Le TOUR du MONDE 1882-vol LXIV

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LA MISSION DUBOWSKI,

PAR M. ALBERT NEBOUT.

1890.- TEXTE ET DESSINS INÉDITS

XII

Nouveau départ.

Brazzaville, 15 juillet 1891. - A peine ai-je mis le pied sur la rive, au bas du grand escalier qui mène à la résidence, qu'un monsieur de haute taille s'approche de moi et, très vite, déclare être M. Dybowski, chef de mission, et me demande si je veux retourner avec lui. Je suis très troublé : je comptais bien revenir, mais j'avais espéré revoir les miens auparavant.

16 juillet. C'est décidé, je suivrai M.Dybowski. C'est mon devoir. Je saurai lui être utile par la connaissance que j'ai du pays, des langues et des indigènes. Ma résolution prise, tout trouble a disparu. Je ne veux plus voir que le nouveau but. Aurai-je la même confiance que la première fois? Je ne le crois pas; je marcherai sans enthousiasme, mais sans faiblesse. Je n'ai qu'un désir, c'est de rejoindre les assassins de mes camarades, que M. Dybowski se décide à poursuivre avant de commencer sa véritable mission. A part cela, tout m'est indifférent.

25 juillet. - J'écris à mes parents, j'adresse un rapport à M. Harry Alis, l'ami dont Crampel m'entretenait si souvent.
M. Brunache est déjà parti pour Bangui. Je pars lundi avec M. Briquez. MM. Dybowski et Chalet partiront les derniers. J'ai mission d'explorer la rivière M'Poko, en aval de Bangui. J'ai essayé pendant ces derniers jours de décider mes huit Sénégalais à me suivre; mais leur moral a disparu, ils refusent. Samba N'Diaye lui-même, partagé entre le désir de revoir son pays et l'ennui de me quitter, est très troublé, un peu honteux; mais il me quittera.

26 juillet. Je rengage Thomas, l'ancien cuisinier de Biscarrat, et deux autres Bassas, puis un M'Fan, qui me suivra comme domestique, car le jeune Loango me quitte aussi. Ces noirs, qui étaient porteurs, consentent à repartir, mais sous la condition de servir dans l'escorte et avec une augmentation de solde; M. Dybowski accepte, car ils seront des guides précieux, sinon de courageux soldats.

28 juillet. - J'embarque avec Briquez sur la chaloupe à vapeur Alima.

2 août. Pendant que l'équipage coupe du bois, je vais à la chasse avec M. Briquez. Je tue une grosse antilope. Nous revoyons les N'Gombés et leurs curieux forgerons.

12 août. - Nous restons deux jours à Bongo, dans la factorerie de M. Chausset, maison Daumas, pour permettre au capitaine d'acheter de l'huile de palme. Je vais à la chasse et tue un buffle.

17 août. - On stoppe près des villages baloïs. Nos hommes tuent douze pintades. Je blesse un buffle, qui disparaît dans la brousse, grâce à la poltronnerie de mes guides baloïs; ils ont grimpé sur un arbre, quand l'animal a fait mine de charger.

25 août. - Nous arrivons à Bangui, où nous retrouvons M. Brunache. Ce voyage nous a semblé court, grâce au capitaine Lagnion, dont la complaisance et la gaieté sont intarissables.

11 septembre. - MM. Brunache et Briquez partent pour explorer les rivières Ombéla et Kemo ; M. Ponel, chef de zone, les accompagne. J'ai appris à connaître les qualités solides de mes deux camarades. M. Brunache, intelligent, gai, d'un jugement sain, attire surtout par sa bonté, sa douceur. M. Briquez, froid. et sérieux malgré sa jeunesse, est d'une grande franchise.


XIII

Exploration de la rivière M'Poko.

18 septembre. - Enfin, j'ai pu me procurer une pirogue. Je quitte Bangui à 7 heures du matin. J'emmène dix laptots, qui devront pagayer. J'ai des marchandises d'échange, du riz et une caisse de conserves, composée avec sollicitude par M. Dybowski, avant mon départ de Brazzaville. Nous entrons à 8 heures dans la rivière M'Poko; le courant est d'une violence extrême, nous avançons à peine ....

19 septembre. - A 7 heures du matin, nous stoppons devant l'immense village bouzérou de Youka. Quelle différence avec l'accueil reçu il y a un an! Maintenant ce sont les femmes elles-mêmes qui nous entourent et nous offrent des vivres.
Youka me promet quatre pagayeurs pour renforcer l'équipe de ma pirogue, mais il désire que je reste toute la journée dans son village. Je m'installe sous un hangar et commence les achats de vivres. Mes hommes m'appellent dehors et me montrent un curieux spectacle : une femme donne le sein à un jeune chien, horrible petit animal, pelé, galeux!
Orage depuis midi jusqu'au soir.

20 septembre. - Départ à 6 heures du matin. A 10 heures, nous passons devant un village habité par des Bouzérous. Halte à 11 heures.
Mes pagayeurs bouzérous m'empruntent une casserole pour faire cuire leurs bananes, mais ils font cuire ensuite d'énormes vers blancs, qu'ils trouvent dans le tronc pourri des arbres tombés. Ils n'auront plus ma casserole!

A 5 heures, nous stoppons devant un village dont la population mâle est rassemblée sur la berge, très élevée et raide : les racines d'un gros arbre servent d'escalier. Par signes expressifs on nous prie de ne pas aborder, mais il est tard, et je ne peux aller plus loin. Je " grimpe " seul dans le village et j'explique aux habitants, peu hospitaliers, que nous ne i voulons que coucher pour repartir demain. Ils se rassurent et laissent monter mes hommes. Peu à peu les .', femmes rentrent de la brousse où elles s'étaient enfuies. Le chef m'offre un cabri et une poule. Je lui fais aussi un cadeau: une " brasse " d'étoffe, une glace, du cuivre et quelques perles.

21 septembre. - Départ à 6 heures du malin. Arrêt à midi dans un très petit village, où nous causons la panique accoutumée.
Mes quatre Bouzérous voudraient bien ne pas aller plus loin; ils me racontent un tas d'histoires effrayantes pour me faire peur. J'offre de les déposer sur la rive ils n'ont garde d'accepter.
La rivière est bordée de grands arbres et d'une brousse à peu près impénétrable. Beaucoup de singes; j'en tue pour les hommes, qui sans cela ne mangeraient que des bananes. Nous campons près d'un sentier qui paraît s'éloigner de la rivière.
Pendant que mes hommes " débroussent " un espace suffisant pour élever ma tente, j'emmène deux Bouzérous, un laptot, et vais reconnaître le sentier. Après vingt minutes de marche, nous arrivons près de quelques cases; un vieillard qui, sans nous voir, venait à notre rencontre, se trouve subitement en face de nous
il se retourne, jette sa lance, et s'enfuit à toutes jambes en poussant de grands cris. Cette folle terreur réjouit fort mes .Bouzérous, tout fiers de m'accompagner et de porter mes armes. Les habitants se rassurent peu à peu; on fait l'échange du sang, puis on m'offre une poule. Ces gens se nomment Bouzérés. Les cases, demi-elliptiques, fort disséminées, ressemblent à celles des N'Dris ; mais les habitants se rapprochent des Bouzérous : leur nom d'ailleurs est presque semblable; ils ont les mêmes tatouages sur le front et les tempes: leurs lances ont le fer moins large et le bois plus léger.

22 septembre. - La chaleur est très forte, le soleil ardent; mes yeux se fatiguent à fixer le papier de ma carte, et j'ai peine à tracer la route. On ne nous vend plus rien dans les villages : j'ouvre la caisse de riz.

23 septembre. - Le courant est toujours très violent, nous faisons à peine 12 kilomètres par jour. Nous franchissons quelques rapides.

24 septembre. - Le courant diminue, et est aujourd'hui, sauf dans les courbes, à peu près le même que celui de l'Oubangui. Si cela continue, nous ferons du chemin.
A 2 heures, le courant devient plus violent que jamais, et bientôt nous apercevons de gros remous et entendons le bruit d'un rapide.
Je prends moi-même une pagaye, et pendant deux heures nous luttons contre le courant, devenu formidable; deux hommes de l'avant halent la pirogue en tirant sur les lianes, les branches. Si l'une casse, les rameurs ne peuvent plus rien, et d'un bond nous sommes rejetés à 100 mètres en arrière; enfin à 5 heures, exténués, nous abordons au pied des rapides.
Par un sentier qui longe la rive, je vais reconnaître le passage en amont; je peux me convaincre que ces rapides, sur une longueur d'un kilomètre, sont infranchissables en pirogue.
Un sentier s'enfonce dans l'intérieur : je le suis avec deux pagayeurs, et nous arrivons bientôt devant quelques cases; les habitants, au nombre de cinq, dont une femme, paraissent médusés à notre vue; ils tremblent et n'osent même chercher à s'enfuir. Je leur parle, ils paraissent ne pas comprendre; mes Bouzérous n'ont pas plus de succès. Je quitte ces sauvages trop farouches. Mes Bouz6rous sont fâchés que je ne leur permette pas d'en tuer au moins un; ils auraient emporté le corps chez Youka, et un festin, me disent-ils gentiment, les aurait récompensés de leurs fatigues! Dans la soirée ils essayent encore d'entraîner mes laptots vers le village.
Je regrette d'être arrêté sitôt, bien que cette rivière ne me paraisse pas une voie de pénétration vers l'intérieur; on voudrait toujours connaître ce qui est devant soi.

25 septembre. - Départ pour le retour à 6 heures (j'ai eu la fièvre toute la nuit). Notre pirogue vole sur l'eau; les arbres, les villages, fuient derrière nous, et mes hommes, enthousiasmés, pagayent avec entrain; leurs chants attirent les indigènes sur la rive.
Le barreur, debout tout à l'arrière de l'embarcation, ne cesse de danser, avec des contorsions comiques, et la manie de la danse, qui en Afrique arrêterait une bataille, gagne les indigènes, délivrés d'ailleurs du souci de notre présence. Halte à 4 heures au village de Youka. A 5 heures, nous sortons de la rivière nous avons fait, en huit heures, 72 kilomètres (plus de cinq nœuds à l'heure). Nous débarquons à Bangui à 6 heures.
Je trouve au poste MM. de Poumeyrac et Gaillard, descendus du haut Oubangui ; ils ont ramené avec eux une centaine de Yakomas et de Sangos. Quand les ravitaillements attendus seront arrivés, M. de Poumeyrac remontera avec eux, achever les postes commencés.
Ces indigènes, pareils aux Banziris pour la beauté du corps, ,sont les plus gais, les plus ouverts que j'aie jamais vus. Leur pays renferme encore de grandes quantités d'ivoire et produit beaucoup de caoutchouc.

28 septembre. - Des querelles éclatent souvent entre Sangos et Yakomas; les Sénégalais ramènent l'harmonie à coups de bâton, et cela finit toujours par de grands rires.

5 octobre. - Le vapeur France, de la maison Daumas, vient apporter au poste quelques ravitaillements: le capitaine nous annonce l'arrivée prochaine de M. Dybowski.

8 octobre. - M. Dybowski arrive avec Chalet sur la canonnière Oubangui, capitaine Peuplier. Leur voyage a duré quarante-cinq jours, à cause du mauvais état de la machine.

15 octobre. - M. Brunache rentre, il a exploré les rivières Ombéla et Kémo; cette dernière paraît la meilleure voie de pénétration vers le nord. M. Briquez nous attend au village des Ouaddas, entre les deux rivières.

19 octobre. - Le petit vapeur belge A. 1. A. vient apporter un courrier d'Europe. Je suis le seul à ne rien recevoir; ce n'est pas sans tristesse et sans inquiétudes que je vois ces lettres qui viennent de France, tandis que depuis plus d'un an je suis sans nouvelles des miens.


XIV

Sur les traces de Paul Crampel.

23 octobre. - MM. Dybowski, Brunache et moi quittons Bangui pour remonter au village de Bembé. Nous prendrons au camp des Ouaddas MM. Briquez et Bobichon (ce dernier, agent du Congo, accompagne notre expédition). Chalet reste à Bangui; il chassera, herborisera pendant notre absence.

24 octobre. -Les eaux sont très hautes; nous trouvons difficilement sur les rives inondées l'espace nécessaire pour camper.
ler novembre. - A 4 heures, un orage éclate subitement; les premières pirogues ont le temps de gagner la rive et d'être aussitôt déchargées par nos laptots; mais au moment où Brunache et Briquez vont aborder, leurs pirogues, remplies par les vagues, coulent, et les ballots et les malles vont à vau l'eau. Nos soldats sauvent la plus grande partie du bagage; comme toujours dans les circonstances un peu graves, nos Sénégalais se montrent dévoués et courageux.

3 novembre. - Nous abordons à Dioukoua-Mossous soua, village de Bembé; l'expédition est toute réunie là : cinq blancs, quarante-cinq soldats, cinquante porteurs.

4 novembre. - Je fais exécuter devant M. Dybowski la fameuse danse des femmes banziris. M. Dyhowski, en jeune Africain, ne partage pas notre enthousiasme au sujet dé la réelle beauté des jeunes filles de cette superbe race; et cependant, avec leurs grands yeux curieux, leurs dents admirables, leur visage expressif et gai, leur corps élégant, souple et robuste, elles ne méritent pas cette indifférence. Leur nudité absolue le scandalise, quoiqu'elles aient autant de pudeur que de sagesse.
L'ordre pour la marche est arrêté ainsi : je serai à l'avant-garde avec douze hommes. (J'avais réclamé ce poste, qui m'était bien dû.) Au centre MM. Dybowski, Brunache et Bobichon, avec les porteurs et vingt-deux soldats; mais M. Dybowski marchera souvent avec moi. M. Briquez est chargé de l'arrière-garde, forte de onze hommes.

5 novembre. - ... Deux porteurs sont atteints de la variole. Bembé les soignera. Ce chef nous donnera aussi un de ses esclaves pour nous guider, et surtout me traduire les paroles des Langouassis, car je comprends moins leur langue que celle des Banziris.

8 novembre. - Nous partons à 7 heures. Pour débuter, tout près du village, nous devons traverser un marigot profond et très large. Les herbes sont hautes, le sentier peu frayé. Pour, compléter la gaieté de ce début, M.Dybowski est pris d'une fièvre violente; l'absorption d'une bouteille de champagne le secoue un peu et lui permet de continuer. Dans l'après-midi, M. Briquez s'attarde; on le croit égaré.
M. Dybowski fait tirer, malgré mon conseil, quelques coups de feu pour l'appeler; il nous rejoint, mais quand nous arrivons aux premiers villages langouassis, tout est désert : effrayés par les détonations, les indigènes se sont enfuis avec leur bravoure habituelle.
Depuis mon passage, les villages ont été abandonnés (après une mort, sans doute, suivant l'usage) et reconstruits à une certaine distance. Les sentiers délaissés disparaissent sous les herbes; nous nous égarons, et ce n'est qu'assez tard, après une marche à l'aventure, que nous apercevons un village. Je vais le reconnaître seul avec les Banziris : il est désert. Après de longs appels, des cris de paix, quelques Langouassis approchent timidement; on les rassure, et la colonne peut approcher; on nous vend des vivres.

Orage dans la nuit.

10 novembre. - ... Nous avons gagné péniblement Makobou; après une heure de recherches dans les herbes, j'ai pu découvrir l'emplacement de notre ancien camp, où tout a disparu. Nous campons au bord de la rivière, profonde alors de 2 mètres; nos hommes commencent à établir une passerelle. M. Dybowski est plus mal, la fièvre ne le quitte pas; son estomac fatigué ne supporte aucune nourriture, etdes vomissements fréquents l'épuisent.

11 novembre. -M. Dybowski ne va pas mieux; cette nuit, il a eu des cauchemars, M. Brunache a dû le veiller. .

12 novembre. - Quoique très faible, M. Dybowski veut partir; la rivière a baissé, elle a 50 centimètres de profondeur seulement. Nous marchons très lentement, avec des pauses fréquentes. Le soir, nous arrivons nu village du chef Madoungo; nous campons au milieu d'un bosquet de superbes borassus. Nous sommes bien reçus, nos bayakas font miracle. Pour ces petites perles blanches, ces gens se vendraient eux-mêmes. Tous me reconnaissent; les Bassas et mon domestique m'fan retrouvent leurs amis du premier voyage (chacun de nos hommes avait su se faire un ami dans chaque village). Madoungo nous donne cinq poules. Je m'occupe du campement, des achats et surtout des palabres, puisque seul je connais le langage des indigènes.

14 novembre. - Nous arrivons au village du chef Bara, où j'ai vécu un mois; ce chef nous donne deux chèvres et des poules. Nos hommes achètent aussi beaucoup de vivres; ils portent tous sur leurs sacs, qui une poule, qui une cuisse de cabri, qu'ils mangent maintenant; dans quelques jours, l'abondance disparaîtra (une grosse chèvre coûte six à huit petites cuillerées de perles; une poule, deux cuillerées ou douze cauris. Nos autres marchandises n'ont plus de valeur à côté des bienheureuses perles, kredzis).

15 novembre. - ... Nous entrons sur le territoire des N'Dakwas.

16 novembre. - Nous traversons deux cours d'eau très profonds : l'un d'eux, que j'avais passé avec de l'eau jusqu'à la ceinture, a maintenant plus de 4 mètres de fond. Nous entrons ensuite dans une plaine inondée, où pendant deux heures nous marchons avec de l'eau jusqu'au ventre. Enfin nous arrivons, transis, dans un village où un grand feu nous rend un peu de chaleur. Mon nom est dans toutes les bouches, mais les indigènes le prononcent d'une façon comique, et mes camarades, amusés, m'appellent en imitant l'accent de ces braves sauvages.
Le chef Zouli, prévenu, arrive bientôt; il est toujours fin, empressé : il nous embrasse avec de vives démonstrations de joie.
Je revois Zouli avec plaisir; j'avais pu; pendant plus de deux mois vécus chez lui, apprécier son intelligence, ses qualités. Très avide, il avait su mériter nos largesses par de réelles preuves d'amitié.
Mabingué, l'ancien guide de Crampel, est venu avec Zouli. Il nous guidera de nouveau.

18 novembre.. - Nous nous reposons chez Zouli, repos relatif pour moi, car je suis sans répit, entouré, harcelé; par une foule d'indigènes qui m'apportent cabris, poules, oeufs bananes, ignames, patates, etc. J'achète tout. J'ai revu les deux frères de Zouli : Goubanda, toujours abruti par les excès de bière, ne cesse de chanter, de danser; le bon Wallanga, toujours grave, avec le même sourire tranquille, reste près de moi toute la journée. C'est lui qui, pendant la scène du 11 mars dernier, accusé par Assénio de vouloir prendre parti pour les indigènes qui nous entouraient, jeta dans le camp ses sagaies et s'éloigna très fâché. Un de nos sergents, qu'un abcès au genou empêche de suivre, restera avec Zouli, ainsi qu'un porteur atteint de la variole; c'est avec peine que je puis faire accepter ce dernier, car Zouli est très effrayé, mais on lui promet de si beaux cadeaux!... Notre guide banziri refuse d'aller plus loin, il nous attendra là. Cela m'est égal, je me suis de nouveau familiarisé avec la langue des indigènes.
On nous raconte déjà un tas d'histoires,... les N'Gapous, soldés par les musulmans, nous attaqueront. Yabanda leur a même vendu Assénio, que je lui avais confiée .... .

20 novembre. - Les bruits persistent et augmentent; on nous affirme que les musulmans, en grand nombre, nous attendent.
La gaieté avec laquelle nous accueillons ces nouvelles étonne les indigènes, qui ne comprennent pas combien nous avons hâte de nous mesurer avec les musulmans.
Mabingué, qui nous avait quittés pour s'en retourner, revient très affairé; il nous affirme que les Kridirais (musulmans) sont postés derrière une rivière (lui sépare les N'Dakwas des N'Gapous; il ira avec nous jusque-là.
Les N'Dakwas les avaient effrayés en leur racontant que nous venions leur faire la guerre. Demain nous aurons des guides.

21 novembre. -- Personne derrière la rivière, et les villages n'gapous sont déserts : les guides, efrayés, refusent d'aller plus loin, et, malgré de brillantes promesses, ils nous quittent. Nous avançons jusqu'à la lisière de la forêt de bambous qui s'étend entre ces premiers villages et ceux de Yabanda. Nous installons nos tentes près d'un groupe de cases.
Quelques indigènes s'approchent, et, bientôt rassurés par nos protestations de paix, appellent toute la population, qui rentre dans les villages.
Les N'Dakwas les avaient effrayés en leur racontant que nous venions leur faire la guerre. Demain nous aurons des guides.


XV

Un Sénégalais de la mission Crampel.

22 novembre. - Comme nous approchions du village de Pangoula, un des enfants de Yabanda vient à moi et me dit : " Samba est au village ". Je me doute que ce doit être un Sénégalais échappé d'El-Kouli, et une vive émotion me saisit : de nouveaux renseignements voir[ confirmer tout ce que j'ai dit et apporter plus de lumière sur ces sombres événements.
Arrivé au campement, j'envoie des indigènes chercher Samba, ainsi que notre ami Yabanda.

Il est 4 heures quand j'aperçois un des meilleurs soldats de Crampel, le Sénégalais Mahmadou Siby. Je cours à lui, et sa bonne figure s'éclaire de joie. Nous allons aussitôt vers M. Dybowski, et l'interrogatoire commence sans retard : nous sommes tous là; oppressés, émus, impatients d'écouter, de savoir . Envoyé par Biscarrat le 20 mai, vers El-Kouli, il partit avec Amady Diawara, pour s'assurer de la vérité. Ils arrivèrent à El-Kouti huit jours après et furent aussitôt saisis et enchaînés ; après promesse de ne pas s'enfuir, on les laissa dans une liberté relative et ils furent réunis à leurs camarades, prisonniers depuis quelque temps déjà.

" Niari et Ichekkad sont dans le village; le Targui, libre, a conservé la femme que M. Crampel lui avait donnée chez Bembé ; il vient causer avec les Sénégalais, et se vante d'avoir fait assassiner M. Crampel, Saïd et Biscarrat. Peu de jours après, il part vers le nord, emportant des marchandises.
"Les Sénégalais projettent de s'enfuir, mais le caporal Demba-Ba, devenu l'ami de Snoussi, qui lui a donné une femme et un fusil, les dénonce et les fait enchainer de nouveau; sont exceptés le sergent Samba Assa et le soldat Amady Paté, qui paraissent peu désireux de . s'enfuir, craignant sans doute le châtiment de leur désertion.
" Les armes et les marchandises sont partagées,' comme récompense, entre tous ceux qui ont participé' au crime; une grande partie est emmenée vers le nord. Demba-Ba apprend aux hommes de Snoussi le maniement des arme. Huit jours après son arrivée, Mahmadou Siby s'enfuit avec Amady Diawara.
" Ils marchent deux jours et sont de nouveau repris par la troupe qui vient de tuer Biscarrat et qui amène à El-Kouti les marchandises et les hommes capturés. Dans la nuit, Malimadou peut rompre ses liens et veut délivrer son camarade; mais ce dernier, las des fatigues, des privations, refuse de fuir : Mahmadou part seul, et, mangeant des fruit, et des racines, gagne le village de M'Poko. Ce chef lui donne une provision de manioc et l'envoie vers Yabanda, chez lequel il arrive quatre jours après. Il était sauvé.
" II veut cependant continuer jusqu'à l'Oubangui, mais les N'Gapous l'en dissuadent : " Ne pars pas, tu " es seul et sans armes, les Langouassis te tueront; " reste avec nous, attends Nebout, qui doit revenir avec " beaucoup de soldats. "
Et pendant cinq mois il reste chez ces braves gens, toujours bien traité.
Il nous raconte sur la mort de notre chef la version qu'il a entendue, à E1-Kouti, des musulmans euxmêmes: " M. Crampel, las des retards sans fin, des privations qui le tuaient, quitta El-Kouli vers le 8 avril, avec Niari, Saïd et le Sénégalais Sadio; il espérait peut-être encore parvenir près d'un grand sultan, qu'on lui affirmait se trouver à huit jours au nord.
" On le portait en hamac. Le premier jour, vers midi, il était à table, écrivant, quand des hommes de Snoussi s'approchent de lui et le frappent d'un coup de hache à la tète; en même temps Saïd et Sadio tombent sous les coups de lances.
" M'Bouiti, domestique de Saïd, est fait prisonnier, mais un mois plus tard il peut s'enfuir et se réfugier près de Biscarrat. "
Quand par mille questions nous avons satisfait notre curiosité, Mahmadou nous apprend qu'une troupe nombreuse de musulmans d'El-Kouti est actuellement dans la contrée; arrivée chez Yabanda, la troupe s'est divise en plusieurs bandes, dont la plus nombreuse est encore dans les villages, les autres se sont éloignées vers l'ouest.
Ils ont réclamé Mahmadou comme étant leur esclave fugitif, mais Yabanda a refusé de le livrer; son attitude, ses menaces, intimidèrent les musulmans. Nous pressons Yabanda de nous conduire vers eux, mais il nous conseille d'attendre; il nous dit qu'ils viennent de sortir des villages, qu'ils sont campés à 8 kilomètres dans un champ de mil, où ils attendent la lune pour fuir vers E1-Kouti. Il nous préviendra quand il en sera temps.


XVI

Le massacre de la mission Crampel vengé.

En effet, vers 10 heures du soir, des indigènes appellent de la brousse, n'osant approcher, de peur des factionnaires. Je me lève à la hâte et leur crie de venir ce sont deux jeune gens de Yabanda. Il est temps de partir attaquer les musulmans. La jolie figure de ces deux enfants, leur gai sourire, contrastent singulièrement avec leur sombre mission.

Les laptots désignés s'arment rapidement, et nous partons derrière nos guides. La marche est difficile on ne voit rien, pas même l'homme qui est devant. Des racines, des arbres barrent le chemin; chaque homme frappe légèrement dessus pour prévenir le suivant. Pas un mot n'est prononcé. Dans le village, deux nouveaux N'Gapous se joignent à nous.

Nous franchissons une colline dont la descente, dans cette profonde obscurité, est périlleuse, au milieu de grosses pierres glissantes.

Nous pensions encore que les N'Gapous nous conduisaient à un endroit favorable, où nous pourrions attendre les musulmans, au jour; mais pas du tout, ils nous disent que l'ennemi est près de nous, et que nous devons l'attaquer maintenant. Nous sommes près d'une rivière; deux N'Gapous se détachent et vont reconnaître la position de l'ennemi; ils marchent avec tant de légèreté que nous ne percevons pas le moindre bruit, le plus petit clapotis, quand ils traversent la rivière.

Après un quart d'heure qui nous a paru long, ils reviennent et nous font signe d'avancer. Les laptots chargent leurs armes, nous traversons la rivière, puis un marais. Le silence est coupé par des bruits de chute, nos hommes perdent pied; moi-même j'enfonce 'a plusieurs reprises dans la vase.

Nous arrivons sur un sol plus ferme, et bientôt nous pénétrons dans un champ de mil. Le guide nous montre, à 100 mètres de nous, la lumière légère d'un feu presque éteint. Je suis en tête avec M. Briquez; nous n'avançons plus qu'avec une extrême lenteur, retenant notre souffle.
A 20 mètres du feu, la crosse d'un fusil froisse une baïonnette, un homme couché près du feu se soulève et parle à un autre qu'on ne peut apercevoir. Je m'arrête et, silencieusement, je fais signe aux laptots de se déployer.

Un coup de feu donne le signal. Les hommes tirent rapidement, vidant le magasin des balles, mais malheureusement ne visant que le foyer.

Rien ne bouge plus en face, et nous crions de cesser le Jeu. Thomas s'approche à ce moment et me dit que son camarade est a tombé .

Nos hommes s'avancent, baïonnette au canon: comme toujours dans les opérations de nuit, le résultat obtenu n'est pas celui qu'on espérait. Beaucoup, de musulmans ont pu fuir; plusieurs sont étendus là, surpris dans leur sommeil ou dans la fuite.

Un jeune enfant esclave, échappé heureusement aux balles, se réfugie vers nous. Nous passons là le reste de la nuit. étendus sur la terre humide et froide.

Au jour, nous examinons ce champ de bataille : les nattes sont encore alignées comme on les avait placées la veille, pour dormir, et à côté se trouvent les lances, les ballots abandonnés dans la fuite.

Un pauvre diable respire encore; il a la cheville, le genou de la jambe gauche fracassés, une balle dans la cuisse et la poitrine trouée: c'est pitié de l'achever. Je donne mon revolver au sergent Boubakar et lui ordonne de tirer à la tête; la balle l'atteint au-dessus de l'oreille, sans l'achever; une deuxième l'atteint dans le cou, il respire encore et met sa main devant son visage; enfin une troisième balle le frappe au cœur ; une contraction le soulève, il retombe sur le côté, immobile enfin. Cette agonie atroce m'a douloureusement ému; et je m'éloigne très sombre. Nos hommes emportent tout le butin et nous retournons au camp.

23 novembre. - On a procédé à l'inventaire des objets trouvés. Parmi de nombreux costumes musulmans, des objets divers, nous trouvons une boussole, une chemise blanche, un bas noir, un paquet de bougies, une glace, un couteau, ayant appartenu à M. Crampel ou à Saïd.

Nous habillons Mahmadou Siby, qui est tout joyeux d'être si beau, après avoir plusieurs mois vécu en sauvage.

A 10 heures, un N'Gapou vient nous prévenir qu'un musulman s'est réfugié dans le village. M. Dybowski envoie M.Bobichon pour s'en emparer; mais comme cet homme cherche à s'enfuir, les hommes de M. Bobichon tirent et le tuent. II portait autour du cou un chapelet de marabout.

A 2_ heures nous quittons notre campement pour aller nous établir près des cases de Yabanda, à l'entrée de la grande brousse.

Nous passons près de l'endroit où le musulman vient d'être tué; il ne rosse que de larges taches de sang. Les N'Gapous l'ont dépecé et se sont partagé les morceaux.
Nous arrivons à quatre heures chez Yabanda; Assénio est toujours là, elle nous attend près du sentier, et dès qu'elle m'aperçoit elle accourt me serrer les mains. Elle m'offre des calebasses pleines de farine de mil, de manioc, et une poule. Elle se fâche parce que je veux lui faire un cadeau.

De même que Zouli, Yabanda a déjà conquis tous ces messieurs par son air de bonté et de franchise; ce qu'il a fait pour Mahmadou, ses preuves récentes de dévouement, attirant notre gratitude. Il sera bien récompensé.
M. Dybowski fait son portrait : c'est un homme petit, très robuste ; ses yeux sont expressifs et gais; sa tête est rasée, sauf une petite mèche qu'il conserve sur le sommet du crâne; il porte un " fer à cheval " qui ne déparerait pas le menton d'un chasseur à pied.

24 novembre. - j'étais au bain avec Brunache, quand Yabanda vient me prévenir qu'un musulman se trouve dans un village peu éloigné. Je me hâte de courir vers M. Dybowski, je lui offre d'aller saisir et de ramener cet homme; c'est accordé, et je pars avec quatre laptots. Après un quart d'heure de marche, nous arrivons près d'un gros rassemblement de N'Gapous, qui s'écartent et me laissent voir un noir, assis par terre et solidement amarré.

Je coupe les lianes qui attachent ses jambes, je lui fais signe de se lever et de me suivre; il obéit sans dire un mot. C'est un homme de trente ans environ, grand et robuste; le visage est doux et intelligent. Il demande de l'eau en traversant un ruisseau, mes Sénégalais refusent; je les gronde et le laisse boire. Une foule de N'Gapous nous suit, nous précède avec de grands hurlements de joie féroce, et j'entends de tous côtés le cri " De la viande! " C'est atroce, et je voudrais pouvoir les faire taire.

Quand nous arrivons près du camp, je trouve ces messieurs réunis autour d'une table, au milieu d'une enceinte fermée par une corde : je fais asseoir le prisonnier, et M. Brunache commence l'interrogatoire.
Cet homme parle, nous dit M. Brunache, très purement l'arabe, mais il ne répond qu'aux questions qui ne l'embarrassent pas; on peut en tirer ceci : il aurait quitté son pays, le Dar-Rouna, au commencement de la saison sèche, pour venir commercer dans ce pays; un assez grand cours d'eau, dont il refuse de dire le nom, se trouve entre El-Kouti et le Dar-Rouna.

Il déclare tout d'abord ne rien savoir au sujet des affaires d'El-Kouti, puis finit par avouer qu'il en a entendu parler, mais il affirme qu'il n'y est pour rien. Le sultan Snoussi est plus puissant que celui du DarRouna.
Il est également muet quand on lui demande d'où proviennent les objets trouvés dans leur campement. Le musulman tué la veille est un marabout. Le petit Ali, que nous avons adopté, était son esclave.
M. Dybowski prend son petit appareil Nadar et se place devant le prisonnier : celui-ci croit sa dernière heure venue; il se redresse, sa figure se contracte; il tremble, mais fixe l'appareil.

L'interrogatoire terminé, M. Dybowski désigne alors Briquez, qui, avec M. Bobichon et quatre hommes, va faire exécuter ce misérable. Le musulman comprend très bien que c'est la fin, mais il marche sans un murmure, sans faiblesse .
... En général, ces musulmans appartiennent à la race nègre : seuls quelques chefs et marabouts sont originaires du Ouadaï. Les autres sont des esclaves venus de tout pays, mais, convertis à l'islamisme, ils ont pris les caractères que donne cette religion : physionomie grave, démarche pleine de dignité .... Leur crâne est rasé ainsi que leur visage, a l'exception du menton. Ils portent comme coiffure une bande d'étoffe bleue ou blanche, enroulée en turban, ou un petit bonnet blanc soutaché. Ils n'ont point le visage voilé comme certains peuples musulmans de l'intérieur. Les riches ont de grands " boubous " amples et de longs pantalons tombant jusqu'à la cheville, les pauvres rien qu'une sorte de longue blouse sans manches, plus ou moins déguenillée. Ils portent une large ceinture de cuir, sorte de cartouchière.
Quand M. Crampel arriva à El-Kouti, il les trouva armés de courts fusils doubles à piston, et de très longues lances à large, fer. Ils avaient un pavillon blanc, à hampe ornée d'un fer de lance et dont l'étoffe, couverte d'une longue inscription en caractères arabes; portait, dessiné en rouge, le croissant de l'Islam. Leurs habitations seraient analogues à celles des Langouassis et autres. El-Kouti, d'après renseignements, est bâti au milieu d'une plaine, non loin d'un petit cours d'eau bordé de grands arbres.

25 novembre. - Nous partons à 6 heures du matin. On a donné à Yabanda un fusil, de la. poudre et des capsules, plus une grande quantité de marchandises diverses : sa joie est à son comble. Dix-huit N'Gapous nous suivent, comme guides et auxiliaires. Chacun de nos hommes emporte six jours de vivres.

26 novembre. - ... En allant au-nord, nous marchons vers la saison sèche; ici il ne tombe plus d'eau depuis longtemps, le mil est presque mûr. M. Dybowski a eu la fièvre dans la nuit; ce matin, il a voulu se mettre en marche, mais il est tombé au bout de trois kilomètres, et il faut faire halte. Nous voici encore arrêtés, et dans cette grande brousse, où les vivres s'usent et ne peuvent se remplacer, c'est désastreux. Nous conseillons à M. Dybowski de prendre de l'ipéca.

29 novembre. - .... L'ipéca a produit un bon effet, et M. Dybovvski peut se mettre en route.

Le petit esclave, que nous appelons Ali, était depuis peu de temps avec les musulmans; c'est un Sari, peuple qui se trouve au sud du Baghirmi, par 9 degrés de latitude nord. Les musulmans d'El-Kouti l'avaient emporté dans une récente razzia.

Il s'est rapidement familiarisé avec nous; il ne nous quitte plus. Thomas, notre cuisinier, est le seul noir avec lequel il consente à rester.

28 novembre. - ... Il fait très froid : cette nuit, le thermomètre est descendu à 9 degrés; hier, à 10. Les herbes restent mouillées jusqu'à 10 heures du matin, heure à laquelle le soleil commence à chauffer. Aussi sommes-nous tout trempés pendant la moitié de la journée. Nos N'Gapous nous affirment que les N'Gapous de Makourou se sont enfuis, que nous trouverons les villages déserts. Nous verrons bien.

Nous nous arrêtons habituellement vers 4 heures du soir; je choisis l'emplacement, puis nos Sénégalais, armés de machetes, rasent les herbes et la brousse, pendant que d'autres vont couper des fourches et des perches. Nos bâches sont rapidement montées, puis nos domestiques installent nos lits, recouverts d'une moustiquaire.
Le cuisinier allume le feu, pendant que son aide va chercher du bois. M. Bobichon est chargé de la popote,,, mais M. Brunache, un véritable artiste culinaire, s'occupe toujours de la cuisine, à notre satisfaction; lui seul, avec un rien, sait faire des sauces délicieuses, des ragoûts nouveaux.

Briquez commande le service de garde pour la nuit. M. Dybowski, assis sur une malle, écrit son journal, ou étiquette les plantes ramassées en route.
Nos porteurs rangent leurs charges de chaque côté de la bâche; ils coucheront là; les Sénégalais, divisés en quatre escouades, campent devant ces quatre faces, couchés côte à côte, le fusil sous leur main.
Le dîner prêt, on mange de bon appétit les produits de l'imagination de M. Brunache. M. Dybowski se retire toujours de très bonne heure, puis M. Bobichon et enfin M. Briquez; je reste seul avec Brunache ; qui fume de nombreuses cigarettes, et nous causons souvent pendant une partie de la nuit; quand, fatigué, je veux me coucher, c'est toujours une dernière cigarette qu'il allume, une dernière histoire à écouter.

30 novembre. - .... Nous arrivons à 4 heures du soir près d'une rivière, peu large mais très profonde; elle paraît se diriger vers le nord-ouest. Je cherche en vain un gué. Nos porteurs commencent à abattre des arbres pour construire un pont.
le, décembre. - Nous passons la rivière au jour; trois heures plus tard nous entrons dans le village de Makourou, de M'Poko.
Au milieu d'une vaste plaine s'élève un énorme rocher, haut de plus de 130 mètres; au pied, sur les flancs, sur le sommet même, de nombreuses cases s'élèvent, mais pas un habitant, tout est désert. Plusieurs cases sont détruites, brûlées depuis peu.

Non loin de l'ancien campement de Biscarrat, nous établissons notre camp, près d'un ruisseau. Nous ne voyons que des plantations de patates, point de mil, quelques rares pieds de manioc.
M. Dybowski est persuadé que les N'Gapous de M'Poko ont été complices des musulmans, et qu'ils ont fui par crainte d'une répression. Je fais le possible pour le détromper, car je connais le véritable rôle de ces braves indigènes, qui ont respecté les restes de mon ami Lauzière, qui ont tout fait pour sauver Biscarrat.
Dans l'après-midi, quelques indigènes viennent au camp; ils nous offrent un petit panier de mil et un peu de manioc; nous essayons de leur montrer notre amitié et de les décider à revenir dans leur village. Ils affirment que des musulmans sont venus récemment, ont tout pillé, et brûlé une partie des cases; ils promettent d'aller chercher toute la population et de revenir demain.

2 décembre. - Je vais à la chasse. Deux indigènes que je rencontre dans la brousse me suivent et me guident.

M. Dybowski prend notre avis au sujet de la marche en avant. Nous n'avons et n'aurons d'autres aliments due des patates; nos hommes n'en sauraient porter assez pour douze jours, car ce temps sera nécessaire à toute la colonne pour pousser jusqu'à El-Kouti, dont 200 kilomètres nous séparent. Mais, moins nombreux, on irait plus rapidement. Je demande à M. Dybowski vingt-cinq Sénégalais et quinze porteurs; je partirai seul ou avec M. Briquez. Comme nous ferons plus de 30 kilomètres par jour, je promets d'être revenu dans quinze jours. Mais M. Dybowski ne veut pas diviser la colonne. Le retour est décidé.

Deux indigènes viennent au camp. Je leur déclare que si demain la population n'est pas revenue, nous prendrons nous-mêmes dans les plantations.
M. Dybowski, Brunache et moi grimpons au sommet du rocher, d'où l'on découvre un grand espace. Dans la plaine, d'autres rochers, moins élevés, se dressent çà et là; des rivières bordées de grands arbres courent en tous sens. Partout s'élèvent des collines de médiocre élévation; vers le nord, très loin, on aperçoit de hautes montagnes.

3 décembre. - Nous allons avec vingt soldats, en armes, exhumer les restes de Lauzière. Le corps a été enterré profondément, et il faut une demi-heure de travail pour enlever la terre; enfin apparaissent la couverture et le costume qui couvraient le corps de notre pauvre ami; aucune odeur ne se dégage de la fosse. Les ossements sont mis dans un drap blanc, puis déposés dans une caisse en fer, recouverte d'un pavillon.
Cette cérémonie a été pour moi très douloureuse; je revivais les moments passés avec cet aimable ami, dont la triste fin m'arrache encore des larmes.

4 décembre. - Le chef M'Poko est rentré dans son village avec une partie de la population ; il veut que j'aille m'asseoir dans sa case, voir sa famille.
Je monte de nouveau, avec M. Brunache, sur le rocher que nous avons appelé " Pic Crampel ".
Brunache fait un " tour d'horizon ", mais le ciel est moins pur qu'avant-hier. Nos hommes ont réussi à se procurer un peu de viande d'éléphant et du manioc pour le retour.
Nous avons en vain cherché partout les ossements de Biscarrat; les indigènes, malgré de brillantes promesses, ne peuvent nous renseigner. Le corps de notre intrépide camarade, abandonné dans la brousse, aura été dévoré par les fauves, et les ossements calcinés par l'incendie des herbes.

5 décembre. - Nous quittons Makourou à 7 heures du matin. Nous partons, tristes et sombres de notre impuissance, désolés de laisser sans sépulture les ossements de ces deux braves, Crampel et Biscarrat.
La fondation d'un poste s'impose ici, près de cette rivière; il protégerait les indigènes qui viendraient se grouper autour, et il arrêterait les incursions des bandes farouches qui désolent ces contrées.

11 décembre. - Vers 10 heures du matin, nous entrons dans le village de Yabanda; le retour, dans la brousse, s'est bien effectué. Yabanda nous présente deux crânes de musulmans qu'il a tués pendant notre absence. On lui fait de nouveaux présents.

12 décembre. - Nous quittons cette brave population et continuons notre route vers l'Oubangui.

18 décembre. - Chez Zouli, nous retrouvons le sergent guéri, mais le porteur atteint de la variole est mort.
Le bruit a couru ici que nous avions été tous massacrés par les musulmans, et notre guide banziri, effrayé, s'est enfui. Les indigènes, sur notre route, apprennent avec enthousiasme la défaite des musulmans. Le petit Ali commence à prononcer quelques mots français; il connaît nos noms; c'est le favori de Briquez, qui joue toute la journée avec lui, et commence son instruction.

23 décembre. - Nous arrivons chez les Banziris. Bembé vient à notre rencontre; il nous presse dans ses bras, et toute la population nous fête.

30 décembre. - Nous sommes en vue de Bangui. MM. Ponel, Fraisse, de Poumeyrac, Chalet, grimpés sur les rochers, nous attendent avec impatience; un gros courrier nous est remis; j'ai enfin des nouvelles de ma famille, et cette soirée, passée à lire de nombreuses lettres, efface tout souvenir pénible, fait oublier toutes les fatigues, tous les ennuis.
Le, janvier 1892. - Par une lettre du Comité de l'Afrique française, M. Dybowski a reçu l'avis de l'envoi d'une mission de renfort, conduite par M. Maistre. !Malgré l'époque encore incertaine de l'arrivée de ces renforts, M. Dybowski devra les altendre, sans trop s'éloigner de la région de Bangui. II décide de faire transporter tout le matériel de la mission au poste des Ouaddas, que garde M. Briquez; de ce point on partira pour le haut de la rivière Kémo, où un nouveau poste sera établi.
C'est dans ce poste que la mission réunie attendra l'expédition de renfort : on utilisera les loisirs de l'attente en faisant des reconnaissances pour achever la découverte des pays environnants.
Le personnel de la mission s'étant familiarisé avec les indigènes, je suis devenu moins utile comme guide et interprète. Je remplissais avec M. Dybowski les fonctions de chef de caravane, c'est-à-dire que j'organisais les convois et les campements, mais les agents qui viennent pourront me remplacer.
Je songe à rentrer en Europe : depuis dix-huit mois que je cours la brousse, je n'ai encore subi aucune maladie grave, mais ma vigueur s'affaiblit; un commencement d'hépatite est le résultat de cette vie en plein air, et mon estomac est délabré par une nourriture indigeste et insuffisante.

2 janvier. - J'ai avoué mes désirs à M. Dybowski il veut bien me dire combien il regrettera en moi le camarade et l'agent dont les services lui feront défaut:, mais il reconnaît de bonne grâce que ma demande- est bien légitime, et puis il profitera de mon départ pour envoyer en France les documents recueillis, un courrier important, les belles collections; il est même satisfait de cette occasion sûre qui lui permettra d'écrire à cœur ouvert à ses chefs, à sa famille.
M. Brunache est tout attristé par mon départ; je ne quitterai moi-même point sans chagrin un ami si charmant, si dévoué. Tout le monde l'aime ici; sa grande bonté, sa droiture, son caractère gai et sérieux lui ont attiré l'amitié et l'estime de toute la colonie.
Je ne puis encore me bien familiariser avec la pensée du retour, j'ai des craintes vagues de quelque accident, d'un malheur; quand je veux essayer de penser au moment de mon arrivée en France, j'éprouve une indifférence qui me confond.

5 janvier. - Un gros convoi de marchandises est déjà expédié aux Ouaddas. Les Banziris nous promettent pour bientôt de nombreuses pirogues.
Je m'occupe de ces envois et du payement des piroguiers : les Banziris, au nombre d'une centaine, sont rangés en cercle dans la cour; ce n'est pas sans mal, et il faut prier, menacer, crier, pour obtenir le silence, l'immobilité. Enfin, accroupis, ayant devant eux, qui une boîte à conserves vide, qui un lambeau d'étoffe pour recevoir les perles, ils attendent le payement.
Suivi d'un laptot qui porte un gros sac de bayakas, une petite cuillère à la main, je donne à chacun la quantité due : une cuillerée par jour, c'est le prix établi. Puis les cadeaux aux chefs de pirogue : une brasse d'étoffe, une glace, une sonnette.
Cette opération, assez longue, n'est point difficile, grâce au caractère enjoué, doux, de ces grands enfants. Qu'on crie, qu'on se fâche, ils rient toujours; quand je passe devant eux, ils me font les grimaces les plus comiques pour me décider à jouer, mais je passe impassible. Si, l'opération du payement terminée, je fais mine de courir sur ceux qui m'ont le plus taquiné, ce sont de grands cris de joie, et tout ce monde s'éparpille comme une volée de moineaux. Quelquefois mes camarades, amusés, se mettent de la partie; la scène devient alors fort divertissante : on les poursuit, on les traque, on les accule au fleuve, dans lequel ils plongent enfin à grand bruit pour nous échapper; malheur à celui qui se laisse prendre! on le houspille, on le pince jusqu'à ce qu'il demande grâce; les autres, enchantés, dansent prudemment à distance, et le jeu finit pour eux toujours trop tôt.
M. Dybowslii travaille sans relâche, il fait son courrier, il classe ses collections, que M. Chalot prépare et emballe.
M. Brunache relève l'itinéraire de notre expédition.
Nous sommes très nombreux au poste, nerf blancs ; aussi les provisions s'épuisent-elles. Plus de vin, plus de farine, peu de poules; le vin est remplacé par du café, le pain par des bananes et des ignames Et le vapeur n'arrive pas : M. Brunache a rédigé le Bangui Journal, illustré par une gravure humoristique qui représente les habitants du petit poste rangs en bataille, observant anxieusement un petit point lointain, un rocher, qu'on prend pour un navire.

10 janvier. De grands cris nous font sortir de nos chambres : ce sont nos noirs qui ont aperçu un vapeur. Les lunettes, les jumelles sont tirées de leurs étuis et braquées sur l'objectif : c'est un vapeur à roues qui remorque un grand boat rempli de noirs. Vingt minutes plus tard il stoppait devant le poste. C'est l'Antoinette, de l a maison hollandaise. M. Greshof, le chef de cette maison, est à bord. Il amène à M. Dybowski cinquante Kroumanes et un agent commercial, plus un certain nombre de caisses de perles bayakas. M. Liotard, pharmacien de la marine, chargé d'une mission vers les régions de l'est, est aussi à bord avec une partie de son personnel et de son matériel.

11 janvier. - M. Dybowski demande à M. Greshoff de vouloir bien m'accepter à son bord, ainsi que huit Sénégalais, licenciés et rapatriés pour des motifs divers; M: Greshoff accepte avec une bonne Grâce cordiale.

12 janvier. - Départ de Bangui à sept heures du matin. Je fais mes adieux à tous ces messieurs; M. Dybowski me donne ses dernières instructions; M. Brunache, très ému, m'embrasse .... Puis le vapeur commence à descendre rapidement la rivière; mes camarades, rassemblés sur la rive, m'envoient un dernier salut, un dernier souhait Bientôt leur silhouette amie disparaît, s'efface, et ce n'est ni sans regret ni sans tristesse que je les laisse sur ce coin perdu, entre cette grande rivière aux eaux jaunâtres qui se brisent avec fracas sur les rochers dénudés, cette sombre forêt qui enserre un lambeau de ferre défrichée, couvert d'habitations primitives, et qui paraît sans communication avec le reste du monde. Mais bientôt des idées moins sombres occupent mon esprit : mes regards se tournent vers l'avant du navire, qui me conduit, trop lentement à mon gré, vers la côte, vers les miens qui m'attendent, et qui ont maintenant toutes mes pensées.

Albert NEBOUT

Update: 20.03.2006
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