Le TOUR du MONDE 1864 ( vol X )
UNE VISITE A YOUEN-MING-YOUEN,
PALAIS D'ÉTÉ DE L'EMPEREUR
KHIEN-LOUNG
PAR M. G. PAUTHIER .
1862. - TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
II
Le frère Attiret, né à Dôle, en
Franche-Comté, et qui fut attaché comme peintre au service de
l'empereur Khien-loung, décrit ainsi, dans une lettre datée de
Pékin, le 1er novembre 1743, la résidence d'été
de ce prince , à Youen-ming-youen ( Lettres édifiantes et curieuses,
vol. 35) :
" Pour les " maisons de plaisance " , dit-il, elles sont charmantes.
Elles sont construites dans un vaste terrain où l'on a élevé
a la main de petites montagnes hautes depuis vingt jusqu'à cinquante
et soixante pieds, ce qui forme une infinité de petits vallons. Des canaux
d'une eau claire arrosent le fond de ces vallons, et vont se joindre en plusieurs
endroits pour former des étangs et des mers. On parcourt ces canaux,
ces bassins, ces étangs sur de magnifiques barques. Dans chacun de ces
vallons, sur le bord des eaux, sont des bâtiments parfaitement assortis
de plusieurs corps de logis, de cours, de galeries ouvertes et fermées,
de jardins, de parterres, de cascades, etc., ce qui l'ait un assemblage dont
le coup d'il est admirable. On sort d'un vallon, non par de belles allées
droites comme en Europe, mais par des zigzags, par des circuits, qui sont eux-mêmes
ornés de petits pavillons, de petites grottes, et au sortir desquels
on retrouve un second vallon tout différent du premier, soit pour la
forme du terrain, soit pour la structure des bâtiments.
" Toutes les montagnes et les collines sont couvertes d'arbres, surtout
d'arbres à fleurs, qui sont ici très communs. C'est un vrai paradis
terrestre. Les canaux ne sont point comme chez nous, bordés de pierres
de taille tirées au cordeau, mais tout rustiquement avec des morceaux
de roches, dont les uns avancent et les autres reculent, et qui sont posés
avec tant d'art , qu'on dirait lue c'est l'ouvrage de la nature. Tantôt
le canal est large, tantôt il est étroit; ici il serpente, là
il fait des coudes, comme si réellement il était maîtrisé
par les collines et les rochers. Les bords sont semés de fleur lui sortent
des rocailles, et qui paraissent être le produit de la nature; chaque
saison a les siennes. Outre les canaux, il y a partout des chemins, ou plutôt
des sentiers, qui sont pavés de petits cailloux, et qui conduisent d'un
vallon à l'autre. Ces sentiers vont aussi en serpentant ; tantôt
ils suivent les bords des canaux, tantôt ils s'en éloignent.
" Arrivé dans un vallon on aperçoit les bâtiments Toute
la façade es: en colonnes et en fenêtres ; la charpente dorée,
peinte et vernissée ; les murailles de briques grises, bien taillées,
bien polies; les toits sont couverts de tuiles vernissées, rouges, jaunes,
bleues, vertes, violettes, qui, par leur mélange et leur arrangement,
font une agréable variété de compartiments et de dessins.
Ces bâtiments n'ont presque tous qu'un rez-de-chaussée; ils sont
élevés de terre de deux, quatre, six ou huit pieds. Quelques-uns
ont un étage au-dessus du rez-de-chaussée. On y monte, non par
des degrés de pierre façonnée avec art, mais par des degrés
faits par la nature. Rien ne ressemble tant à ces palais fabuleux de
fées, qu'on suppose au milieu d'un désert, élevés
sur un roc dont l'avenue est raboteuse, et forme mille sinuosités.
" Les appartements intérieurs répondent parfaitement à
la magnificence du dehors. Outre qu'ils sont très bien distribués,
les meubles et les ornements y sont d'un goût exquis et d'un très
grand prix. On trouve dans les cours et dans les passages des vases de marbre,
de porcelaine et de cuivre, pleins de fleurs. Au devant de quelques-uns de ces
bâtiments, au lieu de statues immodestes, sont placées sur des
piédestaux de marbre, des figures, en bronze ou en cuivre, d'animaux
symboliques, et des urnes pour brûler des parfums.
" Chaque vallon a sa maison de plaisance ; petite, eu égard à
l'étendue de tout l'enclos, mais en elle-même assez considérable
pour loger le plus grand de nos seigneurs d'Europe avec toute sa suite. Plusieurs
de ces maisons sont bâties de bois de cèdre, qu'on amène
à grands frais de cinq cents lieues d'ici. Mais combien croiriez-vous
qu'il y a de ces palais dans les différents vallons de ce vaste parc
? Il y en a plus de deux cents, sans compter autant de maisons pour les eunuques
; car ce sont eux qui ont la garde de chaque palais, et leur logement est toujours
à côté, à quelques toises de distance ; logement
assez simple, et qui, pour cette raison, est toujours caché par quelque
bout de mur ou par les montagnes factices.
" Les canaux sont coupés par des ponts de distance en distance.
Ces ponts sont ordinairement de briques, de pierres de taille, quelques-uns
de bois, et tous assez élevés pour laisser passer librement les
barques. Ils ont pour garde-fous des balustrades de marbre blanc, travaillées
avec art, et sculptées en bas-reliefs; du reste, toujours différents
entre eux par la construction. N'allez pas vous persuader que ces ponts sont
construits en ligne droite; ils vont en tournant et en serpentant ; de sorte
que tel pont, qui pourrait n'avoir que trente à quarante pieds de longueur
s'il était en droite ligne, par les contours qu'on lui fait faire, se
trouve en avoir cent ou deux cents. On en voit qui, soit au milieu, soit à
l'extrémité, ont de petits pavillons de repos, portés sur
quatre, huit ou seize colonnes. Ces pavillons sont, d'ordinaire, sur ceux des
ponts d'où le coup d'il est le plus beau ; d'autres ont, aux deux
bouts, des arcs de triomphe en bois ou en marbre blanc, d'une très jolie
structure, mais infiniment éloignée de toutes nos idées
européennes.
" J'ai dit plus haut que les canaux vont se rendre et se décharger
dans des bassins, dans des mers. Il y a, en effet, un de ces bassins qui a près
d'une demi lieue de diamètre en tous sens, et auquel on a donné le nom de mer (4) .C'est un
des plus beaux endroits de ces jardins de plaisance. Autour de ce bassin, il
y a, sur les bords, de distance en distance, de grands corps de logis, séparés
entre eux par des canaux et des montagnes factices, ainsi que je l'ai déjà dit.
" Mais ce qui est un vrai bijou, c'est une île ou rocher d'une forme
raboteuse et sauvage, qui s'élève au milieu de cette mer à
six pieds ou environ au-dessus de la surface de l'eau. Sur ce rocher est bâti
un palais, où cependant l'on compte plus de cent chambres ou salons.
" Il a quatre faces, et il est d'une beauté et d'un goût que
je ne saurais vous exprimer. La vue en est admirable. De là on voit tous
les palais, qui sont espacés sur les bords de ce bassin ; toutes les
montagnes qui s'y terminent, tous les canaux qui y aboutissent pour y porter
ou pour en recevoir les eaux; tous les ponts qui sont sur l'extrémité
ou à l'embouchure des canaux; tous les pavillons ou arcs de triomphe
qui ornent ces ponts; tous les bosquets qui séparent ou couvrent tous
les palais, afin d'empêcher que ceux qui sont d'un même côté ne puissent avoir vue les uns sur les autres (5)
.
" Les bords de ce charmant bassin sont variés à l'infini;
aucun endroit ne ressemble à l'autre ; ici, ce sont des quais de pierres
de taille où aboutissent des galeries, des allées et des chemins;
là, ce sont des quais de rocaille, construits en manière de degrés
avec tout l'art imaginable; ou bien ce sont de belles terrasses, et de chaque
côté un escalier pour monter aux bâtiments qu'elles supportent,
et au delà de ces terrasses, il s'en élève d'autres avec
d'autres corps de logis en amphithéâtre; ailleurs, c'est un massif
d'arbres en fleurs qui se présente à vous; un peu plus loin vous
trouvez un bosquet d'arbres sauvages, et qui ne croissent que sur les montagnes
les plus désertes. Il y a des arbres de haute futaie et de construction,
des arbres étrangers, des arbres à fleurs, des arbres à fruits.
" On trouve aussi sur les bords de ce même bassin quantité
de cages et de pavillons, moitié dans l'eau et moitié sur terre,
pour toutes sortes d'oiseaux aquatiques; comme sur terre on rencontre de temps
en temps de petites ménageries et de petits parcs pour la chasse. On
estime surtout une espèce de poissons dorés dont, en effet, la
plus grande partie sont d'une couleur aussi brillante que l'or, quoiqu'il s'en
trouve un assez grand nombre d'argentés, de bleus, de rouges, de verts
, de violets, de noirs, de gris de lin, et de toutes ces couleurs mêlées
ensemble. Il y en a plusieurs réservoirs dans tout le parc; mais le plus
considérable est celui-ci: c'est un grand espace entouré d'un
treillis de fil de cuivre très fin pour empêcher les poissons de
se répandre dans tout le bassin.
" Enfin, pour vous faire mieux sentir toute la beauté de ce seul
endroit, je voudrais pouvoir vous y transporter lorsque ce bassin est couvert
de barques dorées, vernies, tantôt pour la promenade, tantôt
pour la pêche, tantôt pour le combat, la joute et autres jeux; mais
surtout par une belle nuit, lorsqu'on y tire des feux d'artifice, et qu'on illumine
tous les palais, toutes les barques, et presque tous les arbres; car, en illuminations,
en feux d'artifice les Chinois nous laissent bien loin derrière eux,
et le peu que j'en ai vu surpasse infiniment tout ce que j'avais vu dans ce
genre en Italie et en France. "
Voici maintenant comment Wang Yeou-tun, ministre des travaux
publics (Koung-poù châng-choû), décrivait en 1744,
un an seulement après le frère Attiret, la même scène,
dont la peinture originale, avec la description chinoise en regard, figure sous
le n° 29 dans l'Album de l'empereur Khien-loung
" Fâng-hoû ching-king, " Site sans rival, comme un vase
dessiné avec art " .
" Sur la mer (le grand bassin ainsi nommé) est la montagne des trois
génies; on y parvient sur des esquifs, ou bien on y est conduit sur des
chars à voiles poussés par le vent. En faisant ce voyage, on ne
s'entretient que de choses légères (hiù-yù, litt.
" discours, conversations vides " ). Chacun doit savoir que les choses
qui excitent les passions de l'homme, comme l'or et l'argent, sont absentes
de ces palais; et même, comment des étrangers (i jên) peuvent-ils
habiter cet impérial domaine? C'est un séjour qui ne convient
qu'aux immortel. S'ils avaient habité un instant dans ces demeures, ils
s'inquiéteraient peu d'en chercher d'autres dans des lieux éloignés.
" Ce site en forme de vase ou de coupe quadrangu-laire, a fait donner ce
nom à l'ensemble des édifices qui forment cette habitation. A
l'orient est le "palais des perles " qui brillent comme les pistils
de fleurs abondantes; à l'occident sont trois grands bassins d'eau ,
formant comme des croissants de la lune. Une verdure naissante brille dans les
intervalles vides. Enfin tout ce qui se découvre à la vue fait
de ce lieu un site sans rival. "
Les lecteurs seront peut-être curieux de voir comment l'empereur Khien-loung
lui-même a décrit la scène représentée dans
notre planche double (p. 104-105) .
Fous donnons donc ici la pièce de vers composée par lui à
ce sujet, en l'accompagnant d'une traduction française aussi littérale
que possible. Cette pièce de vers est extraite d'un livre chinois
(6) intitulé : Yù ichi Youên
coing youên. chi, c'est-à-dire : " Fers composés par
l'empereur (Khien-loung) sur les jardins de la clarté sphérique.
" Ce livre en renferme quarante, d'inégale grandeur, une sur chacun
des dessins ou plutôt des peintures qui composent l'album que possède
aujourd'hui la Bibliothèque impériale de Pari. Ces pièces
(le vers de l'empereur Khien-loung sont toutes accompagnées d'un long
commentaire sans lequel il serait impossible de comprendre lés vers de
Sa Majesté, tant elle y étale d'érudition et de recherches
dans les expressions les plus poétiques et les plus choisies, justifiant
ainsi ces vers de Voltaire (Épîtres CVII)
Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine;
T'on trône est donc placé sur la double colline!
On sait, dans l'Occident, que, malgré mes travers,
.l'ai toujours fort aimé les rois qui font des vers ....
0 toi que sur le trône un feu céleste enflamme,
Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris
Est aussi difficile à Pékin qu'à Paris ?
Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure,
Qui veut qu'avec six pieds d'une égale mesure,
De deux alexandrins côte à côte marchants,
L'un serve pour la rime et l'autre pour le sens! Etc.
Nous répondrons seulement ici à la question de
Voltaire, que la pièce de vers suivante de l'empereur Khien-loung est
en vers rimés de sept syllabes chacun, et formant deux quatrains. Dans
ce genre de vers la première, la troisième et la cinquième
syllabes sont longues ou brèves à volonté; la deuxième
et la quatrième doivent alterner et la sixième être pareille
à la deuxième. Des quatre syllabes finales trois doivent être
identiques pour la désinence ou rime et l'accent; il est d'usage que
la finale du troisième vers ne rime pas. La césure est après
la quatrième syllabe.
1. Perspective fuyante représentant des nuages, que
reflète le bassin des eaux.
2. (Il semble) que l'on peut prendre à la main, dans le vide, les pins
et les cyprès qui se confondent avec le ciel.
3. Le bruissement des ailes des oiseaux qui volent sur les hauts sommets, produit
comme) un chant qui répond aux six modulations musicales.
4. Sur (le petites îles sinueuses, Phébé
(7) Présente l'empreinte de ses trois sceau.
5. Les inventions que l'habile architecte mécanicien de l'État
de Lou conçus. dans son esprit, n'étaient pas des uvres
comparables à celles-ci.
6. Ce que les hommes de l'État de Thsi ont rapporté (des îles
enchantées) ne sont que de vains récits.
7. Ici la terre a une végétation si luxuriante qu'elle semble
vouloir en disputer (à l'homme) la possession; c'est vraiment le séjour
ou la demeure des immortels.
8. Si l'on comparait (ce lieu enchanté) aux douze salles ou palais d'or
(de la fable), il ne rougirait pas de la comparaison.
4 - C'est le bassin sur les bords duquel étaient
construits les bâtiment°_ représentés dans la planche
double de cette livraison.
5 - On n'a pu reproduire sur la grande planche qui représente
une partie de la scène décrite ici par le frère Attiret,
tout l'ensemble de la vue qu'embrasse le modèle chinois, à plus
forte raison l'effet que produit l'infinie variété des couleurs
éclatantes de la laque, relevée d'or, dont brillentdans leursmoindres
détails, comme dans leur ensemble, ces constructions féeriques
6 - Le défaut d'espace nous a empêché de
reproduire ici le texte (le ces vers chinois avec leur transcription en lettres
latines.
7 - En chinois han tchèn littéralement le froid
crapaud. Le sens figuré provient, chez les Chinois, d'une fable supposant
qu'une femme, nommée Tchang-ngo, ayant été changée
en crapaud, se réfugia dans la Lune dont elle devint la reine; c'est
pourquoi nous avons cru pouvoir traduire ce nom par Phébé.