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LE TOUR DU MONDE - Volume 08 -1863-2nd semestre - Pages 219-352

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE

PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS

1858-1861

Burgos & Asturies Saragosse

XXV

Voyage à Khao-Khoc. - Traversée de la Dong Phya Phaïe, ou forêt du roi du feu. - Le mandarin et l'éléphant blanc. - Observations de moraliste, de naturaliste et de chasseur.

Depuis hier je suis en route pour Khao-Khoc dans la barque d'un Chinois trafiquant, et fort bon homme, du reste, et, qualité tout aussi agréable pour moi, ne s'enivrant ni d'opium ni de samchou. Me propose de remonter jusqu'à Boatioume; mais le courant est si fort que je crois bien qu'il ne pourra dépasser Khao-Khoc, car malgré ses quatre rameurs, et l'aide des deux hommes qui me restent (j'ai dû congédier mon Laotien, qui trouvait trop fatigant de ramer, et préférait fumer et dormir), nous manquons d'être entraînés, à chaque détour de la rivière, dans les rapides formés par des roches découvertes dans la saison sèche.

Le temps que je croyais tout à fait au beau fixe a changé depuis trois jours; chaque après-midi, vers les quatre ou cinq heures, nous avons une forte ondée. Hier soir j'ai été pris d'un anal de tête plus violent qu'aucun de ceux que j'avais encore eus depuis que je parcours ce pays, et j'ai cru un instant être atteint de la fièvre, si redoutée pendant la saison des pluies dans tout le voisinage de la terrible Dong Phya. Phaie; mais il provenait de l'ardeur du soleil auquel j'étais resté exposé toute la journée, et il s'est dissipé après une nuit passée au grand air sur l'avant de la barque; le lendemain j'étais, comme d'habitude, frais et dispos.

On me fait espérer pour demain le plaisir de voir Khao-Khoc; je n'en serais pas fâché; notre petite barque est tellement encombrée par mon bagage, et celui de tant d'hommes, que j'y subis la torture d'une véritable incarcération, forcé que je suis de garder les positions les plus gênantes. Ces douze jours de lente navigation m'ont déjà cruellement fatigué.

En outre, l'air qu'on respire ici est humide, malsain et d'une pesanteur extrême; intérieurement on a froid, on est saisi de frissons, tandis que la tête brûle et que le corps ruisselle de sueur.

Après quatre journées d'une fatigue excessive, nous entrions hier soir dans une gorge creusée par la rivière qui, même à cette époque, n'a pas plus de quatre-vingt-dix mètres de largeur, lorsqu'une pluie torrentielle vint subitement fondre sur nous, et nous contraignit à nous arrêter, et à chercher un abri sous notre toit de feuilles.

La pluie dura toute la nuit, nuit affreuse pour mes pauvres hommes qui m'ayant cédé l'avant se trouvaient entassés à l'intérieur, et gémissaient sans pouvoir goûter un seul instant de sommeil après tant de fatigues, tourmentés qu'ils étaient par une chaleur suffocante et par des légions de moustiques. À la pointe du jour, après une centaine de coups de rame et un nouveau coude de la rivière franchi, nous nous trouvons en face de Khao-Khoc. Ce lieu a été très-mal choisi, selon mon humble avis, par les irais de Siam pour y élever une place forte, dans l'intention de s'y retirer si jamais les blancs, envahissant le sud, ils étaient obligés d'abandonner Bangkok à leur dévorante ambition. Pauvre calcul de la peur ! car la possession de Bangkok entraînerait celle de tout le Delta, et personne ne songerait à venir inquiéter la royauté fugitive dans une pareille solitude. À deux ou trois milles au-dessous de Khao-Khoc, je vis une espèce de débarcadère, et une habitation de médiocre apparence portant le nom prétentieux de palais; elle n'est composée que de feuilles et de bambous : c'est Prabat-Moi. Quant à Khao-Khoc, quoique depuis trois ans le deuxième roi y soit venu très-souvent pendant la bonne saison, non-seulement il n'y a point de débarcadère, mais pas même un escalier creusé dans la terre pour faciliter l'escalade de la rive qui est haute et escarpée.

Aussitôt arrivé, je mis pied à terre et me disposai à faire un choix parmi les nombreuses habitations vacantes de mandarins que l'on m'avait dit se trouver sur les bords de la rivière, mais j'eus beau battre les broussailles et les taillis avec mes hommes, enfonçant jusqu'aux genoux dans un sol détrempé et fangeux, je ne pus découvrir que sept ou huit chaumières de Laotiens qui forment le noyau de cette population de la citadelle future, cultivateurs paisibles et hospitaliers qui seraient bien affligés, et encore plus épouvantés si jamais leurs échos répétaient un jour de sinistres bruits de guerre, s'ils voyaient luire au loin des baïonnettes européennes, ou s'ils entendaient tonner des canons rayés. Quant aux habitations royales, je ne pus y atteindre. Tout l'espace au delà d'une zone de cinquante pas comprise entre la montagne et les bords du fleuve n'est encore qu'un marécage, et tous les étroits sentiers sont obstrués par des broussailles et de hautes herbes qui ont eu le temps de croître pendant les six ou huit mois écoulés depuis la dernière visite du roi.

Ne pouvant trouver une seule cabane où nous pussions loger, nous nous mîmes en devoir d'abattre des bambous pour nous en construire une; ce qui ne fut pas long, plusieurs hommes du hameau s'étant joints à nous, et c'est dans cette hutte ouverte à tous les vents que nous nous sommes installés.

Dans l'intervalle, j'appris qu'un éléphant blanc venait d'être pris dans le Laos et qu'il était en route pour Bangkok sous la garde d'un mandarin.

Cette grande nouvelle a été apportée ici par un messager, chargé par le vice-roi de Korat de faire préparer la route et les étapes pour la bête sacrée. M'étant trouvé chez le premier magistrat de Khao-Khoc au moment de l'arrivée dudit messager, je me suis empressé de reporter sur mon journal les principaux détails de cette entrevue et du dialogue qui s'ensuivit, dans l'espoir qu'ils auront au moins, pour mes lecteurs, si j'en ai jamais, le piquant de la nouveauté.

La scène se passe dans le prétoire de la localité, ou ce qu'en France on appellerait l'hôtel de la préfecture. Pauvre prétoire qui ne diffère guère de la plupart des huttes cambodgiennes, dont j'ai donné le dessin (non présenté ici), et dans la construction complète desquelles, pilotis, charpente, cloisons, plancher et toiture, gros et petit mobilier compris, il n'entre d'autres matériaux que ceux que peut fournir un pied de graminée, gigantesque il est vrai, une touffe de bambou.

Sur le plancher vacillant de cette espèce de cage, le mandarin, les jambes croisées à la façon d'un tailleur, occupe une estrade de quinze à dix pouces de hauteur et roule dans la bouche, d'un air grave, quelques pincées de bétel; devant lui, plutôt étendu que prosterné, le messager, fonctionnaire de l'ordre des nai-mouets ou sergents de police, fait son rapport, tandis que sur les degrés de l'échelle qui donne accès à la salle d'audience, des volailles indiscrètes se perchent et caquètent, et que des tonquins, à l'abdomen distendu, se vautrent et grognent dans la vase chargée d'immondices du sous-sol de cette demeure officielle.

Le message débité et ouï, le mandarin se lève avec transport, dépose sa chique, joint les mains et s'écrie : « Heureux événement ! Avez-vous, ô Nai-Mouet ! été favorisé de la vue du saint éléphant ?

LE MESSAGER. - Illustre seigneur, que n'en est-il ainsi ! Mais je ne le connais que par la proclamation de l'auguste Chao-Phaja de Korat, dont je reçois les ordres, moi, cheveu. L'auguste Chao-Phaja s'est transporté jusqu'à Pimaie pour vérifier si la chose était telle que l'annonçait le roi de Louang-Prabang, et à son retour il a déclaré avoir reconnu un éléphant mâle, de noble race, marqué de tous les signes divins.

LE MANDARIN. – Bien ! très-bien ! Alors sa couleur peut être comparée à la couleur d'une marmite de terre neuve ?

LE MESSAGER. - Illustre seigneur ! je reçois vos ordres, il en est ainsi.

LE MANDARIN. - Parfaitement ! Et quelle est sa taille ?

LE MESSAGER. - Illustre seigneur ! il a au moins quatre coudées de hauteur.

LE MANDARIN. – Ah ! Il est jeune encore ? et a-t-il une bonne apparence ?

LE MESSAGER. - Illustre seigneur ! je reçois vos ordres, il est majestueux.

LE MANDARIN. - Et quand devons-nous l'attendre en ces lieux ?

LE MESSAGER. -- Illustre seigneur ! si je puis énoncer une opinion à cet égard, moi cheveu, il sera ici vers le milieu de la prochaine lune.

LE MANDARIN. - Bien ! très-bien ! tout sera prêt pour sa réception.

Et tandis que le Nai-Mouet se glisse à reculons vers l'échelle pour aller porter ailleurs la bonne nouvelle, l'illustre seigneur aux soixante ticaux d'appointements annuels (180 fr.), auquel il vient de la communiquer, se frotte les mains avec une vigueur inaccoutumée et répète, avec une animation croissante :

« Heureux événement ! heureux événement ! ».

Le digne magistrat ne put me cacher longtemps que ce qu'il prisait le plus dans l'événement, ce qui le rendait si joyeux, c'était la faculté que l'ouverture et la réparation des routes allait lui donner d'imposer des corvées à ses administrés. Il m'avoua humblement, pleurant d'un œil et riant de l'autre, qu'il en imposerait beaucoup plus que la chose ne l'exigeait absolument, et que tous ceux qui voudraient s'en racheter le trouveraient disposé à traiter avec eux au prix modique de seize ticaux par tête, et que cette petite négociation, menée à bonne fin, le mettrait à l'abri du besoin dans sa vieillesse.

« C'est, ajouta-t-il en terminant, ce que mes collègues, grands et petits, appellent proverbialement tham na bon limg phraï (faire sa moisson sur le dos du peuple). N'avez-vous pas, ô vénérable étranger ! quelque expression équivalente dans les langues européennes ? ». Tous les habitants du village, une cinquantaine à peu près, sont venus me présenter leurs enfants et me demander des remèdes, les uns contre la fièvre, d'autres contre la dyssenterie on les rhumatismes, etc. Je n'ai pas entendu dire qu'il y eût des lépreux ici comme à Khao-Tchioulaü, mais les enfants sont d'une saleté révoltante; ils sont littéralement couverts d'une couche de crasse qui les fait ressembler à des négrillons; la plupart de ces pauvres petits êtres tremblent de la lièvre. Le lieu que j'habite est dans une vallée formée par une ceinture de montagnes venant de Nophabury et de Phrâbat, contre-forts de la chaîne qui, contournant le bassin du Ménam, se relie à celles de la péninsule et de la Birmanie. Le mont Khoc s'étend à un kilomètre de la rive gauche de la rivière, autour d'un espace demi-circulaire, puis se rattache aux montagnes qui courent à l'est vers Korat et au nord vers le M'Lôm et le Thibet. En face du mont Khoc, d'autres monts s'élèvent en pente abrupte à partir de la rive droite qu'ils dominent un instant pour se prolonger à l'est où ils se réunissent à d'autres chaînes. C'est dans cette étroite vallée et sur les bords de la rivière qu'est situé le hameau que j'habite. Toute la contrée est dans un état sanitaire affreux; cependant, comme tous les pays montagneux, elle recèle des choses admirables.

Les pluies qui deviennent de plus en plus rares et qui ont même fini de tomber au nord ont déjà fait baisser le lit de la rivière de plus de vingt pieds. On me dit qu'à Boatioume elle est si étroite que les branches des arbres des deux rives se touchent et forment une voûte au-dessus de la téta des voyageurs. Ces montagnes, composées de calcaire, sont couvertes d'une puissante végétation, mais portent partout les traces de l'eau qui les recouvrait à une époque généalogiquement récente. De leur sommet on peut se représenter les limites qu'avait alors la mer; on reconnaît du premier coup d'oeil qu'elle envahissait la plaine qui se déroule au sud, et que tous les éperons des massifs montagneux formaient des caps, des golfes ou des îles. J'ai trouvé à peu de distance de leur base, sous une couche d'humus, des bancs de corail fossile et des coquillages marins en fort bon état de conservation (*).

(*...Lorsque j'étais à Ajuthia, ayant eu occasion de faire des fouilles, pour chercher les vases sacrés qui furent enfouis lors de l'invasion des Birmans, en 1169, j'observai, partout où je fis creuser, qu'à la profondeur d'environ trois mètres on rencontrait une couche de tourbe noire d'un pied d'épaisseur, dans laquelle s'étaient formés quantité de beaux cristaux transparents de sulfate de chaux. (Disons en passant que les Siamois recueillent ces cristaux, les calcinent, et en obtiennent une poudre extrêmement fine et très-blanche, dont les comédiens et les comédiennes se frottent les bras et la figure.) Dans cette couche de tourbe on trouve, en outre, des troncs et des branches d'un arbre dont le bois est rouge, mais si fragile, qu'il se, rompt sans effort. D'où je conclus que c'était là le niveau primitif du terrain, qui se sera élevé peu à peu par le sédiment qu'y déposent les eaux chaque année, à l'époque de l'inondation, aussi bien que par le détritus des feuilles et des plantes.

« Il est dit dans les Annales de Siam, que sous le règne de Phra-Ruâng (environ l'an 650 de notre ère), les jonques chinoises pouvaient remonter le Më-Nam jusqu'à Sanghhalôk, qui est aujourd'hui à plus de cent vingt lieues de la mer; ce qui fait supposer que la plaine de Siam a éprouvé un changement considérable dans ce laps de douze cents ans, puisqu'à présent les jonques ne remontent pas au delà de Juthia, distante de la mer de trente lieues seulement.

« En creusant des canaux, on a trouvé, dans plusieurs endroits, des jonques ensevelies dans la terre à quatre ou cinq mètres de profondeur. Plusieurs personnes m'ont rapporté que quand le roi fit creuser les puits pour les pèlerins, sur la route de Phrâ-Bat, à une profondeur de huit mètres, on trouva un gros câble d'antre en rotin.

« À l'extrémité nord de Bangkok, à onze lieues de la mer, je vis des Chinois creusant un étang ne rapporter du fond que des coquillages concassés, ce qui me confirma dans mon opinion, que cette plaine avait été mer autrefois. Voulant donc résoudre la question de manière à lever tous les doutes, je fis creuser dans le terrain de notre église à Bangkok un puits de vingt-quatre pieds de profondeur; l'eau qui se rassemblait au fond était plus salée que l'eau de mer; la vase molle qu'on ramenait du fond était mêlée de plusieurs sortes de coquillages marins, dont un bon nombre étaient en bon état de conservation; mais, ce qui finit par lever tous les doutes, fut une grosse patte de crabe et des concrétions pierreuses auxquelles adhéraient de jolis coquillages.

« La mer s'est donc retirée et se retire encore tous les jours; car dans un voyage au bord de la mer, mon vieux pilote me montra un gros arbre qui était à un kilomètre dans les terres, en me disant : « Voyez-vous cet arbre là-bas ? Quand j'étais jeune, j'y ai souvent attaché ma barque; et aujourd'hui, voyez comme il est « loin.»

«voici la cause qui fait croître si vite la terre au bord de la mer. Pendant trois mois de l'année, quatre grands fleuves charrient, jusqu'à la mer, une quantité incalculable de limon; or, ce limon ne se mêle pas à l'eau salée, comme je m'en suis convaincu par mes propres yeux, mais il est ballotté et refoulé par le flux et reflux sur les rivages où il se dépose peu à peu, et à peine s'est-il élevé au niveau de l'eau qu'il y croit des plantes et des arbres vigoureux qui le consolident par de nombreuses racines. J'ai tout lieu de croire que la plaine de Siam s'est accrue de vingt-cinq lieues en largeur sur soixante en longueur, ce qui ferait une étendue de quinze cents lieues carrées.» (Pallegoix, t. I-, eh. iv.).

Dès que ma hutte fut achevée, ce qui ne fut ni long ni coûteux, nous y établîmes trois hamacs, nous nous mîmes en devoir de nous préparer un terrain de chasse pour les insectes, qui ne sont jamais plus abondants qu'à la fin et au commencement de la saison des pluies, et nous abattîmes une quantité d'arbres d'une grosseur raisonnable. Le métier de bûcheron est dur et pénible sous cette latitude, où le soleil, pompant l'humidité de la terre et des marécages dont nous sommes environnés, nous enveloppe d'une atmosphère d'étuve ou de serre chaude; mais nos peines ont été largement compensées par une chasse abondante et fructueuse : les longicornes abondaient, et aujourd'hui j'ai une boîte pleine de plus de mille insectes rares et nouveaux; j'ai même été assez heureux pour remplacer un certain nombre des rares espèces de Petchaburi qui ont été détruites ou détériorées par l'eau de mer dans ma collection naufragée avec le Sir J. Brooke.

Les habitants du village et des environs, et jusqu'aux talapoins des pagodes voisines, viennent chaque jour m'apporter des bêtes, comme ils disent; les uns des sauterelles, les autres des scorpions; qui des serpents, qui des tortues, etc., et le tout accroché au bout d'un bâton. Leur but, ce faisant, est d'obtenir en retour un ou deux boutons de cuivre, quelques grains de verroterie, ou un peu de toile rouge.

Le vent du nord se fait très-souvent sentir, cependant ceux du sud-est et du sud-ouest reprennent quelquefois le dessus et nous ramènent de la pluie; mais la chaleur des nuits diminue chaque jour, au point que maintenant après trois heures du matin je puis supporter une couverture ou m'envelopper de mon burnous. Mes deux serviteurs ont de temps en temps quelques atteintes de fièvre intermittente; ils se plaignent souvent du froid à l'estomac. La mort nous dresse tant d'embûches dans ces lieux humides que celui qui y échappe peut se considérer comme privilégié.

L'air avait commencé à fraîchir à la fin de novembre; avec décembre nous entrons en plein hiver; une bonne brise, pareille à notre bise de mars, souffle du nord toute la journée, et la nuit le thermomètre baisse déjà jusqu'à quinze degrés centigrades. Le soir je me promène au bord de la rivière enveloppé d'un chaud burnous, le capuchon relevé; c'est un plaisir que je n'avais pas goûté depuis ma visite à Phrâbat il y a deux ans. Il faut avoir passé tant de nuits d'insomnies, suffoquant de l'extrême chaleur, pour se figurer le bien-être que l'on éprouve à dormir enfin sous une bonne couverture de laine et surtout sans faire une guerre incessante à ces affreux moustiques. Phraï et Deng ont toute leur garde-robe sur le dos, le jour et la nuit; je les ai même vêtus d'une double flanelle rouge et de chapeaux de feutre; on les prendrait pour des garibaldiens, - à leur costume seulement, - car ils n'ont nullement l'air tapageurs ni guerriers; cependant ils ne manquent pas d'un certain courage qui a aussi son mérite. Ils dansent en chantant autour d'un bon feu, et ils ouvrent de grands yeux quand je leur dis que j'ai vu des fleuves et des rivières plus larges que le Ménam, gelés et sur lesquels les chars les plus lourds pouvaient circuler (*) et d'autres où l'on rôtit quelquefois des bœufs entiers (**), et que souvent, dans ces contrées-là, des hommes et des animaux meurent de froid.

(*En Russie, sur la Néva ).

(**Sur la Tamise , à Londres).

Mon petit Tine-Tine ne dit mot, il s'enfonce sous ma couverture et y dort à son aise; cependant si Phraï le tourmente en dérangeant sa literie, il lui montre les dents. Ingrat que je suis, je ne vous ai pas encore parlé de ce petit compagnon qui m'est si fidèle et si attaché, do ce joli et mignon King-Charles que j'ai amené avec moi, et dont toutes les Siamoises, surtout celles qui n'ont point d'enfants, sont éprises, malgré l'aversion que les Siamois témoignent aux chiens généralement; aversion n'est peut-être pas le mot propre, mais ils ne caressent jamais ces animaux, qui d'ailleurs demeurent presque tous à demi sauvages. Je crains bien pour ce pauvre chien une triste fin, qu'il ne soit foulé aux pieds par un éléphant ou qu'un tigre n'en fasse une bouchée.

Depuis deux jours nous faisons bombance; au moment où les vivres commençaient à nous manquer, le poisson s'est avisé de remonter la rivière, et c'est par centaines qu'on les prend à la trouble; ils ne sont guère plus gros que des sardines, il est vrai, mais en une heure nous en avons pris de quoi remplir six ou huit paniers, et mes deux serviteurs ont assez à faire à couper les têtes et à saler.

Tous les enfants du voisinage, dont la plupart sont encore à la mamelle, viennent constamment m'apporter des insectes pour avoir un bouton de cuivre ou une cigarette. Oui, une cigarette ! ces bambins quittent le sein de leur mère pour la pipe et alternativement; s'ils n'étaient pas si sales, ils seraient gentils, et je serais porté à les caresser; mais depuis que j'y ai été pris, je crains les affections cutanées.

Le Laotien est aussi superstitieux que le Cambodgien, et plus peut-être que le Siamois. Si quelque personne tombe malade de la fièvre ou seulement de quelque légère indisposition, à coup sûr c'est le démon qui est entré dans son corps. Si quelque affaire ne réussit pas, ce ne peut être que la faute du démon; si quelque accident arrive à la chasse ou à la pêche, ou en coupant du bois dans la forêt, c'est le démon et toujours le démon. Dans les maisons ils conservent précieusement un talisman, généralement un simple morceau de bois, ou une plante parasite dont la forme possède quelque ressemblance avec une partie quelconque du corps humain, et qui doit à cette circonstance de devenir le dieu lare du foyer, le protecteur qui en écarte tous les mauvais génies. Tous les jours nous organisons une nouvelle chasse dans les forêts; cependant ici, quand on ne croit chasser qu'aux insectes ou aux oiseaux, il arrive que le bruit de la voix, ou la détonation de nos fusils dans ces profondes solitudes, répétés par les échos de la montagne, fait sortir les animaux féroces de leurs repaires. Hier, après une chasse assez longue et fatigante dans laquelle nous avions tué quelques oiseaux et un ou deux singes, nous revenions fatigués, lorsque, arrivés à une petite éclaircie de la forêt, je dis à mes deux « boys » (Le mot boy, qui veut dire garçon, est généralement employé en Angleterre pour désigner les domestiques mâles.) de prendre un peu de repos au pied d'un arbre pendant que j'irais, de ma personne, à la recherche des insectes, etc. Tout à coup mon attention est éveillée par un bruit suspect, comme le piétinement d'un animal se glissant dans l'épais feuillage. Je relève aussitôt la tête, saisissant et armant en même temps mon fusil, et je me glisse légèrement derrière le grand arbre au pied duquel dorment mes hommes. Il était temps ! En ce moment même un beau et grand léopard prenait son élan pour franchir les broussailles et s'élancer sur un de mes domestiques, qui tous deux sommeillaient aussi paisiblement que s'ils eussent été dans notre hutte. Je n'eus pas une seconde à moi pour viser et presser la détente de mon arme, et l'animal frappé de ma balle à l'épaule droite alla rouler à plusieurs pas de distance, dans un inextricable buisson, après avoir décrit en l'air un bond d'une hauteur prodigieuse. Il n'était que blessé, et nous avions tout à craindre, si je ne réussissais à le tuer, ou tout au moins à lui briser l'autre épaule pour le mettre dans l'impossibilité de nous faire du mal. Une seconde décharge, qui le frappa dans la région du coeur, l'acheva presque instantanément.

L'effroi, la crainte et l'émotion de mes deux pauvres garçons réveillés en sursaut par la première détonation de mon arme, si près de leurs oreilles, ne peuvent se comparer qu'au plaisir qu'ils éprouvèrent en voyant l'animal étendu sans vie à leurs pieds.

Je pouvais regarder cette aventure comme une étrenne de nouvel an, car nous sommes au dernier jour de décembre.

Encore une année écoulée, année semée pour moi, comme pour tous, de joies, d'inquiétude et de peines, et aujourd'hui plus encore que les autres jours, mes pensées se reportent sur le petit nombre d'êtres qui me sont chers. Plus d'un coeur ami, à cette heure, répond aux battements du mien; j'en suis sûr, des voeux pour le pauvre voyageur s'élèvent à la fois et identiques des foyers de mon père, de ma femme et de mon frère, quelle que soit la distance qui les sépare. Tous désirent mon retour, m'écrit mon frère dans sa dernière lettre que mes amis de Bangkok viennent de m'envoyer, et pourtant je ne suis qu'au début de ma nouvelle campagne : serait-ce d'un bon soldat de prendre son congé à la veille d'une bataille ? Je suis aux portes de l'enfer comme appellent cette forêt les Laotiens et les Siamois. Tous les êtres mystérieux de col empire de la mort semé des ossements de tant de pauvres voyageurs, dorment profondément sous cette voûte épaisse. Je n'ai rien qui pourrait effrayer les démons qui l'habitent, ni dents de tigre, ni cornes de cerf rabougriés, aucun talisman enfin, que mon amour pour la science et ma croyance en Dieu. Si je dois mourir ici, quand l'heure sonnera, je serai prêt.

Il y a dans le repos de cette forêt, dans le calme de cette puissante nature tropicale, quelque chose d'une majesté indéfinissable qui à cette heure de la nuit (minuit) fait sur moi une impression profonde. Le ciel est serein, l'air frais, les rayons de la lune ne pénètrent qu'à travers les branches et les feuilles des arbres, et n'éclairent çà et là que quelques coins du sol, qu'on dirait des lambeaux de papier dispersés par le vent; pas le moindre souffle ne fait bruire les arbres, et rien ne troublerait ce silence imposant sans quelques feuilles mortes qui tombent de branche en branche avec un petit bruit sec, le murmure d'un ruisseau qui coule à mes pieds sur un lit de cailloux, quelques grenouilles qui se répondent de distance en distance, et dont le coassement ressemble à l'aboiement rauque d'un chien; puis de temps en temps quelque oiseau de la nuit, des chauves-souris, attirées par la flamme de la torche qui brûle attachée à une branche de l'arbre sous lequel j'ai étendu ma peau de tigre; puis, à de longs intervalles, le cri plus ou moins rapproché d'une panthère qui appelle son mâle, et auquel répondent par des grognements du sommet des arbres des chimpanzés dont elles troublent le repos.

Un sabre d'une main et une torche de l'autre, Praï poursuit des poissons dans le ruisseau; son ombre reflétée sur les rochers et dans l'eau, pendant qu'il s'escrime et crie tour à tour : « Manqué ! touché ! » le ferait prendre pour un démon par les gens du pays. Je ne sais pourquoi, mais je ne puis me défendre d'un sentiment de tristesse que quelques heures de sommeil et une longue chasse demain parviendront à dissiper; comment finira cette année pour nous? Atteindrai-je mon but, et aurai-je le bonheur de conserver cette santé sans laquelle il me serait impossible de rien faire, et pourrai-je surmonter tous les obstacles et les difficultés qui m'attendent, et dont les moyens de transport, si difficiles à se procurer, ne sont pas les moindres ?

Cependant, malgré tout, que ceux qui pensent à moi à cette heure, par delà les continents et les mers, au foyer de famille, ne soient pas trop inquiets sur mon sort, et conservent cet espoir et cet amour en Dieu qui seuls font l'homme grand et fort. Avec l'aide de la protection divine le jour de notre réunion viendra, et notre persévérance et nos efforts seront récompensés ! Et toi, fil magnétique invisible qui, malgré les distances, réunit les coeurs amis, porte les bénédictions du voyageur à tous ces êtres chéris, inspire-leur ces pensées qui font ma force de toutes les heures, et ma consolation dans les plus tristes et les plus pénibles moments. À tous donc une heureuse année ! Puissé-je aussi ramener sain et sauf ce pauvre jeune Phraï, compagnon fidèle de mes travaux, de mes fatigues, et dont le dévouement semble à l'épreuve de la mort. Mes deux serviteurs sont un peu épuisés par la fièvre et un commencement de dyssenterie, mais ils ne m'en suivent pas moins pleins d'entrain et de gaieté, et me montrent un attachement de tous les instants.... À cinq ou six lieues au nord de Khao-Khoc se trouve le mont Salie, et à deux milles au delà toute trace d'habitation cesse jusqu'à Boatioume. Les bords solitaires de la rivière gagnent en charme et en pittoresque; tantôt ce sont de belles roches de calcaire couvertes en maints endroits d'une croûte de matières ferrugineuses, et d'où découlent des sources bruyantes qui, douées de la propriété d'incrustation, laissent partout sur leur passage des dépôts de formes curieuses; tantôt des monts qui s'élèvent abruptement à une grande hauteur, et renferment des grottes plus ou moins profondes et ornées da stalactites; enfin de gracieux lits de sable, et des îlots où s'étendent pour se chauffer au soleil une foule d'iguanes; partout c'est une riche végétation entremêlée d'élégantes touffes de bambous. Là s'ébattent et se querellent des troupes de chimpanzés sur lesquels s'exerce l'adresse de Phraï, et qui lui procurent des repas délicieux.

Nous montions une pirogue très-légère, de sorte que le premier jour nous dépassâmes des bateaux de Petchaboune qui l'avant-veille étaient partis de Khao-Khoc; car le courant est encore assez rapide, lors même que les eaux sont déjà si basses qu'en maints endroits il faut traîner les embarcations sur le sable, et que les perches remplacent partout les avirons.

Les tigres, assez rares à Khao-Khoc, sont beaucoup plus communs aux environs de Boatioume où ils détruisent beaucoup de bétail. Les crocodiles y sont également en beaucoup plus grand nombre. Avant-hier, de notre barque, j'en tuai un d'une grosseur énorme, le plus grand que j'eusse vu jusqu'à présent. Un Laotien, ancien chasseur renommé pour son adresse et son courage, m'a raconté, au sujet de ces amphibies, l'anecdote suivante : « Un alligator dormait sur le sable, tout près de la rivière, la gueule ouverte; Un tigre, venu là pour se désaltérer, s'approche et y fourre sa patte; le croc se referme et le tigre est aussitôt entraîné sous l'eau. À force d'efforts, il parvient cependant à ramener au rivage son adversaire, qui à son tour l'entraîne une seconde fois. De nouveau le tigre regagne la rive, et le crocodile l'emporte encore. La lutte dura ainsi quelque temps, jusqu'à ce qu'enfin la balle du vieux chasseur ayant frappé le tigre, les deux adversaires disparurent, ne laissant à la surface de l'eau qu'un filet de sang. »

XXVI

La ville de Tchaïapoune. - Retour à Bangkok. - L'éléphant blanc.

Encore la forêt du Roi du Feu. - Kôrat et sa province. - Penom Wat. Ayant atteint la ville de Tchaïapoune le 28 février 1861, je me présentai au gouverneur pour lui demander de l'aide - et le prier de me louer des éléphants ou des boeufs pour continuer mon voyage. Je lui présentai mon passe-port français, la lettre du Khrôme Luang, puis une autre du gouverneur de Kôrat; mais tout fut in utile. Il me fut répondu que, si je voulais des boeufs ou des éléphants, il y en avait dans la forêt. J'aurais pu me passer de l'assistance de ce fonctionnaire en langouti, et louer d'autres animaux chez les habitants de la ville; mais ceux-ci me les auraient fait payer deux ou trois fois plus cher que le prix ordinaire, et ma bourse est trop légère pour me permettre un pareil sacrifice, qui se renouvellerait probablement à chaque station. La seule chose qui me restait à faire, c'était de retourner sur mes pas, laisser un de mes domestiques à Kôrat avec mes bagages, et revenir avec 1 autre, à Bangkok, réclamer près de notre consul, des ministres ou du roi lui-même; car il y a un traité conclu par M. de Montigny, entre la France et le roi de Siam, qui oblige à donner aide et protection aux Français, et surtout aux missionnaires et aux naturalistes. C'était là une perte de temps bien regrettable et qui pouvait m'occasionner de très-sérieux inconvénients, car, si par suite de ces délais je venais à être surpris par la saison des pluies au milieu des forêts, ou même avant mon arrivée dans un lieu sain, ma santé et nia vie pouvaient être compromises.

Heureusement, depuis Kôrat, j'eus le plaisir de voyager en compagnie de cet éléphant blanc pris dans le Laos, dont j'ai parlé plus haut, et qu'un dignitaire de Bangkok, avec lequel je liai connaissance et qui me prit en amitié, était venu chercher en grande pompe. La caravane était magnifique : elle comptait plus de soixante éléphants de couleur normale, dont deux furent mis à mon service, un pour moi-même et un autre pour mon domestique.

Me trouvant donc dans les bonnes grâces du mandarin chargé d'escorter le pachyderme fétiche, je lui contai mon aventure, et il me promit de me faire obtenir tout ce que je désirais. À notre arrivée à Saraburi, nous trouvâmes les administrateurs du Laos et les premiers mandarins de Bangkok réunis en cette ville pour prendre soin de l'éléphant. Les Siamois, gens superstitieux avant tout et pleins de foi dans la métempsycose, croient que l'âme de quelque prince ou de quelque roi passe dans le corps de ce pachyderme, comme aussi dans le corps des singes blancs et de tout autre animal albinos : c'est pourquoi ils ont pour ces créatures maladives la plus grande vénération, non pas qu'ils les adorent, car les Siamois, en vrais disciples des premiers apôtres du bouddhisme, ne reconnaissent aucun Dieu, pas même Bouddha, mais ils ont la croyance que ces êtres anormaux portent bonheur au pays.

Pendant le trajet, des centaines d'hommes coupaient les branches devant l'animal et lui préparaient un chemin facile. Deux mandarins lui servaient à ses repas des gâteaux de différentes espèces dans des plats d'or, et le roi lui-même, sorte de philosophe rationaliste, vint jusqu'à Ajuthia au-devant de lui.

Grâce à ce fétiche et à l'aide de quelques présents de valeur, je réussis à obtenir des lettres un peu plus favorables pour les gouverneurs des provinces du Laos et je quittai de nouveau Bangkok, où pendant une quinzaine de jours je reçus la gracieuse et généreuse hospitalité de mon ami Dr Campbell, un des meilleurs hommes que j'aie rencontrés jusqu'à présent, et dont la bonté, l'affabilité et la loyauté ont gagné mon cœur et mon estime.

Enfin, après une double dépense d'argent et de temps, celui-ci plus irréparable que celui-là, je pus reprendre la route du nord.

En me parlant de son voyage à Kôrat, le Dr. House, le plus hardi des missionnaires américains de Bangkok et le seul blanc qui eût pénétré jusque-là depuis un grand nombre d'années, me disait qu'il n'avait éprouvé sous tous les rapports qu'une déception. J'en dirais autant, si j'étais comme lui parti avec beaucoup d'illusions; mais j'avais une idée de la forêt du roi du Feu, que j'avais déjà traversée sur une foule de points, comme à Phrâbat, à Khao-Khoc et à Kenne-Khoé, et sous les ombrages délétères de laquelle j'avais déjà passé plus d'une nuit. Quant à des cités, je ne m'attendais point non plus à en trouver au milieu de ces bois, presque impénétrables, et où l'oeil même ne peut plonger à plus de quelques pas devant soi. Dernièrement encore, je viens d'y passer dix nuits successives. Durant la traversée de cette immense et épaisse forêt, tout ce qu'il y avait de Chinois dans la caravane, heureux à chaque halte de se trouver encore au nombre des vivants, s'empressaient de tirer de leurs paniers une abondance de provisions capable de satisfaire l'appétit le plus exigeant; ils choisissaient, à défaut d'autel, quelque gros arbre, ils disposaient leurs plats, allumaient des bougies, et brûlaient force papier doré, en marmottant des prières à genoux. À l'entrée et à la sortie de la grande forêt, ils jetaient des feuilles et déposaient des bâtons parfumés dans des espèces de chapelles élevées sur quatre pieux de bambous, ces étranges offrandes devant, selon eux, conjurer les démons et écarter la mort.

Quant aux Laotiens, quoique superstitieux, je les trouvai très-aguerris, surtout ceux qui ont huit ou dix fois ce voyage par an. Ils n'ont même pas peur d'éveiller le roi du Feu en tirant sur les voleurs et le gibier qui se présentent. La mort cependant recrute journellement, et même dans la bonne saison, un ou deux individus sur dix nouveaux venus qui traversent cette forêt. Je suppose que le nombre de ceux qui payent leur tribut dans ce terrible passage, soit à la maladie, soit à la mort, doit être considérable dans la saison des pluies. Lorsque tous les torrents débordent, que la terre est partout détrempée, que d'une extrémité à l'autre le chemin n'est que fondrières, que les rizières sont couvertes de plusieurs pieds d'eau, et qu'après cinq ou six jours de marche dans la vase, le voyageur ne cesse de transpirer au milieu d'une atmosphère d'une puanteur extrême, chaude comme une étuve et chargée de miasmes putrides, que de victimes doivent succomber !

Deux Chinois de notre caravane arrivèrent à Kôrat avec une fièvre affreuse. Je pus en sauver un, parce que, prévenu à temps, je lui administrai de la quinine; mais l'autre, celui qui paraissait cependant le plus robuste, était mort presque aussitôt que j'appris qu'il était malade.

Notre premier bivac dans le Dong-Phya-Phage avait été sur le revers occidental de la montagne. Nous campâmes sur un coteau où nos pauvres boeufs, faute d'herbe, durent apaiser leur faim avec quelques feuilles arrachées aux arbustes. La rivière qui descend de ces hauteurs est celle qui passe près de Kôrat. Sur la colline de la rive opposée, campait une autre caravane de plus de deux cents boeufs.

Dans une gorge de cette montagne, et sur des hauteurs presque inaccessibles et excessivement fiévreuses, j'ai trouvé une petite tribu de Kariens qui naguère habitait les environs de Patawi. Pour conserver leur indépendance, ils vivent à peu près séquestrés, car la crainte des fièvres empêche les Siamois de pénétrer chez eux. Ils n'ont ni temples ni prêtres; ils cultivent un riz magnifique et plusieurs espèces de bananes qui ne se retrouvent que chez les tribus de même origine. Beaucoup d'individus, quoique assez rapprochés d'eux, ignorent même leur existence; il est vrai qu'ils sont un peu nomades. D'autres prétendent qu'ils payent annuellement un tribut consistant en rake, qui n'est autre chose que la gomme laque ou lake du Japon. Cependant, chose assez contradictoire, le gouverneur de la province de Kôrat et plusieurs chefs de la province de Saraburi m'ont paru dans une complète ignorance à ce sujet.

Le jour suivant, une heure avant le lever du soleil, après avoir compté les bœufs morts d'épuisement et devant servir de pâture aux animaux sauvages, après avoir chargé les marchandises sur d'autres bâts, nous nous remîmes en marche; et vers onze heures nous entrâmes dans de longs bois couverts de taillis et de hautes herbes, où fourmillent les daims et où l'on ne tarda pas à faire halte auprès d'une source.

Le lendemain, après un détour de quelques milles au nord pour trouver un passage, on gravit une nouvelle chaîne qui court parallèlement à la première, mais couverte de blocs de grès; la végétation y reparaît avec toute sa force. L'air est pur et frais; et grâce à des bains réitérés dans des sources d'eau vive, les pieds qui n'étaient que plaies et ampoules au début du voyage, commencent à se raffermir. Les gibbons et les calaos font de nouveau entendre leurs cris. Je tuai plusieurs faisans, des paons et un aigle qui, après avoir été écorché, fit les délices de nos conducteurs. Au delà de ce mont, le terrain redevient sablonneux et la végétation plus maigre. Nous campons de nouveau sur les bords de la petite rivière de Kôrat, à trois cents mètres d'un village décoré du nom de chef-lieu de district.

La dernière chaîne que nous venons de travers se déroule alors à une lieue de nous comme un sombre rempart, surmonté des dômes et des crêtes de la première.

Nos conducteurs sont tous des Laotiens des environs de Kôrat; leur vieux chef est plein d'égards et d'attentions pour moi; tous les soirs, il prépare ma place pour la nuit, aplanit la terre, coupe des branches et les recouvre d'un petit toit de feuilles pour me préserver de la rosée. La vie de ces braves gens est dure; tous les jours et par toutes les saisons ils piétinent le sol de ces affreux sentiers, ayant à peine le temps, matin et soir, d'avaler quelques boulettes de riz gluant, et passant la plupart de leurs nuits, avec très-peu de sommeil, tourmentés par les fourmis blanches et tenus en alerte par les voleurs.

Tous les jours nous croisions une ou deux caravanes de quatre-vingts à cent bœufs, transportant des peaux de daim, de cerf, de panthère, beaucoup de soie écrue, venant du Laos oriental, des langoutis de coton et de soie, des queues de paon, de l'ivoire, des os d'éléphant, du sucre, mais ce dernier produit en petite quantité.

Les quatre jours suivants, le terrain conservait le même aspect. Nous traversâmes plusieurs villages considérables, dont un, Sikiéou, nourrit un troupeau de plus de six cents bœufs appartenant au roi. Nous avons mis dix jours pour aller de Keng-Koë à Kôrat, oit je fus parfaitement reçu par le gouverneur, qui, en outre de mes autres lettres, m'en donna une pour les fonctionnaires des provinces sous ses ordres, les obligeant à me louer à ma première réquisition, autant de bœufs et d'éléphants que j'en mentionnerais. La plus grande partie de la population de cette ville vint au-devant de moi, avec Phraï en tête, et plusieurs habitants me comblèrent de présents : des sacs de riz, du poisson, des fruits, du tabac, le tout en abondance.

Le quartier chinois de cette ville compte soixante à soixante-dix maisons bâties avec des larges briques séchées au soleil, et entourées de palissades de neuf pieds de hauteur et fortes comme celles d'un rempart.

Toutes ces précautions sont de la plus grande nécessité, car Kôrat est un nid de voleurs et d'assassins, le repaire de l'écume des deux races siamoise et laotienne, bandits et gens sans aveu, échappés d'esclavage ou de prison, et attirés là sur une scène plus digne d'eux, comme les corbeaux et les loups qui suivent les armées et les caravanes. Ce n'est pas qu'ils jouissent d'une impunité complète; le gouverneur de Kôrat, fils du bodine ou général qui soumit Battambâng et les provinces révoltées du Cambodge, est vice-roi de ce tout petit État. Il a droit de vie et de mort, et il en use, dit-on, avec un sang-froid implacable; il coupe une tête et un poignet sans y mettre beaucoup de façons. C'est toujours la justice siamoise, justice sommaire, mais peu logique. Il n'y a ni gendarmes ni police : c'est au volé à arrêter le voleur, s'il peut, et à l'amener devant le juge; son voisin même ne lui prêterait pas main-forte.

Il s'agissait de me caser. Je m'adressai aux Chinois pour avoir un abri un peu plus grand que celui où Phraï s'était d'abord logé avec mes bagages. En peu de temps nous trouvâmes mon affaire.

À l'extrémité du quartier chinois, qui est le bazar, commence la ville proprement dite, renfermée dans une enceinte carrée d'un demi-mille de côté, formée de blocs de concrétions ferrugineuses et de grès tirés des montagnes éloignées, et que je reconnus au premier aspect pour être l'ouvrage des Khmerdôm.

Dans l'intérieur se trouvent la résidence du gouverneur, celle de toutes les autres autorités, quelques pagodes, un caravansérail; en outre, un assez grand nombre d'autres habitations ne sont pas comprises dans l'enceinte. Un filet d'eau de huit mètres de large, qui traverse la ville, est bordé de petites plantations d'aréquiers et de cocotiers.

La ville de Kôrat proprement dite ne doit pas contenir plus de cinq à six mille habitants, et dans ce nombre on compte six cents Chinois, en partie venus directement du Céleste-Empire, en partie dépendants de parents résidant déjà dans le pays. Tous rayonnent de Kôrat à travers la province ou sur la route de Bangkok pour leur commerce.

Autant je trouvai les Siamois venus du dehors impudents, autant je rencontrai d'affabilité et de coeur même dans les Chinois. C'était le contraste qui existe entre la civilisation et la barbarie, entre la masse de vices qu'enfante la paresse et les qualités que donne l'habitude du travail. Malheureusement, l'aisance que le commerce donne à tous ces infatigables marchands et traficants leur procure aussi le moyen de satisfaire leurs terribles passions : le jeu et l'opium. On n'en voit que trop couchés sous un hangar, leur longue et maigre échine courbée, leurs doigts crispés sur leurs affreuses cartes, ou bien plongés dans une espèce de léthargie, au fond de leurs sombres et sales réduits infects, qu'éclaire seulement la faible lumière de leur lampe de fumeur d'opium. L'argent sort à pleines mains de leurs bourses, mais finit toujours, comme à Bangkok, par retourner aux mandarins. Joueurs ou non, le commerce enrichit le plus grand nombre; et quoiqu'ils commencent pauvres et avec des marchandises d'emprunt confiées, sur la simple recommandation d'un ami, par quelque compatriote dont les magasins regorgent, un petit nombre de voyages suffit, il paraît, pour leur donner un capital.

C'est de tout le Laos oriental, d'Oubone, de Bassac, de Jasoutone, ainsi que des villages laotiens de la province de Kôrat, que les marchandises, dont la soie, quoique d'une qualité tout à fait inférieure, fait le principal article, descendent à ce marché. Là, comme ailleurs et comme le dit le Siamois avec une fierté vraiment castillane, le Siamois ne sait produire que son riz.

Si la ville de Kôrat est peu populeuse, la province entière, qui compte une foule de villages et plus de onze petites villes ou chefs-lieux de districts, espacés à quatre, six et huit journées de distance, doit compter de cinquante à soixante mille habitants. Ce petit État est simplement tributaire de Siam, mais à la condition de fournir la première et la plus considérable levée d'hommes, en cas de guerre.

Le tribut consiste en or ou en sa valeur en argent, et monte annuellement, dans plusieurs districts, entre autres dans ceux de Tchaïapoune et de Poukiéau, à huit ticaux par individu. D'autres le payent en soie qui est pesée avec la balance des mandarins; et ceux-ci, comme je le leur ai vu faire pour la cardamome à Poursat et pour les langoutis à Battambâng, surfont le poids et achètent pour leur propre compte, et aux prix qu'ils daignent fixer, la meilleure marchandise.

Les éléphants y sont nombreux; on en tire un grand nombre de l'est, du Cambodge et de tout le Laos septentrional jusqu'à Muang-Lang. Il se tient à Kôrat un marché de ces animaux, dont la province entière doit compter plus d'un millier. Les boeufs et les buffles y étaient autrefois d'un bon marché excessif, mais les épizooties qui depuis quelques années ont ravagé les troupeaux en ont fait doubler et tripler le prix. C'est des extrémités du Laos oriental et même des frontières du Tonkin qu'on les amène au sud.

J'ai visité à neuf milles de Kôrat, à l'est, un temple nommé Penom-Wat, très-remarquable, quoique bien moins grand et moins beau que ceux d'Ongkor. Le deuxième gouverneur me prêta un poney et un guide,et après avoir traversé d'immenses rizières sous un soleil vertical et de feu, reflété par une terre jaunâtre, j'arrivai au lieu où ma curiosité m'attirait, et qui, tel qu'une oasis, se reconnaissait dans le lointain aux panaches aériens de ses cocotiers et à la fraîcheur de sa verdure. Ce ne fut pas cependant sans avoir pris un bain forcé. En traversant le Teleon, profond de quatre pieds d'eau à peu près, je voulus, pour éviter d'être mouillé, renouveler les tours de force de l'enfance imprudente, et, imitant Franconi, je me mis debout sur ma selle; mais, selon l'usage siamois, deux petites ficelles retenaient seules la sangle, non bouclée, si bien qu'au milieu du courant, celle-ci tourna et me fit piquer une tête qu'aurait envié le plus célèbre nageur des bains de l'École. J'en fus quitte pour rester une demi-heure vêtu à la Siamoise , et, ce temps écoulé, il ne restait aucune trace de l'accident. Penom-Wat est un charmant temple de trente-six mètres de long sur quatorze de large, et dont le plan figure assez bien une croix. Il est composé de deux pavillons ou chapelles avec toit de pierre en voûte et portiques de la plus grande élégance. La hauteur des voûtes est de sept à huit mètres; la galerie en a trois de largeur intérieurement et deux de plus avec les murs. À chaque façade de la galerie, se trouvent deux fenêtres garnies de barreaux tournés. Du grès rouge et gris d'un grain assez grossier est entré en entier dans sa construction, et dans plusieurs endroits il commence à se décomposer. Sur une des portes se trouve une longue inscription. Les frontons de toutes sont couverts de sculptures représentant les mêmes sujets à peu près que les temples d'Ongkor et du Bassette. Dans un des pavillons sont plusieurs idoles du Bouddha en pierre, dont la plus grande a deux mètres cinquante centimètres de haut et est actuellement couverte de haillons. Les murs du pavillon ont près de deux mètres d'épaisseur. Quand on parvient au sommet, on croirait se trouver au milieu des ruines d'Ongkor : c'est la même architecture; le même art, le même goût, ont présidé à la construction de l'un et de l'autre. Ici comme là, ce sont. des blocs immenses, polis comme du marbre, se joignant comme s'ils étaient cimentés, ou plutôt comme deux planches soigneusement rabotées et collées. Barreaux, toiture, tout l'édifice en un mot est l'oeuvre des Khmerdôm et non une imitation, et doit remonter aux règnes illustres qui ont laissé sur divers points de l'empire des traces de leur grandeur. L'intérieur, cependant, est loin de répondre à l'extérieur. Pénom était le temple de la reine, disent les Siamois; celui du roi son époux est à Pimaïe, district situé à une trentaine de milles à l'est de Kôrat.

Henri Mouhot
(suite à la prochaine livraison)