DE CAYENNE AUX ANDES,
PAR M. JULES CREVAUX, MEDECIN DE PREMIERE CLASSE DE LA MARINE FRANCAISE.
1878-1879. — TEXTE ET DESSINS INEDITS.
DEUXIEME PARTIE. - EXPLORATION DE L'IÇA ET DU YAPURA.
I
Le haut Amazone. - Ses affluents. - Le rio Iça ou Pulumayo. - Trois fugitifs de la commune. - Reyes et Simpson remontent l'Iça. - Embouchure de la riviére. - Plante qui fait fuir les tigres. - Lac aux eaux noires. - Frontière du Brésil. - Le capin.- L'ile Courouarta. - Le rio Yaguas. - Dix plats de Poisson et flèches empoisonnées. - Un passage des Thermopyles. - Les Indiens Orejones. - Iles Pataoua et Cautaro. - Indiens Macaguazes. - Indiens Montepas. - Crique Youminia. - Négresses fugitives. - Arrivée à Cuemby. - Rareté de la population. - Pas une pierre. - Repos.
Je renvoie mon équipage à Surinam et je
garde Apatou.
Ne pouvant retourner en Europe au plus fort de l'hiver, j'ai l'intention d'aller
rétablir ma santé dans la rivière de la Plata; mais, grâce
à l'hospitalité généreuse d'un compatriote, M. Barrau,
mes forces se relèvent avant le départ du vapeur. Je pense, alors
qu'une excursion dans l'Amazone doit être plus fructueuse qu'une promenade
à Buenos-Aires.
Je m'embarque donc pour le haut Amazone.
En route, je recueille des informations sur les affluents de ce fleuve. J'apprends
que presque tous sont complètement inconnus.
Un certain nombre d'affluents, beaucoup plus grands que le Rhône, sont
complètement inexplorés. Personne n'a remonté la Xingu,
le Yutaly, le Jurua, le Javary, le Trombette, les grands affluents du rio Negro
et le Yapura.
On parte beaucoup, dans ce moment, d'une rivière sur laquelle un négociant
colombien , M. Rafael Reyes, vient d'appeler l'attention : c'est le rio Iça
ou Putumayo, qui est navigable en vapeur presque jusqu'aux Andes. Cette rivière
n'est connue que par une ébauche tracée à bord d'un vapeur
marchant jour et nuit, et par des gens plus occupés d'affaires commerciales
que de géographie.
Une exploration de ce cours d'eau, qui n'a pas moins de quatre cents lieues,
présente tant d'intérêt que je me décide immédiatement
à l'entreprendre.
J'achète des vivres, des objets d'échange à Manaus, et
je m'embarque pour Tonantins, vers la bouche du rio Ica.
Au moment d'entrer en campagne, Apatou tombe malade, et les habitants du pays
ne consentent pas à m'accompagner.
Cette rivière, disent-ils, est très malsaine, infestée
par des insectes qui tourmentent le voyageur jour et nuit; la saison n'est pas
propice, les rives sont noyées, le courant est rapide ; il faudrait cinq
mois pour atteindre les sources.
Je continue mon voyage dans l'Amazone jusqu'a la frontière du Brésil
et du Pérou, à Tabatinga, ou j'assiste au départ des chercheurs
de caoutchouc.
Je fais des excursions dans le Javary, ou je trouve en fleur la plante qui sert
à la fabrication du curare dans le haut Amazone.
Je constate que le poison des flèches du Pérou n'est pas le même
que celui de la Guyane. La base du poison est le Strychnos Castelneana, du nom
du voyageur français qui l'a trouve le premier.
De retour au Para, je m'arrange avec le propriétaire d'un vapeur qui
doit remonter l'Ica le plus loin possible, pour prendre un chargement de quinquina.
En attendant le départ, je vais à Marajo étudier une maladie
de chevaux appelée quebra brinda, qui est caractérisée
par une paralysie des membres postérieurs.
Je n'ai plus d'argent, mais M. Barrau me fait les avances nécessaires
et me donne des lettres de crédit pour l'Amazone.
Je m'embarque, le 29 mars 1879, à bord du Canuman, avec l'intention de
remonter l'Ica jusqu'à ses sources.
Le rio Iça ou Putumayo est un grand affluent de tête de l'Amazone
qui, comme je l'ai dit, ne mesure pas moins de quatre cents lieues, c'est à
dire seize cents kilomètres depuis les sources jusqu'à l'embouchure.
Cette rivière naît du versant oriental des Andes prés de
Pasto. Elle est connue par les Brésiliens sous le nom de rio Ica; les
Espagnols l'appellent Putumayo.
Ce cours d'eau, destiné à un grand avenir, n'était pas
tout à fait nouveau pour le monde civilisé. Les conquérants
espagnols connaissaient les principales sources du Putumayo. On trouve encore
dans le San Miguel, grand affluent de droite, les vestiges d'exploitations aurifères.
Des jésuites venant de Pasto ont adouci les moeurs des rares indigènes
qu'on rencontre dans le seizième degré supérieur du Putumayo.
Les gens du pays racontent que, il y à une trentaine d'années,
un général révolutionnaire, nomme Orando, traqué
par les troupes du gouvernement de la Nouvelle-Grenade, à pris la fuite
du coté de l'Ica, qu'il a dit descendre en radeau jusqu'à l'Amazone.
A la fin de 1871, trois Français, qui avaient pris part à l'insurrection
de la Commune, vinrent chercher fortune jusqu'au milieu des Andes à la
suite d'une querelle, les trois amis se séparèrent dans des directions
différentes : l'un vers Napo, l'autre vers l'Ica et le troisième
vers le Yapura. Le nommé Jacques, connu dans le pays sous le nom de Santiago,
est mort dans le Yapura à la suite d'une piqûre de serpent. Christophe
(Christobal), qui s'était aventure dans le Putumayo, a été
dévoré par les Indiens Orejones, à vingt jours de canotage
en descendant. On n'a pas de nouvelles de l'autre voyageur. D'autre part, des
esclaves fugitifs du Brésil avaient fui jusque près des sources
pour y chercher un asile.
Ces pérégrinations n'avaient laissé aucune indication géographique
sur cette importante rivière. Ce n'est qu'en 1874 qu'un jeune Colombien
se mit à chercher une voie pour écouler les quinquinas qu'il avait
découverts sur le versant oriental des Andes.
Rafael Reyes lança son canot sur le Guinéo, et, marchant jour
et nuit, il atteignit l'Amazone en moins d'un mois. Cet homme, aussi intelligent
qu'actif, alla droit à Rio de Janeiro, car il obtint le transit libre
de ses quinquinas à travers l'empire brésilien.
Quelques mois après, il remontait l'Ica, non plus en canot, mais avec
deux petits vapeurs, l'un affrété par lui, l'autre affrète
par le gouvernement brésilien.
L'Anglais Simpson, qui venait de descendre le Napo avec notre ami le pianiste
hongrois Sarkadi, s'offrit à M. Reyes pour le seconder dans son entreprise.
Chargé de la direction du petit vapeur brésilien, il eut pour
mission de faire couper le bois qui devait alimenter les chaudières du
vapeur colombien.
C'est donc à Rafael Reyes et à Simpson que revient l'honneur de
la découverte d'une voie navigable en vapeur depuis l'Amazone jusqu'à
une faible distance des Andes.
Simpson n'a laisse sur l'Ica que quelques pages qu'il à communiquées
à la Société de Géographie de Londres; mais Rafael
Reyes à fait, avec un Portugais nommé Bissau, un tracé
à la boussole depuis l'embouchure jusqu'à Cantinelo, c'est-à-dire
jusqu'au point ou s'arrête la navigation à vapeur.
Ce travail n'est qu'une ébauche des plus grossières puisqu'il
a été pratiqué à bord d'un vapeur marchant jour
et nuit. Mais une commission brésilienne, présidée par
M. Costa Azevedo, a fait un tracé de la rivière depuis l'embouchure
jusqu'à la crique Mrari, qui est à une heure et demie de navigation
de l'embouchure.
Arrivés dans I'Ica après les Colombiens, les Anglais et les Brésiliens,
il nous restait encore une tache importante. II n'y avait pas de carte de l'Ica
en amont de Cantinelo, et le Guames n'était pas tracé.
Nous avons non seulement rempli cette lacune, mais nous avons relevé
la moitie supérieure du cours du Putumayo, c'est-à-dire environ
deux cents lieues avec toutes les îles et les moindres sinuosités.
Le navire ayant éprouvé de nombreux échouages parce que
les eaux commençaient à baisser, nous avons enregistré
grand nombre de sondages que le capitaine à fait pratiquer pour trouver
un chenal.
Nous arrivons, le 15 avril 1879, à sept heures du devant l'embouchure
de I'Iça. Nous apercevons sur une terre haute (baranca), recouverte de
graminées, cinq cabanes qui constituent le hameau de San-Antonio, où,
se trouvent quelques douaniers brésiliens.
Ces gens sont charges de faire payer des droits d'entrée aux produits
qui viennent de Colombie. La Compagnie R. Reyes est seule affranchie des droits.
La navigation est si facile que le Canuman, qui cale pourtant deux mètres,
navigue à toute vapeur aussi librement que dans 1'Amazone. Nous marchons
avec une vitesse de sept noeuds, mais la distance parcourue ne dépasse
pas cinq milles, à cause du courant qui est de deux miles à l'heure.
A cinq heures du matin, nous nous arrêtons pour charger du bois et déposer
quelques soldats brésiliens qui ont pour mission de défendre la
frontière. L'établissement, composé d'une maison en planches,
est situé sur un monticule qui mesure quatre à cinq mètres
de hauteur.
A ce niveau, la rivière, considérablement rétrécie,
coule avec une vitesse de quatre milles l'heure, et à plus de douze mètres
de profondeur.
Pendant que je mesure la largeur de la rivière, Apatou fait une excursion
dans le jardin. Il est ravi d'une découverte qu'il vient de faire : il
a recueilli une poignée de graines d'une plante de la famille des malvacées,
que les Roucouyennes cultivent dans leurs abatis. Ils en font une infusion avec
laquelle ils lotionnent leurs chiens avant de partir pour une chasse au jaguar.
L'odeur de musc, qui est très développé dans cette graine,
oblige le tigre à s'éloigner au moment où il commence à
mordre sa proie. J'ai su depuis que cette plante, connue sous le nom d'ambrette
(Hibischus abelmoschus), est employée en parfumerie. Si l'assertion des
Roucouyennes est vraie, et je n'en doute pas, nos demi-mondaines pourraient
braver impunément les forêts vierges de l'Amérique du Sud
et peut-être du Bengale. Pourquoi donc le yaouar a-t-il horreur de ce
parfum ? C'est que tous ses ennemis sentent le musc; le pécari, qu'il
n'ose braver en bande, les serpents, le caïman dégagent une odeur
de musc qui le prévient d'un danger.
Départ à huit heures cinquante. - Le cours s'élargit de
nouveau ; on trouve de grandes Iles et des terres basses où l'on remarque
beaucoup de miritis. Près de la rive droite, nous apercevons l'embouchure
d'un petit lac aux eaux noires appelé Carananca, habité par quelques
Indiens Ticunas qui se livrent à la pêche de la tortue et du pirarucu.
A onze heures douze minutes, nous passons devant une petite colline appelée
Guarito. A midi, nous faisons route entre deux grandes îles appelées
Piranas.
Bientôt nous doublons une pointe appelée Taouari, du nom d'une
légumineuse dont l'écorce est employée en guise de papier
à cigarette par les indigènes de l'Iça, aussi bien que
par les Roucouyennes de la Guyane.
A quatre heures et demie, nous signalons les îles Tapiera. C'est le nom
du Tapirus americanus.
A cinq heures, nous remarquons, au milieu des terres qui sont complètement
noyées, une berge émergeant d'un mètre. C'est un des rares
points où les malheureux qui naviguent en canot trouvent un lieu de campement
favorable. Il se trouve sur la rive droite, un peu en aval de la crique Keréyou.
A la nuit, nous nous engageons dans un grand Parana appelé Kéoué,
que nous mettons une heure à parcourir. Ce bras, qui ne mesure pas plus
de trente mètres de largeur, est si profond que le pilote ne craint pas
de nous y conduire au milieu de la nuit.
26 avril, six heures du matin. - Nous apercevons, un peu en avant de la crique
ou caoug, une petite plantation de manioc prés de la rive droite. Elle
est habitée par un Brésilien qui cultive la terre avec quelques
Indiens Ticunas à demi civilisés.
A neuf heures et demie, nous passons devant une petite colline (rive droite)
en amont de laquelle on trouve la petite crique Mrari qui sert de limite entre
l'empire brésilien et les anciennes possessions espagnoles.
C'est là que se trouvait le poste militaire brésilien, mais il
à du être abandonné à cause de l'insalubrité
de la localité. Il sera bien difficile de trouver un endroit convenable
pour l'établissement d'un poste dans le bas de cette rivière,
car, en outre de la fièvre qui sévit avec violence au milieu de
ces terres qui émergent à peine de l'eau, il faut lutter jour
et nuit contre les piqûres de milliers d'insectes.
Dans la journée, c'est une petite mouche noire, appelée pion,
qui pique surtout le dos des pieds et des mains pour sucer le sang. La nuit,
ce sent des nuées de moustiques qui assaillent gens et bêtes presque
toutes les nuits. La frontière brésilienne est à trente-six
heures de l'embouchure. En calculant notre vitesse réelle cinq milles
à l'heure, cela fait un parcours de cent quatre-vingts milles à
l'heure.
A deux heures cinquante, nous nous arrêtons afin de couper de l'herbe
pour de petits boeufs qui doivent servir à l'alimentation de l'équipage.
à cette occasion on fait quelques sondages pour trouver un bon poste
de mouillage. Nous trouvons sept mètres au milieu de la rivière
et quatre mètres près de la rive, qui est pourtant formée
par des alluvions récentes. En règle générale la
rivière est moins profonde et moins rapide près de la rive convexe.
C'est de ce coté que passent les canots qui remontent, tandis que les
vapeurs sont obligés, pour éviter les échouages, de suivre
la grande courbure, c'est-à-dire la rive concave. Cette dernière
taillée à pic, se laisse dévorer insensiblement par la
force des eaux qui dénude les racines des grands arbres et les fait tomber
à l'époque des recrudescences.
Les débris des berges viennent échouer sur la rive opposée,
où ils s'abritent derrière une Pointe formée par le sommet
de la convexité. C'est sur la vase arrêtée par un arbre
que s'est développe le Capin, c'est à dire l'herbe tendre que
nous récoltons pour les boeufs.
Bientôt ces chétives graminées feront place à de
gros roseaux que les Indiens couperont pour en faire des flèches. Quelques
mois après, on verra se développer des arbres à tige fistuleuse
qui poussent à vue d'oeil (bois-canon ou clibadium), et à l'ombre
de ceux-ci germeront des graines qui se trouvaient au milieu même de ce
dépôt limoneux. En quelques années s'élèveront
des arbres.
Pour nous convaincre de ces faits, regardons une île marécageuse
qui s'étend tous les jours par le dépôt de nouvelles alluvions.
Nous voyons trois espèces de végétations: au premier plan,
des roseaux; au deuxième, des bois-canon, et au fond, des arbres. Les
roseaux ont déjà chasse les petites graminées pour prendre
leur place. Les clibadiums qui paraissent rangés en bataille au deuxième
plan ont déjà envoyé quelques avant-coureurs qui s'élèvent
au milieu des roseaux.
D'autre part, nous remarquons au milieu du bois canon des plantes grimpantes
et autres qui semblent lui demander asile et protection. Au milieu de ces herbes
modestes, il y a des arbres qui ne sont qu'en miniature ; ils vont grandir et
s'emparer de tout le terrain.
A cinq heures, nous voyons prés de la rive gauche une île appelée
Courouarta. Ce mot est employé par les Roucouyennes pour designer la
corde d'un arc et l'espèce d'aloès qui leur fournit des fibres
textiles.
A six heures, on nous montre une petite hutte Abandonnée.
Le toit de chaume est recouvert d'un gazon verdoyant qui fait l'effet d'une
véritable prairie suspendue.
Ce sitio, qui est indiqué en lettres majuscules sur la carte de Bissau
sous le nom de San Christoval, n'est attiré que l'habitation de notre
compatriote Christophe dont nous avons parlé.
A dix heures du soir, le vapeur mouille (levant le rio Yahuas, le premier grand
affluent que nous rencontrons.
A midi, vient à bord un Péruvien que nous avons déjà
rencontre. Il nous apporte dix plats de poisson et des flèches (urare
ou curare). Cet homme, qui fait exclusivement le commerce de salsepareille et
de curare, nous fournit des renseignements précieux sur cet agent intéressant
pour la thérapeutique, composé d'un grand nombre de plantes dont
la plus active est le ramon Strychnos Castelneanu). Le Principe toxique est
retiré de l'écorce de la tige, qui est râpée et exprimée
dans l'eau chaude. Parmi les plantes qui sont ajoutées à la préparation,
nous en signalons trois espèces : une aristoloche, une aroïdée
(Didenbachia siguinuin), et une philolacée (Petiverinalliacea).
Le Strychnos Castelneana, dont nous avons recueilli une grande quantité
de racines, de tiges, des feuilles et des fleurs, a été rencontre
par nous sur les bords de l'Amazone, un peu en aval de Tabatinga et dans le
rio Javary.
Nous apprenons que les sources du Yahuas sont voisines de celles du Pébas;
il suffit de deux jours et demi de marche pour passer d'une rivière à
l'autre.
Ce trajet à été parcouru par noire compatriote Paul Marcoy
. De la frontière du Brésil (rio Mrari) au Yahuas il y a douze
heures de vapeur, c'est-à-dire soixante milles, et une distance totale
de deux cent quarante milles pour alter à l'embouchure.
26 avril. - à neuf heures un quart, nous passons devant la crique Itanga
(rive gauche), prés de laquelle. nous reconnaissons quelques syringas
(Hoevea Guyanenensis), c'est-à-dire l'arbre de caoutchouc, qui est exploité
dans le bas Amazone. A deux heures, la rivière se rétrécit
subitement en traversant une petite colline et court avec une vitesse de plus
de quatre milles. Ce défile remarquable, qui rappelle le passage de l'Obligatio
dans le rio Parana (République Argentine), a été qualifié
de passage des Thermopyles. En amont, la rivière devient si large que
le commandant, craignant un échouage, fait quelques sondages; nous trouvons
une profondeur minimum de trois mètres et la largeur est d'environ mille
mètres. Cette eau dormante est appelée Remanso par les Colombiens.
A six heures, nous voyons la rive gauche s'élever subitement. La berge
argileuse rongée par les eaux forme une muraille de huit à dix
mètres. C'est sur cette petite colline, nous dit le pilote, que les Colombiens
avaient établi un poste militaire pour défendre leur frontière.
Nous arrivons à quatre heures au Remanso Andreas, qui est à dix
heures quarante minutes de navigation du Yaluias, suit quatre-vingt-deux milles
environ.
27 avril - Pendant qu'on récolte du bois, nous faisons une excursion
à l'habitation d'un Indien civilisé appelé Andreas. Nous
trouvons une famille de six personnes établie pros de l'embouchure d'une
petite clique sur les bonds de laquelle nous remarquons une grande quantité
de syringas. Cette région est insalubre.
Le 2 mai, je profile de l'arrêt du navire pour faire une excursion chez
des Indiens Orejones qui se trouvent à huit kilomètres de la rive
droite. Ces gens, qui se servent encore de haches en pierre, n'ont pour vêtement
qu'un ruban d'osier. Ils ont des ouvertures non seulement dans les oreilles,
mais dans le lobule et les ailes du nez ainsi que dans les lèvres. Trente
personnes vivent dans une grande hutte (maloca) recouverte de feuilles de palmier.
Ils nous reçoivent en criant : Osou, Osou! qui sans doute vent dire ami.
Dans l'abatis nous trouvons cinq crânes humains disposés sur des
pieux. L'étude de ces objets anthropologiques, qui sont actuellement
au Museum de Paris, nous permet d'affirmer que les Indiens de l'Ica ne différent
pas de ceux de la Guyane.
Arrivé à bord, j'ai fort à faire. Pendant mon absence,
un Indien qui travaillant au chargement a été écrasé
par un gros arbre tombant de vétusté. Quelle chance n'a-t-il pas
eue d'avoir la colonne vertébrale fracturée ! il en est quitte
pour une grande plaie au bas du dos qui ressemble à un coup de sabre.
Ayant arrêté l'hémorragie, je rapproche les tissus par quelques
sutures.
Nous naviguons jour et nuit pendant dix jours, sans nous arrêter, sinon
pour charger du bois qu'on a fait couper à l'avance. A partir des Iles
Repiniouna, que nous passons le 3 mai à six heures du matin, nous ne
marchons plus que dans la journée. Depuis ce moment je n'ai pas la moindre
lacune dans mon tracé. Le navire ayant échoué à
plusieurs endroits, j'indique tous les sondages qui ont été faits
pour trouver un chenal.
C'est le 3 mai au matin que nous franchissons le premier point qui présente
quelque danger. Nous l'appelons banc de l'Apihy, du nom d'un vapeur qui s'y
est échoué en descendant avec un chargement de quinquina .
Nous sommes à cent soixante heures de navigation de l'embouchure effectuées
en dix heures.
5 mai. - Partis un peu avant le lever du soleil, nous sommes enveloppés
par une brume intense qui dure jusqu'à sept heures. Nous ne marchons
que très lentement, et à six heures vingt minutes on est obligé
de mouiller pendant une heure.
7 mai (quatorzième jour). - Départ à
six heures.
Nous constatons que la rivière à baisse d'un pied pendant la nuit;
cela nous inquiète d'autant plus que nous arrivons à des passages
difficiles. En effet, le passage de Cosacunti demande beaucoup de prudence;
la rivière, qui est très large, n'a que deux et trois mètres
de profondeur, il faut trouver le chenal la sonde à la main. Nous touchons
plusieurs fois en voulant doubler l'île Pataoua. Obligés de revenir
sur nos pas, nous trouvons un passage prés de la rive droite. Un peu
plus haut, c'est un gros banc de sable qu'il faut éviter. Nouvelles difficultés
près des îles Cantaro, ainsi nominées parce qu'on y a trouvé
une vieille marmite d'Indiens. En suivant la rive droite, nous échouons
sur un banc où l'Apihy est resté huit jours. Une legere crue pendant
la nuit nous dégage, et, le 6 au matin,nous revenons en arrière
pour suivre la rive gauche:Nous ne tardons pas à échouer de nouveau.
On s'empresse de faire machine en arrière et on cherche un autre passage.
Nous touchons deux fois un peu en aval d'une petite crique habitée par
quelques familles d'Indiens appelés Macaguazes. à quatre kilomètres
en amont, nous nous engageons si fortement dans le sable, qu'il nous est impossible
d'en sortir. Nous restons en place depuis midi jusqu'au lendemain à deux
heures et demie. Tous les efforts tentés pour dégager le navire
ont été inutiles, nous n'avons pu sortir de ce mauvais pas que
par suite d'une crue de cinquante centimètres.
Le 7, à six heures du matin, la température est de 22°,5,
et à midi de vingt-quatre degrés. La moyenne de la pression barométrique
est de sept cent trente six millimètres.
8 mai. - Nous naviguons toute la journée, mais lentement et toujours
en sondant. La vitesse du navire égale à peine la marche d'un
homme au pas.
Le 9, nous arrivons vers midi au hameau appelé Conception, qui est occupé
par une vingtaine d'Indiens à demi civilisés. Ces gens vont parfois
dans le Yapura en remontant un petit affluent de gauche situé à
deux kilomètres en amont. Après trois jours portage, ils atteignent
un affluent du Yapura appelé Mecaya, qu'ils descendent en canot. A huit
kilomètres en amont de la crique Aline, nous échouons au milieu
de la rivière à la hauteur de l'île Henri. Ayant fait machine
en arrière, nous trouvons un passage en longeant la rive gauche de cette
île. La nuit nous surprend un peu en aval d'une plantation de bananes,
occupée par deux familles d'Indiens dirigées par un Colombien.
Nous sommes tout près d'un affluent de droite appelé San Miguel,
dont la longueur est à peu près la moitié de la continuation
du Putumayo. Ce grand tour d'eau est habité par de vigoureux Indiens
d'un caractère très doux. Ils savent laver les sables aurifères
pour en retirer de petites quantités du précieux métal
qu'ils échangent avec des trafiquants colombiens.
Nous arrivons à deux heures à un hameau d'Indiens appelé
Montepa, qui se peignent avec du rocou et du genipa en imitant des dessins analogues
à ceux que nous avons recueillis chez les Oyampys de l'Oyapock. Leurs
femmes font de très jolies poteries couvertes de dessins dont j'ai rapporte
plusieurs échantillons.
A cinq heures dix minutes, me trouvant à l'avant du navire, j'aperçois le premier une grande montagne au nord-nord-ouest. Ce sont les Andes, los Andes! comme s'écriaient mes compagnons saisis d'enthousiasme; ayant échoué à ce point, nous passons la nuit en vue de la Cordillère.
11 mai. - Une légère crue nous remet
à flot et nous marchons en sondant Nous éprouvons quelques difficultés
au niveau de l'île Dionicio, qui est ainsi désignée du nom
d'un Indien qui nous sert de pilote.
Nous trouvons un chenal en rasant la rive gauche qui forme la grande courbure.
Nous naviguons le reste de la journée sans rencontrer le moindre écueil.
12 mai. - Bien que le volume des eaux diminue considérablement
la navigation est plus facile que les jours précédents parce que
la rivière, traversant des terres plus élevées, se rétrécit
de moitié et présente une profondeur double. Comme dans tous les
endroits encaissés, on ne trouve pas d'îles.
A huit heures, nous passons devant la crique Youminia, près de laquelle
on voit les restes d'une hutte occupée par une négresse brésilienne
qui à remonte cette grande rivière pour fuir l'esclavage. Un peu
plus haut, nous trouvons une autre femme qui est dans le même cas; elle
nous raconte qu'elle a fait son voyage en quatre mois. C'est ce temps qui a
été employé par plusieurs canots en remontant depuis San-Antonio
jusqu'à Cuemby. A huit heures quarante-cinq minutes, le capitaine commande
de mouiller. Le Canuman, est arrivé au terme de sa mission. Nous sommes
devant Cuemby, petit hameau de trois huttes où la Compagnie Reyes à
fait déposer un chargement de quinquina. Le baromètre indique
733mm 0,5, c'est-à-dire que l'altitude est d'environ deux cent soixante-cinq
mètres au dessus du niveau de la mer. La température est très
supportable ; à sept heures du matin le thermometre indique 21°,5
, à dix heures vingt-cinq degrés, et à midi vingt-six degrés.
L'équipage, qui n'est plus incommodé par les pions et les moustiques,
réparerait rapidement ses forces épuisées par un travail
pénible sous une température excessive; malheureusement,la culture
est insuffisante et le gibier est rare. L'alimentation est réduite à
de la vieille farine de manioc, à du bacallao (morue)et du pirarucu desséché
(grand poisson). Les rares Indiens qui occupent ces parages cultivent un peu
de manioc, des bananes et quelques poignées de riz. Ils ont deux espèces
de manioc: l'une dont le suc est toxique, et qui sert à fabriquer du
couac (farine en grumeaux), et l'autre appelée yuca, que l'on coupe en
tranches et fait bouillir avec la viande comme des pommes de terre; c'est le
cramanioc des créoles de la. Guyane. La végétation de cette
région n'est pas la même que celle du cours inférieur de
la rivière, mais la plante qui fournit le poison des flèches (Strychnos
Caslelneana) n'existe pas dans ces parages; les Indiens qui ont absolument besoin
du curare pour la chasse sont obligés de descendre à cent lieues
pour se le procurer. Cet agent toxique est très estime dans le haut Iça
ou Putumayo; il me sert pour acquérir des objets que je ne puis obtenir
avec de l'argent. Un petit pot de curare que j'ai payé une piastre (quatre
francs) dans le Yahuas en vaut cinq à Cuemby.
La population établie sur les rives de l'Ica est des plus minimes. Nous
n'avons pas compté deux cents personnes dans les huttes que nous avons
rencontrées ça et là. L'Indien du haut Amazone, comme celui
des Guyanes, fuit la grande rivière pour se réfugier dans les
affluents; la pêche et la chasse y sont plus faciles,et il n'est pas tracassé
par les blancs qui veulent exploiter son travail et lui ravir sa liberté
chérie.
De temps à autre ces enfants de la nature acceptent
des relations avec un chercheur de salsepareille ou de cacao, mais elles ne
sont pas de longue durée.
Une fois qu'il a troqué sa hache de pierre centre un couteau ou un sabre
d'abatis, il trouve la société du blanc insupportable et regagne
la forêt. La grande difficulté pour la civilisation des indigènes
de l'Amérique du Sud est l'absence d'ambition chez les indigènes.
Un Indien qui possède un couteau ne donnerait rien, absolument rien,
pour en avoir un deuxième.
Le Canuman étant parti du Para le 29 mars,
nous avons mis quarante cinq jours pour aller de l'embouchure de l'Amazone jusqu'à
une faible distance des Andes.
N'est-il pas extraordinaire de voir un vapeur s'engager dans un continent à
une distance de deux mille trois cent trente-six milles, c'est à dire environ
quatre mille trois cent vingt-six kilomètres ? On compte cinq cent trente-six
milles du Para à San-Antonio à l'embouchure de l'Ica et environ
huit cents milles entre ce hameau et Cuemby
Quatre cents kilomètres de plus, et nous aurions passe de l'Atlantique
au Pacifique.
Un fait remarquable, c'est que depuis l'Atlantique jusqu'aux premiers contreforts
de la Cordillère des Andes on ne trouve pas une pierre; partout les rives
sont argileuses et le fond est constitué par de la vase ou du sable fin.
Je suis bien aise de me reposer un peu, car je n'ai jamais fait un travail plus
pénible que le relevé de cette rivière. Oblige de sauter
de mon hamac à cinq heures et demie du matin, j'ai du rester chaque jour
douze heures sur le pont, exposé à l'ardeur d'un soleil équatorial,
occupé constamment à relever des angles et à dessiner les
moindres accidents de terrain.
Apatou m'a secondé dans ce travail; je lui montrais un grand arbre très
commun dans l'Ica que les Roucouyennes et les indigènes du haut Amazone
appellent okeima (Barnbax ceiba). L'ayant relevé à la boussole,
Apatou le fixe jusqu'au moment où nous passons devant. De cette façon
je ne puis m'égarer dans les points de repère. C'est lui qui m'y
apporte le plat de pirarucu salé et le riz qui constituent presque tous
mes déjeuners.
Quelques boeufs ayant succombé et le commandant désirant conserver
les survivants pour le retour, nous ne mangeons que rarement de la viande fraîche.
Heureusement que j'ai pris quelques caisses de vin français au Para. Je
trouve dans le liquide national un réconfortant que je recommande à
tous les voyageurs qui peuvent transporter des bagages.
Le vin de Bordeaux est le meilleur agent contre la cachexie intertropicale.
Je lui voue un culte éternel puisque c'est lui qui m'a remis deux fois
sur pied après mes traversées dans la Guyane.
II
Malgré un travail excessif, ma santé
reste parfaite, et je ne saurais m'arrêter en si belle voie.
A coté de l'Iça se trouve la rivière la moins connue de
tous les affluents de l'Amazone, la plus redoutée à cause des
chutes, du climat et des indigènes. Ces obstacles excitent ma curiosité;
c'est par là qu'il faut que je revienne.
Le rio Pastassa est cette rivière qu'une intrépide Française
à descendue pour rejoindre son mari, l'académicien Godin, qui
était dans l'Amazone avec le célèbre de la Condamine.
Je vais être obligé de retourner sur mes pas, quand je rencontre
un coureur de grands bois, le nommé Santa Cruz, escorté de deux
vigoureux Indiens du rio San Miguel. Ce pirate des Andes, c'est ainsi qu'on
l'appelle, est le seul qui consente à m'accompagner.
Jo l'enrôle séance tenante avec ses deux hommes, nommes Antonio
et Gonzalo.
Tout est réglé, lorsque le capitaine Valeriano, ancien officier
de la marine brésilienne, me donne sur Santa Cruz des renseignements
peu favorables.
« Vous avez entendu parler, me dit-il, d'un Anglais qui vient d'être tué;
dons le Napo ? - Oui, lui dis-je.
-Eh bien connaissez vous l'auteur du crime ? C'est votre futur compagnon de
voyage. »
Ce matin, le pirate des Andes avait bu de la cachasse (eau-de-vie de cane) à
plein verre, avait le délire, et parlait tout seul en regardant des papiers
contenus dans son pagara. Apres m'avoir offert un verre, il s'est endormi, et
j'ai parcouru un papier qu'il avait laissé par terre. C'était
un acte & accusation de meurtre contre le nommé Santa Cruz.
« Ne partez pas, me dit Valeriano, vous êtes certain de vous faire assassiner.»
Dans la soirée, je sers quelques bouteilles
de vin à mes compagnons de voyage ; c'est le coup de l'étrier.
Je suis absolument résolu à me mettre en route dés le lendemain
matin.
Le 16, à huit heures du matin, nous serrons la main à nos compagnons
et prenons place dans une embarcation. Valeriano nous suit depuis l'arrière
du vapeur. M'étant retourne, je vois son chapeau qui s'agite; je crie
: A Dios, et, une minute après, ayant double une pointe, nous cessons
d'apercevoir le Canuman.
La rivière, bordée d'une petite colline, est très étroite
et par conséquent rapide, il faut pagayer vigoureusement pour gagner
contre le courant.
Vers midi, nous passons devant un petit affluent de droite appelé
Cuemby, et, quelques instants après, nous nous arrêtons à
une plage appelée Kouri.
« Quelle est la signification de ce mot ? « demandai-je à Gonzalo.
Sans dire mot, il ramasse une poignée de sable sur sa large pagaye, et,
la tenant prés de la rivière, il la lave en versant de l'eau avec
la main. Les cailloux enlevés, le sable entraîné petit à
petit, il reste quelques parcelles jaunes, brillantes au milieu de la pagaye....
« Kouri, dit-il, je reconnais de l'or. J'apprends que le rio San Miguel
à de riches alluvions aurifères. Santa Cruz a trouvé les
vestiges d'un ancien placer occupé par les Espagnols, peu de temps après
la conquête.
Les Indiens actuels ramassent encore un peu d'or qu'ils vendent à Santa
Cruz, en échange des objets les plus indispensables.
17 mai. - Il a plu toute la nuit; obligé de coucher dans le canot, sur
les bagages, je me réveille les reins brisés.
Gonzalo, qui s'est couché à cote de moi, a été obligé
de se lever à chaque instant pour vider l'eau du canot. La rivière,
qui a monté d'un mètre cinquante centimètres pendant la
nuit, baisse subitement dans la matinée. L'amarre de mon canot étant
trop courte, l'avant ne tarde pas émerger de l'eau, tandis que s'enfonce
peu à peu.
Nous mangeons à déjeuner un agami bouilli avec des bananes coupées
dans l'eau; ce plat additionné de force piment s'appelle sancocho.
Avant le départ, on coupe des perches et des crochets pour haler le canot
en s'appuyant tantôt sur le fond, tantôt sur les branches des arbres
qui bordent la rivière.
Le 18, nous marchons lentement, à cause de la vitesse du courant, et
le soir nous avons de la peine trouver un endroit favorable pour coucher ; nous
nous arrêtons sur un banc vaseux recouvert de balisiers qui est submergé
pendant les grandes eaux. Santa Cruz choisit le point culminant, fauche l'herbe
à coups de sabre, et Antonio plante deux branches fourchues en terre
sur lesquelles il pose une perche. C'est la charpente d'un édifice auquel
il ne manque plus que la toiture. On appuie quelques baguettes sur le bois transversal
et on les recouvre avec de larges feuilles de balisier. On étale sur
le sol humide quelques feuilles, et par-dessus nous étendons nos couvertures.
Pendant ce temps, Apatou cherche du bois, et Domingo, ayant fait des copeaux
avec du bois sec conservé dans le canot, allume son feu sans difficulté.
La marmite est installée sur un trépied composé de trois
gros pieux en bois vert enfonces en terre.
N'ayant pas de viande fraîche, nous faisons le sancocho avec une boite
de corned beef. Nous ne sommes pas à plaindre puisque nous avons du yin
et trois dames-jeannes de cachasse tellement alcoolisée qu'on peut la
dédoubler.
Après avoir mieux bu que mangé, nous allumons une cigarette, et
nous nous alignons les uns à coté des autres comme des soldats
dans un corps de garde.
Santa Cruz est au milieu, je me tiens à droite avec mon revolver dans
la boite et la main toujours dessus.
Apatou est de l'autre coté et nos Indiens sont sur les flancs.
Vers onze heures, au moment où nous commençons à nous endormir,
un Indien crie Sagou sake?. Je ne puis traduire ce langage, mais je le comprends.
Nous avons les cuisses dans l'eau, il s'agit d'un débordement. Sauvons-nous
bien vite. Nous sommes dans une obscurité totale, et le vent est si fort
que nous ne pouvons- allumer la bougie.
Chacun ramasse sa couverture et se dirige vers le canot à la lueur de
quelques éclairs. C'est un orage, une pluie torrentielle. Quelle nuit!...
Le 19, le courant est moins rapide; nous trouvons de grandes plages formées
de cailloux (quartz, granit et roches schisteuses); nous ne manquons jamais
de descendre, autant pour nous masser les jambes que pour tacher de surprendre
des canards ou des aigrettes. Le gibier est si rare que nous ne devons pas compter
sur la chasse pour l'alimentation. La rivière se rétrécit
peu à peu, déjà on trouve un barrage forme d'arbres sur
lesquels l'eau court plus rapidement.
Santa Cruz nous fait arrêter pour coucher
sur une belle plage appelée Cantinelo.: Apatou voudrait aller en face sur
une berge taillée à pic. Mon patron, comme, tous les indigènes
de la Guyane, à tellement l'habitude de coucher en hamac ne trouve aucun
repos à dormir sur le sol; c'est pour cela qu'il voudrait s'installer dans
le bois pour établir son hamac à deux arbres. D'autre part, Santa
Cruz et les Indiens du San Miguel n'ayant même pas de hamacs préfèrent
dormir sur le sable que sur la terre dure.
Apatou maugréant, je lui dis : « Va coucher dans le bois si tu veux.
» Le reste de l'équipage se met à l'oeuvre ; on cherche du
bois, des feuilles; en une demi-heure nous avons une part de couchage convenable.
Assis sur le sable, je prenais des notes, lorsque je vois passer Apatou silencieux
avec une grande perche sur les épaules.
J'ai deviné qu'il s'agissait d'établir le palaoua des Oyampys pour
suspendre nos hamacs. L'idée est très bonne, j'en profiterai.
Vers six heures, nous voyons monter un grand canot ; c'est don Pedro avec son
patron Montenegro qui ont quitté le bord quelques heures après notre
départ. Ce dernier noir, très vigoureux, est résolu à
m'accompagner dés qu'il aura réglé ses comptes avec l'agent
de la Compagnie Reyes. Couchant seul avec Apatou dans le pataoua, je cause un
peu avec lui sur nos projets de voyage. Lui ayant fait mes confidences sur Santa
Cruz, il se contente de répondre : « Tous les Indiens sont traîtres,
je n'en ai pas peur parce que je les connais. » Il me fait remarquer que
son sabre est toujours à sa portée ; il est debout en terre, non
pas à côté de sa tête, mais près des pieds. Se
soulevant dans son hamac
« Tu vois, me dit-il, en me soulevant je mets la main sur mon sabre et je
lui fends la tête. » Je ne fais aucun cas de Domingo pour nous défendre.
Indien avant tout, il se sauvera ou se mettra du coté le plus fort. Gonzalo,
avec sa face aux traits durs, osseux, est un brave garçon qui ne tardera
pas à s'attacher à moi autant qu'à son patron. Antonio, avec
ses grosses lèvres toujours souriantes, sa face arrondie et charnue, est
un grand enfant qui ne connaît pas le mal.
En voyant Cantinelo indiqué sur les cartes par des lettres majuscules,
je me demande si je ne suis pas sur les ruines de quelque cité bâtie
par les conquérants.
Cantinelo vient du nom d'un Indien qui avait une butte sur le barranca situé
en face. Cette pauvre maison en chaume a servi de magasin pendant un an à
la maison Reyes, qui déposait là ses quinquinas.
Un vapeur affrété par M. Rafael Reyes a remonté la rivière
jusqu'à, ce point; on m'en montre les vestiges au fond de l'eau. Un soir,
la rivière était pleine; le Tundama, fixé par un câble
à un gros arbre, était accosté à la rive pendant que
l'équipage dormait à terre. Le lendemain matin, quelle ne fut pas
la surprise du capitaine en voyant son navire au fond de l'eau ! C'est que pendant
la nuit les eaux avaient baisse subitement, et le vapeur, soulevé par l'avant,avait
submergé par l'arrière.
La butte de Cantinelo se trouvait à une certaine distance de la rivière;
aujourd'hui elle est sur le bord de la Carrouca. Peut-être, l'année
prochaine, aura-t-elle été entraînée par les eaux,
qui mangent cette rive presque à vue d'oeil.
Santa Cruz cherche en vain une croix qui indiquait la sépulture du mécanicien
du Tundama. C'est qu'à la dernière crue il s'est produit un grand
éboulement, et les restes du malheureux Brésilien ont été
jetés à la rivière. Les eaux torrentielles qui s'échappent
des Andes ne respectent pas les sépultures. Mon pilote me fait remarquer
que Cantinelo était autrefois dans une grande île, tandis qu'elle
occupe une véritable presqu'île.
C'est que le bras de rivière qui passait derrière s'est obstrué
en amont.
Les nombreuses lagunes qu'on rencontre sur le cours du rio Iça aussi bien
que sur l'Amazone sont des restes du vieux cours de la rivière délaissé
par les eaux capricieuses.
Aujourd'hui les navires ne dépassent pas Cuemby, parce qu'à partir
de ce point la navigation n'est possible que par les grandes eaux.
Nous rencontrons un bel affluent de gauche, le rio Guames, qui prend sa source
dans une cocha, c'est à dire un lac situé prés de Pasto.
« L'exploration de cette rivière serait très intéressante,
dit mon collègue André, parce qu'elle pourrait servir à l'établissement
d'une voie de communication entre une ville des Andes et l'océan Atlantique.
Les quinquinas venant de Pasto sont obligés de faire un long chemin par
terre, qui est très onéreux pour gagner le rio Guinco au point où
il commence à être navigable. » Santa Cruz à remonté
plusieurs fois le Guames jusqu'à trois jours de marche, en un point où
on trouve une vingtaine d'Indiens. Il prétend qu'en amont la navigation
est très difficile à cause des chutes et des rapides.
De ce village indien Santa Cruz a gagné plusieurs
fois le rio San Miguel par un sentier qui se dirige généralement
vers le sud. On atteint cet autre affluent de l'Ica à un village qui
est à huit jours de canotage en remontant depuis l'embouchure. De là
on gagne le Napo et on arrive dans l'Amazone un peu en aval d'Iquitos.
Les Colombiens qui ont gagné le Brésil par le rio Iça reviennent
toujours par cette route. Un vapeur les conduisant jusqu'à la bouche
du Napo, il ne leur faut qu'un mois pour atteindre le Guames, tandis qu'ils
en mettraient quatre pour remonter l'Iça en canot.
J'insiste sur cette route parce qu'elle peut simplifier considérablement
le transit entre la Colombie et le Brésil. Je ne vois pas la nécessité
des bateaux à vapeur pour le transport du quinquina; un grand radeau
n'ayant qu'un homme à bord peut descendre sans la moindre difficulté
en un mois, s'il navigue jour et nuit, puisqu'il n'y a pas la moindre chute.
On décharge le quinquina à l'embouchure
de la rivière, où les vapeurs qui sillonnent 1'Amazone peuvent le
charger.
Les hommes qui n'ont d'autre fret que quelques objets manufacturiers qu'ils achètent
aux Brésiliens prennent le premier vapeur remontant 1'Amazone et gagnent
rapidement la Colombie, tantôt en canot, tantôt par terre.
Le 20 mai, nous arrivons à un hameau composé de trois maisons qui
servent d'abri au quinquina de la Compagnie Reyes. Elles sont élevées
sur une petite colline qui surplombe la rive gauche.
Nous sommes bien accueillis par don Fernando et la femme de Montenegro, qui est
une cuisinière accomplie. Dans la soirée, don Pedro me dit un mot
à l'oreille
« Défiez-vous, me dit-il, des caresses du sieur Fernando; jamais
vous ne sortirez des griffes de ce petit potentat, qui, en sa qualité de
neveu des frères Reyes, est absolument maître du haut Putumayo. »
En effet, je veux partir le lendemain matin, mais il n'y a pas d'Indiens pour
m'accompagner.
Docteur J. CREVAUX.
(La suite a la prochaine livraison.)
DE CAYENNE AUX ANDES,
PAR M. JULES CREVAUX, MEDECIN DE PREMIERE CLASSE DE LA MARINE FRANCAISE.
1878-1879. — TEXTE ET DESSINS INEDITS.
DEUXIEME PARTIE. - EXPLORATION DE L'IÇA ET DU YAPURA.
III
Une vue des Andes. - Le Guineo. - San
Jose.- Orage. - De l'Ica au Yapura. - Espadrilles. - Rio Guineo. - Rio Picudo.
- Un affluent du Yapura. - Le hameau Limon. - La rivière Caqueta. - Le
fternolino, qui ça, ça ? - Achat de poules. - Accident deplorable.
- Un métis Blanc-noir. - Forêts du Yapura. - Deus jeunes Indiennes
de la tribu des Tamas. - Renseignements sur le Yapura. - Les Carijunas. - Les
sauts Cuemany et Araraquara. - Indiens anthropophages Ouitotos. - Une tête
dans une marmite. - Les pipes. - Trafic d'esclaves supprimé. - L'Amazone.
- Départ pour Saint-Nazaire. - Résumé.
22 mai. - Nous laissons notre grosse pirogue et partons au lever du soleil.
Inutile de dire que nous regardons de temps à autre derriere nous, non
pas dans la crainte d'une attaque, mais de peur de nous voir dépasser
par quelques canots qui informerait en amont d'autres agents de M. Reyes.
Nous marchons toute la journée et donnons sur une grande plage de cailloux
au confluent du rio San Juan. De ce point on a un spectacle dont je ne pourrais
me lâsser. Ce sont les Andes avec leurs pentes abruptes. Le brave Apatou,
qui n'avait jamais vu que les Tumuc-Humac, est frappé d'admiration devant
ces colosses de la nature. Tout noir qu'il est, il me fait à ce sujet
une question intelligente: où va donc l'eau qui tombe de l'autre côte
de la montagne ? n' y a-t-il pas une autre mer pour la recevoir ? Il est ravi
lorsque je lui apprends que nous ne sommes pas a plus de vingt jours de marche
de 1'océan Pacifique. Quelle tentation n'avons-nous pas de franchir ces
montagnes au plus vite pour retourner en Europe à bord des jolis paquebots
du Pacifique ! Mais ce n'est pas à nous de voir ces beaux pays qui ont
ete explorés par les Humboldt, les Boussingault et de nombreux voyageurs
modernes. Notre tâche ingrate, aride ne commence qu'au point où
les autres ont fini.
A eux les grands spectacles de la nature, les belles montagnes, les pays salubres!
A nous les terres basses et marécageuses.
Le 23, dans la journée, la rivière se divise en deux branches.
Nous nous engageons dans le Guineo, cet affluent qui est le tiers du Putumayo.
La navigation devient difficile à cause de la faible profondeur des eaux.
Il serait impossible de naviguer avec un canot à quille : notre embarcation
touche chaque instant sur un banc de sable ou sur des roches.
Nous passons la nuit à la belle étoile, dans nos hamacs suspendus
au pataoua, tandis que mes Indiens couchent à l'abri de quelques feuilles
de palmier enfoncées dans le sable et recourbées en arceau.
Si nous avons l'avantage d'une couchette plus molle dans nos hamacs, nous avons
l'inconvénient d'avoir froid. Bien que le barométre n'indique
pas une altitude de plus de trois cents métres et que nous soyons presque
sous l'équateur, la température de l'air s'abaisse en passant
au-dessus des montagnes glacées dont nous approchons chaque jour.
Nous marchons presque sans relache.
Nous campons près d'un affluent appele San Jose, sur une plage d'où
l'on voit les Andes. Santa Cruz raconte qu'il y avait en face une habitation
occupée par un Brésilien et un Colombien, qui se sont tués
l'un l'autre à coups de couteau.
Aprés avoir mange chacun la moitié d'un petit poisson, nous prenons
un coup de cachasse et allumons la cigarette. Notre couche est bien dure : le
sable est entremelé de gros cailloux.
A la fin, mon patron, ne pouvant dormir, va se refugier au milieu des bagages
de la pirogue. A peine nous a-t-il quittés que le vent se lève;
il faut nous cramponner aux feuilles de notre abri pour les empècher
de s'envoler. Le ciel devient noir, ce sont des éclairs, des coups de
tonnerre incessants.
Le 25, à neuf heures du matin, nous arrivons au hameau de Guineo, qui
est occupé par des magasins de quinquina.
« d'où venez-vous? nous demande I'agent de la Compagnie.
- De l'Amazone, répondons-nous.
- Et comment ?
- Par un vapeur qui est arrivé depuis plus de dix jours. »
Ils ont vu passer, il y a cinq jours, un expres qui devait prevenir M. Reyes,
à Pasto, mais i1 s'est bien gardé d'annoncer l'arrivée
du vapeur. Don Fernando, craignant les concurrents pour acheter la nombreuse
pacotille apportée par les gens du vapeur, en a caché l'arrivée
aux gens de Mocoa et de Pasto. C'était une des raisons pour lesquelles
on nous empéchait de monter.
Ce garçon, mécontent de la mauvaise foi de son collègue,
envoie une dépèche à ceux de Mocoa pour leur annoncer l'arrivée
du vapeur.
Malgre ce bon accueil il ne faut pas nous attarder ici, car don Fernando commando
en chef et nous avons à craindre l'arrivée d'un expres de sa part
qui empècherait de nous fournir des porteurs.
Nous arrangeons mes bagages, qui sont assez volumineux, et le lendemain matin
nous nous mettons en route pour passer des eaux de l'Ica dans celles du Yapura.
A six heures du matin, je chausse des espadrilles dont on me fait cadeau en
me disant que c'est la chaussure adopté par les gens du pays. Elle est
composée d'une semelle en corde tressée que l'on fixe avec des
cordons entre-croisés au devant du pied.
Je relève une grande montagne à l'ouest un quart nord, à
une distance de deux heures.
A sept heures et demie, nous descendons le barranca et traversons les eaux froides
du rio Guineo; nous n'avons pas d'eau au-dessus de mi-jambe, la navigation n'est
guère possible en amont. Le sentier, qui est à peine indiqué,
est encore fangeux; il faut marcher vite pour ne pas avoir le temps d'enfoncer.
Nous traversons plusieurs petites criques, parmi lesquelles nous citerons le
rio Picudo, affluent de gauche de l'Ica, qui, d'après Santa Cruz, pourrait
être descendu avec une très petite embarcation.
Je croyais trouver des collines au milieu de la route, mais le terrain est toujours
plat; plus nous avançons, plus nous enfonçons dans la boue argileuse,
et nous avons grand'peine à sortir nos espadrilles. Jamais je n'ai marché
avec pareil entrain: je cours, je vole à travers la boue qui m'éclabousse
des pieds à la tête; le pirate des Andes est obligé d'allonger
ses grandes jambes pour me suivre. Nous dépassons tous les porteurs,
partis deux heures avant nous.
Après avoir fait vingt mille pas, nous voyons le terrain descendre tout
à coup ; la quebrada (crique) qui coule à nos pieds n'est plus
tributaire de l'Ica, c'est un affluent du Yapura.
Nous nous arrêtons une demi-heure pour prendre un peu de café en
attendant les retardataires. Suivant I'habitude des Indiens, je ne mange pas
au milieu de la marche, je me contente d'un morceau de biscuit que je trempe
dans l'eau d'une claire fontaine.
En me lavant les pieds, je m'apercois de deux fortes écorchures produites
par les lacets; je quitte ces chaussures inutiles et continue la route pieds
nus.
A trois heures, nous débouchons sur la place d'un hameau appelé
Limon. Une église en chaume, trois huttes servant de magasins pour le
quinquina, telle est cette capitale qu'on trouve indiquée sur beaucoup
de cartes de l'Amérique du Sud.
Nous sommes à vingt kilometres de la ville de Mocoa, un peu plus importante
parce qu'elle est au centre d'une grande exploitation de quinquina.
On ne trouve rien à manger a Limon: on ne pent s'y procurer ni poisson,
ni gibier, ni viande fraiche.
Les travailleurs, qui gagnent cinq francs par jour, sont obligés d'en
dépenser quatre pour acheter un peu de tafia et de la carne seca. On
m'assure qu'a Mocoa le vin le plus ordinaire vaut dix francs la bouteille.
L'employé de la Compagnie nous recoit bien, mais il déguste avec
un peu trop d'avidité la cachasse que nous lui offrons, et la nuit il
nous empèche absolument de dormir en faisant du punch avec Santa Cruz.
Une querelle qui s'engage entre les deux buveurs pourrait devenir sanglante
si nous n'étions là pour maitriser leur fureur alcoolique.
Nous n'avons d'autres canots à notre disposition que ceux de la Compagnie,
commandés par don Fernando. Santa Cruz, audacieux comme un brigand; demande
des embarcations de la part de don Fernando lui-même.
L'agent consent volontiers à nous conduire jusqu'à une habitation
où nous trouverons d'autres embarcations; c'est tout ce que je demande:
embarquons vite et partons [1] . Après deux kilométres parcourus
en quelques secondes dans la petite rivière de Churugaco, nous débouchons
dans le Caqueta. Cette rivière, qui vient de sortir des Andes, n'est
pas profonde, mais elle est si rapide qu'on entend au fond de l'eau uu bruissement,
des crépitations qui sont produites par de petites pierres qui roulent.
La navigation en pirogue n'est pas des plus faciles; i1 faut toute l'habileté
d'Apatou pour se lancer au milieu d'une volute que forment les eaux furieuses
arrêtées par des roches du fond.
Apres deux heures de canotage, nous atteignons Paca-Yaco, habité par
deux families de bons Indiens qui parlent le quichua, c'est-à-dire la
langue des Incas.
A chaque instant ils disent : Aréeca, aréca, ce qui sans doute
vent dire oui. Ce mot nous rappelle coca, qui est employé dans le même
sens par les Oyampys.
Ces gens nous fournissent un peu de poisson, que nous savourons bouilli avec
des bananes. Voilà deux mois que nous vivons de viande et de poisson
salés. Apatou est pressé de quitter ces régions; il brûle
d'envie de flécher des coumarous dans les sauts et de tuer des couatas.
Ne trouvant pas de canots, je triple la solde de nos convoyeurs pour qu'ils
nous transportent un peu plus loin. Après beaucoup d'instances, je les
fais partir le lendemain à midi.
Il a plu toute la nuit, le courant est trés rapide; nous continuons à
entendre un bruit de grêle ou de sel crépitant, produit par l'entrechoquement
des cailloux au fond de la rivière. Je suis ravi de voir nos pirogues
voler comme des fléches; deux jours de cette marche vont nous éloigner
tellement des sources du Caqueta que mon escorte ne pourra plus songer nous
abandonner. Dans l'impossibilité de battre en retraite, il faudra qu'il
aille de l'avant à tout prix; le succés de ma mission n'est pas
loin d'être assuré. Morts ou vivants, nous descendrons depuis les
sources jusqu'à la Broche, un des plus grands affluents de l'Amazone.
Apatou néglige les dangers du canotage pour gagner en vitesse. De temps
à autre il se lève, il cherche l'endroit où la surface
de l'eau parait plus haute.
« C'est là, dit-il, qu'est le courant » Il change sa pagaye
de main, et, donnant quelques coups vigoureux, sort des eaux calmes pour s'engager
dans le clapotis des vagues. Mes hommes ont peur; je reste impassible pour une
seule raison : c'est que j'ai une confiance illimitée dans l'habileté
de mon audacieux pilote.
Vers trois heures, le patron de l'autre pirogue nous propose d'arrêter,
sous pretexte que l'eau est trop forte pour franchir aujourd'hui le Remolino
de Ouassi-Panga. « Qui ça, ça ? » demande Apatou.
Je lui explique qu'il s'agit d'un tourbillon où l'eau bouillonne et fait
des vagues.
II recommande à l'homme qui est devaut de bien s'asseoir et de pagayer
fort, puis, enfonçant sa pagaye dans l'eau jusqu'à la poignée,
il donne trois coups vigoureux, et nous voila lancés dans un canal étroit,
entre des berges taillées à pic, où l'eau s'engouffre et
tressaille en formant des vagues: L'homme de l'avant fait un faux mouvement,
et, bondissant par le travers, remplit la pirogue à moitié.
« Pagaye, pagaye! » dit Apatou.... Nous courons comme la fléche,
et bientôt nous atteignons une eau calme comme celle d'un lac.
En attendant l'arrivée du deuxième canot pour vider l'eau, une
partie s'en va en soulevant légèrement la pirogue; je rejette
le reste avec une calebasse.
C'est l'affaire de quelques minutes. J'ai vidé tant et tant d'eau au
moyen du couï traditionnel des créoles de la Guyane, que je vais
presque aussi vice qu'avec une pompe. Ce travail machinal que je fais continuellement
en voyage ne m'empèche en rien de faire mes relevés à la
boussole, et je diminue les charges d'un équipage qui est toujours réduit
à la plus simple expression.
Bientôt la grande pirogue arrive; elle a fait comme nous, elle s'est remplie
à moitié.
Vers deux heures, nous apercevons un canot accosté à la rive,
qui est presque partout submergé; nous voyons sur un petit tertre à
fleur d'eau un Indien et sa femme qui allument du feu, tandis que deux poules
paissent en liberté dans cet îlot qui n'a pas plus de trois metres
de diametre.
Où vont ces voyageurs avec leurs poules ? Il
m'informent qu'ils sont en marche pour Limon, où ils vont éhanger
leurs poules contre des couteaux. Nous nous empressons d'acheter cette volaille
et nous remontons dans nos embarcations. Bientôt nous trouvons un endroit
où la berge s'élève d'un pied au-dessus de l'eau.
Nous devons nous y arrêter, car la nuit approche et peut-être irions-nous
bien loin pour trouver un autre point favorable.
Il pleut dans la soirée ; l'eau monte si rapidement que vers dix heures
nous ne sommes plus qu'à cinq centimètres au-dessus du niveau
de la rivière. Nous sommes obligés de remettre nos bagages dans
les canots et de nous tenir prêts à embarquer.
Après une nuit d'insomnie, non seulement à cause de la pluie,
mais encore des moustiques, nous nous endormons tous d'un profond sommeil un
peu avant l'aube.
Au reveil, je vois ma pirogue pleine d'eau. Le retrait rapide de la rivière
est la cause de cet accident, qui est très grave, plus terrible que tout
ce que nous avons jamais éprouvé, car mes trois chronométres
sont completement avariés.
Partis de bonne heure, nous arrivons avant midi à une habitation appelée
Yura-Yaco, du nom d'un bel affluent de gauche qui se trouve un peu en amont.
Le Yura-Yaco est, dit-on, navigable à huit jours de Canotage en remontant
; ses sources sont dans l'Etat de Tolima (Colombie), où l'on éleve
du bétail.
Le chef de l'habitation est un métis blanc-noir et Indien. Ce pauvre
homme, qui, par une amère dérision, s'appelle Fortunato, est hideux
à voir. Sa figure, ses mains et ses pieds sont parsemés de taches
blanches et noires qui le font ressembler à un cheval pie.
Ici le pigment, c'est-à-dire la matiére colorante, a cornplétement
disparu, et la peau, qui est insensible à ce niveau, est blanchâtre
comme une vieille cicatrice. A côté la peau présente la
teinte noire bleuâtre d'un fourneau de fonte frotté avec de la
plombagine.
La femme de Fortunato, qui a trente ans de moins que son mari, est une blanche
de race pure, qui serait charmante si elle n'était frappée elle-même
de cette affreuse affection cutanée que les indigènes appellent
caraté et que nous croyons être du vitiligo.
Les enfants, qui sont d'ailleurs très gentils, présentent les
couleurs de peau les plus variées; deux petites filles sont absolument
blanches, tandis qu'un garcon a les cheveux crépus d'un mulatre. Le père
rougit d'orgueil lorsque Santa Cruz lui dit que ses filles lui ressemblent Como
un huevo a otro (comme deux ceufs).
Le caraté n'existe pas dans le Caqueta seulement; nous l'avons observé
chez les Ticunas du Javari, quelques Indiens de l'Iça et un malheureux
blanc, qui, aprés quatre mois d'excursion dans cette rivière,
n'osait plus rentrer en Colombie sous pretexte qu'il ressemblait à un
gros poisson, le bagre (el bagre) du rio Magdalena.
Je crois qu'une des causes de cette affection réside dans les piqûres
des pions, qui ne cessent d'enfoncer leurs dards venimeux dans la peau de la
figure et des extremités. Déjà le dos de mes mains est
si noir qu'à une faible distance on pourrait croire que je porte des
gants. C'est que les gouttelettes microscopiques de sang qui restent au niveau
de chaque piqûre sont si rapprochées qu'elles semblent se confondre.
La bonne femme de Fortunato est une cuisinière qui serait digne d'accompagner
un empereur voyageant dans les forêts de l'Amérique du Nord. Elle
nous prépare des bananes frites à la graisse de pécari,
que je trouve supérieures aux pommes de terre soufflées que savourent
les princes de la terre d'Europe.
Son mari, qui s'engage à m'accompagner jusqu'à la chute Araraquara,
me demande un jour de liberté pour faire ses préparatifs : ce
que j'accepte volontiers.
Nous nous mettons en route avec deux canots. Suivant mon habitude je monte le
plus petit, avec le fidèle Apatou, deux Indiens Garijonas et le vieux
Fortunato.
Ce dernier ne pouvant pagayer à cause de l'état déplorable
de ses mains, je le place sur un petit banc devant moi en lui indiquant pour
travail de vider l'eau et de m'indiquer les noms des îles et des affluents
que nous allons rencontrer. J'eprouve quelque peine à m'habituer à
cette figure aussi repoussante que celle d'un 1épreux, mais cet homme
m'est tellement indispensable qu'il faut que je l'envisage de bonne grace.
Bientôt la rivière, s'elargissant,
commence à serpenter en formant de grands arcs dont la corde est representée
par un canal étroit que les gens de l'Amazone appellent parana et les
Espagnols brazuelo.
Les rives basses ne presentent pas d'endroits convenables pour camper. II va
faire nuit ; nous devons nous arrêter sur la pointe d'un îlot qui
est recouvert de balisiers comme tous les terrains marécageux.
Apatou fauche ces grandes feuilles avec son sabre et fait une litiére
sur laquelle nous etendons nos couvertures.
II serait plus salubre de coucher dans un canot, mais mon embarcation est si
petite que je ne peux m'y étendre. Mes pieds heurtent à chaque
instant un obstacle, et mes petites blessures, ravivées par les moustiques,
ne peuvent se guérir. D'ailleurs ma présence au milieu de l'équipage
est indispensable: mes gens ne sauraient murmurer en me voyant partager toutes
leurs misères.
1er juin. - N'ayant pu faire de feu à cause de l'humidité du sol,
nous allons du nous coucher sans autre aliment que de la cassave et un peu d'alcool
doublé avec l'eau de la rivière. Santa Cruz, qui montre une energie
admirable, se lève à quatre heures et demie et va chercher un
terrain propice pour faire bouillir un maigre échassier tué la
veille.
Je voudrais quitter ce poste affreux avant le jour, mais j'ai besoin de clarté
pour faire mon tracé à la boussole, que je veux executer sans
la moindre lacune.
A six heures, en faisant une tournée pour voir si nous ne laissons pas
quelque bagage à la traine, j'apercois un gros serpent boa qui a sans
doute passé la nuit à dix pas de nous. Apatou m'avait prévenu
qu'il y avait quelque mauvaise bête par là, car il avait percu
une odeur musquée désagreable.
Nous arrivons vers neuf heures à une petite habitation appelée
Kinoro. Quelle n'est pas notre surprise en voyant autour d'une hutte une vache,
deux moutons et de nombreux cochons ! Le nommé Bernarbé Cabreiro,
fuyant une révolution, a descendu le Yura-Yaco avec sa femme, ses enfants
et ses animaux domestiques. II avait un boeuf, mais il l'a tué parce
qu'il manque de paturage.
Le Yapura comme l'Iça est partout reconvert d'une forêt sans limite.
J'achète un petit cochon au prix de huit francs, et six ceufs raison
de cinquante centimes la pièce.
Je vois dans l'habitation deux jeunes Indiennes de la tribu des Tamas qui viennent
du rio Caguan.
Elles ont un air de famille très frappant avec les fernmes de la Guyane.
De plus, elles ont des habitudes que nous avons observees chez les Galibis;
ainsi elles portent une grosse épine noire dans le lobule du nez et une
autre dans la lèvre inférieure. L'une d'elles est occupée
à broyer du mais avec une grosse pierre ayant tout à fait la forme
d'un croissant; cet ustensile de ménage est commun dans l'Ica, où
je m'en suis procuré un bel échantillon que j'ai expedié
par le Canuman. J'ai trouve une même pierre aux environs de la ville de
Para, ou elle etait employée par les anciens indigènes. Le nommée
Cabreiro me donne sur le Yapura
quelques indications qui me sont d'ailleurs confirmées par mon guide.
Les pluies commencent au mois de mars et durent jusqu'en août. La crue
de la Saint-Jean (21 juin) est reputée pour sa violence. En août
et en septembre la navigation en pirogue est parfois genée par un vent
très fort qui soulève des vagues.
Ce sont des pendants d'oreilles en argent en forme
triangle, et une languette de même métal fixée à
la levée inférieure. Ces objets ont été fabriqués
avec des pièces de monnaie. Les Roucouyennes font les mêmes parures
avec des morceaux de fer-blanc. Les boites de sardines que j'ai transportées
dans le haut Maroni ont été transformées en pendants d'oreilles
qui se sont répandus chez tous les indigenes de la Guyane.
J'ai dit que les Roucouyennes trouvaient l'idéal de l'élégance
dans la proeminence du ventre, et qu'ils se recouvraient l'abdomen de nombreuses
ceintures pour en augmenter le volume. Les Carijonas remplacent les ceintures
en poil de conata par des cercles en bois réunis par des lianes. Cette
espèce de cuirasse recouvre l'abdomen jusqu'à la base de la poitrine,
et à l'avant tombe un petit tablier en écorce.
Ce vêtement incommode se porte jour et nuit jusqu'à usure complète.
Je veux m'en procurer un, mais c'est très difficile, parce qu'il est
impossible de le sortir sans le couper.
Enfin un jeune homme, séduit par une belle ceinture rouge que je lui
offre en échange, fait tous ses efforts pour sortir de cette véritable
carapace.
Après une heure de contorsions qui rappellent la langouste sortant de
son enveloppe calcaire, j'obtiens ce vêtement, qui figure aujourd'hui
dans ma collection.
Dans la soiree, les femmes font griller des graines de cacao et les écrasent
avec une grande pierre en forme de croissant que nous avons déjà
mentionnee.
En ajoutant un peu de jus de canne a sucre, avons du chocolat, que je trouve
préférable au meilleur que j'aie dégusté en Europe.
2 juin. - Nous nous mettons en route vers huit heures. J'ai un superbe équipage
: sept canotiers, dont trois dans ma pirogue; avec Santa Cruz et Fortunato nous
sommes en tout dix hommes arrnés de deux fusils, d'un petit revolver,
d'arcs pour flécher le poisson, et de sarbacanes pour tuer les singes
avec de petites flèches empoisonnées.
J'ai fait embarquer les deux Carijonas dans mon canot pour avoir l'occasion
de causer avec eux et de pouvoir établir un parallèle entre leur
langage et celui de mes amis les Roucoueynnes.
II pleut dans la matinée, mais cela ne nous empêche pas de naviguer;
au plus fort du grain je me mets à couvert sous un panlacari, c'est-à-dire
sous une natte en feuilles de palmier disposée sur des arceaux.
Pour ne pas être mouillé, Apatou quitte sa chemise et me prie de
la cacher.
Bientôt nous rencontrons deux canots montés par des Indiens peints
au génipa comme les indigenes de la Guyane : ce sont des Carijonas. Mon
canot s'approche résolument de l'un d'eux, tandis que l'autre prend la
fuite. Dans ce dernier je distingue une pauvre femme absolument nue qui porte
un enfant dans un petit hamac; les Indiens de mon canot causent avec leurs compagnons
et je m'apercois qu'ils se traitent entre eux de calina. Nous sommes frappés
d'entendre ce mot qui est constamment employé par les Roucouyennes pour
désigner leurs compagnons, c'est à dire tons les individus de
race indienne.
Pourquoi donc l'autre canot s'est-il sauvé ? C'est que la femme que nous
avons aperçue vient d'accoucher.
Si le nouveau-né voyait un blanc, il tomberait malade et ne manquerait
pas de succomber. Apatou me dit que ce préjugé existe chez tous
les Indiens de la Guyane; une femme, récemment accouchée, refuse
obstinément de montrer son enfant aux nègres aussi bien qu'aux
blancs.
La malheureuse est exposée à la pluie sans vêtement; c'est
que, chez les Carijonas comme chez les Roucouyennes, une femme qui vient d'être
mère est condamnée à la nudité pendant quelques
jours.
Avec des usages pareils qui pourrait s'étonner de la disparition rapide
des indigènes de l'Amérique du Sud ? Est-il au monde des gens
assez cruels pour faire naviguer une femme une heure après ses couches
? Quant aux enfants à la mamelle qu'on entraîne dans de lointaines
expéditions, ne sont-ils pas voués à une mort certaine
? A midi, nous passons devant un grand affluent qui ne mesure pas mains de la
moitié du haut Caqueta c'est l'Otéouassa.
En remontant cette rivière on trouve deux grandes huttes d'Indiens Coréguajes
établis à deux jours de l'embouchure.
A une semaine de navigation on rencontre quelques gens civilisés qui
exploitent le quinquina.
A une heure et demie, nous passons devant une île appelée Couay;
remarquons que ce nom sert à désigner le palmier miritis dans
la langue des Carijonas comme chez les Roucouyennes.
A deux heures, nous nous arrêtons quelques instants près des Iles
Cosacunti, où se voit une hutte abandonnée par les Indiens Carijonas.
En parcourant cette masure, je trouve un petit banc excavé absolument
semblable aux sièges des Roucouyennes. Des sculptures grossieres ont
la pretention d'imiter un oiseau de proie, une espèce d'urubu, que les
Carijonas aussi bien que les Roucouyennes appellent atoura.
Cette espèce d'idole n'est pas seule: en regardant dans tous les coins,
je trouve un morceau de bois spongieux taillé sous forme d'un homme aux
jambes écartées, semblable à des dessins du Yary que j'avais
pris pour des grenouilles. J'apprends que ces images grossières ont pour
but d'éloigner les mauvais esprits, qui sont seuls redoutés par
les indigènes du Yapura et des Guyanes.
Nous arrivons le 3 à l'embouchure de la crique
Santa Maria, dans l'intérieur de laquelle se trouve un hameau d'Indiens
Coréguajes. Santa Cruz, qui connait d'autant mieux les Indiens que sa
mère était de cette race, me dit qu'il produira un grand effet
en partant en avant pour annoncer l'arrivée d'un grand chef (c'est moi
dont lui-même est le lieutenant.
A l'arrivée au pied d'une colline, j'apercois une vingtaine d'Indiens,
hommes et femmes, qui nous attendent au débarcadère.
C'est le moment de faire une demonstration.
Apatou tire une salve de quatre coups de fusil.
Dans la soirée nous assistons à des danses que je vois avec le
plus vif intérêt, cherchant un rapport entre les usages de ces
Indiens et ceux de la Guyane. Apatou est ravi lorsqu'il reconnait un air que
nous avons entendu chanter dans le Yary et le Parou. « Tout ça
mêmes moun, dit-il. »
Je suis de son avis; plus je vais, plus je trouve de rapprochements entre les
indigenes du Yapura et ceux de la Guyane.
Je commence à croire qu'ils appartiennent tous a une même famille.
Le chef, qui a bu le yahé, une liqueur enivrante faite avec une écorce
macérée dans l'eau, donne une consultation à un de mes
hommes qui est malade. Ce médecin sorcier opère de la même
façon que les piays de la Guyane; il aspire le mal et le chasse en soufflant
comme un cachalot et en criant : Sho.... sho.... sho !... Apatou me dit «
Tous Indiens mêmes. »
Ce qui nous a frappé surtout dans cette cérémonie, c'est
un chant monotone ou plutôt un récitatif semblable à l'évangile
du dimanche des Rameaux, et que nous avons entendu souvent répéter
par les piays de la Guyane.
Je fais une collection de très jolies couronnes do plumes qui portent
a l'arriere une longue traine composh de queues d'oiseaux.
J'ai fait remplir un album de dessins originaux des Coréguajes et des
Carijonas; ils ont la plus grande analogie avec ceux que nous avons recueillis
en Guyane.
A l'instar des Roucouyennes, les Carijonas ne partent
jamais en voyage sans se peindre au roucou et au genipa. J'obtiens sur ces rnatieres
colorantes des indications de visu qui m'avaient échappé en Guyane.
Pour préparer le roucou, on jette les graines dans un récipient
contenant de l'eau et on les écrase avec un pilon. Le liquide est passé
sur un tamis et reçu dans une marmite que l'on met sur le feu. On remue
avec une cuiller, et au bout de quelques heures on obtient une pate épaisse,
rouge, légèrement huileuse, avec laquelle on forme des pains analogues
à ceux que les créoles font avec le cacao.
On trouve un petit bâton de roucou dans touter les pagaras des Indiens
Carijonas. Lorsqu'ils veulent s'en servir, ils s'enduisent la paume des mains
avec de l'huile de carapa qu'ils frottent sur le bâton de roucou. La couleur
se dissout bien vite dans la matière grasse et il suffit de passer la
main sur le corps pour devenir rouge comme un crabe ou un soldat anglais.
Ce sent les Femmes qui peignent leurs maris, et, quand elles ont fini, elles
se barbouillent tout le corps avec le restant de la couleur.
Ayant demandé à un Indien pourquoi ils se peignaient ainsi, il
me dit que c'était pour se tenir chaud.
Le 7 juin, j'aperçois la tête d'un sentier sur la rive droite;
nos coeurs palpitent à la seule idée que nous allons rencontrer
des titres humains. Nous ne voyons pas d'abatis dans les environs : c'est que
le village est dans l'intérieur de la forêt.
« Allons, Apatou et Santa Cruz, prenez vos fusils et cherchez des habitants.
»
Je voudrais les accompagner, mais les blessures de mes pieds, envenimées
par les piqûres des pions et des moustiques, m'empêchent absolument
de marcher.
« Ne craignez rien avec vos fusils, moi je garderai le canot avec mon
revolver. »
Dix minutes après, voila l'expédition qui revient sans avoir rien
vu. Pendant ce temps je suis allé jusqu'à l'autre rive, ou j'ai
trouvé derrière un îlot un tronc de palmier évidé,
qui ressemble à une auge plutôt qu'à une embarcation. Elle
doit appartenir à des gens bien arriérés, puisqu'ils n'ont
que des haches en pierre pour creuser leurs canots.
La large piste aboutit au rivage, l'habitation ne doit pas être bien éloignée.
« Allons, camarades, vous n'avez plus de vivres, il faut en trouver a
tout prix. »
Je saute à terre, et en route ! Tout le monde me suit, à l'exception
de trois hommes qui gardent les canots. J'éprouve de la peine à
marcher au début, mais bientôt mes blessures s'échauffent,
et j'avance d'un pied léger. Nous sommes partis vers deux heures et demie;
il y a peu de temps à perdre, car il faudra retourner au camp pour la
nuit. Vers trois heures, nous entendous un chant sonore du paraqua. Apatou s'arrête
pour bien écouter; on entend paraqua! paraqua! dans deux directions.
Ce sont des oiseaux qui s'appellent.... « Non, me dit Apatou, le deuxième
chanteur n'est autre qu'un Indien. »
Marchons toujours, nous ne devons pas être éloigné de l'habitation;
mais nous la cherchons en vain. Le 11, nous rencontrons une petite chute on
nous manquons de chavirer, à cause d'une panique de mes hommes qui n'ont
pas la pratique de cette navigation.
Le 13, nous arrivons au saut Cuemany, que les indigènes considèrent
comme infranchissable. Apatou s'engage, mais il manque de perir avec trois canotiers.
Ils ont count un danger si sérieux qu'ils ont été forces
de jeter à la rivière les bagages et leurs vêtements. Mon
pirate des Andes a été saisi d'une telle frayeur qu'il en devient
malade. Les hommes ont les bras et les jambes peints en noir bleuâtre
avec du genipa, les lèvres et les dents.
Le 14 juin, a midi, nous rencontrons le grand saut Araraquara, ainsi nomme parce
que les berges de la rivière sont si hautes quo les aras y font leurs
nids (aroma, arara; quara, nid).
II faut abandonner ma dernière embarcation et chercher un chemin par
terre. Nous atteignons grand plateau forme par un grès analogue à
celui qu'on rencontre dans les Vosges. C'est au milieu de cette montagne que
le Yapura a été obligé de se créer un passage; ses
berges blanches, formées de roches fendues en long et en travers, ressemblent
a des murailles élevées par des géants.
Les eaux mesuraient tout à l'heure une largeur de sept a huit cents metres.
Jugez quelle vitesse elles acquièrent tout a coup, en penetrant dans
un espace qui n'en mesure pas plus de cinquante à soixante.
Apres un kilomètre de course vertigineuse, la rivière redevient
calme. Je me demande si nous avons trouvé un port. Non c'est un barrage,
une chute au-dessus de laquelle les eaux éprouvent un moment d'arrêt,
puis se jettent dans un abime de trente mètres.
La marche est penible et dangereuse, a cause des soudes
crevasses qui coupent la roche. Un de mes hommes tombe dans l'une d'elles avec
une dame-jeanne de farine ; il a la chance de ne pas disparaître, parce
que le ventre de ce récipient l'arrête dans le précipice.
Parti en éclaireur avec Apatou. Nous marchons six heures sans trouver
un sentier.
La nuit approche lorsque nous rencontrons une piste qui nous conduit au pied
de la chute. Nous prenons un bain sur une plage de sable où les eaux,
sortant du gouffre, forment des vagues comparables à celles d'une mer
furieuse. Nous allions nous coucher sans souper; mais voici que nos compagnons
arrivent successivement et apportent les vivres et les bagages. N'ayant pas
d'embarcation, je fais couper cinq arbres pour construire un radeau.
Nous n'avons pas fait trois heures de marche que j'aperçois un canot
monté par trois Indiens appelés Ouïtotos [2] . Je les fais venir et ils offrent de me
conduire à leur village.
Apatou, qui m'accompagne, remarque que les bancs de la pirogue sont d'un bois
très lourd et portent une corde à l'extrémité. Ce
sont de véritables massues avec lesquelles nos hôtes pourraient
nous assommer en route. Nous mettons deux heures pour atteindre un village situe
sur les bords d'une rivière appelée Arara..
Une grande agitation règne dans la tribu; les hommes font des gestes
animés comme s'ils se querellaient, les femmes circulent avec precipitation,
les enfants se sauvent dans le bois.
En entrant dans une maison, je remarque un maxillaire inférieur suspendu
au-dessus de la porte, et quelques flûtes faites avec des os humains.
Dans un coin, j'aperçois un tambour surmonté d'une main desséchée,
recouverte de cire d'abeille.
Les hommes ont les bras et les jambes peints en noir bleuâtre avec du
genipa, les lèvres et les dents en noir fonce avec la tige du balisier,
et le bord des paupières en rouge vif avec du rocou.
Quelques-uns ressemblent à de vrais diables. Les femmes ont tout le corps,
à l'exception du cou, couvert d'une substance noire sur laquelle sont
figures des dessins blancs et jaunes. C'est une espèce de caoutchouc
à la sortie de l'arbre, et qui devient noir au contact de l'air. Ils
l'étendent à l'état liquide et le saupoudrent, pendant
qu'il durcit, avec des matieres colorantes. Ils emploient pour les dessins blancs
une argile semblable au kaolin, et pour les jaunes de l'amadou pulvérise
produit par certaines fourmis.
Les hommes ont une maniere étrange de priser; la tabatière est
formée d'un Bros bulime dont la base est obturée par une aile
de chauve-souris fixée avec du balata (gutta-percha). L'extrémité
du cône porte un os creux par lequel on verse une poudre aromatique dont
je ne connais pas la composition. Pour porter la poussière aux narines,
its se servent d'un insufflateur compose de deux os creux d'oiseau soudé
avec du balata : Une branche étant introduite dans la bouche et l'autre
dans une narine, il suffit de souffler pour envoyer la poudre dans les parties
les plus reculées de la muqueuse pituitaire.
Telle est la manière d'opérer de l'egoiste;
les gens sociables ont un autre appareil, ce sont deux os disposés en
X. Les amis s'approchent et soufflent à l'unisson, ils s'envoient réciproquement
la prise. Ces Indiens fument des cigares qui n'ont pas moins de quatre centimetres
de diamètre et qui renferment un peu de tabac entourée avec des
feuilles de bois-canon. Chacun aspire trois bouffées et passe le cigare
à son voisin.
Pendant qu'Apatou surveille la maison, je vais faire une ronde dans l'abatis.
J'aperçois une poterie contenant de la viande furnante. C'est la tête
d'un Indien qu'une femme fait cuire.
Je n'ai guere envie de m'attarder ici; je fais entendre que je veux acheter
un canot et rejoindre mon radeau.
Nouvelle agitation à mon depart. Deux chefs se querellent au sujet d'un
jeune homme qui parait étranger à la tribu. L'un vent le faire
embarquer et l'autre le retient.
Enfin nous partons avec deux pirogues, et, portés par le courant, nous
rejoignons bien vite nos compagnons. J'achète une des embarcations et
fais démarrer le radeau.
Nous sommes déjà en route, lorsque je vois un Indien blotti au
milieu de mes bagages. Je le prie de s'en aller; il débarque, mais en
m'adressant un regard singulier, que je ne compreuds malheureusement que lorsqu'il
est déjà loin, et fait des gestes de désespoir.
Je devine trop tard que ce jeune homme est un prisonnier que ces Indiens voulaient
vendre. Il eût été très heureux de sortir des mains
de ses ennemis pour venir avec nous.
Le 19, nous arrivons à un petit village de Carijonas.
Pendant la nuit arrive un des leurs qui parait avoir la tête égarée
par les dangers qu'il vient d'encourir.
Il voyageait avec deux hommes dans la rivière Arara, lorsqu'il fut surpris
et fait prisonnier par les Ouïtotos. Séance tenante un de ses camarades
fut attaché à un arbre par les mains et les pieds, et tué
d'une flèche empoisonnee. Pendant le supplice, le malheureux pleurait
comme un enfant, en disant : « Pourquoi me tuez-vous? » Les autres
de répondre : « Nous voulons te manger, parce que les tiens ont
mange un des nôtres. » Ils passèrent une perche entre les
pieds et les mains attachés, et transportèrent le corps à
la plage comme un simple pécari.
La chair fut distribuée par le chef, qui envoya des morceaux aux tribus
voisines.
Le spectateur de ces scènes horribles parvint à s'échapper
pendant la nuit, et descendit la rivière dans un tronc d'arbre, qu'il
évida avec une hache de pierre.
Le troisième prisonnier était le jeune homme que les Ouïtotos
voulaient vendre. Qu'est-il advenu de ce malheureux ? Il y a tout lieu de croire
n'a pas tardé à être égorgé.
La suite du voyage est des plus dangereuses et des
plus pénibles. Le jour, nous avons les pieds dévorés par
des mouches qui sucent le sang et laissent dans la plaie un venin qui occasionne
de la tuméfaction et des ulcères. La nuit, c'est tantôt
la pluie, tantôt les moustiques ou les Indiens qui nous empêchent
de dormir.
Plusieurs fois nous sommes assaillis par des menaces et des provocations qui
nous mettent hors de nous.
J'ai grande peine à empêcher mes hommes de tuer quelques-uns de
ces rnisérables. En maintes circontances j'ai moi-même beaucoup
de peine à me contenir.
Le 22, un chef, qui m'a d'abord bien reçu me somme inopinément
de lui livrer mes bagages. Une telle audace me révolte, je le pousse
contre la muraille....
Un de ses lieutenants me couche en joue, mais son arme s'abaisse rapidement
devant le regard d'Apatou, qui se prépare lentement à lui envoyer
une balle dans la tête.
Je punis l'arrogance de ces Indiens en les forçant à donner des
fêtes en mon honneur. Ils se mettent à danser au coucher du soleil,
mais, au lieu d'instruments de musique, ils portent les uns des sabres, les
autres des flèches empoisonnees.
Vers dix heures, arrivent deux canots charges d'Indiens qui viennent sous prétexte
de danser.
Nous nous retirons à minuit dans une hutte que j'ai fait construire sur
la rive, à portée de nos canots.
Les Indiens s'approchent pour nous attaquer vers quatre heures du matin ; ils
pensent que nous dormons d'un profond sommeil, mais en un instant nous sommes
debout le fusil en main, prêts à faire feu.
Devant cette attitude, le touchao et son lieutenant cachent leurs armes et font
semblant d'aller se laver à la rivière.
Je vais à leur rencontre et les amène malgré eux dans ma
hutte. Ayant confié ces deux otages à la garde d'Apatou, je dors
paisiblement jusqu'au lever du soleil.
Ce chef, qui veut me traiter en vaincu sans combat, n'a pas moins de dix fusils,
et autant de sabres de cavalerie, de véritables lattes de cuirassiers.
Bien que vivant à une distance de deux cents lieues de l'Amazone, il
possède quatre coffres remplis de tous les objets qui servent à
la vie civilisée.
Pourquoi donc ces sauvages de l'intérieur sont-ils mieux pourvus que
les habitants de l'Amazone ? Cela provient d'un trafic d'esclaves que font leurs
chefs avec des négociants brésiliens.
Un enfant à la mamelle est coté la valeur d'un couteau américain;
une fille de six ans est evaluée un sabre et quelquefois une hache; un
homme ou une femme adulte atteint le prix d'un fusil.
Ainsi armés, ces Indiens vont faire des excursions dans les rivières
voisines, attaquent des populations armées seulement de flèches,
tuent ceux qui résistent, font les autres prisonniers, et descendent
les livrer aux marchands de chair humaine.
Ce commerce n'est pas sans risques : il arrive assez
souvent que le négociant est mal reçu lorsqu'il vient réclamer
le prix de sa marchandise. Chaque fois que les Indiens voient sont plus forts
que lui, ils le dévalisent et le massacrent.
Le 26 juin, nous franchissons une quatrième chute qui rendrait impossible
la navigation a vapeur, mais (pion passe facilemeut en canot.
Ce barrage, forme par tine presqu'ile tres dtroite, pourrait-être détruit
facilement par la dynamite.
Le 27, nous passons devant la bouche de l'Apapuri, que les Brésiliens
considèrent comme la limite entre leur empire et la Colombie.
Voilà quarante-trois jours que nous couchons par terre sous des pluies
torrentielles, n'ayant pour abri qu'un petit toit que nous faisons chaque soir
avec des feuilles. II n'est pas étonnant que tous mes hommes soient pris
par la fièvre.
Nous succomberions tous infailliblement s'il fallait séjourner quelques
semaines de plus dans cette affreuse rivière; aussi je fais tous mes
efforts pour donner de l'entrain à mon équipage. Chaque jour je
suis le premier debout. Nous partons à six heures et demie du matin,
et marchons quelquefois jusqu'à six heures du soir. Pour ne pas perdre
dix minutes, nous mangeons en canot la nourriture préparée la
nuit; nous avons toujours deux ou trois malades; il est encore bien heureux
que la fièvre ne les saisisse pas tous à la même heure.
Enfin, le 9 juillet, à cinq heures du soir, nous arrivons à l'Amazone.
« Merci, mon Dieu! s'écrie Apatou, Ouïtotos pas mangé
nous. »
Nous passons la nuit dans une habitation appelée Caicara, et le lendemain
nous cherchons à gagner Teffé. Mes hommes sont si fatigués
que nous ne pouvons lutter contre le faible courant de la petite rivière
sur laquelle est situé cette bourgade. Comme en ce moment ils ont tous
la fièvre à la fois, je suis obligé de me mettre moi-même
aux avirons; les moins malades, excités par l'exemple, font un dernier
effort pour arriver au but.
Enfin, à deux heures du soir, à Teffé, nous sommes recus
à bras ouverts par un compatriote, M. de Mathan, qui s'occupe de collections
d'histoire naturelle.
Le 15, nous embarquons à bord d'un vapeur qui nous conduit à Manaôs;
et le 19, après avoir réglé les comptes de mon équipage
et assure le rapatriement de chacun, je m'embarque avec Apatou pour le Parou.
La mission est complètement terminée; c'est à mon tour
de tomber malade.
La fièvre me prend le 22 et dure jusqu'au 30.
Le 31 juillet, je quitte mon hamac pour m'embarquer sur le vapeur anglais Ambrose,
à destination de Saint-Nazaire.
En résumé, j'ai exploré dans mes deux voyages six cours
d'eau: deux fleuves de la Guyane, le Maroni et l'Oyapock, et quatre affluents
de l'Amazone, le Yary, le Parou, Iça et le Yapura.
Si le Maroni, l'Oyapock et l'Iça étaient un peu connus, je puis
dire que le Yary et le Parou étaient absolument vierges de toute exploration.
Quant au Yapura, qui mesure cinq cents lieues, était inconnu dans les
quatre cinquièmes de son parcours.
Docteur J. CREVAUX.
[1] . J'ai reçu à Paris une lettre de M..R. Reyes, regrettant vivement la conduite de son représentant à mon égard. I1 profite de cette occasion pour déclarer que, si j'ai la chance d'arriver au terme de mon entreprise, je pourrai dire que je suis le premier Blanc qui ait parcouru le Yapura dans toute son étendue.
[2] . Le mot ouïtoto signifie ennemi dans la langue des Carijonas et des Roucouyennes. Ces Indiens se désignent entre eux sous le nom de macouchi, macuchi.