LE TOUR DU MONDE - Volume 30 -1875-2nd semestre - Pages 401-416
Le quartier asiatique à Saigon - dessin de A. Marie, d'après une photographie
VOYAGE EN COCHINCHINE
1872
PAR M. LE DOCTEUR MORICE
Chapitre XII
Voyage en voiture à boeufs. Tayninh. Aspect général. Caractère de la population. Le jardin de l'inspecteur.
J'arrivai en jonque à Benkeou vers neuf heures du soir, par une de ces nuits absolument noires si communes en Cochinchine. Ignorant le pays et sachant seulement que j'étais séparé du point où je voulais arriver par une distance de quinze kilomètres qu'il fallait franchir à travers des fondrières et dans une région à tigres, j'étais un peu indécis de la conduite à tenir. Le village n'étant composé que de quelques cases et sans ressource aucune, je me disposais à passer la nuit chez le tong (maire) annamite et à repartir le matin au jour, quand un Français, dont j'avais fait la connaissance à Saigon et qui venait là recevoir quelques bagages pour l'inspection, me reconnut à la lueur des torches et m'offrit une voiture à boeufs. Je n'avais jamais usé de ce mode de véhicule c'était à la fois une bonne fortune que me procurait le hasard et une ignorance à perdre; j'acceptai. Il est vrai que je fus moulu pour deux jours; mais on se fait à tout, et plus tard j'appréciai fort cet étrange mode de voyager.
Laissant mes bagages, sous la garde d'un Annamite, suivre en jonque le coude énorme que fait la rivière de Tayninh (Paix de l'occident), je me glissai sur le matelas cambodgien déposé au fond de la voiture, et me couchai la tête tournée vers l'avant et mon fusil placé fraternellement à mon côté. Le conducteur, armé de son bâton pointu, s'assit derrière ses boeufs, et une longue série d'interjections gutturales, accompagnées d'horribles secousses, m'apprirent que nous étions en route. Nous marchions bien ! Tantôt une roue de mon véhicule non suspendu montait sur un tronc d'arbre abattu, tantôt elle s'enfonçait dans une profonde ornière; mais enfin il n'y eut pas de sinistre, et j'acceptai gaiement ce moyen de transport riche en contusions. Vers onze heures et demie, les hurlements de mon cocher et la vitesse de l'attelage augmentèrent; nous passâmes devant quelques cases éclairées, gravîmes une colline, et j'arrivai à la maison peu luxueuse, mais vaste, qu'on m'avait préparée.
Le lendemain, dès que le jour parut, je commençai à faire connaissance avec Tayninh, qui, par sa physionomie spéciale, la variété des types humains qu'il présente et une réputation méritée de salubrité, fait les délices de tous ceux qui ont parcouru notre colonie. Le fort, occupé par les troupes françaises, est placé sur une colline haute de vingt-cinq mètres environ.
Au pied de la colline plus humble qui supportait ma case, coulait la rivière, le long de laquelle s'échelonnent les maisons annamites, non plus bâties en cette boue sordide des provinces de l'Ouest, mais construites le plus souvent en belles et solides planches, qui me rappellent les vastes cases de Phu-Quoc. Leur toiture aussi est différente : à la place de ces feuilles du palmier d'eau auxquelles mes regards étaient habitués, j'aperçois un chaume plus pressé, plus fin, auquel le soleil et la pluie ont donné une teinte d'ancienneté. À gauche, sur la route que j'ai parcourue la veille, se dressent l'inspection et la maison du Télégraphe; de l'autre côté s'étend une vaste plantation de caféiers en plein rapport. Enfin, derrière la colline, une splendide forêt commence et va couvrir de sa verdure aux tons chauds les petites montagnes granitiques qu'on aperçoit dans le lointain. Quelques vapeurs courent sur le flanc de ces montagnes, dont la plus haute, Nui-ba-dinh (la montagne de la Dame-Noire), dresse orgueilleusement son sommet de neuf cents mètres.
J'appris que l'inspection de Tayninh compte quarante-deux villages annamites et onze cambodgiens. Le nombre des administrés est d'environ quinze mille.
Ils ne sont point processifs comme les habitants de l'Ouest, le nombre relativement petit des rizières est sans doute la cause de ce phénomène. En somme, ces braves gens ne donnent pas trop de peine à l'autorité.
Le jardin de l'inspecteur, un des plus beaux qui se puissent voir, renferme des hôtes très intéressants, entre autres des éléphants et trois jeunes panthères, dont une orne aujourd'hui le Jardin des Plantes, où M. B..., l'inspecteur, l'a envoyée.
J'admirai aussi une volière renfermant ces beaux faisans annamites, à panache vert métallique, qu'il est si difficile d'élever, même dans la colonie.
Chapitre XIII
Excursion à Nui-ba-dinh. Légende de la grotte. La source miraculeuse. Une chasse au tigre. Mort d'un des chasseurs.
Quelque temps après mon arrivée, une grande partie fut décidée avec l'inspecteur, pour aller visiter la montagne de la Dame-Noire (Nui-ba-dinh) et la pagode qui la décore. J'ai gardé de cette excursion un souvenir des plus agréables. Nous parvînmes au sommet non sans peine. Chemin faisant, j'observai de nombreux triglgyphodons; je réussis à capturer l'un d'eux, qui était sur le point de se saisir d'un dragon (Draco maculatus). Quand nous arrivâmes, on réparait la pagode, dont la caisse, enrichie par maintes offrandes, était sur le point de crever d'apoplexie : d'énormes monceaux de tuiles, des billes gigantesques de go (bois noir) et de sheun (bois rouge) frappaient nos regards. Que de temps et de volonté il avait fallu pour transporter tout ce matériel à bras d'homme ! Le temple lui-même occupait une anfractuosité assez profonde ; au devant s'étendait, en contournant quelque temps le flanc de la montagne, une corniche assez spacieuse qu'on avait utilisée comme atelier et qui renfermait çà et là d'étroites cellules de bonzes. À l'extrémité de ce long chemin semi-circulaire se trouvait la chambre de la vieille prêtresse qui dirigeait tout le monastère.
C'est là que nos domestiques établirent le quartier général de leurs opérations. Quant à nous, après avoir salué Bouddha avec tout le respect qui lui est dû, nous nous dirigeâmes vers la source miraculeuse qui a donné lieu à l'édification de la pagode; car Nui-ba-dinh, la montagne de la Dame-Noire, a sa source et sa légende comme toute montagne qui se respecte.
Voici cette légende dans sa simplicité : Un bonze d'une sainteté indiscutable et qui aimait à prier sur les hauts lieux gravit un jour la montagne pour y faire ses dévotions; mais le bonze était homme et la montagne était haute et aride : il eût bientôt soif et faim, soif surtout. Dédaigneux de son corps comme tous les sages, il n'avait pas songé à se munir de ces choses de première nécessité auxquelles pense d'abord le commun des mortels. Que fit-il ? Il se mit en prière, et tout d'un coup une roche énorme qui se dressait devant lui se fendit du haut en bas et lui permit d'apercevoir une source délicieuse tombant dans une véritable coupe de pierre. Depuis lors, cette source n'a cessé de fournir des eaux limpides qui guérissent toutes les maladies. Dix minutes d'ascension à travers les rochers nous amenèrent devant cette merveille, que nous n'aurions certainement pas trouvée sans guide. Tous mes compagnons s'empressèrent de boire de grands verres d'eau fraîche; quant à moi, j'insultai à la sainteté de la légende et à la gracieuse beauté de la nymphe de la source, car, remplissant mon verre de vin de France, je le fis rafraîchir dans ces ondes et bus ensuite à la majesté de la glorieuse montagne.
Nos dévotions faites, nous redescendîmes à la pagode, où un déjeuner réparateur n'attendait plus que nous. La table était mise près de l'autel particulier de la prêtresse, sous lequel se trouvait cette espèce de bahut à roues où les Chinois et les Annamites enferment leurs richesses. Le trésor de la bonzerie devait être considérable, car Nui-ba-dinh est de tous les hauts lieux de Cochinchine celui où se font le plus de pèlerinages, et chaque notable tient à honneur d'y envoyer de temps en temps un bon nombre de piastres. L'année précédente, en 1872, de nombreux pèlerins étaient venus déposer leurs offrandes aux pieds de la Dame noire (être d'ailleurs fictif et dont je ne vis nulle part la statue). Ces pèlerins avaient même emporté de Tayninh la dengue, cette curieuse fièvre rouge qui sévissait alors dans toute la colonie.
Après le déjeuner nous repartîmes, et le soir nous rentrions à Tayninh sans incidents.
Un autre jour, je fis ma partie dans une bien douloureuse aventure. Un tigre, dont les déprédations devenaient intolérables, avait enlevé le meilleur chien d'un des bons chasseurs de la contrée, M. D... Il fut décidé que nous aurions raison de cet audacieux voleur.
La chasse du tigre se fait peu en Cochinchine, où l'éléphant, cette forteresse vivante, ne met pas au service de l'Européen ses hautes épaules et ses puissantes armes. La plupart des tigres que l'on apporte aux inspections, pour toucher la prime que donne l'État (cent francs), meurent dans les piéges où ils tombent; on en prend ainsi un grand nombre.
L'expédition étant résolue, nous cernâmes la colline qui servait de repaire au monstre. Plus de cent cinquante indigènes étaient là, criant, gesticulant, faisant le bruit le plus odieux qui ait jamais troublé la sieste d'un tigre. Quant à nous, l'inspecteur, un soldat français et moi, nous étions dans la plaine, parsemée de petits tombeaux, qui s'étend derrière l'arroyo de Tayninh, et nous attendions qu'il plût au tigre de montrer sa précieuse fourrure. Il paraît qu'il trouva décidément que l'audace était un peu bien vive, car, moins d'une demi-heure après l'établissement du bruyant cordon, il sortit du bois et s'avança vers nous. Un feu roulant l'accueillit; sur nos quatre balles une au moins le toucha, car il fit un mouvement de douleur et se dirigea vers le soldat qui nous avait accompagnés. Pour être plus libres de nos mouvements, nous nous étions disséminés. Notre soldat grimpa immédiatement sur un tumulus haut d'un mètre environ, et son arme rechargée à la main, il attendit. Une seconde balle de l'inspecteur atteignit encore l'animal ; mais, dédaignant cette nouvelle provocation et s'acharnant à sa proie, i1 s'élança vers le tombeau; d'un bond il fut au pied et se dressa tout debout. Il se passa alors une scène lamentable et étrange qui montre combien les plus braves sont peu maîtres d'eux-mêmes à l'approche de ces terribles fauves. Le soldat était certes un homme courageux, il avait fait ses preuves : c'était lui qui avait mis le plus d'ardeur à organiser la partie; il avait en main son bon fusil, et à la longueur de son bras s'étalait la poitrine blanche du tigre qui semblait attendre sa balle. Eh bien ! Pendant quelques secondes il se contenta de frapper avec la crosse sur les pattes étendues vers lui. Le tigre s'allongea, saisit avec une de ses griffes le malheureux à la jambe et l'entraîna. « Un homme touché par un tigre est un homme mort, dit un naturaliste allemand, et il est inutile d'exposer la vie d'un second chasseur pour courir la chance aléatoire d'arracher au félin une victime mutilée que la mort doit saisir bientôt ». Ces raisonnements ne se comprennent pas sur le terrain de l'action. Nous courûmes tous deux au tigre qui traînait toujours notre camarade , et deux balles plus heureuses que les premières l'arrêtèrent pour toujours.
La plaie de notre malheureux compagnon était affreuse. Je songeais à lui amputer la cuisse dans la case où il fut transporté; mais, soit perte d'un sang qui, dans sa totalité, suffit souvent à peine à entretenir la vie de l'Européen sous ces latitudes, soit ébranlement nerveux trop puissant, il mourut dans la nuit.
Cette malheureuse issue de notre campagne consterna toute la petite colonie française, et les chasses furent suspendues pendant quelque temps.
Les crimes du tigre ne sont plus aujourd'hui aussi communs qu'autrefois; il se retire peu à peu devant le fracas de nos carabines, et du reste le chiffre incroyable de cerfs et de boeufs sauvages que renferment toutes ces forêts suffit amplement à sa table royale. Seuls les chiens des chasseurs et quelques Annamites ou Cambodgiens trop loin aventurés lui servent encore quelquefois de proie. À ce propos il règne dans la colonie une idée plus ou moins juste. Lorsqu'on chasse, dit-on, il est prudent d'avoir un indigne avec soi; si le tigre vous rencontre; il préférera l'indigène. Quoi qu'il en soit, le grand félin est loin d'être aujourd'hui redouté en Cochinchine comme il l'est encore dans les Indes. Les courriers ou trams, qui sillonnent jour et nuit la colonie avec une régularité et un courage au-dessus de tout éloge, ne deviennent guère sa proie, tandis que dans l'Inde, si l'on en croit les journaux anglais, vingt facteurs, encore de nos jours, auraient été successivement dévorés à un certain passage des Gates occidentales. Au début de la conquête, c'était tout différent : plusieurs de nos soldats furent saisis aux environs de Saigon, et le cruel animal entrait souvent dans les villages indigènes pour enlever un homme ou une femme. Aujourd'hui, son cri de chasse, cop, cop (d'où lui est venu son nom annamite), se fait encore entendre la nuit dans les environs immédiats de nos forts de l'est, à Bariah, à Bienhoa, à Tayninh. Dans cette dernière ville en particulier, je l'ai souvent entendu très distinctement de ma case, et j'ai plus d'une fois relevé ses traces à quelque distance du poste. L'émotion paralysante que fait éprouver l'approche d'un tel ennemi est un fait assez fréquent. On m'a raconté l'histoire d'un indigène touché par un tigre qui se jetait sur son camarade; cet indigène n'avait aucune blessure ; mais il mourut le soir même, dans un état de délire complet. Un soldat français, ayant vu, dans une promenade poussée trop loin dans les bois, son sergent dévoré sous ses yeux, rentra dans un véritable état d'égarement, et ne redevint, jamais absolument maître de son intelligence.
On prétend que le tigre qui habite les provinces marécageuses de l'Ouest est plus petit de taille; les colons français le considèrent, à tort selon moi, comme une espèce particulière.
Le caractère du tigre de Cochinchine, du reste, est bien celui que de temps immémorial on a reconnu à ce grand félin : une prudence excessive, unie à une force terrible et à un grand besoin de sang.
Il est, dit-on, fort rare qu'il attaque par devant une proie quelconque; et, d'après les Cambodiens, on ne doit jamais tirer sur lui un coup de feu que lorsqu'il a passé : en effet, à ce moment, il ne se retourne pas sur son ennemi , alors même qu'il est blessé.
Chapitre XIV
Le marché de Tayninh. Types cambodgiens. Différences entre le Cambodgien et l'Annamite. Ma ménagerie. Singes. Cerfs. L'herpéton tentacule. Le varan. Tortues. Cigognes. Ours. Pangolins.
J'allais presque tous les matins au marché, où je contemplais les diverses races humaines qui se donnent rendez-vous à Tayninh. J'y voyais assez souvent des Cambodgiens ; leur taille relativement haute, leur teint foncé, leur maxillaire inférieur épais et lourd, leurs cheveux coupés en brosse, et par-dessus tout leur air de sauvagerie passive, leur donnent une allure tout à fait différente de celle des Annamites. Ces deux races se détestent cordialement. L'Annamite, fier de son teint plus blanc, de sa civilisation plus avancée, et surtout des nombreuses victoires qu'il a remportées sur son voisin, le considère comme à peine supérieur aux Moïs ou sauvages des montagnes.
Le grand mandarin Phan-Thanh-Giang appelle même les Cambodgiens « des sauvages dont la nature est mauvaise et, viciée; ils oublient constamment, dit-il, la règle et la loi; ils sont comme stupides et prisés de raisonnement ».
L'homme khmer, à son tour, avec son caractère plus sombre et plus silencieux, son sentiment religieux plus profond, regarde en pitié le léger Annamite. Il n'y aura jamais une entente cordiale entre ces deux peuples. Le Cambodgien, malgré ses traits un peu grossiers, est plus Hindou qu'Indo-Chinois; sa langue et son écriture rappellent plutôt celles de la grande péninsule hindoue, ainsi que les glorieux restes d'une civilisation éteinte, dont Angcor la Grande est la plus sublime expression. Il est l'homme silencieux et sauvage des grandes forêts et des collines, tandis que son voisin est l'habitant moqueur et sociable des plaines. Peuple malheureux que le peuple cambodgien ! Pressé entre les Siamois et les Annamites qui lui ont pris au nord-ouest et au sud-est ses plus riches provinces, immobilisé sous la loi d'une féodalité orientale qui ne lui permet pas d'être propriétaire, il faut qu'une main vigoureuse le soutienne et lui permette de garder son autonomie, tout en lui inculquant lentement ce qu'il peut recevoir de l'éducation européenne.
Grâce à la riche faune de cette partie de la Cochinchine, je parvins à transformer ma case en une véritable ménagerie. Dans ma grande chambre, à un des poteaux qui soutiennent la toiture, j'avais cloué une caisse à bière, habitation d'une femelle de Macaque maimon (Con tam vong des Annamites). C'était bien l'animal le plus espiègle et le plus doux possible, sauf à l'égard des femmes indigènes, qu'il ne pouvait souffrir et qu'il essayait de mordre en poussant des cris de fureur. A mon retour à Saigon, il mourut d'un tétanos qu'occasionna une petite plaie produite par la corde qui lui servait de ceinture. Dans un coin de la même pièce était une cage assez ample où vivait un très jeune mâle de cette espèce de cerf que les Annamites appellent Con man (Cervulus moscha-tus), si curieux par ses petites cornes bifides portées par un prolongement de l'os frontal, et ses grandes canines avec lesquelles il découd fort bien les chiens.
Symétrique à celle-ci, une autre prison plus petite contenait un charmant Con tiéo (Tragulus pygmeus), petit cerf gros comme un lièvre, sans cornes, mais armé aussi de deux longues canines. Enfin, au bout d'une corde se promenait un Semnopithèque douc (Con gioc), singe extraordinaire, chez lequel le jaune, le noir, le rouge, le blanc pur et le gris perle superposent sans transition leurs teintes criardes. Ce qu'il avait surtout de singulier, c'étaient ses paupières jaunes, qui formaient sur sa face de nègre la plus étrange paire de lunettes qu'on puisse voir.
Dans ma chambre à coucher vivait un autre petit singe, le Semnopithèque maure (Con bac may), enfant gâté et très caressant. Tout son corps était couvert d'un fin duvet jaune d'or, excepté sa face, ses mains et ses pieds, qui étaient absolument noirs. Mon boy avait coutume de dire de lui : « Lui connaître tout, même chose annamite ». Il me fut tué, une nuit, par des myriades de Con kien bonhol, effroyables fourmis noires à aiguillon, qui firent invasion dans ma case pendant la saison des pluies.
Pour nourrir mes jeunes singes, j'ai dû demander à l'administrateur, qui possède un riche troupeau, de m'octroyer chaque soir au moins un litre de lait. La question du lait est celle qui doit intéresser le plus l'Européen appelé à vivre quelque temps dans la colonie. Il est certain que si l'on arrivait à créer en Cochinchine une bonne race de vaches laitières, on guérirait ou préviendrait ces affections redoutables qui nécessitent aujourd'hui le rapatriement en France, ou emportent lentement ceux qui s'obstinent à prolonger leur séjour. Mais tandis qu'une vache d'Europe fournit quatorze litres de bon lait par vingt-quatre heures, celles de Cochinchine n'en donnent pas un litre, et cela ne dure pas longtemps. L'hôpital a peine à réunir les quantités nécessaires chaque jour. De plus, le commerce du lait est presque exclusivement entre les mains des Hindous et des Malais, qui le falsifient de toutes les façons, surtout, dit-on, en y mêlant une émulsion de coco.
Ma troisième chambre était occupée par des hôtes non moins intéressants : un couple de Con chon mop (Paradoxure type), jolis animaux, voisins des civettes, vivant de bananes, d'oeufs de reptiles et d'oiseaux, et même de chair. Ils faisaient fort bon ménage avec un jeune porc-épic (Con gnim). Je réussis plus tard à en amener un vivant au Jardin des Plantes.
J'avais aussi des serpents d'eau, entre autres des Herpétons tentaculés, que les Annamites appellent Con ran rau, c'est-à-dire serpents à barbe. Ces singuliers ophidiens, fort rares en Cochinchine, excepté à Tayninh, sont à moitié herbivores : c'est là un fait unique dans l'histoire erpétologique. Les deux appendices qui terminent leurs museaux leur donnent un aspect tout à fait caractéristique. (1).
À côté d'eux je donnai place à un Homalopsis , beau serpent aquatique très vigoureux; j'avais été assez heureux pour me saisir de toute une famille, c'est-à-dire d'une mère accompagnée de douze petits.
Dans la cour, une immense cage servait de prison à un Con khyda (Varanus nebunsus) de taille gigantesque. Cet énorme saurien de plus de deux mètres de long, excessivement irascible, et mugissant avec furie comme le ferait un bireuf, habitait, avant la confection de sa cage, une vaste baignoire qui se trouvait dans ma quatrième chambre ou chambre à douches. Cette baignoire avait été recouverte d'un treillis de rotin. Un beau jour, grâce au travail des puissants ongles qui terminent ses pattes, ce crocodile en miniature s'échappa dans ma case. Je n'eus que le temps de me jeter sur lui à corps perdu, et je le saisis heureusement au cou et à la racine de la queue. Mais le maintenir sous moi fut tout ce que je pus faire. Il me fallut l'aide de deux Annamites pour le réintégrer dans sa baignoire, où ses coups de queue et ses mugissements m'apprirent, pendant près de deux heures, la fureur qui le transportait. Il vivait surtout de poissons et de viande; il avait même sur la conscience un joli lézard (Hydrosaurus salvator), que, d'après les conseils fallacieux de mon domestique Lay, je me risquai à introduire dans sa prison. Je comptais l'amener en France, mais malheureusement, à Saigon, il réussit à s'échapper encore pendant que je faisais les visites du départ, et ses allures rapides et furieuses firent que personne n'osa l'arrêter dans sa fuite.
Au milieu du jardin, j'avais fait creuser un bassin où vivaient de nombreuses tortues d'eau douce, entre autres des Coura amboinensis (Con rua nap des Annamites) : curieux chéloniens à plastron divisé en deux par une charnière, et d'énormes Trionyx cariniferus (Con cuo dinh), tortues à carapace molle sur les bords, et ayant un cou très long avec lequel elles peuvent se retourner prestement quand on les met sur le dos, privilège que n'ont pas leurs congénères; leurs mandibules sont assez puissantes pour faire d'horribles blessures. Elles sont ichthyophages, et leur chair serait, dit-on, excellente.
Deux cigognes marabouts faisaient sentinelle de chaque côté de ma porte. Ces grands oiseaux étaient admirablement apprivoisés et me suivaient partout; le matin, dès que je paraissais, les hypocrites se mettaient à genoux et poussaient des cris de désespoir en « dodelinant de la teste », pour m'indiquer que la nécessité d'un supplément de poisson se faisait vivement sentir. Je fus enfin forcé de leur mettre une corde à la patte, à cause de leurs nombreuses incursions dans ma cuisine, où les anguilles et les biftecks destinés à ma table disparaissaient avec une rapidité désespérante.
Que de fois maître Lay, s'érigeant en accusateur, vint m'annoncer qu'après une lutte courageuse il avait eu le dessous, et que mon déjeuner se digérait dans le gouffre insatiable de cet estomac d'échassier ! Les seuls animaux que ces excellents marabouts considérassent comme ennemis étaient les chiens et les chats ; ils leur couraient sus avec férocité, et je n'ai jamais vu chien accepter la lutte. Il est probable que dans la brousse ces grands oiseaux sont souvent exposés aux attaques des félins et autres carnassiers; de là cette antipathie insurmontable.
Un Ursus malayanus, ours des cocotiers, très jeune, mais alors assez féroce, vint aussi compléter mon jardin zoologique. Quand on voulut mettre ce jeune monstre dans la cage qui devait le transporter à Saigon, il s'échappa en poussant ces grognements perçants qui lui ont fait donner par les Annamites le nom de Con gau heo, ours-cochon. Quand on parvint à le rejoindre, avec une de ses pattes antérieures il coupa la peau d'un indigène jusqu ' à l'articulation du genou. J'ai réussi à le transporter en France, et ses moeurs se sont aujourd'hui bien adoucies. Les Cambodgiens l ' appellent kla kmoum ou tigre de miel, à cause de son goût effréné pour les substances sucrées.
Le second administrateur de Tayninh possédait deux de ces ours qu'on laissait se promener en toute liberté; ils n'étaient aucunement dangereux, mais professaient à l ' égard de toutes les matières grasses et sucrées un amour démesuré qui leur fit plus d ' une fois commettre de nombreuses déprédations. Ces animaux appartiennent aujourd'hui au maire de Cholen.
Dans la dernière période de mon séjour à Tayninh, je joignis pendant quelque temps à ces divers captifs un pangolin femelle et son petit, qui malheureusement moururent très vite. Ces édentés, couverts d ' écailles et à pattes armées de puissants ongles, ont un faux air de lézard.
Tranquille pendant tout le jour, qu'elle passait à dormir avec son petit enroulé autour du tronc, cette femelle avait, la nuit, la désagréable habitude de se promener par toute la case en faisant un bruit infernal. Les nuits, du reste, sont souvent troublées dans notre colonie par des bruits de ce genre. Au premier rang des animaux qui sont sans pitié pour notre sommeil, il faut placer la grenouille-bœuf (Calltela pulchra) et les Polypedates, qui, dans les grandes prairies mouillées, font sans relâche retentir les airs de leur note stridente.
Outre ces hôtes plus ou moins singuliers, ma case abritait encore un joli chat annamite auquel je permettais bon nombre de privautés. Ce chat est de taille inférieure au nôtre, et la variété d'angora n'existe pas; sa robe est tachetée, ou d'un noir ou plus rarement d'un blanc sans tache. Mais ce qu'il a de particulier, c'est la forme de sa queue. Long de quelques centimètres à peine, cet appendice est plusieurs fois recourbé sur lui-même, comme s'il avait été brisé à plusieurs reprises en sens inverse; cette disposition est si prononcée, qu'on peut soulever un de ces animaux par le crochet de sa queue. Cette singularité est héréditaire.
Chapitre XV
Chasse au con dinh. Retour pittoresque. Serpents. Les parasites des serpents. Insectes. Buprestes et sagres. Araignées, scorpions et fourmis.
Une après midi, je dormais encore sur ma natte du doux sommeil de la sieste, lorsque j'entendis frapper à la porte de ma case. Je me lève, et vois un brave chasseur indigène qui m'avait apporté déjà maintes têtes de boeufs, et qui venait m'avertir qu'il était sur la piste d'un Condinh, boeuf sauvage gigantesque, très voisin du boeuf onialis, et dont j'avais admiré une très belle tête chez l'inspecteur. Nous partîmes aussitôt.
Nous étions au beau milieu de la saison des pluies; nous rencontrâmes sur notre route des étangs de nouvelle formation, où l'on enfonçait sous l'eau jusqu'à mi-cuisse. Pour les premiers, je me servis des épaules complaisantes de mon guide; mais, ayant ensuite été mouillé par hasard, je marchai sans hésitation dans cette eau qui, bien que tiède, ne laissait pas de me rafraîchir un peu. Après un trajet de dix kilomètres dans des bois peu touffus ou dans de grandes plaines absolument désertes, sous une lumière implacable, le fourré devint enfin plus épais. Je remarquai plusieurs grandes traces, entre autres celles d'un éléphant, que nous suivîmes involontairement pendant près d'une heure. Tout d'un coup le guide s'arrêta. Nous étions alors sous une vaste voûte de verdure; mais, à droite, le taillis permettait de se faufiler sans être trop pressé par les branches. Nous nous glissâmes doucement d'arbre en arbre, en gardant le silence le plus complet. Dans une petite clairière bien ombrée, une masse noire, couchée, ruminait tranquillement. C'était l'ennemi. Nous savions ses allures; il ne fallait pas le manquer, ou l'un de nous risquait de devenir sa victime. J'admirai un instant le majestueux animal et n'en estimai pas la longueur à moins de trois mètres. Je vis plus tard que je m'étais trompé de peu. Un instant il eut un soupçon; il ne pouvait nous voir, mais l'air sans doute lui apporta, des chevelures annamites, quelques vagues effluves d'huile de coco; il se leva, je tirai, et presque aussitôt il tomba sur le côté gauche en écrasant quelques jeunes arbrisseaux; une certaine quantité de sang coula de son mufle et tout fut terminé. La nuit vint peu après notre victoire. Un grand feu fut allumé, quelques torches de résine nous éclairèrent de leur lueur indécise. J'examinai ma victime, c'était un vieux mâle, un vrai solitaire; ses cornes énormes, d'un beau grain vert à la base et noires aux extrémités, annonçaient un animal de huit ans au moins. Sa robe était toute noire, à poils courts; les canons étaient jaunes, et une grosse touffe de poils gris, lui formant une large étoile au milieu du front, remontait jusque sur le rebord largement accusé de la crête frontale; il n'avait pas de fanon. J'emportai sur une voiture à buffles le squelette, la peau et le filet; j'abandonnai le reste de la chair, qui dut nourrir le village voisin pendant deux jours. Puis je repris le chemin de Tayninh, laissant notre voiture loin derrière moi. Ce retour, la nuit, à travers les bois, dans un district à tigres, ne laissait pas que d'avoir quelque chose d'assez téméraire. Un de nos domestiques, armé de mon fusil, inspectait la route en arrière; un autre ouvrait la marche en tenant une torche. Le jour naissait quand je touchai enfin le seuil de ma case ; je me jetai épuisé sur mon lit, où je m'endormis aussitôt d'un sommeil de plomb.
Les indigènes, au courant de mes goûts, m'apportaient beaucoup de reptiles; j'en recevais surtout des Annamites, qui les redoutent moins que les Cambodgiens et les Tiams et les prennent presque toujours avec un noeud coulant au bout d'un long bambou. Un jour, un jeune drôle de douze ans à peine traîna plutôt qu'il ne porta à ma case un Con ran mai giam (Bungarus annularis ), énorme serpent long de deux mètres, à larges bandes circulaires alternativement noires et jaunes. Son corps est pres que prismatique et sa queue est légèrement aplatie en truelle. Il respirait encore. Son propriétaire déposa aussi devant moi le cadavre d'un Xenopeltis unicolor, serpent inoffensif assez long, à corps comme vernissé que le premier était en train de dévorer. Le Con ran mai giam, serpent très venimeux, voisin des hydrophis ou serpents de mer, est excessivement redouté dans le pays, car on le rencontre parfois dans les petits bras des arroyos où l'on va se baigner; je ne connais pourtant pas d'accidents arrivés de son fait. Ce jour-là, du reste, devait être marqué d'une pierre blanche, car, après ma sieste, un grand Annamite, bûcheron de son état, m'apportait, mais hélas ! étranglé, un python réticulé, long de trois mètres et demi. Le pauvre animal était très maigre; en l'ouvrant, j'eus bientôt l'explication de cet état maladif. Tout le poumon était troué; de petites cavernes renfermaient de très nombreux vers enroulés sur eux-mêmes et présentant des rétrécissements et des renflements successifs; de l'estomac je retirai un immense ténia, et des intestins un nombre incalculable de lombrics Il n'est pas rare de trouver de nombreux parasites dans les tubes digestifs des serpents; cependant une telle quantité doit être rarement rencontrée. Tout ce-ci n'avait pas empêché le serpent de se saisir d'un lièvre, dont je trouvai le corps aux trois quarts digéré.
J'eus plus tard un autre serpent, cette fois-ci aquatique : l'Hypsirrhina Bocourti, énorme animal trapu et farouche qui me mordit plus d'une fois jusqu'au sang - il était également bourré de lombrics. L'Annamite qui me l'apporta lui avait par précaution arraché quelques dents et avait cousu ses lèvres; ce n'est pourtant pas un animal dangereux. Il faut que ce soit une bête très vigoureuse, car bien qu'il refusât tout aliment pendant cinq mois, je pus l'emmener à Paris vivant encore et au coeur de l'hiver. Il est vrai qu'il succomba au bout de quelques semaines au progrès des ulcréations qu'il avait dans la bouche.
Les insectes affluaient aussi à ma case. Parmi les plus beaux de ces animaux particuliers à la Cochinchine et que je rencontrai çà et là dans mes promenades, quelques-uns méritent véritablement une mention spéciale. À côté du Taupin et du Scarabée d'espèces encore indéterminées dont nous donnons le dessin, je citerai le Fourmilion et les Buprestes, ces beaux coléoptères à corps allongés, revêtus, même en France, de couleurs si brillantes, qu'on les appelle vulgairement Richards; ils atteignent dans la colonie une taille considérable. Les enfants annamites les saisissent sur les bourgeons de bambous avec un long bâton enduit de glu à son extrémité; ils leur attachent ensuite un fil de soie à la patte et les font voler, comme les enfants font en France voler le hanneton. À Tayninh, il y a deux espèces qui servent d'ornement aux femmes annamites pour mettre dans leurs cheveux. Le premier de ces buprestes est vert doré et a deux bandes jaune orangé, l'une à la base des élytres et l'autre au milieu; le second est tout entier d'un doré excessivement brillant, qui peut paraître d'un violet métallique, suivant certaines incidences de rayons.
Sur la cime des plantes des prairies, les sagres, énormes coléoptères aux pattes postérieures très fortes, bien qu'ils ne sautent pas, et garnies de piquants très développés, montrent leurs belles couleurs cuivrées, bleu violacé ou purpurines; à côté d'eux on trouve une espèce de longicorne assez petite, de cou-leur bleuâtre, avec une mince bande jaune, et parfumée d'une odeur de rose vraiment délicieuse, aussi pénétrante que celle du muse que répand chez nous l'Aromia moschata.
Mais à côté de ces beaux animaux existe tout nu monde de dangereux commensaux de l'homme, qui ne sont peut-être nulle part plus communs qu'à Tayninh. Le monde des Arachnides est ici d'une richesse par trop exubérante. Sans compter d'énormes faucheux qui courent sur leurs échasses dans les allées du jardin, les araignées-loups qui sautent au soleil sur les murs de ma case, et ces vastes épeires dorées qui tissent une toile tellement résistante que les plus forts insectes s'y prennent, il y a des mygales nombreuses qui ne le cèdent pas en grandeur à celles d'Amérique : seulement elles n'ont pas leurs goûts ornithophages. Dans tous les talus, elles creusent leurs profondes galeries, qu'elles ne ferment pas d'une porte comme leurs congénères d'Europe. De temps en temps, les Annamites employés aux travaux du génie m'en apportent sur la paume de leur main, mais ils leur arrachent alors les mandibules.
Les scorpions sont aussi d'une fécondité redoutable, surtout ce grand scorpion noir dont la taille atteint un décimètre et demi; j'en pris un avec ses petits; ces intéressants nouveau-nés, grimpés sur le dos maternel, étaient d'un gris très pâle : c'étaient de véritables scorpions de lait. Une autre espèce jaunâtre bien plus petite est beaucoup plus commune encore ; il ne se passait pas de semaine que je n'en prisse sur les murailles ou dans mes habits, tandis que l'espèce noire habite plus volontiers sous l'écorce des arbres et surtout sous les souches à moitié changées en humus par les dents des termites. Ses piqûres sont très douloureuses, et plus d'une fois des indigènes ou des soldats vinrent à ce propos réclamer mes soins. Une cautérisation légère est tout ce qu'il faut faire et jamais il n'y a de suites regrettables. Afin de voir ce qu'avait de vrai cet adage populaire que le scorpion entouré de charbons ardents se pique la tête et meurt suicidé, je mis un de ces animaux au milieu d'un cercle enflammé. Comme, dès qu'il prévoit un danger, il recourbe sa queue sur sa tête, je pense que c'est sans doute dans un de ces mouvements subits qu'il doit involontairement se frapper; je crois que le calorique intense dont il supporte le rayonnement peut être aussi pour quelque chose dans sa mort; en tout cas, l'animal en expérience ne mourut pas le jour même.
Une dernière espèce d'Arachnides, redoutable seulement par ses mandibules, comme les araignées, brandit comiquement en l'air, à la moindre apparence de danger, sa queue filiforme et inoffensive. C'est le Telyphone à queue, Con bo cap nui des Annamites. Cette araignée est absolument noire; je la prends souvent dans ma case; elle exhale lorsqu'on la saisit une affreuse odeur pénétrante, dont les doigts sont imprégnés longtemps, même à distance. C'est au milieu de tout ce monde peu rassurant que l'on doit s'attendre à vivre à Tayninh.
Après les Arachnides, il convient de citer les fourmis parmi les fléaux de la Cochinchine. L'une, comme la grosse fourmi rouge (Con kien vong), habite les arbres, surtout les manguiers. Elle se fait là des nids avec les fouilles; sa présence est regardée comme un bienfait par les cultivateurs; elle détruit, dit-on, ou écarte les insectes nuisibles; de fait, je crois difficile aux animaux qui sont antipathiques à ce colérique hyménoptère d'habiter l'arbre où il a placé son nid. Il faut prendre bien garde, lorsqu'on chasse dans les bois, de heurter les branches où ces fourmis se promènent : de cuisantes morsures dont la douleur est longue à s'éteindre sont la suite de ces rencontres. Je fis pour la première fois connaissance avec ces insectes à Singapore, où ils sont aussi fort communs. Ébloui de cette belle flore tropicale qui surgissait soudain à mes yeux après l'aridité de Port-Saïd et d'Aden, je me plongeais littéralement au sein des prairies et des petits bois : j'en fus bien puni !... Je crois qu'un homme poursuivi par une bête féroce et qui aurait cherché un asile sur un arbre habité par ces animaux préférerait redescendre et tenter la dernière lutte avec la brute qui l'attend en bas.
Une seconde espèce, rouge aussi, mais extrêmement petite, habite les maisons : c'est le Con kien lua ou la fourni de feu des Annamites. Sa morsure est encore plus cruelle peut-être que celle de la première espèce. C'est elle qui fait la police de nos demeures, en dévorant toutes les bribes de victuailles qu'elle peut atteindre. C'est elle aussi qui fait le désespoir des naturalistes en réduisant en poussière les collections les plus précieuses. Aussi tous les meubles ont-ils leurs pieds trempant dans des vases remplis d'eau mélangée d'absinthe ou d'acide phénique; encore faut-il renouveler souvent le liquide, car les poussières qui y tombent journellement suffisent à former une espèce de pont qui permet à la fourmi de passer. D'autres fois, au lieu de liquide, on se contente de badigeonner les pieds des meubles avec du goudron ou de les entourer de ouate. Mais dans tous les cas il faut exercer une surveillance de tous les instants. Ces hôtes incommodes pénètrent assez souvent la nuit dans les lits; quand cela arrive, on n'a plus qu'à fuir et à passer une nuit blanche sur une chaise, car toutes les pièces de la literie sont infectées par l'ennemi. Ces affreuses mésaventures font par contre le bonheur des moustiques.
Une troisième espèce de fourmis, moins commune, mais plus terrible encore, est celle que les Annamites appellent Con kien bonhot. Ils la redoutent fort. Longue, svelte et noire, celle-ci n'est pas à craindre pour ses morsures, mais elle possède un dard qui ne le cède en rien à celui de la guêpe. Ces fourmis habitent ordinairement les plaines, et pendant la saison des pluies, lorsque les averses torrentielles ont bouleversé leurs nids, on les voit se diriger par bataillons serrés vers les habitations. Malheur alors aux animaux qui, renfermés dans un espace trop restreint ou retenus par une corde, ne peuvent pas prendre la fuite ! Ces abominables insectes me tuèrent dans une nuit un très joli singe, un varan, un merle et un jeune veau ! On les rencontre parfois dans les forêts en colonnes interminables et on se garde bien de les déranger.
La quatrième espèce, noire également, se compose de deux individus différents. La plupart sont de taille minuscule, mais quelques-uns sont véritablement gigantesques; ils ont une grosse tête et des mandibules formidables. Dans les incursions que ces fourmis font chez l'homme, des géants de l'espèce portent souvent accrochés à leurs pattes et à leurs antennes une dizaine de camarades. Cette dernière espèce est la moins redoutable, bien que sa morsure soit douloureuse.
On ne peut nier les services que rendent les fourmis dans les contrées tropicales, mais il n'est pas moins vrai qu'elles paraissent parfois trop nombreuses. Il est impossible de respirer une fleur, si pou qu'elle contienne de liqueur sucrée, sans la débarrasser préalablement d'un monde de fourmis; il est impossible de laisser à terre un quart d'heure une pièce de gibier abattu sans être obligé de la disputer aux fourmis.
Chapitre XVI
Un Stieng. Le cerf panolia. Chasse au cerf. Promenade à Tromdo. Rencontre d'un rhinocéros. Dernière visite à Saigon.
Grâce au bon accueil que je leur fais, ma case est décidément devenue le rendez-vous de tous les chasseurs du pays; ils prennent la douce habitude de venir y boire le matin, en revenant du marché, leur verre d'absinthe ou leur tasse de thé. Cette sorte de cour plénière que je tiens m'apprend beaucoup à connaître ces races, leurs mœurs et leurs langues, et j'ai habitué tous ces braves gens à m'apporter des reptiles, des mammifères, etc. Un matin, l'un d'eux m'amena même un Stieng. Les Stiengs sont une de ces tribus que les Annamites englobent sous le nom de Moïs, c'est-à-dire sauvages, et qu'ils ont refoulées au fond des bois et sur les montagnes du nord-est et de l'est. Cet individu est un petit homme de cinquante ans, hâlé, à la figure sillonnée de rides, à oreilles percées d'un large trou rempli par un gros morceau de bambou; sa figure est presque complètement glabre, et ses mâchoires ne sont pas prognathes.
Ce brave garçon paraît avoir une intelligence obtuse, et l'idée de Dieu ne semble pas être très nette dans son esprit. Du reste, comme on l'a fait remarquer déjà, l'idée religieuse va en diminuant de l'Inde à l'extrémité de l'Indo-Chine. Mon ami l'Annamite Sabiou prétend que les Stiengs n'ont pas de Dieu. Le sauvage échange avec moi, contre de l'eau-de-vie, une immense arbalète très difficile à plier et un paquet de flèches en bois durci, avec lesquelles on perce une planche de plusieurs pouces d'épaisseur. Il paraît que les Stiengs empoisonnent parfois ces projectiles avec une drogue dont les effets rappellent ceux du curare; je n'ai pas pu m'en procurer. Les choses européennes étonnent fort ce sauvage, mais il n'a pas la curiosité des Tiams, grands enfants qui touchent à tout et qui rient toujours. Il a au contraire l'air fort intimidé. Il promet de revenir et de m'apporter des têtes de panthère et de boeuf sauvage. Quant aux serpents, il a d'eux une terreur inconcevable, et il paraît me considérer comme un redoutable enchanteur, parce que je manie sans crainte des couleuvres inoffensives. Son habitation est à six journées de marche de Tayninh. Il est venu avec une voiture à buffles chargée d'huile de bois et s'en retourne avec du riz. Il s'incline devant moi, et me quitte hébété et à moitié affolé par trois heures de conversation. Il n'avait peut-être pas fait dans toute sa vie un pareil effort intellectuel, et encore ai je dû le laisser reprendre haleine plus d'une fois.
Je ne trouvai à Tayninh que fort peu de Français; parmi eux j'aime à citer M. D... C'est un homme qui, venu dans la colonie fort pauvre, y a fait honnêtement sa fortune dans le commerce des bois; on sait combien il y a de précieuses essences dans les forêts de la Cochinchine orientale. C'est un chasseur forcené, et je fis avec lui quelques parties de chasse des plus agréables. J'allai le prendre un matin pour une chasse au cerf. Selon lui, les Annamites sont de grands naturalistes, non pas à la Buffon, mais à la Toussenel; Ces gens-là, me dit-il, vivent bien plus complètement que les paysans d'Europe en relation constante avec les êtres animés, et il est peu d'oiseaux, de serpents, de quadrupèdes et d'insectes auxquels ils n'aient donné de noms. Pour ce qui est du cerf, il y a d'abord le Con ca tong (Panolia Eldii), qui vit dans les grandes clairières; ses belles cornes, recourbées en dedans, aplaties à leur extrémité, qui porte cinq à six végétations, lui donnent un faux air d'élan. Après lui vient le Con man (Cervulus moschatus), animal de taille très inférieure, à poil presque rouge et qui porte deux cornes courtes, terminées par deux andouillers. Il ne s'en sert pas comme armes défensives, mais il a deux dents à la mâchoire supérieure qui valent bien des cornes; j'ai perdu plus d'un bon chien du fait de quelque vieux Con man; et- ajouta-t-il en me montrant Flo, son dernier limier, qui trottait devant nous, ce pauvre animal porte encore les glorieuses cicatrices de sa dernière lutte. Le troisième cerf, le plus commun de tous, est le Con nai (Cervus Aristotelis); nous en mangerons ce soir très probablement.
Ici je l'interrompis en lui montrant le chien qui quêtait avec une ardeur fébrile. Cet animal n'aboyait que dans les grandes occasions et suivait la piste jusqu'à complet épuisement de ses forces. En ce moment il nous entraînait à travers bois et clairières du côté de la montagne. « Voilà, s'écria tout à coup D..., baissez-vous et voyez ! Ce sont des traces de la nuit, et nous allons avoir affaire encore à un Con man. Je connais ses ruses, reprit-il, et nous n'aurons pas trop à courir ». En effet, le Con man décrit dans sa fuite un cercle presque complet et revient ordinairement très près de l'endroit où il a été levé. Cette fois la chasse devait être courte. Le chien menait la bête et nous distinguions par de rares éclats de voix la direction qu'elle avait prise. Tout d'un coup une masse rouge passe devant nous comme un éclair, je tire.
Touché ! S'écrie D..., qui, voulant m'en laisser l'honneur, n'avait pas tiré lui-même : beau trait pour un chasseur enragé comme lui. « Oui, lui-dis-je, mais pas en plein corps ». Le malheureux ne courait plus que sur trois pattes, et cependant il allait encore vite. Il finit, la tête perdue sans doute, par se diriger vers le village et prit eau dans l'arroyo à quelques mètres du pont. Tous les chiens de la contrée étaient en rumeur. Nous achevâmes le blessé du haut du pont et le boy de D... se chargea de le repêcher. C'était une femelle, elle avait dans le ventre un foetus gros comme un lièvre de Cochinchine. Du reste, à ce qu'il paraît, le mois de juin est celui de la gestation pour ces animaux. D... tua quelques jours après une autre femelle, pleine également.
Peu de jours après, je fis avec D... une dernière promenade dans les environs giboyeux de Tromdo. Nous allions tout doucement, couchés chacun dans notre voiture; il était environ quatre heures du soir et la chaleur était encore étouffante. Je sommeillai à moitié, lors qu'une exclamation de mon conducteur me réveilla. Je regarde et vois une masse noire qui venait à notre rencontre. Je reconnais un rhinocéros. La route n'était pas large : il fallait que l'un de nous se garât dans les bois on reculât. Je savais qu'il n'était pas dans l'habitude du grossier pachyderme de faire place à qui que ce fut, et, d'autre part, je n'ignorais pas qu'il était de force à faire sauter nos deux attelages en l'air et nous en même temps. D..., qui était descendu de voiture, vint se ranger près de moi et me dit : « Il n'y a pas à hésiter, je vais tirer ». Je laissai agir sa main plus exercée que la mienne. Le rhinocéros tressaillit et fit volte-face. Un hourrah répondit à sa fuite. Il avait disparu, mais il nous fut bien facile de le suivre.
La balle avait sans doute traversé le poumon ou quelque gros vaisseau; le sol était arrosé de sang à droite et à gauche. Enfin, au bout de soixante mètres environ, nous trouvâmes le corps; quelques convulsions l'agitaient, et de crainte d'un dernier accès de rage qui pouvait être fatal à l'un de nous, D... lui tira le coup de grâce presque dans l'oreille. Alors nous l'examinâmes à loisir. C'était un grand mâle de plus de deux mètres de long; mais sa corne unique n'était pas très développée : elle n'excédait pas un pied. C'était sans doute un représentant de l'espèce Rhinocéros sondaicus. Nos Annamites, qui nous avaient rejoints, recueillirent la terre sanglante et le sang qui entouraient le corps, et lorsque l'ordre leur fut donné de dépecer la bête, ils trempèrent encore dans son sang tout le linge dont ils purent décemment se dépouiller.
Cette coutume existe, je le savais, en Afrique, mais je fus étonné de la retrouver au fond de l'Asie. Le sang du rhinocéros est considéré comme une panacée universelle, et les pharmaciens indigènes l'achètent fort cher, ainsi que le corps. On croit de même que le fiel de l'ours mort de mort violente est excellent en frictions contre les contusions; la tête de singe réduite en poudre et avalée donne de l'intelligence aux enfants idiots; certains os du tigre donnent de la force; les dragons guérissent les bronchites, etc., etc. Nous emportâmes la tête et les quatre membres de notre rhinocéros et laissâmes l'immense cadavre aux corbeaux et aux vautours. Quelques jours après cette dernière chasse, je quittai Tayninh et rentrai à Saigon.
Le jour de mon départ approchait, et j'avais voulu, avant de quitter ce sol de l'Indo-Chine où ma curiosité avait eu de si vives satisfactions, revoir Saigon, qui s'était considérablement embelli depuis sept mois. On avait terminé des trottoirs très vastes en briques, placées de champ, qui permettaient de se promener à pied sec pendant la saison des pluies; des magasins tout européens, débits de tabac et de marchandises d'exportation de Paris, s'élevaient le long des grandes rues, notamment près de la maison de police. Il y avait toujours, il est vrai, quelques quartiers encore incomplètement assainis, surtout de l'autre côté de l'arroyo chinois, mais les maisons européennes commençaient déjà à envahir ce quartier jusqu'alors trop uniformément asiatique, et le splendide Palais du gouverneur dominait la ville haute de Saigon, en montrant avec fierté le pavillon national.
Les échoppes chinoises et annamites de la rue Catinat existaient toujours, mais peu à peu faisaient place à des établissements européens; enfin, tout montrait que Saigon était vigoureusement entré dans une voie de prospérité toute française, dont nous avons d'autant plus le droit de nous enorgueillir que le temps est encore bien près de nous où les misérables huttes indigènes garnissaient seules les rives du Donaï.
Enfin, le 20 septembre, je m'embarquai sur la Sarthe et dis adieu ou plutôt au revoir à cette terre de Cochinchine, à laquelle j'étais redevable dé tant de connaissances nouvelles pleines d'intérêt. Ses richesses zoologiques ont pour moi un attrait irrésistible, et j'espère bientôt repartir pour continuer ces études de naturaliste, à la chère tyrannie desquelles il est impossible de se soustraire, dès qu'on les a commencées.
Docteur MORICE.
1 - Grâce à mon excellent ami le docteur Jullien, qui avait jugé de loin qu'un guide erpétologique nie serait sans doute d'un grand secours, je venais de recevoir le livre de Gunther sur les reptiles de l'Inde, et avec son aide il nie fut possible de diagnostiquer à coup sur l' Herpéton, que je voyais pour la première fois.