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Le TOUR du MONDE 1864 ( vol X )

UNE VISITE A YOUEN-MING-YOUEN,
PALAIS D'ÉTÉ DE L'EMPEREUR KHIEN-LOUNG

PAR M. G. PAUTHIER .

1862. - TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

IV

On ne sait pas généralement que dans la grande enceinte de Yoûen-ming-yoùen, il y avait comme une ville bâtie à l'européenne et où l'empereur Khien-loung avait voulu reproduire toutes les merveilles hydrauliques du parc de Versailles. Voici comment un missionnaire français, le P. Bourgeois, dans une lettre à M. de Latour, ancien imprimeur-libraire de Paris, et datée de Péking, octobre 1786, décrit ces constructions nouvelles :
" Vous jugerez mieux de ses maisons européennes bâties à Yoûen-rning-yoùen. par les vingt planches gravées qui les représentent et que je vous envoie (la planche reproduite ici, page 111, en est tirée; elle y porte le n° 10) C'est le premier essai de gravure sur cuivre fait en Chine, sous les yeux et par les ordres de l'empereur Khienloung. Ces maisons européennes n'ont que des ornements et des meubles européens. Il est incroyable combien ce souverain est riche en curiosités et en magnificence de tout genre, venues de l'Occident.
" Dans la salle qu'il a fait nouvellement bâtir pour placer les Tapisseries de la Manu facture des Gobelins que la cour de France lui a envoyées en 1767, il y a partout des trumeaux magnifiques. Observez que cette salle, d'une dimension de 70 pieds de long, sur une belle largeur proportionnée, est si remplie de machines, qu'à peine y peut-on circuler; et telle de ces machines a coûté deux ou trois cent mille livres, parce que le travail en est exquis, et que les pierres précieuses dont on les a enrichies sont innombrables (12) .
" Vous souhaitez savoir si les belles eaux jaillissantes du parc de Yoûen-ming-yoûen vont encore, et si, depuis le décès du P. Benoît, nous avons des missionnaires en état de réparer les défauts des conduites, etc. La machine qui fait monter les eaux dans le château d'eau, construite par le P. Benoît, s'est à la vérité dérangée ou usée à la longue. On n'a pas cherché à la réparer, et les Chinois, qui n'abandonnent que forcément leurs anciens usages, y sont revenus promptement; c'est-à-dire à l'usage des bras. C'est dans cette nation un système politique, d'employer et de faire vivre des gens dont la foule prodigieuse embarrasse, et dont l'oisiveté est dangereuse (13). Par exemple, on sait quand l'empereur doit aller se promener dans le quartier des bâtiments européens; un ou deux jours auparavant, on emploie tant de monde à porter l'eau que le bassin immense du château d'eau est suffisamment rempli, et les eaux jouent sur le passage de l'empereur.
" Au nombre des pavillons dispersés dans le parc de Yoûen-Ming-yoûen, il y en a qui ne sont que des lieux de repos pour le prince, quand il va se promener dans ses jardins; les autres sont habités par la famille impériale Chaque prince, fils de l'empereur, a un quartier déterminé avec ses dépendances, ses officiers, ses gens, etc.
A l'âge de vingt-cinq à trente ans, il obtient ordinairement un régulât, ou gouvernement, et alors il quitte Yoûen-ming-yoûen pour venir à Pékin. Chaque quartier de cette ville est décoré de grands palais pour les princes ou rois vassaux de l'empire, et beaucoup de ces édifices ont été élevés sous la dynastie précédente. Ces régules avec tout leur monde sont en état d'arrêter des émeutes et de faire éteindre les incendies (14) ;ils volent au feu les premiers, surtout quand il est dans l'enceinte du palais.
" J'ai encore à vous parler de Ouan-cheou-chan " la nouvelle montagne aux dix mille longévités " qui est un des plus jolis endroits de la Chine; il est presque contigu à Yoûen-ming-yoûen , n'en étant séparé que par une chaussée, et il présente une montagne détachée de cette chaîne immense d'autres montagnes, qui commençant à soixante-dix lieues d'ici, sur les bords de notre mer orientale, va se terminer aux confins de l'Europe, ou peu s'en faut.
" Young-tching (père de Khien-loung et fils de Khang-hi) a orné cette montagne de quantités de beaux bâtiments chinois; il y en a de différentes hauteurs. La cime est couronnée d'un palais superbe qui se voit de plusieurs lieues. Au bas de cette montagne, du côté du midi, il y a une nappe d'eau, de l'étendue de près d'un quart de lieue; elle baigne en partie une terrasse par laquelle finit le pied de la montagne. Au milieu des eaux s'élèvent je ne sais combien de bâtiments chinois de toutes formes. On tient sur cette espèce de lac des barques magnifiquement décorées, semblables à de petits vaisseaux; elles donnent quelquefois le spectacle d'un combat naval. L'empereur régnant (Khien-loung) aime beaucoup ce site; il avait envie d'en faire sa maison de plaisance; mais l'étiquette et la coutume, qui ont tant d'empire sur l'esprit des Chinois, se sont opposées à son goût et à son désir. Un empereur doit lui-même bâtir son palais, et il ne peut demeurer dans aucun de ceux qu'ont habités ses prédécesseurs. " (Essai sur, l'architecture des Chinois, etc. , page 64 et suiv. Paris, 1803. Cet ouvrage de M. de Latour n'a été tiré qu'à trente exemplaires.)

L'auteur des Temples anciens et modernes a donné (Essais sur l'architecture des Chinois, p. 173 et suiv.) une description de ces vingt planches gravées en Chine, des palais à l'européenne. Nous croyons devoir rapporter ici l'extrait suivant de la description de la Planche X qui est celle de notre page 111. Cette même planche a pour titre sur sa gravure originale, et en chinois : Haî-an thang tching-mièn, c'est-à-dire : " Façade méridionale du petit palais de la mer sereine. "
- " Bâtiment à dix fenêtres de face, composé d'un avant-corps au milieu avec attique, et de deux bâtiments aussi en avant-corps aux extrémités. Ces trois parties de la façade sont décorées de pilastres, et de deux colonnes
qui flanquent la porte d'entrée. Cette porte s'ouvre au dehors sur un palier d'où partent à droite et à gauche deux escaliers, dont les divers contours viennent se terminer à une cour ou à un jardin.
" Des deux côtés de chaque escalier règne une suite de jets d'eau qui s'élancent de vases placés sur les rampes, et suivant leurs contours. Ils produisent le même effet que les jets d'eau qui bordent la cascade de Saint-Cloud, ou ceux du perron qui, à Versailles, conduit de la pièce du Dragon à la terrasse. Toutes ces eaux viennent se rassembler dans un bassin de forme triangulaire.
" Sur deux des côtés du triangle, sont placés douze animaux de différentes espèces, six de claque côté. Ce sont ces animaux qui donnent au basin la dénomination d'horloge d'eau, parce que, à chaque heure du jour, et selon le nombre des heures, ces animaux lancent par la gueule des gerbes d'eau qui retombent paraboliquement au centre du bassin.
" Au sommet du triangle tourné vers le palais est un groupe de rochers surmontés d'une vaste coquille d'où sort encore un jet d'eau; il en tombe aussi en cascades de toutes les parties du groupe de rochers. Enfin, vis-à-vis de ce groupe, et à la base du triangle, est la plus grosse gerbe d'eau, qui prend naissance dans un grand vase élevé au-dessus du niveau du bassin.
" Ce bassin est accompagné à droite et à gauche, de deux espèces de pyramides, d'une composition si bizarre, qu'il n'est pas possible d'en donner l'idée et la description. On omet ici bien des accessoires qu'un Exil un peu exercé pourra saisir, mais due la plume ne saurait rendre. "
Le P. Benoît, missionnaire français, qui était le directeur des constructions hydrauliques dont il vient d'être question, écrivait de Chine en 1752 : " J'ai fait cette année une conduite d'eau dans la chambre même que l'empereur occupe pendant les grandes chaleurs de l'été; ce prince a fait disposer vis-à-vis de son lit de repos une espèce de cour, dont le toit, construit en nacre (le perles transparentes, laisse pénétrer la lumière de telle sorte que l'on ne s'aperçoit pas que cette pièce hors d'œuvre soit couverte. Au fond on a élevé un monticule, où sont faits en différents petits paysages, des palais, maisons de plaisance et moulins à battre le riz; toute cette scène champêtre est animée par plusieurs jets d'eau, cascades, et autres jeux hydrauliques propres à récréer la vue , à donner de la variété et un air de fraîcheur à ce monticule dont l'effet est pittoresque. "
Et dans une autre lettre, en date de 1754, il disait :
" Je suis encore occupé de machines hydrauliques pour l'empereur. Actuellement nous en posons une dans l'intérieur du palais. Elle doit porter l'eau autour d'un trône du prince par différents circuits et dans des canaux de marbre. Tout ce qu'on ne ferait en Europe qu'en plomb, en fer fondu, ou même en bois, se fait ici en cuivre; et ce qui coûterait dix pistoles en France revient à l'empereur à plus de dix mille livres. Jugez de la dépense sans qu'on puisse, à cause de la trop prompte exécution, assurer la solidité des travaux. "

12 - Plusieurs de ces objets sont revenus en Europe, même des tapis des Gobelins, après le pillage des palais d'été.
13 - C'est là encore aujourd'hui même, une des causes les plus graves des troubles qui désolent la Chine.
14 - C'est Khoubilai-khaân, qui, lorsqu'il se fut rendu maure de la Chine, en 1260, et qu'il eut fixé à Péking sa résidence d'hiver, établit cette organisation dirigée principalement contre les émeutes ou soulèvements de la population.

Update: 20.03.2006