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LE TOUR DU MONDE - Volume 08 -1863-2nd semestre - Pages 219-352

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE

PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS

1858-1861

Burgos & Asturies Saragosse

XIII

Départ d'Udong. - Train d'éléphants. - Pinhalû. - Belle conduite des missionnaires. - Le grand lac du Cambodge. - Le fleuve Mékong.

Le 2 juillet, après avoir mangé le riz ordinaire du matin, nous étions prêts à nous mettre en route; nous n'attendions, pour cela, que les éléphants et les chariots que le roi m'avait promis. Les uns et les autres ne tardent pas à arriver, et nous traversons la ville au milieu d'une foule immense accourue de tous les points de la ville pour nous voir. Montés sur nos éléphants, suivis de notre bagage et de plusieurs pages du roi qui nous accompagnent jusque sur la route de Pinhalû, nous voyons toute la population prosternée sur notre passage, sans doute parce qu'elle m'a vu la veille avec Sa Majesté.

Nous cheminons ainsi majestueusement au train d'une lieue à l'heure, sur une très-belle chaussée élevée en certains endroits de plus de dix pieds au-dessus de la plaine boisée, mais marécageuse, qui s'étend jusqu'au grand canal de jonction du Tonli-Sap au Mékong.

Parfois nous traversons de beaux ponts en bois et en pierre, qui donnent certainement une meilleur et plus haute idée de l'administration du Cambodge que de celle de Siam, car à Bangkok même les ruisseaux et les canaux sont franchis sur des planches étroites et minces, ou simplement sur des troncs d'arbres jetés en travers par les soins des habitants et non par les autorités elles-mêmes.

À deux kilomètres à peu près d'Udong s'élève une espèce de rempart en terre, de la forme d'un fer à cheval, qui entoure une partie de la ville, et que l'on a eu pour but d'opposer, au besoin, à l'invasion des Annamites, qu'on s'attend chaque année à voir paraître à l'époque des grandes eaux.

Nous rencontrons sur la route une quantité de piétons allant à la ville ou en revenant, sans doute pour l'approvisionnement du marché. Elle est bordée de misérables cabanes en bambous, sur pilotis, semblables à des poulaillers, et qui servent de demeures aux malheureux Thiâmes que le roi fit transporter là, il y a un an, des plaines situées à l'est du Mékong, pour les punir d'une tentative de révolte.

Nous arrivons de bonne heure le même jour à Pinhalû, village situé sur la rive droite du fleuve et assez considérable. Plusieurs de ses habitants descendent de Portugais et d'Annamites réfugiés.

La ville de Pinhalû est la résidence d'un évêque français, Mgr. Miche, vicaire apostolique de la mission du Cambodge et du Laos.

Mgr. Miche était absent pour le moment, mais je trouvai chez lui trois bons et aimables missionnaires qui me prièrent d'attendre son retour et me reçurent avec cette cordialité et cet empressement affectueux, qu'il est si doux de rencontrer à l'étranger, et surtout de la part de compatriotes. M. Fontaine, le plus âgé des trois, quoique jeune encore, compte près de vingt années de mission. Il faisait autrefois partie de la mission de Cochinchine. Je l'avais vu à Bangkok, où il avait séjourné temporairement avant d'aller au Cambodge; il était faible et souffrant alors; je le retrouvai avec plaisir plus vigoureux et plein de gaieté. J'éprouvais beaucoup de sympathie pour ce digne homme; il ne peut y avoir assez de missionnaires comme lui. Un de ses collègues, M. Arnoux, était non-seulement mon compatriote comme Français, mais comme enfant du même département : il est né dans le canton du Russey et moi dans celui de Montbéliard (Doubs). Il avait donc double titre à ma sympathie. Il appartient à la mission de Cochinchine, et était venu de chez les sauvages Stiêngs pour renouveler ses provisions; mais il s'était trouvé atteint de la dysenterie par suite de la fatigue du voyage, et n'avait pu retourner à son poste avec ses gens. En entendant ces braves et dévoués soldats de l'Église raconter leur misère passée et présente, j'étais quelquefois autant amusé qu'ému, tant ils le faisaient gaiement. C'est le propre des enfants de notre vaillante nation de savoir souffrir et mourir le sourire sur les lèvres. Quatre jours s'écoulèrent promptement dans l'aimable compagnie de ces bons prêtres, qui ne tenaient pas moins à me procurer l'occasion de voir leur évêque que moi à faire sa connaissance. Je savais que je trouverais en lui un homme supérieur sous tous les rapports, mais je ne m'attendais pas à trouver dans ce héros des missions une simplicité et une humilité égales à son instruction et à la force de son caractère.

Mgr. Miche est très-petit de taille, mais sous une enveloppe chétive il concentre une vitalité et une énergie extraordinaires. Les annales de la mission de Cochinchine qui était la même que celle du Cambodge il y a peu de temps encore, doivent compter de belles pages consacrées aux actes de ce glorieux soldat du Christ.

N'étant encore que simple missionnaire, il fut emprisonné avec un de ses confrères et frappé a verges, affreux supplice qui à chaque coup fait jaillir le sang et entame les chairs. La sentence exécutée, on les ramenait dans leur cachot afin de renouveler le supplice le lendemain lorsque les plaies commenceraient à se cicatriser.

Cela fait horriblement souffrir, dit l'autre missionnaire à Mgr. Miche, et je crains de n'avoir pas la force de supporter une nouvelle épreuve.

- Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, je demanderai à recevoir les coups pour vous. »

Et il en fut comme il l'avait dit !

Ici le missionnaire est tout pour ses pauvres catéchistes, médecin de l'âme et médecin du corps, juge, etc. Chaque jour, il passe plusieurs heures à entendre leurs différends et à remettre la paix là où elle est troublée. Et elle l'est souvent dans une contrée où un débiteur qui ne peut payer son créancier devient, lui et sa famille, l'esclave de cet homme.

Tu es mon esclave, dit un individu à une jeune fille qu'il rencontre par hasard.

- Comment cela ? je ne vous connais pas.- Ton père me devait; il ne m'a pas payé.

- Je n'ai jamais connu mon père, il est mort avant ma naissance.

- Veux-tu plaider ? Nous plaiderons.

L'homme en appelle à quelque mandarin, débute par offrir un présent, lui en promet un autre; son procès est gagné, et la malheureuse, sans appui, devient l'esclave de son persécuteur. Cette antique histoire d'Appins et de Virginie se renouvelle fréquemment au Cambodge. Les Virginius seuls font défaut.

Depuis que j'avais mis le pied dans ce pays, la peur s'était emparée de mes domestiques, elle fut à son comble quand je leur annonçai qu'il fallait partir pour visiter les tribus sauvages de Stiêngs, au delà du grand fleuve. Le Cambodge est certainement très-redouté des Siamois; les montagnes et surtout les forêts habitées par les Stiêngs, ont, à cause de leur insalubrité, auprès des Cambodgiens et des Annamites, une réputation analogue à celle dont Cayenne jouit parmi nous.

Ces craintes ne pouvaient m'arrêter, et dès que j'eus reçu du roi de Cambodge la lettre qu'il m'avait promise, je quittai Pinhalû dans une petite barque conduite par deux rameurs, et me dirigeai vers le Mékong.

En descendant le cours d'eau qui y conduit, large d'à peu près douze cents mètres, je fus étonné de voir le flot remonter du sud au nord au lieu de descendre vers le fleuve dont il semble le tributaire. Pendant près de cinq mois de l'année, le grand lac du Cambodge, le Tonli-Sap, couvre un espace immense , mais après ce temps il diminue de profondeur fout en conservant à peu de chose près la même dimension. À l'époque des pluies, ce ne sont pas seulement les eaux issues des montagnes qui le bordent à l'ouest, qui le gonflent, mais le trop plein du Mékong arrête l'écoulement du lac, et finit par y déverser une partie de son excédant.

XIV

Départ de Pinhalû. - Le grand bazar du Cambodge. - Pnom-Penh. - Le fleuve Mékong. L'île Ko Sutin. - Pemptiélan. - Les confins du Cambodge. - Voyage à Brelum et dans la contrée des sauvages Stiêngs.

Partis à onze heures de Pinhalû, à la nuit tombante nous étions rendus à Penom-Penh, le grand bazar du Cambodge. La distance qui sépare les deux localités est de dix-huit milles au plus. J'avais peu de chose à acheter, car Mgr. Miche et M. Arnoux avaient absolument voulu charger ma barque d'une provision de riz et de poisson sec suffisante, non-seulement pour toute la durée de mon voyage, mais pour tout le temps que je me proposais de passer chez les Stiêngs.

Je m'arrêtai un jour entier, afin de voir la ville et faire emplette de verroterie, de fil de laiton et de cotonnade, qui devaient m'être utiles comme objets d'échange avec les sauvages.

Penom-Penh, situé au confluent de deux grands cours d'eau renferme une dizaine de mille d'habitants, presque tous Chinois, sans compter une population flottante au moins du double. Celle-ci est composée de gens venus du Cambodge et surtout de Cochinchine, et vivant dans leurs bateaux. C'était l'époque où beaucoup de pêcheurs, de retour du grand Lac, s'arrêtent à Penom-Penh pour y vendre une partie de leur poisson, et où une foule d'autres petits commerçants y sont attirés pour acheter du coton, dont la récolte se fait avant les pluies. Après avoir parcouru la ville, longue et sale, j'arrivai sur une éminence au sommet de laquelle on a bâti une pagode sans beauté ni intérêt, mais d'où la vue s'étend sur une grande partie du pays.

D'un côté se déroule, comme deux longs et larges rubans, le Mékong et son affluent, au milieu d'une immense plaine boisée; de l'autre c'est la plaine encore, et encore des forêts, mais bordées au sud et au nord-ouest par de petites chaînes de montagnes. Quoique Penom-Penh serve souvent de passage aux missionnaires, ma présence ne manqua pas d'exciter la curiosité du peuple. La guerre de Cochinchine était le sujet de toutes les conversations et la préoccupation de tous ici. Une quantité de malheureux pêcheurs chrétiens, qui revenaient du grand Lac, n'osaient rentrer dans leurs foyers, parce qu'ils savaient qu'à chaque douane on les obligerait à fouler la croix aux pieds, et ils attendaient là des nouvelles de la paix que l'on était, disait-on, en train de conclure. D'un autre côté, ce que rapportaient les Chinois et les Annamites qui avaient vu la prise de la ville de Saigon aurait peut-être peu flatté l'orgueil d'un Français. Je n'avais pas vu les glorieux bulletins de l'amiral, j'avais la douleur d'entendre l'ennemi nous traiter de barbares, et, faisant retomber sur nous la responsabilité de faits partiels, sans doute inévitables en temps de guerre, et surtout dans un pays où le soldat souffre du climat et de privations de toute espèce, s'étonner, lui, le peuple le plus corrompu peut-être de tout l'Orient, de ne pas trouver en nous des hommes d'une supériorité morale aussi incontestable que notre supériorité intellectuelle et physique.

Le jour suivant, en descendant le fleuve jusqu'à l'extrémité sud de la ville, nous longeâmes comme une autre ville flottante, composée de plus de cinq cents bateaux, et pour la plupart d'assez grande dimension. Ils servent d'entrepôt à certains marchands et de résidence à d'autres. Par prudence ils y laissent tout leur argent et la plus grande partie de leurs marchandises afin d'être, en cas d'alerte, toujours prêts à prendre le large.

Quelque temps après nous voguions dans les eaux du Mékong, qui commençait seulement à grossir, car dans tout le pays la sécheresse avait été extrême et retardée de plus de deux mois.

Ce grand fleuve dont le nom signifie « mère des fleuves, » me rappelait beaucoup le Ménam, quelques lieues au nord de Bangkok; mais son aspect est moins gai, quoiqu'il y ait quelque chose de très-imposant dans sa masse d'eau plus grande et courant avec la rapidité d'un torrent. De rares embarcations, à peine distinctes d'un bord à l'autre, le côtoient péniblement; ses rives, élevées de six à sept mètres en temps ordinaire paraissent à peu près désertes, et les forêts ne se dessinent qu'à plus d'un mille par delà.

Le long du fleuve de Siam, l'élégant feuillage des bambous et des palmiers se détache et se dessine gracieusement sur le ciel bleu, et le chant des oiseaux retentit de l'une à l'autre rive; des troupes de marsouins bondissant hors de l'eau et courant le nez au vent, des pélicans s'ébattant sur ces eaux profondes, ou bien dei cigognes et des hérons que notre approche fait fuir silencieusement du milieu des roseaux, viennent seuls nous distraire de notre pénible navigation.

Nous passons devant la grande île de Ko-Sutin, distante de quarante milles au plus de Penom-Penh, et que nous n'atteignons qu'après cinq jours d'une marche difficile et laborieuse. Le courant est si fort qu'à chaque détour du fleuve nous sommes obligés, tout en redoublant d'efforts avec nos rames, de nous cramponner aux joncs de la rive pour ne pas être entraînés en arrière.

Plus on remonte vers le nord, plus on trouve le courant rapide; c'est au point qu'à l'époque des grandes eaux l'on ne fait guère qu'un on deux milles par jour, et que les rameurs vont souvent le soir chercher à pied du feu à l'endroit où ils ont fait cuire le riz le matin. À vingt-cinq ou trente lieues au nord de Ko-Sutin, sur les confins du Laos, commencent les rapides et les cataractes; il faut alors quitter les bateaux pour prendre des pirogues que l'on est souvent obligé de transporter à dos d'homme, ainsi que tout le bagage, pour franchir ces passages. Je ne m'arrêtai à Ko-Sutin que quelque heures, et seulement afin de serrer la main à un autre pionnier de la civilisation, M. Cordier, prêtre de beaucoup de mérite, provicaire de la mission du Cambodge et dont cette île forme la résidence.

Dès mon entrée dans la pauvre chapelle qu'il a fait construire lui-même, j'éprouvai une certaine compassion pour ce digne homme en voyant la misère et le dénuement qui régnaient autour de moi. Depuis trois ans le pauvre missionnaire souffre d'une dyssentrie qui est passée à l'état chronique; cependant il ne se plaint ni de sa misère ni de ses maladies; la seule chose qui le peine, c'est le peu de chrétiens qu'il est appelé à baptiser, car les Cambodgiens sont fort attachés à leurs idoles.

« Mais vous, me dit-il, savez-vous où vous allez ? Je suis étonné qu'on vous ait laissé dépasser Pinhalû. Demandez aux Cambodgiens ce qu'ils pensent des forêts des Stiêngs, et proposez à quelqu'un d'ici de vous accompagner, personne ne vous suivra. Les pluies ont commencé, et vous allez au devant d'une mort presque certaine, sinon d'une fièvre qui vous fera souffrir et languir des années. J'ai eu cette fièvre, la fièvre des jungles, c'est quelque chose d'affreux, de terrible; jusqu'au bout des ongles je ressentais une chaleur que je ne puis appeler autrement qu'infernale, puis succédait un froid glacial que rien ne pouvait réchauffer; le plus souvent on y reste, comme tant de mes collègues que je pourrais nommer ».

Ces paroles étaient peu rassurantes; cependant j'avais tracé mon itinéraire, je savais que cette dangereuse région renferme des coquilles terrestres et fluviales que je ne trouverais nulle part ailleurs, ( 1. C 'est de là que viennent les beaux « Bulimus Cambogiensis » et « l'Hélix Cambogiensis » et aussi « l'Hélix-Mouhoti. » (Note de Ch. Mouhot.)) et que cette tribu de sauvages presque inconnue m'offrirait une étude sérieuse et intéressante; il n'en fallait pas davantage pour me pousser en avant. Je me confiai en la bonne Providence et continuai ma route en recevant ces dernières bonnes paroles de M. Cordier.

« Que Dieu accompagne le pauvre voyageur ! ».

Douze milles plus haut, je dus laisser ma barque pour prendre la voie de terre. Je partis à deux heures de l'après-midi, espérant arriver le même jour à Pemptiélan, grand village où réside le mandarin auquel la lettre du roi était adressée; cependant ce ne fut que le lendemain matin, à onze heures, que nous y parvînmes; nous passâmes la nuit au pied d'un arbre, à côté d'un grand feu.

Je me rendis aussitôt auprès du mandarin qui administre toute cette partie du pays. Il me reçut fort bien, malgré le peu de valeur qu'avaient les présents que je lui offris. Il donna immédiatement l'ordre qu'on me préparât des chariots, puis m'offrit une provision de tabac, d'arec et de bétel. C'était un homme doux et assez distingué dans ses manières pour un Camdodgien; il me demanda des nouvelles de la guerre de Cochinchine, quelques renseignements sur l'Europe, le temps qu'il faut pour s'y rendre, etc.

En sortant de Pemptiélan, nous nous engageâmes, pour n'en sortir qu'à de rares intervalles, dans d'épaisses forêts, et nous dûmes passer les premières heures qui suivirent notre départ dans des bourbiers où nos misérables chariots enfonçaient jusqu'aux essieux, et d'où les boeufs ne purent nous tirer qu'à l'aide de nos hommes. La dernière partie de la route fut beaucoup plus agréable; à mesure que nous nous élevions, le chemin devenait sec et uni, l'aspect de la nature beaucoup plus varié.

Nous n'avions pu faire que vingt lieues en cinq jours, et il nous en restait près de trente jusqu'à Brelum. Ce qui me fatiguait le plus était le mauvais vouloir des habitants des villages qui me louaient des boeufs et la lenteur de ceux-ci. Quand nous n'avions pas d'abri pour la nuit, nous avions beaucoup à souffrir de la pluie et de l'humidité. Nous gardions presque constamment nos habits humides sur le corps, et, pour comble de misère, mes deux domestiques furent atteints de fièvre intermittente; l'Annamite surtout eut une fièvre tierce que je ne réussis à couper qu'au bout de dix jours.

Nous arrivâmes à Pump-ka-Daye, srok ou hameau à l'extrême frontière, habité par une vingtaine de Stiêngs qui se sont rapprochés du Cambodge afin d'échapper à l'esclavage dans leur tribu. Nos chariots s'arrêtèrent devant un petit caravansérail ouvert à tous les vents, et aussi-tôt après avoir dégagé nos bagages, mes conducteurs s'enfuirent beaucoup plus lestement qu'ils n'étaient venus.

Le chef du srok ne tarda pas à se présenter, suivi de quelques hommes. Il avait du sauvage dans la physionomie et du Cambodgien dans le caractère. Je lui présentai ma lettre; il me la rendit en disant qu'il ne savait pas lire.

« En voici à peu près le contenu, lui dis-je.

« C'est l'ordre du roi à tous les chefs de village où je m'arrêterai, de me fournir des chariots pour continuer mon voyage, et je vais à Brelum.

- Nous n'avons pas de chariots, » fut toute sa réponse.

Bref, nous nous installâmes aussi bien que nous pûmes en attendant le lendemain. Un nouvel entretien avec ce chef me fit voir que je n'aurais pas d'aide de lui. Je pris le parti d'envoyer Niou, avec deux Cambodgiens, porter à Brelum une lettre à M. Guilloux, et d'attendre sa réponse. Celle-ci arriva le soir du quatrième jour; le père Guilloux m'assurait, dans les termes de la plus franche cordialité, que je serais le bienvenu, qu'il s'intéressait à moi et m'aimait déjà sans me connaître, seulement parce que j'avais eu le courage de venir jusque-là. Ce bon père m'envoyait trois des chariots de la Mission et quelques-uns de ses Annamites, ainsi que deux Stiêngs pour m'aider à gagner son poste. Sa lettre me rassura complètement sur la crainte que je ressentais d'être peut-être un hôte importun et malencontreux pour le pauvre ermite que je venais surprendre ainsi.

Je partis donc avec confiance et plaisir. Nous avions deux grandes journées de marche pour arriver à Brelum; nous campâmes une nuit près d'un torrent, sur nos nattes, autour d'un bon feu, pour éloigner les hôtes féroces qui abondent dans ces forêts, et la seconde dans une cabane abandonnée à quelques milles de Brelum; enfin le 16 août, à neuf heures du matin, nous débouchâmes dans une éclaircie de deux cent cinquante à trois cents mètres carrés. Nous étions entre deux éminences dont toute la base plonge dans un profond marécage; star la hauteur opposée, j'aperçus deux longues maisons de bambous recouvertes de chaume et entourées d'un jardin; puis se dessinant sur le ciel, au-dessus des bambous dit voisinage, la modeste croix plantée depuis deux ans au milieu de ces effrayantes solitudes par deux nobles Français, C'était la Mission de Brelum.

Notre apparition fut saluée par plusieurs décharges de mousqueterie; nous y répondîmes de notre mieux, tandis qu'au milieu de ce vacarme de feux roulants, répercutés par l'écho de la forêt et propres à faire rentrer au fond de leurs repaires tous les monstres du voisinage, le pauvre père Guilloux, les jambes couvertes de plaies envenimées, résultat des courses où l'entraînait son zèle et qui l'avaient retenu sur le grabat pendant plus de six mois, s'avançait en chancelant à ma rencontre sur les troncs d'arbres jetés en guise de pont en travers du marais.

Salut à toi, noble enfant de notre chère et belle patrie ! À toi, qui braves la misère, les privations, les fatigues et les souffrances, et même la mort, pour apporter à ces sauvages les bienfaits de la religion et de la civilisation. Que Dieu te récompense de tes nobles et pénibles travaux, car les hommes sont impuissants à le faire, et, du reste, ta récompense n'est pas de ce monde !

La case de l'oncle Apait était plus élégante que l'humble presbytère de Brelum au toit d'herbes sèches, aux parois de roseaux, parquet de terre nue; mais j'y fus reçu en ami.

XV

Séjour de trois mois parmi les sauvages Stiêngs. - Moeurs de cette tribu. - Produits du pays. - Faune. - Moeurs des Annamites.

Depuis près de trois mois je me trouve au milieu des sauvages Stiêngs, au sein des bois et des bêtes sauvages de toutes les espèces, et nous vivons presque comme dans une p'ace de guerre assiégée. À chaque instant nous craignons une attaque de l'ennemi, nos fusils sont constamment chargés; mais beaucoup pénètrent dans la place en rampant sous les herbes et arrivent ainsi jusque sous nos couvertures. Ces forêts sont infestées d'éléphants, de buffles, de rhinocéros, de tigres et de sangliers;

la terre autour des mares est couverte de leurs traces; on ne peut s'avancer de quelques pas dans la profondeur des bois sans Ies entendre; cependant, généralement, ils fuient tous à l'approche de l'homme, et pour les tirer, il faut les attendre à l'affût auprès des endroits où d'habitude ils viennent s'abreuver, posté sur un arbre ou dans une hutte de feuillage. Les scorpions, les centipèdes, et surtout les serpents, sont les ennemis que nous redoutons le plus et contre lesquels il faut prendre le plus de précautions, de même que d'antre part les moustiques et les sangsues sont les plus incommodes et les plus acharnés. Pendant la saison des pluies notamment, l'on ne peut être trop sur ses gardes, autrement, en se couchant comme en se levant, on risquerait de mettre le pied ou la main sur quelque serpent venimeux des plus dangereux. J'en ai tué plusieurs dans la maison, soit d'un coup de fusil, soit d'un coup de hache. En écrivant ces lignes, je suis obligé de faire le guet, car je m'attends à en voir reparaître un sur lequel j'ai marché ce soir, mais qui s'est enfui sans me mordre. De temps en temps je m'interromps aussi pour écouter le rugissement d'un tigre qui rôde autour de notre demeure, guettant les porcs à travers leur clôture de planches et de bambous, tandis que d'un autre côté j'entends le bruit d'un rhinocéros brisant les bambous qui s'opposent à son passage, pour venir dévorer les ronces qui entourent notre jardin. Les sauvages Stiêngs qui habitent ce pays sortent probablement de la même souche que les tribus des plateaux et des montagnes qui séparent les royaumes de Siam et de Cambodge de celui d'Annam, depuis le 11° de latitude nord jusqu'au delà du 16°, entre les 104 et 116° 20' de longtitude orientale du méridien de Paris. Ils forment autant de communautés qu'il y a de villages, et semblent être d'une race bien distincte de tous les peuples qui les entourent. Quant à moi, je suis porté à les croire les aborigènes ou les premiers habitants du pays et à supposer qu'ils ont été refoulés jusqu'aux lieux qu'ils occupent aujourd'hui par les invasions successives des Thibétains qui se sont répandus sur le Laos, le Siam et le Cambodge, etc. En tout cas, je n'ai pu découvrir aucune tradition contraire.

Ces sauvages sont si attachés à leurs forêts et à leurs montagnes, que les quitter, pour eux, c'est presque mourir; et ceux qui sont traînés en esclavage dans les pays voisins y languissent et tentent tous les moyens de s'enfuir, souvent avec succès.

Les Stiêngs ont toujours paru redoutables à leurs voisins, et la peur qu'ils inspirent a fait exagérer, dans l'Annam et le Cambodge, leur extrême adresse au tir à l'arbalète, ainsi que la malaria de leurs forêts. Le fait est que les fièvres y sévissent d'une manière terrible; beaucoup d'Annamites et de Cambodgiens y sont morts, et l'on m'assure que je suis l'unique étranger de tous ceux qui y ont pénétré jusqu'à présent, qui n'ai pas eu plus ou moins à en souffrir.

Le Stiêng aime l'ombre et la profondeur des bois; il vit pour ainsi dire avec les animaux sauvages; il ne trace aucun sentier, et il trouve plus court et plus facile de passer sous les arbres et les branches, que de les couper. Du reste, s'il tient à son pays du haut, comme il l'appelle, il est peu attaché à son champ natal; car, pour peu qu'il ait un voisinage importun ou que l'un des siens vienne à mourir des fièvres dans le village, il lève son camp, met sa hotte sur le dos, y place pêle-mêle ses calebasses et ses enfants, et va s'établir ailleurs; le terrain ne manque pas, et la forêt se ressemble partout.

On pourrait dire que ces peuplades sont tout à fait indépendantes; cependant les Cambodgiens d'un côté, les Laotiens et les Annamites de l'autre, en tirent ce qu'ils peuvent et prélèvent arbitrairement, sur les villages rapprochés d'eux, un tribut qui se paye tous les trois ans, et consiste en cire et en riz. Le roi de Cambodge surtout a fort envie de faire aux Stiêngs ce qu'il fit aux Thiâmes, afin de peupler quelques-unes de ses provinces désertes.

Le ternaire inscrit sur nos édifices publics en 1848 est ici, nonobstant l'esclavage, la devise du Stiêng, et il la met en pratique. Nous nous servons des mots, eux font usage du fait. Quand il y a abondance chez l'un, tout le village en jouit; mais aussi, quand il y a famine, ce qui est souvent le cas, ce qu'il n'y a pas chez l'un, on est sur de ne pas le trouver chez l'autre. Ils travaillent le fer admirablement, ainsi que l'ivoire.

Quelques tribus du nord sont renommées, même en Annam, pour la fabrication de leurs sabres et de leurs haches. Les vases dont ils se servent sont grossiers, mais ils les doivent à leur industrie, et leurs femmes tissent et teignent toutes les longues écharpes dont ils se couvrent.

Enfin, outre la culture du riz, du maïs et du tabac, ainsi que des légumes, comme les courges et les pastèques, etc., ils s'adonnent à celle des arbres fruitiers tels que bananiers, manguiers et orangers. Hormis quelques esclaves, chaque individu a son champ, toujours à une assez grande distance du village, et entretenu avec beaucoup de soin. C'est sur ce champ que, blotti dans une petite case élevée sur pilotis, il passe toute la saison des pluies, époque où le mauvais temps ainsi que les sangsues, qui, comme dans les forêts de Siam, pullulent ici d'une manière prodigieuse, l'empêchent de se livrer à la chasse et à la pêche. Leur manière de préparer un champ de riz diffère beaucoup de celle que nos cultivateurs emploient pour un champ de blé ou d'avoine : aussitôt que les premières pluies commencent à tomber, le sauvage choisit un emplacement et un terrain convenable et de grandeur proportionnée à ses besoins; puis il s'occupe du défrichement. Ce serait une rude besogne pour un Européen; cependant le sauvage ne s'y prend pas à l'avance. Avec sa hachette emmanchée à une canne de bambou, en quelques jours il a abattu un fourré de bambous sur un espace de cent à cent cinquante mètres carrés; s'il s'y trouve d'autres arbres trop gros pour être coupés, il les laisse en place, et au bout de quelques jours, lorsque ce bois est à peu près sec, il y met le feu : le champ est ouvert et fumé tout à la fois. Quant aux racines, on s'en occupe peu, et de labourage il n'en est pas question; sur ce terrain vierge il ne s'agit que d'ensemencer. Notre, homme prend deux longs bambous qu'il couche en travers de son champ en guise de cordeau; puis, un bâton de chaque main, il suit cette ligne en frappant de gauche et de droite, pour faire de distance en distance des trous d'un pouce à un pouce et demi de profondeur. La tâche de l'homme est alors achevée, et c'est à la femme à faire le reste. À demi courbée, elle suit l'espèce de sillon tracé par son mari, prend dans un panier qu'elle porte au côté gauche une poignée de riz, en glisse une soixantaine au moins dans sa main qui les déverse dans les trous avec rapidité et en même temps avec une telle adresse que rarement il en tombe à côté.

En quelques heures la besogne se trouve achevée, car il n'est pas plus besoin de herse que de charrue. La bonne mère nature enverra avant peu quelques fortes ondées qui, en lavant le terrain, couvriront les graines. Alors, le propriétaire s'établit dans sa case, du haut de laquelle, tout en fumant sa cigarette faite de tabac roulé dans une feuille quelconque, il décoche quelques flèches aux sangliers, aux singes ou aux chevrotins, et s'amuse à tirer de temps en temps une corde de rotin qui met en branle deux bambous placés au milieu du champ ou au boit d'une perche au sommet de sa case, de manière à s'entre-choquer au moindre mouvement, et dont le bruit épouvante les colombes et les perruches, qui, sans cela, mangeraient toute la semence. La moisson se fait à la fin d'octobre.

Généralement deux mois avant les récoltes la misère et la disette se font sentir. Tant qu'il y a, on fait bombance, on trafique, on partage sans jamais songer au lendemain, et quand arrive la famine, on est réduit à manger des serpents, des crapauds, des chauves-souris (ces dernières se prennent en quantité dans le creux des vieux bambous); puis on ronge quelques graines de maïs, des pousses de bambous, des tubercules de la forêt et d'autres productions spontanées de la terre.

Tous les animaux domestiques des pays voisins, tels que bœufs, porcs, poules, canards, etc., se retrouvent chez les Stiêngs, mais en petit nombre. Les éléphants y sont rares, tandis que plus au nord, dans la tribu des Benams, il n'y a pas de village, dit-on, qui n'en possède un certain nombre.

Les fêtes commencent après la moisson et lorsque le riz a été entassé au milieu du champ en meules oblongues d'où tous les matins on extrait ce qu'il faut pour la consommation du jour.

Un village en invite un autre, et, selon sa richesse,tue souvent jusqu'à dix boeufs. Tout doit disparaître avant la séparation; jour et nuit on boit et on mange au son du tamtam chinois, du tambourin et du chant. L'excès après de longues privations amène des maladies: les plus communes parmi eux sont la gale et certaines maladies cutanées et honteuses; plusieurs proviennent du manque de sel, quand ils ne peuvent s'en procurer. Pour tous les maux internes tels que maux d'estomac, d'entrailles, etc., le remède général est, comme au Cambodge, un fer rougi au feu que l'on applique sur le creux de l'estomac. Il est peu d'hommes qui ne portent ainsi un grand nombre de cicatrices sur cette partie du corps.

Ces sauvages connaissent divers remèdes tirés des simples; ils ne recouvrent j aurais une plaie ou une blessure; ils s'exposent au soleil avec des ulcères profonds qu'ils guérissent cependant généralement. Ils paraissent exempts de la lèpre, si commune parmi les Chinois; du resté ils ont beaucoup de propreté; ils se baignent par tous les temps, et souvent trois fois par jour.

Le Stiêng n'a pas plus de rapport dans les traits avec l'Annamite qu'avec le Cambodgien; comme le premier cependant il porte la chevelure longue, tournée en torchon, mais fixée plus bas par un peigne de bambou; très-souvent il y passe pour ornement un bout de fil de laiton surmonté d'une crête de faisan. Sa taille est un peu au-dessus de la moyenne; sans être fort, il est bien proportionné et a une apparence robuste. Ses traits sont généralement réguliers; d'épais sourcils et une barbe assez bien fournie quand il ne s'arrache pas les poils des joues, lui donnent un air grave et sombre.

Son front est généralement bien développé et annonce une grande intelligence qui effectivement est fort au-dessus de celle du Cambodgien. Ses mœurs sont hospitalières, et l'étranger est toujours certain d'être bien accueilli et même fêté chez lui. Quand il en reçoit un, on tue un porc, ou on met la poule au pot et on boit le vira. Cette boisson ne se prend ni dans des verres ni dans des vases, mais on la suce dans une grande jarre, à l'aide d'un tube de bambou; elle est tirée du riz, fermentée, mais rarement distillée. Lorsqu'on vous offre le tuyau de bambou, le refuser est une grande impolitesse, et plus d'un sauvage l'a payée d'un coup de couteau. Le même usage veut que l'on mange en entier le morceau qui vous est échu en partage.

Leur unique vêtement est une longue écharpe qui, lorsqu'elle est sur leur corps, ne paraît pas avoir plus de deux pouces de largeur; je les surpris souvent tout à fait nus dans leurs cabanes; mais alors ils se recouvraient aussitôt qu'ils m'apercevaient.

La plus grande liberté est laissée aux esclaves, et ils n'infligent jamais de peine corporelle à un homme pour vol, on condamne le fripon à tuer un porc ou un boeuf et à une ou plusieurs jarres de vin; tout le village prend part au festin, et lorsque l'individu ne se soumet pas à cette condamnation, sa dette augmente promptement, et il ne tarde pas à en être pour quinze ou vingt buffles; alors il est vendu comme esclave.

Les Stiêngs n'ont ni prêtres ni temples; cependant ils reconnaissent l'existence d'un être suprême auquel ils rapportent tout bien et tout mal; ils l'appellent Brâ et l'invoquent dans toutes les circonstances. Les mariages se font par devant les chefs de la tribu et sont toujours accompagnés de réjouissances.

Les funérailles se font solennellement; tout le village y assiste; les proches parents du défunt seuls restent quelquefois à la maison; tous les assistants, tristes ou non, poussent des cris lamentables. On inhume les morts près de leurs demeures, on recouvre la tombe d'un petit toit de feuilles, puis on y dépose des calebasses pleines d'eau, des flèches, quelquefois de petits arcs, et tous les jours un des membres de la famille y sème quelques grains de riz, afin que le défunt puisse se nourrir et continuer à vivre comme jadis. Sous ce rapport, ils ont les mêmes habitudes que les Chinois. Avant chaque repas, ils ont soin de répandre à terre un peu du riz pour alimenter l'âme de leurs ancêtres; dans les sentiers fréquentés autrefois par eux, dans leurs champs, ils font les mêmes petits sacrifices. Au bout d'un long bambou planté en terre, ils suspendent des panaches arrachés aux roseaux; plus bas, ils attachent de petits bambous qui contiennent quelques gouttes d'eau et de vin; et enfin, sur un petit treillage élevé au-dessus du sol, ils déposent un peu de terre, y plantent une flèche, y jettent quelques grains de riz cuit, un os, un peu de tabac et une feuille.

Selon leurs croyances, les animaux ont aussi une âme qui continue à errer après la mort; aussi, quand ils en ont tué un, dans la crainte que cette âme ne vienne les tourmenter, ils lui demandent pardon du mal qu'ils lui ont fait et lui offrent de petits sacrifices proportionnés à la force et à la grandeur de l'animal. Pour un éléphant, la cérémonie est pompeuse : on dresse des couronnes pour orner sa tête, le tam-tam, le tambourin et les chants retentissent pendant sept jours consécutifs. Tout le village, appelé au son de la trompe, accourt et prend part à la fête, et chacun a droit à un morceau.

Les Stiêngs fument la chair des animaux qu'ils veulent conserver longtemps; mais comme d'ordinaire tous ceux qu'ils tuent ou prennent à la chasse sont mangés sur le terrain même dans l'espace de deux ou trois jours, ils se contentent de les faire roussir en entier et sans les dépouiller; plus tard, ils les dépècent et les cuisent soit dans le creux d'un bambou vert, soit sur des charbons.

Il est rare de rencontrer un sauvage sans qu'il ait son arbalète à la main, son couperet sur l'épaule et une petite hotte sur le dos, qui lui sert de gibecière et de carquois.

La chasse et la pêche occupent tout le temps que ne réclament pas le champ. Ils sont infatigables à la course, et ils glissent dans les bois les plus épais avec la vélocité du cerf. Ils sont vifs, légers, et supportent la fatigue sans paraître la ressentir; les femmes paraissent aussi agiles et aussi robustes que les hommes. Leurs arbalètes ont une grande force, et ils s'en servent très-adroitement, mais rarement à une distance de plus de cinquante pas. Le poison qui sert à envenimer leurs flèches pour la chasse des gros animaux est d'une activité très-rapide lorsqu'il est nouvellement employé. Si l'animal, éléphant, rhinocéros ou tigre, a été atteint de manière à pénétrer un tant soit peu dans les chairs et communiquer le poison au sang, on est presque sûr de le trouver à quelques centaines de mètres de l'endroit où il a été frappé. La manière de chasser le tigre est bien différente chez les Annamites qui confinent au territoire des Stiêngs. Là, dès qu'un tigre a enlevé quelqu'un dans une localité, tous les hommes accourent des environs au son du tam-tam pour se mettre aux ordres d'un chasseur dénommé et traquer l'animal.

Comme d'ordinaire, le tigre se couche toujours près de l'endroit où il a laissé les restes de son repas; lorsqu'on trouve ceux-ci, on est presque sûr que « le seigneur » n'est pas loin. Ce titre ou celui de « grand-père » est toujours employé pour désigner l'animal, qui a l'ouïe fine et prendrait en mauvaise part une qualification moins respectueuse.

Lorsque l'on a donc découvert le gîte du tigre, tous les chasseurs qui s'avançaient en groupe se forment en cercle aussi grand que le comporte le nombre d'hommes présents, qui s'espacent de façon à ne pas se gêner mutuellement dans leurs mouvements. Cela terminé, le chef s'assure si la fuite est impossible à l'animal; quelques-uns des plus braves pénètrent dans l'intérieur du cercle, et, sous la protection d'autres individus armés de piques, coupent les broussailles autour d'eux.

Le tigre, pressé de tous côtés, se retire lâchement dans les broussailles qui n'ont pu être coupées. Roulant ses yeux sanglants autour de lui, et léchant ses pattes d'une manière agitée, comme pour se préparer à la lutte, il pousse un effroyable hurlement et prend son élan; mais aussitôt les hallebardes sont relevées, et l'animal, percé de coups, tombe sur le terrain, où on l'achève. Parfois, cependant, des accidents ont lieu dans ces sortes de chasses, et plusieurs hommes sont mis hors de combat; mais les armes à feu étant prohibées dans le pays, l'Annamite est forcé d'avoir recours à sa pique, car la nécessité l'oblige à poursuivre partout « le grand-père », qui ne lui laisse pas de repos, force les clôtures et enlève très-souvent des animaux et même des hommes, non-seulement sur les chemins et à la porte des maisons, mais jusque dans l'intérieur des habitations.

Les Stiêngs aiment beaucoup la parure, et leurs ornements de prédilection sont les fausses perles de couleur brillante, dont ils font des bracelets; la verroterie et le fil de laiton sont pour eux une monnaie courante. Un buffle ou un boeuf est estimé six brassées de gros fil de laiton; un porc est presque aussi cher; mais pour une coudée d'un numéro fin ou pour un collier de perles, on peut avoir un faisan ou cent épis de maïs. Les hommes ne portent généralement qu'un bracelet au-dessus du coude ou au poignet, tandis que les femmes s'entourent li les bras et les jambes des mêmes ornements.

Les individus des deux sexes ont les oreilles percées d'un trou qu'ils agrandissent chaque année en y introduisant des morceaux d'os ou d'ivoire de trois pouces de longueur.

La polygamie est en usage chez les Stiêngs, quoiqu'il n'y ait guère que les chefs qui soient assez riches pour se permettre le luxe de plusieurs femmes.

Je me trouvais chez les Stiêngs au moment d'une éclipse totale de soleil qui, je pense, fut visible en Europe; comme les Cambodgiens, ils prétendent que ce phénomène est causé par un être puissant qui engloutit la lune ou le soleil, et ils font, pour secourir l'astre en danger, un vacarme effroyable. Dans l'occasion dont il s'agit, ils battirent du tam-tam, poussant des cris sauvages et lançant des flèches dans l'air, jusqu'au moment oit le soleil reparut.

Un de leurs amusements favoris est de lancer des cerfs-volants auxquels ils attachent un instrument de musique assez semblable à un arc. Pendant la nuit, lorsque le cerf-volant plane dans les airs agité par le vent, il produit des sons doux et agréables qu'ils écoutent avec plaisir.

Leur mémoire est courte, et ils ont grand'peine à apprendre à calculer. Lorsqu'ils ont une centaine d'épis de maïs à vendre, ils les disposent par dizaines et mettent un temps infini pour s'assurer que le nombre est exact.

Ils ont des guerres fréquentes, mais jamais très-sérieuses, suites de représailles entre les villages voisins; ils cherchent à se surprendre dans leurs champs ou sur les chemins et à se faire prisonniers. Le captif est alors conduit la cangue au cou et vendu comme esclave aux Laotiens et aux Cambodgiens. On peut dire que leur caractère est doux et timide; à la moindre alerte, ils se retirent dans les bois et enfoncent dans les sentiers des dards de bambous aigus et taillés comme des stylets, qui très-souvent percent de part en part les pieds de ceux qui les poursuivent.

Il y a une différence très-notable entre les mœurs des sauvages de Brelum et ceux des villages environnants, et on doit cela à la présence de la croix, aux bons et courageux missionnaires qui, réduits à n'opérer que bien peu de conversions, la plus grande de leurs peines, ont au moins la consolation de pouvoir, par leur présence continuelle, leurs bons exemples et leurs conseils, adoucir les moeurs, éclairer l'intelligence, en un mot, civiliser ces malheureuses créatures.

La faune de ce pays ne diffère pour ainsi dire pas de celle du royaume de Siam. Ainsi, sauf quelques belles coquilles terrestres, de beaux insectes, dont plusieurs spécimens nouveaux dans ces deux genres, et un très-petit nombre d'oiseaux intéressants, je ne rapporterai de mon excursion que le plaisir d'avoir pu étudier les moeurs de ce peuple curieux, et contribué à le faire connaître; si toutefois mes notes de voyage, prises à la hâte et sans autre prétention que celle d'une exactitude scrupuleuse, sont appelées à voir le jour à mon retour, soit que Dieu me réserve le bonheur de revoir ma pairie, soit que tombé victime des fièvres ou d'un tigre affamé, je laisse à quelque bonne âme le soin de recueillir ces feuilles, barbouillées le plus souvent à la lueur d'une torche au pied d'un arbre, au milieu d'un tourbillon d'affreux moustiques.

Henri Mouhot
(suite à la prochaine livraison)