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Le TOUR du MONDE 1864 ( vol X )

UNE VISITE A YOUEN-MING-YOUEN,
PALAIS D'ÉTÉ DE L'EMPEREUR KHIEN-LOUNG

PAR M. G. PAUTHIER .

1862. - TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

III

A chaque pièce de vers consacrée à chacune des quarante aquarelles de l'Album de ses palais d'été, l'érudit empereur a ajouté un commentaire qui paraîtrait plus long que clair aux lecteurs de ce recueil. Nous nous bornerons à l'échantillon précédent, en ajoutant toutefois que ces pièces de vers sont d'inégale étendue ; quelques-unes ayant seize vers, plus ou moins, au lieu de huit; mais toutes sont d'une intelligence très difficile par les tournures archaïques et la grande érudition dont l'impérial auteur aimait à embellir sa poésie.
Le palais principal de tous ceux que renfermait la grande enceinte de Youen-ming-youen, et dont notre gravure (p. 99) n'offre que la porte d'entrée avec ses colonnes rostrales, est ainsi décrit par le frère Attiret :
" L'endroit où loge ordinairement l'empereur, et où logent aussi toutes les femmes, l'impératrice (Hoang-héou), les femmes de second rang (héou feï), les princesses, celles qui, à divers titres, sont attachées à la cour, les eunuques, etc.., est un assemblage prodigieux de bâtiments, de cours, de jardins, etc. ; en un mot, c'est une ville qui a au moins l'étendue de notre petite ville de Dôle ; les autres palais ne sont guère que pour la promenade, pour le dîner et le souper.
" Cette habitation ordinaire de l'empereur est située immédiatement après les portes d'entrée, les premières salles, les salles d'audience, les cours et les jardins. Elle forme une île. Elle est entourée de tous les côtés par un large et profond canal; on pourrait l'appeler un sérail. C'est dans les appartements qui la composent que l'on voit tout ce qui se peut imaginer en fait de meubles, d'ornements, de peintures (j'entends dans le goût chinois), de bois précieux, de vernis du Japon et de la Chine, de vases antiques de porcelaines, de soieries, d'étoffes d'or et d'argent (8) . On a réuni là tout ce que l'art et le bon goût peuvent ajouter aux richesses de la nature.
" De cette demeure principale de l'empereur, le chemin conduit tout droit à une petite ville bâtie au milieu de tout l'enclos. Son étendue est d'un quart de lieue en tout sens. Elle a ses quatre portes, aux quatre points cardinaux, ses tours, ses murailles, ses parapets, ses créneaux. Elle a ses rues, ses places, ses temples, ses halles, ses marchés, ses boutiques, ses tribunaux, ses palais, son port ; enfin, tout ce qui se trouve en grand dans la capitale de l'empire s'y trouve en petit ....
" Vous avez lu sans doute qu'à la Chine il y a une fête fameuse appelée la fête des lanternes; c'est le 15 de la première lune qu'elle se célèbre. Il n'y a point de si pauvre Chinois qui, ce jour-là, n'allume quelques lanternes. On en fait et on en vend de toutes sortes de figures, de grandeurs et de prix. Ce jour-là toute la Chine est illuminée, mais nulle part l'illumination n'est si belle que chez l'empereur, et surtout dans le palais dont je vous fais la description. Il n'y a point de chambre, de salle, de galerie où il n'y ait plusieurs lanternes suspendues au plancher. Il y en a sur tous les canaux, sur tous les bassins, en façon de petites barques que les eaux amènent et ramènent. Il y en a sur les ponts, sur les montagnes et presque à tous les arbres. Elles sont toutes d'un travail fin, délicat en figures de poissons, d'oiseaux, d'animaux, de vases, de fruits, de fleurs, de barques, et de toutes grandeurs. Il y en a de soie, de corne, de verre, de nacre, et de toutes matières. Il y en a de peintes, de brodées, de tout prix. J'en ai vu qui n'avaient pas été faites pour mille écus. C'est en cela, et dans la grande variété que les Chinois donnent à leurs bâtiments que j'admire la fécondité de leur esprit.
" En Chine, on aime aussi la symétrie, un bel ordre, un bel arrangement, comme en Europe. Le palais de Péking est dans ce goût. Les palais des princes et des seigneurs, les ministères, les maisons des particuliers un peu riches, suivent aussi cette loi. Mais, dans les maisons de plaisance, on veut que presque partout il règne un beau désordre, une anti-symétrie. Aussi n'ai-je vu aucun de ces petits palais, placés à une assez grande distance les uns des autres, dans l'enceinte des maisons de plaisance de l'empereur, qui aient entre eux aucune ressemblance. On dirait que chacun est fait sur les idées et le modèle de quelque pays étranger.
" Au reste ces petits palais ne sont pas de simples pavillons champêtres. J'en ai vu bâtir un l'année dernière, dans cette même enceinte, qui coûta à un prince, cousin germain de l'empereur, soixante ouên (quatre millions et demi), sans parler des ornements, et ameublements intérieurs qui n'étaient pas sur son compte.
" Encore un mot de l'admirable variété qui règne dans ces maisons de plaisance; elle se trouve non seulement dans la position, la vue, l'arrangement, la distribution, la grandeur, l'élévation, le nombre des corps de logis, en un mot dans le total, mais encore dans les parties différentes dont ce tout est composé. Il me fallait venir ici pour voir dés portes, des fenêtres de toutes façons et de toutes figures : de rondes, d'ovales, de carrées, en forme d'éventail, de fleurs, de vases, d'oiseaux; d'animaux, de poissons, enfin de toutes les formes régulières et irrégulières.
" Je crois que ce n'est qu'ici qu'on peut voir des galeries telles que je vais vous les dépeindre. Elles servent à joindre des corps de logis assez éloignés les uns des autres. Quelquefois du côté intérieur, elles sont en pilastres, et au dehors elles sont percées de fenêtres différentes entre elles pour la figure. Quelquefois elles sont toutes en pilastres, comme celles qui vont d'un palais à un de ces pavillons ouverts de toutes parts, qui sont destinés à prendre le frais. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ces galeries ne vont guère en droite ligne; elles font cent détours, tantôt derrière un bosquet, tantôt derrière un rocher, quelquefois autour d'un petit bassin; rien n'est si agréable. Il y a en tout cela un air j champêtre qui enchante et qui enlève. "
La planche de la page101 (n° 32 de l'Album de Khienloung) représente plusieurs de ces galeries dont il vient d'être question. Cette vue a pour titre en chinois Phûng-tào-yû-thaï, " l'île des Génies et la Tour des pierres précieuses. "
" Au milieu d'une mer fortunée, dit le ministre des travaux publics Wang Yeou-tun, on a formé trois îles de différentes dimensions. On doit supposer qu'elles ont été formées exprès pour y passer des journées à étudier, à peindre ; en les voyant, on se croit transporté, par la pensée, dans la galerie de la montagne des immortels. Ce ne sont que des monticules, des kiosques. On dirait que l'on a sous les yeux l'habitation des " douze salles d'or " (9). Les galeries de jade (yu-leoû) sont au nombre de douze. L'illusion que l'on éprouve est telle due l'on confond le vrai avec le faux, le petit avec le grand. Si l'on parvenait à bien comprendre l'idée qui a présidé à cette création, on verrait que l'on a voulu représenter trois vases qui ont été décorés selon les règles de l'art. "
Cette appréciation du ministre chinois est peut-être yin peu exagérée; mais on conviendra néanmoins, à la vue de notre gravure (laquelle, quoique exécutée fidèlement, est encore bien loin de représenter la peinture originale avec ses couleurs si variées et si brillantes), on conviendra, disons-nous, qu'elle ne manque pas d'une certaine justesse.
La planche de la page 107 (n° 35 de l'Album) qui représente un rocher surplombant sur un lac, et au-dessous duquel est un kiosque, n'a pas besoin de description. Ce qu'en dit Warg Yeou-tun est insignifiant; il compare le rocher qui surplombe à un balcon en saillie qui semble se pencher en avant pour contempler les eaux claires et profondes qui sont à ses pieds; une petite cascade qui tombe produit un murmure comme le choc de pierres précieuses.
La planche de la page 109 (n° 39 de l'Album) est nommée Klhiô-yoùen-foûng-hô; " la cour des boissons fermentées au milieu des fleurs du nélumbium agitées par le vent. u Voici comment la décrit le ministre chinois
" La Cour des boissons fermentées du lac Si-hoû était, du temps des Soung, le lieu où se consommait le plus de rafraîchissements (10) ; les fleurs du nélumbium y étaient recueillies en abondance; c'est pourquoi on avait donné à ce site (du lac) le nom de " Cour des boissons fermentées au milieu des fleurs du nélumbium agitées par le vent ". Dans ce lieu-ci les robes roses (les fleurs du nélumbium) impriment partout leur mouvement. Le grand arc-en-ciel (11) y projette son ombre ; l'air et la lumière s'y jouent à l'envi l'un de l'autre; c'est pourquoi on lui a donné le nom qu'il porte. "
Le ministre des travaux publics de l'empereur Khienloung aurai pu donner, sur les quarante vues des Jardins de plaisance dont il est question, des notices plus techniques, plus instructives pour nous; mais ce n'était pas là son but. Comme les gens de lettres qui, sous Louis XIV, décrivaient les merveilles du parc de Versailles dans des espèces de pastorales, en empruntant à la mythologie toutes ses fictions, et à la rhétorique toutes ses figures, Wang Yeou-tun s'efforce aussi, avant tout, de montrer toute l'habileté de son pinceau par l'élégance recherchée de son style, qui, aux yeux des Chinois, est d'autant plus beau qu'il est plus difficile à comprendre; c'est-à-dire que, d'après les expressions choisies dont il est orné, et l'érudition littéraire dont l'auteur fait preuve, il faut en quelque sorte connaître à fond toute la littérature chinoise pour pouvoir l'apprécier convenablement et même en saisir le vrai sens.

7 - En chinois han tchèn littéralement le froid crapaud. Le sens figuré provient, chez les Chinois, d'une fable supposant qu'une femme, nommée Tchang-ngo, ayant été changée en crapaud, se réfugia dans la Lune dont elle devint la reine; c'est pourquoi nous avons cru pouvoir traduire ce nom par Phébé.
8 - C'est en grande partie de ce même palais que sont venus en Europe, dans ces dernières années, cette quantité considérable d'objets précieux de toutes sortes que l'on a vus passer dans les ventes publiques, et qui se sont vendus généralement à des prix élevés. 11 est très-regrettable que le musée du Louvre, si riche en antiquités grecques, romaines, égyptiennes, assyriennes, etc., ait négligé cette occasion, peut-être unique, de s'enrichir de tant de belles pièces de l'art chinois.
9 - Rappel d'une allusion renfermée dans le huitième vers de la pièce citée à la page précédente.
10 - Dans la grande description du lac Sî-hoù, en chinois, que je possède, et qui renferme cent différentes rues de ce lac, très-finement gravées, il y en a une (Kiouan 3, f° 19-20) qui porte le titre rapporté ci-dessus. On y voit une quantité de fleurs du nélumbium ou lotus, flottant sur les eaux du lac, et plusieurs kiosques ou pavillons, dont l'un porte l'inscription suivante (Yù-choû-ting)
Pavillon des livres de l'empereur
11 - Allusion au pont très-cintré que l'on voit sur la planche de la page 109.

Update: 20.03.2006