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LE TOUR DU MONDE - Volume 08 -1863-2nd semestre - Pages 219-352

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE

PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS

1858-1861

Burgos & Asturies Saragosse

XXI

Voyage de Battambang à Bangkok, - à travers la province de Kao-Samrou ou de Petchabury.

Après avoir séjourné trois semaines dans les murs d'Ongkor-Wat pour en exécuter les dessins et les plans principaux, nous revînmes à Battambâng.

Là, je me mis en quête des moyens de transport nécessaires pour me ramener à Bangkok; mais sous différents motifs ou prétextes, malgré l'aide du vice-roi, je fus retenu près de deux mois à Battambâng avant de pouvoir m'éloigner de cette ville. Enfin, le 5 mars, je pus me mettre en route avec deux chariots et deux paires de buffles vigoureux, qui ont été pris sauvages, mais élevés en domesticité, et sont assez robustes pour résister à la fatigue de ce voyage en cette saison.

Cette fois je ramène une ménagerie complète; mais de tous mes prisonniers, un jeune et gentil chimpanzé, que nous avons réussi à attraper vivant après l'avoir légèrement blessé, est le plus amusant.

Tant que je l'avais gardé dans ma chambre et qu'il s'amusait avec la foule d'enfants et de curieux qui venaient le visiter, il avait été d'une grande douceur; mais pour la route, ayant été placé à l'attache derrière une des voitures, la peur lui rendit sa sauvagerie, et il fit tous ses efforts pour briser sa chaîne, se frappant, cherchant à se cacher, pleurant et jetant des cris perçants. Cependant, peu à peu, il s'habitua à sa chaîne et redevint aussi doux et aussi tranquille qu'auparavant.

Le fusil sur l'épaule, moi et mon jeune Chinois Phraï, nous suivions ou devancions nos équipages, tout en chassant sur la lisière des forêts. Quant à mon autre domestique, saisi du mal du pays en arrivant à Pinhalû, il avait manifesté le désir de retourner à Bangkok par le même chemin que nous avions pris à notre arrivée. Je ne cherchai pas à le retenir malgré lui, et je lui payai son voyage de retour en lui souhaitant bonne chance.

À peine avions-nous parcouru un mille que notre voiturier nous demanda la permission de nous arrêter pour souper, afin qu'après ce repas important nous pussions repartir et voyager une partie de la nuit. J'y consentis pour ne pas heurter l'habitude des Cambodgiens, qui, lorsqu'ils se mettent en route pour un long voyage, ont toujours une halte près de leur village afin d'avoir le plaisir de retourner au logis verser une dernière larme et boire une dernière goutte.

Les boeufs n'étaient pas encore dételés que toute la famille de nos voituriers était accourue, chacun parlant à la fois et me priant de bien soigner les parents, de les protéger contre les voleurs, et de leur donner des remèdes pour prévenir ou guérir le mal de tête. Ils prirent donc leur repas du soir tous ensemble, en l'arrosant de quelques verres d'arack que je leur donnai, puis nous nous remîmes définitivement en route par un magnifique clair de lune, mais en piétinant dans un profond lit de poussière qui s'élevait en épais nuages autour de nos boeufs et de nos chariots. Nous campâmes une partie de la nuit près d'une mare et d'un poste de douaniers, pauvres malheureux qui ont pour mission, pendant les quatre jours qu'ils sont de garde, d'arrêter les voleurs de buffles et d'éléphants qui viennent continuellement du lac et des provinces voisines exercer leur industrie aux alentours de Battambang. Je ne sais si les douaniers apportent à réprimer ces bandits l'activité que je leur vis déployer pour attraper des tourterelles au piège.

Ayant cheminé pendant trois jours dans la direction du nord, nous arrivâmes à Ongkor-Borège, chef-lieu d'un district du même nom, et là, surpris par un violent orage et l'obscurité, nous dûmes camper à une petite distance des premières habitations. Ceux d'entre nous qui avaient des nattes les étendirent sur la terre pour y passer la nuit - ceux qui n'en avaient pas arrachèrent un peu d'herbe et des feuilles aux arbres pour n faire leurs lits. Le lendemain, comme nous sortions de ce village, nous rencontrâmes une caravane de vingt-trois chariots qui se disposait à conduire du riz à Muang-Kabine, où nous nous rendions nous-mêmes. Aussitôt mes Cambodgiens coururent fraterniser avec leurs compatriotes de la caravane; ils déjeunèrent ensemble, et deux grandes heures s'écoulèrent avant que, prenant la tête de cette ligne de chariots, nous pussions nous remettre en route.

C'est presque un désert que l'immense plaine qui se déroule de ce point vers l'est et le nord. On ne peut la traverser en moins de six jours avec des éléphants, et en moins de douze dans la meilleure saison, avec des chariots.

Enfin, le 28 mars nous arrivâmes près de Muang-Kabine; mais, hélas ! que de souffrances et d'ennuis ! que de chaleur, de moustiques ! et en revanche combien peu d'eau potable, dans ce trajet; sans compter les bris de roues, d'essieux, et autres accidents quotidiens arrivés à nos chariots; les pieds en marmelade, à la fin du voyage, je pouvais à peine me traîner et suivre le pas lent, mais régulier des buffles.

Quelques jours avant d'arriver à notre destination, nous traversâmes un petit fleuve à gué, le Bang-Chang, large comme un ruisseau, mais roulant un peu d'eau potable; jusque-là nous n'avions eu à boire que de l'eau des mares, terreuses, infectes, servant de baignoires et d'abreuvoirs aux buffles des caravanes. Pour la boire ou la faire servir aux besoins de notre cuisine et de notre thé, je la purifiais avec un peu d'alun, dont je recommande l'usage préférablement au filtre, qui retient les corps étrangers, mais qui ne purifie rien.

À notre arrivée à Muang-Kabine, il régnait une grande excitation dans cette ville à cause des riches mines d'or qui ont été découvertes depuis peu dans son voisinage, et qui ont attiré une foule de Laotiens, Chinois et Siamois. Les mines de Battambâng, moins riches, sont aussi moins fréquentées que celles-ci. Après une étude rapide de leur gisement, je me dirigeai sur Paknam, où je louai un bateau qui pût me conduire à Bangkok.

Le premier jour de notre navigation fut pénible; les eaux du fleuve s'étaient retirées et avaient laissé des bancs de sable à découvert. Le deuxième jour, nous pûmes laisser les perches pour prendre les avirons, et tout alla bien jusqu'au moment où nous arrivâmes à un coude, qui subitement prend sa direction vers le sud pour aller se jeter dans le golfe, un peu au-dessus de Pétrin, district qui produit à peu près tout le sucre de Siam qui est vendu à Bangkok. À ce coude débouche un canal reliant le Ménam et la Bang-Chang , qui alors prend le nom de Bang-Pakong; il a été creusé, et fort habilement, sur un parcours de près de soixante milles, par un général siamois, le même qui reprit, il y a nue vingtaine d'années, Battambâng aux Cochinchinois, et qui fit aussi construire une très-belle chaussée de terre depuis Paknam jusqu'à Ongkor-Borège, à l'endroit où cessent les grandes inondations. Je regrette de n'avoir pu profiter de cette belle voie pour mon voyage de retour, mais dans cette saison je n'y aurais trouvé ni eau ni herbe pour nos attelages.

Sur les bords de Bang-Pakong, l'on rencontre plusieurs villages cambodgiens peuplés d'anciens captifs révoltés de Battambang, puis le long du canal, sur les deux rives, une population, nombreuse pour ce pays, de Malais de la péninsule et de Laotiens transportés de Vien-Chan, ancienne ville située au nord-est de Kôrat sur les bords du Mékong, et que les révoltes et les guerres ont entièrement dépeuplée.

À en juger par leurs demeures propres et confer tables, par un certain air d'aisance qui règne dans les villages, par leur industrie et le voisinage de Bangkok, ils doivent, quoique grevés d'impôts, jouir d'un certain bien-être, surtout depuis l'impulsion que les blancs établis dans la capitale ont donnée au commerce.

Les herbes qui recouvrent la surface de l'eau dans ce canal entravèrent notre marche au point de la rendre un peu pénible. Nous mîmes trois jours à le traverser, tandis que, du mois de mai à celui de février, il ne faut que ce même temps pour remonter de Paknam à Bangkok.

Le 4 avril, j'étais de retour dans cette capitale après quinze mois d'excursions. Pendant la plus grande partie de ce temps, je n'ai pas connu la jouissance de coucher dans un lit, n'ayant en voyage que de mauvaise eau à boire et une nourriture composée de riz et de poisson sec, ou, pour varier, de poisson sec et de riz. Je suis étonné moi-même d'avoir pu conserver ma santé aussi bonne, surtout dans l'intérieur de ces forêts, où souvent, trempé jusqu'aux os, sans pouvoir changer de linge, bivaquant les nuits devant un feu au pied des arbres, je n'ai pas eu une seule atteinte de fièvre, et j'ai toujours conservé mon sang-froid et ma gaieté, surtout quand j'avais le bonheur de faire quelque découverte. Une coquille inédite, un insecte nouveau me transportaient de joie, et jamais je n'éprouvai autant de jouissances que dans ces profondes solitudes, loin du bruit des villes et des intrigues, vivant libre au milieu de cette puissante, grandiose et imposante nature. C'est là, je le répète, que j'ai connu les plus pures et les plus douces jouissances de la vie; les naturalistes ardents et passionnés seuls peut-être le comprendront; comme moi, ils comptent pour peu les fatigues, les nuits de bivac dans les bois, les privations de toute espèce supportées en vue des progrès de leur science favorite. Et puis n'ai-je pas contemplé des ruines grandioses, peut-être uniques dans le monde; n'ai-je pas été favorisé de petites découvertes en archéologie, entomologie et conchyliologie qui pourront sans doute être utiles à la science et aux arts, justifier l'appui et les encouragements des sociétés savantes de l'Angleterre qui m'ont patronné, et me faire connaître de ma terre natale, qui a dédaigné mes services ?

Une autre grande joie, après ces quinze mois de voyage et de privation absolue de nouvelles d'Europe, fut, en arrivant à Bangkok, de trouver un énorme paquet de lettres m'apprenant une infinité de choses intéressantes de la famille et de la patrie éloignées. Qu'il est doux, après tant de mois de solitude et d'absence de nouvelles, de relire les lignes tracées parles mains bien-aimées d'un vieux père, d'une femme, d'un frère ! Ces jouissances, je les compte aussi parmi les plus douces et les plus pures de la vie.

Noirs nous arrêtâmes au centre de la ville, à l'entrée d'un canal d'où la vue s'étend sur la partie la plus commerçante du Ménam; il était à peu près nuit, et le silence ne tarda pas à régner autour de nous; mais levé avec le jour, dès que j'aperçus ces beaux navires dormant sur leurs ancres au milieu du fleuve, les toits des palais et des pagodes, réfléchissant les premiers rayons du soleil, qui réveillaient la vie et le mouvement sur le fleuve, il me sembla que jamais Bangkok ne m'avait paru aussi beau.

Le fleuve est sillonné presque constamment par des milliers de bateaux de différentes grandeurs et de différentes formes. Le port de Bangkok est certainement un des plus beaux et des plus grands du monde, sans en excepter celui de New-York si justement renommé: il peut contenir des milliers de navires en toute sûreté.

La ville de Bangkok s'accroît en population et en étendue chaque jour, et il n'est pas douteux qu'elle deviendra une capitale très-importante, si la France réussit à s'emparer de l'Annam, car alors le commerce deviendra plus considérable entre ces deux pays. Cette ville, qui compte à peine un siècle d'existence, contient à peu près un demi-million d'habitants, et parmi eux beaucoup de chrétiens: le drapeau de la France , flottant dans la basse Cochinchine, favorisera encore les établissements religieux de tous ces pays environnants, et nous avons lieu d'espérer que le nombre de chrétiens s'augmentera dans une proportion plus forte que par le passé.

Cependant la vie ici ne pourrait jamais me plaire; je ne puis rester condamné à un mode de locomotion pénible pour moi. La vie active, les chasses, les bois, voilà mes éléments.

J'avais formé le projet de visiter la partie nord-est du pays, le Laos, en traversant Dong Phya Phaïe (la forêt du roi de feu), et remontant jusqu'à Hieng Naie sur les frontières de la Cochinchine , arriver aux confins du Tonquin, et redescendre le Mé-Kong jusqu'au Cambodge, puis revenir par la Cochinchine si la France y domine.

Cependant les pluies ayant commencé, tout le pays est inondé et les forêts sont impraticables. J'avais donc quatre mois à attendre avant de mettre ce plan à exécution. Je m'empressai de mettre en ordre ma correspondance, d'emballer et d'expédier toutes mes collections, et, après un séjour de quelques semaines à Bangkok, je me remis en route pour la province de Petchabury, située vers le 13° de latitude nord, et an nord de la péninsule malaise.

XXII

Excursion à Petchabury.

Le 8 mai, à cinq heures du soir, je quittai Bangkok dans une magnifique embarcation couverte de dorures et de sculptures, appartenant au Khrôme Luang, un des frères du roi. Ce prince avait bien voulu la prêter à un membre de la colonie européenne de Bangkok qui s'est montré à mon égard un ami, dans toute l'acception de ce mot dont on fait un si banal usage. Cet ami, dont je n'ai aucune raison pour taire le nom (mais auquel, au contraire, je désire témoigner ici toute la reconnaissance que je lui dois), est M. Malherbes, négociant français, qui voulut absolument m'accompagner à quelque distance; et le plaisir que j'éprouvai pendant les quelques jours qu'il passa avec moi fut bien doux.

Le courant nous était favorable, et, avec nos quinze rameurs, nous remontâmes le fleuve avec rapidité. Notre bateau, pavoisé de toutes sortes d'insignes, queues de paon, pavillons rouges flottant à l'arrière, etc., attirait l'attention de tous les résidents européens dont les maisons sont bâties sur les rives du fleuve, et qui, de leurs balcons couverts (varandas), nous envoyaient leurs salutations de la voix et du geste. Trois jours après notre départ de Bangkok nous étions à Petchabury.

Le roi devait y arriver le même jour pour visiter le palais qu'il a fait construire au sommet d'un mont voisin de la ville; le Khrôme Luang, le Kalahom, ou premier ministre, et une grande suite d'autres mandarins l'y avaient déjà devancé. En nous voyant arriver, le Khrôme Luang, qui se trouvait dans une jolie petite habitation qu'il possède en ce lieu, nous appela. Dès quo nous eûmes échangé notre tenue négligée contre une plus présentable, nous nous rendîmes près du prince, et nous causâmes avec Son Altesse jusqu'à l'heure du déjeuner. C'est un excellent homme, et de tous les dignitaires du pays celui qui témoigne le moins de hauteur et de réserve aux Européens. Pour la culture de l'esprit, ce prince et ses frères, les deux souverains, sont très-avancés, surtout si l'on considère l'état de barbarie dans lequel ce pays a été tenu depuis si longtemps; mais quant aux manières, ils ne diffèrent que peu de la a vile multitude.

Je fis chez lui la connaissance d'un noble et savant Siamois, Kum-Moto, qui n'est inférieur à aucun homme de sa nation par l'esprit, l'érudition et le caractère.

Notre première promenade fut pour le mont le plus rapproché de la ville, et au sommet duquel se trouve le palais du roi. De loin, l'apparence de cette construction, d'architecture européenne, est charmante, et sa situation sur 1a hauteur est des mieux choisies. Une magnifique chaussée y conduit depuis le fleuve, et le sentier sinueux qui mène à l'édifice a été parfaitement ménagé au milieu des roches volcaniques, basaltes, scories qui couvrent toute la surface de cet ancien cratère.

Du sud au nord s'étend, à vingt-cinq milles seulement, une chaîne de montagnes nommée Deng, et habitée par les tribus indépendantes des primitifs Kariens, dominée par des pics plus élevés encore. Au pied de ces montagnes se déroule la plaine avec ses forêts, ses nombreux palmiers, ses beaux champs de riz, puis viennent des monts détachés, aux formes pittoresques, aux tons riches et variés, quoique sombres. Enfin à l'est et au sud, et au delà d'une autre plaine, s'étend le golfe, dont la teinte vaporeuse se confond avec celle de l'horizon, et que croisent quelques navires à peine perceptibles.

C'est un de ces paysages qu'on ne peut oublier, et le roi a fait preuve de goût en y faisant construire un palais. Rien n'est moins poétique que l'imagination dés Indo-Chinois; leur coeur ne se ressent nullement des rayons brûlants de leur soleil; cependant cette sublime nature ne les trouve pas tout à fait insensibles, puisqu'ils profitent des sites les plus beaux, les plus grandioses, pour y élever des châteaux et des pagodes.

En quittant le sommet de ce mont, nous descendîmes dans les profondeurs d'un antre à trois milles de distance, et qui est également un volcan éteint ou un cratère de soulèvement. Ici se trouvent quatre ou cinq grottes, dont deux surtout sont d'une largeur et d'une profondeur surprenantes, et surtout d'un pittoresque extrême. À la vue d'un décor qui les représenterait avec fidélité, on les croirait l'œuvre d'une riche imagination, et on nierait qu'il soit possible de rien voir d'aussi beau dans la nature. Ces roches, tenues longtemps en fusion, ont pris par le refroidissement ces formes curieuses particulières aux scories et au basalte, puis plus tard la mer se retirant, car tous ces monts ont surgi du sein des eaux, et l'humidité de la terre continuant à suinter, ces mêmes rochers se sont teints de couleurs si riches, si harmonieuses; ils se sont ornés de si imposantes, si gracieuses stalactites, dont les hautes et blanches colonnades semblent soutenir les voûtes et les parois de ces souterrains, que l'on croit assister à une de ces belles scènes féeriques qui font à Noël la fortune des théâtres de Londres.

Si le goût de l'architecte qui a construit le palais du roi en ville a échoué à l'intérieur, ici du moins il a tiré le meilleur parti possible de tous les avantages qu'offrait la nature, et heureusement sans leur nuire en rien. Pour peu que le marteau eût touché aux roches, il les eût défigurées; on n'a donc eu simplement qu'à niveler le sol, et à pratiquer quelques beaux escaliers pour aider à descendre dans l'intérieur des grottes et les faire paraître dans toute leur beauté. (*)

(*Le Tour du monde doit la vue de cette grotte et celle de la plaine de Petchabury à l'obligeance de M. Bocourt aîné, naturaliste du jardin des Plantes, qui a mis à notre disposition l'album d'aquarelles et de photographies qu'il a apporté de Siam en 1861).

La plus vaste et la plus pittoresque des deux cavernes a été convertie en temple; elle est bordée sur toute son étendue d'un rang d'idoles, dont la plus grande, représentant Bouddha, dans le sommeil, est toute dorée.

Nous descendions de la montagne juste au moment de l'arrivée du roi, qui commençait à la gravir. Quoique venu dans ce palais de campagne pour deux jours seulement, des centaines d'esclaves le devançaient portant une quantité innombrable de coffrets, de boîtes, de paniers, etc. Un troupeau de soldats en désordre précédaient et suivaient Sa Majesté, affublés des plus singuliers et des plus ridicules costumes qu'il soit possible d'imaginer. L'empereur Soulouque lui-même en eût probablement, car à coup sûr sa vieille garde devait avoir un air plus glorieux que celle de son confrère des Indes orientales : c'était un assortiment de déguenillés incroyable, dont rien ne peut donner une idée meilleure que les singes habillés qu'on voit si souvent danser sur les orgues des Savoyards. Ils étaient vêtus d'habits d'un grossier drap rouge, imitant la coupe de l'armée anglaise, laissant voir une partie du corps nu, toujours trop larges ou trop étroits, trop longs ou trop courts, coiffés de shakos blancs et des pantalons omnicolore. Quant à des souliers, c'est un luxe dont peu usaient; jamais suite de prince ne mérita mieux la qualification de va-nu-pieds.

Quelques chefs, d'une tenue en rapport avec celle de leurs hommes, étaient à cheval conduisant cette bande de guerriers, tandis que le roi avançait lentement dans une petite calèche attelée d'un poney, soulevée et portée en même temps par d'autres esclaves.

J'ai visité plusieurs des monts détachés de la grande chaîne Khao-Deng, qui n'est qu'à quelques lieues, et ces courses ont été effectuées sous des torrents de pluie.

Depuis mon arrivée ici, il pleut presque continuellement; mais j'ai à lutter constamment contre un plus cruel et plus odieux ennemi, qui ne m'a jamais tant fait souffrir qu'ici; rien ne peut contre lui : coups d'éventail, coups de poing, coups de fusil; il se fait tuer avec un courage digne d'un être plus noble. Je veux parler des moustiques. Des milliers de ces cruelles bêtes sont occupés jour et nuit à me sucer le sang; mon corps, ma figure et mes mains ne sont que plais et qu'ampoules.

Je préfère de beaucoup avoir affaire aux animaux sauvages des bois; par moments c'est à hurler de douleur et d'exaspération; on ne peut s'imaginer quel fléau épouvantable sont ces affreux démons auxquels le Dante a oublié de donner un rôle dans son Enfer. C'est avec peine que je puis me baigner, car avant d'avoir puisé un seau d'eau le corps en est couvert. Le naturaliste philosophe, qui nous montre ces petits vampires comme engendrés par la nature pour servir d'exemple de prévoyance et d'amour paternel à l'humanité, n'était sans doute pas couvert de piqûres et de sang au point d'en être presque aveuglé comme je le suis, lorsqu'il écrivait ces charmantes remarques; et quant à moi, je ne cesse d'envoyer au diable l'amour maternel de ces êtres intéressants.

Dans les environs de Petchabury, je trouvai, à une distance d'une dizaine de milles à peu près, plusieurs villages habités par des Laotiens qui, établis là depuis deux ou trois générations, sont venus du nord-est du grand lac Sap et des bords du Mékong.

Leur costume consiste en une longue chemise et pantalons noirs de la même coupe que celle des Cochinchinois. Leur coiffure du moins celle des femmes, est également la même que celle des femmes de ce pays; les hommes portent le toupet siamois. Leurs chants et leur manière de boire, à l'aide de tuyaux de bambous, dans des grandes jarres, une liqueur fermentée faite de riz et de différentes plantes me rappelaient ce que j'avais vu chez les sauvages stiêngs; je retrouvai également chez eux les hottes et quelques petits instruments pareils à ceux de ces sauvages.

Les jeunes filles ont la peau blanche, comparative ment aux Siamois, et des traits très-agréables, mais qui de bonne heure grossissent et perdent beaucoup de leur charme. Isolés dans leurs villages, ces Laotiens ont conservé leur langue et leurs usages, et ils ne se mêlent jamais aux Siamois.

XXIII

Retour à Bangkok. - Préparatifs pour une nouvelle expédition au nord-est du Laos. Départ.

Après un séjour de quatre mois dans les montagnes de la province de Petchabury, dont quelques-unes, connues sous les noms de Nakhou Khao, Panom Kuol, Khao Iamoune et Khao Samroun, sont élevées de dix-sept cents à dix-neuf-cents pieds au-dessus du niveau de la mer, je revins à Bangkok, d'abord pour faire les préparatifs nécessaires à la nouvelle expédition que je méditais depuis longtemps et devant me conduire de Bangkok dans le bassin du Mékong, vers la frontière de Chine; puis, je dois l'avouer, pour me guérir de la gale que j'avais attrapée à Petchabury; comment ? je n'en sais vraiment rien, car tous les jours, et malgré les affreux moustiques, je renouvelais mes ablutions deux et souvent trois fois; quelques jours de frictions de pommade soufrée et de bons bains devaient, m'en débarrasser. Ceci est une de ces petites contrariétés inséparables de la vie de voyage, et petite en comparaison du malheur que je viens d'apprendre le bateau à vapeur sur lequel la maison Gray, Hamilton et Cie de Singapour avait chargé toutes mes dernières caisses de collections, vient de sombrer à l'entrée de ce port. Voilà donc mes pauvres insectes qui me coûtent tant de peines, de soins et tant de mois de travail à jamais perdus !... Que de choses rares et précieuses je ne pourrai sans doute pas remplacer, hélas !

Il y a deux ans à la même époque, au début de mes pérégrinations dans ce pays, je me trouvais à peu près à l'endroit où je suis aujourd'hui, sur le Ménam, à quelque lieues au nord de Bangkok. Les dernières boutiques flottantes des environs, avec leur population presque exclusivement chinoise, commencent à devenir plus rares et même disparaissent; la vue des rives basses du fleuve est un peu monotone, quoique de distance en distance, à travers le feuillage des bananiers et des broussailles surmontées des palmes de l'aréquier ou des cocotiers, apparaissent les toits de quelques cabanes, ou dans des emplacement toujours heureusement choisis, les murs blancs d'une pagode, entourée des modestes habitations des bonzes. C'est l'époque des fêtes; le fleuve est sillonné de magnifiques et immenses pirogue, chargées et décorées avec ce luxe d'hommes, de dorures, de sculptures et de couleurs que l'Orient seul sait déployer, et qui s'entre-croisent avec Ies lourds bateaux des marchands de riz, des cultivateurs et des pauvres femmes qui vont brocanter quelques noix d'arec ou des bananes. Ce n'est guère qu'à cette époque et dans une ou deux autres occasions que le roi, les princes et les grands mandarins déploient ainsi leurs richesses et leur importance. Le roi se rendait à une pagode où il allait offrir des présents, précédé, escorté et suivi de toute la cour. Chacun des mandarins était dans une de ces splendides pirogues dont les rameurs étaient couverts d'étoffes aux couleurs brillantes. Beaucoup d'embarcations étaient chargées de soldats en habits rouges; celle du roi se distinguait surtout parmi toutes les autres par un trône surmonté d'une petite tour se terminant en flèche, et par la masse de dorures et de sculptures dont elle était chargée. Le roi, qui avait à ses pieds quelques jeunes princes, ses enfants, saluait de la main les Européens qui se trouvaient sur son passage.

Tous les navires à l'ancre étaient pavoisés, et chaque maison flottante avait à son entrée un petit autel couvert de différents objets, où fumaient des bâtons odoriférants.

Au milieu de toutes ces belles pirogues, celle du Khrome Luang, le frère du roi, homme très-intelligent, affable, bon et serviable envers les Européens, en un mot, prince et gentleman accompli, se faisait surtout remarquer par la simplicité et le bon goût de ses ornements et la livrée de ses rameurs : vestes de toile blanche avec collets et poignets rouges - Toutes les autres livrées étaient généralement d'un rouge cramoisi.

La plupart de ces dignitaires, chargés d'embonpoint, sont mollement appuyés sur des coussins brodés et triangulaires, au milieu de leurs magnifiques embarcations, sous une espèce de dais élevé et élégant. Une foule d'officiers, de femmes et d'enfants accroupis ou prosternés les entourent, prêts à leur tendre l'urne d'or qui leur sert de crachoir, des boîtes d'arec ou des théières faites du même précieux métal, et chef d'oeuvre des orfèvres du Laos ou du Ligor. Chacune de ces embarcations est montée par quatre-vingts et même cent rameurs, la tête et le corps nus, les reins ceints d'une large écharpe blanche tranchant sur le bronze de leur peau, et sur leur langouti rouge, ils lèvent ensemble simultanément leurs pagaies et frappent l'eau en mesure, tandis qu'à la proue et à la poupe, relevées en courbes légères et gracieuses, se tiennent deux autres esclaves, l'un maniant avec dextérité une longue rame qui lui sert de gouvernail, l'autre prêt à prévenir tout abordage.

Continuellement un cri d'excitation sauvage se fait entendre : « Ouah...! ouah ! » tandis que, par intervalles, l'homme de l'arrière en pousse un autre plus prolongé et plus fort qui domine tous les autres; puis viennent des pirogues chargées de musiciens, de rameurs et de présents, de femmes et même de nourrices avec leurs nourrissons.

Tout cela passe rapidement, et déjà on n'entend plus que les cris lointains et les sons étouffés des instruments, on ne voit plus que d'autres embarcations montant et descendant le fleuve, presque aussi longues que les premières, quoique également taillées dans un seul tronc d'arbre, n'ayant d'autre ornement que des banderoles, beaucoup plus légères et luttant de vitesse. Les hommes, les jeunes filles, les enfants, chaque âge, chaque sexe a la sienne; mais que d'efforts, que de mouvement, et surtout quel bruit de voix confus !

Le coup d'oeil est certainement charmant et relevé par l'éclat des plus vives couleurs. De temps en temps on voit aussi apparaître, parmi cette foule bruyante et pittoresque, la barque de quelque Européen, celui-ci se faisant remarquer par l'énorme tuyau de cheminée qu'il a adopté pour coiffure sur tous les points du globe.

Par l'insouciance que le peuple montre, il est aisé de reconnaître qu'il ne souffre pas de cette affreuse misère qu'on rencontre trop souvent, hélas ! dans nos grands centres de population. Quand son appétit est satisfait, et il faut pour cela un bol de riz et un morceau de poisson assaisonné d'un peu de piment, le Siamois est gai et heureux, et s'endort sans souci du lendemain; c'est une autre espèce de lazzarone.

Ainsi que je l'ai dit, je quittai Bangkok avec M. Malherbes, qui voulut m'accompagner jusqu'à quelques heures en amont de cette ville. Nous nous séparâmes en nous donnant une chaude et bonne poignée de main, et, l'avouerai-je, en essuyant chacun une larme, abandonnant à la destinée le droit de nous réunir ici ou ailleurs. La légère embarcation de mon ami redescendit rapidement le fleuve, et fut on quelques instants hors de vue. J'étais de nouveau seul avec moi-même pour un temps incertain; et ce fut le coeur gonflé que je fis reprendre à ma barque sa marche pénible. Je ne me permettrai pas de longues suggestions à ce sujet : mais c'est toujours un dur moment pour l'homme, pour le voyageur qui a laissé derrière lui tout ce qu'il y a de plus cher au monde, famille, patrie et amis, de quitter une étape hospitalière pour pénétrer seul dans un pays souvent dangereux et mortel ou privé tout au moins de confort. Ceux-là seuls qui ont traversé ce moment peuvent comprendre cette angoisse. Je sais ce qui m'attend; les missionnaires et les indigènes m'ont prévenu. Depuis vingt-cinq ans, du moins à ma connaissance, un seul homme, un missionnaire français a pénétré au coeur du Laos, et il a eu juste le temps de revenir mourir dans les bras de ce bon et vénérable prélat, Mgr. Pallegoix. Je connais la misère, les fatigues, les tribulations de toute sorte auxquelles je m'expose, parmi lesquelles le défaut de route, et la difficulté de me procurer des moyens de transport ne sont pas les moindres. Je puis payer d'une maladie dangereuse ou d'une fièvre mortelle la moindre imprudence, et qu'est-ce que la prudence dans ces régions, dans ces climats dangereux ? N'est-on pas obligé de se soumettre aux dures circonstances, aux inconvénients de la vie des bois et aux intempéries des saisons ? Cependant ma destinée me pousse; je sens qu'il me faut obéir et marcher; je me confie en la bonne Providence qui a veillé sur moi jusqu'à présent; donc, en avant !

Quelques heures seulement avant mon départ de Bangkok la malle est arrivée, et j'ai eu enfin de bonnes nouvelles de ma chère famille.

Elles m'ont apporté quelque consolation à un malheur qui, au premier moment, m'a fort affecté; je veux parler de la perte de mes belles collections à bord du Sir John Brooke, qui a sombré à quarante milles seulement de Singapour. Il y avait là de bien belles choses qui auraient fait grand plaisir à mes correspondants, et j'aurai sans doute beaucoup de peine à les remplacer. Mais l'expression de la tendre et continuelle affection des miens me fait oublier ces pertes. C'est un encouragement à mieux faire qui m'arrive au moment opportun, au moment du départ. Merci, mes bons amis ! Je continuerai, pendant ce voyage, à prendre note de mes petites aventures, bien rares, hélas ! Je ne suis pas un de ces voyageurs qui tuent un éléphant et un tigre du même coup de fusil, a le moindre petit insecte ou coquillage inconnu fait bien mieux mon affaire, cependant, à l'occasion, je ne recule pas devant les terribles hôtes de ces bois, et plus d'un individu de différentes espèces sait combien loin porte ma carabine et de quel calibre sont mes balles. Tous les soirs, enfermé sous ma moustiquaire, soit dans quelque cabane, soit au pied d'un arbre, au milieu des jungles ou au bord d'un ruisseau, je veux causer avec vous; vous serez les compagnons de mon voyage, et mon plaisir sera de vous confier toutes mes impressions et toutes mes pensées.

À peine étais-je éloigné de l'excellent M. Malherbes, que je découvris dans le fond de ma barque une caisse qu'il avait fait glisser parmi les miennes; à Petchabury déjà il m'en avait envoyé trois, aujourd'hui il me comble encore de ses faveurs. Quelques douzaines de bouteilles de bordeaux, autant de cognac, des biscuits de Reims, des boites de sardines, enfin une foule de choses qui me rappelleraient, si jamais je pouvais l'oublier, combien, si loin de la terre natale, l'amitié délicate et attentive d'un compatriote fait de bien au coeur.

J'emporte également de doux et agréables souvenirs d'un autre excellent ami, le docteur Campbell, de la marine royale, attaché au consulat britannique. Je dois également citer avec des sentiments de gratitude Sir R. Schomburg, consul anglais, qui m'a témoigné beau coup d'intérêt et de sympathie; - Mgr. Pallegoix et son provicaire; - les missionnaires protestants américains et la plupart des consuls et résidents étrangers, principalement M. de Istria, notre nouveau consul, et enfin le mandarin chargé spécialement de l'administration et des intérêts de la population chrétienne de Bangkok. Ce magistrat a dans les veines du sang portugais de la bonne époque, et il le révèle par ses traits et par son caractère. Les rives du Ménam sont couvertes à perte de vue de superbes moissons; l'inondation périodique les rend d'une fertilité comparable à celles du Nil, si fameux pourtant dès l'antiquité. J'ai quatre rameurs laotiens; l'un d'eux, il y a deux ans, a déjà été à mon service pendant un mois, et il m'a prié avec instance de le garder durant mon voyage à travers son pays, prétendant qu'il me serait fort utile. Un homme de plus comme domestique (jusqu'alors je n'en avais eu que deux) me convenait beaucoup, et, après quelque hésitation, je finis par l'engager. Mon bon et fidèle Phraï ne m'a pas quitté, heureusement pour moi, car j'aurais de la peine à le remplacer, et puis j'aime ce garçon qui est actif, intelligent, laborieux et dévoué. Son compagnon Deng ou « le rouge », est un autre Chinois qui n'a encore fait avec moi que la « campagne » de Petchabury. Il connaît assez bien l'anglais, non pas cet incompréhensible jargon de Canton, mais un assez bon anglais; il m'est utile comme interprète, et surtout quand il s'agit de comprendre ces individus ayant entre leurs dents une énorme chique d'arec. En outre, en sa qualité de cuisinier, il est d'une grande ressource quand nous ajoutons un plat de plus à notre ordinaire, ce qui arrive de temps en temps lorsqu'un cerf, un pigeon, voire même un singe, a la mauvaise chance de se laisser surprendre et approcher à portée de mon fusil. J'avoue que ce dernier gibier ne possède pas toute mon estime, mais il fait les délices de mes Chinois avec le chien sauvage et les rats. « Chacun son goût. » Il a aussi son petit défaut, ce pauvre Deng (mais qui n'en a pas dans ce monde ?); de temps en temps il aime à boire un petit coup, et je l'ai souvent attrapé aspirant, à l'aide d'un tuyau de bambou, l'esprit-de-vin des flacons dans lesquels je conserve mes reptiles, ou buvant au goulot de quelque bouteille de cognac, largesse de mon ami Malherbes. Dernièrement, pris d'une soif dévorante, pendant que j'étais sorti pour quelques instants seulement, il profita de mon absence pour ouvrir ma caisse, et saisissant, dans la précipitation de la crainte, la première bouteille qui lui tomba sous la main, il but tout d'un trait une partie de son contenu, je rentrais comme il s'essuyait la bouche avec la manche de sa chemise. Vous dire les grimaces et les contorsions du pauvre diable, c'est impossible; il criait de toutes ses forces qu'il était empoisonné; il avait répandu une partie du liquide sur sa chemise, et en avait la figure toute barbouillée; le malheureux avait eu la mauvaise chance de tomber sur ma bouteille d'encre. Ce sera, je pense, une bonne et profitable leçon pour sa gourmandise.

Les gages mensuels de mes gens sont à présent de dix ticaux, ce qui me fait, avec le change, près de quarante francs par mois. Ce serait bien payé dans tout autre pays que celui-ci, et cependant je trouverais très-difficilement d'autres domestiques pour parcourir l'intérieur, même à raison d'un tical par jour.

Enfin me voilà encore une fois en route, et voici qu'apparaissent les montagnes de Nophabury et de Phrabat; l'atmosphère est pure et sereine, le temps agréable et le vent frais. Tout dans la nature me sourit, et je me sens rempli d'animation et de joie. Autant j'étouffais et me sentais écrasé à Bangkok, ville qui n'a nullement mes sympathies, autant mon coeur se dilate en chemin; il me semble que j'ai grandi d'une coudée depuis que je me trouve en vue des bois et des montagnes : ici, au moins, je respire, je vis, tandis que là-bas je suffoque, la vue de tant d'êtres rampants réunis sur un seul point me froisse comme penseur et m'humilie comme homme.

L'inondation qui couvre tout le delta du Ménam nous a permis, dès le premier jour du voyage, de couper à travers champs et de naviguer au milieu de belles rizières; tout le pays, bien en amont d'Ajuthia, est inondé; près des montagnes seulement le rivage commence à s'élever d'un pied au-dessus du plus haut point qu'atteignent les eaux. Déjà, en plusieurs endroits, on commence à couper le riz, que l'on charge ainsi en herbe, et dans une couple de semaines toute la population de la campagne, mâle et femelle, sera occupée à moissonner.

Pour le moment, les paysans profitent encore généralement du peu de temps qui leur reste pour jouir du « far niente », pour aller aux pagodes porter aux bonzes des présents qui consistent principalement en fruits et en toile jaune, afin que ces derniers soient vêtus proprement pendant le temps de la bonne saison qu'ils passeront à courir le pays, car pour plusieurs mois ils sont libres de quitter leurs monastères et d'aller où bon leur semble. *

Henri Mouhot
(suite à la prochaine livraison)