Tome VIII, NOUVELLE SÉRIE. – 7e LIV. N° 7.- 16 Février 1901.

L'émigration en Sibérie

sous les auspices du Gouvernement.

Le nom de Sibérie a été jusqu'ici synonyme de souffrance, de douleur et de malédiction. Cependant de toua temps les tsars ont cherché h attirer dans ce pays d'autres colons que les condamnés de droit commun qui vont y accomplir leur peine. Dans ces dernières années, les paysans russes se sont volontiers dirigés vers la Sibérie et il a fallu régler cette émigration. (C'est cette émigration, en quelque sorte officielle, qui fait l'objet de cet article.

La, route est longue et pénible. Mais fortes de leur foi, les familles de paysans russes ne se découragent pas dans leur marche vers 1a terre promise. Elles sont réduites à toutes sortes de privations ; beaucoup d'entre elles, dépourvues de toutes ressources. avant même d'atteindre le but de leur voyage, après avoir vendu les dernières hardes qu'elles avaient emportées, se voient obligées de rebrousser chemin et retournent dans leurs anciens foyers ruinés, en demandant l'aumône.

D'autres, plus favorisées, persistent à continuer leur voyage au milieu d'atroces souffrances. La fièvre les mine et rend plus cruelle encore leur situation. Elles sèment de nombreux morts sur leur long parcours...

Malgré toutes les misères dont étaient accompagnées ces premières tentatives d'émigration, il y a quelque douze ans, de nouveaux émigrés se dirigeaient, chaque jour plus nombreux, vers les terres libres de la Sibérie.

Le gouvernement chercha d'abord à endiguer ce flot migrateur par des mesures répressives. Rien n'y fit. Résolus d'émigrer quand même, les paysans trompaient la vigilance des. autorités, et s'en allaient dans la nuit, fuyant sans papiers. Cependant, la presse s'émut de la douloureuse situation des émigrés encombrantes routes de la Sibérie et terriblement éprouvés par la misère. Elle intervint en faveur de ces malheureux et ne se lassa pas de protester, réclamant l'assistance de l'État.

Il fut ,établi dans la ville de Tioumen, à la frontière de la Sibérie, un bureau de renseignements pour les émigrés, où ceux ci pouvaient .trouver des indications qui leur étaient nécessaires. On construisit dés baraques pour les abriter' pendant leur passage dans cette 'ville, des secours furent distribués aux plus besogneux et des médicaments aux malades. Enfin, il fut édité par les soins de l'administration le Guide des émigrés en Sibérie, dans lequel sont réunis .tous les renseignements sur, le voyage et sur les moyens d'établissement dans ce pays.

Bien que l'intervention de l’état ne présentât au début qu'un faible palliatif, néanmoins elle était pour les émigrés d'un, précieux secours. Cependant, peu à peu, l'assistance de l’état prit des proportions plus considérables et se plaça, enfin, sur le vrai terrain. Aujourd'hui, en effet, l’état, après avoir fait l'étude de la région propre à la colonisation, s'occupe de distribuer aux émigrés des lots de forêt qui peuvent être défrichés et dont l’étendue permet d'assurer le bien-être des familles émigrées et des générations futures. En même temps il leur accorde des subsides pour, subvenir à leurs besoins les plus pressés, en attendant la première récolte.

Nous puisons dans l'ouvrage de M. Bogdanowski, officiellement chargé de l'exploration des terrains propres à la colonisation dans les forêts du gouvernement de Tobolsk : Comment Pierre Zakataev a émigré en Sibérie, des renseignements exacts sûr la régularisation de ce mouvement migrateur et sur la colonisation organisée et patronnée par l’état.

Nous adressons ici notre témoignage de vive gratitude à M. et à Mme Slepzoff, éditeurs de cet ouvrage, qui représente le dernier fascicule de leur Bibliothèque populaire, Livre sur livre. Ils ont bien voulu mettre à notre disposition plusieurs clichés des intéressantes photogravures qui accompagnent ce volume; de même que la lettre autographe, dont ils ont été honorés par M.Yermoloff, ministre de l'agriculture et des domaines, et dont nous retenons le passage suivant :

" Le livre de M: Bogdanowski a d'autant plus de mérite qu'en dehors des illustrations d'après, des photographies prises sur place, le texte lui-même a été copié sur le -vif par l'auteur. Personnellement, je suis très au courant des faits qui se rattachent à l'émigration en Sibérie et j'estime que 1à propagation dans le public des notions authentique à à ce sujet peut être d'une très grande utilité. " .

Dans son livre,. M. Bogdanowski raconte l'histoire d'un de ces émigrés, que le lecteur peut suivre à travers toutes les péripéties de son voyage et de ses débuts dans la terre nouvelle , pour ne le quitter que solidement établi, escomptant dans un avenir prochain une prospérité durable pour sa famille et ses descendants. (l'auteur avait fait la rencontre de ce paysan au Congrès tenu en 1894, à Wiatka, dans le but de rechercher les moyens de relever la situation de la population rurale très éprouvée , dans cette province par là famine en 1891-92. Les observations justes et, raisonnées de cet agriculteur attirèrent son attention, il voulut le connaître de plus près.

Pierre Zakataev est le nouveau type du paysan, de celui qui après avoir reçu les premières notions à l'école de son village, cherche à compléter son instruction par la lecture.

Il se passionne surtout pour les livres d'agriculture. C'est en s'adonnant à l'exploitation de son lopin de terre qu'il voit le moyen réel de se créer une situation indépendante, qu'il veut assurer aussi â ses deux jeunes fils. Il prévoit, en se bayant sur les statistiques, que l'accroissement de 'la population réduira sa part et celle dé ses enfants lors du futur partagea de la, terre. Il se plaint de l'opposition que lui font ses concitoyens lorsqu'il veut, apporter une amélioration à la culture de son champ. I1 veut bien travailler, certes, mais sur un champ dont il soit le maître.

Il prend donc la résolution d'aller s'établir en Sibérie, dans l'arrondissement de Tara, gouvernement de Tobolsk, attendu que cette localité que lui désignent des amis qui l'ont devancé, a servi de grenier pour toute la région, alors que la famine sévissait partout ailleurs. Il a appris en même temps qu'en dehors dé la culture et de l'exploitation du bois, on peut aussi tirer des bénéfices de la récolte des pommes à noisettes dont abondent les cèdres dans lés forêts de là-bas. Néanmoins, les renseignements qu'il a recueillis sur ce pays lui ont fait comprendre qu'il n'y a que ceux qui ont des économies qui y réussissent; ceux qui ne possèdent que leurs bras sont réduits à la misère. En effet, là aussi les champs de culture demandent de l'engrais, sans quoi les récoltes ne surpassent pas celles que l'on fait en Russie. Le bois abonde, mats en revanche, les champs font défaut; et si l'on veut se mettre à la culture, on est obligé de défricher.

Zakataev, qui. est, un esprit pratique, ne se fait pas d'illusion sur la vie dans ces parages; il comprend très bien que pour arriver à une certaine aisance, il faut déployer beaucoup d'énergie, travailler sans trêve ni relâche :

"  J'ai commencé, écrit-il, les démarches nécessaires pour mon émigration.

" Le Zemski natchalnik (officier de l'administration rurale, nommé par le gouvernement) après avoir pris connaissance de ma demande, chercha d'abord à me dissuader en faisant ressortir les usages de la Sibérie et surtout en insistant sur la. mauvaise qualité du sol . Convaincu que ma résolution était inébranlable, il me fit subir un véritable interrogatoire au sujet des arrérages des impôts. Ce point étant réglé, il m'annonça enfin qu'il allait ordonner une enquête pour s'assurer que je n'avais aucune obligation vis-à-vis de l’administration des Domaines. Mais comme je n'avais pas de dette, il ne put mettre d'entraves à la réalisation de mon projet.

Ensuite, conformément à la loi, j'envoyai une pétition à M. le Gouverneur de Wiatkaenlui faisant part de mon intention d'émigrer pour aller m'établir dans un coin de l' Ourmane - c'est le nom local de la forêt dans la Sibérie, mot emprunté aux Tatars - dans l'arrondissement de Tara .

"  J'observai très minutieusement toutes les prescriptions énumérées dans le règlement pour les émigrés, dans l'espoir de bénéficier des immunités qui leur sont accordées dans ce cas, à savoir d'être pendant trois ans exempt d'impôts envers l’état et d'obtenir un subside s'élevant de 60 à 70 roubles (soit 160- 185 francs): Ce dernier n'est pas toujours accordé  "

Les émigrés en s'embarquant à Sarapoul (gouvernement de Viatka) font le voyage en chemin de fer jusqu'à Tioumen et toute la traversée en bateau jusqu'à Tara pour la somme minime d'environ six roubles cinquante kopeks par personne et 35-40 kopeks par seize kilos de bagages.

Quant à l'établissement des émigrés dans la région de Tara, le gouvernement a adopté deux systèmes différents:

1° Dans la partie forestière attenant aux terres d'un village fondé antérieurement et explorée par des ingénieurs au service de l'états dont la valeur agricole est ensuite déterminée par des officiers du gouvernement spécialement envoyés pour cela les lots sont répartis entre un certain nombre de demandeurs. Ces lots limités à un chiffre établi d'avance et attribués à chacun des membres masculins de la famille qui a émigré, présentent une superficie de quinze dessiatines soit environ dix-sept hectares de terre utilisable ;

2° La partie inexplorée au fond de la forêt est laissée à l'occupation libre. Les émigrés sont autorisés à aller s'y établir à leurs risques et. périls en cherchant eux-mêmes les endroits propres à leur habitation et au défrichement des terres. Ici, chacun est libre d'exploiter l'étendue de terrain qui lui convient, sans être obligé d'en rendre compte à personne. Ce dernier mode est préféré par les tempéraments énergiques et intrépides. Ce sont pour la plupart d'anciens habitants acclimatés dans le pays qui tentent de faire fortune dans ces immenses étendues ouvertes à l'occupation libre. Enfoncés dans les profondeurs de l'ourmane que l'homme n'avait jamais foulées de son pied, ils rencontrent évidemment plus de difficultés à vaincre et s'imposent un labeur plus dur; mais en acceptant cette rude tâche, les colons escomptent les avantages qu'ils. devront recueillir dans l'avenir et qui les récompenseront de leurs efforts. Entre autres difficultés, cette région est très éloignée des centres où l'on peut se ravitailler ; pour y réussir, il faut dès le début être bien approvisionné.

Le récit suivant que Zakataev nous fait de son voyage de Tioumen à Tara, est une nouvelle preuve des misères sans nombre que doivent supporter les émigrés pendant le trajet, et que la presse russe a plus d'une fois signalées à l'attention des autorités.

La ville de Tioumen, ville frontière de la Sibérie, est naturellement le point de concentration des émigrés, qui s'y rencontrent parfois au nombre de dix mille personnes. Celles-ci sont souvent obligées d'y séjourner pendant des mois entiers en attendant leur tour d'être embarquées, vu le service insuffisant dés bateaux dont le départ ne s'effectue pas journellement. Toute cette population flottante ne trouve pas à se loger dans la petite ville. Une partie est hospitalisée dans des baraques construites aussi bien que possible par les soins de l'administration, les autres sont obligés de camper dans les environs de la ville, de dormir à la belle étoile ou d'improviser des huttes de branchage, en guise de tentes et même de camper en plein champ. Zakataev signale qu'il souffrit beaucoup du manque d'eau potable. Dans ces conditions la fièvre typhoïde ne tarde pas à faire des ravages; elle fait de fréquentes victimes. En outre, les vivres vendus très cher, sont de mauvaise qualité.

Toute cette population attend avec anxiété le jour du départ qui doit être pour elle le jour de la libération.

De Tioumen, les émigrés continuent leur voyage en chalands remorqués par un vapeur. Ces chalands, selon Zakataev, ne sont pas autre chose que d'énormes caisses flottantes, longues de soixante-dix mètres et larges de trente, sans aucun siège. Le couvert, qui en même temps sert de pont, est percé de plusieurs orifices pour laisser passer dans la cale l'air et la lumière. C'est par ces ouvertures ou panneaux que les voyageurs ont accès dans l'intérieur du chaland.

A propos de ces bâtiments de transport, il raconte une scène, pénible qui eut lieu pendant la traversée. Un jour qu'il pleuvait à verse, tout le monde s'était réfugié dans la cale et les personnes qui devaient se tenir en dessous de ces sortes d'écoutilles, les fermèrent pour se préserver de l'eau. De cette manière, le peu d'air qui pouvait entrer, par ces ouvertures fut intercepté et on commença à suffoquer. Alors, un tumulte indescriptible ce produisit à l'intérieur de cette caisse noire fermée hermétiquement et peuplée d'êtres humains. Les hommes proféraient des injures et des gros mots, les femmes, encore souffrantes des suites du - campement en plein champ, s'affaissaient évanouies, les enfants gémissaient de douleur: Heureusement la jeune femme, qui,, en sa qualité d'officier de santé, accompagnait le convoi, eut une idée ingénieuse: Elle fit jeter dans la cale de l'acide phénique. Et l'odeur pénétrante de cet acide décida les récalcitrants à ouvrir les écoutilles. Sur le pont, entièrement encombré pas les bagages des voyageurs, on avait peine à se tenir. Bien entendu tout le monde vivait en commun. Il n'y avait que trois cabines, dont l'une servait de cuisine, et les deux autres étaient réservées au second et à l'officier de santé. La vaillante jeune femme qui occupait ce poste, se voyait obligée d'y recevoir les malades qu'elle plaçait sur son lit pendant les consultations, tous les coins de sa cabine étant remplis de sacs contenant des provisions qu'elle distribuait aux émigrés nécessiteux. Car les voyageurs sont tenus de faire eux-mêmes leur cuisine. Cette besogne est confiée à plusieurs cuisiniers de bonne volonté, qui commencent, leur travail depuis deux heures du matin., afin de pouvoir satisfaire tout le monde, la ,cuisine étant trop petite et mal aménagée. A peine ont-ils fini à neuf heures du soir.

Arrivés à Tara, les émigrés qui continuèrent leur voyage, durent laisser à l'hôpital de cette ville environ cent malades.

(A suivre)

MARIE STROMBERG.

 

Tome VIII, NOUVELLE SÉRIE – 7e LIV. N° 8.- 23 Février 1901.

L'émigration en Sibérie

sous les auspices du Gouvernement. (Suite)

 

Les grandioses paysages de la Sibérie; empreints d'une beauté austère, impressionnent les étrangers ,et charment les natifs. Dans son livre Sibérie comme colonie, M. Jadrintzeff , écrivain distingué, et patriote sibérien, affirme y avoir trouvé " cinq Suisses ", c'est à dire cinq régions différentes rivalisant par leur beauté avec les pays alpestres. D'ailleurs, tous ceux qui; bon gré mal gré, ont été amenés ,à contempler les fleuves majestueux de la Sibérie et ses forêts séculaires, surtout dans la partie orientale où elles portent le nom de taïga, sont unanimes à reconnaître la beauté originale de ces lieux . M. Bogdanowski fait, aussi par de ses impressions alors qu'il remontait en canot la rivière Chich, qui roule ses eaux au milieu d'une nature sauvage, dans une vallée de sept kilomètres de large, formée par des chaînes de montagnes dont les sommets s'élèvent jusqu'à dix kilomètres au-dessus du niveau de là mer. C'était d'ailleurs l'unique moyen de pénétrer avec son outillage, sa tente, son bagage, ses provisions dans le territoire qu'il devait .explorer : vu la distance, ses hommes ne pouvaient les porter à dos. En s'enfonçant. dans la forêt, on rencontre le sapin, le cèdre et le pin, qu'ont supplanté le bouleau, le peuplier, le bois de Sainte-Lucie et de Coursault qui, en larges bandes, bordent le fleuve l'auteur insiste sur cette particularité, que ces parages ne sont égayés par les oiseaux gazouillant dans le feuillage. Seul le geai jette de temps en temps ses cris aigus. Après cinq jours de navigation en canot, la petite troupe atteint le village Jagodnaïa, situé a vingt kilomètres de l'embouchure du Chich . Les habitants ont percé une route pour communiquer, avec Tara, mais l'entretien en est très difficile à. cause de la terre glaise qui forme la couche supérieure du sol et qui ne peut absorber l'eau de pluie qui stationne, dans de profondes ornières. De plus; la percée étant très étroite, à chaque orage, cette route est entièrement encombrée par les arbres renversés par la tourmente. Pour la déblayer et la rendre à la circulation, il faut que tout le village prête son concours. Cependant, de distance en distance, on y trouve des dépôts de vivres, où les expéditions officielles s'approvisionnent, afin de pouvoir poursuivre leur route dans ce désert. La viande est remplacée par le gibier, qui abonde dans la foret; a chaque. halte, on chasse à volonté.

Deux jours après, M. Bogdanowski eut la chance de joindre une partie des ingénieurs, envoyés pour faire la coupe de la nouvelle concession aux émigrés, dans le haut Chich . Au moment où il allait amarrer il entendit des coups de hache, qui partaient d'un endroit peu éloigné. Il comprit que quelques voyageurs se disposaient , comme il était lui-même sur le point de le faire à. passer la nuit en plein vent et préparaient leur feu: Il donna l'ordre de ramer, heureux de passer la soirée en société. En effet, à peine son bateau eut-il fait quelques kilomètres, que les voyageurs aperçurent les mâts blancs de la petite flottille, qui se composait de six barques. Au sommet des mâts flottait le pavillon national.

Cette flottille comprenait les embarcations des trois groupes d’ingénieurs. Chacun en avait deux à sa disposition: une barque toiturée pour l’équipage et l'autre destinée au transport des provisions, nécessaires pour le temps des travaux qui devaient se prolonger deux mois et demi. L'embarcation était simplement protégée contre la pluie, par des morceaux d'écorce de bouleau étendus sur les sacs.

Nous empruntons au récit vivant de M. Bogdanowski la scène pittoresque que voici :

" Lorsque nous en approchâmes, dit-il, l'équipage d'une des barques était déjà à terre; parmi les pins, on apercevait une tente blanche et plusieurs hommes occupés à ranger les sacs contenant les provisions. Le jour était tombé. On alluma un feu qui pétillait gaiement en éclairant notre camp. Un homme de service, vint posée devant nous une énorme, bouillotte ,de cuivre pleine de thé: Tout en savourant la délicieuse' boisson, mon ami Zakataev et moi, nous engageâmes, une conversation avec l'un des ingénieurs, auquel ces parages paraissaient être très familiers. Il nous apprit d'abord que toute cette région s'étendant jusqu'aux domaines du village d'Atirki, était destinée recevoir de nouveaux colons, que lui et ses compagnons y avaient procédé à la coupe des lots; moyennant de larges percées à travers la forêt. Les terrains propres à être défrichés :sont égalisent indiqués par des percées; mais beaucoup plus étroites. il nous dit aussi, qu'au delà de la région qu'ils étaient charges, d'explorer se trouvent d'immenses étendues réservées à l'occupation libre…

" Pendant cet entretien, les hommes des trois groupes prenaient aussi leur repas et allant d'un feu à l'autre, ceux de notre escorte firent leur connaissance. Une bonne camaraderie ne tarda pas à s'établir entre eux .

" La lumière rouge de nos feux, se reflétant sur le massif des arbres qui nous entouraient, les faisait apparaître comme dans un embrasement, et, de leurs cimes sombres, ces pins élancés semblaient toucher le ciel. Le tableau était féerique.

" Bientôt des sons d'accordéon, qu'un ouvrier, avait eu soin d’emporter avec lui, remplirent cette solitude nocturne, puis à cette musique vint se mêler le chant d'une mélodie populaire, qu'un autre ouvrier entonna, que tout l'équipage, reprit en chœur. Et l'entrain général fit vite oublier les fatigues de la journée.

"  La soirée se passa rapidement. Vers 11 heures, le chef de l'expédition dut rappeler à son personnel, que le lendemain il faudrait être levé avant 4 heures pour se remettre en route "

Ce service des ingénieurs est des plus durs. Dès le point du jour jusqu'à la nuit on traîne la chaîne d'arpenteur avec tout l’attirail d'outillage, on abat de gros arbres pour pratiquer des percées formant de larges avenues, qui se croisent en rectangle. Ainsi, une étendue délimitée de la forêt est divisée en lots qui sont ensuite concédés aux émigrés. Tant que cette besogne n’est pas achevée, on couche, la plupart du temps, à la belle étoile sur la place même où la nuit vient vous surprendre. Parfois, lorsque les travaux demandent une présence prolongée dans le même endroit; on construit à la hâte une cabane pour servir d'abri dans la nuit, mais on ne peut en .profiter que les dimanches; parce qu'en travaillant, on s'enfonce de plus en plus dans la forêt et l'on se couche où on se trouve, quand la cabane est trop éloignée. A côté ..de ces abris improvisés, on établit aussi un garde-manger; on emporte à chaque expédition la quantité de vivres nécessaire 'pour la huitaine. En travaillant dans ces conditions, souvent on n'a pas le moyen de changer de linge pendant un mois.

Mais le véritable fléau de l'Ourmane; de sont les moustiques, dont nuit et jour on est exposé à subir les attaques. Non seulement les chevaux laissés dans la forêt ne résistent pas aux piqûres acharnées des myriades de ces bêtes: on a vu des enfants, et même, des hommes succomber, épuisés par ce minuscule, ennemi. Aussi, lorsqu'on s'engage dans les profondeurs, de l'Ourmane, prend-on la précaution de se munir de moufles en cuir et d’une sorte de masque en fil, de fer, derrière lequel est adapté un voile dont, on s’enveloppe entièrement la tête et le cou, car la fumée des feux que l'on entretient dans le but de chasser les moustiques ne produit son. effet qu'à une distance très limitée.

Encore trois jours de voyage sur le Chich et M. Bagdanowski atteignit le village d'Atirki, situé au milieu d'une brousse épaisse. Il y a quarante ans, quelques audacieux pionniers, pénétrèrent dans cette partie de l'Ourmane, tout à fait isolée et sauvage. Les Tatars, originaires du pays, refoulés au fond de la foret, défendaient jalousement leur territoire contre toute, intrusion d'étrangers: Se considérant. comme maîtres absolus de l'Ourmane, désirant, conserver leur patrimoine, ils répandaient les légendes les plus fantastiques pour en. détourner les colons russes. Ces taillis épais et impénétrables auraient été remplis d'ours féroces, habitant en société de Chaïtan (Satan) et de satyres qui ne voulaient pas souffrir chez eux la présence d'aucun être humain. Et si, par hasard,, un homme s'aventurait dans leur domaine, ces satyres s'en donnaient à cœur joie en le faisant errer à travers la forêt jusqu’à ce que mort s'ensuivît.

Cependant, les fondateurs du village d'Atirki, qui les premiers osèrent aller s'y établir; durent payer cher l’envahissement de cette, brousse. Les Tatars leur cherchaient querelle a fout propos. Tantôt ils les attaquaient et les battaient; tantôt ils enlevaient leurs bestiaux ou incendiaient leurs meules de foin. .Néanmoins ils résistèrent et donnèrent ainsi naissance au premier village russe, sur le Chich.

L’état à cette époque ne s’occupait pas encore de l'exploration des forêts de la Sibérie; qui appartenaient à la couronne. Mais par l’intervention de 1’administration locale suscitée par les plaintes des Tatars qui prétendaient que les nouveaux colons en défrichant, détruisaient un bois précieux , il ordonna une enquête. Il fut dés lors établi que la forêt où l'on trouvait des bois de valeur, commençait à vingt kilomètres seulement de l’endroit, occupé par les colons,. qui n'était que la lisière où se serraient de misérables bouleaux. Grâce à cette enquête qui eut lieu vingt-cinq ans après la fondation du village d’Atirki , l'administration prit connaissance de cette colonisation. E11e fît alors opérer des coupes dans la forêt avoisinant les champs de ces colons, sur une surface d'environ trois cents hectares, qu'elle leur concéda en toute propriété

Actuellement, les habitants d'Atirki possèdent plus de cent hectares de terre arable, qu'ils cultivent avec le plus grand soin . Les champs réservés aux semailles d'hiver sont labourés deux fois et ceux pour les semailles du printemps trois et jusqu'à quatre fois avant d'être ensemencés. On laboure avec la charrue, à deux roues, traînée par deux chevaux, qui permet de faire les sillons très profonds et d'empêcher l'ivraie d'étouffer la semence. Les champs qui viennent d'être défrichés produisent une récolte de 8oo à 1ooo kilos de blé par hectare mais après trois ans de culture, ils demandent de l'engrais, après quoi on obtient une récolte de 2 000 kilos.

"  Aujourd'hui., cela marche tout seul, disait un des anciens pionniers du village d'Atirki ; on n'a pas grand-peine à s'établir dans cette brousse, où l'on se rend avec l'assistance du gouvernement. Tenez, les familles qui sont venues ici dernièrement ont reçu chacune un subside d’état s'élevant à une somme de soixante-dix roubles, ce qui est déjà joli. Mais à part cela, le déplacement leur a été facilité, de sorte qu'elles ont été à même d'effectuer leur voyage à peu de frais. Enfin, la peine de se livrer à des investigations pénibles pour s'orienter dans un pays inconnu leur fut épargnée. Car, comment dire les efforts que l'émigration nous a coûtés à nous autres, avant même de pouvoir nous mettre en route! La plupart de nos compagnons de voyage se virent forcés de rebrousser chemin sur l'injonction des autorités. Ceux-là même, qui, bravant toutes les difficultés, souffrant toutes les misères, soutenus par la seule pensée de pouvoir défricher en pleine liberté un coin de terre pour vivre indépendants, sont parvenus jusqu'à cette forêt, y ont été attaqués, pourchassés, enfin dénoncés.

" Car, au début , nous avons eu ici pas mal d'ennemis, contre les attaques desquels nous avons été forcés de nous défendre: Ces champs cultivés que vous voyez s'étendre au loin ne présentaient alors qu'un grand espace hérissé de jeunes bouleaux; la végétation, après l'incendie, n'était plus exubérante comme autrefois, parce que, avec les gros arbres qui avaient péri dans les flammes, l'humus, qui, depuis de longues années s'était accumulé sur le sol, avait été consumé. Bien que nous ayons pu défricher sans beaucoup de peine, nous avons été, en revanche, obligés d'amender presque aussitôt nos champs.

" D'aucuns s'imaginent qu'en Sibérie, ce ne sont que des fleuves, de lait qui coulent entre des bords de kissel , qu'on n'a pas besoin de travailler; on n'a qu'à venir pour manger et boire a volonté. On se trompe dé beaucoup... En, Sibérie, pas plus qu'ailleurs, la manne ne .vient du ciel. Chaque hectare de champ que nous possédons nous a valu au moins vingt jours de travail avant d'être transformé tant bien que mal en terre arable, et il y avait des endroits où de vieux bouleaux étaient restés et où il a fallu plus de trois mois pour mettre un hectare en état de culture, après, l'avoir débarrassé de toutes les racines.

"  Comme je viens de le faire observer, on a eu grand tort, aujourd'hui , de tant faciliter l'émigration . Car, beaucoup de gens, qui depuis longtemps ont délaissé leur propre champ pour aller offrir leurs bras à quelque grand propriétaire, en apprenant qu'en Sibérie les terres sont distribuées gratuitement et qu’on reçoit, par-dessus le marché, un subside en espèces, s'empressent de venir ici dans l'espoir de se créer une situation de cultivateurs indépendants. Dans cette illusion, ils vendent tout ce qui reste encore dans la maison qu'ils abandonnent. Mais ils sont bien vite déçus et s'aperçoivent bientôt qu'ici, en travaillant pour son compte, on doit s'imposer un labeur plus rude que ne l'exigerait un patron. De plus, si les fonds manquent, on se trouve dans l'impossibilité absolue d'entreprendre, quelque travail que ce soit. Le subside accordé par l’état est vite mangé. Se voyant ainsi, entièrement dénués de ressources, ces pauvres diables n'ont plus d'autre parti à prendre que de s'en retourner dans leurs anciens foyers, plus pauvres qu'ils ne l'ont jamais été. Bien entendu, ils font retomber leur insuccès sur le nouveau pays, où ils n'ont pu réussir, tout y est mauvais, la terre improductive, etc. Certes, la vie, ici, n'est pas facile. Mais si dures qu'en soient les conditions, elle a aussi du bon. On a de l'espace pour se remuer, du bois en abondance pour se chauffer en hiver et pour tous les besoins du ménage. A une vingtaine de kilomètres, au fond de la forêt, on trouve du magnifique bois de construction. Ensuite, chacun de nous est propriétaire d'au moins quatre chevaux et du nombre de vaches nécessaires dans un ménage. Aussi, ne nous hâtons-nous pas pour les travaux de défrichement, attendu que nous ne faisons pas de la culture pour la vente du blé, mais simplement pour l'entretien de nos familles. Chez nous, tout se fabrique à la maison, même la toile et les tissus pour les vêtements; ce n'est que pour leur costume du dimanche que nos femmes et nos filles achètent de l'indienne en ville:

" A côté de la culture, nous trouvons aussi quelques ressources dans la forêt; nous y récoltons des noisettes de cèdre, nous chassons la gélinotte; parfois, nous avons aussi l'aubaine d'un élan et même d'un ours. La pêche nous fournit une quantité suffisante de poisson pour notre table. Il y a quelque temps, nous pouvions même en. porter au marché, mais en ce moment la pêche est moins abondante."

Et en s'adressant à Zakataev, le vieux colon termina son récit par les paroles suivantes:

" Allons, mon vieux, courage! Si tu as pu réaliser quelques fonds, tu ne dois pas avoir d'hésitation pour venir t'établir dans ces parages. Après un ou deux ans, tu seras un bon fermier et tu auras acquis la certitude que tes enfants auront toujours de quoi se mettre sous la dent. "

MARIE STROMBERG.

Update: 02.02.2003
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