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LE TOUR DU MONDE - Volume NS17 - 1911 - Pages 61-108, 253-300

MES TROIS ANS D'ANNAM

Burgos & Asturies Saragosse

PAR GABRIELLE M. VASSAL

Traduit et adaptE par le Dr. J.-J. Vassal.

Chapitre III

Visite à la briqueterie de Logoum. - En sampan. - Quelques mots sur les Tchams. - Le temple Tcham de Nhatrang. - La fête du Têt; courses et jeux; une représentation théâtrale.

Certain jour, en remontant la rivière de Nhatrang, à bord de notre sampan, nous allâmes visiter la briqueterie, de Logoum. Ce petit village cuit toutes les briques dont la province a besoin. Son commerce se fait par la voie du fleuve; aucune autre route n'y mène; mais les habitants aiment leur isolement.

Aussitôt débarqués, nous fûmes entourés par les chiens qui aboyaient furieusement. Sans un des enfants qui nous avait suivis, nous aurions été sérieusement mordus. Les chiens des Européens se précipitent sur les indigènes qui essaient de pénétrer dans un enclos, mais les chiens des indigènes, par une touchante réciprocité, sont également féroces contre l'Européen. Les bêtes sont cependant parfois de la même race et de la même famille ! Ces hurlements firent sortir les indigènes de leurs maisons. Ils ne paraissaient pas surpris de nous voir et le motif de notre visite les laissait indifférents. Tous les enfants, attroupés, nous suivaient à une distance respectueuse.

Après avoir circulé autour des cases, nous rencontrâmes une petite place découverte où des jeunes filles pétrissaient de l'argile avec les pieds, qui, pour cette opération, sont certainement plus commodes que les mains; mais des Européens n'auraient jamais été capables de travailler l'argile avec cette dextérité et sans perdre l'équilibre. Quand la matière a acquis la préparation et la consistance désirables, elles la divisent en briques et en tuiles avec une ficelle; elles les mettent ensuite au soleil pour les faire sécher. C'est encore avec les pieds qu'elles les alignent sur le sol et elles les y laissent jusqu'à ce que le four se trouve prêt à les cuire. Le travail le plus intéressant de ces manieurs d'argile est celui du tour pour la fabrication des vases; c'est la femme la plus vieille que j'aie jamais vue qui en était chargée : ses cheveux étaient complètement blancs, ses yeux s'étaient obscurcis, sa bouche avait perdu ses dents, et son visage n'était plus qu'un réseau de rides profondes; malgré cela ses mains desséchées et ses pieds restaient agiles et vigoureux. D'un mouvement très vif, elle mettait le tour en action et les pots sortaient les uns après les autres modelés parfaitement; elle en acheva plusieurs sous nos yeux. Alors, des enfants les mirent au soleil. Ceux-ci se tenaient près d'elle, attentifs au moindre geste. Elle paraissait être traitée avec le plus grand respect - bien mérité d'ailleurs. N'était-ce pas son travail qui, depuis des années, contribuait à la richesse du village ? Tous les pots étaient de la même forme mais de différentes tailles; après la cuisson, ils prenaient une couleur rouge brunâtre. Les briques et les pots, une fois terminés, sont portés aux marchés voisins ou présentés à la Résidence comme impôts en nature. Tandis que les femmes travaillaient ainsi, les hommes s'employaient à détacher les blocs d'argile des berges du fleuve et coupaient les pièces de bois pour chauffer le four. Il y avait du bois en tas dans tout le village, où il formait de véritables barricades. Il est curieux de remarquer que les habitants de ce village n'ont pas encore songé à construire pour eux des maisons de briques; ils se contentent encore de mauvaises cases où la brique et la tuile n'ont aucune part.

En revenant au bateau, j'avisai deux jolis petits arbustes dans un jardin et j'eus envie de les acheter. Je m'adressai à un Annamite qui semblait en titre le propriétaire. Comme je commençais à marchander le prix avec lui, survint une femme âgée qui était probablement sa mère; elle écarta mon interlocuteur sans cérémonie et prit la parole à sa place. Je vis tout de suite que j'avais affaire à forte partie et je fus heureuse de ne payer mes deux arbustes que le double de leur valeur. Cet incident montre bien l'influence qu'une femme prend avec les années dans une maison, qu'elle agisse comme mère, belle-mère ou propriétaire. Illettrées le plus souvent et ne sachant pas aligner cinquante caractères, ce sont les femmes cependant qui chez les Annamites ont le sens le plus exact des affaires et du commerce. Les hommes leur reconnaissent cette qualité et comme ils en tirent profit, ils s'en rapportent sagement à elles. Lorsque nous remontâmes dans notre sampan, la petite famille qui en constituait l'équipage venait de terminer son repas. Nous découvrions une telle quantité de plats que nous nous demandions comment ils avaient pu préparer tout cela dans le fond du bateau.

Je me rendis bien compte des talents que possède le cuisinier annamite quand, plus tard, dans un sampan aussi, nous dûmes prendre trois jours de suite des repas de cinq services. Encore, y avait-il plus de monde à bord cette fois-la, et un tel encombrement dans l'embarcation que, à chaque mouvement, notre cuisinier trébuchait dans les jambes des rameurs. C'était au cours d'une excursion sur le cours supérieur de ce même fleuve, dans une région de hautes futaies et de forêts. Le voyage ne manquait point de distractions; tous les cent mètres nous devions franchir des rapides; les rameurs se précipitaient tout à coup hors du bateau et, les uns manoeuvrant à la cordelle, les autres poussant, tirant et soulevant le sampan, arrivaient à le ramener dans les eaux plus calmes. Ils poussaient des cris formidables tout en glissant et roulant parmi les rochers. S'ils avaient davantage usé de leurs muscles et moins de leur voix, nous aurions peut-être avancé plus vite, mais le bruit leur semblait indispensable à la marche du bateau. Je me demandais à chaque rapide ce qui serait arrivé si notre esquif avait été brisé; il n'y avait pas d'autres sentiers dans la jungle que ceux tracés par les éléphants sauvages. Où ils ont passé, l'herbe est foulée et pressée comme au rouleau; les branches des arbres sont brisées et les arbustes arrachés; leurs lourds sabots battent si bien le sol qu'ils font de vraies routes où il serait possible parfois de s'engager en voiture; tout de même, c'est peu rassurant, car ces routes ne mènent à aucun village. Les Annamites ne se risquent pas dans ces parages, et les Moïs, d'ailleurs clairsemés, habitent beaucoup plus loin. Sur les deux rives entre lesquelles nous allions de rapide en rapide, le fourré était si touffu que le regard ne pouvait aller au delà des premiers arbres; au-dessus de nos têtes, les branches venaient se rejoindre et nous avancions sous un berceau de verdure qui nous cachait le ciel.

Heureusement, nous arrivâmes à destination sans avoir brisé notre bateau. Le retour s'effectua en quelques heures, alors qu'il avait fallu trois jours pour monter. Les plus habiles de notre équipage s'étaient placés à l'avant du bateau et manoeuvraient à la perche. Leur coup d'oeil et leur adresse étaient remarquables. Il semblait par moments que nous allions être broyés contre les énormes rochers qui nous barraient la route, mais nous nous glissions entre eux et nous passions avec une vitesse vertigineuse par un simple jeu de la perche, qui exécutait des à droite et des à gauche avec un art merveilleux.

Ce fleuve fut témoin de bien d'autres aventures ! La moins drôle, peut-être dans notre trajet de retour, ce fut d'être surpris par la marée descendante et d'échouer. Nous n'avions plus qu'à patienter en attendant d'être secourus. Les indigènes nous dépêchaient un de ces petits sampans grands comme un panier à linge, que le plus léger mouvement fait chavirer, mais qui passent partout. Il nous fallut débarquer sur la place du marché, pleine de monde : sains et saufs, mais peu fiers d'aborder en si piètre équipage.

Une excursion intéressante était celle du temple Tcham de Nhatrang. Mais avant d'en parler je dois dire un mot des Tchams eux-mêmes. Parmi les nombreuses races qui ont vécu en Indo-Chine, il n'en est point qui leur soient comparables. Ils ont laissé des monuments qui donnent une haute idée de leur civilisation. Après avoir dominé en Annam, ils ont disparu devant les Annamites; il reste d'eux seulement quelques représentants groupés en villages à Chaudoc et à Phanrang.

L'existence de l'ancien royaume « Cyamba » fut révélée à l'Europe par Marco Polo, qui le visita en 1280, Les Tchams se rattachent probablement au rameau malais; ils avaient emprunté leur civilisation à l'Inde, Quoique n'étant pas les aborigènes de l'Annam, ils occupaient ce pays depuis plusieurs siècles quand ils se heurtèrent aux Chinois, au IIè siècle avant notre ère. Dès cette époque, les annales chinoises les décrivent non seulement comme très avancés en civilisation, mais comme riches et prospères; leur royaume s'étendait de Saïgon au nord du Tonkin et comprenait une partie du Siam actuel. Dans les querelles entre les premiers Annamites qu'on appelait « Giao-chi », et les Chinois, ils prirent parti tantôt pour les uns tantôt pour les autres; mais finalement ils aidèrent les Annamites à se débarrasser du joug chinois. Ils ne pouvaient pas commettre de plus grande faute politique, car les Annamites se retournèrent bientôt contre eux. Désormais ce fut une rivalité qui dura plusieurs siècles et ne se termina que par la disparition de l'une des deux nations.

Sous le règne du grand empereur annamite Thanh-Tong, une formidable expédition fut préparée contre l'ennemi héréditaire. Une armée de 260000 hommes vint attaquer les Tchams jusque dans leur capitale, située dans le Binh-Dinh actuel; la place fut prise d'assaut et saccagée; quarante mille hommes furent passés par les armes et le roi fut fait prisonnier (1472).

Les premiers missionnaires français qui abordèrent sur les cotes d'Annam, à la fin du XVIIè siècle, trouvèrent encore des Tchams établis dans la province de Khanh-Hoa (Nhatrang). Mais ces débris d'un grand peuple étaient incapables de se reconstituer et de s'arrêter dans leur décadence. Elle est aujourd'hui complète, puisqu'ils sont réduits à un nombre très restreint de familles.

Quelques types de femmes sont encore très beaux : elles sont grandes, élancées; le profil très pur du visage rappelle les Indiennes; elles portent autour de leur chevelure un large turban dont les pans retombent de chaque coté de la tête. Leur tunique ressemble au cai ao annamite, mais, au lieu de flotter, elle se moule étroitement sur le corps; la couleur préférée semble être le vert. Parfois, on rencontre le type tcham dans tel pauvre village Moï de l'intérieur; bien que le métissage tcham remonte à de nombreuses générations, les caractères primitifs s'accusent parfois vigoureusement, par exemple dans telle jeune fille svelte, aux traits fins, qu'on s'étonne de trouver an milieu des Moïs et vivant comme eux en sauvage.

La religion des Tchams était le brahmanisme ou l'islamisme. Ceux qui adoraient Brahma, Vischnou et Siva le faisaient sous des noms différents des noms indiens. Leurs superstitions étaient aussi très nombreuses. Actuellement, ils célèbrent encore des cérémonies particulières, relevant de l'une ou l'autre religion, mais sont aussi incapables d'interpréter le Coran que de comprendre leurs pratiques brahmaniques.

De beaux monuments et des temples Tchams se retrouvent à travers l'Annam et le Tonkin; les sites préférés pour les temples étaient généralement des collines, prises parmi les plus belles régions du pays. Le temple de la déesse Po-Nagar commande à Nhatrang le plus célèbre panorama de la province. Les temples du cirque de Mi-son (Quang-Han) sont plus complets et forment un ensemble plus imposant, mais les monuments de Nhatrang ont plus d'intérêt et plus de valeur artistique. Nous aimions à nous y rendre souvent; ils sont situés sur une colline de trente mètres environ de hauteur, non loin de la mer et de l'embouchure du fleuve. Le temple domine toute la baie de Nhatrang, les villages du Culao et de Nhatrang, ainsi que la vallée avec tous les méandres des cours d'eau. De là, on peut encore voir dans l'intérieur des terres deux lacs ou lagunes entourés par des éminences couvertes de, végétation, et dans le lointain, des montagnes verdoyantes. Au coucher du soleil, cet ensemble incomparable prend de splendides couleurs. Des marches du temple, où tant de foules étaient venues pendant des siècles prier et adorer, j'aimais à évoquer la splendeur des processions et, la magnificence des cérémonies disparues.

Les premières constructions furent probablement élevées au IIIè siècle de notre ère. Le temple fut saccagé et brûlé en 774 par des pirates noirs « de petite taille, venant d'un pays lointain ». Satiavarman, le souverain tcham les poursuivit, coula leurs bateaux et rebâtit le temple en 784, suivant l'inscription qu'il a laissée. Une autre inscription dit qu' « Indravarman éleva une statue d'or à la déesse Bhagavati », dont les Cambodgiens s'emparèrent et qui fut remplacée en 965 par une statue de pierre sous le règne de Jaya Indrovarman.

C'est très probablement celle qui existe encore aujourd'hui. Le dernier roi qui ait laissé son nom dans les inscriptions de Nhatrang est Rudravarman. Il fit don au temple, en 1064, d'objets précieux.

L'édifice, suivant la coutume tcham, s'ouvre à l'orient. Il comprend deux grandes tours de briques aux portes de pierre couvertes d'inscriptions, et d'autres bâtiments de moins d'importance groupés ensemble.

La tour principale à gauche est consacrée à la déesse Uma; c'est de beaucoup la plus importante : elle a vingt mètres de long de l'est à l'ouest, y compris le porche par lequel on pénétrai; la largeur du nord sud est de 14 mètres, la hauteur de 18 mètre. Au-dessus de la porte, un morceau très soigné de sculpta représente un dieu dansant accoté de deux musiciens qui jouent de la flûte. On trouve à l'intérieur la belle statue de pierre de la déesse Po-Nagar, l'ancienne Bhagavati indienne. L'idole est plus grande que nature; elle a dix bras et elle est assise à la mode indienne sur un autel de pierre; la poitrine est nue, les deux seins gonflés avec exagération indiquent la maternité; les dix bras sont ornés chacun d'un bracelet; les cinq inférieurs reposent à plat sur les genoux; ceux de gauche ont la main ouverte, la paume dressée en avant; ceux de droite ont la main fermée. Les bras intermédiaires et supérieurs tiennent différents attributs : une masse, un sabre, un plateau, cure lance, une boule. La tête est couronnée d'un diadème. Elle porte un sarong. Il y a dans même tour une autre statue présentant une femme assise; elle est de taille plus petite et moins finement sculptée que celle de la déesse Po-Nagar, dont elle est d'ailleurs contemporaine. Elle est appelée dans les inscriptions « la petite déesse » et sa face postérieure porte une inscription tcham.

La tour de droite mesure seulement dix mètres du nord au sud et treize de l'est à l'ouest. La divinité est un lingam couronné d'un collier de perles sculptées, qui repose sur une dalle de pierre brune. Cette tour est la mieux conservée des deux; elle est de proportions très harmonieuses. Les ornements extérieurs subsistant sont des bustes de femmes en assez grand nombre, à la chevelure enroulée trois fois et superposée comme un diadème; elles font partie d'une longue mortaise de pierre qui permettait de les fixer solidement entre les grosses tuiles des murailles. Les constructions voisines sont aussi des temples contenant ou des lingams ou de petites statues de divinités. Toute l'enceinte du temple était probablement fermée par une muraille de briques dont il ne reste que des traces.

L'intérieur des tours est tout petit; dans la principale, il n'y a place que pour cinq ou six personnes. C'est que le prêtre et les officiants y étaient seuls admis, les fidèles restaient dehors. Tout y baigne dans un mystérieux demi-jour, car la lumière vient seulement de la porte d'entrée. Les gardiens annamites avaient allumé pour nous des torches, mais les sculptures et les inscriptions étaient néanmoins malaisées à voir, d'abord parce que nos guides étaient peu complaisants et aussi parce que les torches éclairaient mal. Ces gardiens sont des sortes de bonzes à la solde des Annamites, la déesse Po-Nagar étant devenue, sous le nom de Ba-Chua-Ngoc, une de leurs divinités. Ils l'entourent d'une grande vénération; deux fois l'an, aux second et huitième mois de l'année annamite, des fêtes sont célébrées en son honneur avec danses et musique. Les marins et les pêcheurs viennent suspendre en son temple des ex-voto : souliers, habits, chandelles et lanternes. Le temple a été ainsi sauvé de la destruction.

Il existe sur la déesse une légende annamite très curieuse. Elle n'avait ni père ni mère; elle était née sur un arbre appartenant à un vieillard qui cultivait des melons. Comme tous ses fruits disparaissaient, celui-ci fit le guet nuit et jour pour surprendre le voleur; il réussit à s'en emparer : c'était la jeune déesse; mais elle était si belle que, loin de se fâcher, il l'adopta comme sa propre fille. Pendant longtemps, personne ne la demanda en mariage, puis un beau jour il vint des contrées du Nord un prince qui l'aima dès qu'il la vit. Il l'épousa et l'emmena avec lui dans son pays. Après avoir donné le jour à deux enfants, elle quitta son mari, revint à Nhatrang et demanda à un maçon de lui bâtir un temple. Le roi, ayant appris où était sa femme, envoya une ambassade chargée de la ramener ou de rapporter sa tête en cas de refus. La déesse, apprenant cela, se coupa elle-même la tête et la tendit à l'ambassadeur qui regagna ses vaisseaux avec le précieux fardeau. Mais de la tête coupée surgirent des tempêtes qui coulèrent à fond les vaisseaux, avec l'ambassadeur et tous ceux qui l'accompagnaient. À partir de ce moment, la déesse devint un objet d'adoration.

En 1900, M. Parmentier, chef du service archéologique de l'Ecole française d'Extrême-0rient, vint se fixer à Nhatrang pour entreprendre les travaux de conservation du temple et continuer ses recherches sur l'art et l'histoire des Tchams. Les indigènes ne se montrèrent pas très satisfaits du bouleversement de leur sanctuaire, mais ils voulurent bien entendre raison et les gardiens-bonzes furent habilement engagés comme principaux surveillants des coolies. Tous les présents et tous les ex-voto des Annamites furent mis de côté et respectés.

Un jour, comme nous allions rendre visite à M. et Mme. Parmentier, nous eûmes la bonne fortune d'arriver comme un trésor venait d'être découvert. Il se trouvait à trois mètres environ au-dessous de l'autel dans une des tours- Avant de commencer les excavations, il avait fallu procéder à des travaux très longs et très fastidieux pour la consolider, à tout moment, M. Parmentier était là, suivant chaque coup de pioche et sondant les parois. Le trésor en question ne comprenait d'ailleurs que des objets de faibles dimensions et de valeur intrinsèque minime. La première pièce était un anneau d'or serti d'une pierre verte; les griffes qui retenaient le bijou étaient assez fortes et manquaient de finesse; mais la monture aurait pu être signée d'un bijoutier moderne. Il y avait aussi une autre pierre ressemblant à une opale qui aurait perdu son éclat. Si cette pierre avait été simplement du verre, cela aurait été une révélation, car on suppose que les Tchams n'ont pas connu l'industrie du verre. On nous montra en outre une théière en métal devenue verdâtre avec le temps, dont l'anse, d'une finesse remarquable, s'était détachée, puis un vase d'argent ciselé avec son couvercle. Nous admirâmes aussi un bol de riz, une boite à bétel, et, ce que M. Parmentier estimait par dessus tout, des grains de riz qui avaient l'air encore frais. Ces grains de riz donnaient à l'offrande son caractère et sa signification; ils permettaient sans doute de dire l'intention de celui qui les avait ensevelis avec le reste du trésor plus de mille ans auparavant.

Beaucoup d'objets précieux, armes et parures royales, vases d'or et d'argent, ornements sacerdotaux et bijoux de femme ne se retrouvent point dans les temples. Ils ont été confiés aux Moïs par les rois tchams aux époques lointaines des guerres et des persécutions qui leur firent prendre la fuite dans la montagne pour échapper aux Annamites. Les Moïs les ont religieusement gardés. La plupart demeurent cachés dans des retraites impénétrables. On comprend de quel intérêt seront ces dépôts pour l'histoire des Tchams. Déjà quelques-uns ont été révélés et inventoriés. Les plus importants proviennent des provinces de Phanrang et de Phanri et ont été particulièrement étudiés par le R. P. Durand et M. Parmentier.

Tandis que nous accomplissions autour de Nhatrang nos premières excursions, arriva la fête du Têt, ou nouvel an annamite, qui est la plus importante du calendrier. Elle commence avec la première lune, quand le soleil pénètre dans le signe des Poissons, entre le 20 janvier et le 19 février, et dure une dizaine de jours. Il n'y a pas un seul indigène en Annam qui ne célèbre le Têt; pauvres et riches s'arrangent pour suspendre leurs travaux habituels et s'adonner aux réjouissances.

Les préparatifs de la fête sont variés mais revêtent d'abord un caractère religieux : les tombes doivent être nettoyées et ornées, les habitations époussetées et mises eu ordre, surtout autour de l'autel; les longs papiers rouges avec les caractères noirs qui décorent les colonnes de la maison et de la porte d'entrée sont remplacés. À ce moment, l'argent est plus nécessaire que jamais; aussi, les indigènes font rentrer leurs créances et mettent en vente tout ce qu'ils peuvent. Les voleurs deviennent très entreprenants. Les économies des mois précédents vont s'en aller en nouveaux vêtements, en ceintures et turbans de soie, en pétards et fusées. La meilleure part sera d'ailleurs consacrée au jeu; à la fin des réjouissances, il n'y aura plus une sapèque à la maison, peut-être même les beaux habits auront-ils été joués !

Le jeu est un des plus graves défauts des Annamites; ils ne boivent pas, ne se querellent pas et sont de moeurs très douces, mais ils ne peuvent pas s'empêcher de jouer; voilà pourquoi des ouvriers habiles et intelligents sont toujours sans ressources et vivent péniblement au jour le jour. Pendant le Têt, les plus sérieux se laissent entraîner. Ce sont les Chinois qui exploitent leur vice et en tirent de notables bénéfices. Ceux-ci ne se départissent pas de leur calme, tandis que leurs partenaires s'emballent, et ils ramassent en ces quelques jours plus de piastres que durant tout le reste de l'année. En dehors du Têt, où le jeu est toléré par les autorités, ils entretiennent des tripots clandestins. Quand un paysan a récolté et rentré son paddy, il reçoit la visite du Chinois voisin; ce dernier s'assied, cause et accepte le choum choum aimablement offert. Le Céleste, qui a eu bien soin de réfréner sa soif, propose finalement une partie de cartes. Vers l'aube, quand le visiteur se retire, notre pauvre paysan a perdu jusqu'au dernier grain de sa récolte. Les Chinois évincent d'ailleurs facilement les Annamites de tous les commerces de détail et tiennent par exemple toutes les épiceries où s'alimentent les Européens; de plus, ils prêtent à des taux usuraires et trouvent mille moyens de tondre les indigènes.

Le jeu le plus populaire est le « Baquan ». On le joue sur un lit de camp ou sur le sol. Un carré est divisé en quatre et marqué 1, 2, 3, 4. Les mises, représentées par des sapèques, sont placées sur chacun des numéros. Tandis que les joueurs sont autour, le banquier remplit un bol de sapèques, le secoue et en verse le contenu sur le sol. On compte quatre par quatre. Il reste à la fin 4, 2, 3 sapèques ou une seule. Si c'est trois, par exemple, le gagnant est celui qui a misé sur le trois. Il ramasse tout ce qui est sur le jeu.

Dans la maison européenne la mieux tenue, les domestiques lâchent leur service pendant le Têt. Ne faut-il pas que les familles indigènes soient au complet pour les cérémonies et repas rituels et aussi pour les fêtes qui les accompagnent ? Une de nos amies qui possède un joli talent de peintre, avait pris pour modèle un malheureux estropié qui, d'ordinaire, mendiait dans la rue. II recevait pour ses séances de pose une rétribution qui représentait pour lui une petite fortune; de plus, il était nourri comme il ne l'avait jamais été de sa vie. Eh bien ! il ne parut pas le premier jour du Têt; on alla lui en demander la raison dans son taudis : il répondit qu'il ne pouvait pas travailler pendant le Têt, mais que sitôt après il se remettrait volontiers à la pose.

Les cérémonies du Têt ont surtout un caractère domestique; mais il y a aussi dans les villes toutes sortes de réjouissances publiques. À Nhatrang, elles étaient intéressantes, quoique beaucoup moins belles qu'à Saigon ou Hué. Elles se passaient pour la plupart sur l'eau à cause de la proximité de la mer et du fleuve et nous y avons été témoins de plusieurs incidents fort divertissants. II y eut une course en mer de bateaux de pêche, toutes voiles dehors, qui réunit des centaines de partants. Des joutes sur l'eau eurent le don de déchaîner l'enthousiasme des Annamites. Les combattants étaient placés un par un dans des paniers ronds de bambou tressé, capables de chavirer au moindre mouvement; il s'agissait de se diriger avec un aviron et de s'élancer sur l'adversaire. La plupart chavirèrent aussitôt abandonnés à eux-mêmes, d'autres, après quelques coups d'aviron. À chaque plongeon c'étaient des cris et des rires qui partaient du rivage.

Quand la lutte se prolongeait et que la mimique devenait plus expressive, les efforts plus désespérés, l'hilarité des spectateurs ne connaissait plus de bornes. De deux hommes assez rapprochés pour s'attaquer, c'était toujours celui qui restait sur la défensive qui l'emportait, car le seul fait de lever et de brandir l'aviron faisait perdre l'équilibre et était fatal; l'autre voyait son ennemi disparaître sans avoir esquissé un geste de défense. Les tentatives suprêmes et les contorsions des groupes qui avaient réussi à s'aborder étaient d'un haut comique. À la fin de la bataille, la rivière était semée de paniers retournés, leurs propriétaires ayant eu assez à faire de se sauver eux-mêmes. Naturellement, le gagnant fut celui qui resta le dernier à la surface.

J'assistai ensuite à une course de sampans manoeuvrés par dix rameurs à la fois. Les hommes, choisis parmi les meilleurs et les plus solides pêcheurs, représentaient les plus beaux types d'Annamites de la région. Chaque bateau atteignant le but, fut accueilli avec un enthousiasme qui dégénéra en tumulte quand les arbitres déclarèrent qu'ils ne savaient pas auquel revenait le premier prix. Les sampans ne se distinguent pas les uns des autres, ayant la même forme et à peu près les mêmes dimensions. Ils sont peints en noir comme les sampans d'Annam et portent de chaque côté de la proue un oeil blanc énorme, sorte de charme contre les génies malfaisants et les monstres des mers. Les rameurs n'ayant pas de marques particulières et nus jusqu'à la ceinture se ressemblaient tous. Quand la foule vit que les juges étaient embarrassés. elle cria ses opinions et ses avis : il y eut encore des complications parce que certains bateaux, au lieu de passer en dehors des oriflammes qui jalonnaient la piste, avaient passé en dedans et devaient être disqualifiés; chaque équipage se défendait et réclamait un prix.

Après ces courses, il y eut des concours de natation et des combats de lutteurs, mais les spectateurs étaient au moins aussi intéressants à observer que les champions. Avant ce Têt, je n'avais pas encore vu un Annamite sourire franchement ni à plus forte raison éclater de rire. Je ne l'aurais pas cru capable d'enthousiasme. Les enfants qui composaient la moitié de la foule avaient commencé, les parents les imitèrent.

L'après-midi, Européens et indigènes étaient assemblés sur une grande place du village pour assister à d'autres réjouissances. On avait entouré la place d'une palissade et l'école indigène avait été transformée en pavillon fleuri pour les Européens et les mandarins. C'est de là que se donnait le signal des courses qui avaient lieu sur terre et que se trouvait le poteau d'arrivée. Nhatrang même compte une trentaine d'Européens. Pour le Têt, beaucoup d'autres étaient venus du reste de la province : des fonctionnaires des douanes avaient déserté leurs salines ou leurs îles, les surveillants et les conducteurs des travaux publics leurs chantiers au milieu de la brousse, et les colons leurs plantations de l'intérieur. Il en était sorti, accompagnés de leurs femmes, de régions que je croyais tout à fait inhabitées. Plusieurs d'entre eux étaient restés des mois sans voir leur plus proche voisin, tant étaient précaires les moyens d'accès. Ils ne venaient à la ville de Nhatrang que dans des occasions comme celles-ci ou pour voir le docteur. Leur abord timide disait l'existence isolée qu'ils menaient. Beaucoup de ces Européens étaient mariés et leurs femmes avaient eu à braver la mer en sampan ou la brousse en palanquin et à dormir la nuit dans des cases indigènes. Peut-être même, en arrivant à Nhatrang, avaient-elles trouvé difficilement un mauvais coin à l'hôtel du Chinois.

Les courses de l'après-midi ne le cédaient en rien aux courses du matin : courses de chevaux, courses à pied, courses de pousse-pousse, de brouettes, etc.; le programme était bien rempli. Les courses de chevaux ne manquèrent pas d'imprévu. Les Annamites avaient assez de peine à se tenir sur leurs poneys, pourtant de si petite taille et de si minable apparence qu'on les aurait crus incapables de regimber. Peu de jockeys, il est vrai, avaient une selle; d'autres n'avaient même pas de bride et se contentaient d'une corde passée dans la bouche. Les chevaux s'excitant les uns les autres et commençant à faire des bêtises, quelques jockeys furent bien vite désarçonnés; les autres firent preuve d'une noble hardiesse. Jetés sur le cou de leur bête, se rattrapant à la crinière après avoir à moitié balayé le sol de la tête, ils n'en continuaient pas moins la course. Ceux qui arrivèrent au but, leurs jambes nues battant en cadence au galop, méritèrent certainement un prix.

Les enfants furent conviés a un concours de grimaces. Certes, les Annamites ne sont pas beaux en général, mais les enfants avec leur face ronde, leurs yeux noirs et leur petit air sérieux sont parfois très jolis. Ils avaient du moins l'excuse des récompenses convoitées pour se rendre si horribles dans cette circonstance. Naturellement il fut malaisé de se faire une opinion sur les plus laides grimaces : aussi le concours dut-il être recommencé plusieurs fois.

Des danses annamites ne furent pas une des moindres attractions de la journée. Ces danses furent suivies de la présentation de l'éléphant du gouverneur. C'était une bête magnifique, aux défenses énormes. Il était caparaçonné et portait sur sa tête deux cornacs habillés de rouge. Il se plaça juste en face des tribunes et commença ses lais; les cornacs l'amenèrent à se mettre à genoux, à baisser la tête jusqu'au sol, à se relever puis à se mettre de nouveau à genoux; en somme, à exécuter toutes les diverses salutations des Annamites appelées laïs.

Le soir, il y eut réception des Européens à la Résidence. De la véranda, nous assistâmes à la grande procession du dragon, sans laquelle il n'y a pas de fête, annamite ou chinoise. Ce fut très réussi. L'énorme tête aux couleurs vives est impressionnante même le jour; mais la nuit, quand elle est éclairée à l'intérieur par des torches et quand les flammes sortent littéralement de la bouche et des narines, elle est vraiment terrifiante : l'indigène qui porte la tête disparaît tout entier derrière elle et montre à peine le bout de ses pieds. C'est un artiste au courant des mouvements traditionnels et des attitudes du dragon. Le corps est supporté par un grand nombre de comparses qui se suivent à la queue leu-leu; la différence de taille des porteurs accuse encore les courbes du corps et ajoute à l'illusion. Les torches qu'ils tiennent à la main éclairent les dessins et les couleurs de la peau transparente.

Le dragon que j'ai vu avait quarante mètres de longueur; mais il y en a quelquefois de plus longs. Quand il déroulait ses anneaux à travers les allées de la Résidence, les feux brûlait à l'intérieur jetaient des lueurs sur la foule qui se pressait autour.

Ajoutez à cela les pétards et les bombes qu'on lançait sous ses pas et qui n'arrêtaient pas sa course; il avançait au milieu des éclairs et dans un bruit infernal. Beaucoup d'accidents, des brûlures de toutes sortes, sont communs dans ces occasions-là, mais cela ne diminue en rien l'enthousiasme. Des instruments de musique en grand nombre, des tambours, des tam-tams, des gongs et des violons chinois accompagnent le dragon. Les enfants, fascinés et effrayés à la fois, couraient devant le dragon en criant à pleins poumons.

Quand la procession se fut éloignée et que le vacarme eut diminué, on songea à tirer le feu d'artifice. Il avait été confectionné par un Annamite et fut très réussi. Les indigènes y prirent un plaisir considérable. Les fusées s'épanouissant en bouquets d'étoiles multicolores leur arrachaient des cris d'admiration.

La soirée se termina par une représentation théâtrale. D'habitude, cela se passe dans les maisons communes ou les pagodes; mais cette fois ce fut en plein air et juste sous nos yeux. Au lieu d'aller au théâtre, le théâtre venait à nous. Le jardin était retombé après le départ du dragon dans l'obscurité la plus complète; les nuits sans lune et sans étoiles sous les tropiques ont l'air plus sombres qu'ailleurs. Nous pensions ne pouvoir rien distinguer d'abord de la scène et des acteurs. Mais nous allions avoir une rampe et d'une espèce exceptionnelle : des indigènes munis de torches s'accroupirent en rond; quand ils furent chacun à leur place, ils reçurent des soucoupes pleines de pétrole pour aviver l'éclairage des torches, qui était surtout fumeux; sans hésitation, ils portèrent la soucoupe à leurs lèvres et ayant rempli leur bouche, ils vaporisèrent adroitement le liquide sur la torche enflammée. Ce procédé nous surprit naturellement, mais la rampe humaine continua et prit un trop vif intérêt à la pièce pour s'inquiéter des dangers qu'elle courait Quand les acteurs s'avançaient au milieu du cercle magique, nous pouvions les voir très distinctement : aux éclats que jetaient les torches, non seulement le théâtre, mais les spectateurs surgissaient des ténèbres. Des quantités d'enfants se tenaient maintenant entre les porteurs de torches; comment avaient-ils réussi à se glisser jusque-là ? Leurs grands yeux étonnés brillaient comme des escarboucles. Derrière eux se tenaient des masses compactes de chignons pressés; hommes et femmes, tous immobiles et ravis du spectacle. Nous étions aveuglés parles éclats trop vifs et suffoqués par la fumée âcre du pétrole. Tout de même, le spectacle valait la peine de supporter ces inconvénients.

Le théâtre annamite comprend des tragédies, des comédies et des pantomimes. C'était une pantomime à laquelle nous avions l'honneur d'assister. Les pièces durent en général trois jours et trois nuits; les artistes ne s'arrêtent que pour prendre leurs repas. Les Annamites montrent un goût très vif pour le théâtre; les salles de spectacle ne désemplissent jamais. Je ne pourrais dire si nous vîmes le commencement, le milieu ou la fin de la pièce, mais je la trouvai en tout cas fort divertissante. Les acteurs entrèrent en scène au bruit des tam-tams et des clarinettes; puis un tigre, un coq et un homme se détachèrent du groupe. Leur jeu consistait à faire les plus bizarres contorsions avec la tête, les pieds et les mains. Ils sautaient sur un pied et tenaient l'autre en l'air; ils paraissaient disloqués; leurs orteils s'ouvraient en éventail et, au bout de leurs bras tordus, les doigts faisaient des angles impossibles. Alors, ils s'avançaient sur leur adversaire les yeux menaçants et injectés de sang, et restaient ainsi un grand moment. Puis, ils poussaient un cri déchirant et se mettaient à exécuter des cabrioles et des pirouettes autour du cercle étroit de la scène. L'homme, par exemple, poursuivait le tigre et, tandis qu'il le cherchait partout en tournant la tête de tous les côtés, le tigre était sur ses talons, suivant ses mouvements et roulé, en boule. Ils étaient si près l'un de l'autre qu'ils semblaient ne faire qu'un, et leurs mouvements étaient si agiles et si souples qu'ils n'arrivaient pas à se toucher. À la fin, quand ils prirent contact ce fut une lutte épique, un tourbillonnement où l'on apercevait une mêlée confuse de bras et de jambes. L'enthousiasme du public était à son comble, les enfants criaient, les plus grands riaient à tout rompre; seuls les mandarins gardaient une impassibilité très digne. Par moment, de jeunes garçons habillés en guerriers traversaient la scène en agitant des oriflammes et poussant des grognements. Au tigre et au chasseur avaient succédé d'autres personnages, une femme et un enfant. Ils avaient le visage peint en blanc, les sourcils agrandis au noir et des arabesques rouges sur le front et les joues; ils portaient des coiffures hautes en clinquant et papier doré. Tantôt ils entamaient un semblant de dialogue coupé de cris et de gestes désordonnés; tantôt ils restaient complètement immobiles et muets comme des statues, sans le moindre mouvement des paupières et sans paraître même respirer. Mais c'étaient les contorsions qui causaient le plus d'enthousiasme, et les plus grotesques avaient le plus de succès. On n'applaudit pas les acteurs, comme chez nous. Il y a un tam-tam près de la scène et autrefois le spectateur qui voulait manifester son approbation pour une tirade bien débitée ou un geste bien compliqué, se levait, se dirigeait vers le tam-tam et le frappait violemment. Maintenant, le tam-tam n'est plus à la disposition du public. C'est un personnage, considérable de l'assistance qui en est chargé. Il doit traduire les sentiments du public, à la manière du choeur antique ou comme le Koto du théâtre japonais; mais en réalité il ne fait qu'un accompagnement infernal et assourdissant.

À minuit, nous nous retirâmes; la pièce était plus suivie que jamais et les acteurs ne montraient aucune lassitude. Peut-être les voix étaient-elles devenues un peu rauques, mais les gestes étaient aussi énergiques. Bien avant dans la nuit nous entendîmes les bruits lointains du théâtre et les coups de tam-tam, les pétards et les bombes. Ce n'est qu'à l'aube que le village retrouva son calme habituel, et que le murmure des vagues reprit seul.

Chapitre IV

La vie du paysan annamite. - Femmes, jeunes filles, enfants. - Le marché de Nhatrang. - Les travaux de la rizière. - Les repas des Annamites. - Comment ils mangent. - La vie du mandarin. - Chez le Quan Bô.

Avec le lever du soleil, le village annamite commence à s'éveiller. Aux premiers rayons qui frappent la maison, la porte de bambou se relève et s'appuie sur deux bâtons; un homme apparaît à l'entrée, légèrement courbé pour franchir le seuil. Il se frotte les yeux, lisse sa longue chevelure avec les mains et la ramène vivement en arrière y pour la nouer en chignon. Sa toilette est terminée. Alors, sortant comme lui de la cabane le chien, le cochon, les poules et les poussins détalent entre ses jambes, heureux de retrouver l'air frais et la lumière. Paraissent à leur tour les enfants, les yeux encore gros de sommeil, trébuchant les uns sur les autres. Les aînés portent, enfourchés sur leurs hanches, les derniers de la série. Lorsqu'ils nous aperçoivent, tandis que nous attendons le passeur sur la rive, ils jettent des cris perçants et se sauvent en désordre à l'intérieur de la case.

Je n'ai jamais compris comment un enfant chargé d'un autre presque aussi gros que lui pouvait déguerpir si vite. Après une pause, comme nous n'avons pas bougé nous-mêmes, ils risquent un oeil. Si nous leur parlons et les encourageons, ils deviennent vite familiers : ils s'élancent dans l'eau, reparaissent, plongent, nagent, se roulent sur le sable. Si nous rions à leurs prouesses, ils rient plus fort que nous et recommencent indéfiniment.

À l'exception d'un petit veston court leur venant à la taille, les vêtements sont regardés comme superflus aussi bien pour les filles que pour les garçons, du moins jusqu'à l'âge de dix ans, dans un village de pêcheurs; ce petit veston, qui manque d'ailleurs souvent, est sans doute destiné à protéger les enfants des rayons du soleil. Pour tout ornement, ils ont autour du cou une petite ficelle à laquelle est suspendu un carré d'étoffe unie, sorte d'amulette, où le bonze a placé un morceau de papier aux caractères magiques. Plusieurs enfants portent aussi un bracelet de cuivre ou d'argent aux poignets et aux chevilles; toutefois, le bracelet d'argent est très rare chez un enfant pauvre du Sud-Annam.

Après les enfants, c'est le tour de la grand'mère, qui apparait un balai à la main, et se met à nettoyer tout autour de la case. On ne pense jamais à balayer l'intérieur de la maison, mais on ne manquerait pour rien au monde de faire très nette une place d'un ou deux mètres devant la porte. Ce petit carré propret attire le regard du passant; il est balayé au moins deux fois par jour. Quel contraste, avec la poussière et la saleté de l'intérieur ! Pendant que la ba-gia (la vieille) balaie, la femme et la sœur du pêcheur sont en train de rouler les nattes sur lesquelles les membres de la famille ont dormi. Elles disposent sur le lit de camp (le treillis de bambou élevé sur quatre pieds à cinquante centimètres du sol) les bols, les soucoupes et divers récipients à l'usage des acheteurs éventuels. Pourquoi ce qui sert de lit la nuit ne forait-il pas un excellent comptoir le jour ? Des lentilles du pays, des haricots, des régimes de bananes y sont disposés; un pot de chaux et un panier plat contenant des feuilles de bétel rangées en cercle occupent une place bien en vue pour attirer l'attention des chiqueurs; des tablettes de tabac pressé, des boites d'allumettes, des feuilles de papier à cigarettes sollicitent lus fumeurs; enfin la note colorée de l'étalage est donnée par des rouleaux d'étoffes de diverses teintes, des paquets rouges de pétards et des cierges pliés dans du papier rouge et or. Les deux femmes regardent leur étalage avec fierté: quand tout est terminé, elles font leurs dernières recommandations à la ba-gia qui demeure chargée de la vente et s'apprêtent à se rendre au marché. Avant de s'éloigner, la mère se fait apporter le bébé et lui donne le sein; elle le tient contre sa poitrine d'une main pendant que de l'autre elle retouche un détail de l'étalage. Finalement elle renifle et hume son enfant sur tout son petit corps (les Annamites n'embrassent jamais leurs enfants autrement), et le passe à la grand'mère.

Les jeunes femmes portent le pantalon ordinaire de coton bleu et se couvrent la poitrine d'un petit rectangle d'étoffe; cette espèce de fichu est réservé pour l'intérieur; il est ajusté au cou et à la taille avec des cordons et laisse le dos et les bras nus. Pour se rendre au marché, les femmes mettent là-dessus leurs longues tuniques bleues et sur la tête le chapeau conique aux larges bords fait de feuilles de latanier. Elles prennent dans un coin les porte-charges, en forme d'arcs, qu'elles astiquent avec le bout de la tunique. Les foulures sont fières de ces tiges au bout desquelles se balanceront les paniers jumeaux. Il en est de finement ouvragées et renforcés aux extrémités de pièces de cuivre qui se sont des héritages précieux. Le poisson sec est le produit à transporter ce matin; l'odeur en remplit tout le village et nous nous en apercevons encore mieux quand les deux femmes, en se dandinant gentiment, nous croisent avec leurs paniers remplis jusqu'au bord, et nous les promènent sous le nez.

Le soir, à notre retour de la chasse, nous regardons de nouveau dans la case. Les jeunes femmes ne sont pas encore rentrées, mais la vieille est là, accroupie sans bouger au bord du lit de camp, ses genoux au menton. Un client s'approche, prend une feuille de bétel, la met dans le creux de la main, promène dessus le pinceau de chaux et, quand la couche lui paraît suffisante, il l'enroule sur elle-même et la place dans sa bouche. Pas un mot n'est échangé ni d'un côté, ni de l'autre, mais je vois briller le regard de la bonne vieille quand il dépose deux sapèques sur le coin du lit, avant de s'éloigner. Tandis que nous parlons à la marchande, sans d'ailleurs nous faire comprendre, le bébé se met à crier et lui est apporté; la grand'mère, allongeant ses jambes entre les soucoupes et les bols, prend l'enfant sur ses genoux et l'étend à plat, sur le dos; alors elle approche d'elle un bol de riz cuit et en saisit une bouchée avec des baguettes; après l'avoir mastiquée et remastiquée comme il faut, elle la fait passer de sa bouche édentée, dont les lèvres sont brûlées de bétel, dans celle du bébé. C'est, dans le pays, une façon assez habituelle de nourrir les enfants.

Le pêcheur est assis en compagnie de nombreux camarades et répare ses filets. À l'arrivée de notre sampan, ainsi que de nos chevaux et de nos fusils de chasse, les enfants découvrent que nous avons tué un paon. Ils s'attroupent autour de nous en poussant des cris d'enthousiasme et, quand je soulève l'oiseau pour que l'un d'eux le porte jusque chez nous, foutes les mains se tendent spontanément; la mêlée devient générale; les plumes volent de tous les côtés. Un petit bonhomme pas plus gros que le paon reste maître de la situation et s'empare du trophée. Il est suivi de tous les autres qui l'accompagnent jusqu'à notre porte. Quand je l'ai rejoint et lui ai mis une pièce blanche à la main, il est sans conteste le héros du jour.

Les enfants annamites ont une vie heureuse et très gaie pendant les premières années; on ne les entend guère pleurer que lorsqu'ils soin malades; les pleurnichements et les scènes des petits Européens leur sont inconnus. Les parents sont très dévoués à leurs enfants, mais ils en ont un si grand nombre qu'ils ne peuvent pas les gâter. Il y a peu de races aussi prolifiques que l'Annamite; sans une énorme mortalité infantile, elle s'accroîtrait très vite. Mais les plus élémentaires règles d'hygiène sont inconnues ici. C'est une vieille ba-gia du village qui fait office de sage-femme; le médecin annamite, quand il intervient, ne peut pas voir sa malade; il donne sa consultation à travers une porte entre-baîllée. Quels préjugés il faut vaincre pour faire appeler le médecin français ! Mon mari, consulté cependant quelquefois, a été témoin de spectacles navrants. Telle pauvre femme a été laissée sans secours pendant deux ou trois jours. Quand la ba-gia a osé intervenir, c'est pire ! Le désastre est souvent irréparable. Un brasier de charbons n'a cessé de brûler sous le lit; toutes les ouvertures ont été tenues fermées et l'on a placé sur l'accouchée toutes les hardes de la famille.

Beaucoup d'enfants meurent du tétanos parce que les premiers pansements sont faits avec de la terre glaise. Rien ne protège les nourrissons contre les moustiques et les mouches; leur petit corps est couvert de piqûres et autour des yeux des mouches s'acharnent. S'il y a des parasites dans les cheveux, c'est regardé plutôt comme un signe favorable. À combien de pratiques étranges et superstitieuses ne soumet-on pas ces pauvres petits ! Plus tard ils auront tout de même un sort assez enviable à cause de leur liberté; ils seront dans la joie si leurs parents peuvent les envoyer à l'école; un petit bambin n'est jamais si fier que lorsqu'il se promène dans les rues du village avec un mauvais cahier sous le bras. À douze ou treize ans, son éducation est finie, il se joint aux aînés et partage leurs travaux; alors, il accompagne son père à la pêche, puis à la rizière, ou bien il va avec des camarades ramasser du bois dans la forêt. D'autres gardent les buffles.

Les petites filles vont au marché ou aux champs quand elles ne sont pas occupées à la maison. Matin et soir on les voit se hâter vers le puits voisin pour aller chercher de l'eau. À l'extrémité des bambous en équilibre sur leurs épaules, se balancent, au lieu de paniers, des jarres qui, une fois pleines, paraissent fort lourdes et font pencher leur taille. Elles aiment cependant cette corvée, car elles vont rencontrer leurs amies, causer et s'amuser avec elles. Il règne alors autour des puits une grande animation, et des éclats de rire, francs et joyeux, partent comme des fusées. Pour tirer l'eau, elles usent de paniers de bambous tressés ou de simples feuilles de bananiers repliées qu'elles envoient au fond du puits avec une mauvaise corde tout effilochée. Le premier panier qu'elles retirent plein d'eau n'est point destiné à la jarre; elles en boivent quelques gouttes, puis versent le reste, les bras très haut, sur leur tête et partout. Elles répètent cette opération deux ou trois fois. Quand leurs vêtements trempés collent bien à la peau et qu'elles se sentent rafraîchies, elles commencent à remplir leurs jarres. Quelques vives réparties, un dernier éclat de rire, et leur fardeau assuré à l'épaule, elles se remettent à trottiner.

L'occupation favorite des jeunes filles et des femmes annamites est certainement d'aller au marché. Elles aiment les heures de liberté passées dans la société de leurs amies et compagnes et par-dessus tout les occasions de déployer leur habileté de commerçantes. Dans la moindre affaire, toute femme annamite fait rendre à la moindre sapèque tout ce qu'elle peut. Réussit-elle à glisser une mauvaise mangue dans un lot de bonnes qu'elle vend à un cuisinier, ou à se faire donner par-dessus le marché une mesure de riz, elle est satisfaite. Elle demandera vingt cents d'un coco qui en vaut cinq; c'est seulement quand le client s'en va et marchande ailleurs qu'elle le lui laissera au juste prix. Quel dommage de ne pas pouvoir aller soi-même plus souvent au marché ! Cependant le spectacle des vendeuses assises sur le sol avec toutes leurs marchandises étalées autour d'elles n'excite pas l'appétit, non plus que les odeurs de poisson salé, de nuoc mam (1), de choum-choum (2) mêlées aux senteurs des fruits et des légumes. Quant au bruit, il est assourdissant. Les marchandes n'arrêtent par une minute de parler; pour se faire entendre de leurs plus proches voisines elles doivent user de toute la force de leurs poumons. La voix d'une Annamite est rarement musicale; les notes aigués et perçantes y dominent.

Il vaut mieux ne pas avoir de discussions dans ce pays; le sexe fort le sait bien; aussi se garde-t-il de déchaîner la tempête; et, quand cela arrive, il n'a qu'à fuir au plus vite.
1. Eau de poisson fermentée. - Condiment que tous les Annamites emploient avec le riz.
2. Alcool de riz.

Au marché on ne voit guère, en fait d'hommes, que les cuisiniers des Européens. Le marché appartient aux femmes; elles y règnent souverainement. Elles emportent parfois les enfants qui n'auraient pu rester à la maison. Le marmot fait le voyage dans le panier de la balance, où il sort de contrepoids à un petit cochon de lait ou à un sac de riz.

Nhatrang peut s'enorgueillir depuis quelques mois d'un marché magnifique, couvert en tuiles et cimenté; mais comme il faut payer quelques sapèques de redevance, les marchandes s'installent aussi bien à côté, dans la poussière ou dans la boue. En novembre, quand la saison pluvieuse bat son plein, la place du marché se transforme en un vaste lac; il faut bien alors s'abriter sous le bâtiment. Les femmes ne manquent jamais un jour de marché, même par les temps les plus affreux et par les inondations les plus sérieuses. On dirait même qu'il y a plus de monde alors sur la place! Peut-être trouvent-elles très amusant d'aller par les routes submergées, tantôt sur un petit bateau, tantôt dans l'eau jusqu'à mi-corps. Pourvu que les marchandises ne se mouillent pas, elles sont prêtes à tout. On les voit relever leur pantalon, enrouler leur tunique à la taille et, les paniers sur la tête, se lancer au plus fort du courant. Elles estiment probablement qu'il n'y aurait pas beaucoup d'agrément dans certains villages à rester chez soi par des temps pareils! Les cases sont remplies d'eau et menacent d'être emportées. On place tout ce que l'on possède sur le lit de camp puis, quand l'eau monte encore, sur le toit! En allant un jour nous promener dans un village inondé, nous entendîmes des éclats de voix et des rires qui venaient de groupes à cheval sur la crête d'un toit. Je n'en croyais pas mes yeux; leurs pieds trempaient dans l'eau. Si la maison avait été emportée, il y avait encore la ressource du sampan, amarré à portée de la main; pourquoi donc s'inquiéter ?

Il y a deux séances de marché tous les jours : une le matin, l'autre le soir; mais les horaires sont approximatifs, et quand l'un arrive, l'autre s'en va. Les femmes s'en retournent chez elles aussi chargées qu'elles étaient venues, car si elles ont vendu, elles ont aussi acheté. Les préparatifs du départ sont vite faits. Elle se relèvent en secouant leur longue tunique qui a traîné sur le sol quand elles étaient accroupies; elles polissent ensuite leur cher fléau avec un coin de la tunique et soupèsent plusieurs fois la charge pour voir si les paniers jumelés sont bien équilibrés. Enfin, elles assurent sur leur tête leur chapeau-champignon dont elles ajustent la bride rouge sous leur menton; et les voilà quittant le marché, seules ou le plus souvent par groupes, l'une derrière l'autre. Ce sont alors des causeries sans fin tout le long de la file; les demandes et les réponses se succèdent sans un geste, sans un mouvement de la tête. Elles sautillent sur le bout des pieds plutôt qu'elles ne marchent portant allègrement leurs balances. Il y aurait de quoi être essoufflé, même si elles ne s'époumonaient pas en causant.

Le transport d'un cochon donne lieu à des scènes amusantes. Il s'agit d'abord de faire entrer l'animal dans un panier de bambou aux larges mailles. Suivant l'usage annamite, il voyage comme un paquet. Malgré sa résistance désespérée et tous ses efforts, il est introduit et la porte de la cage est fermée sur lui avec un morceau de bambou. Le pauvre cochon passe ses pattes à travers les mailles, mais ne peut pas bouger. Il peut crier, par contre ! Très calmes, les femmes montent leur conversation d'un ton et n'arrêtent pas leur babil. Le panier est fixé le long d'un bambou; et, s'il ne se trouve pas de coolies pour le porter sur leurs épaules, les femmes elles-mêmes s'en chargent sans hésiter.

Pourquoi les Annamites mettent-ils les cochons dans des paniers et non les canards ? Ils s'épargneraient ainsi beaucoup de tracas et gagneraient du temps. J'en vis pour la première fois un grand troupeau le soir au clair de lune. D'un tram (Tram, poste de relais.) où nous nous préparions à passer la nuit, j'entendis un bruit très particulier. C'étaient des pattes battant les flaques boueuses de la route et des couacs répétés comme si tous les canards de la terre étaient réunis. Je me précipitai pour voir : sur la route il y avait en effet des tas de canards, plusieurs milliers, sous la surveillance de trois ou quatre gardiens seulement. Ils allaient par rangs serrés, dans un ordre remarquable; l'avant-garde était dirigée avec un long bâton; les autres suivaient. Ils tournèrent bientôt du côté du tram pour y passer la nuit comme nous. Nous étions fort ennuyés; heureusement, ces charmants voisins étaient très fatigués; après quelques couacs ils s'endormirent et nous aussi. Nous demandâmes comment les indigènes pouvaient posséder des canards en bandes si nombreuses. Bien sur ils ne provenaient pas d'œufs couvés naturellement. Il existe, nous répondit-on, une catégorie spéciale d'éleveurs de canards, qui recueillent un grand nombre d'oeufs à la fois, les mettent dans des couveuses artificielles constituées par des paniers remplis de paddy maintenu chaud et les font éclore. C'est un travail fort délicat qui réclame beaucoup d'attention et un sens spécial de la température, car le thermomètre est inconnu ici. Peu d'indigènes ont la patience et l'habileté nécessaires pour y réussir. Aussi est-ce devenu la spécialité de quelques villages. Quand les canards sont assez grands, ils sont expédiés dans diverses directions pour être vendus. Ils sont conduits en troupe et ne voyagent jamais le jour. Durant les heures chaudes, on les voit s'ébattre dans des mares ou des rizières où ils sont tellement pressés les uns contre les autres qu'on distingue leur masse mouvante et bruyante avant de pouvoir dire ce que c'est.

Presque autant que le marché, les travaux de la rizière ont de l'attrait pour les femmes annamites. Cela ne dure qu'un temps et revient à des époques régulières. Les hommes accomplissent naturellement les tâches les plus importantes. Pour compléter les irrigations et les répartir, ils font passer l'eau au-dessus des talus qui bordent les rizières. Certaines rizières ne reçoivent que les eaux de pluie, les autres sont irriguées par des rivières ou des canaux. Les canaux secondaires de distribution sont arrangés de façon que tous les petits carrés de la rizière reçoivent la quantité d'eau nécessaire. Mais il petit arriver que la répartition soit inégale; les indigènes s'appliquent tout de suite à y remédier. Ils établissent sur le talus et au-dessus de l'eau un système de trois piquets formant un trépied solide, capable de supporter un panier. Ce panier, fait de lanières de bambou finement tressées, est suspendu par une corde et se balance librement. Il est muni à une extrémité d'un long manche que manœuvre un seul homme. C'est une sorte de cuiller qui se remplit en inclinant le bec et qui se déverse ensuite dans la rizière supérieure. Il y a aussi un seau de bambous muni de chaque côté de deux cordes, l'une en haut, l'autre en bas. Deux personnes sont nécessaires pour la manoeuvre, qui est très simple et fort originale. Les cordes se relâchent pour laisser le seau plonger dans l'eau et se tendent pour en vider le contenu dans le carré au-dessus. Ce petit jeu semble puéril et sans effet.

Eh bien ! repassez quelques heures après, vous constaterez les résultats !

Dans la rizière encore inondée, le labourage commence. Deux buffles sont attelés ensemble à une charrue de bois au soc de fer, et un homme ou un jeune garçon les mène avec une ficelle passée dans leurs naseaux ou amplement par des appels et des interjections, il les dirige à droite et à gauche et les fait tourner avec de petits coups d'une longue badine. Il disparaît à moitié dans la boue et reçoit un déluge d'éclaboussures; mais il est si absorbé à tracer le sillon qu'il ne s'essuie même pas la face.

Les herbes et les racines de la précédente récolte n'ont pas été enlevées entièrement; maintenant, elles se détachent dans la mare qu'est devenue la rizière; une herse va en débarrasser le sol, qui sera nivelé et prêt à recevoir les jeunes plants. Ce sont des buffles ou des boeufs qui tirent la herse; le nhaquê (paysan) se tient debout sur le bord de l'instrument, les pieds juste au-dessus de la boue. Il est pas mal cahoté dans cet exercice, mais il prend un solide appui en se cramponnant à la queue d'une de ses hôtes.

Quelques mois auparavant, des semis de riz ont été faits dans des carrés voisins. Quand ils sont assez grands, on les repique. Ce sont les femmes qui sont spécialement chargées de cette opération. Maintenant, jusqu'à la récolte, les champs de riz seront d'un vert brillant, d'un vert qu'on ne voit pas ailleurs, du moins sur d'aussi larges étendues. Les semis poussent drus et serrés, en taches régulières du plus bel émeraude qui contraste magnifiquement avec les teintes jaunâtres des eaux boueuses environnantes. Quand les femmes arrivent, les jeunes gens arrachent les plants, les rangent par bottes régulières et les déposent à une extrémité du champ. Les femmes se préparent à les recevoir. Rangées sur une longue ligne, elles ont relevé très haut leur pantalon et enroulé autour de la taille ou fourré dans leur pantalon les pans de leur tunique afin de ne pas tremper leurs vêtements dans l'eau. La manche aussi a été retroussée aussi loin que son étroitesse le permettait. Toutes ces précautions ne les empêcheront pas d'être couvertes de boue des pieds à la tête avant la fin de la journée. Et, pliées en deux, les jambes et les bras dans la boue, leur grand chapeau les couvre tout entières. On n'aperçoit de loin qu'une file de chapeaux qui les fait ressembler à quelques champignons géants émergeant de la rizière.

Sitôt en possession des bottes de jeunes plants, elles s'empressent de les délier et de les repiquer un par un dans la boue, en quinconces très réguliers. Elles travaillent sans désemparer, ne levant que rarement la tête. J'ai surpris parfois cependant un regard d'une espièglerie charmante qui, sous le grand chapeau, allait jusqu'au jeune distributeur des gerbes vertes. Les femmes annamites semblent plus séduisantes à ce moment; est-ce à cause de leur retroussis ou du jeu de cache-cache que favorise le grand chapeau, ou encore parce que les joues sont roses quand elles se relèvent une minute pour essuyer sur leur visage la boue et la sueur qui l'inondent ? Les travaux des champs fournissent aux deux sexes une des rares occasions qu'ils ont de se rencontrer; on ne voit presque jamais en Annam les hommes mêlés aux femmes. Un mari ne marche pas en public auprès de sa compagne, et on ne voit jamais sur les chemins des individus de sexe différent liant conversation ou même échangeant quelques paroles.

Quand la tâche du jour est achevée, les nhaquês retournent chez eux pour partager le souper préparé par la ménagère.

Ils peuvent tout à leur aise ou s'étendre sur le lit de camp ou s'accroupir, les coudes sur les genoux; c'est la manière des Annamites de se reposer. Bien campés sur leurs pieds, ils sont capables de rester ainsi des heures. On en voit posés de cette manière sur les garde-fous des ponts, ce qui prouve que c'est également une position très solide et très sûre pour eux.

À la tombée de la nuit, la grande marmite de riz est retirée du feu et son contenu est divisé en autant de bols qu'il y a de membres dans la famille. D'autres bols contiennent des morceaux de poisson, des bouchées de porc rôti et des légumes indigènes tels que concombres, salades, jeunes pousses de haricots, etc. Les convives prennent avec leurs baguettes un peu de ceci, un peu de cela, au hasard des inspirations et des goûts. Le tout est trempé chaque fois dans le nuoc mam, condiment indispensable, sauce sans laquelle il n'y a pas de repas annamite. Les Annamites ne prennent jamais leurs aliments avec les doigts; ils manient leurs baguettes avec une grande dextérité. Ils ne boivent pas d'habitude en mangeant, mais seulement à la fin du repas.

La famille ne tarde pas après le souper à aller se coucher; les bruits des enfants cessent, puis les conversations des parents. Le grand-père « Monsieur le vieillard » (ong gia), comme on le désigne respectueusement, qui a le sommeil plus court, reste accroupi devant la porte dans une contemplation muette. Il se lève enfin, choisit une baguette d'encens dans un paquet de papier rouge et, après l'avoir allumée au foyer mourant, la place devant l'autel. Cet acte pieux accompli, il ferme la porte de la case et un silence complet règne partout.

Il n'y a pas d'aristocratie héréditaire en Annam, excepté dans la famille royale. Des titres correspondant à ceux de marquis, comte, etc., sont accordés pour récompenser des actions d'éclat; mais ils baissent d'un degré à chaque génération et disparaissent vite si les descendants ne font rien pour les mériter de nouveau. Tout Annamite peut d'ailleurs prétendre au mandarinat et aux plus hautes charges de l'État, car tous les postes officiels s'acquièrent au concours. Cependant, quand un homme a rendu des services signalés au pays, il est parfois nommé d'emblée à un haut grade mandarinal, par exemple pour avoir défriché un territoire et l'avoir rendu à la culture. Cela prouve que dans cette nation de lettrés on tient l'agriculture en honneur.

L'Annam est une démocratie idéale où une élite est appelée aux affaires, mais une élite de rhéteurs et de lettrés. L'éducation purement littéraire qu'ils reçoivent est bien surannée; elle n'a guère changé avec le temps; l'étude des caractères chinois, les dissertations philosophiques absorbent encore les futurs fonctionnaires. Ils ignorent les sciences exactes qu'ils sont à même de comprendre cependant et dont ils tireraient des bénéfices autrement importants.

Le mandarin vit presque toujours dans une maison de briques avec vérandas circulaires comparable à celle des Européens. Le toit couvert de tuiles est plus orné parfois et la crête porte un dragon aux courbes nombreuses; des papillons, des chauves-souris ou des fleurs de lotus sont geints sur murs, encadrant portes et fenêtres. Cette ornementation consiste parfois en une mosaïque pareille à celle qui décore les tombeaux; elle est composée de fragments de porcelaine bleue, verte ou blanche, morceaux d'assiettes et de tasses si bien assemblés qu'il faut y regarder de près pour distinguer l'étrange facture. La maison est blanchie à la chaux à l'intérieur; malgré cela, les salles n'ont pas toujours un air très propre; les Annamites, riches et pauvres, ont l'habitude de chiquer le bétel qui rend la salive abondante et rouge;(La chique de bétel se compose d'un morceau de noix d'arec enroulé dans une feuille fraîche de bétel (Piper bettle L.) qui a été frottée d'une couche de chaux rosée. À l'entrée de toute maison annamite se trouve la boite à bétel; c'est la première chose qu'on présente au visiteur qui arrive.) et bien qu'il y ait à portée de chacun des crachoirs immenses de cuivre ou de terre, le plancher et les murailles reçoivent leur bonne part d'éclaboussures. Les taches rouges sont même plus visibles chez les riches que dans les cases des pauvres, où le plancher est de terre battue. On dirait que certains mandarins sont fiers de cracher aussi indiscrètement que possible. Des enfants s'exercent positivement à ce sport. Pour nous, l'Européens, la chique de bétel fait perdre à la femme annamite le meilleur de son charme; avec des dents laquées en noir et des lèvres gonflées par le bétel, une bouche a bien de la peine à être jolie !

J'entrai pour la première fois dans une maison de mandarins quand nous rendîmes au Quan Bô, sorte de gouverneur de province, la visite de bienvenue. En Annam, où fonctionne le régime du protectorat, les mandarins ont gardé beaucoup d'autorité et un réel prestige sur les indigènes. Sa maison, comme celle des autres gros mandarins provinciaux, est située à l'intérieur de la « Citadelle », (Les « Citadelles » d'Annam ne sont pas à proprement parler des places fortes, mais des villes ou des villages entourés de remparts qui deviennent, en temps de guerre, des centres de résistance.) à une quinzaine de kilomètres de Nhatrang. En apercevant les murailles, je ne pouvais croire qu'elles avaient subi des attaques à main armée et arrêté longtemps des assaillants. Cependant, il y avait eu dans le passé, sur ces mêmes remparts et le long de ces fossés marécageux, de sanglantes rencontres. Des pans entiers de murailles menaçaient ruine, ébranlés par le temps ou par la guerre. C'était d'ailleurs dans l'ensemble un tableau pittoresque, où les frondaisons jeunes et les fleurs, les lotus surtout, se mêlaient aux vieilles pierres.

Sur le pont étroit, au-dessus des fossés, nous dûmes attendre que la porte de la Citadelle fût ouverte. Quelques gamins avaient entendu le trot des chevaux et se précipitèrent vers nous, très heureux de nous obliger. Quand les battants massifs eurent été écartés, en roulant sur leurs roues de bois, nous trouvâmes qu'il y avait juste assez de place pour passer en voiture. On se serait cru sous un porche moyen âge; les battants se refermèrent sur nous bruyamment; il me semblait entrer dans une souricière.

Au-dessus de la porte s'élève une tour de garde pour vingt ou trente hommes; des remparts sur lesquels cinq hommes peuvent marcher de front; mais tout de suite après on se trouve, sans transition, au milieu d'un village de l'aspect le plus calme. Voici les quatre rues symétriques qui conduisent aux quatre portes de la Citadelle; elles sont plus larges et mieux entretenues que les sentiers des villages ordinaires; voici l'immense grenier à riz où l'on serre des provisions en cas de disette ou de siège; voici la prison. D'ailleurs, rien d'exceptionnel ne méritait d'arrêter l'attention; on voyait les mêmes mares qu'ailleurs, les mêmes arbres, les mêmes cases entourées de jardins.

La maison du Quan Bô, était à l'écart de la rue principale, dans un endroit tranquille et silencieux; nous y apportâmes la plus grande agitation. Quand nous pénétrâmes dans la cour, des coolies se mirent à courir d'un côté et de l'autre, des têtes apparurent aux fenêtres et la marmaille déboucha de partout. Ces enfants avaient pour la plupart des habits de soie et les soldats de la garde particulière du Quan Bô portaient une longue tunique écarlate et le petit chapeau conique. La foule annamite, avec son costume bleu, est plutôt d'aspect sombre; ici, les uniformes et les blouses enfantines mettaient une note chaude et colorée.

Le Quan Bô vint au-devant de nous et nous reçut au haut de l'escalier. Il tendit la main d'abord à mon mari, puis à moi. C'était la première fois que je serrais une main annamite, je ne pus me défendre d'une sorte de frisson en pressant dans ma main ces longs doigts osseux et squelettiques, terminés par des ongles démesurés. Ce geste, cependant si simple et le plus souvent inconscient, me faisait sentir qu'il y a entre le blanc et le jaune plus qu'une différence de peau. Les Annamites n'aiment d'ailleurs pas serrer les mains; c'est une coutume inconnue chez eux. Ils se contentent entre égaux de se saluer de la tête en s'inclinant plus ou moins bas et en joignant les mains. Les « lais » (qui sont des prosternations très basses et cérémonieuses) ne deviennent de règle que dans les grandes circonstances et pour honorer un supérieur.

Le gouverneur était vêtu d'une magnifique robe vert d'eau, présent de l'Empereur; c'était une pièce de soie tissée et brodée par un artiste de la Cour sur un dessin original. Il nous fit les honneurs de sa maison, où nous ne découvrîmes rien de remarquable. Tout paraissait sombre et très modeste. Les meubles de la salle de réception se réduisaient à une table de fabrication européenne et à quelques chaises de rotin alignées de chaque côte. Bien en évidence sur un escabeau, on distinguait une petite vitrine contenant l'épée du Quan Bô, ses divers insignes de cour et le grand chapeau en forme de mitre d'évêque, doré et agrémenté de deux appendices appelés « ailes de cigale ». Plus tard, dans une autre occasion, le Quan Bô me fit revêtir ses habits de cour et coiffer sa mitre. Il y avait quelques plateaux laqués et des boites rondes avec de vieilles incrustations, des pièces de porcelaine bleue, tout cela dans le plus grand désordre. Des gravures suspendues aux murs illustraient des scènes de la vie de Bouddha; on le voyait tantôt sur un buffle, tantôt sur la montagne ou assis immobile sous un arbre, le ventre débordant, ayant à ses pieds un aigle qu'on pouvait confondre avec une oie ou un paon.

D'autres dessins, tout aussi primitifs et sans intérêt, représentaient la série des animaux sacrés, le dragon, la licorne le phénix et la tortue. J'étais fort déçue de ne pas trouver plus de meubles et de bibelots indigènes, bien que mon mari m'eût prévenue qu'il n'y fallait pas compter. Les mandarins d'Annam sont pauvres ou du moins s'efforcent de le paraître, car, suivant les maximes de Confucius, un mandarin se doit tout entier au bonheur du peuple et n'a pas le temps d'acquérir des richesses.

Leur traitement, sous l'ancien régime, était dérisoire. Ils reçoivent actuellement beaucoup plus, mais c'est encore bien modeste. Les mandarins doivent être considérés comme « le père et la mère » des populations. La façon par trop simpliste dont le Gouvernement annamite avait compris c le traitement des fonctionnaires a donné lieu à des abus tellement entrés dans les mœurs qu'ils ne sont pas encore périmés.

Les Annamites sont extrêmement polis et cérémonieux; ils reçoivent avec beaucoup d'amabilité. Cette fois, le Quan Bô voulait à toute force nous faire boire du champagne, mais nous n'acceptîmes qu'une tasse de thé. J'étais, je l'avoue, très disposée à me désaltérer après une longue promenade à la chaleur et à la poussière, mais je le fus beaucoup moins quand je vis une des petites manoeuvres du serviteur. Trouvant que le thé ne coulait pas bien et que le col de la théière avait besoin d'être débarrassé des feuilles qui l'obstruaient, il mit le bec à sa bouche et souffla ferme. Mais que pouvions-nous faire ? Boire ou ne pas boire, c'était la question !

Nous demandâmes à notre hôte de nous présenter sa femme et ses enfants. Il fit appeler sa « première » femme et ses enfants : six petits garçons, tous entre huit et deus ans. « Rien que des garçons ? demandai-je d'un ton de surprise. - J'ai aussi quatre petites filles », traduisit l'interprète; et comme je lui demandais si elles ne viendraient pas aussi, le mandarin les envoya chercher. En bon Annamite, il n'était pas évidemment aussi fier d'elles que de sa lignée de garçons, qui seuls pouvaient continuer le culte des ancêtres et perpétuer les traditions et le nom de la famille. Je voulus savoir les noms de ces enfants. Ils s'appelaient : « 2, 3, 4, », etc., suivant l'ordre dans lequel ils étaient venus au monde. Toutefois, Monsieur 2 était l'aîné, parce que c'est sa maman qui portait le numéro 1. Parmi mes serviteurs j'avais, moi aussi, des « numéro 3 » et «numéro 6 ». La coutume de désigner ainsi les enfants est d'ailleurs générale et cela leur reste plus tard. Ils prennent aussi au berceau des surnoms d'une signification peu flatteuse : « Saleté, limace, escargot, cochon, fumier … » afin de donner le change aux esprits jaloux. De plus, il n'est pas possible d'exprimer son admiration pour un bébé sans être très impoli et sans causer à la mère la plus vive contrariété, car les Ma et les Qui (diables) pourraient entendre et ne manqueraient pas de convoiter l'enfant ou même de le voler.

Disons en passant que le nom de famille d'un Annamite n'est jamais mentionné. Il peut être écrit dans les lettres d'affaires, dans les actes publics, sur la tablette des ancêtres, mais jamais dans la correspondance ordinaire. Les étudiants dans les concours ne peuvent pas appeler le souverain par son nom; ce serait un acte de lèse-majesté qui les ferait exclure. Ils en sont réduits à s'en tirer par des périphrases ! Au plus fort d'une querelle, un homme appelle son adversaire par son nom de famille, puis continue par la liste des noms des ancêtres, lui infligeant ainsi une insulte plus grave que de le traiter de voleur ou d'assassin.

Les conversations entre Annamites sont aussi pleines de sous-entendus. Les mandarins excellent dans l'art de l'expression à double entente. La franchise est une chose inconnue dans ce pays; elle est même regardée comme une faiblesse de caractère ou une indigence d'esprit. Les Annamites se méfient de la vérité. Devant les tribunaux, sous les tortures, ils n'ont pas honte d'avoir commis le crime, mais d'avoir à l'avouer. Une femme en état d'asphyxie fut un jour portée à l'infirmerie de mon mari. Elle avait volé des bijoux. Pour ne pas être tentée d'indiquer leur cachette, elle se mordit la langue, qui enfla si bien qu'elle ne pouvait rien avaler et que la respiration se faisait avec difficulté. Elle refusait de se laisser soigner, préférant mourir plutôt que de révéler son secret. Il fallut la guérir malgré elle !

Quand les enfants du Quan Bô furent emmenés par leurs gardiens, nous nous levâmes pour prendre congé. Comme nous montions en voiture, notre hôte chercha du regard nos domestiques; mais nous n'en avions point amené. Lui, par contre, lors de sa dernière visite chez nous, avait au moins six ou sept acolytes. À la vue de cette foule, je m'étais demandé si j'aurais assez de sièges pour les faire asseoir ! Heureusement il ne fit entrer avec lui que l'interprète et un serviteur. Ce dernier a plutôt un rôle ingrat... Il doit être attentif au moindre geste du maître, courir derrière son cheval ou sa voiture, jusqu'à en perdre haleine. On dit souvent que les Européens exigent trop de leurs serviteurs indigènes, mais je ne les ai jamais vus leur imposer un pareil surmenage. Cet homme porte tout l'attirail de la fumerie, qui ne se réduit pas à une pipe de poche et à une blague à tabac, mais comprend une boite de laque avec plusieurs compartiments et tiroirs pour les cigarettes, le tabac, les cartes de visite, l'argent de poche, le bâton d'encre de chine et les pinceaux, le petit pot de chaux et les chiques de bétel. Le mandarin porte sur lui la clé de la précieuse boite et, au beau milieu de la conversation, interrompt pour appeler le boy, ouvre la boite et, prend dedans ce qu'il désire.

Chapitre V

Religion et superstitions des Annamites. - Le culte des ancêtres. - Raisons de la polygamie. - Condition sociale de la femme annamite. - Mariages et divorces. - Education et occupations des femmes. - La beauté classique en Annam.

Religion et superstition sont associées si étroitement dans l'esprit des Annamites et dans les cérémonies du culte qu'on ne peut parler de l'une sans l'autre.

Il y a des religions différentes dans le pays, mais leurs adeptes ne forment point de groupements spéciaux l'Annamite ira prier indifféremment à la pagode bouddhique ou au temple taoïste; des considérations matérielles ou des convenances personnelles auront seules guidé son chois. Sur le même autel il n'est pas rare de trouver côte à côte Bouddha, Confucius et le fondateur de la religion taoïste, laotseu. Cela prouve bien la confusion qui règne dans les systèmes religieux d'Annam. Les pratiques de sorcellerie et de basse superstition n'eurent pas de peine à s'introduire dans les masses populaires.

Il fallait d'un autre côté une large indifférence ou un éclectisme superbe pour réconcilier entre elles des opinions et des préceptes souvent oppose... C'est pourquoi les premières conversions au christianisme furent nombreuses. La tolérance est un trait du caractère annamite sinon de ses annales.

L'Annamite est donc à la fois bouddhiste, taoïste et confucianiste, sans pouvoir distinguer ce qui revient en propre à chacune de ces religions. Les préceptes de Confucius sont ceux qui le séduisent le plus. Ses croyances n'ont qu'une influence éloignée sur ses actes journaliers : c'est le culte des ancêtres, nous le verrons, qui dirige sa vie.

Il est en même temps très superstitieux et croit à une foule d'esprits bons ou mauvais, auxquels il rapporte les événements heureux ou malheureux. Ces génies sont de trois ordres : ceux de l'air et de l'espace, dont les autres procèdent; en second lieu, ceux des eaux, dont les refuses se trouvent au plus profond des océans; enfin les génies de la terre. À ces derniers échoit la protection de certaines parties du pays, du village et de la maison. Le commerçant leur consacrera ses outils, le paysan sa charrue et ses buffles, tandis que le pécheur s'adressera, pour son bateau et ses filets, aux génies des eaux. Leur nombre est illimité. On leur bâtit dans tous les coins de petits autels qui manquent rarement de cierges et de prières. Un village possède parfois des chapelles par centaines. Et encore il y a des pagodes où les bonzes qui officient sont entretenus par les aumônes du public. Les offrandes des autels alimentent en partie la table des prêtres.

Ce n'est pas seulement à proximité des villages, mais encore dans des régions isolées et en dehors des chemins battus, que les génies sont honorés. Le site est généralement bien choisi : c'est le sommet de quelque monticule ou l'ombre d'un arbre respectable. Rien n'est plus pittoresque que ces modestes chapelles aux papiers écarlates parmi les frondaisons vertes. Il est touchant de voir dans la plus pauvre des baguettes d'encens, une fleur fanée et des morceaux de papiers dorés et argentés ex-voto des fidèles.

Dans nos excursions, à la chasse, nous avons eu souvent recours à des petits temples perdus dans la brousse. Leur ombre était bien précieuse. Ils étaient consacrés au « Seigneur Tigre »; nous étions dans son domaine. Son image vénérée était représentée au-dessus de l'autel ou sur les murailles en couleurs ou en mosaïque de tessons de porcelaine. L'éléphant, le rat et le ver de terre peuvent avoir dans ce pays aux mille dieux des fidèles et des autels; mais le tigre a presque un culte. En tout cas les superstitions et les légendes qui se rapportent à sa personne sont infinies. Il n'est jamais mentionné sans son titre. Dans la forêt, le bûcheron n'ose même pas prononcer son nom; il use de signes et de gestes pour le désigner. Plus d'une fois, la population d'un village a laissé échapper un tigre qu'un Européen avait pris au piège. Lorsqu'un beau matin la présence de Sa Majesté est signalée dans la fosse ou dans la cage, tous les indigènes de la région se réunissent autour et, après lui avoir fait des « laïs », lui avoir adressé des excuses, ils font avec les tam-tams un vacarme infernal et le délivrent. Aussi, l'organisation d'une chasse au tigre en Annam est-elle presque impossible, les rares audacieux qui pourraient oublier les préjugés jusqu'à servir de rabatteurs en seraient empochés par le reste du village. Car même si le tigre n'était pas tué, le poursuivre serait lui manquer grandement de respect : il en tirerait vengeance. Lorsqu'un homme est pris et mangé par le tigre, il n'est pas facile à la famille de retrouver les os et de lui rendre les derniers devoirs. C'est là une catastrophe pire que la mort : les âmes abandonnées et privées de sépulture souffrent des maux si affreux qu'elles se transforment en esprits malins dont les générations auront à souffrir indéfiniment.

Mais, pour en revenir au tigre, il est capable, comme certains animaux, de se transformer - par exemple en vieille femme de plus de cent ans ou en jeune et jolie vierge terriblement dangereuse alors pour ses adorateurs. Des quantités d'histoires populaires ont été brodées sur ces thèmes. Il y a bien des raisons d'élever des petites chapelles au Seigneur Tigre : si ce n'est point par dévotion, ce sera par calcul et par respectueuse frayeur. Les mauvais génies sont l'objet du même culte que les bons, car toute misère, petite ou grande, vient de ce que leurs adorateurs les ont négligés.

D'ailleurs, les dieux et les génies ne tiennent pas autant de place dans la vie religieuse du peuple annamite que le culte des Ancêtres. C'est la base de toutes les pratiques morales et des coutumes, la clé de voûte de l'édifice social et domestique. Il est vrai de dire que « les morts mènent les vivants ». Heureusement, il n'est pas de mobiles plus humains et plus naturels que ceux de la religion ancestrale. Son principe essentiel est d'une simplicité qui ne manque pas de noblesse ni de grandeur. C'est la conservation de la race par le respect et l'amour de la famille, organisée aussi fortement que chez les Chinois ou encore que chez les Grecs et les Romains. Tous les membres âgés de la famille sont particulièrement honorés, mais le père détient l'autorité souveraine. Il est le chef et le maître.

La mère de famille a, aussi, nous le verrons, une place considérable au foyer. En devenant « ba gia », en vieillissant, elle acquiert plus d'influente. Le mari consulte sa femme, mais il tient peut-être encore plus l'avis de sa mère.

Dans la rue, aussi bien que dans les maisons, on est frappé des marques de déférence accordées aux vieillards. Le plus pauvre, quand il est avancé en âge, est salué par tout le monde à l'égal d'un mandarin.

L'amour des parents pour les enfants est une conséquence du culte des ancêtres. Les Annamites sont les plus dévoués des parents; s'ils étaient moins dédaigneux de l'hygiène, ils pourraient être proposés pour modèles. De leur côté, les enfants professent une très grande piété filiale, qui s'étend au delà de la mort des parents. On leur enseigne leurs devoirs avec beaucoup de soin. Ils sont initiés aux cérémonies rituelles. Ils doivent en observer tous les détails quand, aux jours de fête, leur père officie. Les principales cérémonies sont célébrées à l'époque du « Têt » et aux anniversaires de la mort des parents. Tous les membres de la famille doivent être présents; la loi, avant l'occupation française, prévoyait des peines pour ceux qui ne venaient pas à cette occasion. Les offrandes placées sur l'autel des ancêtres sont plus importantes alors; dans les milieux aisés on les renouvelle tous les matins. Le jour de la cérémonie, le chef de famille, revêtu de ses plus beaux habits, allume les cierges de l'autel et devant tous les parents célèbre la cérémonie rituelle. Il commence par remplir de vin de riz trois verres sur l'autel en prononçant la formule sacramentelle : « Respectueusement je convie bisaïeuls, aïeuls, grands-parents, oncles et tantes, à cette fête que nous, leurs descendants, nous leur offrons en toute humilité du fond de notre cour. » Il se prosterne, puis, pendant quelques minutes, lui et toute l'assemblée se recueillent en pensant que les ancêtres sont descendus sur l'autel pour prendre part au festin. Du vin est encore versé dans les tasses, des formules son prononcées, des prosternations sont recommencées; c'est en somme une cérémonie religieuse complète.

Les Annamites croient à l'immortalité de l'âme. Ils se préoccupent aussi beaucoup de la mort. Quand ils arrivent à un âge avancé, ils se pourvoient d'un cercueil : ce sera le plus beau que leur permettront leurs moyens. Ils le feront porter chez eux, où il occupera la place d'honneur. Un mandarin de la province de Nhatrang fit appeler mon mari pour soigner un de ses frères, sérieusement malade. Il se montra très affecté quand le docteur lui apprit que le malade était condamné. Quelques jours plus tard, mon mari le trouva non seulement consolé, mais presque heureux. Un changement miraculeux était sans doute survenu dans l'état du malade. Le mandarin conduisit le docteur auprès du moribond et là, au pied du lit, lui montra un cercueil finement sculpté et décoré. Le patient, quoique très faible, se souleva péniblement et jeta un regard sur le meuble précieux : la mort lui paraissait maintenant sans terreur. Il pouvait l'attendre avec calme, les préparatifs étaient terminés. La piété fraternelle, qui avait failli être en défaut, avait rempli à temps son devoir.

Lorsqu'un indigène a une maladie grave, la préoccupation de lui assurer les rites suprêmes fait parfois négliger à ses proches les moyens de le sauver ou tout au moins de prolonger ses jours. Mon mari a eu souvent à lutter contre des parents qui, sous prétexte d'enterrer dignement un des leurs, voulaient l'enlever de l'hôpital alors que toute chance de salut n'était pas épuisée. Une fois, l'infirmier de garde vint nous réveiller en pleine nuit pour nous dire que le blessé un tel venait de décéder et que la famille réclamait le corps tout de suite. Mon mari ne fut pas autrement surpris, car il s'agissait, d'un malheureux bûcheron à qui le tigre avait fait une fracture du crâne après l'avoir entièrement scalpé d'un coup de patte. Il l'avait encore vu avant de se coucher : le cas était fatal à brève échéance. De plus c'est une règle dans un hôpital indigène : il ne faut pas user de la moindre contrainte; les malades et leurs familles doivent être laissés libres, sous peine de voir l'hôpital déserté. L'autorisation fut donc accordée. Vingt-quatre heures plus tard, un de nos amis nous dit avoir rencontré très loin dans la campagne le pauvre scalpé. Il était encore vivant; mais le voyage en palanquin ne tardait pas à l'achever.

La mort d'un Annamite donne lieu à une coutume fort curieuse. Au moment où l'âme quitte le corps, il faut la recueillir pour la placer dans « la tablette » de l'autel ancestral. C'est pourquoi on met sur la poitrine du mourant une pièce de soie dans laquelle l'âme est censée passer. Cette pièce de soie est suspendue dans le « chariot de l'âme » qui, dans les funérailles, précède le cercueil; elle est ensuite promenée plusieurs fois sur la tablette où l'on a inscrit les noms, titrés et fonctions du défiant. L'âme habite désormais la tablette. La pièce de soie est enterrée dans un endroit désigné par le sorcier; ce n'est jamais près du cercueil. La tablette est généralement conservée dans une boite de laque rouge. C'est l'objet le plus vénéré sur l'autel. Dans les grandes familles, on garde les tablettes des cinq ou six générations précédentes, tandis que les familles ordinaires s'en tiennent seulement à celles des grands-parents.

Le cérémonial des funérailles est théoriquement d'une complication extrême. Si l'on voulait s'y conformer, ce serait ruineux. Les pratiques le plus généralement suivies n'ont rien de lugubre. Il y a bien des femmes qui pleurent et se lamentent d'une façon bruyante, mais personne n'y prend garde, car elles sont payées pour cela. La mise en scène est plutôt gaie; la musique joue sur un ton criard et discordant des airs qui n'engendrent point la tristesse. Des tam-tams, des clarinettes et des violons chinois marchent en tête du cortège. Chaque musicien fait le plus de bruit possible sans s'inquiéter du voisin. Vient ensuite le chariot de l'âme, porté par une demi-douzaine de coolies. C'est une sorte de tabernacle en papier, où des dragons, des animaux sacrés et des caractères sont peints en couleurs voyantes. Il est suivi d'un ou de plusieurs autels où sont étalés les bijoux de famille, des bronzes, des vases de porcelaine et parfois le portrait du défunt.

Le cercueil est placé dans une sorte de catafalque qui avance sur les épaules des porteurs. Plus le défunt a été riche ou puissant, plus la masse est lourde et nécessite de bras. Chaque coolie a, dans sa bouche, un morceau de bois qui est censé lui être d'un grand secours pour exécuter son travail. Il devra régler ses mouvements sur le maître des cérémonies qui, debout sur le catafalque, dirige tout du geste et de la voix. Ce dernier a devant lui, sur le cercueil, un verre plein d'eau qui ne doit point déborder et répond ainsi de la parfaite horizontalité du cercueil. Une tâche aussi délicate n'est pas menée à bonne fin aisément. Le maître des cérémonies ne cesse de gesticuler, de crier des ordres. Voici un terrain accidenté, un talus à franchir ! Il maintient le verre avec ses pieds et harangue son monde avec un redoublement d'énergie. Tout le vocabulaire y passe. Si l'attention des coolies semble se relâcher, si le verre manque d'équilibre, menace de s'incliner : « Dix cents à chacun de vous ! hurle-t-il... vingt cents... une piastre ! » et pas une goutte d'eau ne se répand !

Derrière le catafalque marchent les membres de la famille. Ils sont habillés de blanc, avec des turbans blancs autour de leurs cheveux dénoués. Leurs effets sont grossiers et non ourlés. Ils gardent une attitude digne et recueillie qui contraste avec la douleur gesticulante des pleureuses. Courbés sous le poids de leur deuil, ils s'aident d'un long bâton ou se font soutenir par des amis.

La durée du deuil est minutieusement réglée et observée. Il n'y a pas jusqu'à la manière de vivre pendant cette période qui n'ait été prévue. Des peines sont inscrites au Code annamite pour le fils qui aura contracté mariage moins de trois ans après la mort de son père, ou qui, étant déjà marié, aura procréé pendant ce temps.

À la mort du chef de famille, l'aîné hérite d'une part spéciale pour entretenir le culte des ancêtres. C'est la pire des catastrophes pour un Annamite de ne pas laisser d'héritier mâle. Il a la ressource de l'adoption. Il a aussi la faculté d'avoir plusieurs femmes. Mais trop souvent c'est un mauvais calcul. « Plus d'une femme, plus de paix ! » dit un proverbe indigène. J'en ai éprouvé un jour la sagesse. Je faisais la sieste, quand des cris effrayants me réveillent. Cela vient de la cuisine : on dirait qu'une marmite d'eau bouillante a échaudé plusieurs personnes en même temps ! Peut-être mon boy eût-il préféré cet accident ! Non, c'est sa femme légitime et celle qu'il m'avait fait passer pour sa soeur qui sont aux prises. Leurs cheveux en désordre, leurs tuniques déchirées, elles se précipitent avec furie l'une sur l'autre. Mon boy les sépare. Leur rage tombe sur lui. Pauvre homme, quelle contenance il fait ! Les vociférations redoublent. Je lui dis de les mettre dehors et c'est lui, je crois, qui va être expulsé. Je me retire : il n'y a rien à faire ! Mais par bonheur mon mari survient : il fait signe à deux coolies qui portent dehors les deux furies; elles hurlent de plus belle et s'agitent désespérément. Là-bas, sur le sable où on les dépose, elles continuent à se démener. Mais c'est trop loin pour troubler notre repos; et puis, le bruit des vagues couvre leur voix. Les coolies reviennent, couverts de sueur, s'essuyant la figure avec leur turban et redressant leur chignon.

D'après le Code annamite, qui est bien antérieur au Code civil français, la femme est l'égale de son mari. La loi dit à la lettre : « L'épouse est une égale, The gia te ra », mais il n'est pas tout à fait ainsi dans la pratique. La femme annamite n'est point obligée en se mariant de prendre le nom de son mari; elle garde son nom de famille. En Annam comme en Chine, le mariage est un acte jugé trop important au point de vue social pour l'abandonner aux hasards de l'inclination et de l'amour. C'est aux parents de régler les arrangements et de résoudre l'affaire, souvent même sans que les intéressés soient consultés. N'y a-t-il pas une autre raison de cette coutume ? Les unions sont très précoces. On a besoin d'être conseillé entre quatorze et seize ans ! L'âge requis est quatorze ans pour les filles et seize pour les garçons. Avec la manière de compter des Annamites, cela peut signifier beaucoup moins, car le nouveau-né a un an à la naissance et au Têt prochain un an de plus. D'ailleurs, il est accordé aux jeunes gens une période de fiançailles qui peut être très longue. Les fiançailles constituent un premier contrat légal. Celui qui se désiste est passible de cinquante coups de rotin. On est lié dès l'acceptation des cadeaux par la fiancée : généralement une somme d'argent accompagnée de pièces de soie, colliers, boucles d'oreilles, bijoux variés. Le fiancé perd ces arrhes dans le cas de désistement. Quand le manque de parole vient de la jeune fille, celle-ci peut être renvoyée à son premier fiancé, même lorsque le mariage a été consommé avec le second. Le plus souvent, le fiancé malheureux renvoie la coupable et réclame en échange le double des arrhes.

Les mariages consanguins sont punis avec la dernière rigueur : la décapitation immédiate est réservée à l'homme qui épouse sa tante paternelle. L'Annamite peut se remarier ou choisir des concubines parmi les soeurs de sa femme, légitime, mais il encourt la strangulation pour convoler avec la veuve de son frère. Il est toute une catégorie d'unions prohibées parce qu'elles bouleverseraient les bases hiérarchiques de la famille. Le rang ou l'autorité primordiale du mari ne doivent pas risquer d'être mis en question.

Nous voyons en Annam les hommes qui n'ont qu'une fille adopter un gendre. Les Hébreux pratiquaient une coutume analogue. Mais une nouvelle adoption deviendra nécessaire, car le gendre ne peut se charger du culte des ancêtres.

Si l'Annamite, de nature plutôt froide et sceptique, n'attache pas une grande importance aux cérémonies et aux dogmes du bouddhisme, par contre il est profondément respectueux de la religion ancestrale. Cela revient à faire de la tradition et de l'autorité paternelle les principes sacrés de la famille. À côté de chaque foyer il y aura donc un autel et un prêtre. La lignée mâle est seule qualifiée pour exercer le sacerdoce. Voilà l'origine d'une grande inégalité sociale pour la femme. C'est souvent au nom de la religion que l'homme dans bien des pays a augmenté ses privilèges.

Quoi qu'il en soit, pour l'Annamite comme d'ailleurs pour le brahmane de l'Inde, la naissance d'un fils constitue une bénédiction céleste et aussi le devoir le plus rigoureux. Si la nature ne lui est pas propice, le Code lui viendra en aide avec des ressources infinies. C'est en tout cas la meilleure excuse de la polygamie et de l'adoption. L'épouse stérile peut être rendue à ses parents; la femme qui n'enfante que des filles est remplacée. Tandis que le Chinois a la faculté de choisir un fils d'adoption où il veut, l'Annamite est tenu de limiter ses préférences aux neveux et aux cousins de souche paternelle. Dans les héritages, il est toujours tenu compte de « la part de l'encens et du feu », sorte de dune, qui avantage l'aîné ou l'enfant adoptif. Mais la veuve, après s'être mise en règle avec le culte, recueille la succession de son mari. Suivant le texte du Code, les filles seraient exclues des héritages à l'égal de leurs soeurs chinoises, mais, dans la pratique, les partages sont égalisés, quel que soit le sexe.

Si d'après le Dich Kinh, le mariage est indissoluble, des législations plus modernes prévoient et règlent le divorce. Les motifs, au nombre de sept, ne diffèrent pas sensiblement en Chine et en Annam. Ce sont la stérilité, l'inconduite, le penchant au vol, la jalousie, le commérage, le manque d'égards envers les beaux-parents, des maladies incurables telles que la lèpre et l'épilepsie. On ne peut que louer la haute sagesse et l'humanité des juges, quand ils ajoutent les correctifs suivants : la répudiation est impossible, quand la femme n'a plus de parents ou quand le ménage se trouve dans la prospérité après avoir débuté dans la misère. L'adultère ne rencontre aucune excuse. Le flagrant délit constaté, le mari peut tuer les deux coupables. Autrefois la femme était exposée sur la place publique, puis broyée sous les pieds des éléphants. La peine fut réduite à 90 coups de bâton. Actuellement le mari vend l'infidèle ou même la garde. En Indo-Chine, les cas de vengeance sauvage deviennent de plus en plus rares. Cependant, on peut voir encore des couples humains garrottés sur des radeaux et abandonnés au courant. Le Dr. Dubois a rapporté, il y a quelques années, un exemple où un Annamite de Chaudoc appliqua la loi du talion avec un raffinement de cruauté. Les moeurs d'aujourd'hui admettent le divorce par consentement mutuel.

Sans doute, le Code punit les sévices graves avec une certaine équité, mais le délit ne commence qu'avec la fracture. Il est vrai que dans ces pays d'Extrême-Orient la bastonnade est d'un usage courant. Pourquoi encombrer les prétoires pour des vétilles ? On compte sur la discrétion et l'impartialité du père de famille. Dans les rues de là-bas, on assiste à un concours de bâton, entre gamins : chacun est frappé rituellement, à tour de rôle; celui qui reçoit le plus sans broncher est le gagnant. La loi annamite est donc fondée à ne pas s'inquiéter d'un minimum de coups.

La femme annamite est mariée sous le régime de la communauté. Aussi le mari ne manque pas dans les actes de vente, d'achat, etc., de mentionner le nom de sa femme. Il administre les biens propres de sa femme, mais sous la surveillance des parents de celle-ci. La commune l'inscrit sur les rôles pour ses biens personnels et le commerçant ne l'oublie point dans ses transactions importantes.

Les préceptes relatifs au mariage se trouvent au Ly'-hi, ou mémorial des rites, inspiré de la doctrine de Confucius. « Le rite du mariage accomplit l'union entre deux personnes de noms différents, afin qu'elles servent au-dessus les aïeux dans leur temple et qu'au-dessous, elles contiennent les générations futures. » Encore une fois, la civilisation annamite emprunte à la civilisation chinoise, mais le génie annamite n'abdique point son originalité. Le mariage annamite est, d'après Luro, un contrat libre réglant l'accord des volontés. C'est plutôt l'accord de deux familles, où les pouvoirs publics n'interviennent que le moins possible. L'entremetteur n'est pas un fonctionnaire, mais il est responsable légalement.

On trouve les détails de toutes les cérémonies du mariage dans des Codes chinois du XIIè siècle avant notre ère. Elles comprenaient d'abord six rites qui ont été beaucoup réduits depuis et que bien peu de familles observent fidèlement.

L'entremetteur, choisi par le garçon, se rend chez les parents de la jeune fille et formule ses propositions. Si la réponse est affirmative, la famille du garçon envoie sur une carte rouge, ses noms, âge, jour de naissance, etc. L'entremetteur reçoit les mêmes indications de la part de la jeune fille. Des consultations sont demandées aux devins pour établir si les âges et les familles des futurs se conviennent. L'entremetteur fixe le jour de la cérémonie, tandis que les parents multiplient les sacrifices et les prières aux ancêtres. Ensuite le fiancé, avec un cortège de parents et de notables du village, se transporte dans la famille de la jeune fille. Il offre les cadeaux : bétel, noix d'arec et choum-choum; s'ils sont agréés, le soupirant a le droit de porter le titre de « gendre ». Dans les familles pauvres, le gendre habite alors sous le même toit que sa fiancée.

Viennent ensuite les fiançailles. Nouvelle visite du gendre à ses beaux-parents pour la présentation des cadeaux. La corbeille de noce doit contenir du bétel et de l'arec, des bracelets, des soies diverses, deux cierges rouges, deux tasses d'alcool de riz et un petit cochon rôti et laqué. Le cortège est de l'effet le plus pittoresque et le plus animé. On a revêtu les habits de cérémonie, les grands parasols se balancent au-dessus des têtes, les joueurs de flûte font rage. On arrive ainsi dans la demeure de la fiancée. Les présents sont déposés sur l'autel; les cierges rouges sont allumés, de l'alcool de riz est versé dans les tasses. Les deux pères se lèvent ensemble et se prosternent, puis les mères. Un banquet termine la cérémonie.

Le jour des noces est plus imposant encore. Le père de famille réunit tous les parents devant l'autel des Ancêtres et présente l'enfant qu'il va marier. Au milieu d'une foule d'amis, de parents, d'invités et précédé des serviteurs qui portent les cadeaux, le fiancé se dirige vers la maison de la jeune fille. Après avoir parlementé, tous pénètrent et se rangent autour de l'autel. Le fiancé se prosterne d'abord et vient offrir à ses beaux-parents le bétel et le vin, tandis que son père donne lecture de l'inventaire des cadeaux. Les époux se rendent dans l'appartement qui leur a été réservé. Là, sur l'autel des génies de l'hyménée, on allume les cierges et on brûle des baguettes d'encens. Les parents exhortent les mariés à rester unis jusqu'à la mort et leur souhaitent une belle postérité. Quelques prières sont dites en commun et les parents se retirent.

Le moment est solennel. Autrefois, la mariée enlevait alors seulement son voile, et le mari était censé la voir pour la première fois. En Chine, une jeune fille bien élevée ne devait pas avoir vu son futur avant le mariage. Les époux échangent une tasse de vin de riz. La mariée se prosterne quatre fois devant son époux; celui-ci une fois seulement. Le mariage est accompli. Les jeunes gens viennent prendre part au festin qui continence aussitôt. Les formalités pour épouser une femme de deuxième rang ne sont point aussi compliquées, puisque cela se ramène à un simple contrat de vente.

Les Annamites sont polygames à des degrés divers. Le roi a un grand nombre de femmes, les plus grands mandarins dépassent rarement quatre ou cinq. Les pauvres sont monogames par nécessité. C'est en effet la situation de fortune qui règle le nombre de femmes. Les marchands, les fonctionnaires qui se déplacent ont l'habitude de fonder des ménages dans leurs principales étapes. La femme sert d'associée commerciale et d'intendante. Certains auteurs prétendent que la polygamie provient de ce que les naissances féminines dépassent les naissances masculines, mais il faut y voir surtout la préoccupation d'assurer aux plus fortunés et aux mieux doués la plus large survivance.

La femme légitime est appelée femme du premier rang : vo chanh. Elle a dans la famille une place tout à fait spéciale. Elle est la reine du foyer. Toutes les femmes concubines, servantes,.etc., lui doivent le respect et l'obéissance. Tous les enfants l'honorent au même titre. À sa mort, le deuil durera trois ans, tandis que le deuil des femmes de deuxième rang n'est porté qu'un an et seulement par leurs propres rejetons. La loi place sur le même rang pour l'héritage tous les enfants d'une famille. La veuve est usufruitière à moins qu'elle ne se remarie. Les biens de chaque mère reviennent à ses enfants.

La condition sociale de la femme annamite a donc atteint un degré très élevé. Bien des civilisations d'Occident n'ont point reconnu à la femme des droits plus étendus.

Le savoir est apprécié par l'Annamite, qui ne prend ses fonctionnaires que parmi les lettrés. Tout grade aux examens correspond à une fonction hiérarchique, de sorte que l'Annam pourrait être cité comme une démocratie idéale, où le pouvoir appartient aux plus instruits. Il n'est pas jusqu'au moindre paysan, qui ne soit capable d'aligner au pinceau quelques centaines de caractères et de rédiger une supplique. Dans chaque commune annamite, il existe une école primaire. Les petits garçons sont tous là, groupés, chantant les caractères et paraissant très heureux d'apprendre. La petite fille annamite ne va pas à l'école de son village. Aucune loi, sans doute, n'interdit l'école aux enfants annamites du sexe féminin. Les législateurs d'Annam, suffisamment libérés de l'influence chinoise, ont montré, nous l'avons vu, des tendances féministes : ils n'auraient point commis cette injustice. Il s'agit d'une simple coutume, plus défavorable à la femme que n'importe quel article du Code.

L'étude des caractères est longue et pénible; elle demande une mémoire jeune et ne semble pouvoir s'acquérir que dans l'enfance. La petite fille annamite est donc obligée de s'instruire dans sa famille. Quand les parents sont pauvres ou n'ont pas le temps de s'occuper d'elle, elle grandit dans l'ignorance la plus complète. D'autres retiendront un certain nombre de caractères et pourront plus tard en manier assez pour tenir une comptabilité, diriger une maison de commerce. Il est cependant quelques rares privilégiées qui ont une instruction remarquable. Ce sont des femmes appartenant à des milieux nobles et riches. Dans une province, il existe ainsi deux on trois dames, pas davantage, capables de comprendre Confucius et d'en discourir avec éloquence.

Avant l'occupation française, il n'y avait pas d'école pour jeunes filles. Les missionnaires et les soeurs ont rompu avec les traditions en instruisant leurs orphelines et leurs néophytes. J'ignore de quelle école elles sortent,, mais les femmes chefs de gare qu'on voit à Saigon et au Tonkin n'en sont pas moins remarquables. Il n'est pas rare à Hanoi de voir des femmes diriger, à l'exclusion de tout associe mâle, des maisons importantes de soieries et d'incrustations. Dans quelques temples on rencontre des bonzesses, mais elles ne prennent qu'une part secondaire aux cérémonies du culte.

Les femmes des paysans aident aux travaux des champs et sont chargées en propre de repiquer le riz. On les voit travailler aux semailles et à la récolte. La culture du riz laisse beaucoup de loisirs. Il y a de longues périodes où les femmes sont libres de se rendre au marché. Elles y viennent de fort loin à la ronde, moins pour échanger des produits que des paroles. Les femmes des artisans sont le plus souvent de véritables collaborateurs. C'est une qualité que les négociants chinois reconnaissent volontiers à la femme annamite et qui la fait rechercher en mariage.

Les soins du ménage, les enfants occupent beaucoup la femme annamite. Les femmes des basses classes prennent part aux corvées les plus pénibles, telles que travaux de voirie, construction de maisons, creusement de canaux, etc. Leur endurante est vraiment remarquable. Elles savent, toutes, conduire un bateau à l'aviron, à la voile. Sur les grands fleuves de Cochinchine, on croise parfois des sampans menés seulement par des femmes. Elles accompagnent à la pêche leurs maris, sauf cependant quand il s'agit d'expéditions de nuit. Suivant la mode du pays, elles rament debout, le buste penché en avant, et manoeuvrent le gouvernail avec le pied.

Les épouses des mandarins ne se livrent à aucun travail manuel fatigant : elles considèrent que ce serait déchoir. Aux concubines les soins journaliers du ménage, préparation des mets, nettoyage des locaux, couture. Toutefois, elles s'amusent parfois à confectionner elles-mêmes des sucreries, des pâtisseries, des fruits glacés. Elles ne tissent et ne brodent jamais. Comment leurs ongles, qui mesurent parfois 10 à 15 centimètres de longueur, leur en laisseraient-ils la faculté ? Elles s'adonnent à la musique et chantent des mélopées. Un mandarin ne peut pas prendre sa femme dans la provinces ou le district qu'il administre.

Il est une coutume qui ne manque pas de surprendre chez le peuple annamite, lui qui supporte les charges intimes de la famille avec tant de facilité, c'est que les femmes des hautes classes n'allaitent point elles-mêmes leurs nourrissons. Elles font appel à des « remplaçantes » mercenaires.

Les bouquets de fleurs sont arrangés par les maîtresses de maison. Elles ont charge des arbres nains et des minuscules jardins artificiels. Un de leurs principaux devoirs est de garnir la boîte à bétel. Il est évident que beaucoup de temps est réservé à la toilette. On n'en finit point avec les ablutions, les massages, la peinture des lèvres et des sourcils, les sourires au miroir, le choix des pommades parfumées pour les mains, les essais de costumes, les coiffures à échafauder, les ongles à polir. On fume aussi de mignonnes cigarettes très minces. La femme de mandarin n'est pas une recluse. Elle sort pour échanger des visites avec les femmes des autres mandarins. Mais son principal passe-temps, ce sont les cartes. Comptez que la moitié de la vie est employée par les cartes et vous serez encore bien au-dessous de la réalité, paraît-il.

N'est-il pas indiscret de se demander quelles sont les occupations des femmes de l'empereur d'Annam ? De tout temps, la toute-puissance de ces monarques s'est plue à s'entourer d'une cour, où l'élément féminin dominait. On a sans doute tenu peu de compte des hiérarchies et confondu les danseuses et les actrices avec les princesses quand on a porté à plusieurs centaines les favorites impériales. Le caprice du maître distingue parfois assez loin du trône, mais il n'en existe pas moins des fonctions qui ne semblent pas appeler nécessairement la faveur souveraine. Les danseuses et les actrices rentreraient plutôt dans cette catégorie, de même que les chanteuses et les mimes.

Néanmoins, dans cet essaim encore nombreux de jeunes femmes, réputées les plus belles de l'Annam, toutes les ressources de l'intelligence et de la ruse, tous les artifices de la parure et de la toilette entrent en jeu. Que de compétitions, que de rivalités avant d'avoir pu être distinguée ! Telle est sûre de sa beauté et de ses charmes qui est sacrifiée depuis des mois à des compagnes qui ne la valent point ! Il faut plaire quand même, il faut plaire à tout prix. Pour paraître dans les cérémonies royales, le costume n'est point laissé au hasard. De vieux édits réglementent la couleur des soieries et la somptuosité des brocards. L'ingéniosité personnelle trouve cependant à s'exercer. Quand on en a fini avec la toilette, on joue aux cartes. Les plus savantes demandent aux lectrices du palais des histoires captivantes, des romans d'amour. Les cigarettes sont fort en honneur, tout en buvant du thé et dégustant du gingembre sucré ou des gâteaux.

Ce sont les femmes du roi qui préparent les fleurs et les bouquets des appartements royaux et garnissent la boite de bétel. Elles ne servent le monarque qu'à genoux.

Avant de m'exposer les grandes lignes de l'esthétique particulière à son pays, un mandarin avait eu grand soin de nie dire : « Les qualités morales et les vertus surpassent tous les avantages physiques lorsqu'il s'agit de choisir une épouse ! » Je transcris ses paroles. « D'ailleurs, ajoutait-il, le jeune homme n'est pas le plus consulté ! ».Quoi qu'il en soit, voici l'idéal des poètes et des amoureux de là-bas : la taille ne doit pas être remarquée, car, trop au-dessus de la moyenne, elle manquerait d'harmonie, et, trop petite, elle passerait inaperçue. Les cheveux noirs et longs sont les plus beaux. Au visage d'un ovale allongé, il faut une régularité complète. Le Chinois a plutôt des tendances à arrondir la face. L'Annamite revendique pour le sexe fort les traits anguleux et les pommettes saillantes. Les yeux de l'aimée brillent comme ceux de l'aigle, ses sourcils, dans leur longue courbe mince et très fine, s'élancent ainsi que des vers à soie, son talon est aussi rouge que de l'encre. Tel est le cantique que paraphrasent les artistes et que le peuple a résumé dans le proverbe, qui est peut-être le plus connu de la langue annamite : Mat-phung (œil d'aigle); may-tam (sourcil de ver à soie); got-son (talon d'encre rouge).

Il n'est pas besoin de commentaires pour saisir la beauté d'un regard profond, dominateur, puissant comme celui de l'aigle. Les Asiatiques seuls sans doute comprennent bien la courbe idéale d'un sourcil ! Que dire du talon rose, du talon de carmin, de ce petit pied marqué au pinceau rouge d'une fée ! Nous restons étonnés devant cette admiration tout annamite. Ce point d'esthétique nous surprend et nous échappe, tandis qu'il est primordial et très important pour toute une race.

Voilà pourquoi la femme annamite a le pied nu et pourquoi la mignonne sandale emprisonne, à peine le bout des orteils. Faut-il essayer d'expliquer ce goût bizarre de l'Annamite par la même perversion qui a poussé le Chinois à déformer le pied de sa femme ? En tout cas, il y a une pudeur spéciale du pied pour les Chinois. Les femmes du Céleste Empire ne sauraient sans manquer à la modestie voir leurs pieds, et les peintres les représentent toujours cachés sous les vêtements. Quant aux Annamites, ils ne possèdent pas cette pudeur spéciale et admirent franchement, encore une fois, le talon rouge. La main doit également être fine, aux doigts minces et effilés. Un poignet long et blanc est de rigueur. Raffiné comme il est, l'Annamite n'avait garde d'oublier le timbre de la voix. Il le veut harmonieux. C'est toute jeune que la petite Annamite s'exerce à marcher la poitrine en avant, la tête haute, sans orgueil ni raideur, les bras souples se balançant de fanon rythmique. Les fossettes géminées des joues qui agrémentent le sourire sont très prisées.

(à suivre)