Télécharger le texte Part III - 210 ko
Cliquer pour retour  liste des textes
Cliquer pour retour au Sommaire

Télécharger : 180 ko
mort de M. Francis Garnier

LA CONQUÊTE DU DELTA DU TONG-KING,

TEXTE INÉDIT PAR M. ROMANET DU CAILLAUD

1873. - DESSINS INÉDITS.

FRCaillaud chapitre I retour à la liste des textes

V
Prise de Ninh-Binh par M. Hautefeuille.

Pendant son séjour au Phu Ly, M. Balny d'Avricourt avait pu recueillir d'importants renseignements sur les provinces du sud. Le lendemain de la prise de cette préfecture, M. de Trentinian avait fait avec M. Harmand une excursion du côté du sud, à Ke-So. Ce village est la principale résidence des missionnai­res français dans le Tong-King occidental. De cette excursion, M. de Trentinian avait rapporté maints dé­tails intéressants sur la citadelle de Ninh-Binh.

De même que le Phu Ly, elle est située sur le Dai ou bras occidental du grand fleuve; son canon com­mandait la route de Hué à Hà-Nôi, à son issue des défilés du sud. Or, comme la cour de Hué ne pouvait tarder à envoyer des troupes contre les Français, il im­portait de leur barrer la route, et, par suite, il fallait s'assurer de la soumission de Ninh-Binh. Déjà même le quan-án (mandarin de la justice) de Hà-Nôi, seul mandarin de la capitale qui ne fût point tombé au pouvoir des Français, y organisait la résistance et fai­sait construire un barrage sur le Dai.

Ces nouvelles furent immédiatement transmises à M. Garnier. M. Hautefeuille venait de rentrer de sa petite expédition de Gia-Làm; M. Garnier s'empressa de l'envoyer, avec le canot à vapeur, porter de nou­velles instructions à M. Balny.

Au lieu de se rendre à Haï-Dzuong, M. Balny de­vait se diriger sur Ninh-Binh. Déjà M. Garnier avait écrit à Ninh-Binh pour demander la soumission de la province à des conditions analogues à celles acceptées par les mandarins de Hung-Yên. M. Balny aurait à exiger, en outre, l'extradition du quan-an de Hà-Nôi.

« S'il n'est pas amené à bord de l'Espingole deux heures après votre demande, continuait M. Garnier, vous vous emparerez de la citadelle. » 

Én ce cas, la garde de la forteresse de Ninh-Binh eût été laissée à M. de Trentinian, et M. Balny devait immédiatement rallier Hà-Nôi avec son bateau.

Du reste, M. Garnier avait prévu le cas où M. Balny, an reçu de ses premières instructions, serait parti pour Haï-Dzuong et n'aurait pu être rejoint par le canot à vapeur. Alors M. Hautefeuille serait allé lui-­même détruire les barrages et reconnaître le cours du Daï jusqu'à Ninh-Binh. Même, s'il n'y avait pas de danger, il devait se rendre dans cette ville, pour demander aux mandarins une réponse à la lettre du chef de l'expédition française. « En tout cas, lui avait dit M. Garnier, sondez pour savoir si le Scorpion peut passer; car je veux prendre cette ville qui commande l'importante bouche du Dai et est à cheval sur la route de Hué. »

Le canot à vapeur était armé d'une pièce de 4; son équipage se composait d'un quartier-maître, de six matelots et d'un chauffeur annamite; cet homme, na­tif de Saigon, savait le français et pouvait servir d'in­terprète. Les munitions consistaient en six obus, six boîtes à mitraille et deux cent cinquante cartouches environ.

Le 2 décembre, à huit heures, M. Hautefeuille par­tait de Hà-Nôi; dans la soirée, il parvenait au Phu Ly. Le matin même, M. Balny d'Avricourt avait quitté cette place, se rendant à Haï-Dzuong.

Avant de partir, il avait écrit à M. Garnier, pour lui exprimer combien il regrettait que ses instruc­tions ne l'eussent pas de préférence dirigé sur Ninh-­Binh : cette ville devenait le centre d'un vaste mou­vement. M. Hautefeuille reçut de la bouche de Lê Van Ba, le commandant militaire du Pha Ly, la confirma­tion de ces graves nouvelles. En conséquence, il résolut d'aller détruire le barrage que les mandarins de Ninh-Binh faisaient construire.

Le lendemain matin, il partait à trois heures; à sept heures et demie il arrivait au barrage. Il était temps. D'un bord à l'autre couraient, en formant échi­quier, deux lignes de gros pieux réunis par des bambous entrelacés. Contre la rive étaient rangées environ deux cents barques, chargées de pierres et prêtes à être coulées entre les pieux. Ce barrage eût été for­midable.

M. Hautefeuille descend à terre: tous les travailleurs s'enfuient aussitôt. Il parvient pourtant à faire quelques prisonniers; parmi eux se trouve l'adjudant général (pho-lanh-binh), qui commandait la corvée. Ce mandarin est bientôt relâché, non sans avoir reçu une bonne correction. En même temps, M. Hautefeuille brûle toutes les barques amarrées et abandonne le bois du barrage aux paysans accourus pour voir les Français. Au bout d'une heure il ne restait du barrage que les pieux.

Le lendemain, vers onze heures du soir, on venait l'avertir de l'existence d'un second barrage auprès de Ninh-Binh; il apprenait par contre que le gouverneur de cette ville, effrayé de son audace, annonçait des dispositions, sinon bienveillantes, du moins nulle­ment agressives. Sur-le-champ il fait appareiller et part pour Ninh-Binh. Il ne rencontre aucun barrage, et à quatre heures du matin (5 décembre) il est en vue de Ninh-Binh. Le bruit de la-machine à vapeur de son canot annonce sa venue. Les murs se garnis­sent de lumières; il peut distinguer les pièces armées. On le hèle.

Alors, prenant le système de l'intimidation, système nécessaire avec les Orientaux, il envoie un premier obus sur une batterie, puis un autre sur le fort prin­cipal de la citadelle; l'artillerie annamite reste silen­cieuse. Il attend le jour. La brume, en se dissipant, lui montre le danger de sa situation.

Deux forts bâtis chacun sur un rocher de trente mètres de haut, dominant le cours du fleuve; à la bi­furcation du Daï et du Vân-Sàn [1], une batterie enterrée, et audessus une forteresse bastionnée de près de deux kilomètres de tour, entourée au nord et à l'ouest par les deux bras du fleuve et de l'autre côté par un large fossé : telle est la citadelle de Ninh-Binh.

Déjà les remparts sont couverts de troupes; les mi­liciens descendent sur la berge et démarrent des jon­ques pour venir cerner le canot à vapeur.

M. Hautefeuille fait approcher son canot pour tirer à mitraille. En ce moment, il s'échoue. Mais cet acci­dent, loin de l'abattre, ne fait qu'exalter son courage. La moitié de ses hommes manoeuvrant, l'autre tirant le chassepot, lui-même les aidant et tirant avec eux, il finit par se dégager. Il présente l'avant du canot pour prendre la batterie en enfilade.

« Feu ! » crie-t-il; la batterie et les remparts sont nettoyés par la mitraille.

A ce moment le mécanicien lui annonce que les tu­bes de la chaudière sont crevés; son canot n'est plus qu'une machine inerte, et cela à deux cents mètres d'une citadelle si bien fortifiée, en face de dix-sept cents soldats ou miliciens qui se préparent à la résis­tance. Mais le jeune officier (il n'avait que vingt ans) avait subi l'échouage; rien ne pouvait plus l'émouvoir. Il se laisse dériver jusqu'au bord, saute dans une jonque, et de là s'élance à terre avec cinq marins et son chauffeur annamite, pavillon français en tête et baïonnette au canon.

Le mécanicien et un marin qu'il a laissés derrière lui déhalent le canot au milieu du fleuve, sur l'ancre qu'il avait eu soin de faire mouiller avant d'aller à la rive.

M. Hautefeuille avait abordé en face de la batterie; elle est dégarnie. Il la traverse, passe sous les murs de la citadelle, auprès du chantier de construction. D'un côté, les habitants de la ville marchande arrivent, lui offrant des présents (un boeuf et des porcs); de l'autre, les miliciens sortent en foule de la citadelle; mais intimidés par les baïonnettes que croisent ses six hommes, ils se contentent d'entourer la petite troupe française, en croyant la capture facile.

Én même temps, deux coups de feu partis du ca­not annoncent que les artilleurs annamites se sont mis à leurs pièces.

Arrivé près du pont du fossé, M. Hautefeuille aper­çoit quatre parasols abritant un vénérable mandarin à barbe blanche: c'était le gouverneur. Il s'empare aus­sitôt de lui et l'entraîne dans la maison des étrangers, située près de la porte principale de la citadelle.

Le tenant du côté du rempart, le bras gauche passé autour de son cou, la main droite armée du revolver, il commence à l'interroger. Après s'être excusé d'avoir tiré sans provocation, il lui demande sa réponse à la lettre de M. Garnier. Le pauvre mandarin répond, le chauffeur annamite servant d'interprète, qu'il acquiesce aux demandes du commandant français de Hà-Nôi. Mais M. Hautefeuille lui montre un édit qu'il a trouvé sur le pholanh-binh, lors de l'affaire du bar­rage. Par cet édit le gouverneur convoquait les paysans corvéables pour la construction du barrage. A la vue du papier compromettant, le gouverneur se trouble.

Je ne pourrai croire à votre acquiescement, lui dit alors M. Hautefeuille, que si vous le consignez dans un écrit, scellé de votre cachet.

- J'y consens volontiers, répond le gouverneur.

- Il me faut cet écrit tout de suite, continue le jeune officier, et je veux vous accompagner dans la ci­tadelle, pour vous le voir faire. »

Le mandarin refuse; il n'a, dit-il, nulle intention de manquer à sa promesse; il va revenir immédiate­ment avec l'écrit demandé et il espère que rien n'em­pêchera l'officier français de partir de suite pour Hà-­Nôi, avertir l'envoyé de l'amiral de ses bonnes dispo­sitions. Évidemment son but était de s'échapper; et comme M. Hautefeuille ne savait pas l'annamite, il comptait sans doute lui donner un papier quelconque, qui ne le compromit en nulle façon.

M. Hautefeuille réitère sa demande et stipule que non-seulement il entrera dans la citadelle avec le gou­verneur, mais encore que ce grand mandarin et son collègue de la justice (quan-àn) l'accompagneront pendant sa visite à l'intérieur de cette forteresse, et qu'en outre on lui livrera le quan-àn de Hà-Nôi.

Vous en demandez trop, répliqua le gouverneur, je vais vous punir.

A peine a-t-il prononcé ces paroles, que M. Hautefeuille le saisit au collet, ce qui lui cause une lé­gère douleur; puis, mettant sa montre sur la table et plaçant son revolver contre sa tempe, il lui déclare que si dans un quart d'heure il n'est pas, lui l'offi­cier-français, dans la citadelle, escorté de tous les mandarins, les troupes sur son passage à genoux et les armes à terre, il lui brûle la cervelle. Au mouve­ment de M. Hautefeuille, les miliciens annamites se sont rapprochés; mais ses marins étaient là, ils met­tent en joue.

Les miliciens reculent. Il était sept heures trente minutes.

Enfin, après bien des allées et venues du pho­lanh-binh portant au quan-àn les supplications du malheureux gouverneur, tous les mandarins arrivent. Il était temps: sept heures quarante-trois.

A sept heures quarante-quatre, M. Hautefeuille en­trait dans la citadelle aux conditions demandées.

Mais, au lieu de mener le gouverneur au palais pour prendre sa lettre, il le fait amarrer ainsi que ses collègues. Le pavillon est hissé sur la tour de la cita­delle. Puis les mandarins sont enfermés dans une salle du palais du gouverneur, ce dernier étant placé devant une table, avec du papier, de l'encre et un pinceau, pour écrire et signer la capitulation.

M. Hautefeuile les laisse alors sous la garde de quatre de ses marins, et prenant avec lui le cin­quième et son chauffeur saïgonnais, il s'en va, accom­pagné du général annamite (chanh-lanh-binh), inspec­ter la place. Il fait le tour de la citadelle, monte sur les remparts: soldats et miliciens étaient en rang, à genoux, les armes à terre. Il inventorie rapidement tout ce que contient la citadelle.

Son inspection terminée, il revient au palais du gouverneur. Malheureusement, ses marins avaient laissé échapper le mandarin de la justice; le pauvre gouverneur effrayé de cette fuite, qui lui ôte l'espoir de faire partager à son collègue la responsabilité de sa conduite, n'osait plus apposer son cachet à l'acte de capitulation qu'il venait d'écrire. En conséquence, M. Hautefeuille lui déclare qu'il est prisonnier; aussitôt il est amarré avec les autres mandarins et conduit avec eux au fort du rocher; la garde de ce poste est confiée à trois marins.

Les soldats et les miliciens, voyant leurs chefs ainsi traités, s'enfuient en toute hâte. Quelques coups de chassepot, lancés à propos, font bien vite comprendre les intentions du jeune vainqueur: il veut qu'on fuie en jetant ses armes.

Ainsi, la clef du Tong-King du côté du sud était en notre pouvoir: huit hommes en avaient mis en fuite dix-sept cents; et ce coup d'éclat était l'ouvre d'un jeune homme de vingt ans.

M. Hautefeuille prend immédiatement les disposi­tions nécessaires pour conserver sa conquête. Le canot à vapeur, désormais inutile, est conduit au chantier de construction et désarmé. Le canon de 4, les mu­nitions et les vivres sont placés dans le fort du ro­cher qui surplombe la rive : en cas d'attaque, les Fran­çais peuvent y soutenir un siège jusqu'à l'arrivée du Scorpion.

Dans la journée, une cinquantaine d'anciens soldats annamites, tous païens, viennent d'eux-mêmes s'enrô­ler au service du vainqueur. A la vérité, le jour même, sur une fausse alerte, une partie de ces volontaires déserte.

D'autre part, sur la demande de M. Hautefeuille, un missionnaire, le P. Gélot, lui amène quelques chré­tiens pour faire les corvées et l'aider à garder la ci­tadelle contre les gens malintentionnés. Lui-même devra rester pour servir d'interprète au jeune com­mandant français.

Cependant, le surlendemain de la prise de la cita­delle, M. Hautefeuille lançait une énergique procla­mation. Puis il procédait à la réorganisation de la province: des troupes étaient levées; le service des trains (courriers indigènes) était maintenu. Aussi, dès le 9 décembre, la paix régnait- elle dans le Ninh­-Binh: les maisons, jusque-là fermées, se rouvraient; la foule, comme avant la conquête, circulait dans les rues, encombrait les marchés.

Pour juger par lui-même de la situation, M. Hautefeuille, suivi seulement de son Annamite saïgonnais, va se promener dans la ville de Ninh-Binh et dans celle d'Yên-Khành. La population accourt sur son pas­sage, les femmes ne sont pas les moins curieuses. Il distribue des sapèques aux enfants et revient tout joyeux à la citadelle, au milieu des ovations popu­laires.

Or, ce même jour, à quatre heures, le canon du fort du rocher annonçait et saluait l'arrivée du Scorpion; la canonnière portait le guidon de M. Garnier.

VI
Prise do Nam-Dinh, par M. Francis Garnier.

Les nouvelles que, la veille de son départ pour Haï­Dzuong, M. Balny d'Avricourt avait transmises à M. Garnier n'avaient pas laissé de lui causer une cer­taine inquiétude. Il supposa avec raison que M. Haute­feuille n'avait pu rejoindre l'Espingole, et il partit sans retard.

Le matin du 4 décembre, le Scorpion, remorquant une jonque chargée de munitions et de combustible, quittait le mouillage de Hà-Nôi. Outre son équipage, s'élevant à quarante hommes, cette canonnière avait encore embarqué le reste de l'infanterie de marine et cinquante-six matelots, appartenant au Decrès et au Fleurus. M. Ésmez et M. Bouxin, officiers du Scor­pion, M. le docteur Chédan et M. Bouillet, ingénieur hydrographe, faisaient également partie de l'expédi­tion.

Après bien des échouages dans le Bô-Dê, le Scorpion paraissait enfin devant le Pieu Ly dans la soirée du 7 décembre. Le lendemain, de mauvaises nouvelles arrivaient à bord.

En partant, M. Garnier avait remis le commande­ment de la citadelle de Hà-Nôi à M. Bain de la Coque­rie. Pour garder cette immense forteresse et tenir la campagne, M. Bain n'avait que trente-quatre ma­rins; encore avaient-ils été choisis parmi les moins valides.

Or les troupes de Son-Tây venaient de traverser le Sông Hàt; elles avaient rallié une bande d'anciens re­belles chinois, qui ravageaient le nord du Tong-King, et auxquels la couleur de leur drapeau faisait donner le nom de Pavillons-Noirs. Ces troupes campaient près du Phu Hoaï, Hà-Nôi pouvant être attaqué avant le retour du Scorpion. M. Bain s'était empressé de faire savoir à M. Garnier ce mouvement offensif de l'ennemi.

Au reçu de sa lettre, le commandant fit débarquer le détachement d'infanterie de marine et lui ordonna de gagner au plus tôt Hà-Nôi par la voie de terre. Puis le Scorpion appareillait pour Ninh-Binh. Il y ar­rivait, comme nous venons de le dire, le 9 décembre dans l'après-midi.

Dès qu'il y reconnu la canonnière française, M. Hautefeuille se rend à bord. M. Garnier le félicite chaudement de son étonnant coup de main et le maintient à la tête de la province. Il remplace les sept hommes qui l'ont aidé dans sa conquête par dix autres ma­rins mais il lui enlève sa pièce de 4.

Puis, le lendemain, il part pour Nam-Dinh. A l'en­trée de l'arroyo qui conduit à cette ville; il est arrêté par le feu de trois forts. Il riposte, et, après un com­bat de près de deux heures, ces forts sont enlevés et leurs pièces enclouées.

Le lendemain matin de bonne heure, le Scorpion poursuivait sa route. Tout était disposé pour une at­taque contre la citadelle de Nam-Dinh : les troupes de débarquement avaient pris place dans des jonques à la remorque de la canonnière; l'équipage était à ses postes de combat.

Le long des bords de l'arroyo on voyait se presser les populations des villages riverains: elles accla­maient les Français, elles saluaient leur drapeau.

Vers neuf heures, le Scorpion était en vue de Nam-­Dinh. Tout à coup, au détour d'un coude de la ri­vière, une batterie annamite lui envoie sa bordée : trois boulets en marbre viennent frapper le masque blindé de l'avant et s'y brisent en morceaux.

En même temps la citadelle elle-même ouvre le feu contre le Scorpion; mais ses boulets tombent au delà du navire. Un seul lui cause quelque dommage, il at­teint le mât de misaine et enlève le paratonnerre.

Toutefois le feu des gabiers, perchés dans les hunes, a promptement réduit au silence la batterie an­namite. M. Bouxin débarque alors avec une vingtaine de marins, chasse ses défenseurs et encloue ses ca­nons..

Le Scorpion avance encore pendant dix minutes. A l'entrée de la ville, M. Bouxin débarque de nouveau avec quinze hommes et une pièce de 4. Il doit tenter d'enlever la porte du sud ; mais ce ne doit être qu'une fausse attaque, destinée à attirer sur ce point l'attention de l'ennemi. A peine a-t-il fait quelques pas qu'il se trouve en face des remparts de la citadelle, au mi­lieu d'un espace complétement découvert; pour arri­ver jusqu'à la porte du sud, il faut parcourir sous le feu de l'ennemi un chemin de huit cents mètres. Or, comme les Annamites s'attendent à être attaqués de ce côté, ils y ont accumulé de grands moyens de dé­fense.

Malgré la mitraille et les boulets, M. Bouxin se lance en avant; mais il se voit contraint de battre en retraite, sinon sa petite troupe est compromise: un de ses hommes vient d'être blessé, et ses muni­tions s'épuisent.

Pendant ce temps, le Scorpion avait continué à re­monter l'arroyo. Sa pièce de 16, le Porte-Désolation (ainsi l'avaient nommée les marins), ne cessait de tirer sur la citadelle: ses obus y produisaient les plus grands ravages. De leur côté les Annamites ré­pondaient de toutes leurs bouches à feu; mais leurs boulets passaient par-dessus la canonnière.

M. Garnier fait mettre à terre une seconde colonne d'attaque; l'ingénieur hydrographe, M Bouillet, en a le commandement. Elle doit reconnaître la ville mar­chande et, après en avoir chassé toute bande ennemie, rallier l'attaque principale, que conduira M. Garnier. Grâce à ce mouvement, les Annamites ne pourront prendre à revers la petite troupe de M. Bouxin. Au moment propice, la jonque, qui portait la colonne de M. Bouillet; largue l'amarre et se dirige vers la rive. Malheureusement sa vitesse n'est pas assez grande: elle s'arrête à quelques mètres du bord. Alors,on voit les indigènes, qui, malgré la canonnade, stationnaient en foule sur la rive, s'empresser de venir en aide aux Français. L'amarre leur est lancée, et ils attirent la jonque à terre.

Un peu plus loin, à l'entrée de la rue qui mène à la porte de l'est, M. Garnier débarque lui-même avec la réserve, c'est-à-dire quinze marins. En ce moment il est rejoint par M.. Bouillet: les deux colonnes se portent ensemble contre le redan de l'est. Én quelques instants le redan est enlevé par les Français.

On sait que M. Garnier avait avec lui une pièce de 4: il allait la faire braquer contre la porte de la citadelle, lorsqu'il s'aperçoit que cette porte est, jus­qu'à la voûte du porche, obstruée avec de la terre. La pièce est alors pointée contre le bastion de droite, où le feu de l'ennemi est le plus vif; mais au troisième coup la crosse du canon casse entre l'essieu et la vis de pointage.

La position des Français va devenir critique: tout d'un coup une idée heureuse traverse l'esprit de M. Garnier.

Le pont, qui relie le redan à la porte de la cita­delle, est couvert de chevaux de frise, longs soliveaux hérissés de piquants en bois de fer. Sur l'ordre de M. Garnier, un de ces chevaux de frise est mâté con­tre le rempart : il atteint presque le parapet.

Déjà, sur cette échelle improvisée, M. Garnier va s'élancer à l'assaut, lorsqu'il est prévenu par un matelot, nommé Robert, compagnon d'armes de M: Hautefeuille à la prise de Ninh-Binh.  « Pour cette fois seulement je te cède, » lui dit M. Garnier, et il ne monte à l'assaut que le deuxième. Bientôt toute sa troupe l'a suivi.

A la vue des Français, les Annamites sont saisis de panique; un quart d'heure encore, et tous ont disparu par la porte du sud. C'était celle que M. Bouxin avait tenté d'enlever; seule elle n'était pas condamnée; mais on l'avait fortifiée avec un art très-ingénieux.

A une heure le pavillon français flottait sur la tour de Nam-Dinh.


Télécharger : 90 ko
distribution d'armes à des volontaires indigènes

VII
Ia journée du 21 décembre.-Mort de M. Francis Garnier et de M. Balny d'Avricourt.

Pendant que M. Garnier s'emparait de Nam-Dinh, l'armée de Son-Tây devenait de plus en plus mena­çante. Elle s'était même emparée du fort du Phu Hoài et ses avant-postes n'étaient plus éloignés de Hà-Nôi que de quelques kilomètres.

Ces nouvelles étaient parvenues à M. Garnier le surlendemain de la prise de Nam-Dinh, et il s'était empressé de faire partir le Scorpion pour porter à M. Bain de la Coquerie un secours d'une quinzaine de marins. Cette canonnière devait ensuite gagner la baie du Cua Cam pour y chercher le renfort en hom­mes et en matériel que l'amiral Dupré envoyait par le Decrès au corps expéditionnaire du Tong-King.

En même temps, M. Garnier rappelait l'Espingole de Hai-Dzuong, installait M. le docteur Harmand comme gouverneur militaire de Nam-Dinh, avec une garnison de vingt-cinq marins, et le 18 décembre il était de retour à Hà-Nôi.

De mauvaises nouvelles l'y attendaient : à la vérité le Phu Hoài avait été repris sur l'armée de Son-Tây; mais quelques jours après, le 14, une reconnaissance, commandée par M. Per­rin, aspirant de marine, n'avait pu forcer les li­gnes ennemies. C'était un échec.

M. Garnier était résolu à le réparer: une attaque générale contre l'armée de Son-Tây devait avoir lieu le dimanche 21. Mais, dans la soirée du 19, à Hà-Nôi, une ambassade arriva de Hué pour entrer en négo­ciations avec le chef du corps expéditionnaire. Dès lors, espérant obtenir une solution pacifique, M. Gar­nier renonçait à son projet d'attaque contre l'armée de Son-Tây, et le lende­main une proclamation an­nonçait aux habitants du Tong-King la suspension des hostilités. Cette pro­clamation était immédiate­ment affichée dans la ville, et les ambassadeurs se chargeaient de la faire parvenir à l'armée de Son­-Tây.

Fatale suspension d'armes ! les ennemis devaient profiter de la sécurité trompeuse qu'elle donnait aux Français pour tenter contre la citadelle de Hà-Nôi une déloyale attaque.

Le dimanche, 21 décembre, M. Garnier était en conférence avec les ambassadeurs, et commençait à discuter les bases du traité de paix, lorsqu'on lui an­nonce que l'armée de Son-Tây et ses alliés les Pavil­lons-Noirs s'avancent pour attaquer la citadelle. Le commandant saisit aussitôt son revolver et court au point menacé.

Craignant que l'attaque n'ait lieu de plusieurs côtés à la fois, il envoie M. Bain avec trente hommes sur­veiller le rempart de la face nord : « Je me charge, lui dit-il, de la face de l'ouest; je vous enverrai des ordres, sil y a lieu ».

Pendant ce temps la nouvelle de cette attaque s'était répandue; les coolies indigènes qui travaillaient dans la citadelle s'enfuyaient en criant vers la porte de la ville; marins et soldats avaient pris les armes.

Au premier bruit, M. Perrin s'était rendu avec un homme au bastion du sud-ouest. Quelques instants après, cinq autres hommes, envoyés par M. Bain, ve­naient le rejoindre.

Le pavillon noir des Chinois flottait à peu de dis­tance de la citadelle.

Au nombre de cinq ou six cents, les Chinois occu­paient la route du Phu Hoài. Derrière eux, à huit cents mètres environ, un corps de deux mille Anna­mites s'apprêtait à les suivre. On pouvait même dis­tinguer un éléphant et de nombreux parasols, annonçant la présence des man­darins.

Seuls les Chinois étaient engagés. Abrités derrière les touffes de bambous et les maisons d'un petit vil­lage, ils avaient ouvert le feu contre la porte du sud-­ouest; leurs petites piè­ces de campagne étaient braquées à deux-cents mè­tres. De plus, sur le bord même du fossé, d'autres Chinois tiraillaient contre le rempart.

M. Garnier arrive à la porte du sud-ouest. Dès qu'il a jeté un coup d'oeil sur les positions de l'en­nemi, il charge M. Perrin d'aller chercher un canon. Puis s'approchant de cha­que homme, il lui adresse des paroles encourageantes et recommande de ména­ger les munitions.

Au bout de dix minutes, M. Perrin revient avec la pièce de 4 de la compagnie du Decrés; on l'installe sur le mirador de la porte. Ses obus jettent la con­fusion dans les rangs des Chinois aux Pavillons­ Noirs.

L'armée annamite est atteinte également: un obus éclate au milieu du groupe des mandarins.

L'ennemi bat en retraite, laissant les abords de la citadelle jonchés de cadavres. Néanmoins les Pavil­lons-Noirs ne se retirent que pied à pied; profitant des replis de terrain et des taillis de bambous pour se cacher, ils envoient sur la citadelle des décharges de pierriers et de gingoles: un de leurs projectiles blesse le chef servant de la pièce de 4.

Malgré cet essai de résistance, en moins de vingt minutes ils s'étaient vus contraints de repasser le rempart en terre qui sert d'enceinte à la commune de Hà-Nôi. Là ils s'étaient divisés en deux bandes. L'une se repliait directement par la route du Phu Hoài. L'antre s'était engagée dans une direction sud-ouest, le long du rempart de la commune de Hà-Nôi: elle eût ensuite gagné la route du Phu Hoài en suivant une digue qui, partant du village de Thu-Lê, va couper cette même route à trois kilomètres de la citadelle, en avant du village de Ha-Yên-Khé.

En ce moment M. Garnier, s'adressant à quelques officiers qui se trouvaient auprès de lui : « Messieurs, leur dit-il, l'ennemi qui nous attaque est le seul que je redoutais au Tong-King. Une sortie est indispen­sable: nous ne pouvons garder un semblable ennemi à mille mètres de nous. »

Dès le commencement de l'action, il avait ordonné à M. Balny d'Avricourt d'aller chercher sa compagnie de débarquement. Bientôt cet officier parut à la tête de dix matelots de l'Espingole. Il marchait le long du rempart du sud, sur le dallage du fossé dont les bords le dérobaient à la vue de l'ennemi. «  Allez tout droit, sur la route du Phu Hoài, lui crie le comman­dant du haut du rempart; moi je vais prendre l'en­nemi à revers. »

Suivi de ses marins et d'une troupe de volontaires indigènes, M. Balny se précipite dans la direction in­diquée. Les obus de la citadelle, passant par-dessus sa tête, vont porter le ravage dans les rangs enne­mis.

On le voit s'avancer jusqu'à un petit bois distant d'environ mille mètres de la citadelle; puis une dé­pression de terrain le dérobe à la vue.

Alors la pièce de la porte du sud-ouest dirige son feu sur un bosquet situé près de la digue de Thu-Lê. C'est dans ce bosquet et dans un hameau voisin que la bande des ennemis s'est embusquée.

M. Garnier se hâte de faire la sortie qu'il avait an­noncée. La porte du sud-est était barricadée; il la fait aussitôt dégager, prend avec lui dix-huit hommes et une pièce de 4, se fait suivre d'un corps d'auxiliaires indigènes, et au pas gymnastique gagne, en suivant les remparts, la pointe du redan du sud-ouest. Là il fait déployer ses hommes en tirailleurs et envoie le sergent Champion fouiller un petit hameau situé en face du redan; puis rapidement il se lance sur la route de Phu Thuong, à la poursuite de la seconde bande ennemie.

A peu de distance, il quitte la chaussée et s'engage dans les rizières qui s'étendent vers la digue. Par malheur son canon s'embourbe et retardé sa marche précipitée. Il l'abandonne, le confiant à la garde de deux hommes et de Castagnet, le capitaine d'armes du Decrès.

Il marche droit en avant ; par suite, le canon qu'il a laissé derrière lui devient inutile; quelques instants après, la citadelle doit également cesser son feu, sous peine de l'atteindre.

L'ennemi s'était embusqué, en avant du village de Thu-Lê, derrière les remparts de la commune de Hà­-Nôi. M. Garnier fait mettre la baïonnette au canon, et, lançant sa troupe au pas gymnastique, chasse l'en­nemi de sa position. Les Pavillons-Noirs battent en retraite et vont se retrancher derrière un tertre, à l'ex­trémité de Thu-Lê.

M. Garnier ordonne à Champion d'aller avec quatre hommes fouiller ce village. Il fait sonner le pas de charge. « A la baïonnette, en avant! » s'écrie-t-il, et il se précipite en tête de ses hommes pour gravir le tertre qu'occupe l'ennemi.

Derrière lui s'élancent, mais sans pouvoir le sui­vre, Dagorne, le fourrier du Decrès, et deux fan­tassins de marine; le caporal Guérin et le soldat Laforgue.

Arrivés en haut du tertre, Dagorne tombe frappé d'une balle en pleine poitrine; Guérin est blessé au visage.

Mais déjà M. Garnier, après avoir déchargé son re­volver sur les Pavillons-Noirs, est descendu pour les chasser des broussailles au milieu desquelles ils se blottissent. Tout d'un coup son pied rencontre une ca­vité de terrain; il tombe. Aussitôt les Pavillons-Noirs se ruent sur lui; en un instant il est percé et frappé de coups de lances et de sabres. En vain Guérin et Laforgue tentent de le dégager; eux-mêmes sont sur le point d'être enveloppés et doivent battre en retraite.

En ce moment Champion débouche du village de Thu-Lé. A peine a-t-il le temps de faire embusquer ses hommes; toutefois la précision de son tir main­tient les Chinois à distance, et, malgré le feu de l'en­nemi, il parvient à rallier la pièce que gardait Castagnet.

Là, il trouve réuni le reste de la colonne de M. Gar­nier, dont on lui apprend la mort.

Prenant alors avec lui quelques soldats et suivi de la troupe des auxiliaires indigènes, il va à la recherche du corps de son chef. Il avance avec précaution, échan­geant quelques coups de feu avec les Pavillons-Noirs; ceux-ci battent en retraite.

A l'extrémité du village, devant les retranche­ments qu'occupait l'ennemi, il trouve les corps déca­pités de M. Garnier et de Dagorne; les Pavillons­ Noirs avaient emporté les deux têtes en guise de trophée.

Pendant ce temps, M. Balny d'Avricourt avait re­poussé l'ennemi à quinze cents mètres environ de la citadelle. Malheureusement, trois de ses hommes s'é­tant imprudemment lancés à la poursuite des fuyards, l'un d'eux, le voilier Bonifay, était tombé mort, frappé d'une balle au front; un autre avait été blessé; le troisième, exténué par la fatigue et la faim [2] , n'était plus capable de combattre.

D'autre part, les munitions commençaient à man­quer; M. Balny se rapproche de la citadelle: «  Je n'ai plus de cartouches, crie-t-il; faites-m'en passer le plus possible. Un de mes hommes est resté entre leurs mains. »

En ce moment, M. Bain de la Coquerie gardait avec ses hommes la face de l'ouest, celle qui regarde la route du Phu Hoài : il n'avait, en effet, trouvé aucun ennemi du côté du nord. Incontinent il réunit toutes les munitions disponibles et les envoie à M. Balny avec deux hommes de renfort. Au lieu de passer par la porte du sud-est, ces hommes descendent du rem­part de l'ouest au moyen d'une corde.

En même temps, M. le docteur Chédan était sorti, suivi de son ordonnance, dans le but de rejoindre M. Garnier. Mais, ne sachant où le trouver, il se dé­cide à accompagner M. Balny.

Les Annamites et leurs alliés les Pavillons-Noirs avaient battu en retraite jusqu'à trois kilomètres de la citadelle; là ils s'étaient retranchés dans le village de Ha-Yên-Khé, derrière la digue qui en ce point coupe perpendiculairement la route.

En s'avançant, M. Balny rencontre le corps de Bonifay; les Annamites lui avaient tranché la tête. La rage dans le coeur, le jeune officier se lance de nouveau à leur poursuite; il arrive à deux cents mètres de leurs retranchements.

En cet endroit la route faisait un coude, et par une rampe montueuse, rejoignait la digue; elle était bor­dée, du côté de l'ennemi, par un petit mur à hauteur d'appui. Peut-être, si M. Balny eût abrité sa troupe derrière ce mur, fût-il parvenu, par la précision de son tir, à décimer les ennemis. Mais il croit pouvoir enlever leurs positions de vive force; il s'élance sur la route, précédant sa troupe d'une trentaine de pas ; il est accueilli par une décharge générale: un homme, le timonier Sorre, est tué, deux autres sont blessés.

Les Pavillons-Noirs, enhardis, sortent en foule de leurs retranchements, et en un instant M. Balny est enveloppé. Le jeune officier, après avoir déchargé sur eux les six coups de son revolver, combat intrépide­ment avec son sabre. C'est une lutte désespérée. A la fin il tombe percé de coups.

Les sept hommes valides qui restaient ne pouvaient absolument rien contre une telle multitude. M. Chédan les rallie, et, sous le feu de l'ennemi, sans perdre un homme, il bat en retraite jusqu'au petit mur qui borde la route.

Abrités derrière ce mur, les Français tiennent pen­dant quelque temps les Pavillons-Noirs en respect, et, sans être poursuivis, continuent leur mouvement de retraite. En passant, ils prennent le corps de Bonifay et le rapportent à la citadelle; ceux de M. Balny et du timonier Sorre étaient demeurés au pouvoir de l'en­nemi. Il était environ deux heures. A peu près en même temps le sergent Champion revenait avec les corps décapités du commandant et du fourrier Dagorne.

Ainsi, cette funeste affaire avait coûté la vie au chef de l'expédition, à l'un de ses plus vaillants officiers et à trois de nos braves marins. Six hommes avaient été blessés, cinq dans la sortie, et un dans la citadelle, le chef servant de la pièce de la porte du sud-ouest.

VIII
Commandement intérimaire de M. Bain de la Coquerie. - Négo­ciations de M. Esmez avec les ambassadeurs de la cour de Hue. -Administration de M. Hautefeuille en Ninh-Binh, de M. Harmand en Nam-Dinh et de M. de Trentinian en Hai-Dzuong.

La nouvelle de la mort de M. Garnier et de ses quatre compagnons s'était répandue dans la ville de Hà-Nôi : nos partisans chinois et annamites étaient consternés.

M. Dupuis avait à peine appris ce désastre que, prenant avec lui quarante de ses meilleurs soldats, il s'était lancé à la poursuite de l'armée de Son-Tây. Vaine tentative : déjà les Pavillons-Noirs avaient fui avec leurs sanglants trophées.

La mort de M. Garnier laissait le commandement militaire entre les mains de M. Bain de la Coquerie, l'officier le plus ancien du corps expéditionnaire.

Trois heures ne s'étaient pas encore écoulées depuis le fatal événement, qu'un courrier apportait une lettre à M. Garnier : le commandant du Decrès annonçait son arrivée au Cou Cam depuis le 16 décembre et la présence à son bord d'un important renfort en hom­mes et en matériel. Cette bonne nouvelle donne à M. Bain l'espoir de sauvegarder les positions acquise par le corps expéditionnaire. Sur-le-champ il réunit en conseil les trois autres officiers présents à Hà-Nôï et décide qu'il défendra la citadelle jusqu'à la dernière extrémité.

D'autre part, M. Dupuis vient lui offrir avec em­pressement son concours pour garder la citadelle. Le courageux explorateur avait d'ailleurs mis à la dispo­sition du successeur de M. Garnier ses bateaux, ses canons, ses munitions et tout son personnel. Il passa la nuit du 21 au 22 décembre à la porte de l'ouest avec vingt-cinq de ses soldats chinois, et jusqu'à l'ar­rivée du Scorpion il continua à fournir cette garde. Ainsi, grâce à son aide généreuse, les hommes du corps expéditionnaire, brisés de fatigue et d'émotion, eurent la faculté de prendre quelque repos.

Énfin, le 25 décembre, le Scorpion revenait du golfe avec cent cinq hommes d'infanterie de marine, plu­sieurs officiers, et trois cents fusils destinés à armer les volontaires indigènes. Le passage des soldats fran­çais dans les rues de Hà-Nôi ramenait la confiance.

Suivant le désir que lui avait exprimé M. Garnier dans une lettre datée du 19 novembre, M. Bain de la Coquerie remit à M. Ésmez le commandement poli­tique de l'expédition. M. Ésmez reprit immédiate­ment avec les ambassadeurs annamites les négocia­tions qui, depuis la fatale journée du 21, étaient in­terrompues. Après maints pourparlers, le texte de la convention fut définitivement arrêté. D'après cette con­vention, tout le delta du Tong-King, compris entre la mer et le Sông Hàt, devait être un territoire neutre, gardé par les seules milices indigènes. On aurait remis le service administratif aux mandarins nommés par la cour de Hué; mais les garnisons françaises eussent continué à occuper les citadelles jusqu'à la ratification du traité définitif.

Cette convention allait recevoir la signature des am­bassadeurs, lorsqu'un courrier leur apporte une lettre.

« Notre mission est finie, disent-ils aussitôt qu'ils ont ouvert ce pli; nous n'avons plus aucun pouvoir.

Cette lettre leur annonçait, en effet, l'arrivée d'un nouveau plénipotentiaire annamite. A peu près au même moment M. Esmez recevait d'un nouvel envoyé français, qui allait prendre la succession politique de M. Garnier, l'ordre de suspendre toute négociation.

Ainsi qu'on l'a vu plus haut, M. Garnier avait main­tenu M. Hautefeuille à la tête de la province de Ninh­Binh. Aussitôt, avec les troupes indigènes qu'il avait déjà organisées, ce jeune officier avait fait occuper les deux défilés de Tam-Diep et Dien-Ho, qui comman­dent l'accès de la province du côté du sud. En même temps il nommait de nouveaux mandarins; partout ces fonctionnaires étaient reçus avec acclamation.

Escorté d'un Annamite, M. Hautefeuille visitait le pays à cheval; ses promenades dans la campagne duraient deux et trois heures. Il entrait dans les fer­mes, dans les pagodes; partout il était bien accueilli. C'est que jamais il ne manquait d'emporter sur sa selle un paquet de ligatures de sapèques; et quand il pas­sait dans un village, il remettait quelques ligatures au maire avec un papier sur lequel il avait fait d'avance écrire en caractères chinois : « Aux plus pauvres. » De plus, il avait toujours quelques sapèques à distribuer aux enfants. Les Annamites de la province de Ninh­-Binh pouvaient dès lors faire la comparaison entre ce jeune commandant français, courageux et bienfai­sant, et leurs anciens mandarins, lâches et rapaces, et dont les visites n'étaient qu'une occasion de rapine et de tyrannie.

Mais, d'un autre côté, si M. Hautefeuille se mon­trait bienfaisant envers la population paisible, il était impitoyable à l'égard des perturbateurs de l'ordre; aucune considération ne pouvait le faire fléchir.

Quelle que fût la tranquillité dont jouit sa province, M. Hautefeuille ne négligeait aucune précaution: des jonques de rivière étaient armées en guerre et les for­tifications de la citadelle améliorées. Dès le 18 décem­bre, il faisait démolir toutes les constructions privées sises à cinq cents mètres des remparts. Les expropriés devaient recevoir une indemnité et un terrain équiva­lent.

La province de Ninh-Binh était donc pacifiée, ses frontières étaient bien gardées, ses milices nombreuses et déjà aguerries.

Le 23 décembre, un courrier arrivait à Ninh-Binh et remettait à M. Hautefeuille une lettre de M. Bain de la Coquerie: c'était la nouvelle de la mort de M. Garnier et de M. Balny d'Avricourt. M. Haute­feuille était alors très-souffrant: le travail surhumain qu'il avait dû accomplir pour organiser une province d'un million d'âmes avait abattu ses forces; il sup­porta cependant sans faillir le coup de cette fatale nouvelle; le sentiment de sa responsabilité lui donna une nouvelle énergie.

Sur-le-champ il prend les mesures nécessaires pour sauvegarder les intérêts qui lui sont confiés; et tout d'abord il fait obstruer avec de la terre toutes les portes de la citadelle, sauf celle du sud.

En effet, le lendemain même des troubles éclatent. A la voix des lettrés, le pays se soulève. Dans le nord­est, Yên-Hoa, Nho-Quan et la Din Vi sont pris, deux prêtres annamites massacrés, plusieurs villages chré­tiens livrés aux flammes; déjà l'ennemi marche sur Ninh-Binh. Aidé de l'Espingole, M. Hautefeuille re­pousse ses attaques et reprend la Dôn Vi. D'autre part, l'insurrection gagne le sud-ouest, et une armée anna­mite, venant de Thanh-Hoa, menace les défilés; mais nos auxiliaires indigènes repoussent cette armée; en même temps les rebelles sont écrasés à Thien-Tri.

Désormais l'insurrection n'a d'autre repaire que le département de Nho-Quan. Son boulevard est la sous­préfecture d'Yên-Hoa. L'armée de Son-Tây lui a, dit­-on, envoyé six cents soldats réguliers et quelques Chinois aux Pavillons-Noirs. M. Hautefeuille va en personne détruire ce dernier centre de résistance. Pendant son absence, l'Espingole restera mouillée sous les murs de Ninh-Binh. Il part avec cinq marins et deux cent cinquante soldats indigènes, portés par le Mang-Hâo et deux jonques. Battus à Dai-Huü et àVinh-Tri, les lettrés se rallient à Yén-Hoa. Enfin, le 6 janvier, après un combat acharné, M Hautefeuille enlève la position d'Yén-Hoa: douze cents hommes la défendaient. L'ennemi est mis en déroute; cent cin­quante des siens, soldats de l'armée régulière pour la plupart, restent sur le champ de bataille. Du côté des Français, quelques morts seulement parmi les auxi­liaires indigènes. A la même époque notre général indigène Luong remportait au défilé de Tam-Diep deux grandes victoires sur les troupes envoyées con­tre lui.

L'occupation incontestée de la province de Ninh­Binh permettait donc aux Français de tourner toutes leurs forces contre l'armée de Son-Tày. Quelques jours encore, et tout le Tong-King, depuis le Thanh-­Hoà jusqu'aux frontières de la Chine, pouvait être à nous. Mais, le lendemain même de sa victoire, le 7 jan­vier, M. Hautefeuille recevait l'ordre d'évacuer Ninh­Binh.

Nam-Dinh devait également être rendu aux Anna­mites. Son commandant, M. le docteur Harmand, avait eu, lui aussi, à lutter contre une insurrection formidable, fomentée par Hoàng Tain Däng, le chef des let­trés de la province; mais, grâce à son énergie, il était parvenu à la réprimer. Le 21 décembre, il infligeait à une forte bande de rebelles une sanglante défaite. Quelques jours plus tard, une troupe indigène à son service brûlait le village de Hoàng. Tain Däng. Puis, le 29 décembre, l'Espingole lui ayant apporté des munitions, il partait en reconnaissance et remportait une victoire. signalée. Deux jours après, l'Espingole ache­vait d'écraser les insurgés à Chanh-Danh et, à Binh­Tuân.

Cette expédition porte un coup mortel à la cause des lettrés dans le Nam-Dinh. Dès lors, la paix est à peu près rétablie dans cette province, que M. Harmand parvient peu à peu à réorganiser. Les volontaires ac­courent en foule se ranger sous notre drapeau; et quand viendra le jour où il faudra évacuer, leur nom­bre s'élèvera à près de dix mille.

La position des Français dans la province de Haï­-Dzuong était encore plus solide.

Depuis le départ de M. Balny d'Avricourt, M. de Trentinian était le commandant de cette province. Lorsqu'il rappela l'Espingole, M. Garnier lui avait fait demander s'il croyait pouvoir, avec ses quinze fan­tassins de marine, se maintenir dans la citadelle de Haî-Dzuong. .

M. de Trentinian avait accepté cette offre avec em­pressement, persuadé qu'avec de l'audace et l'appui de la population il lui serait facile de garder, non seulement la citadelle, mais encore la province.

A la vérité il ne négligeait aucune précaution militaire. Un de ses premiers soins avait été de faire construire sur le parapet de la citadelle un petit ouvrage imprenable; cette espèce de blockhaus dominait la porte de l'est, la seule qui fût occupée parues trou­pes. Il y faisait accumuler du riz; du bois, de l'eau si

des sapèques. A une distance de quelques mètres seu­lement s'élevaient les bâtiments où logeaient les sol­dats; ils furent, par son ordre, entourés d'un large fossé rempli d'eau. Grâce à ces mesures, M. de Trentinian se trouvait â l'abri de toute surprise, et, ga­ranti contre les circonstances les plus défavorables, il pouvait sans crainte se voir abandonné pendant un ou deux mois.

Il avait enrôlé des volontaires. Vers le 20 décembre, il lui arriva un corps de deux cents miliciens anna­mites, envoyé de Nam-Dinh par M. Harmand. Ce ren­fort portait à six cents hommes l'effectif des troupes auxiliaires logées dans la citadelle. Lejeune comman­dant, ne négligeant aucune ressource, fit armer en guerre les jonques de l'État. Chaque jour une ou deux de ces barques s'éloignaient de Hai-Dzuong et par­couraient les arroyos.

Quelques jours avaient suffi pour réorganiser l'ad­ministration. De même que dans les autres provinces, à la nouvelle de la chute de Haï-Dzuong, les manda­rins subalternes avaient abandonné leur poste. Il était indispensable de les remplacer par des fonctionnaires dévoués à notre cause. M. de Trentinian avait alors convoqué à la citadelle tous les notables des divers départements et arrondissements de la province; et il leur avait demandé de désigner eux-mêmes les nou­veaux chefs de leurs circonscriptions respectives. Les chefs ainsi élus devaient laisser leurs fils comme ota­ges entre ses mains: leur amour pour leurs enfants était un gage certain de leur fidélité.

Suivant les instructions que lui avait transmises M. Garnier, M. de Trentinian n'avait fait qu'à titre provisoire toutes les nominations de fonctionnaires dans l'ordre civil; seules les nominations de chefs militaires étaient à titre définitif.

Cependant, au nord de la province, un département, un seul, avait refusé de reconnaître l'autorité fran­çaise: c'était celui du Phu Nam-Sàch: il confinait à la province de Bac-Ninh. En présence de cet acte d'insubordination, M. de Trentinian ne pouvait hési­ter; dès le 20 décembre une troupe de trois cents indigènes partait pour réduire ce département.

Toute la province de Haï-Dzuong allait donc être soumise à la domination française. Même à la nouvelle de la mort de M. Garnier, aucun mouvement hostile ne s'était produit, tant les populations nous étaient attachées, tant elles haïssaient les mandarins de Tu­Duc!

Ces résultats si magnifiques devaient être anéan­tis en quelques heures, et le Tong-King, dont nous possédions les plus belles provinces, allait retomber sous le joug abhorré de la cour de Hué.

Le 29 décembre, M. Philastre arrivait à Haï­-Dzuong.

L'évacuation.

M. Philastre était un inspecteur des affaires indi­gènes de Saigon. Ce fut lui qui prit la succession politique de M. Garnier. Comment avait-il été appelé à ces fonctions, le cadre de cet écrit ne me permet point de l'expliquer; mais je me réserve de l'exposer dans un travail plus important [3] .

Toujours est-il que, de concert avec le nouveau plénipotentiaire annamite, qui n'était autre que Nguyen Van Tuong, le second ambassadeur près le gouverneur de Cochinchine, M. Philastre faisait pré­cipitamment évacuer par les troupes françaises toutes les citadelles conquises par M. Garnier et ses compa­gnons. Hai-Dzuong était évacué le 2 janvier, Ninh­Binh le 8, Nam-Dinh le 10.

Quoique l'amiral Dupré, à la nouvelle de la mort de M. Garnier, eût envoyé au Tong-King un renfort de deux cent cinquante hommes, l'évacuation de la citadelle de Hà-Nôi elle-même était décidée. Le 20 janvier, les marins débarqués quittaient cette forteresse, et le 18 février, les dernières troupes françaises s'en retiraient.

Or ces évacuations étaient le signal du massacre de nos partisans : les lettrés recommençaient leur œuvre d'extermination. Les chrétiens évangélisés par les mis­sionnaires français et tous ceux qui s'étaient ralliés à notre domination, se voyaient poursuivis par ces ban­des féroces; des milliers d'entre eux périssaient égor­gés; leurs villages étaient livrés aux flammes et leurs biens usurpés.

M. Dupuis était expulsé, avec son personnel et ses navires, d'un pays qu'il avait tenté d'ouvrir au com­merce et à la civilisation; et les troupes françaises durent, de par la convention d'évacuation, se reléguer dans le fort de Haï-Phông, au milieu des vases des rives du Cua Cam.

Triste épilogue d'une expédition dont les débuts avaient été si glorieux !

F. ROMANET DU CAILLAUD.



[1] Bras du Dai connu à son embouchure sous le nom de Sông Cou.

[2] Les hommes de l'Espingole étaient partis au moment où ils allaient faire le repas du matin.

[3] Dans l'Histoire de l'intervention française au Tong-King en 1872-1874, ouvrage actuellement sous presse.