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Monsieur Dupuis en costume chinois, et son entourage

LA CONQUÊTE DU DELTA DU TONG-KING.

TEXTE INÉDIT PAR M. ROMANET DU CAILLAUD.
1873. - DESSINS INEDITS

Garnier - chapitres XVIII R. du Caillaud - chapitre V

I

Des causes qui ont amené l'intervention française au Tong-King.

Le lecteur du Tour du Monde se souvient que, en 1866-1868, une commission française explora le bassin du Mé-Kong, fleuve qui, sorti des montagnes du Ti­bet, coule à travers la Chine centrale et la presqu'île indo-chinoise et se, jette dans la mer de Chine, après avoir arrosé le Cambodge et la Cochinchine française'[1].

Cette commission reconnut l'impossibilité de se servir de cette grande artère fluviale pour communiquer avec l'intérieur de la Chine, et l'opinion unanime de ses membres fut que, pour pénétrer au sein de la Chine centrale, la voie la plus courte et la plus commode était celle du R6-Dé (Sông Ca) [2] ou fleuve du Tong-King,

que les jonques annamites peuvent remonter jusqu'à la frontière de la province chinoise de l'Yûn-Nân. Or le Tong-King est la partie la plus considérable du royaume d'Annam, dont notre colonie de Saigon est un démembrement. La cour de Hué fait sentir son autorité dans cette contrée par des vexations infinies, mais elle est sans force contre les rebelles, les bri­gands et les pirates chinois qui pillent et dévastent sans cesse le Tong-King.

La France, par la proximité de sa colonie, par les relations qu'elle entretient avec la cour de Hué, par la présence dans ce pays de nombreux missionnaires ca­tholiques et français, est la puissance dont l'influence peut le plus facilement s'établir au Tong-King. Aussi le contre-amiral Dupré, gouverneur de la Cochinchine française, désirait-il vivement que, dans le traité qu'il cherchait à négocier avec l'Annam, fût concédé à la  France le droit de naviguer sur le fleuve du Tong-King et d'établir à son embouchure des comptoirs fortifiés. Il espérait ainsi attirer à ces comptoirs, et de là transporter à Saïgon par le cabotage, les riches produits de la Chine centrale, qui, pour se rendre en Europe, prennent la voie bien plus longue du Fleuve Bleu et de Shang-Haï. Saigon serait alors devenu l'un des plus grands emporiums de l'extrême Orient.

L'initiative de l'exploration du fleuve du Tong-King fut prise par un Français, M. Dupuis. « Esprit hardi" et aventureux, caractère persévérant, M. Dupuis avait, en même temps que l'audace, la prudence indispen­sable pour réussir. Sa connaissance de la langue chi­noise allait d'ailleurs faciliter beaucoup sa tentative [3] .

M. Dupais, en effet, était en Chine depuis 1860. Etabli à Han-Keou, sur le Fleuve Bleu, il avait acquis une grande fortune, et s'était créé des relations intimes avec les vice-rois et les mandarins des provinces du sud. Il en profita pour mettre à exécution le projet qu'il avait conçu et étudié depuis 1864. En 1870, d'ac­cord avec le vice-roi d'Yûn-Nân, suivi d'une escorte chinoise qui le laissa à Mong-Tze, ville frontière, il quitta cette province dans la direction du sud, à la recherche de la voie fluviale du Tong-King. Monté sur une barque, seul avec un domestique chinois, il des­cendit la branche principale du fleuve, appelée Hong Kiang [4] par les Chinois et Song Thao par les Anna­mites, traversa des peuplades sauvages et insoumises et pénétra jusqu'à une faible distance des avant-postes annamites. Là, il acquit. la certitude que le fleuve se poursuivait jusqu'au golfe du Tong-King, dans un état continu de navigabilité.

L'Yûn-Nân est peut-être le pays du monde le plus riche en produits métallurgiques. Mais ces richesses naturelles restent sans emploi, leur transport par les provinces de la Chine étant presque impossible.

A cette époque l'insurrection musulmane, qui déso­lait l'Yûn-Nân depuis près de quinze ans, n'était pas encore écrasée; M. Dupuis n'eut pas de peine à con­vaincre les autorités chinoises des avantages que pré­senterait la voie nouvelle pour l'introduction d'armes européennes et pour le débouché des produits métal­lurgiques du pays, accumulés faute de communication; les droits de douane seuls devaient enrichir l'Yùn­Nân, Aussi recevait-il la mission d'ouvrir la nouvelle voie commerciale, en amenant en Tûn-Nân un convoi d'armes et de munitions qui dût servir â écraser l'in­surrection musulmane.

A cet effet il était muni de pouvoirs en règle, l'au­torisant â organiser une expédition, dont le commandement lui était confié, et l'accréditant auprès `du royaume d'Annam, vassal de la Chine.

En échange de ses services, il devait recevoir une grande quantité de métaux et des concessions de mines dans la province.

Au commencement de 1872, M. Dupuis arrivait à Paris pour faire part de sa découverte et de ses pro­jets au ministre de la marine. Et non-seulement il recevait la promesse de la bienveillante neutralité du gouvernement français, mais encore il obtenait qu'un navire de l'État fût mis à sa disposition pour le con­duire de Saigon à la capitale de F Annam; car il dési­rait communiquer ses pouvoirs à la cour de Hué et s'entendre avec elle au sujet de l'ouverture de la nou­velle voie commerciale.

Mais à la suite des renseignements que lui donna plus tard le général d’Arbaud, gouverneur par intérim de la Cochinchine française, il résolut de ne point se présenter â Hué et de gagner directement le golfe du Tong-King. En effet, le 8 novembre 1872, il entrait dans le Cua Cam, vaste estuaire du delta du Tong­King, à la tête d'une expédition composée de deux canonnières [5] , d'une chaloupe à vapeur [6] et d'une grande jonque chargée de matériel de guerre et de charbon. Il y trouvait l'aviso le Bourayne, que commandait M. Senez.

Cet officier venait d'explorer les côtes de l'Annam et de porter un coup terrible à la piraterie chinoise dans ces parages. Le 30 octobre, laissant son navire mouillé dans le Cua Cam, malgré le peu de bonne volonté des mandarins annamites, il était remonté en baleinière jusqu'à Hà-Nôi, l'ancienne capitale du royaume de Tong-King, actuellement chef-lieu de la province an­namite du même nom. Lorsque, après un court séjour dans l'intérieur, il revint à la côte, il rencontra M. Du­puis stationnant avec ses vapeurs dans le golfe.

M. Senez s'entremit en faveur de M. Dupuis auprès du commissaire royal Lê Tuân, et il fut convenu que ce mandarin demanderait à Hué l'autorisation de lais­ser passer M. Dupuis; mais que si, dans un délai de dix-huit jours, la réponse n'était pas arrivée, M. Du­puis pourrait passer outre et remonter le fleuve.

Après bien des efforts, et malgré la mauvaise foi des autorités annamites, M. Dupuis parvenait à HâNôi le 23 décembre 1872 avec sa petite flottille. Grand effroi des mandarins : ils se hâtent de mettre la ci­tadelle en état de défense. M. Dupuis essaye, mais en vain, de les rassurer. Les mandarins, de leur côté, implorent les bons offices des missionnaires français, afin qu'ils le fassent renoncer à son projet de remon­ter vers le nord. Impatienté de ces pourparlers, M. Dupuis laisse à Hà-Nôi ses navires sous le com­mandement de son ami, M. Millot, et part pour l'Yûn-Nàn sur des barques du pays, emportant avec lui une partie des armes et des munitions qu'il devait livrer au généralissime de cette province, Mâ Ta-Jen.

Le 30 avril 1873, M. Dupuis, après avoir conclu en Yûn-Nân d'importants marchés, rentrait à Hà-Nôi, ramenant un petit chargement de métaux et une es­corte de cent cinquante soldats que lui avait donnée Mâ-Ta-Jen pour faire la police du fleuve. En même temps le vice-roi de Canton, intermédiaire officiel en­tre 1e Céleste Empire et son vassal, le roi d'Annam , avait envoyé à la cour de Hué et aux mandarins de Hà-Nôi des dépêches pressantes par lesquelles M. Du­puis était accrédité comme mandataire des autorités de la province d'Yûn-Nân; ces mêmes dépêches ordon­naient de le laisser librement circuler sur le fleuve.

A peine de retour à Hà-Nôi, M. Dupuis s'empressa d'envoyer à Saigon son représentant, M. Millot, pour rendre compte au gouverneur de la Cochinchine, le contre-amiral Dupré, des résultats de son expédition et de la situation politique du Tong-King. M. Millot devait également exposer à l'amiral quels dommages avait causés à M. Dupuis l'hostilité des mandarins an­namites [7].

De son côté, la cour d'Annam s'était plainte au gou­verneur de la Cochinchine de la présence de M. Du­puis au Tong-King; elle envoyait même en ambassade à Saïgon les deux mandarins Lê Tuân et Nguyên Van Tuong, qu'elle considérait comme responsables de l'expédition de M. Dupuis. Ces ambassadeurs de­vaient promettre de conclure avec la France un traité de paix et de commerce que depuis 1860 l'administra­tion coloniale de Saïgon cherchait en vain à négocier avec la cour de Hué; mais ils devaient en échange demander à l'amiral Dupré d'intervenir au Tong-­King dans le différend qui s'était élevé entre M. Du­puis et leur gouvernement.

L'amiral Dupré saisit avec empressement cette oc­casion d'implanter l'influence française au Tong­King; et dès l'abord il songea à y envoyer de nou­veau l'ancien commandant du Bourayne, M. Senez. Cet officier était alors en France, épuisé par la mala­die de Cochinchine, il ne put accepter cette mission.

Le choix de l'amiral Dupré, se porta alors sur l'ancien commandant en second du voyage d'exploration en Indo-Chine. A cette époque, août 1873, M. Fran­cis Garnier était à Shang-Haï; il revenait de Tchong­King, la grande ville de commerce de la Chine centrale. Sur la demande de l'amiral Dupré, il se rendit à Saigon et reçut la mission d'aller au Tong-King régler le différend de M. Dupuis avec le gouvernement anna­mite, et ouvrir au commerce le fleuve de Bô-Dê, de la mer à la frontière de l'Yûn-Nân [8]

Pour cette expédition quasi diplomatique, M. Fran­cis Garnier ne devait disposer que de forces très-res­treintes: une canonnière, l'Arc; cinquante-six hom­mes d'équipage, dont neuf Asiatiques; trente hommes d'infanterie de marine. Son état-major comprenait un enseigne de vaisseau, M. Esmez, un médecin de ma­rine, M. Chédan, et le commandant du détachement d'infanterie, M. le sous-lieutenant de Trentinian. L'armement de l'expédition était de trois pièces de 4 et d'un canon de 16.

La troupe et tout le matériel furent embarqués sur l'aviso le d'Estrées; la canonnière fut prise à la re­morque. Le 11 octobre l'expédition quittait Saigon, et le 23 le d'Estrées mouillait dans le Cua-Cam. L'Arc avait sombré en mer; mais les mandarins annamites fournirent à M. Garnier des jonques, sur lesquelles il se rendit à Hà-Nôi. Il y parvenait le 5 novembre.

Le logement que les autorités de Hà-Nôi avaient d'abord assigné an corps expéditionnaire consistait en une misérable auberge située au milieu de la ville. Indigné d'un semblable procédé, M. Garnier se rend directement à la citadelle et obtient qu'on mette à sa disposition une vaste enceinte avec de grands loge­ments à l'intérieur: on appelait cette enceinte le camp des lettrés, parce que c'était là que les lettrés subissaient leurs examens.

Le mandarin qui, au Tong-King, disposait de l'auto­rité suprême, n'était autre que le vieux maréchal Nguyên Tri Phuong, un de nos adversaires les plus acharnés lors de la conquête de la basse Cochinchine: sa haine contre les Français était implacable. Aussi dès les premiers jours refusait-il de reconnaître la mission de M. Garnier, et ne craignait-il pas de lan­cer une proclamation où cette mission était dénaturée.

Toutefois, malgré l'hostilité des autorités-annami­tes, M. Garnier s'était mis en. devoir d'exécuter ses, instructions : d'un côté il faisait une enquête sur les différends qui existaient entre M. Dupuis et les man­darins; de l'autre il déclarait le fleuve du Tong-King ouvert aux-commerces français, espagnol et chinois[9].

Cependant sa position devenait de plus en plus cri­tique. Tous les moyens semblaient bons aux manda­rins annamites, pour se débarrasser de lui. Plusieurs fois on essaya d'empoisonner l’eau dont le corps expé­ditionnaire faisait usage. Envers M. Dupuis, les agis­sements des mandarins n'étaient pas moins odieux; non-seulement on cherchait à se délivrer de lui par le poison, mais encore à deux reprises on tentait de mettre le feu à son magasin à poudres.

Au reste, les Annamites se préparaient ouvertement à la lutte; le maréchal avait envoyé demander au roi la permission de, combattre ou de se retirer.

Devant des menaces directes d'attaque, M. Garnier n'hésita point. Le 19 novembre il posait un ultima­tum, Il attendrait la réponse, disait-il, jusqu'à six heures du soir. Passé ce délai, il prendrait telle dé­termination qu'il jugerait convenable.. .

L'ultimatum resta sans réponse.

L'attaque de-la citadelle de Hà-Nôi fut décidée.

II
Prise de la citadelle de Hà-Nôi.

Depuis quelques jours M. Garnier avait reçu un renfort important : ses forces étaient plus que doublées. Le Decrès, aviso qui allait remplacer le d'Es­trées dans les eaux du Tong-King, lui avait envoyé un détachement fort de soixante hommes et de cinq offi­ciers; en outre, deux canonnières, le Scorpion et l'Espingole, étaient venues se mettre sous ses ordres. Dès lors le corps expéditionnaire comptait, avec onze bouches à feu, deux cent quatorze hommes, dont une trentaine étaient des Asiatiques.

C'est avec ces seules forces que M. Garnier se pré­parait à engager la lutte. Le nombre des soldats réunis dans la citadelle de Hà-Nôi était de six à sept mille hommes, à la vérité très-mal armés: des lances, des sabres, de mauvais fusils; encore ne connaissaient-ils guère le maniement des armes à feu. Toutefois l'é­norme disproportion entre le nombre des assiégés et celui des assiégeants aurait pu faire hésiter un homme moins audacieux que M. Garnier.

Le soir du 19 novembre toutes les mesures étaient prises.

Dès le 17, le Scorpion et l'Espingole avaient envoyé à terre trente-trois hommes pour coopérer à l'attaque. Malgré cette réduction de leurs équipages, ces canonnières allaient avoir un rôle important : leurs cinq pièces, dont deux de gros calibre, battant de leurs feux l'intérieur de la citadelle, devaient produire la diversion la plus efficace. Ces deux bâtiments avaient été mis sous les ordres de M. A. Balny d'Avricourt, le commandant de l'Espingole.

C'est contre la face sud de la citadelle que l'attaque par terre allait être dirigée. Une première colonne de­vait enlever la porte du sud-ouest, pendant que la se­conde, conduite par M. Garnier lui-même, assaillirait la porte du sud-est: le principal effort de l'attaque devait se porter sur ce dernier point.

Le jeudi 20 novembre, à quatre heures et demie, ainsi que le portait l'ordre, le branle-bas se faisait à la voix; toutefois, à cinq heures, heure habituelle du réveil, les clairons sonnaient la diane: c'était pour ne pas exciter les soupçons des Annamites. Immédia­tement après, les hommes mangent la soupe, prépa­rée dès la veille.

Bientôt tout le monde est dans la cour, chacun à son poste. Faisant alors former le cercle, M. Garnier adresse à sa petite troupe quelques-unes de ces paro­les chaleureuses qui vont droit au coeur et remplissent le soldat d'enthousiasme.

A la tête de la première colonne, M. Bain de la Coquerie [10] se dirige en silence et d'un pas précipité vers la porte du sud-ouest; il parvient à son point d'attaque sans avoir attiré l'attention de l'ennemi. A peine, en effet, le jour commençait-il à poindre.

Déployer en tirailleurs son détachement, braquer sa pièce de 4 sur le pont de la grande porte, est l'af­faire d'un instant. Pendant ce temps quelques hom­mes enlèvent les chevaux de frise qui défendent l'en­trée du redan; un marin en escalade la porte et l'ouvre à ses camarades.

M. Bain s'empare aussitôt du redan et en disperse les défenseurs. Ses hommes s'abritant derrière diffé­rents obstacles, ouvrent le feu sur les artilleurs anna­mites. En même temps la pièce de 4 tire sur la porte de la citadelle. Le feu des Français reste sans ré­ponse; mais au moment où M. Bain se lance sur le pont avec sa troupe, une pièce ennemie lâche une vo­lée de mitraille, qui heureusement porte trop bas.

Bientôt le canon a pratiqué une ouverture dans la porte et on peut aller enlever les madriers qui la bar­ricadent. M. Bain l'occupe sur-le-champ et fait ces­ser le feu; du reste il ne tarde pas à voir le pavillon français flotter à la porte du sud-est.

Partie un quart d'heure après la première, la se­conde colonne avait dû employer le canon pour en­foncer la porte du redan qu'elle attaquait. Aussitôt marins et soldats, se développant en tirailleurs, cou­vraient de projectiles les fortifications et décimaient les servants des pièces annamites. Ces pièces étaient démontées par le feu de notre artillerie.

Cependant les sapeurs essayaient en vain d'enfon­cer la porte de la citadelle, leurs haches s'étaient bri­sées. Ces portes n'étaient massives que jusqu'à une hauteur d'environ dix pieds; le haut était seulement garni de forts barreaux. Une volée de mitraille fait sauter un de ces barreaux ; alors on voit M. Garnier s'accrocher au rebord de la porte, puis, malgré les projectiles de l'ennemi, parvenir jusqu'en haut et sau­ter dans l'intérieur.

« En avant! » crie M. de Trentinian, et il s'élance à la suite de son chef; mais deux hommes seulement parviennent à le rejoindre.

De l'intérieur, M. Garnier commande le feu à ses pièces de canon. Les obus à balles font une brèche dans la porte. En un instant toute la colonne de l'est entre dans la citadelle.

Mais déjà les Annamites sont en déroute; c'est un sauve qui peut général.

Sur l'ordre de M. Garnier, M. Bain court s'empa­rer de la porte de l'ouest, M. l'aspirant Hautefeuille de celle de l'est, M. de Trentinian se porte en avant, M. Esmez occupe la grande tour et y arbore les cou­leurs françaises.

C'était le signal de cesser le feu pour les deux ca­nonnières embossées dans le fleuve. Leur tir avait puissamment contribué au succès de la journée.

Dès la veille au soir leurs pièces avaient été char­gées et pointées avec soin. Puis, le matin, dès l'aube, un canot à vapeur allait à terre et débarquait cinq marins avec une pièce de 4. Cette pièce était immé­diatement installée sur le terre-plein d'une des portes de la ville marchande: elle devait battre la porte est de la citadelle.

Aussitôt que les premières détonations s'étaient fait entendre du côté du sud, M. Balny d'Avricourt avait commandé le feu. Du haut de la mâture du Scorpion, il avait, pendant toute l'action, dirigé le tir avec une précision admirable. Il couvrait de ses projectiles toute la partie de la citadelle comprise entre les por­tes de l'est et de l'ouest et la face du nord. Il ne gê­nait l'attaque par terre en aucune façon, et ses obus arrivant en plein sur les principaux édifices de la ci­tadelle, leurs éclats causaient le plus grand désordre parmi les troupes annamites.

A sept heures moins cinq minutes, à la vue du pa­villon français flottant sur la tour de Hà-Nôi, M. Balny faisait cesser le feu.

Du côté de la ville marchande, les troupes de M. Dupuis avaient cherché à coopérer à la prise de la citadelle. M. Garnier avait prié M. Dupuis de veiller à la défense de la pièce de canon installée à terre et bra­quée contre la porte de l'est. Aussi dès avant six heu­res M. Depuis avait envoyé pour la garder le capi­taine du Hong-Kiang, M. Georges Vlavianos, avec une trentaine de soldats chinois. Puis, cette pièce ayant eu dès le second coup son châssis brisé, il l'avait fait remplacer par une des siennes. En même temps, on entendit une fusillade très-vive du côté de la face sud. Craignant que la position de M. Garnier ne fût compromise, M. Vlavianos se portait immé­diatement en avant pour aller à son secours. Il eut bientôt enlevé le redan de la porte de l'est : ce ne fut pas toutefois sans une résistance énergique des nombreux soldats annamites qui occupaient ce poste.

L'ancienne capitale de l'Annam était donc tombée en notre pouvoir. Cent quatre-vingts Français avaient en moins d'une heure accompli ce coup d'éclat. Ils n'avaient pas un mort, pas même un blessé.

Quatre-vingts morts, trois cents blessés, deux mille prisonniers, parmi lesquels la plupart des grands man­darins [11] , telles étaient les pertes de l'ennemi. Le ma­réchal était au nombre des blessés.

Mais M. Garnier ne s'en tenait pas à cet étonnant succès. Le jour même de la prise de la citadelle, dans le but d'empêcher les fuyards de se rallier, il envoyait M. Bain, avec quarante hommes et une pièce de canon, s'emparer du Phu Hoài, fort situé à six kilomètres à l'ouest de Hà-Nôi et commandant la route de Son-Tây [12].

D'autres mesures étaient nécessaires. M. Garnier prit en main l'administration de la province de Hà-­Nôi. Pour remplacer les mandarins subalternes qui étaient en fuite, il faisait appel aux « hommes pru­dents et sachant prendre les intérêts du peuple ». Des bandes de brigands menaçant la paix publique, il ar­mait dés volontaires pour réprimer leurs excès. Tous les dévouements étaient acceptés sans distinction de religion; et jamais la France, assurait son représen­tant, ne devait abandonner ceux qui se seraient com­promis pour sa cause.

Quelques jours devaient suffire pour réorganiser l'administration de la province de Hà-Nôi et M. Gar­nier allait essayer d'établir le nouveau régime com­mercial qu'il était venu inaugurer au Tong-King.


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Village annamite sur le bord d'un arroyo

III
Expédition de M. Balny d'Avricourt. - Soumission de Hung-Yên; prise du Phu Ly.

La province de Hà-Nôi est le centre du système flu­vial du Tong-King. Au sommet de la province, un bras considérable se détache de l'artère principale; il porte plusieurs noms, dont les plus connus sont ceux de Sông Hát à son origine et de Dai dans son cours inférieur. Longeant les montagnes du sud-est, il ar­rose deux forteresses importantes, le Phu Ly, une des préfectures de Hà-Nôi, et Ninh-Binh, capitale de la province du même nom.

Quant au grand fleuve, il sépare la province de Hà­-Nôi de celles de Bac-Ninh et de Hung-Yên; au-des­sous de Hà-Nôi, il rencontre le chef-lieu de cette der­nière province; puis, entrant dans le Nam-Dinh, il se partage, avant de se jeter dans la mer, en nom­breuses ramifications. De plus, il communique avec le Thaï-Binh, ou rivière de Haï-Dzuong, par deux ca­naux, le Sông Chi et le Cua-Loc, découverts, le pre­mier par M. Senez, le second par M. Dupuis [13].

Ainsi, par suite de la position centrale de Hà-Nôi, M. Garnier ne pouvait appliquer son nouveau régime commercial sans le concours des autorités des provin­ces voisines; et, sous peine de voir sa conquête de­meurer stérile, de voir même ses communications avec la mer entravées par des barrages, il devait, si la diplomatie devenait impuissante, vaincre par la force la résistance des mandarins.

Aussi, dès la prise de la citadelle, leur avait-il écrit pour leur demander d'accepter la liberté du com­merce telle qu'il l'avait décrétée, et de s'abstenir en conséquence de toute hostilité contre les Français ou leurs partisans. Ensuite, afin de s'assurer de leurs dispositions et de faire procéder à la destruction des barrages intérieurs, il allait, sous peu de jours, en­voyer une canonnière en reconnaissance.

Dans la soirée du 23 novembre, l'Espingole appa­reillait pour descendre le fleuve: outre son équipage, elle avait embarqué M. le docteur Harmand et une quinzaine de fantassins de marine sous les ordres de M. de Trentinian.

Le commandant de la canonnière, M. Balny d'A­vricourt, était le chef de l'expédition. Il avait pour mission d'exiger des mandarins de Hung-Yên leur adhésion au nouvel état de choses; après quoi, s'enga­geant dans un arroyo qui met en communication les deux branches du fleuve, il devait enlever l'importante place du Phu Ly et en laisser la garde à M. de Trenti­nian, jusqu'à l'arrivée d'une troupe d'auxiliaires indi­gènes chargée d'y tenir garnison.

Le lendemain de son départ, vers dix heures, l'Es­pingole était devant Hung-Yên. M. Harmand s'offre pour aller en parlementaire: M. Balny l'envoie avec l'interprète.; quatre hommes bien-armés l'escortent; au premier coup de feu on doit venir à son secours. Une marche d'environ un kilomètre l'amène devant la citadelle, enceinte quadrangulaire de trois cents mè­tres de côté: les portes sont fermées, le rempart est garni de soldats.

M. Harmand fait remettre au gouverneur une let­tre de M. Balny l'invitant à venir à son bord lui ren­dre visite; il attend la réponse dans la maison des étrangers. Peu après arrive le mandarin de la jus­tice, c'est la seconde autorité de la province: le pau­vre homme est atterré. Après bien des hésitations, il promet que le gouverneur ira à bord du navire fran­çais rendre visite au capitaine. En effet, à midi, le gouverneur est avec sa suite à bord de l'Espingole. Son adhésion, assure-t-il, est acquise à toutes les condi­tions des nouveaux traités de commerce. Il n'avait d'ail­leurs pas attendu pour s'y conformer l'arrivée du na­vire français: suivant les ordres de M. Garnier, de­puis deux jours il faisait travailler à la destruction d'un barrage élevé dans sa province. Toutefois, afin d'a­voir un gage de la sincérité de sa soumission, M. Balny exigea de lui qu'il la consi­gnât par écrit; et il resta à Hung-Yên pendant deux jours pour vérifier l'assertion de ce mandarin. Puis il partit pour le Phu Ly.

La préfecture du Phu Ly est située à quinze milles de Hung-Yên, en face du con­fluent d'un arroyo qui, sorti du Bô-Dê, se jette dans le bras secondaire du grand fleuve appelé, comme je l'ai dit déjà, Sông Hit et Dai. La position de ce fort est de la plus grande importance au point de vue stratégique: elle commande la route de Ninh-Binh à Son-Tây.

Dans la matinée du 26 novembre l'Espingole est en vue du Phu Ly. Dès que la troupe a pris quelque nourriture, M. Balny se rend à terre avec ses deux of­ficiers, l'infanterie de marine et un détachement de douze marins. En quelques instants il se trouve dans une rue perpendiculaire au fleuve et conduisant en droite ligne à une porte de la citadelle. Or un pierrier enfilait cette rue. Craignant que les Annamites ne fissent feu, M. Balny commande de marcher à droite et à gauche, de chaque côté de la rue.

Il arrive ainsi en bon ordre jusqu'à la porte du fort. Elle est fermée et barricadée, les remparts sont garnis de soldats en armes. Il est dix heures: somma­tion est faite aux Annamites d'ouvrir la porte. Le chef du poste envoie aussitôt prévenir le préfet : on va, dit-il, apporter les clefs. M. Balny accorde dix minutes de répit : il  les emploie à reconnaître les moyens d'enlever la place d'assaut, le manque de ca­non ne permettant pas d'enfoncer la porte.

Cependant M. de Trentinian, ayant pu se hisser jusqu'à la grille qui termine le haut de la porte, aperçoit à travers les barreaux un grand mouvement à l'intérieur: les mandarins et leur suite s'enfuyaient à l'envi. Il en fait aussitôt la communication.

Puis, à la tête de ses soldats, il escalade le parapet de gauche; en cet endroit le fossé était presque com­blé. Le parapet de droite est de même, enlevé par M. Balny et ses marins. Quelques hommes sont lais­sés à la garde de la porte,

et M. Balny d'un côté, M. de Trentinian de l'autre font le tour des remparts. Ils n'ont aucun feu à essuyer; toute­fois les Annamites ne quit­tent leur poste qu'à leur ap­proche. On ne tire que sur ceux qui ont les armes à la main et s'enfuient sans les lâcher. Au bout de dix mi­nutes la déroute était com­plète.

Trente Français venaient donc d'enlever en dix mi­nutes une forteresse de deux kilomètres de développe­ment, défendue par un mil­lier d'hommes.

Dès le soir, M. Balny in­stallait les administrateurs indigènes nommés par M.Garnier, et prenait. les mesures nécessaires pour pré­venir le brigandage.

Le séjour des troupes françaises au Phu Ly n'était que provisoire: elles devaient être relevées par un corps d'auxiliaires indigènes.

Ce détachement avait dû partir de Hà-Nôi vers le 26 novembre: chaque jour on l'attendait, le Phu Ly n'étant séparé de la capitale que par deux petites journées de marche; mais ce fut seulement le 1er dé­cembre que cette troupe alliée fit son entrée au Phu Ly : elle était commandée par le général Lê Van Ba.

Ce chef, était un homme d'une grande bravoure, absolument dévoué à notre cause. Dès qu'il avait connu la prise de Hà-Nôi, il avait levé dans le Nam-Dinh, sa province, une troupe de quatre cent vingt hommes, et était venu se mettre à la disposition de M. Garnier, qui lui conféra le grade de général de brigade (chanh.lanh-binh) et le désigna pour tenir garnison au Phu Ly.

Sur la. route du Phu Ly, à une demi-journée de Hà­Nôi, s'élève le fort du Phu Thuong, une des préfec­tures de la province. Le mandarin de cet endroit était hostile à notre intervention et interceptait toute com­munication entre le Phu Ly et la-capitale.

Lê Van Ba avait ordre d'enlever ce fort; mais, n'ayant pas de canon, il ne put y parvenir.

Prévenu de cet insuccès, M. Garnier avait immé­diatement fait partir un détachement de quarante-cinq hommes, marins et soldats, avec deux pièces de canon. Un éléphant de guerre, capturé à la prise de Hà-Nôi, servait d'observatoire, une longue-vue ayant été in­stallée sur son dos. Au détachement français, M. Gar­nier avait adjoint une troupe de cent cinquante mili­ciens indigènes, chargée de tenir garnison au Phu Thuong; le chef de cette troupe devait en être le pré­fet par intérim. Le commandement de l'expédition avait été donné à M. Esmez.

A la vérité ce grand déploiement de force fut en partie inutile: la nouvelle de l'approche des Français avait frappé de panique les défenseurs du Phu Thuong. A peine M. Esmez était-il en vue, que déjà Lê Van Ba était maître du fort.

Continuant sa marche, Lê Van Ba avait encore ré­duit la sous-préfecture de Phu-Xuyên, dont le man­darin-nous était également hostile, et était enfin arrivé au Phu Ly, cinq jours après son départ de Hà-Nôi.. 

Au moment où le Phu Thuong tombait en notre pouvoir, le préfet d'un autre département du Hà-Nôi, celui de Ung-Hoà, et son subalterne le sous-préfet de Hoài-Yên, faisaient leur soumission. En même temps des sous-préfets étaient désignés pour les autres arrondissements de la province.

Enfin, le 1er décembre, M. Garnier envoyait M. Hautefeuille, avec quelques marins et un détachement d'Annamites, s'emparer de la sous-préfecture de Gia­-Lâm, dans la province de Bac-Ninh. Situé en face de Hà-Nôi, à quinze cents mètres environ de la rive gau­che du fleuve, ce petit fort commande les routes de Hà-Nôi à Hai-Dzuong et à Bac-Ninh. L'occupation de Gia-Lâm devait eu outre protéger l'arrivée d'une troupe de volontaires indigènes levée dans les provin­ces orientales.

Ainsi, dix jours avaient suffi pour soumettre les quatre départements du Hà-Nôi et imposer notre pro­tectorat à la province de Hung-Yên.

M. Garnier allait poursuivre son succès et exiger des autres provinces la reconnaissance de là supréma­tie française.

IV
Expédition de M. Balny d'Avricourt (suite). – Prise de Haí-Dzuong.

La province de Haì-Dzuong était bien celle dont la soumission devait le plus importer à M. Garnier. Non-seulement c'est une des plus fertiles et des plus populeuses du Tong-King, mais encore elle possède les meilleurs mouillages de la côte. Bien plus, les bouches du Bô-Dê  (Song ta) étant obstruées par des bancs de sable, une canonnière ne peut parvenir à Hà-Nôi qu'en entrant dans le Thaï-Binh et en passant des eaux de ce fleuve dans celles du Bô-Dê, par le canal de Cua-Loc ou par celui du Song Chi. Or les confluents de ces deux canaux avec le Thaï-Binh, de même que les bouches de ce dernier fleuve, sont sur le territoire de Haï-Dzuong. Enfin, par la sou­mission de cette province celles du nord allaient être isolées du reste de la monarchie.

En conséquence, à peine le chef de l'expédition française avait-il reçu la nouvelle du succès de M. Balny d'Avricourt au Phu Ly, qu'il lui ordonnait de se rendre à Haï-Dzuong. Conformément à cet ordre, le 2 dé­cembre dans la matinée, l'Espingole quittait son mouil­lage. Remontant l'arroyo du Plu Ly pendant trois heures, elle descendait le Bô-Dê jusqu'à la naissance du Cua-Loc; dans ce canal deux barrages étaient fran­chis, et le soir elle entrait dans un des bras du Thaï­Binh.

Le lendemain, à neuf heures, on était en vue de Haï-Dzuong. Malheureusement, à quinze cents mè­tres des estacades, la canonnière échoue. M. Balny parvient, il est vrai, à la dégager; mais la marée baisse, et la passe qu'il a suivie lors de son arrivée au Tong-King va devenir impraticable.

Faisant aussitôt chauffer la yole à vapeur, il envoie M. de Trentinian, avec une escorte de quatre hom­mes, porter de sa part la lettre de M. Garnier au gou­verneur, et s'informer des dispositions de ce grand mandarin., Dans le cas où elles seraient amicales, on n'en demanderait d'autre preuve qu'une visite à bord de sa canonnière, ainsi qu'on avait fait à Hung-Yên.

Le gouverneur reçut M. de Trentinian avec cette insolence polie qui est le propre des mandarins anna­mites. Dès l'abord il lui exprima combien il regret­tait que le navire français n'eût pu approcher. Evi­demment l'Espingole, à la distance à laquelle elle était arrêtée, ne lui inspirait aucune crainte. Il avait d'ailleurs le sentiment de sa force. Depuis un mois la citadelle de Haï-Dzuong avait été mise sur un pied formidable de  défense. Aussi répondit-il à M. de Trentinian qu'il acceptait les paroles de paix dont il était le messager, qu'il était même disposé à admettre le nouveau régime commercial édicté par M. Garnier, mais qu'il lui était impossible de se rendre à bord de l'Espingole.

A peine M. de Trentinian était-il rentré à bord, qu'un officier annamite de grade inférieur se présen­tait, porteur de cadeaux dérisoires; M. Balny refusa ces cadeaux et signifia au messager que si à trois heu­res le gouverneur n'était pas venu lui rendre visite, il serait forcé de le traiter en ennemi.

La passe était devenue impraticable. Toutefois M. Balny, désireux d'appuyer ses paroles par un ef­fet, voyant d'ailleurs les forts qui protégeaient la rade se garnir de soldats, réunit en conseil M. de Tren­tinian et M. Harmand : « Pensez-vous, leur dit-il après leur avoir lu ses instructions, pensez-vous que, sous peine de voir fortement ébranler notre autorité et notre prestige, nous devions agir ?

- Oui, répondirent-ils.

- C'est aussi mon avis, ajouta M. Balny, quoique le parti soit grave. »

Sur-le-champ le branle-bas est ordonné; la pièce de 14 est pointée à dix encablures sur la tour de la citadelle. A trois heures cinq minutes, M. Balny commande le leu. Le tir est parfait : la tour est tou­chée; les maisons des mandarins qui l'avoisinent sont atteintes également. Au dixième coup, M. Balny fait cesser le feu. Il n'avait, du reste, d'autre but que de convaincre les Annamites de la puissance de notre artil­lerie. Et il cherche aussitôt à renouer les négociations.

A six heures et demie le chef de la congrégation chinoise abordait l'Espingole et promettait pour le lendemain matin à sept heures la visite du gouver­neur de Haï-Dzuong.

Cette démarche n'était pour ce mandarin qu'un moyen de gagner du temps.

En effet, le lendemain, au jour, une jonque abor­dait l'Espingole; le gouverneur n'y était pas. Il ne s'y trouvait que des envoyés.

M. Balny refusa de les recevoir. Néanmoins, comme il voulait tenter jusqu'au bout d'éviter l'effusion du sang, il consentit encore à attendre jusqu'à huit heures la visite du gouverneur. Si à ce moment satisfaction ne lui était pas donnée, il commencerait les hostilités.

Heureusement la passe avait été reconnue praticable, et l'Espingole était venue mouiller à deux cent cin­quante mètres par le travers des forts de la rive. Le détachement commandé par M. de Trentinian et douze hommes de l'équipage s'embarquèrent dans deux jon­ques à la remorque de la yole à vapeur de l'Espingole.

A huit heures et demie tout était prêt. M. Balny fait alors tirer un coup de mitraille sur le fort; ce dernier répond à la seconde par sa bordée: elle passe au-dessus de l'Espingole. La canonnière continue de tirer pour protéger le débarquement; mais les forts ne cessent leur feu que lorsque les Français sont à une distance de cinquante mètres: les coups de chas­sepot les font évacuer.

La petite troupe française débarque, traverse le fort sans s'arrêter, et, chassant devant elle les fuyards, se porte vers la citadelle. A six cents mètres du fort, au bout d'une rue, elle se trouve en face de la forte­resse; à ce moment elle est saluée d'un coup de ca­non; la charge passe à cinquante mètres en la couvrant de poussière. Après une seconde d'hésitation, voyant que, malgré le tir de ses hommes, les Anna­mites rechargent leurs pièces, M. Balny entraîne sa troupe au pas de course jusqu'à la porte du redan.

A peine la hache peut-elle entamer cette porte.

L'escalader est chose impossible, elle est hérissée de pointes de fer. Heureusement les murs ne sont pas très-élevés. On fait la courte échelle; à travers les bambous en saillie, qui garnissent le haut des murailles, un passage est frayé à coups de sabre; bientôt les Français sont dans le redan. A leur vue tous les défenseurs disparaissent.

Aussitôt M. Balny porte sa troupe à l'angle du redan et l'abrite derrière quelques bâtiments. Il s'élance sur le pont. Vainement la courtine et les bastions lâchent-ils leur bordée: aucun pro­jectile n'atteint les Français. Déjà ils sont groupés sous le porche de la por­te. Quelques hom­mes seulement sont restés en deçà du pont pour tirer sur les artilleurs anna­mites.

Il est à remarquerque les Français n'avaient ni échelles pour monter à l'as­saut ni canons pour enfoncer la porte; pour tout engin, on avait une seule ha­che. D'autre part, les murs étaient trop hauts pour qu'on pût songer à les es­calader; d'ailleurs un treillis de bambous, incliné à soixante-quinze cen­timètres, débordait le parapet de deux mètres en­viron. Bien plus, ce treillis, en dissimulant les assié­gés, rendait le tir des Français très-incertain.

On ne se découragea point. La porte était dure et résistait aux coups de la hache. Enfin un petit panneau

fut arraché : mais derrière des gabions pleins de terre obstruaient la porte.

La position était critique : arrêtée par un obstacle inattendu, battue à cent mètres par les cinq pièces des bastions, dont les servants, se sentant à l'abri des balles du chassepot, cherchaient à rectifier leur tir, assaillie par une pluie de pierres et de briques qu'on jetait du haut du mirador de la porte, la petite troupe française était réellement en péril d'être écra­sée. M. Balny songeait à battre en retraite. Un ma­rin, nommé Gautherot, demanda à tenter l'escalade, mais ses efforts furent impuissants.

Tout d'un coup, le docteur Harmand eut une lumi­neuse inspiration. Cette porte, comme celles des au­tres citadelles, n'était massive que dans le bas, et une grille en bois la ter­minait. M. Har­mand tira sur un des barreaux; le pied vola en éclats. Un second coup de fusil déchaussa le barreau voisin.

Sur-le-champ , M. Balny s'accro­che à la brèche, se hisse jusqu'aux bar­reaux, les arrache, et se présente par cette ouverture, le revolver au poing. Cinq Annamites, armés de fusils, étaient sous la por­te. A la vue d'un Français, ils restent frappés de stupeur. M. Balny fait feu sur l'un d'eux son revolver rate; mais déjà tous ont dis­paru.

Dès ce moment la citadelle était prise. Deux hommes eu­rent bientôt rejoint M. Balny: il s'avança à découvert. Tout le monde fuyait. Les pièces, dont le tir était si acharné quel­ques minutes aupa­ravant, étaient précipitamment abandonnées par leurs artilleurs.

Le passage ouvert était difficile. M. Balny ne put de suite se lancer en avant. M.Harmand l'avait suivi. M. de Trentinian restait à l'extérieur pour balayer les remparts à coups de fusil et faire monter les hommes.

Dès qu'il y en a quatre a l'intérieur, M. Balny en prend deux, M. Harmand les deux autres, et, chacun de son côté, ils font le tour des remparts. Les deux portes du nord et du sud étaient évacuées. Celle de  l'ouest était toute grande ouverte. M. Balny la franchie sur le dos des fuyards, ramène des prisonniers et les emploie à réparer cette porte; puis il ordonne de continuer le feu sur ceux qui cherchent à s'échapper.

Tout à coup il se trouve en face d'une trentaine d'Annamites qui n'avaient pu s'enfuir. Il était seul en ce moment et très-isolé. Sans hésiter, il court à eux le revolver au poing. Ces Annamites, jetant leurs armes à terre, demandent grâce ou se sauvent dans les maisons. Là, il est rejoint par M. de Trentinian et M. Harmand, qui pas plus que lui n'ont trouvé de résistance.

Pendant que la troupe de débarquement donnait l'assaut, les forts de la rade, ayant été réoccupés, avaient de nouveau ouvert le feu sur l'Espingole. Quatre marins étaient partis dans une embarcation, avaient chassé l'ennemi et encloué les pièces.

Il était dix heures : notre drapeau flottait sur la tour de Haï-Dzuong. En une heure et demie, trente Français avaient, sans le secours du canon, enlevé une forteresse admirablement préparée pour la dé­fense et d'un armement formidable. A la suite de ce coup d'éclat, M. Balny resta une dizaine de jours à Haï-Dzuong, pour en organiser provisoirement la province. Les populations étaient très-sympathiques aux Français et acceptaient avec enthousiasme notre domination. Sur le conseil des missionnaires espagnols, le jeune vainqueur cher­cha, mais en vain, à renouer les négociations avec l'ancien gouverneur annamite, offrant de lui rendre sa citadelle, à la condition qu'il accepterait le nou­veau régime commercial et, viendrait à bord de l'Es­pingole faire une visite de soumission.

Le 14 décembre, M. Balny reçut une lettre de M. Garnier: elle lui ordonnait de laisser Haï-Dzuong à la garde de M. de Trentinian et de ses quinze sol­dats, et de se rendre avec son bateau à Nam-Dinh: les Français venaient de s'emparer, comme on va le voir plus loin, de cette importante forteresse, ainsi que de Ninh-Binh, le boulevard du Tong-King.

F. ROMANET DU CAILLAUD.

(La fin et la prochaine livraison.)



[1] Voyage d'exploration en Indo-Chine, texte par M. Francis Garnier. - T. XXII, XXIII, XXIV et XXV du Tour du Monde.

[2] Le fleuve du Tong-King a plusieurs noms; les Européens le connaissent surtout sous ceux de Sông Ca et de Sông Cái: ces noms signifient Grand fleuve et Fleuve principal. Mais ils ont l'inconvénient de tout nom qualificatif; ils peuvent être et ils sont, effectivement, portés par d'antres cours d'eau du même pays : il y a un Sông Ca en Nghê-An et un Sông Cài en Thanh-Hoá. - Le nom de Bô-Dé, que j'ai choisi de préférence comme n'étant celui d'aucun antre fleuve on riviêre, a, en outre, l'avantage d'être an­cien; c'est celui que porte le fleuve du Tong-King sur la carte du P. de Rhodes, carte faite en 1650.

[3] La question du Tong-King, article inédit et inachevé de M. Francis Carnier.

[4] C'est-à-dire Fleuve Rouge. C'est le roars d'eau appelé Ho-Ti Kiang sur la carte de 1. province d'Yûn-Nân. du P. de Halde. Les Chinois du Tong-King font du Hong Kiang ou Sang Thao le fleuve principal. Pour eux, le Bô-Dê supérieur, qu'ils nomment Tsin Ho, c'est-à-dire Rivière Claire, est seulement un affluent du Hongkiang.

Pour les populations annamites, au contraire, le Bô-Dê supérieur, ou rivière de Tuyên-Quang, serait la branche principale du neuve. Le cours du Bô-Dê au-dessus de son confluent avec le Sang Thao est cependant beaucoup moins long que celui de ce dernier, et l'aire de son bassin beaucoup moins étendue.

Comme l'histoire que je raconte se passe en pays annamite, je suivrai le systéme annamite. Ce ne sera pas la première fois qu'en géographie la branche la moins importante aura reçu le titre de fleuve : c'est le cas du Mississipi et du Missouri.

A Hung-Hoá, le Song Thau Hong King¡ reçoit un effluent con­sidérable, appelé Kim-Tu Ili ou Sông Bô par les annamites, et He Ho, c'est-à-dire Rivière Noire, par les Chinois du Tong-King.

[5] Le Hong-Kiang et le lâo-Kaï.

[6] Le Son-Tây. Le Mang-Hâo ne vint au Tong-King que quel­ques mois plus tard.

[7] A la suite de cette entrevue, l'amiral Dupré fit prêtera M. Du­puis, sons la garantie de la colonie de Saïgon, une somme de trente mille piastres.

[8] « El Excmo Sr. Almirante.... me comunicaba qua la pequeña expedicion bajo la direction y mando de Mr. Garnier era mandada à Tun-Kin con el objeto de arreglar las diferencias, de. M. Dupuis con el gobierne Annamite, y abrir el libre commercio por el Rio Grande de Hà-Nôi hasta la provincia de Yu-Nan (Vân-Am); y que esta determinacion se habla tomado à petition de la Corte de Hué. (Lettre de Mgr Colorier, vicaire apostolique du Tong-King oriental, dans le Correo Sino-Annamita de 1874, p. 210.)­

[9] En vertu du traité de 1862, avec l'Annam, qui ouvre au com­merce le Ba-Lac.

[10]  Enseigne de vaisseau, commandant la compagnie du Decrès.

[11]  Les prisonniers de peud'importance furent relâchés le lende­main de la prise de la citadelle.

[12] Deux jours après, le détachement de M. Bain était remplacé par une troupe d'auxiliaires indigènes - Le Plia Huai et le Phu Thuong sont les points appelés sur la carte Hoài-Duc et Thuoug-Tinh.

[13] Un troisième canal fait encore communiquer le Bô-Dê avec le Thaï-Binh: ce canal sort du Bô-Dê un peu au-dessus du Sông Chi, et se jette dans le Thaï-Binh au-dessus de Bac-Tinh; mais, assure-t-on, il est presque à sec à l'époque des basses eaux.