LE TOUR DU MONDE - Volume 08 -1863-2nd semestre - Pages 219-352
VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS
1858-1861
VII
Pakpriau. - Le mont Phrâbat. - Le prince-abbé. - Temple et monastère. - Le pied de Bouddha. - Empreintes géologiques.
La chaleur est quelquefois accablante à Ajuthia; pendant huit jours nous avons éprouvé trente-deux degrés centigrades à l'ombre nuit et jour, mais peu de moustiques, ce qui était un grand soulagement. Mes courses m'ont ramené plus d'une fois vers les grandes ruines qui se trouvent au milieu des bois, et j'y ai fait une collection de beaux papillons et plusieurs insectes nouveaux. En quittant Ajuthia, je me dirigeai vers Pakpriau, qui est à quelques jours de marche, au nord, sur la frontière du Laos; c'est un pays de montagnes qui me promettait une ample récolte d'insectes et de coquilles terrestres.
La grande comète (1858) que j'avais déjà observée pendant mon voyage sur mer brillait maintenant sur le fleuve de tout son éclat; sa queue était vraiment splendide. Il est difficile de ne pas croire que c'est à cet astre que nous devons les fortes chaleurs qui ont marqué l'été et l'automne de cette année.
Jusqu'à présent ma santé est restée excellente; je ne me suis jamais mieux porté, même dans le nord de la Russie. Depuis l'arrivée des vaisseaux anglais et d'autres navires européens à Bangkok, tout y a doublé de prix; néanmoins tout est encore ici à très-bon marché relativement aux prix d'Europe. Je ne dépense pas plus d'un franc par jour pour mon entretien et celui de mes hommes. Le peuple vient en masse pour voir mes collections, et il ne peut s'imaginer ce que je puis faire avec tant d'animaux et d'insectes.
Quel contraste entre cette nature-ci et celle de notre Europe ! Comparé à ce globe enflammé, à ce ciel étincelant, que notre soleil est pâle, que notre ciel est froid et sombre ! Qu'il est doux, le matin, de se lever avant ce soleil éclatant ! Et qu'il est plus doux encore, le soir, de prêter l'oreille à ces mille sons, ces cris stridents et métalliques, qui s'élèvent de tous les points du sol, comme si une armée d'orfèvres et de batteurs d'or étaient à l'ouvrage ! De silence, de repos, nulle part; partout et toujours on ne voit, on n'entend que le bouillonnement de la vie dans cette nature exubérante.
Je reste étonné chaque fois que je vois de petits bambins de deux à trois ans dirigeant des barques de toute dimension et nageant et plongeant sans cesse au milieu de ce fleuve rapide et profond comme une mer. Répétons-le, ils vivent en amphibies. Je m'amuse souvent à voir ces petits êtres fumer mes bouts de cigares, pour lesquels ils courent après les papillons et me les rapportent sans les endommager.
J'ai découvert, chemin faisant, cette espèce d'araignée que l'on trouve aussi, je crois, au Cap, et que l'on pourrait élever pour en tirer la soie; en saisissant le bout de celle-ci qui lui sort du corps, l'on n'a qu'à dévider, dévider toujours; le fil est très-fort, élastique, et ne se rompt, jamais pendant l'opération.
Que le peuple, dans ce pays, serait heureux s'il ne croupissait pas dans l'esclavage le plus abject ! La nature féconde, cette excellente mère, le traite en enfant gâté : elle fait tout pour lui. Les arbres des forêts sont chargés de légumes et de fruits exquis; les rivières, les lacs et les étangs abondent en poissons; quelques bambous suffisent pour la construction d'une maison. Le débordement périodique des eaux se charge dans la plaine de rendre la terre d'une fertilité extraordinaire. Ici l'homme n'a qu'à semer et planter; il abandonne le soin du reste au soleil, et il ne connaît ni ne sent le besoin de tous ces objets de luxe qui font partie de la vie de l'Européen.
Le 13 novembre nous arrivâmes à un village nommé Arajiek; le terrain y était déjà plus élevé, et pouvant enfin mettre le pied sur la terre ferme et battre la campagne, je tuai plusieurs écureuils blancs que je n'avais pas rencontrés dans les environs de Bangkok. Plusieurs semaines de courses et de voyages ne m'ont pas encore habitué à ce cri perçant que font entendre pendant toute la nuit des milliers de cigales et d'autres insectes qui semblent ne dormir jamais. C'est sur les deux rives un mouvement et un bruit continuels.
À peine le soleil commence-t-il à dorer la cime des arbres que les oiseaux, toujours alertes et gais, entonnent chacun leur hymne du matin; c'est un concert enchanteur, une variété de sons sans fin. Ce n'est que dans la solitude et dans la profondeur des bois qu'on peut réellement admirer et observer l'espèce d'accord ou d'ensemble du chant des nombreux oiseaux qui retentit de manière à former comme un choeur symphonique; ainsi la voix de l'un est rarement étouffée par celle de l'autre; on jouit en même temps de l'effet que produit l'ensemble et du charme du musicien ailé que l'on préfère. Les martins, les fauvettes, les drongos, les dominicains, répondaient aux tourterelles roucoulant au sommet des plus hauts arbres, tandis que des grues, des hérons, des martins-pêcheurs et une quantité d'autres espèces d'oiseaux aquatiques ou de proie poussent de temps en temps quelque cri rauque ou perçant.
Je me fais conduire chez le mandarin du village, qui m'accueille avec affabilité et m'offre, en retour de quelques petits présents, un déjeuner composé de riz, de poisson frais et de bananes. Je lui demande de me faciliter les moyens de visiter le mont Phrâbat, pèlerinage fameux où les Siamois vont en grand nombre adorer tous les ans le vestige du pied de « Bouddha »; il m'offre de m'accompagner, proposition que je reçois avec reconnaissance. Le lendemain, à sept heures du matin, mon hâte m'attendait à la porte avec des éléphants montés par leurs cornacs et les hommes nécessaires à notre excursion. Le même soir, à sept heures, nous étions rendus à notre destination.
Peu d'instants après notre arrivée, tous les habitants du mont en étaient instruits, et talapoins et montagnards ne purent résister au désir de voir « l'étranger »; je distribuai aux principaux d'entre eux quelques petits présents qui les enchantèrent, mais mes armes étaient surtout l'objet de leur admiration. Je me rendis à la demeure du prince de la montagne, qu'une maladie retenait dans sa maison; il me fit servir à déjeuner, me témoignant du regret de ne pouvoir m'accompagner en personne, mais il eut la gracieuse prévenance de m'envoyer quatre hommes pour me servir de guides et d'aides. En retour de son amabilité et de l'empressement qu'il mit à me rendre service, je lui présentai un petit pistolet, qu'il accepta avec les marques de la plus grande joie.
Le mont Phrâbatet la plaine qu'il domine à huit lieues à la ronde forment le fief de ce dignitaire, dont l'existence est tout à fait celle des princes-abbés de l'Europe féodale. Il a des milliers de vassaux taillables et corvéables à sa merci, et en emploie autant qu'il veut au service de son monastère, où rien ne rappelle le voeu de pauvreté de son ordre; il ne sort jamais qu'en magnifique palanquin, tel qu'en ont les plus grands princes, et la suite de pages qui l'entoure, ainsi que la troupe de jouvencelles alertes qui est chargée du soin de son réfectoire, ne m'ont pas paru affectés de la plus légère teinte d'ascétisme.
Je me rendis, de sa demeure, sur le versant occidental de la montagne où se trouve le fameux temple qui renferme l'empreinte du pied de Samonakodom, le Bouddha de l'Indo-Chine. Je fus saisi d'étonnement et d'admiration en arrivant à cette partie de la montagne, et je me sens incapable d'exprimer convenablement la grandeur du spectacle qui s'offrit à ma vue. Quel bouleversement de la nature ! Quelle force a soulevé ces roches immenses, transporté et entassé les uns sur les autres tous ces blocs erratiques ? À la vue de ce pêle-mêle, de ce chaos, j'ai compris comment l'imagination de ce pauvre peuple, resté enfant en dépit des siècles qui ont passé sur lui, a cru retrouver là des traces du passage de ses fausses divinités. On dirait qu'un récent déluge vient de se retirer. La vue seule de ce tableau me récompensa de mes fatigues. Jusqu'au sommet de la montagne, dans les vallées, dans les crevasses des rochers, dans les grottes, partout, je rencontrai des empreintes d'animaux, parmi lesquelles celles d'éléphant et de tigre sont les mieux marquées et les plus communes; mais j'ai pu me convaincre que plusieurs de ces empreintes provenaient d'animaux antédiluviens et inconnus. Tous ces êtres, selon les Siamois, formaient le cortége de Bouddha à son passage sur la montagne. Quant au temple lui-même, il n'a rien d'admirable; car il est comme presque toutes les pagodes du Siam; inachevé d'un côté, et dégradé de l'autre. Il est construit en briques, quoique les pierres et le marbre abondent à Phrâbat, et l'on y arrive par une suite de larges degrés. Les murs, couverts de petits morceaux de verre de couleur, forment des arabesques d'une grande variété, et resplendissent au soleil avec des reflets chatoyants qui ne sont pas sans charme. Les panneaux et les corniches sont dorés; mais ce qui surtout attire l'attention par la finesse et la beauté du travail, ce sont les portes massives en bois d'ébène, incrustées de nacre de diverses couleurs qui forment des dessins d'un fini admirable. L'intérieur du temple ne répond pas à l'extérieur, toutefois le sol est recouvert de nattes d'argent, les murs portent encore des traces de dorure, mais noircies par le temps et la fumée; un catafalque est élevé au milieu de la salle, entouré de lambeaux de serge dorée; c'est là que l'on conserve la fameuse empreinte du pied de Bouddha. La plupart des pèlerins la couvrent de leurs offrandes : de poupées, de grossières découpures en papier, de tasses et d'une quantité immense de bimbeloterie; plusieurs de ces objets sont étier et en argent. Après un séjour d'une semaine sur ce mont, d'où je rapportai, avec d'intéressantes collections, des reliques pétries avec les cendres d'anciens rois, je fus reconduit par les éléphants de mon hôte d'Arajiek, qui ne m'avait pas quitté, et par un guide que le prince de Phrâbat m'obligea d'accepter. Nous reçûmes encore l'hospitalité dans la maison de ce dignitaire, et le lendemain la rivière nous ramenait à Sarabüri, chef-lieu de la province de Pakpriau et résidence d'un gouverneur.
Sarabüri, ville d'une assez grande étendue et peuplée de cultivateurs siamois, chinois et laotiens, est composée, comme toutes les villes et villages de Siam, de maisons faites en bambous et à demi cachées sous le feuillage le long de la rivière. Au delà sont les champs de riz; puis plus loin sont d'immenses forêts où habitent seuls les animaux sauvages.
Le 26 au matin nous passâmes devant Pakpriau, village près duquel commencent les cataractes; les eaux étant encore hautes, nous eûmes beaucoup de peine à lutter contre le courant. À peu de distance au nord de ce bourg, je trouvai une pauvre famille de chrétiens laotiens dont le bon P. Larnaudy m'avait parlé (Le P. Larnaudy était l'interprète de l'ambassade siamoise qui a visité la France en 1860-1861.) Nous amarrâmes notre barque auprès de leur habitation, espérant qu'elle y serait plus en sûreté qu'ailleurs pendant le temps que j'emploierais à l'exploration des montagnes des environs et à visiter Patatvi, qui est le pèlerinage des Laotiens, comme Phrâbat est celui des Siamois.
Dans tout le district de Pakpriau, depuis les rives du fleuve, à l'est comme à l'ouest, tout le terrain, jusqu'aux montagnes qui commencent à une distance de huit ou dix milles, ainsi que sur toute cette chaîne, du sommet à la base, est couvert de fer hydroxyde et de fragments d'aérolithes; aussi la végétation y est-elle chétive, et les bambous en forment la plus grande partie; mais partout où les détritus ont formé une couche d'humus un peu épaisse, elle est au contraire d'une grande richesse et d'une grande variété. Les arbres, hautes et innombrables futaies, fournissent des gommes et des huiles qui seraient précieuses pour le commerce et l'industrie, si on pouvait engager les habitants paresseux et insouciants à les recueillir. Les forêts sont infestées de tigres, de léopards et de chats-tigres. Deux chiens et un porc furent enlevés près de la chaumière des chrétiens gardiens de notre barque pendant notre séjour à Pakpriau. Le lendemain, j'eus le plaisir de faire payer au léopard le vol commis à ces pauvres gens, et sa peau me sert de natte. Où le sol est humide et sablonneux, je trouvai en grand nombre des traces de ces animaux; mais celles du tigre royal sont beaucoup plus rares. Pendant la nuit les habitants n'osent pas s'aventurer hors de leurs habitations; mais dans la journée ils savent que ces animaux, repus du fruit de leurs chasses, se retirent dans leurs antres au fond des bois. Étant allé explorer la partie orientale de la chaîne de Pakpriau, il m'arriva de m'égarer en pleine forêt à la poursuite d'un sanglier qui se frayait un passage dans le fourré avec beaucoup plus de facilité que mes gens et moi, chargés de fusils, de haches, de boîtes, etc.; nous manquâmes sa piste; cependant, par les cris d'effroi des singes et autres animaux, nous savions ne pas être éloignés de quelque tigre ou léopard, digérant sans doute sa proie du matin. La nuit arrivait, il fallait songer à regagner le logis sous peine de quelque affaire désagréable; mais, en dépit de nos recherches, nous ne pûmes trouver de sentier, et nous dûmes, très-éloignés du bord de la forêt, passer en conséquence la nuit sur un arbre, où, avec des branches et des feuilles, nous nous fîmes des espèces de hamacs; le lendemain seulement, au grand jour, nous pûmes reconnaître notre chemin.
VIII
Patawi. - Vue magnifique. - Retour à Bangkok.
Ayant fait inutilement chercher des bœufs ou des éléphants pour porter nos bagages et explorer cette partie du pays, dont tous les cultivateurs sont occupés à la récolte du riz, je laisse ma barque et son contenu à la garde de mes hôtes laotiens, et nous partons à pied, comme des pèlerins, pour Patawi par une belle matinée et un temps légèrement couvert, « le temps des chasseurs », et qui me rappelle les agréables journées d'automne de mon pays; je suis accompagné seulement de Küe et de mon jeune guide laotien, Nous suivons pendant trois heures un sentier au milieu des forêts infestées de bêtes sauvages, et croisons ensuite la route de Kôrat; enfin nous arrivons à Patawi. Comme à Phrâbat, au pied de la montagne et à l'entrée d'une longue et large avenue qui conduit à la pagode, se trouve une cloche que frappent les pèlerins à leur arrivée, afin d'informer les bons génies de leur présence et les disposer à écouter leurs prières. Le mont, isolé, de cent cinquante mètres de hauteur, est de même formation que celui de Phrâbat, mais d'un aspect différent, quoique aussi grandiose. Ici ce n'est plus cet amas de blocs rompus, superposés, comme si des géants les avaient bouleversés en se livrant un combat pareil à ceux dont parle la fable; Patawi semble composé d'un seul bloc, d'une immense roche, qui s'élève presque perpendiculairement comme une muraille, à l'exception de, la portion du milieu, qui, du côté sud, surplombe comme un toit et s'avance de six à sept mètres sur la vallée, qu'on domine comme du haut d'une plate-forme. Au premier coup d'œil, on reconnaît l'action de l'eau sur un sol qui n'était primitivement que de l'argile.
Il y a beaucoup d'empreintes semblables à celles de Phrâbat, et en plusieurs endroits des troncs entiers d'arbres couchés sur le sol et pétrifiés à côté d'arbres existants et pareils; on dirait que la hache vient seulement de les abattre, et ce n'est qu'en essayant leur dureté avec le marteau que l'on peut s'assurer de ne pas commettre de méprise. Après avoir franchi plusieurs larges degrés en pierre, je trouvai â main gauche la pagode et à droite l'habitation des talapoins, qui, au nombre de trois, un supérieur et deux hommes pour le servir, gardent et honorent les précieux rayons de Somanakodom. Les auteurs qui out écrit sur le bouddhisme ignorent-ils la signification du mot « rayons », employé par les sectateurs de Bouddha ? Or, en siamois, le même mot qui signifie « rayon », veut dire également « ombre »; et c'est par respect pour leur divinité que la première acception est généralement reçue.
Le talapoin et ses deux hommes furent très-surpris de voir arriver un « farang » étranger, dans la pagode. Quelques petits présents ne tardèrent pas à me mettre dans leurs bonnes grâces. Le supérieur surtout fut enchanté d'un morceau de fer aimanté que je lui donnai; il s'amusa longtemps avec ce jouet et poussa des cris d'admiration chaque fois qu'il le voyait attirer et, soulever tous les petits instruments qu'il mettait à sa portée.
Je me rendis à l'extrémité nord de la montagne, où quelque être généreux, pour faire une œuvre méritoire, a eu la bonne idée de construire une salle pareille à celles que l'on trouve sur beaucoup de chemins et auprès des pagodes pour abriter les voyageurs.
La vue dont on jouit de cet endroit est d'une splendeur indescriptible, dans toute la valeur significative de ce mot. Je n'ai pas la prétention, on a pu le voir du reste, de dépeindre avec toutes leurs couleurs ces spectacles grandioses qui vont désormais se multiplier sous mes yeux; à peine ma plume et mon crayon ont-ils pu en saisir les contours et quelques détails, mais ce dont on peut être sûr, c'est que nies esquisses n'admettent que ce que j'ai vu et rien de plus. Je n'avais rencontré jusqu'alors au Siam que des horizons très-restreints; mais ici la beauté du pays se montre dans toute sa splendeur. Je voyais se dessiner à mes pieds, comme un riche et moelleux tapis velouté, aux nuances éclatantes, variées et fondues, une immense ligne de forêts, au milieu desquelles les champs de riz et les autres lieux non boisés paraissent comme de petits filets d'un vert clair, puis peu à peu s'élevant comme en gradins, des monticules, des monts, et enfin à l'est, au nord et à l'ouest, sous la forme d'un demi-cercle, la chaîne de montagnes de Phrâbat, puis celles du royaume de Muang-Lôm, et enfin celles de Kôrat jusqu'à plus de soixante milles au delà. Toutes se relient les unes aux autres et ne forment pour ainsi dire qu'un seul massif, dû au même bouleversement. Mais comment décrire la variété de formes de toutes ces sommités? Ici ce sont des pics qui se confondent avec les teintes vaporeuses et rosâtres de l'horizon; là des aiguilles où la couleur des roches fait ressortir l'épaisseur de la végétation; puis des mamelons aux fortes ombres, tranchant sur l'azur du ciel; plus loin des crêtes majestueuses; enfin ce sont surtout les effets de lumière brillants, les teintes délicates, les tons chauds qui font de ce spectacle quelque chose d'enchanteur, de magique, que l'œil d'un peintre pourrait saisir, mais que son pinceau, tant de secrets eût-il, ne saurait jamais rendre qu'imparfaitement.
À la vue de ce panorama inattendu, un cri d'admiration sortit en même temps de toutes les bouches. Mes pauvres compagnons, généralement insensibles aux beautés de la nature, éprouvaient cependant un moment d'extase devant ce tableau sublime et grandiose. « Oh ! di ! di (beau) ! » s'écriait mon jeune guide laotien; et demandant à Küe, qui restait silencieux, ce qu'il pensait de cette vue : « Oh ! masser, » me répondit-il dans son jargon mêlé de latin, d'anglais et de siamois, « les Siamois voir Bouddha sur une pierre et ne pas voir Dieu dans ces grandes choses; moi content d'être venu à Patawi ».
Du côté opposé, c'est-à-dire au sud, le tableau est différent; c'est une plaine immense qui s'étend de la base de Patawi et des monts voisins jusqu'au delà d'Ajuthia, dont on aperçoit même les hautes tours qui se confondent avec l'horizon à plus de cent vingt milles de distance. Du premier coup d'oeil on voit quel était le lit de la mer à une époque peu reculée, où toute cette vaste plaine du sud du Siam formait un golfe : de nombreux coquillages marins que je trouvai sur le sol et dans la terre, et parfaitement conservés, en sont une autre preuve, tandis que les empreintes, les roches, les coquilles fossiles prouvent également un bouleversement de beaucoup antérieur à cette époque.
J'eus à Patawi, avec les bons montagnards laotiens, une répétition des veillées que j'avais eues à Phrâbat; tous les soirs, après le travail des champs, plusieurs venaient pour voir le farang. Ces Laotiens diffèrent un peu des Siamois, ils sont plus grêles et ont les pommettes un peu plus saillantes; ils sont généralement aussi plus bruns et portent les cheveux longs; tandis que les autres se rasent la moitié de la tête, ne laissant croître de cheveux que sur le sommet. On ne peut refuser aux Laotiens le courage du chasseur, s'ils n'ont pas celui du guerrier. Armés d'un coutelas ou d'un arc avec lequel ils lancent adroitement à plus de cent pas des balles d'une argile durcie au soleil, ils parcourent leurs vastes forêts, malgré les léopards et les tigres dont elles sont infestées. La chasse est leur principale amusement, et lorsqu'ils peuvent se procurer un fusil et un peu de poudre chinoise, ils vont traquer le sanglier, ou attendre le tigre et le daim à l'affût, perchés sur un arbre ou dans une petite hutte qu'ils élèvent sur des pieux de bambou. Leur pauvreté approche de la misère; mais, comme presque toujours, elle provient de leur excessive paresse, car ils ne cultivent que le riz nécessaire à leur entretien. Ce point atteint, ils passent le reste de leur temps à dormir, à flâner dans les bois, à faire de longues courses aux villes et villages voisins, et à se visiter chemin faisant.
À Patawi j'entendis beaucoup parler de Kôrat, qui est la capitale d'une province du même nom située au nord-est de Pakpriau, à cinq journées de marche de cet endroit (cent ou cent vingt milles) et que j'ai l'intention de visiter plus tard. Il paraît que c'est un pays riche et qui produit surtout beaucoup de soie d'une bonne qualité; il s'y trouve également et en grande quantité un arbre à caoutchouc; mais les habitants négligent cette gomme, ignorant sans doute sa valeur. J'en ai rapporté un magnifique échantillon qui a été très-admiré à Bangkok par les négociants anglais. La vie y est, dit-on, d'un bon marché fabuleux. On peut y acheter six poules ou poulets pour un fouang (37 centimes); cent oeufs pour le même prix, le reste à proportion. Mais, pour y arriver, il faut traverser pendant cinq ou six jours la vaste et profonde forêt du Roi-du-Feu que l'on voit du sommet de Patawi, et ce n'est que pendant la saison sèche que l'on peut s'y aventurer; durant celle des pluies, l'eau et l'air y sont mortels. Les Siamois, gens superstitieux, n'osent pas non plus y tirer des coups de fusil, dans la crainte d'y attirer les mauvais génies qui les feraient périr.
Pendant le temps que je passai sur la montagne, le supérieur des talapoins redoubla de soins et d'égards pour moi; il fit transporter mon bagage dans sa chambre et étendre ma natte sur les siennes, dont il se privait pour moi. Les talapoins se plaignent beaucoup du froid qu'il fait à Patawi dans la saison des pluies, des torrents qui tombent du sommet de la montagne, et aussi des tigres, qui, chassés de la plaine par l'inondation, se réfugient sur les montagnes, et viennent jusque contre leurs habitations enlever leurs poules et leurs chiens. Toutefois ce n'est pas seulement en cette saison qu'ils leur rendent visite, car la seconde nuit que nous passâmes sous leur toit, vers dix heures, les chiens poussèrent tout à coup des hurlements plaintifs : « Un tigre ! » s'écria mon Laotien, couché près de moi.
Je m'éveillai en sursaut; saisissant mon fusil, j'entr'ouvris la porte, mais la profonde obscurité ne me permit ni de le voir ni de sortir sans m'exposer inutilement; je me contentai de décharger mon arme en l'air pour effrayer l'animal. Ce n'est que le lendemain que nous nous aperçûmes de l'absence d'un de nos chiens. Après avoir parcouru cette intéressante localité pendant une semaine, nous revînmes lever l'ancre de notre barque pour regagner Bangkok, où j'avais à mettre en ordre nies collections et à les expédier.
Les lieux qui, deux mois auparavant, étaient recouverts de six mètres d'eau, étaient à sec, et partout autour des habitations on bêchait les potagers et on commentait la plantation des légumes; mais les horribles moustiques avaient reparu en essaims plus formidables encore, et après avoir ramé tout le jour, mes pauvres domestiques ne pouvaient même goûter de repos pendant la nuit. Pendant le jour, surtout près de Pakpriau, la chaleur était excessive. Le thermomètre était ordinairement à quatre-vingt-dix degrés Fahrenheit (trente-deux degrés centigrades) à l'ombre, et cent quarante degrés Fahrenheit (soixante degrés centigrades) au soleil. Heureusement nous n'avions plus à lutter contre le courant, et, quoique passablement chargée, notre barque filait rapidement. Nous n'étions plus qu'à trois heures de Bangkok, lorsque j'aperçus deux canots européens amarrés au bord du fleuve, et dans une salle de voyageurs, auprès d'une pagode, trois capitaines anglais de ma connaissance qui, avec leurs femmes, faisaient un joyeux pique-nique. L'un des trois était celui qui m'avait amené à Singapore; il vint au-devant de moi et m'entraîna partager leur déjeuner.
Le même jour j'arrivai à Bangkok, et je ne savais encore où descendre, lorsque M. Wilson, l'aimable consul du Danemark, vint au-devant de moi et m'offrit gracieusement l'hospitalité dans sa magnifique demeure. Je dois considérer la partie du pays que je viens de parcourir comme très-saine, sauf peut-être à l'époque des pluies; il paraît qu'alors l'eau qui découle des montagnes, après avoir passé sur une foule de détritus vénéneux et s'être imprégnée de substances minérales, donne naissance à des miasmes délétères d'où s'échappe la terrible fièvre des bois (jungle lever), qui, si elle ne vous emporte pas au premier accès, ne vous quitte qu'après plusieurs années de souffrances.
Mon voyage a eu lieu à la fin de la saison des pluies,lorsque les terrains qui avaient été inondés commençaient à se dessécher; il s'en élevait quelques miasmes, et j'ai vu plusieurs indigènes atteints de fièvres intermittentes; cependant je n'ai pas cessé un instant de me bien porter. Dois-je l'attribuer au régime que je suivais et qui m'a souvent été recommandé, c'est-à-dire de ne boire que du thé, jamais ou très-rarement de vin ni de spiritueux, et jamais d'eau fraîche ? Je le pense, et je crois qu'en agissant toujours ainsi on ne courrait aucun danger sérieux dans les localités les plus malsaines.
IX
Départ pour le Cambodge. - voyage en barque de pêcheurs. - Chantaboun. - Produits. - Commerce. - Physionomie du pays. - Archipels du golfe de Siam. - Manière dont les crocodiles attrapent les singes.
Mon intention était de visiter le Cambodge, mais je ne pouvais m'y rendre avec ma légère barque de rivière; or, comme on ne voit guère circuler entre Bangkok et Chantaboun que de petites jonques chinoises ou des barques de pêcheurs chargées de poisson pour la capitale, je dus m'embarquer sur une de ces dernières, le 23 décembre, avec un nouveau domestique appelé Niou et d'origine annamite. Élevé au collège des Pères, à Bangkok, il connaissait assez bien le français pour m'être très-utile surtout comme interprète. Notre embarcation était trop petite pour son contenu; car, outre moi et Niou, elle portait deux hommes et deux enfants de treize à quatorze ans. L'aspect de toutes les petites îles du golfe est d'un effet enchanteur et pittoresque. Notre traversée fut plus longue que nous n'avions pensé. Trois jours suffisent en temps ordinaire; il nous en fallut huit, tellement le vent était violent et contraire. Nous eûmes aussi un accident qui fut fatal à l'un de nous et qui aurait pu l'être à tous. C'était dans la nuit du 31 décembre au 1 er - janvier. Notre barque filait rapidement sous une brise violente et fraîche. J'étais assis sous le petit toit de feuilles et de bambous entrelacés qui me protégeait contre la pluie et la fraîcheur des nuits, disant adieu à l'année qui venait de s'écouler et souhaitant la bienvenue à la nouvelle; priant pour qu'elle me fût favorable, et surtout qu'elle répandit à pleines mains la coupe de bonheur sur tous ceux qui me sont chers. La nuit était obscure. Nous n'étions qu'à deux milles de la côte, dont les montagnes nous apparaissaient comme un sombre bandeau. La mer seule brillait de cette lueur phosphorescente si bien connue de ceux qui ont navigué longtemps. Depuis plusieurs heures, deux requins n'avaient cessé de nous suivre en traçant à l'arrière comme un sillon de feu tortueux. Tout était silencieux sur notre bateau; l'on n'entendait que le vent sifflant dans nos voiles et le bruit des vagues. Je sentais en moi-même, à cette heure de la nuit, seul et loin de tous ceux que j'aimais, une tristesse que je cherchais inutilement à soulever, et une inquiétude dont je ne pouvais me rendre compte. Tout à coup nous éprouvons un choc violent, suivi presque aussitôt d'un second, et notre barque reste dans l'immobilité la plus complète. Tout le monde à bord pousse un cri de détresse, les matelots sautent à l'avant avec Niou; en un instant la voile est pliée, les torches allumées; mais, ô malheur ! un de nous manque à l'appel... Un des jeunes garçons qui était assoupi sur le bord du bateau avait été, par le choc, précipité à la mer. Inutilement nous cherchâmes le corps de ce malheureux; il était indubitablement devenu la proie d'un des requins. Fort heureusement pour nous, la barque n'avait touché que de côté contre la pointe d'un rocher et s'était ensuite échouée sur le sable, de sorte qu'après l'avoir dégagée nous pûmes aller jeter l'ancre près de la côte.
Le 3 janvier 1859, ayant, traversé le petit golfe de Chantaboun par une mer excessivement houleuse, nous vîmes apparaître la fameuse roche du Lion qui forme comme la pointe d'un cap à l'entrée du port. De loin, on dirait un lion couché, et l'on a peine à croire que la nature seule ait moulé ce colosse avec des formes aussi curieuses, et cependant c'est l'eau qui l'a arrondi et modelé de la sorte. On comprend que les Siamois aient pour ce rocher, comme pour toutes les choses qui leur paraissent extraordinaires ou merveilleuses, une espèce de vénération. On raconte qu'un jour un navire anglais étant venu jeter l'ancre dans le port de Chantaboun, le capitaine, en voyant le lion, proposa de l'acheter, et que le gouverneur ayant refusé de le lui vendre, l'Anglais, sans pitié, fit feu de toutes ses pièces sur le pauvre animal. Le fait a été raconté par un poète siamois dont l'oeuvre est une plainte touchante contre la dureté des barbares de l'Occident.
Le 4 janvier, à huit heures du matin, nous arrivions à la ville de Chantaboun proprement dite. Cette dernière est bâtie le long du fleuve, à six ou sept milles des montagnes. Les Annamites chrétiens forment le tiers à peu près de la population de cette localité; le reste est composé de marchands chinois, de quelques Annamites païens et de Siamois. Les seconds sont tous des pêcheurs, descendant d'Annamites de même profession, qui, venus de Cochinchine pour pêcher au nord du golfe de Siam, s'établirent peu à peu à Chantaboun. Tous les jours, tant que dure la saison froide et que la mer n'est pas trop forte, ils vont tendre leurs filets dans les petites baies du littoral ou dans les bassins que forment les îles entre elles.
Le commerce de cette province n'est pas considérable, comparativement à ce qu'il pourrait être; mais les nombreuses taxes, les corvées continuelles imposées au peuple par les chefs, puis l'usure et les prévarications des mandarins, ajoutées à l'esclavage, accablent, ruinent les familles et stérilisent le travail. Cependant, quoique la population ne soit pas nombreuse, on exporte à Bangkok une assez grande quantité de poivre que les Chinois principalement cultivent au pied des montagnes, un peu de sucre et de café d'une qualité tout à fait supérieure, et enfin des nattes faites de joncs, très-jolies, et qui se vendent très-avantageusement en Chine; du tabac, une quantité de poisson sec et salé, ainsi que des bichosdi-mar ou holothuries de mer séchées et de l'écaille de tortue que pêchent les Annamites païens.
Tout sujet siamois, dès qu'il a atteint la taille de trois coudées, est soumis à un impôt ou tribut annuel équivalant à 6 ticaux (18 francs); les Annamites de Chantaboun le payent en bois d'aigle, les Siamois en gomme-gutte. Le tribut des Chinois se paye en gomme laque, et seulement tous les quatre ans; il n'est que de 4 ticaux. C'est à la fin de la saison des pluies que les Annamites chrétiens se réunissent en troupes de quinze à vingt, et partent sous la conduite d'un homme expérimenté, qui devient le chef de l'expédition et indique d'ordinaire aux autres les arbres qui renferment du bois d'aigle, car tous ne sont pas également habiles à reconnaître ceux qui en contiennent, et il faut, pour bien réussir et s'éviter un travail inutile et pénible, une expérience que l'on n'acquiert qu'avec le temps. Les uns restent dans les montagnes environnantes, les autres vont aux grandes îles de No-Xang ou de Ko-Khut, situé au sud-est de Chantaboun.
Le bois d'aigle est dur, moucheté, et répand une forte odeur aromatique lorsqu'on le brûle. Il sert à brûler, après leur mort, le corps des princes et des hauts dignitaires que l'on conserve préalablement pendant une année dans un cercueil. Les Siamois l'emploient également en médecine. Le bois de l'arbre qui le produit est blanc et très-tendre, et il faut l'abattre et le fendre en entier pour trouver le bois d'aigle qui est répandu dans l'intérieur du tronc. Les Annamites font une espèce de secret des indices auxquels ils reconnaissent l'arbre qui en contient. Le peu de renseignements qu'ils ont voulu me donner m'a cependant mis sur la voie. Je fis abattre sur la montagne plusieurs arbres que je jugeais devoir en contenir, et le résultat de mes observations est que ce bois se forme dans les cavités de l'arbre, et que plus celui-ci est vieux, plus il en contient. On frappe le tronc de l'arbre, et s'il rend un son creux et laisse échapper par les noeuds une odeur plus ou moins forte de bois d'aigle, on est assuré qu'il en contient.
La plupart des Chinois marchands se livrent à l'opium et au jeu; les Annamites chrétiens ont en général une conduite plus réglée, mais leur caractère est tout l'opposé de celui des Siamois qui sont mous, paresseux, insouciants et légers, mais généreux, hospitaliers, simples et sans orgueil. L'Annamite est petit, maigre, vif, actif, mais prompt et colérique. Il est sombre, haineux, vindicatif et surtout orgueilleux; entre parents même, ce sont des dissensions et une jalousie continuelles. Sans pitié pour le pauvre ou pour le malheureux, il est serviteur-né du puissant. L'attachement de ceux qui sont catholiques pour leurs prêtres et les missionnaires fait seul exception; ils s'exposent pour eux aux plus grands dangers. De leur côté, les païens tiennent fortement à leur idolâtrie par respect pour leurs ancêtres. Dans les rapports que j'ai eus avec les uns et les autres, tant à Chantaboun que dans les îles, où j'en rencontrais fréquemment, venus de ce premier endroit ou de Kampot, port du Cambodge, je n'ai eu qu'à me louer de la générosité et de la bonté des païens.
Les missionnaires de Bangkok m'ayant donné une lettre d'introduction pour leur confrère de Chantaboun, je descendis chez lui et j'eus le plaisir de rencontrer un cligne homme qui me reçut avec la plus grande cordialité et mit à ma disposition une chambre de sa modeste, habitation. Depuis plus de vingt ans ce bon père se trouve à Chantaboun avec les Annamites qu'il a baptisés, content et heureux au milieu de l'indigence et de la solitude. À mon arrivée, il était au comble du bonheur; il voyait s'élever rapidement de jour en jour une nouvelle chapelle qu'il fait construire, et pour laquelle il a trouvé le moyen d'économiser sur son modeste viatique. Construite en briques, elle remplacera bientôt la chapelle de planches dans laquelle il officie. Je passai seize jours heureux sous son toit, tantôt chassant sur le fleuve et les canaux, tantôt sur le mont Sabab. Le pays me rappelait beaucoup la province de Pakpriau. La plaine est peut-être encore plus déserte et plus inculte; mais au pied de la montagne s'ouvrent de charmantes vallées, où quelques centaines de Chinois se livrent à la culture du poivre.
J'achetai au prix de 25 ticaux une bonne petite barque pour visiter les îles du golfe, très-intéressantes sous tous les rapports, quoique sur plusieurs d'entre elles les tigres soient nombreux. La première que je visitai porte le nom de Ko-nam-sao (buste de jeune fille). Elle a la forme d'un pic et près de deux cent cinquante mètres de hauteur. D'origine volcanique comme toutes les autres îles de cette partie du golfe, elle n'a seulement que deux milles de circonférence. Les roches qui l'entourent presque partout en rendent l'accès difficile, mais l'effet qu'y produisent une végétation puissante et une verdure pleine d'éclat et de fraîcheur est ravissant. La saison de la sécheresse, si agréable dans les voyages en Europe, à cause de la fraîcheur des nuits et des matinées, est au Siam un temps de mort et de désolation pour toute la nature. Malgré une végétation encore assez fraîche, la vie semble s'arrêter, les oiseaux ont fui vers les lieux où ils trouvent à se désaltérer et recherchent de préférence le voisinage des habitations et les bords des rivières où les insectes, en nombre immense, leur fournissent une abondante nourriture. Rarement un chant vient charmer l'oreille; l'aigle pêcheur seul fait entendre son cri rauque et perçant chaque fois que le vent change. Les fourmis en essaims innombrables surgissent, au contraire, de partout; le sol, les arbres, tout en est couvert, et elles paraissent être, avec les moustiques et quelques grillons, les seuls insectes qui aient échappé à la destruction. En poursuivant les troupes de singes qui s'enfuyaient à mon approche, ou bien en suivant les traces des daims ou des léopards, dont plusieurs tombèrent frappés de mes balles, nulle part je ne trouvai dans ces îles la moindre trace de sentier, ni source, ni ruisseau; je n'avançais que très-difficilement à travers les masses de lianes et de branches entrelacées, la hache à la main, et ce n'est qu'épuisé par la chaleur et la fatigue que je revenais au rivage.
La plupart des roches de ces montagnes, comme celles des îles, sont métamorphiques, c'est-à-dire d'anciennes roches sédimentaires qui ont conservé beaucoup de traces de leur ancien dépôt sous les eaux, mais qui ont subi un changement dans leur structure et dans leur composition par l'action des volcans. Toutes renferment un grand nombre de filons et d'amas auxquels en géologie on donne le nom de « gîtes de contact », c'est-à-dire des gîtes métallifères qui, encastrés dans des roches stratifiées on des roches massives, ont été pénétrés de leur substance.
Le 26, nous fîmes voile pour la première des îles Ko-Man, car il y en a trois qui portent ce nom et qui sont rapprochées les unes des autres. La plus grande n'est éloignée de la côte que d'une dizaine de milles. Quelques aigles pêcheurs, une espèce de pigeons blancs et des coucous noirs sont à peu près les seuls habitants ailés que j'y rencontrai; irais les iguanes y sont très-nombreuses, et lorsque le soir elles sortent de leurs retraites, le bruit qu'elles font en marchant pesamment sur les feuilles sèches et les branches mortes, ferait facilement supposer qu'il est produit par des animaux de plus grande taille.
Vers le soir, la marée ayant baissé, nous laissâmes échouer notre barque dans la vase; j'avais déjà remarqué pendant le jour que la boue, semblable à celle des tourbières, était imprégnée de matières volcaniques; mais pendant toute la nuit il s'en échappa une si forte odeur sulfureuse, que je me crus sur un volcan sous-marin. Le 28, nous passâmes à la seconde île des Patates, qui est plus élevée et plus pittoresque que la précédente; les rochers qui la bordent produisent un effet grandiose. Le coup d'oeil dont on jouit en traversant les deux îles par un beau soleil et à marée basse est surtout magnifique. Les îles des Patates doivent leur nom aux nombreux tubercules sauvages qui s'y trouvent.
Je passai plusieurs jours au cap Liaut, tantôt sur la côte, tantôt dans les nombreuses îles qui en sont très-rapprochées; c'est la plus belle partie du golfe, et comparable pour sa beauté au détroit de la Sonde près des côtes de Java. Il y a deux ans, le roi étant venu visiter Chantaboun, on lui bâtit sur la plage, à l'extrémité du cap, une maison et un kiosque. En mémoire de sa visite on a aussi érigé au sommet de la montagne une petite tour d'où l'on jouit d'une vue très-étendue.
Je visitai aussi Ko-Kram qui est la plus belle et la plus étendue de toutes les îles qui se trouvent au nord du golfe entre Bangkok et Chantaboun. Toute l'île n'est qu'une suite de montagnes boisées, mais cependant d'un accès assez facile et renfermant beaucoup de fer oligiste. Les singes et les daims qui l'habitent viennent tous les soirs boire au rivage, car elle manque d'eau douce.
Le 29 au matin, à mesure que le soleil s'élevait à l'horizon, la brise diminuait, et nous n'étions plus qu'à trois milles du détroit qui sépare l'île de l'Ares de celle des Cerfs, lorsqu'elle tomba tout à fait. Depuis une demi-heure, nous n'avancions qu'à force de rames, et exposés à toute l'ardeur d'un soleil brûlant, quoiqu'à une heure matinale, sans le moindre souffle dans l'air, devenu lourd et suffoquant. Tout à coup et à mon grand étonnement la mer s'agita, se souleva, et ballotta en tous sens notre légère embarcation. Je ne savais que penser d'un phénomène tout nouveau et inconnu pour moi, et d'où pouvait peut-être résulter, d'un instant à l'autre, quelque danger on accident sérieux, lorsque notre pilote s'écria tout à coup : « Voyez comme l'eau de la mer bout. n En effet, je me retournai du côté indiqué, la mer semblait être en ébullition et peu d'instants après un immense jet d'eau et de vapeur fut lancé dans les airs et dura pendant plusieurs minutes. Je n'avais jamais été témoin d'un pareil phénomène et je ne suis plus étonné maintenant de la forte odeur de soufre qui me suffoquait dans l'île Ko-Man. C'était donc un volcan sous-marin qui faisait éruption à près d'un mille de distance de l'endroit où trois jours auparavant nous avions jeté l'ancré.
Le 1 er mars, nous arrivâmes à Ven-Ven, sur le Pak-nam-Ven; sorte d'estuaire où se déverse un fleuve large de plus de trois milles à son embouchure et formé par plusieurs cours d'eau qui découlent des montagnes et se joignent à un bras de rivière de Chantaboun, qui, faisant l'office d'un canal, relie ces deux localités.
Les crocodiles sont plus nombreux dans le fleuve de Paknam-Ven que dans celui de Chantaboun. Continuellement je les voyais ou les entendais s'élançant de la rive dans l'eau, et il arrive assez fréquemment que des pêcheurs imprudents ou des gens endormis près de la rivière, ont été dévorés par eux ou sont morts des blessures qu'ils en ont reçues. Ce dernier cas s'est renouvelé deux fois depuis mon séjour dans la province de Chantaboun; mais une chose amusante, pour l'homme qui se plaît à étudier les moeurs intéressantes de toutes les créatures dont Dieu a parsemé la surface du globe et que nous eûmes le plaisir d'observer à Ven-Ven, c'est la manière dont ces amphibies attrapent les singes qu'une malicieuse fantaisie pousse à les taquiner. Au bord du rivage, le crocodile, le corps enfoncé dans l'eau, ne laisse dépasser que sa gueule grande ouverte, afin de saisir tout ce qui passera à sa portée. Une troupe de singes vient-elle à l'apercevoir, ils semblent se concerter, s'approchent peu à peu et commencent leur jeu, tour à tour acteurs et spectateurs. Un des plus agites ou des plus imprudents arrive de branche en branche jusqu'à une distance respectueuse du crocodile, se suspend par une patte, et avec la dextérité de sa race, s'avance, se retire, tantôt allongeant un coup de patte à son adversaire, tantôt feignant seulement de le frapper. D'autres, amusés du jeu, veulent se mettre de la partie, mais les autres branches étant trop élevées, ils forment la chaîne en se tenant les uns et les autres suspendus par les pattes; ils se balancent ainsi, tandis que celui qui se trouve le plus rapproché de l'animal amphibie le tourmente de son mieux. Parfois la terrible mâchoire se referme, mais sans saisir l'audacieux singe : ce sont alors des cris de joie et des gambades; mais parfois aussi une patte est saisie dans l'étau et le voltigeur entraîné sous les eaux avec la promptitude do l'éclair. Toute la troupe se disperse alors en poussant des cris et des gémissements; ce qui ne les empêche pas de recommencer le même jeu quelques jours, peut-être même quelques heures après.
Henri Mouhot
(suite à la prochaine livraison)