porteurs, venaient échanger des ustensiles de cuivre et de fer, de la passementerie, de la soie grège et du fil d'or, contre du coton, de l'ivoire, des cornes de cerf et de rhinocéros, des plumes d'oiseaux et des crevettes séchées qui, sur ces derniers marchés, proviennent de Moulmein. Depuis les guerres qui ont désolé le sud de la Chine et la rive gauche du Mékong, ce trafic a complètement cessé et on ne rencontre plus sur cette route que quelques colporteurs pégouans. Xieng Mai et Muong Nan communiquent aujourd'hui avec le Yun-nan par la voie plus commode de Xieng Tong, que le voyage du lieutenant, aujourd'hui général Mac Leod, accompli ea 1837, n'a pas peu contribué à faire suivre.

Le fleuve n'est pas entièrement abandonné comme moyen de transport entre Luang Prabang et le Laos méridional. Il sert de route à un commerce local qui est loin, il est vrai, d'avoir l'importance du précédent. Il a été parlé déjà, dans le cours de cette relation, des grands radeaux qui réussissent à franchir les rapides les plus dangereux. Ce sont les seules embarcations usitées par les commerçants ou les voyageurs qui descendent le fleuve. Les pirogues de cette zone sont devenues beaucoup plus petites, par suite de la disparition de l'espèce de yaô propre à leur construction, et ne pourraient que difficilement recevoir les marchandises d'une nature aussi encombrante que les nattes et les poteries que Luang Prabang expédie dans le sud, principalement à Nong Kay.

Nous congédiâmes à Pak Lay les barques de Xieng Gang, et le chef du village déploya la plus grande activité pour nous en faire préparer de nouvelles, en nombre plus considérable, en raison de leur plus faible dimension. Il fallut sept pirogues du village pour remplacer les cinq qui nous avaient amenés. Elles furent prêtes en quarante-huit heures, et le 19 avril au matin nous nous remîmes en route.

Jusqu'à Luang Prabang, et même jusqu'à Xieng Khong, l'ascension du fleuve ne pouvait plus avoir le côté imprévu que nous avait offert notre voyage de Houtén à Pak Lay : nous connaissions. à peu près la direction que nous allions suivre; mais la transformation de la végétation et de la population, qui était plus sensible chaque jour depuis que nous remontions vers le nord; donnait au paysage un caractère de nouveauté qu'il n'avait pas eu depuis longtemps. Les montagnes calcaires qui dominaient la vallée du fleuve affectaient les formes les plus tourmentées et les plus bizarres, et encadraient ses eaux de lignes dentelées d'un effet original. De véritables jets de marbre se dressaient parfois subitement sur les rives, et formaient des murailles à pic que le fleuve baignait d'une onde tantôt tranquille, tantôt écumante.

Le Mékong était loin de couler à pleins bords entre les berges de plus en plus élevées qui limitaient son cours : une grande partie de son lit était à découvert ; il fallait souvent, pour arriver à la rive, franchir de longs espaces hérissés de rochers. Çà et là quelques bancs de sable sur lesquels s'élevaient d'immenses pêcheries, véritables villes de bambou déjà abandonnées par les pêcheurs, la crue des eaux pouvant se faire sentir maintenant d'un moment à l'autre.

Le lendemain de notre départ de Pak Lay , nous passâmes au pied d'une haute montagne à deux sommets, Phou Khan, descendant jusqu'au fleuve en trois gradins gigantesques, dont le dernier offre une hauteur verticale de plus d'une centaine de mètres. Sur l'autre rive se trouve un village, Muong Diap, auquel nous nous arrêtâmes un instant; il fallut, pour y arriver, grimper à une échelle en bambou. d'une vingtaine de mètres de hauteur, la rive étant trop à pic et la roche qui la composait trop dure pour que les habitants aient pu y pratiquer les sentiers habituels. Nous fûmes récompensés de notre ascension par une vue des plus pittoresques : nous avions devant nous la longue perspective du fleuve, longeant pendant plusieurs milles la haute chaîne qui, vis-à-vis de nous, était venue tangenter son cours. Dans cet intervalle et paraissant jaillir de ses ondes, une série d'aiguilles calcaires bordaient la rive gauche et élevaient aux cieux leurs flèches aiguës et dénudées. A leur pied, une végétation vigoureuse dissimulait la roche et se réfléchissait dans les eaux profondes. Une rivière, le Nam Poun, venait près du village mêler ses eaux à celles du Cambodge. et sa vallée sinueuse déchirait d'une ligne plus sombre l'uniforme plaine de verdure que formaient, vues à distance, les forêts de la rive opposée.

Pendant trois jours, nous ne vîmes plus aucune habitation sur les bords du fleuve, et nous dûmes chaque soir coucher dans nos barques. Les seuls incidents de la navigation étaient les rapides que nous rencontrions tous les trois ou quatre milles, et qui pour la plupart étaient formés par les galets et les roches accumulés à leur embouchure par les nombreux petits affluents que le fleuve reçoit dans cette région. Nos bateliers franchissaient ces obstacles sans cordes et avec leurs gaffes, à l'aide de quelques vigoureux efforts. De temps en temps un orage illuminait d'éclairs multipliés la scène du fleuve, et mêlait au bruit de ses eaux les roulements du tonnerre mille fois répétés par les montagnes des rives. La grêle n'était point rare pendant ces grains qui duraient à peine une demi-heure et qui abaissaient brusquement la température de quatre ou cinq degrés.

Le cours du fleuve était remarquablement droit et dirigé au nord; en certains endroits. il remplissait entièrement son lit : sa largeur se réduisait alors à cent cinquante mètres environ; les collines qui le bordaient avaient un aspect si régulier, qu'on eût dit un canal. Une série de petites cascades tombaient de tous côtés dans ses eaux avec un bruit argentin (voy. p. 409).

Le 23 avril, nous rencontrâmes, sur la rive gauche, à l'embouchure d'une petite rivière, le Nam Loua, un groupe de cases où nous essayâmes de renouveler notre stock de provisions de bouche qui se trouvait absolument réduit à du riz. Nous ne trouvâmes que des oeufs.

Le soir nous fûmes plus heureux, et nous pûmes acheter dans un village assez considérable, situé, comme le précédent, à l'embouchure d'une rivière, le Nam Neun, une quantité satisfaisante de volailles au prix de quinze centimes l'une. Dans la journée nous avions reconnu un affluent considérable de la rive droite, le Nam Houn, qui est loin d'avoir en ce point la largeur de cent mètres que lui attribue Mouhot.

A partir du Nam Neun, on nous annonçait les difficultés les plus grandes : le fleuve n'allait présenter qu'une succession de rapides. En quittant le village auprès duquel nous avions passé la nuit, il se rétrécit et sa profondeur augmente rapidement : je trouvai successivement trente mètres, puis soixante mètres. Nous arrivions au pied de Kong Luong, l'un des rapides les plus dangereux que nous eussions à franchir. Comme pour nous en montrer les périls, un cadavre emporté par le courant vint à ce moment passer près de nos barques. C'était celui d'un sauvage appartenant à l'une des nombreuses tribus qui habitent les montagnes voisines du fleuve. Un banc de sable et des roches s'avançaient sur la rive gauche et formaient au-dessous du rapide une sorte de petite baie à l'abri des remous; ce fut là que nos barques abordèrent : il fallait les décharger complétement et leur enlever jusqu'aux toits en feuilles et la carcasse en bambou sur laquelle ils étaient établis. Pendant que les bateliers et nos Annamites s'occupaient de ce travail, nous remontâmes le long du banc de sable pour reconnaître la difficulté.

Trois énormes rochers s'élevaient au milieu du fleuve et formaient une sorte de barrière longitudinale qui le partageait en deux bras. Le dernier de ces îlots se terminait vis-à-vis la pointe du banc sur lequel nous nous trouvions et ne laissait là qu'un étroit passage, heureusement très-court, dans lequel les eaux s'engouffraient avec une violence inouïe. C'était ce passage que devaient prendre nos barques. De la rive où nous nous trouvions, il était impossible de juger quelle était la force du courant dans l'autre bras du fleuve : mais au bruit sourd qui nous parvenait et aux jets d'écume qui blanchissaient les intervalles du rideau de roches qui nous masquait la rive droite, il était évident que ce second passage était absolument impraticable.
Je voulus cependant m'en assurer de visu.

En amont du rapide, d'énormes falaises de rochers abrupts encaissent de tous côtés les eaux du fleuve et forment une sorte de bassin d'apparence circulaire, où les eaux calmes, noires et profondes ne trahissent le voisinage du danger que par d'imperceptibles rides, effets de l'attraction du courant. Sur les parois du rocher, on distinguait nettement au-dessus de nos têtes la ligne tracée par le fleuve à l'époque des hautes eaux; elle accusait entre les deux saisons une énorme différence de niveau. Pendant que le commandant de Lagrée et M. Delaporte cherchaient à la mesurer, je me jetai à l'eau et traversai le fleuve à la nage. Il n'avait, guère plus de deux cents mètres de large. J'eus quelque peine à prendre pied sur l'autre rive ; elle était formée d'énormes blocs de pierre entassés les uns sur les autres et se prolongeant sous l'eau , pareils aux débris d'un mur cyclopéen. Quand j'eus réussi, non sans quelques écorchures, à me hisser sur l'un d'entre eux, les rides dont j'ai parlé plus haut se transformaient déjà en vagues menaçantes qui se brisaient en écumant sur ce lit inégal. Vis-à-vis de moi la falaise s'était écroulée pour livrer passage à un torrent, en ce moment presque à sec, mais qui pendant chaque jour de pluie accumule à son embouchure une immense quantité de galets. Ces galets joints aux roches provenant de la berge couvraient entièrement le bras du fleuve que j'avais devant moi. Les eaux, irritées de ce soudain obstacle et attirées par le vide profond de la partie en aval où elles retrouvaient soudain une profondeur de soixante mètres, se précipitaient au milieu des roches qu'elles recouvraient d'une mer d'écume et au bout d'une course furibonde de plusieurs centaines de mètres venaient se joindre à l'extrémité du dernier îlot à l'espèce de torrent que formait là le bras de la rive gauche.

Après avoir contemplé quelque temps ce spectacle éblouissant et assourdissant à la fois, je m'éloignai le plus possible en amont avant de me rejeter à l'eau pour retraverser le fleuve; mais, n'eût été la force du courant que je ne pouvais vaincre sans prendre une avance considérable, j'aurais vivement préféré un exercice de nage plus long d'une heure à cette promenade de dix minutes sur ces rochers aigus aux parois glissantes sur lesquelles il m'était souvent impossible de me tenir debout et nécessaire de me traîner à quatre pattes.

Quand j'arrivai enfin sur l'autre rive, le commandant de Lagrée et M. Delaporte avaient réussi à mesurer le marnage du fleuve : il dépassait seize mètres ! L'aspect du rapide au moment des hautes eaux doit être magnifique : toutes les roches qui occupent le milieu de la rivière sont recouvertes, et le Cambodge n'offre plus qu'une masse imposante d'écume coulant à pleins bords entre deux parois de rochers.

A midi, toutes nos barques avaient franchi sans accident et à l'aide de cordes le passage difficile. On les couvrit et on les chargea de nouveau et nous nous remîmes en route.

Les obstacles se multiplièrent devant nous pendant toute la journée, sans présenter cependant de difficulté aussi sérieuse que celle que nous venions de vaincre. Le chenal était de plus en plus encombré et rétréci par les roches, et à chaque angle, ou à chaque anfractuosité de leurs parois, il fallait lutter contre un courant dont la vitesse se décuplait tout à coup. La vallée du fleuve était redevenue complétement déserte et présentait un aspect de plus en plus sauvage. A quatre heures et demie du soir, nous nous arrêtâmes devant un nouveau rapide, Kong Sanioc, qui nécessitait encore le déchargement de nos barques. Le passage en fut remis au lendemain.

Une seule roche debout au milieu du fleuve et formant une arche naturelle plus irrégulière et moins grandiose que celle du Toulinguet à l'entrée de Brest se prolongeait sous l'eau par de larges assises et créait devant nous une sorte de chute torrentueuse qui accusait un dénivellement subit de près d'un mètre entre les eaux d'amont et celles d'aval. En hâlant nos barques vides avec des cordes contre ce courant de foudre, l'une d'elles se remplit; mais le patron, resté fièrement debout au gouvernail, n'en continua pas moins à la diriger entre deux eaux, et les effets combinés de son aviron et de notre amarre réussirent à amener le long du bord la légère pirogue, qui fut vidée et remise à flot en un clin d'oeil.

Le reste de la journée se passa à contourner péniblement une haute montagne calcaire qui s'élevait sur la rive droite du fleuve, et au pied de laquelle ses eaux décrivaient un demi-cercle. Vers le soir, nous avions réussi à doubler cette espèce de promontoire ; le courant s'était calmé ; des plages de sable remplaçaient les falaises de roches ; celles-ci se terminaient du côté de la montagne, au nord de laquelle nous nous trouvions maintenant, par un mur calcaire d'une grande élévation, surplombant sur le fleuve. Une cascade jaillissait du sommet et ses eaux brillantes, à demi voilées par un rideau de lianes, d'arbustes et de plantes grimpantes qui croissaient de toutes parts sur la pierre humide, retombaient en pluie fine, tout irisée des rayons du soleil couchant. Nous nous arrêtâmes sur un banc de sable pour jouir de ce charmant paysage et préparer notre campement pour la nuit. Quelques marchands laotiens y étaient arrivés avant nous   : ils nous montrèrent à peu de distance un radeau naufragé sur les roches et déjà complétement envahi par les eaux. C'était là leur embarcation, et ils travaillaient activement à en sauver le contenu: déjà étalés sur le sable, se trouvaient des nattes, des gâteaux de cire, des paquets de gingembre. Mais que de choses avariées ou entraînées sans retour par le courant! Les malheureux voyageurs n'en supportaient pas moins cette infortune avec beaucoup de philosophie, et songeaient déjà à reconstruire un nouveau radeau avec les bambous de la rive.

Nous étions à ce moment très-près de Thadua, l'une des étapes de Mouhot dans son voyage par terre de Pak Lay à Luang Prabang. A une centaine de mètres de la berge, se trouvait une route assez large, remplie de traces d'éléphants et de boeufs porteurs. C'était celle que suivaient jadis les caravanes chinoises et qu'avait prise le voyageur français.

Le lendemain, nous arrivâmes de bonne heure à un grand village, Ban Coksay, où nous devions changer de barques. Notre isolement commençait à nous peser et nous avions hâte de voir de plus près les populations nouvelles que nous traversions. Coksay avait une belle pagode et ce fut le premier point qui attira notre attention. L'un des bonzes, gagné par les façons avenantes de notre géologue et le voyant à la recherche de toutes sortes de cailloux, vint lui montrer en grand secret un morceau d'anthracite. Jugez de l'émoi du docteur Joubert à la vue du précieux combustible. II fut malheureusement impossible de savoir d'où provenait cet échantillon et si la région avoisinante recélait des filons exploités. La défiance des indigènes est grande. on l'a déjà vu dans le cours de ce récit, et ils n'ont garde de fournir à un étranger des renseignements précis sur les richesses minérales que leur pays peut contenir. Soit pour ce motif, soit par ignorance réelle, le bonze, malgré les petits cadeaux à l'aide desquels on essaya de capter sa confiance, ne voulut donner aucune indication utile sur la façon dont ce spécimen de houille était venu en sa possession. Nous en restâmes donc aux conjectures.

La population de Ban Coksay est laotienne ; mais un grand nombre de sauvages des montagnes avoisinantes viennent dans le village y échanger quelques produits ; ceux que nous vîmes appartenaient pour la plupart à la tribu des Khmous, excessivement nombreuse dans les environs de Luang Prabang. Leur physionomie n'avait plus cette expression soumise et craintive que les sauvages du Sud ont dans leurs relations avec les habitants de la vallée du fleuve. Ils traitaient au contraire d'égal à égal avec la race conquérante. Au sein de cette région montagneuse, leur propre berceau, ils reprenaient l'ascendant de leur énergie native et de leurs qualités plus viriles. Leur nombre, le besoin que l'on avait d'eux pour défendre contre des voisins entreprenants les défilés des montagnes, en faisaient des auxiliaires que l'on ménageait, et non, comme à Bassac ou à Attopeu, une matière imposable, productive de poudre d'or et d'esclaves.

En face du village se trouvaient de grandes pêcheries dont la campagne paraissait avoir été très-fructueuse. Quelques indigènes employaient les derniers jours qui leur restaient encore, avant la crue des eaux, pour jeter une dernière fois leurs filets dans les parties du fleuve abritées du courant par une disposition heureuse des rochers des rives ; dans ces endroits frais, calmes et profonds, les gros poissons que nourrit le Cambodge trouvent, au milieu de tant de tourbillons et de rapides, le repos qui leur est nécessaire pour frayer. Nous fûmes témoins de la capture de l'un d'eux, qui nous étonna par ses énormes dimensions : il fallut le concours de cinq ou six hommes pour l'amener sur la rive. Il n'y avait malheureusement personne parmi nous à qui l'ichthyologie fût familière, et je ne puis renseigner le lecteur sur le genre et l'espèce auxquels appartenait cet infortuné habitant des eaux. Il eût été cependant intéressant de reconnaître s'il était parent d'une des grandes espèces que nourrit le grand lac du Cambodge, et qui sont, au moment de la baisse des eaux, l'objet d'une pêche si fructueuse. Cette abondance de poisson, qui est particulière aux grands fleuves de l'Asie, fournit en Chine un appoint si considérable à l'alimentation des classes pauvres, que l'on a fait plusieurs tentatives pour acclimater en Europe quelques-unes des espèces les plus communes dans le fleuve Bleu. Est-ce au Tibet qu'il faut chercher le point de départ de ces poissons, qui sont certainement les rois de l'eau douce? Les lits de roche et les énormes profondeurs que présentent les cinq grands fleuves Brahmapoutre , Iraouady, Salouen, Cambodge , Yang-tseKiang, qui se dégagent du plateau de l'Asie centrale par son angle sud-est, sont-ils les causes déterminantes de leur production? Voilà bien des questions à résoudre pour Lui naturaliste.

Pour le moment, la seule chose que je puisse affirmer, c'est que la chair du poisson que l'on venait de prendre sous nos veux est une excellente nourriture.

A pareille pièce il fallait un gros acquéreur, et notre présence sur les lieux était pour le pêcheur une bonne fortune inattendue. Prévenu aussitôt par nos Annamites, très-connaisseurs et très-friands de poisson , notre chef de gamelle, M. Delaporte, accourut sur la rive et marchanda l'animal. Après un court débat, il lui fut adjugé pour une valeur équivalant à vingt-cinq sous environ de notre monnaie. Il pesait plus de soixante kilogrammes. Nos Annamites s'occupèrent immédiatement de le débiter en tranches et de le faire sécher au soleil , pour ajouter au garde-manger de l'expédition tout ce qui ne pouvait se consommer le jour même.

Le 27 au matin, nous quittâmes Ban Coksay. Après avoir franchi, immédiatement après notre départ, un rapide peu difficile, nous constatâmes un changement notable dans l'aspect général de la contrée. Les mouvements de terrain devinrent moins brusques ; les ondulations des collines qui se succédaient sans interruption le long des rives, prirent plus d'ampleur, nous offrirent des échappées plus nombreuses sur l'intérieur du pays, des perspectives plus lointaines. L'horizon élargi nous laissa voir ,. sur la rive gauche du fleuve, cinq plans de montagnes graduellement étages, de l'ouest à l'est ; sur les pentes, devenues moins abruptes , quelques villages se montrèrent çà et là en amphithéâtre. Le tapis sombre de verdure qui recouvrait uniformément toute la contrée, se diapra de taches d'une nuance plus claire, indiquant les cultures de riz de forêt.

Ce procédé de défrichement, employé surtout par les sauvages, est des plus simples et n'exige d'autre matériel aratoire qu'une hache. On coupe les arbres et les broussailles vers le milieu de la saison sèche ; quelques semaines après, on y met le feu. Dès que les premières pluies arrivent, on plante le riz à l'aide d'un bâton dans la légère couche de cendres qui recouvre le sol. On a ainsi, la première année, une magnifique récolte ; elle devient moins abondante la seconde année, et presque nulle la troisième. Le cultivateur change alors de localité , et prépare de nouveaux champs par de nouveaux incendies. Cette agriculture primitive est moins pénible que la culture savante des rizières permanentes de la plaine, qui exigent des labours et l'installation d'un système d'irrigation compliqué; mais elle n'est possible que dans une région forestière où la population est clair-semée et la végétation vigoureuse. Les espaces incendiés ne peuvent être remis en culture qu'une douzaine d'années après la dernière récolte de riz. C'est le temps qui est en moyenne nécessaire pour que la forêt reprenne possession du champ abandonné.

Le 28, nous franchîmes encore plusieurs rapides. dans lesquels le fleuve, devenu plus large, éparpillait ses eaux peu profondes entre quelques îles et de nombreux bancs de sable; le soir, nous nous arrêtâmes à Ban Seluang pour changer une dernière fois de barques : nous n'étions plus qu'à quelques milles de Luang Prabang. Grâce à l'activité déployée par tout le monde, nous pûmes dès le lendemain matin à sept heures nous remettre en route pour cette dernière destination.

Il fallait nous montrer avec tous nos avantages dans la capitale moderne du Laos. Depuis deux jours déjà, nos Annamites et nos Tagals fourbissaient leurs armes et mettaient en ordre leur tenue. Avant de tourner le dernier coude que forme le fleuve au-dessous de Luang Prabang, nous nous arrêtâmes pour revêtir nos plus beaux habits. Notre escorte avait réellement une attitude martiale sous son costume d'une blancheur éclatante, et elle portait avec beaucoup de désinvolture le grand col bleu rabattu des matelots français. Parmi les Annamites surtout, c'était à qui donnerait l'air le plus crâne aux ailes retroussées de son chapeau de paille et mettrait le mieux en évidence le ruban noir sur lequel le nom de Mékong s'étalait en lettres d'or.

Notre toilette terminée, nous doublâmes la pointe que formait sur la rive droite une petite colline calcaire. La ville de Luang Prabang nous apparut alors sur la rive opposée, à deux milles de distance environ. Le coup d'oeil qu'elle nous offrait était des plus pittoresques et des plus animés. Depuis notre départ de Cochinchine, nous n'avions pas rencontré une agglomération aussi considérable de maisons. Leurs toits pressés s'alignaient en séries parallèles le long du fleuve et entouraient de tous côtés un petit monticule qui s'élevait comme un dôme de verdure au milieu de cette surface grisâtre de chaume. Au sommet de ce monticule, un Tat ou Dagoba dégageait sa flèche aigüe du feuillage des arbres, et formait le trait dominant du paysage. Quelques pagodes s'étageaient sur les pentes de cette espèce de mont sacré, et leurs toits rouges tranchaient vivement sur le vert sombre de la végétation. Au pied des berges, hautes d'une quinzaine de mètres, des radeaux fixes, sur lesquels étaient construites de nombreuses cases, composaient, audessous de la ville, comme une seconde cité, que de nombreux sentiers en zigzag , qui apparaissaient de loin comme autant de lacets blancs, reliaient aux maisons de la rive. Des centaines de barques de toutes dimensions montaient ou descendaient rapidement le long de ce faubourg flottant , tandis que de larges et lourds radeaux, venant du haut du fleuve, cherchaient lentement près du bord un endroit commode pour s'amarrer et décharger leurs marchandises. Un monde de bateliers et de portefaix se mouvait au pied de la berge, et il s'en échappait une clameur confuse qui se mélangeait au murmure des eaux du fleuve et au bruissement des palmiers que le vent balançait sur les bords.

Deux plans successifs de hautes montagnes formaient à ce tableau un sombre canevas sur lequel, tout inondés de lumière, le fleuve et la ville s'enlevaient avec vigueur. Quelques nuages flottaient au-dessus des plus hautes cimes, et traçaient une ligne de démarcation irrégulière et indécise entre le vif azur du ciel et les teintes bleuâtres et dégradées des plus lointains horizons terrestres.

Sur l'autre rive du fleuve régnaient un calme et un silence relatifs ; sur la berge même , de longues rangées de bambous destinés à faire sécher les filets et le poisson ; un peu au delà, des jardins, quelques maisons éparses et des pagodes ; en troisième plan, une rangée de collines aux pentes abruptes et dénudées.

Il était midi quand nos barques s'arrêtèrent devant la ville : un mandarin subalterne se trouvait là pour nous recevoir. Nos hommes en armes descendirent à terre et formèrent la haie sur le passage du commandant de Lagrée. Guidés par notre cicérone indigène, nous gravîmes la berge, et nous pénétrâmes dans la ville. Pour la première fois, nous trouvions des rues très-larges et assez régulières, se coupant à angle droit, et formées par les maisons elles-mêmes ou par les hautes palissades qui en entouraient les dépendances. Après un court trajet, nous arrivâmes à Wat Pounkeo, pagode qui nous était assignée pour demeure jusqu'à ce qu'un logement spécial nous fût construit.

La population , qui eût été fort incommode si elle eût été importune, se montra moins empressée à nous voir que nous ne l'avions craint. Soit que le séjour de Mouhot et le passage de M. Durshart eussent émoussé déjà sa curiosité, soit qu'elle fût trop affairée pour s'apercevoir de notre présence, nous n'eûmes à nous débarrasser que des quelques gamins trop audacieux qui franchissaient l'enceinte de la pagode, et nous pûmes visiter la ville et observer ce qui s'y passait sans trop de gêne et sans trop d'émoi.

Un affluent assez important du Cambodge, le Nain Kan, vient contourner à l'est et au nord la petite colline au pied de laquelle la ville est construite et partage celle-ci en deux parties inégales dont la plus considérable reste au sud de son embouchure. Les bords du Nam Pan offrent, jusqu'à une assez grande distance dans l'intérieur, une succession ininterrompue de pagodes et de grands jardins où l'on cultive le bétel et où notre botaniste retrouva pour la première fois des pêchers, des pruniers, des lauriers-roses. Nous entrions dans une zone plus tempérée, où les fruits et les arbustes de l'Asie centrale peuvent croître et se développer.

C'est dans la partie méridionale de la ville que s'élève le palais du roi, énorme entassement de cases entouré d'une haute et forte palissade, et formant un rectangle dont l'un des côtés est contigu à la base de la colline centrale, qui est en cet endroit presque à pic. Un escalier de plusieurs centaines de marches est pratiqué là dans le roc et conduit directement à la pyramide sacrée qui en couronne le sommet. Un marché quotidien et excessivement animé se tient sous des hangars spéciaux situés près du confluent du Nam Kan et du Cambodge; mais tous les marchands sont loin de pouvoir y trouver place, et les échoppes en plein vent se prolongent encore pendant plus d'un kilomètre le long d'une grande rue parallèle au fleuve, sur laquelle donne la pagode que nous avions pour logement. C'était la première fois depuis notre départ de Pnom Penh que nous trouvions un marché dans le sens que l'on est habitué en Europe à donner à ce mot.

Cette activité subite, ce commerce devenu relativement considérable, si on en jugeait par les types nombreux et divers qui représentaient à Luang Prabang toutes les nations de l'Indo-Chine et de l'Inde, accusaient, évidemment , moins un changement de race ou une augmentation des produits du sol , qu'une différence radicale dans le régime politique. Plus riches et plus commerçantes encore avaient été les régions du Laos méridional au temps de leur indépendance ; l'oppression et le monopole siamois, en faisant aux vainqueurs une trop large part dans les bénéfices., ont seuls dégoûté les vaincus d'un travail devenu stérile et d'échanges qui se trouvent ruineux. A Luang Prabang. si la vie renaissait , c'est que la sujétion siamoise ne devait comporter que des charges légères et que l'on sentait à Ban Kok quels ménagements étaient dus à cette puissante province.

La fondation de Luang Prabang ne parait remonter qu'au commencement du dix-huitième siècle. La Loubère, dont les informations sur le royaume de Siam et les pays environnants sont si sûres et si complètes, et dont le récit se rapporte aux années 1687-88, ne mentionne pas cette principauté: L'éloignement de Luang Prabang du théâtre des guerres qui désolèrent l'Indochine au dix-huitième siècle contribua beaucoup à assurer sa prospérité, après avoir été sans doute l'une des causes déterminantes de sa fondation. Son gouvernement a été assez habile pour obtenir la protection nominale de la Chine, moyennant l'envoi tous les huit ans de deux éléphants en signe d'hommage ; il s'est assujetti également à un tribut triennal vis-à-vis l'empire d'Annam auquel son territoire est limitrophe. La contrée montagneuse qu'il faut traverser pour atteindre Luang Prabang, l'énergie plus grande que sa population doit au mélange des tribus sauvages, nombreuses et guerrières, qui habitent les confins du Tong King et du Laos, mettent cette province dans des conditions exceptionnelles de résistance aux exigences de Siam. Aussi fut-ce la seule province du Laos à qui il ne fut demandé aucun contingent lorsqu'il s'agit en 1828 de dompter la rébellion de Vien Chan. Luang Prabang resta absolument neutre pendant la lutte, et si des rivalités de famille firent accueillir à ses gouvernants avec une joie secrète la chute du roi Anu, ils donnèrent avec empressement un asile à tous les réfugiés du royaume vaincu, et Ban Kok n'osa les leur réclamer.

En 1837, d'après un document officiel communiqué au général Mac Leod pendant son séjour à Xieng Mai, la ville de Luang Prabang comptait sept cents maisons, c'est-à-dire environ cinq à six mille habitants, et la province entière cinquante mille habitants. Depuis, ce nombre a considérablement augmenté : de nouvelles guerres se sont élevées en 1851 entre Siam et les principautés laotiennes, soumises à la Birmanie. Quelques années après est survenue la révolte des mahométans dans le Yun-nan. Luang Prabang a su rester étranger à toutes ces luttes et faire respecter ses frontières menacées au nord et au nord-ouest; de nombreux émigrants ont afflué des pays dévastés, attirés par la tranquillité dont jouissait le nouveau royaume. La ville de Luang Prabang n'a pas aujourd'hui les quatre-vingt mille âmes que lui donnait par ouï-dire Mgr Pallegoix, mais elle a certainement plus que les sept ou huit mille habitants que lui accordait Mouliot : j'estime sa population actuelle le double environ de ce dernier chiffre. Quant à celle de la province entière, elle ne peut guère être évaluée d'une façon précise : je crois cependant qu'en la fixant à cent cinquante mille habitants, on resterait plutôt au-dessous qu'au-dessus de la vérité.

A l'instar de Siam, il y a à Luang Prabang un premier et un second roi. Ce dernier était parti pour Ban Kok et son retour était attendu dans un mois environ. Nous espérions vaguement que le consul de France profiterait de cette occasion pour nous faire parvenir quelques lettres. Mais il importait avant tout d'entrer en relations officielles avec les autorités de la ville, d'en obtenir des renseignements sur l'état des pays voisins et sur les difficultés qui nous y attendaient et de savoir si nous pourrions compter sur la bonne volonté du roi pour les vaincre. Ce n'est qu'après avoir éclairci tous ces points qu'il était possible de fixer la durée de notre séjour et l'étendue des travaux à entreprendre à Luang Prabang. Aussi le commandant de Lagrée entra-t-il immédiatement en pourparlers avec les délégués du Sena pour demander au roi une audience, en fixer le jour et en régler le cérémonial.

Il était très-important dans ces premières négociations de poser l'influence française comme elle devait l'être aux yeux des autorités indigènes et de leur faire entrevoir le rôle prépondérant qu'elle serait un jour appelée à jouer dans cette partie de la péninsule. Le royaume de Luang Prabang se trouve aujourd'hui le centre laotien le plus considérable de toute l'Indo-Chine, le lieu de refuge et le point d'appui naturel de toutes les populations de l'intérieur qui veulent fuir le despotisme des Siamois ou des Birmans : despotisme que l'affaiblissement de la domination chinoise, jadis régulatrice de toutes ces contrées, a laissé sans contrepoids.

Cette domination, bienveillante et sage, qui excitait la production au lieu de l'énerver et augmentait le bien-être et les forces vives des populations soumises en les élevant dans l'échelle de la civilisation, lègue aujourd'hui aux puissances européennes un rôle qu'elle n'est plus capable de remplir. L'Angleterre se trouve actuellement appelée à lui succéder dans le nord de l'Indo-Chine, bouleversé si souvent, où les populations, en proie à des guerres incessantes, aspirent ardemment à un état de choses plus régulier et plus stable, et accueilleront avec une vive satisfaction l'immixtion étrangère qu'elles ont d'elles-mêmes souvent réclamée.

Mais c'est à Luang Prabang que doivent s'arrêter les progrès de l'influence anglaise, si nous voulons tenir la balance égale et occuper dans la péninsule le rang que les intérêts de notre politique et de notre commerce nous invitent à y prendre. La France ne peut pas abdiquer le rôle moral et civilisateur qui lui incombe dans cette émancipation graduelle des populations si intéressantes de l'intérieur de l'Indo-Chine; elle ne doit pas oublier que cette émancipation est la condition expresse des libertés et des franchises commerciales nécessaires à l'établissement de relations fructueuses pour notre industrie. La suzeraineté d'un gouvernement asiatique signifie toujours monopole. transactions obligatoires, par conséquent immobilité l'intervention européenne au dix-neuvième siècle doit signifier liberté commerciale, progrès et richesse.

Il convenait donc de faire sentir au roi de Luang Prabang que nous pourrions un jour nous subtituer aux droits exercés sur sa principauté par la cour de Hué devenue aujourd'hui notre vassale, et qu'il devait dès à présent essayer de s'appuyer sur l'influence française pour résister aux prétentions des pays voisins et faire cesser cette fatigante recherche d'équilibre qu'il s'efforçait de maintenir entre elles. Il était facile sans doute de lui faire comprendre que de notre côté seulement son indépendance ne courait aucun danger et que son rôle politique pouvait grandir. Trop éloigné de nous pour avoir jamais à craindre une sujétion directe qui n'était point d'ailleurs nécessaire à la réalisation de nos vues, il pouvait refléter, pour ainsi dire, notre puissance et remplacer tant de gênantes tutelles par une protection efficace et sans exigences. Nous ne lui demanderions en effet que de favoriser le développement du commerce vers la partie méridionale de la péninsule, de nous aider à faire disparaître les entraves fiscales, d'améliorer les routes dans cette direction.

Telle est la thèse que je plaidais avec chaleur auprès du commandant de Lagrée dans nos conversations sur ce sujet et que son expérience lui faisait trouver quelque peu prématurée. Cette conquête morale, que les intentions déjà manifestées de quelques princes laotiens vous semblent devoir rendre prompte et facile, me répondait-il, demande une persévérance de dessein, une suite dans les idées dont le gouvernement colonial de l'Angleterre nous a donné de grands exemples, mais que nous paraissons en France incapables d'imiter.

La destruction de notre marine sous la république et le premier empire, la longue interruption qui en est résultée dans nos relations commerciales et maritimes, la centralisation excessive qui a contribué depuis à arrêter l'expansion du pays en tuant l'initiative privée, nous ont désintéressés complètement des questions lointaines. Notre diplomatie s'est montrée incapable de renouer dans les pays d'outre-mer la chaîne des traditions politiques qui avaient fait la gloire et la fortune coloniales de la France au dix-septième et au dix-huitième siècle. Elle a été impuissante à reconstituer un corps de doctrines, à donner un point de départ et un point d'arrivée au savoir - faire des chancelleries. Depuis plus d'un demi-siècle, nos consuls, nos chargés d'affaires à l'étranger, nos gouverneurs de colonies ignorent profondément ce que la politique française doit chercher et ce qu'il faut qu'elle évite. Partout ils vivent au jour le jour , ne sachant ni se proposer un but ni le poursuivre avec cette ténacité et cette sobriété de moyens dont l'Angleterre nous donne l'exemple.

A l'inverse de ce qui avait lieu jadis, les agents anglais ont partout une grande influence, presque partout la suprématie ; les nôtres se déconsidèrent comme à plaisir en renversant le lendemain ce que leur prédécesseur a édifié la veille. Ce n'est que par des efforts énormes et disproportionnés que nous arrivons à obtenir le moindre résultat, le plus mince avantage matériel.

Ainsi, il faut renoncer à tous les avantages que nous donnent la prépondérance de notre pavillon sur tout le littoral oriental de l'Indo-Chine, la possession des embouchures du Cambodge, les traités qui remettent entre nos mains les destinées d'une race éminemment intelligente et souple, et douée de facultés colonisatrices remarquables, la race annamite, le don même d'assimilation particulier à la race française qui trouverait si bien à s'exercer sur les populations douces et timides du Laos, si nous ne parvenons pas à donner plus de stabilité, plus d'ampleur à notre système colonial, si nous ne renonçons pas à ces errements funestes qui consistent à remplacer un gouverneur ou un diplomate le jour où il commence à connaître le pays où il est chargé de défendre les intérêts de la France, ou si nous ne savons pas en faire les exécuteurs dociles d'une politique aussi invariable dans son but que réservée dans ses moyens.

Le lecteur me pardonnera ces longues et sérieuses réflexions , déplacées peut-être dans un simple récit de voyage. Au lendemain des désastres qui ont atteint notre pays et presque tari ses ressources, n'est-il pas utile de lui montrer la voie où il peut retrouver de nouvelles sources de richesse et d'influence? La reconstitution d'un nouvel empire des Indes dans cette péninsule si heureusement située entre l'Inde et la Chine peut seule créer à notre industrie et à notre commerce épuisés par tant de sacrifices, compromis par de si lourdes charges, des débouchés suffisants pour lutter avec les industries et les commerces rivaux. Nous nous préparerons ainsi un accès à cet immense marché de la Chine intérieure, si ardemment convoité aujourd'hui par la Russie et par l'Angleterre , et dont la possession suffira à la richesse et à la grandeur de la nation qui sera assez habile pour y pénétrer la première.

F. GARNIER.
(La suite à une autre livraison.)

[1] Une carte de cette première partie du Voyage sera jointe à la prochaine livraison.