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Rives noyées de l'Iça
Rives noyées de l'Iça — Dessin de Riou, d'après un croquis du docteur Crévaux.

DE CAYENNE AUX ANDES,

PAR M. JULES CREVAUX, MEDECIN  DE PREMIERE CLASSE DE LA MARINE FRANCAISE.

1878-1879. — TEXTE ET DESSINS INEDITS.

DEUXIEME PARTIE. - EXPLORATION DE L'IÇA ET DU YAPURA.

I

Le haut Amazone. - Ses affluents. - Le rio Iça ou Pulumayo. - Trois fugitifs de la commune. - Reyes et Simpson remontent l'Iça. - Embouchure de la riviére. - Plante qui fait fuir les tigres. - Lac aux eaux noires. - Frontière du Brésil. - Le capin.- L'ile Courouarta. - Le rio Yaguas. - Dix plats de Poisson et flèches empoisonnées. - Un passage des Thermopyles. - Les Indiens Orejones. - Iles Pataoua et Cautaro. - Indiens Macaguazes. - Indiens Montepas. - Crique Youminia. - Négresses fugitives. - Arrivée à Cuemby. - Rareté de la population. - Pas une pierre. - Repos.

Je renvoie mon équipage à Surinam et je garde Apatou.
Ne pouvant retourner en Europe au plus fort de l'hiver, j'ai l'intention d'aller rétablir ma santé dans la rivière de la Plata; mais, grâce à l'hospitalité généreuse d'un compatriote, M. Barrau, mes forces se relèvent avant le départ du vapeur. Je pense, alors qu'une excursion dans l'Amazone doit être plus fructueuse qu'une promenade à Buenos-Aires.
Je m'embarque donc pour le haut Amazone.
En route, je recueille des informations sur les affluents de ce fleuve. J'apprends que presque tous sont complètement inconnus.
Un certain nombre d'affluents, beaucoup plus grands que le Rhône, sont complètement inexplorés. Personne n'a remonté la Xingu, le Yutaly, le Jurua, le Javary, le Trombette, les grands affluents du rio Negro et le Yapura.
On parte beaucoup, dans ce moment, d'une rivière sur laquelle un négociant colombien , M. Rafael Reyes, vient d'appeler l'attention : c'est le rio Iça ou Putumayo, qui est navigable en vapeur presque jusqu'aux Andes. Cette rivière n'est connue que par une ébauche tracée à bord d'un vapeur marchant jour et nuit, et par des gens plus occupés d'affaires commerciales que de géographie.
Une exploration de ce cours d'eau, qui n'a pas moins de quatre cents lieues, présente tant d'intérêt que je me décide immédiatement à l'entreprendre.
J'achète des vivres, des objets d'échange à Manaus, et je m'embarque pour Tonantins, vers la bouche du rio Ica.
Au moment d'entrer en campagne, Apatou tombe malade, et les habitants du pays ne consentent pas à m'accompagner.
Cette rivière, disent-ils, est très malsaine, infestée par des insectes qui tourmentent le voyageur jour et nuit; la saison n'est pas propice, les rives sont noyées, le courant est rapide ; il faudrait cinq mois pour atteindre les sources.
Je continue mon voyage dans l'Amazone jusqu'a la frontière du Brésil et du Pérou, à Tabatinga, ou j'assiste au départ des chercheurs de caoutchouc.
Je fais des excursions dans le Javary, ou je trouve en fleur la plante qui sert à la fabrication du curare dans le haut Amazone.
Je constate que le poison des flèches du Pérou n'est pas le même que celui de la Guyane. La base du poison est le Strychnos Castelneana, du nom du voyageur français qui l'a trouve le premier.
De retour au Para, je m'arrange avec le propriétaire d'un vapeur qui doit remonter l'Ica le plus loin possible, pour prendre un chargement de quinquina.
En attendant le départ, je vais à Marajo étudier une maladie de chevaux appelée quebra brinda, qui est caractérisée par une paralysie des membres postérieurs.
Je n'ai plus d'argent, mais M. Barrau me fait les avances nécessaires et me donne des lettres de crédit pour l'Amazone.
Je m'embarque, le 29 mars 1879, à bord du Canuman, avec l'intention de remonter l'Ica jusqu'à ses sources.
Le rio Iça ou Putumayo est un grand affluent de tête de l'Amazone qui, comme je l'ai dit, ne mesure pas moins de quatre cents lieues, c'est à dire seize cents kilomètres depuis les sources jusqu'à l'embouchure.

Environ de tabatinga - départ des chercheurs de caoutchouc
Environ de tabatinga - départ des chercheurs de caoutchouc
Dessin de Riou, d’après une photographie


Cette rivière naît du versant oriental des Andes prés de Pasto. Elle est connue par les Brésiliens sous le nom de rio Ica; les Espagnols l'appellent Putumayo.
Ce cours d'eau, destiné à un grand avenir, n'était pas tout à fait nouveau pour le monde civilisé. Les conquérants espagnols connaissaient les principales sources du Putumayo. On trouve encore dans le San Miguel, grand affluent de droite, les vestiges d'exploitations aurifères. Des jésuites venant de Pasto ont adouci les moeurs des rares indigènes qu'on rencontre dans le seizième degré supérieur du Putumayo.
Les gens du pays racontent que, il y à une trentaine d'années, un général révolutionnaire, nomme Orando, traqué par les troupes du gouvernement de la Nouvelle-Grenade, à pris la fuite du coté de l'Ica, qu'il a dit descendre en radeau jusqu'à l'Amazone.
A la fin de 1871, trois Français, qui avaient pris part à l'insurrection de la Commune, vinrent chercher fortune jusqu'au milieu des Andes à la suite d'une querelle, les trois amis se séparèrent dans des directions différentes : l'un vers Napo, l'autre vers l'Ica et le troisième vers le Yapura. Le nommé Jacques, connu dans le pays sous le nom de Santiago, est mort dans le Yapura à la suite d'une piqûre de serpent. Christophe (Christobal), qui s'était aventure dans le Putumayo, a été dévoré par les Indiens Orejones, à vingt jours de canotage en descendant. On n'a pas de nouvelles de l'autre voyageur. D'autre part, des esclaves fugitifs du Brésil avaient fui jusque près des sources pour y chercher un asile.
Ces pérégrinations n'avaient laissé aucune indication géographique sur cette importante rivière. Ce n'est qu'en 1874 qu'un jeune Colombien se mit à chercher une voie pour écouler les quinquinas qu'il avait découverts sur le versant oriental des Andes.
Rafael Reyes lança son canot sur le Guinéo, et, marchant jour et nuit, il atteignit l'Amazone en moins d'un mois. Cet homme, aussi intelligent qu'actif, alla droit à Rio de Janeiro, car il obtint le transit libre de ses quinquinas à travers l'empire brésilien.
Quelques mois après, il remontait l'Ica, non plus en canot, mais avec deux petits vapeurs, l'un affrété par lui, l'autre affrète par le gouvernement brésilien.
L'Anglais Simpson, qui venait de descendre le Napo avec notre ami le pianiste hongrois Sarkadi, s'offrit à M. Reyes pour le seconder dans son entreprise.
Chargé de la direction du petit vapeur brésilien, il eut pour mission de faire couper le bois qui devait alimenter les chaudières du vapeur colombien.
C'est donc à Rafael Reyes et à Simpson que revient l'honneur de la découverte d'une voie navigable en vapeur depuis l'Amazone jusqu'à une faible distance des Andes.
Simpson n'a laisse sur l'Ica que quelques pages qu'il à communiquées à la Société de Géographie de Londres; mais Rafael Reyes à fait, avec un Portugais nommé Bissau, un tracé à la boussole depuis l'embouchure jusqu'à Cantinelo, c'est-à-dire jusqu'au point ou s'arrête la navigation à vapeur.
Ce travail n'est qu'une ébauche des plus grossières puisqu'il a été pratiqué à bord d'un vapeur marchant jour et nuit. Mais une commission brésilienne, présidée par M. Costa Azevedo, a fait un tracé de la rivière depuis l'embouchure jusqu'à la crique Mrari, qui est à une heure et demie de navigation de l'embouchure.
Arrivés dans I'Ica après les Colombiens, les Anglais et les Brésiliens, il nous restait encore une tache importante. II n'y avait pas de carte de l'Ica en amont de Cantinelo, et le Guames n'était pas tracé.
Nous avons non seulement rempli cette lacune, mais nous avons relevé la moitie supérieure du cours du Putumayo, c'est-à-dire environ deux cents lieues avec toutes les îles et les moindres sinuosités. Le navire ayant éprouvé de nombreux échouages parce que les eaux commençaient à baisser, nous avons enregistré grand nombre de sondages que le capitaine à fait pratiquer pour trouver un chenal.
Nous arrivons, le 15 avril 1879, à sept heures du devant l'embouchure de I'Iça. Nous apercevons sur une terre haute (baranca), recouverte de graminées, cinq cabanes qui constituent le hameau de San-Antonio, où, se trouvent quelques douaniers brésiliens.
Ces gens sont charges de faire payer des droits d'entrée aux produits qui viennent de Colombie. La Compagnie R. Reyes est seule affranchie des droits.
La navigation est si facile que le Canuman, qui cale pourtant deux mètres, navigue à toute vapeur aussi librement que dans 1'Amazone. Nous marchons avec une vitesse de sept noeuds, mais la distance parcourue ne dépasse pas cinq milles, à cause du courant qui est de deux miles à l'heure.
A cinq heures du matin, nous nous arrêtons pour charger du bois et déposer quelques soldats brésiliens qui ont pour mission de défendre la frontière. L'établissement, composé d'une maison en planches, est situé sur un monticule qui mesure quatre à cinq mètres de hauteur.
A ce niveau, la rivière, considérablement rétrécie, coule avec une vitesse de quatre milles l'heure, et à plus de douze mètres de profondeur.
Pendant que je mesure la largeur de la rivière, Apatou fait une excursion dans le jardin. Il est ravi d'une découverte qu'il vient de faire : il a recueilli une poignée de graines d'une plante de la famille des malvacées, que les Roucouyennes cultivent dans leurs abatis. Ils en font une infusion avec laquelle ils lotionnent leurs chiens avant de partir pour une chasse au jaguar. L'odeur de musc, qui est très développé dans cette graine, oblige le tigre à s'éloigner au moment où il commence à mordre sa proie. J'ai su depuis que cette plante, connue sous le nom d'ambrette (Hibischus abelmoschus), est employée en parfumerie. Si l'assertion des Roucouyennes est vraie, et je n'en doute pas, nos demi-mondaines pourraient braver impunément les forêts vierges de l'Amérique du Sud et peut-être du Bengale. Pourquoi donc le yaouar a-t-il horreur de ce parfum ? C'est que tous ses ennemis sentent le musc; le pécari, qu'il n'ose braver en bande, les serpents, le caïman dégagent une odeur de musc qui le prévient d'un danger.
Départ à huit heures cinquante. - Le cours s'élargit de nouveau ; on trouve de grandes Iles et des terres basses où l'on remarque beaucoup de miritis. Près de la rive droite, nous apercevons l'embouchure d'un petit lac aux eaux noires appelé Carananca, habité par quelques Indiens Ticunas qui se livrent à la pêche de la tortue et du pirarucu.
A onze heures douze minutes, nous passons devant une petite colline appelée Guarito. A midi, nous faisons route entre deux grandes îles appelées Piranas.
Bientôt nous doublons une pointe appelée Taouari, du nom d'une légumineuse dont l'écorce est employée en guise de papier à cigarette par les indigènes de l'Iça, aussi bien que par les Roucouyennes de la Guyane.
A quatre heures et demie, nous signalons les îles Tapiera. C'est le nom du Tapirus americanus.
A cinq heures, nous remarquons, au milieu des terres qui sont complètement noyées, une berge émergeant d'un mètre. C'est un des rares points où les malheureux qui naviguent en canot trouvent un lieu de campement favorable. Il se trouve sur la rive droite, un peu en aval de la crique Keréyou.
A la nuit, nous nous engageons dans un grand Parana appelé Kéoué, que nous mettons une heure à parcourir. Ce bras, qui ne mesure pas plus de trente mètres de largeur, est si profond que le pilote ne craint pas de nous y conduire au milieu de la nuit.
26 avril, six heures du matin. - Nous apercevons, un peu en avant de la crique ou caoug, une petite plantation de manioc prés de la rive droite. Elle est habitée par un Brésilien qui cultive la terre avec quelques Indiens Ticunas à demi civilisés.
A neuf heures et demie, nous passons devant une petite colline (rive droite) en amont de laquelle on trouve la petite crique Mrari qui sert de limite entre l'empire brésilien et les anciennes possessions espagnoles.
C'est là que se trouvait le poste militaire brésilien, mais il à du être abandonné à cause de l'insalubrité de la localité. Il sera bien difficile de trouver un endroit convenable pour l'établissement d'un poste dans le bas de cette rivière, car, en outre de la fièvre qui sévit avec violence au milieu de ces terres qui émergent à peine de l'eau, il faut lutter jour et nuit contre les piqûres de milliers d'insectes.
Dans la journée, c'est une petite mouche noire, appelée pion, qui pique surtout le dos des pieds et des mains pour sucer le sang. La nuit, ce sent des nuées de moustiques qui assaillent gens et bêtes presque toutes les nuits. La frontière brésilienne est à trente-six heures de l'embouchure. En calculant notre vitesse réelle cinq milles à l'heure, cela fait un parcours de cent quatre-vingts milles à l'heure.
A deux heures cinquante, nous nous arrêtons afin de couper de l'herbe pour de petits boeufs qui doivent servir à l'alimentation de l'équipage. à cette occasion on fait quelques sondages pour trouver un bon poste de mouillage. Nous trouvons sept mètres au milieu de la rivière et quatre mètres près de la rive, qui est pourtant formée par des alluvions récentes. En règle générale la rivière est moins profonde et moins rapide près de la rive convexe. C'est de ce coté que passent les canots qui remontent, tandis que les vapeurs sont obligés, pour éviter les échouages, de suivre la grande courbure, c'est-à-dire la rive concave. Cette dernière taillée à pic, se laisse dévorer insensiblement par la force des eaux qui dénude les racines des grands arbres et les fait tomber à l'époque des recrudescences.
Les débris des berges viennent échouer sur la rive opposée, où ils s'abritent derrière une Pointe formée par le sommet de la convexité. C'est sur la vase arrêtée par un arbre que s'est développe le Capin, c'est à dire l'herbe tendre que nous récoltons pour les boeufs.

Rives noyées de l'Iça.
Rives noyées de l'Iça. — Dessin de Riou, d’après un croquis du docteur Crevaux.


Bientôt ces chétives graminées feront place à de gros roseaux que les Indiens couperont pour en faire des flèches. Quelques mois après, on verra se développer des arbres à tige fistuleuse qui poussent à vue d'oeil (bois-canon ou clibadium), et à l'ombre de ceux-ci germeront des graines qui se trouvaient au milieu même de ce dépôt limoneux. En quelques années s'élèveront des arbres.
Pour nous convaincre de ces faits, regardons une île marécageuse qui s'étend tous les jours par le dépôt de nouvelles alluvions. Nous voyons trois espèces de végétations: au premier plan, des roseaux; au deuxième, des bois-canon, et au fond, des arbres. Les roseaux ont déjà chasse les petites graminées pour prendre leur place. Les clibadiums qui paraissent rangés en bataille au deuxième plan ont déjà envoyé quelques avant-coureurs qui s'élèvent au milieu des roseaux.
D'autre part, nous remarquons au milieu du bois canon des plantes grimpantes et autres qui semblent lui demander asile et protection. Au milieu de ces herbes modestes, il y a des arbres qui ne sont qu'en miniature ; ils vont grandir et s'emparer de tout le terrain.
A cinq heures, nous voyons prés de la rive gauche une île appelée Courouarta. Ce mot est employé par les Roucouyennes pour designer la corde d'un arc et l'espèce d'aloès qui leur fournit des fibres textiles.
A six heures, on nous montre une petite hutte Abandonnée.
Le toit de chaume est recouvert d'un gazon verdoyant qui fait l'effet d'une véritable prairie suspendue.
Ce sitio, qui est indiqué en lettres majuscules sur la carte de Bissau sous le nom de San Christoval, n'est attiré que l'habitation de notre compatriote Christophe dont nous avons parlé.
A dix heures du soir, le vapeur mouille (levant le rio Yahuas, le premier grand affluent que nous rencontrons.
A midi, vient à bord un Péruvien que nous avons déjà rencontre. Il nous apporte dix plats de poisson et des flèches (urare ou curare). Cet homme, qui fait exclusivement le commerce de salsepareille et de curare, nous fournit des renseignements précieux sur cet agent intéressant pour la thérapeutique, composé d'un grand nombre de plantes dont la plus active est le ramon Strychnos Castelneanu). Le Principe toxique est retiré de l'écorce de la tige, qui est râpée et exprimée dans l'eau chaude. Parmi les plantes qui sont ajoutées à la préparation, nous en signalons trois espèces : une aristoloche, une aroïdée (Didenbachia siguinuin), et une philolacée (Petiverinalliacea).
Le Strychnos Castelneana, dont nous avons recueilli une grande quantité de racines, de tiges, des feuilles et des fleurs, a été rencontre par nous sur les bords de l'Amazone, un peu en aval de Tabatinga et dans le rio Javary.
Nous apprenons que les sources du Yahuas sont voisines de celles du Pébas; il suffit de deux jours et demi de marche pour passer d'une rivière à l'autre.
Ce trajet à été parcouru par noire compatriote Paul Marcoy . De la frontière du Brésil (rio Mrari) au Yahuas il y a douze heures de vapeur, c'est-à-dire soixante milles, et une distance totale de deux cent quarante milles pour alter à l'embouchure.
26 avril. - à neuf heures un quart, nous passons devant la crique Itanga (rive gauche), prés de laquelle. nous reconnaissons quelques syringas (Hoevea Guyanenensis), c'est-à-dire l'arbre de caoutchouc, qui est exploité dans le bas Amazone. A deux heures, la rivière se rétrécit subitement en traversant une petite colline et court avec une vitesse de plus de quatre milles. Ce défile remarquable, qui rappelle le passage de l'Obligatio dans le rio Parana (République Argentine), a été qualifié de passage des Thermopyles. En amont, la rivière devient si large que le commandant, craignant un échouage, fait quelques sondages; nous trouvons une profondeur minimum de trois mètres et la largeur est d'environ mille mètres. Cette eau dormante est appelée Remanso par les Colombiens.
A six heures, nous voyons la rive gauche s'élever subitement. La berge argileuse rongée par les eaux forme une muraille de huit à dix mètres. C'est sur cette petite colline, nous dit le pilote, que les Colombiens avaient établi un poste militaire pour défendre leur frontière.
Nous arrivons à quatre heures au Remanso Andreas, qui est à dix heures quarante minutes de navigation du Yaluias, suit quatre-vingt-deux milles environ.
27 avril - Pendant qu'on récolte du bois, nous faisons une excursion à l'habitation d'un Indien civilisé appelé Andreas. Nous trouvons une famille de six personnes établie pros de l'embouchure d'une petite clique sur les bonds de laquelle nous remarquons une grande quantité de syringas. Cette région est insalubre.
Le 2 mai, je profile de l'arrêt du navire pour faire une excursion chez des Indiens Orejones qui se trouvent à huit kilomètres de la rive droite. Ces gens, qui se servent encore de haches en pierre, n'ont pour vêtement qu'un ruban d'osier. Ils ont des ouvertures non seulement dans les oreilles, mais dans le lobule et les ailes du nez ainsi que dans les lèvres. Trente personnes vivent dans une grande hutte (maloca) recouverte de feuilles de palmier. Ils nous reçoivent en criant : Osou, Osou! qui sans doute vent dire ami.
Dans l'abatis nous trouvons cinq crânes humains disposés sur des pieux. L'étude de ces objets anthropologiques, qui sont actuellement au Museum de Paris, nous permet d'affirmer que les Indiens de l'Ica ne différent pas de ceux de la Guyane.
Arrivé à bord, j'ai fort à faire. Pendant mon absence, un Indien qui travaillant au chargement a été écrasé par un gros arbre tombant de vétusté. Quelle chance n'a-t-il pas eue d'avoir la colonne vertébrale fracturée ! il en est quitte pour une grande plaie au bas du dos qui ressemble à un coup de sabre. Ayant arrêté l'hémorragie, je rapproche les tissus par quelques sutures.
Nous naviguons jour et nuit pendant dix jours, sans nous arrêter, sinon pour charger du bois qu'on a fait couper à l'avance. A partir des Iles Repiniouna, que nous passons le 3 mai à six heures du matin, nous ne marchons plus que dans la journée. Depuis ce moment je n'ai pas la moindre lacune dans mon tracé. Le navire ayant échoué à plusieurs endroits, j'indique tous les sondages qui ont été faits pour trouver un chenal.
C'est le 3 mai au matin que nous franchissons le premier point qui présente quelque danger. Nous l'appelons banc de l'Apihy, du nom d'un vapeur qui s'y est échoué en descendant avec un chargement de quinquina .
Nous sommes à cent soixante heures de navigation de l'embouchure effectuées en dix heures.
5 mai. - Partis un peu avant le lever du soleil, nous sommes enveloppés par une brume intense qui dure jusqu'à sept heures. Nous ne marchons que très lentement, et à six heures vingt minutes on est obligé de mouiller pendant une heure.

Cases d'indiens Orejones de l'Iça
Cases d'indiens Orejones de l'Iça — Dessin de Riou, d’après une photographie

7 mai (quatorzième jour). - Départ à six heures.
Nous constatons que la rivière à baisse d'un pied pendant la nuit; cela nous inquiète d'autant plus que nous arrivons à des passages difficiles. En effet, le passage de Cosacunti demande beaucoup de prudence; la rivière, qui est très large, n'a que deux et trois mètres de profondeur, il faut trouver le chenal la sonde à la main. Nous touchons plusieurs fois en voulant doubler l'île Pataoua. Obligés de revenir sur nos pas, nous trouvons un passage prés de la rive droite. Un peu plus haut, c'est un gros banc de sable qu'il faut éviter. Nouvelles difficultés près des îles Cantaro, ainsi nominées parce qu'on y a trouvé une vieille marmite d'Indiens. En suivant la rive droite, nous échouons sur un banc où l'Apihy est resté huit jours. Une legere crue pendant la nuit nous dégage, et, le 6 au matin,nous revenons en arrière pour suivre la rive gauche:Nous ne tardons pas à échouer de nouveau. On s'empresse de faire machine en arrière et on cherche un autre passage. Nous touchons deux fois un peu en aval d'une petite crique habitée par quelques familles d'Indiens appelés Macaguazes. à quatre kilomètres en amont, nous nous engageons si fortement dans le sable, qu'il nous est impossible d'en sortir. Nous restons en place depuis midi jusqu'au lendemain à deux heures et demie. Tous les efforts tentés pour dégager le navire ont été inutiles, nous n'avons pu sortir de ce mauvais pas que par suite d'une crue de cinquante centimètres.
Le 7, à six heures du matin, la température est de 22°,5, et à midi de vingt-quatre degrés. La moyenne de la pression barométrique est de sept cent trente six millimètres.
8 mai. - Nous naviguons toute la journée, mais lentement et toujours en sondant. La vitesse du navire égale à peine la marche d'un homme au pas.
Le 9, nous arrivons vers midi au hameau appelé Conception, qui est occupé par une vingtaine d'Indiens à demi civilisés. Ces gens vont parfois dans le Yapura en remontant un petit affluent de gauche situé à deux kilomètres en amont. Après trois jours portage, ils atteignent un affluent du Yapura appelé Mecaya, qu'ils descendent en canot. A huit kilomètres en amont de la crique Aline, nous échouons au milieu de la rivière à la hauteur de l'île Henri. Ayant fait machine en arrière, nous trouvons un passage en longeant la rive gauche de cette île. La nuit nous surprend un peu en aval d'une plantation de bananes, occupée par deux familles d'Indiens dirigées par un Colombien. Nous sommes tout près d'un affluent de droite appelé San Miguel, dont la longueur est à peu près la moitié de la continuation du Putumayo. Ce grand tour d'eau est habité par de vigoureux Indiens d'un caractère très doux. Ils savent laver les sables aurifères pour en retirer de petites quantités du précieux métal qu'ils échangent avec des trafiquants colombiens.
Nous arrivons à deux heures à un hameau d'Indiens appelé Montepa, qui se peignent avec du rocou et du genipa en imitant des dessins analogues à ceux que nous avons recueillis chez les Oyampys de l'Oyapock. Leurs femmes font de très jolies poteries couvertes de dessins dont j'ai rapporte plusieurs échantillons.

A cinq heures dix minutes, me trouvant à l'avant du navire, j'aperçois le premier une grande montagne au nord-nord-ouest. Ce sont les Andes, los Andes! comme s'écriaient mes compagnons saisis d'enthousiasme; ayant échoué à ce point, nous passons la nuit en vue de la Cordillère.

Habitations de sauvages civilises a Cuemby (rio Ica)
Habitations de sauvages civilises a Cuemby (rio Ica)
Dessin de Riou, d'apres une photographic.

11 mai. - Une légère crue nous remet à flot et nous marchons en sondant Nous éprouvons quelques difficultés au niveau de l'île Dionicio, qui est ainsi désignée du nom d'un Indien qui nous sert de pilote.
Nous trouvons un chenal en rasant la rive gauche qui forme la grande courbure. Nous naviguons le reste de la journée sans rencontrer le moindre écueil.

Habitations de sauvages civilises a Cuemby (rio Ica)
Poterie des Orejones.
Dessin de P. Sellier, d'apres nature.

12 mai. - Bien que le volume des eaux diminue considérablement la navigation est plus facile que les jours précédents parce que la rivière, traversant des terres plus élevées, se rétrécit de moitié et présente une profondeur double. Comme dans tous les endroits encaissés, on ne trouve pas d'îles.
A huit heures, nous passons devant la crique Youminia, près de laquelle on voit les restes d'une hutte occupée par une négresse brésilienne qui à remonte cette grande rivière pour fuir l'esclavage. Un peu plus haut, nous trouvons une autre femme qui est dans le même cas; elle nous raconte qu'elle a fait son voyage en quatre mois. C'est ce temps qui a été employé par plusieurs canots en remontant depuis San-Antonio jusqu'à Cuemby. A huit heures quarante-cinq minutes, le capitaine commande de mouiller. Le Canuman, est arrivé au terme de sa mission. Nous sommes devant Cuemby, petit hameau de trois huttes où la Compagnie Reyes à fait déposer un chargement de quinquina. Le baromètre indique 733mm 0,5, c'est-à-dire que l'altitude est d'environ deux cent soixante-cinq mètres au dessus du niveau de la mer. La température est très supportable ; à sept heures du matin le thermometre indique 21°,5 , à dix heures vingt-cinq degrés, et à midi vingt-six degrés.
L'équipage, qui n'est plus incommodé par les pions et les moustiques, réparerait rapidement ses forces épuisées par un travail pénible sous une température excessive; malheureusement,la culture est insuffisante et le gibier est rare. L'alimentation est réduite à de la vieille farine de manioc, à du bacallao (morue)et du pirarucu desséché (grand poisson). Les rares Indiens qui occupent ces parages cultivent un peu de manioc, des bananes et quelques poignées de riz. Ils ont deux espèces de manioc: l'une dont le suc est toxique, et qui sert à fabriquer du couac (farine en grumeaux), et l'autre appelée yuca, que l'on coupe en tranches et fait bouillir avec la viande comme des pommes de terre; c'est le cramanioc des créoles de la. Guyane. La végétation de cette région n'est pas la même que celle du cours inférieur de la rivière, mais la plante qui fournit le poison des flèches (Strychnos Caslelneana) n'existe pas dans ces parages; les Indiens qui ont absolument besoin du curare pour la chasse sont obligés de descendre à cent lieues pour se le procurer. Cet agent toxique est très estime dans le haut Iça ou Putumayo; il me sert pour acquérir des objets que je ne puis obtenir avec de l'argent. Un petit pot de curare que j'ai payé une piastre (quatre francs) dans le Yahuas en vaut cinq à Cuemby.
La population établie sur les rives de l'Ica est des plus minimes. Nous n'avons pas compté deux cents personnes dans les huttes que nous avons rencontrées ça et là. L'Indien du haut Amazone, comme celui des Guyanes, fuit la grande rivière pour se réfugier dans les affluents; la pêche et la chasse y sont plus faciles,et il n'est pas tracassé par les blancs qui veulent exploiter son travail et lui ravir sa liberté chérie.

Vue de Cuemby (haut Iça)
Vue de Cuemby (haut Iça) — Dessin de Riou, d’après une phootographie

De temps à autre ces enfants de la nature acceptent des relations avec un chercheur de salsepareille ou de cacao, mais elles ne sont pas de longue durée.
Une fois qu'il a troqué sa hache de pierre centre un couteau ou un sabre d'abatis, il trouve la société du blanc insupportable et regagne la forêt. La grande difficulté pour la civilisation des indigènes de l'Amérique du Sud est l'absence d'ambition chez les indigènes. Un Indien qui possède un couteau ne donnerait rien, absolument rien, pour en avoir un deuxième.

Indians civilises de Cuemby.
Indians civilises de Cuemby. — Dessin de Riou,
d'apres des photographies.

Le Canuman étant parti du Para le 29 mars, nous avons mis quarante cinq jours pour aller de l'embouchure de l'Amazone jusqu'à une faible distance des Andes.
N'est-il pas extraordinaire de voir un vapeur s'engager dans un continent à une distance de deux mille trois cent trente-six milles, c'est à dire environ quatre mille trois cent vingt-six kilomètres ? On compte cinq cent trente-six milles du Para à San-Antonio à l'embouchure de l'Ica et environ huit cents milles entre ce hameau et Cuemby
Quatre cents kilomètres de plus, et nous aurions passe de l'Atlantique au Pacifique.
Un fait remarquable, c'est que depuis l'Atlantique jusqu'aux premiers contreforts de la Cordillère des Andes on ne trouve pas une pierre; partout les rives sont argileuses et le fond est constitué par de la vase ou du sable fin.
Je suis bien aise de me reposer un peu, car je n'ai jamais fait un travail plus pénible que le relevé de cette rivière. Oblige de sauter de mon hamac à cinq heures et demie du matin, j'ai du rester chaque jour douze heures sur le pont, exposé à l'ardeur d'un soleil équatorial, occupé constamment à relever des angles et à dessiner les moindres accidents de terrain.
Apatou m'a secondé dans ce travail; je lui montrais un grand arbre très commun dans l'Ica que les Roucouyennes et les indigènes du haut Amazone appellent okeima (Barnbax ceiba). L'ayant relevé à la boussole, Apatou le fixe jusqu'au moment où nous passons devant. De cette façon je ne puis m'égarer dans les points de repère. C'est lui qui m'y apporte le plat de pirarucu salé et le riz qui constituent presque tous mes déjeuners.
Quelques boeufs ayant succombé et le commandant désirant conserver les survivants pour le retour, nous ne mangeons que rarement de la viande fraîche.
Heureusement que j'ai pris quelques caisses de vin français au Para. Je trouve dans le liquide national un réconfortant que je recommande à tous les voyageurs qui peuvent transporter des bagages.
Le vin de Bordeaux est le meilleur agent contre la cachexie intertropicale.
Je lui voue un culte éternel puisque c'est lui qui m'a remis deux fois sur pied après mes traversées dans la Guyane.

II


La riviere Pastassa. - Le pirate des Andes. - Alluvions aurifères du rio San Miguel. - Agami bouilli (sancocho).- Débordement; orage. - Méfiance. - Cantinelo. - Le rio Guarnez.- Transit entre la Colombie et le Brésil par les affluents. .- Mauvaise foi d'un agent de la Compagnie Reyes.

Malgré un travail excessif, ma santé reste parfaite, et je ne saurais m'arrêter en si belle voie.
A coté de l'Iça se trouve la rivière la moins connue de tous les affluents de l'Amazone, la plus redoutée à cause des chutes, du climat et des indigènes. Ces obstacles excitent ma curiosité; c'est par là qu'il faut que je revienne.
Le rio Pastassa est cette rivière qu'une intrépide Française à descendue pour rejoindre son mari, l'académicien Godin, qui était dans l'Amazone avec le célèbre de la Condamine.
Je vais être obligé de retourner sur mes pas, quand je rencontre un coureur de grands bois, le nommé Santa Cruz, escorté de deux vigoureux Indiens du rio San Miguel. Ce pirate des Andes, c'est ainsi qu'on l'appelle, est le seul qui consente à m'accompagner.
Jo l'enrôle séance tenante avec ses deux hommes, nommes Antonio et Gonzalo.
Tout est réglé, lorsque le capitaine Valeriano, ancien officier de la marine brésilienne, me donne sur Santa Cruz des renseignements peu favorables.
« Vous avez entendu parler, me dit-il, d'un Anglais qui vient d'être tué; dons le Napo ? - Oui, lui dis-je.
-Eh bien connaissez vous l'auteur du crime ? C'est votre futur compagnon de voyage. »
Ce matin, le pirate des Andes avait bu de la cachasse (eau-de-vie de cane) à plein verre, avait le délire, et parlait tout seul en regardant des papiers contenus dans son pagara. Apres m'avoir offert un verre, il s'est endormi, et j'ai parcouru un papier qu'il avait laissé par terre. C'était un acte & accusation de meurtre contre le nommé Santa Cruz.
« Ne partez pas, me dit Valeriano, vous êtes certain de vous faire assassiner.»

Santa Cruz.
Santa Cruz.
Dessin de Riou, d’après un croquis du docteur Crevaux.

  Dans la soirée, je sers quelques bouteilles de vin à mes compagnons de voyage ; c'est le coup de l'étrier.
Je suis absolument résolu à me mettre en route dés le lendemain matin.
Le 16, à huit heures du matin, nous serrons la main à nos compagnons et prenons place dans une embarcation. Valeriano nous suit depuis l'arrière du vapeur. M'étant retourne, je vois son chapeau qui s'agite; je crie : A Dios, et, une minute après, ayant double une pointe, nous cessons d'apercevoir le Canuman.
La rivière, bordée d'une petite colline, est très étroite et par conséquent rapide, il faut pagayer vigoureusement pour gagner contre le courant.
  Vers midi, nous passons devant un petit affluent de droite appelé Cuemby, et, quelques instants après, nous nous arrêtons à une plage appelée Kouri.
« Quelle est la signification de ce mot ? « demandai-je à Gonzalo.
Sans dire mot, il ramasse une poignée de sable sur sa large pagaye, et, la tenant prés de la rivière, il la lave en versant de l'eau avec la main. Les cailloux enlevés, le sable entraîné petit à petit, il reste quelques parcelles jaunes, brillantes au milieu de la pagaye.... « Kouri, dit-il, je reconnais de l'or. J'apprends que le rio San Miguel à de riches alluvions aurifères. Santa Cruz a trouvé les vestiges d'un ancien placer occupé par les Espagnols, peu de temps après la conquête.
Les Indiens actuels ramassent encore un peu d'or qu'ils vendent à Santa Cruz, en échange des objets les plus indispensables.
17 mai. - Il a plu toute la nuit; obligé de coucher dans le canot, sur les bagages, je me réveille les reins brisés.
Gonzalo, qui s'est couché à cote de moi, a été obligé de se lever à chaque instant pour vider l'eau du canot. La rivière, qui a monté d'un mètre cinquante centimètres pendant la nuit, baisse subitement dans la matinée. L'amarre de mon canot étant trop courte, l'avant ne tarde pas émerger de l'eau, tandis que s'enfonce peu à peu.
Nous mangeons à déjeuner un agami bouilli avec des bananes coupées dans l'eau; ce plat additionné de force piment s'appelle sancocho.
Avant le départ, on coupe des perches et des crochets pour haler le canot en s'appuyant tantôt sur le fond, tantôt sur les branches des arbres qui bordent la rivière.
Le 18, nous marchons lentement, à cause de la vitesse du courant, et le soir nous avons de la peine trouver un endroit favorable pour coucher ; nous nous arrêtons sur un banc vaseux recouvert de balisiers qui est submergé pendant les grandes eaux. Santa Cruz choisit le point culminant, fauche l'herbe à coups de sabre, et Antonio plante deux branches fourchues en terre sur lesquelles il pose une perche. C'est la charpente d'un édifice auquel il ne manque plus que la toiture. On appuie quelques baguettes sur le bois transversal et on les recouvre avec de larges feuilles de balisier. On étale sur le sol humide quelques feuilles, et par-dessus nous étendons nos couvertures.
Pendant ce temps, Apatou cherche du bois, et Domingo, ayant fait des copeaux avec du bois sec conservé dans le canot, allume son feu sans difficulté. La marmite est installée sur un trépied composé de trois gros pieux en bois vert enfonces en terre.
N'ayant pas de viande fraîche, nous faisons le sancocho avec une boite de corned beef. Nous ne sommes pas à plaindre puisque nous avons du yin et trois dames-jeannes de cachasse tellement alcoolisée qu'on peut la dédoubler.
Après avoir mieux bu que mangé, nous allumons une cigarette, et nous nous alignons les uns à coté des autres comme des soldats dans un corps de garde.
Santa Cruz est au milieu, je me tiens à droite avec mon revolver dans la boite et la main toujours dessus.
Apatou est de l'autre coté et nos Indiens sont sur les flancs.
Vers onze heures, au moment où nous commençons à nous endormir, un Indien crie Sagou sake?. Je ne puis traduire ce langage, mais je le comprends. Nous avons les cuisses dans l'eau, il s'agit d'un débordement. Sauvons-nous bien vite. Nous sommes dans une obscurité totale, et le vent est si fort que nous ne pouvons- allumer la bougie.
Chacun ramasse sa couverture et se dirige vers le canot à la lueur de quelques éclairs. C'est un orage, une pluie torrentielle. Quelle nuit!...
Le 19, le courant est moins rapide; nous trouvons de grandes plages formées de cailloux (quartz, granit et roches schisteuses); nous ne manquons jamais de descendre, autant pour nous masser les jambes que pour tacher de surprendre des canards ou des aigrettes. Le gibier est si rare que nous ne devons pas compter sur la chasse pour l'alimentation. La rivière se rétrécit peu à peu, déjà on trouve un barrage forme d'arbres sur lesquels l'eau court plus rapidement.

Indiens du San Miguel escortant Santa Cruz
Indiens du San Miguel escortant Santa Cruz
Dessin de Riou, d’après une photographie

Santa Cruz nous fait arrêter pour coucher sur une belle plage appelée Cantinelo.: Apatou voudrait aller en face sur une berge taillée à pic. Mon patron, comme, tous les indigènes de la Guyane, à tellement l'habitude de coucher en hamac ne trouve aucun repos à dormir sur le sol; c'est pour cela qu'il voudrait s'installer dans le bois pour établir son hamac à deux arbres. D'autre part, Santa Cruz et les Indiens du San Miguel n'ayant même pas de hamacs préfèrent dormir sur le sable que sur la terre dure.
Apatou maugréant, je lui dis : « Va coucher dans le bois si tu veux. » Le reste de l'équipage se met à l'oeuvre ; on cherche du bois, des feuilles; en une demi-heure nous avons une part de couchage convenable. Assis sur le sable, je prenais des notes, lorsque je vois passer Apatou silencieux avec une grande perche sur les épaules.
J'ai deviné qu'il s'agissait d'établir le palaoua des Oyampys pour suspendre nos hamacs. L'idée est très bonne, j'en profiterai.
Vers six heures, nous voyons monter un grand canot ; c'est don Pedro avec son patron Montenegro qui ont quitté le bord quelques heures après notre départ. Ce dernier noir, très vigoureux, est résolu à m'accompagner dés qu'il aura réglé ses comptes avec l'agent de la Compagnie Reyes. Couchant seul avec Apatou dans le pataoua, je cause un peu avec lui sur nos projets de voyage. Lui ayant fait mes confidences sur Santa Cruz, il se contente de répondre : « Tous les Indiens sont traîtres, je n'en ai pas peur parce que je les connais. » Il me fait remarquer que son sabre est toujours à sa portée ; il est debout en terre, non pas à côté de sa tête, mais près des pieds. Se soulevant dans son hamac
« Tu vois, me dit-il, en me soulevant je mets la main sur mon sabre et je lui fends la tête. » Je ne fais aucun cas de Domingo pour nous défendre.
Indien avant tout, il se sauvera ou se mettra du coté le plus fort. Gonzalo, avec sa face aux traits durs, osseux, est un brave garçon qui ne tardera pas à s'attacher à moi autant qu'à son patron. Antonio, avec ses grosses lèvres toujours souriantes, sa face arrondie et charnue, est un grand enfant qui ne connaît pas le mal.
En voyant Cantinelo indiqué sur les cartes par des lettres majuscules, je me demande si je ne suis pas sur les ruines de quelque cité bâtie par les conquérants.
Cantinelo vient du nom d'un Indien qui avait une butte sur le barranca situé en face. Cette pauvre maison en chaume a servi de magasin pendant un an à la maison Reyes, qui déposait là ses quinquinas.
Un vapeur affrété par M. Rafael Reyes a remonté la rivière jusqu'à, ce point; on m'en montre les vestiges au fond de l'eau. Un soir, la rivière était pleine; le Tundama, fixé par un câble à un gros arbre, était accosté à la rive pendant que l'équipage dormait à terre. Le lendemain matin, quelle ne fut pas la surprise du capitaine en voyant son navire au fond de l'eau ! C'est que pendant la nuit les eaux avaient baisse subitement, et le vapeur, soulevé par l'avant,avait submergé par l'arrière.
La butte de Cantinelo se trouvait à une certaine distance de la rivière; aujourd'hui elle est sur le bord de la Carrouca. Peut-être, l'année prochaine, aura-t-elle été entraînée par les eaux, qui mangent cette rive presque à vue d'oeil.
Santa Cruz cherche en vain une croix qui indiquait la sépulture du mécanicien du Tundama. C'est qu'à la dernière crue il s'est produit un grand éboulement, et les restes du malheureux Brésilien ont été jetés à la rivière. Les eaux torrentielles qui s'échappent des Andes ne respectent pas les sépultures. Mon pilote me fait remarquer que Cantinelo était autrefois dans une grande île, tandis qu'elle occupe une véritable presqu'île.
C'est que le bras de rivière qui passait derrière s'est obstrué en amont.
Les nombreuses lagunes qu'on rencontre sur le cours du rio Iça aussi bien que sur l'Amazone sont des restes du vieux cours de la rivière délaissé par les eaux capricieuses.
Aujourd'hui les navires ne dépassent pas Cuemby, parce qu'à partir de ce point la navigation n'est possible que par les grandes eaux.
Nous rencontrons un bel affluent de gauche, le rio Guames, qui prend sa source dans une cocha, c'est à dire un lac situé prés de Pasto.
« L'exploration de cette rivière serait très intéressante, dit mon collègue André, parce qu'elle pourrait servir à l'établissement d'une voie de communication entre une ville des Andes et l'océan Atlantique. Les quinquinas venant de Pasto sont obligés de faire un long chemin par terre, qui est très onéreux pour gagner le rio Guinco au point où il commence à être navigable. » Santa Cruz à remonté plusieurs fois le Guames jusqu'à trois jours de marche, en un point où on trouve une vingtaine d'Indiens. Il prétend qu'en amont la navigation est très difficile à cause des chutes et des rapides.

L'orage.
L'orage. — Dessin de Riou, d’après un croquis du docteur Crevaux.

De ce village indien Santa Cruz a gagné plusieurs fois le rio San Miguel par un sentier qui se dirige généralement vers le sud. On atteint cet autre affluent de l'Ica à un village qui est à huit jours de canotage en remontant depuis l'embouchure. De là on gagne le Napo et on arrive dans l'Amazone un peu en aval d'Iquitos.
Les Colombiens qui ont gagné le Brésil par le rio Iça reviennent toujours par cette route. Un vapeur les conduisant jusqu'à la bouche du Napo, il ne leur faut qu'un mois pour atteindre le Guames, tandis qu'ils en mettraient quatre pour remonter l'Iça en canot.
J'insiste sur cette route parce qu'elle peut simplifier considérablement le transit entre la Colombie et le Brésil. Je ne vois pas la nécessité des bateaux à vapeur pour le transport du quinquina; un grand radeau n'ayant qu'un homme à bord peut descendre sans la moindre difficulté en un mois, s'il navigue jour et nuit, puisqu'il n'y a pas la moindre chute.

On décharge le quinquina à l'embouchure de la rivière, où les vapeurs qui sillonnent 1'Amazone peuvent le charger.
Les hommes qui n'ont d'autre fret que quelques objets manufacturiers qu'ils achètent aux Brésiliens prennent le premier vapeur remontant 1'Amazone et gagnent rapidement la Colombie, tantôt en canot, tantôt par terre.
Le 20 mai, nous arrivons à un hameau composé de trois maisons qui servent d'abri au quinquina de la Compagnie Reyes. Elles sont élevées sur une petite colline qui surplombe la rive gauche.
Nous sommes bien accueillis par don Fernando et la femme de Montenegro, qui est une cuisinière accomplie. Dans la soirée, don Pedro me dit un mot à l'oreille
« Défiez-vous, me dit-il, des caresses du sieur Fernando; jamais vous ne sortirez des griffes de ce petit potentat, qui, en sa qualité de neveu des frères Reyes, est absolument maître du haut Putumayo. »
En effet, je veux partir le lendemain matin, mais il n'y a pas d'Indiens pour m'accompagner.

Le vapeur a Cuemby
Le vapeur a Cuemby — Dessin de Riou, d’après une photographie
« Vous partirez demain, me dit Fernando, je vous le promets. »
Je demande une pirogue, mais on assure faussement que toutes les pirogues sont occupées pour la journée.
Le lendemain, à dix heures, Montenegro, qui avait reçu quatre cents francs sur les mille francs que je lui avais promis, me dit qu'il ne peut pas partir parce que Fernando s'y oppose sous prétexte d'une dette.
Je paye la somme séance tenante, et alors on me dit « Montenegro ne partira pas parce que nous ne le voulons pas. » Que faire au milieu de ces coquins qui ont bu mon vin, mangé mes provisions ? « A moi, Santa Cruz, Apatou! » Je saisis mon fusil, mon patron me suit l'arme au bras, et nous montons sur notre lourde pirogue, à l'ébahissement de don Fernando.
Deux heures après, nous atteignons un petit village où l'on a fait expédier les pirogues qu'on nous a refusé. Santa Cruz parle au vieux Touchao chargé de les garder et lui dit : « Prends deux pirogues et viens avec nous par l'ordre de don Fernando. » Le procédé n'est pas honnête, mais la guerre c'est la guerre.

Docteur J. CREVAUX.
(La suite a la prochaine livraison.)


Vue des Andes prés de la plage du Rio San Juan
Vue des Andes prés de la plage du Rio San Juan — Dessin de Riou, d'après une photographie.

DE CAYENNE AUX ANDES,

PAR M. JULES CREVAUX, MEDECIN  DE PREMIERE CLASSE DE LA MARINE FRANCAISE.

1878-1879. — TEXTE ET DESSINS INEDITS.

DEUXIEME PARTIE. - EXPLORATION DE L'IÇA ET DU YAPURA.

III


Une vue des Andes. - Le Guineo. - San Jose.- Orage. - De l'Ica au Yapura. - Espadrilles. - Rio Guineo. - Rio Picudo. - Un affluent du Yapura. - Le hameau Limon. - La rivière Caqueta. - Le fternolino, qui ça, ça ? - Achat de poules. - Accident deplorable. - Un métis Blanc-noir. - Forêts du Yapura. - Deus jeunes Indiennes de la tribu des Tamas. - Renseignements sur le Yapura. - Les Carijunas. - Les sauts Cuemany et Araraquara. - Indiens anthropophages Ouitotos. - Une tête dans une marmite. - Les pipes. - Trafic d'esclaves supprimé. - L'Amazone. - Départ pour Saint-Nazaire. - Résumé.


22 mai. - Nous laissons notre grosse pirogue et partons au lever du soleil. Inutile de dire que nous regardons de temps à autre derriere nous, non pas dans la crainte d'une attaque, mais de peur de nous voir dépasser par quelques canots qui informerait en amont d'autres agents de M. Reyes.
Nous marchons toute la journée et donnons sur une grande plage de cailloux au confluent du rio San Juan. De ce point on a un spectacle dont je ne pourrais me lâsser. Ce sont les Andes avec leurs pentes abruptes. Le brave Apatou, qui n'avait jamais vu que les Tumuc-Humac, est frappé d'admiration devant ces colosses de la nature. Tout noir qu'il est, il me fait à ce sujet une question intelligente: où va donc l'eau qui tombe de l'autre côte de la montagne ? n' y a-t-il pas une autre mer pour la recevoir ? Il est ravi lorsque je lui apprends que nous ne sommes pas a plus de vingt jours de marche de 1'océan Pacifique. Quelle tentation n'avons-nous pas de franchir ces montagnes au plus vite pour retourner en Europe à bord des jolis paquebots du Pacifique ! Mais ce n'est pas à nous de voir ces beaux pays qui ont ete explorés par les Humboldt, les Boussingault et de nombreux voyageurs modernes. Notre tâche ingrate, aride ne commence qu'au point où les autres ont fini.
A eux les grands spectacles de la nature, les belles montagnes, les pays salubres! A nous les terres basses et marécageuses.
Le 23, dans la journée, la rivière se divise en deux branches. Nous nous engageons dans le Guineo, cet affluent qui est le tiers du Putumayo.
La navigation devient difficile à cause de la faible profondeur des eaux. Il serait impossible de naviguer avec un canot à quille : notre embarcation touche chaque instant sur un banc de sable ou sur des roches.
Nous passons la nuit à la belle étoile, dans nos hamacs suspendus au pataoua, tandis que mes Indiens couchent à l'abri de quelques feuilles de palmier enfoncées dans le sable et recourbées en arceau.
Si nous avons l'avantage d'une couchette plus molle dans nos hamacs, nous avons l'inconvénient d'avoir froid. Bien que le barométre n'indique pas une altitude de plus de trois cents métres et que nous soyons presque sous l'équateur, la température de l'air s'abaisse en passant au-dessus des montagnes glacées dont nous approchons chaque jour.
Nous marchons presque sans relache.
Nous campons près d'un affluent appele San Jose, sur une plage d'où l'on voit les Andes. Santa Cruz raconte qu'il y avait en face une habitation occupée par un Brésilien et un Colombien, qui se sont tués l'un l'autre à coups de couteau.
Aprés avoir mange chacun la moitié d'un petit poisson, nous prenons un coup de cachasse et allumons la cigarette. Notre couche est bien dure : le sable est entremelé de gros cailloux.
A la fin, mon patron, ne pouvant dormir, va se refugier au milieu des bagages de la pirogue. A peine nous a-t-il quittés que le vent se lève; il faut nous cramponner aux feuilles de notre abri pour les empècher de s'envoler. Le ciel devient noir, ce sont des éclairs, des coups de tonnerre incessants.
Le 25, à neuf heures du matin, nous arrivons au hameau de Guineo, qui est occupé par des magasins de quinquina.
« d'où venez-vous? nous demande I'agent de la Compagnie.
- De l'Amazone, répondons-nous.
- Et comment ?
- Par un vapeur qui est arrivé depuis plus de dix jours. »
Ils ont vu passer, il y a cinq jours, un expres qui devait prevenir M. Reyes, à Pasto, mais i1 s'est bien gardé d'annoncer l'arrivée du vapeur. Don Fernando, craignant les concurrents pour acheter la nombreuse pacotille apportée par les gens du vapeur, en a caché l'arrivée aux gens de Mocoa et de Pasto. C'était une des raisons pour lesquelles on nous empéchait de monter.
Ce garçon, mécontent de la mauvaise foi de son collègue, envoie une dépèche à ceux de Mocoa pour leur annoncer l'arrivée du vapeur.
Malgre ce bon accueil il ne faut pas nous attarder ici, car don Fernando commando en chef et nous avons à craindre l'arrivée d'un expres de sa part qui empècherait de nous fournir des porteurs.
Nous arrangeons mes bagages, qui sont assez volumineux, et le lendemain matin nous nous mettons en route pour passer des eaux de l'Ica dans celles du Yapura.
A six heures du matin, je chausse des espadrilles dont on me fait cadeau en me disant que c'est la chaussure adopté par les gens du pays. Elle est composée d'une semelle en corde tressée que l'on fixe avec des cordons entre-croisés au devant du pied.
Je relève une grande montagne à l'ouest un quart nord, à une distance de deux heures.
A sept heures et demie, nous descendons le barranca et traversons les eaux froides du rio Guineo; nous n'avons pas d'eau au-dessus de mi-jambe, la navigation n'est guère possible en amont. Le sentier, qui est à peine indiqué, est encore fangeux; il faut marcher vite pour ne pas avoir le temps d'enfoncer.
Nous traversons plusieurs petites criques, parmi lesquelles nous citerons le rio Picudo, affluent de gauche de l'Ica, qui, d'après Santa Cruz, pourrait être descendu avec une très petite embarcation.
Je croyais trouver des collines au milieu de la route, mais le terrain est toujours plat; plus nous avançons, plus nous enfonçons dans la boue argileuse, et nous avons grand'peine à sortir nos espadrilles. Jamais je n'ai marché avec pareil entrain: je cours, je vole à travers la boue qui m'éclabousse des pieds à la tête; le pirate des Andes est obligé d'allonger ses grandes jambes pour me suivre. Nous dépassons tous les porteurs, partis deux heures avant nous.
Après avoir fait vingt mille pas, nous voyons le terrain descendre tout à coup ; la quebrada (crique) qui coule à nos pieds n'est plus tributaire de l'Ica, c'est un affluent du Yapura.
Nous nous arrêtons une demi-heure pour prendre un peu de café en attendant les retardataires. Suivant I'habitude des Indiens, je ne mange pas au milieu de la marche, je me contente d'un morceau de biscuit que je trempe dans l'eau d'une claire fontaine.
En me lavant les pieds, je m'apercois de deux fortes écorchures produites par les lacets; je quitte ces chaussures inutiles et continue la route pieds nus.
A trois heures, nous débouchons sur la place d'un hameau appelé Limon. Une église en chaume, trois huttes servant de magasins pour le quinquina, telle est cette capitale qu'on trouve indiquée sur beaucoup de cartes de l'Amérique du Sud.
Nous sommes à vingt kilometres de la ville de Mocoa, un peu plus importante parce qu'elle est au centre d'une grande exploitation de quinquina.
On ne trouve rien à manger a Limon: on ne pent s'y procurer ni poisson, ni gibier, ni viande fraiche.
Les travailleurs, qui gagnent cinq francs par jour, sont obligés d'en dépenser quatre pour acheter un peu de tafia et de la carne seca. On m'assure qu'a Mocoa le vin le plus ordinaire vaut dix francs la bouteille.
L'employé de la Compagnie nous recoit bien, mais il déguste avec un peu trop d'avidité la cachasse que nous lui offrons, et la nuit il nous empèche absolument de dormir en faisant du punch avec Santa Cruz.
Une querelle qui s'engage entre les deux buveurs pourrait devenir sanglante si nous n'étions là pour maitriser leur fureur alcoolique.
Nous n'avons d'autres canots à notre disposition que ceux de la Compagnie, commandés par don Fernando. Santa Cruz, audacieux comme un brigand; demande des embarcations de la part de don Fernando lui-même.
L'agent consent volontiers à nous conduire jusqu'à une habitation où nous trouverons d'autres embarcations; c'est tout ce que je demande: embarquons vite et partons [1] . Après deux kilométres parcourus en quelques secondes dans la petite rivière de Churugaco, nous débouchons dans le Caqueta. Cette rivière, qui vient de sortir des Andes, n'est pas profonde, mais elle est si rapide qu'on entend au fond de l'eau uu bruissement, des crépitations qui sont produites par de petites pierres qui roulent. La navigation en pirogue n'est pas des plus faciles; i1 faut toute l'habileté d'Apatou pour se lancer au milieu d'une volute que forment les eaux furieuses arrêtées par des roches du fond.
Apres deux heures de canotage, nous atteignons Paca-Yaco, habité par deux families de bons Indiens qui parlent le quichua, c'est-à-dire la langue des Incas.
A chaque instant ils disent : Aréeca, aréca, ce qui sans doute vent dire oui. Ce mot nous rappelle coca, qui est employé dans le même sens par les Oyampys.
Ces gens nous fournissent un peu de poisson, que nous savourons bouilli avec des bananes. Voilà deux mois que nous vivons de viande et de poisson salés. Apatou est pressé de quitter ces régions; il brûle d'envie de flécher des coumarous dans les sauts et de tuer des couatas.
Ne trouvant pas de canots, je triple la solde de nos convoyeurs pour qu'ils nous transportent un peu plus loin. Après beaucoup d'instances, je les fais partir le lendemain à midi.
Il a plu toute la nuit, le courant est trés rapide; nous continuons à entendre un bruit de grêle ou de sel crépitant, produit par l'entrechoquement des cailloux au fond de la rivière. Je suis ravi de voir nos pirogues voler comme des fléches; deux jours de cette marche vont nous éloigner tellement des sources du Caqueta que mon escorte ne pourra plus songer nous abandonner. Dans l'impossibilité de battre en retraite, il faudra qu'il aille de l'avant à tout prix; le succés de ma mission n'est pas loin d'être assuré. Morts ou vivants, nous descendrons depuis les sources jusqu'à la Broche, un des plus grands affluents de l'Amazone.
Apatou néglige les dangers du canotage pour gagner en vitesse. De temps à autre il se lève, il cherche l'endroit où la surface de l'eau parait plus haute.
« C'est là, dit-il, qu'est le courant » Il change sa pagaye de main, et, donnant quelques coups vigoureux, sort des eaux calmes pour s'engager dans le clapotis des vagues. Mes hommes ont peur; je reste impassible pour une seule raison : c'est que j'ai une confiance illimitée dans l'habileté de mon audacieux pilote.
Vers trois heures, le patron de l'autre pirogue nous propose d'arrêter, sous pretexte que l'eau est trop forte pour franchir aujourd'hui le Remolino de Ouassi-Panga. « Qui ça, ça ? » demande Apatou. Je lui explique qu'il s'agit d'un tourbillon où l'eau bouillonne et fait des vagues.
II recommande à l'homme qui est devaut de bien s'asseoir et de pagayer fort, puis, enfonçant sa pagaye dans l'eau jusqu'à la poignée, il donne trois coups vigoureux, et nous voila lancés dans un canal étroit, entre des berges taillées à pic, où l'eau s'engouffre et tressaille en formant des vagues: L'homme de l'avant fait un faux mouvement, et, bondissant par le travers, remplit la pirogue à moitié.
« Pagaye, pagaye! » dit Apatou.... Nous courons comme la fléche, et bientôt nous atteignons une eau calme comme celle d'un lac.
En attendant l'arrivée du deuxième canot pour vider l'eau, une partie s'en va en soulevant légèrement la pirogue; je rejette le reste avec une calebasse.
C'est l'affaire de quelques minutes. J'ai vidé tant et tant d'eau au moyen du couï traditionnel des créoles de la Guyane, que je vais presque aussi vice qu'avec une pompe. Ce travail machinal que je fais continuellement en voyage ne m'empèche en rien de faire mes relevés à la boussole, et je diminue les charges d'un équipage qui est toujours réduit à la plus simple expression.
Bientôt la grande pirogue arrive; elle a fait comme nous, elle s'est remplie à moitié.
Vers deux heures, nous apercevons un canot accosté à la rive, qui est presque partout submergé; nous voyons sur un petit tertre à fleur d'eau un Indien et sa femme qui allument du feu, tandis que deux poules paissent en liberté dans cet îlot qui n'a pas plus de trois metres de diametre.

Fortunato et sa famille.
Fortunato et sa famille.
Dessin de Riou, d’après une photographie

Où vont ces voyageurs avec leurs poules ? Il m'informent qu'ils sont en marche pour Limon, où ils vont éhanger leurs poules contre des couteaux. Nous nous empressons d'acheter cette volaille et nous remontons dans nos embarcations. Bientôt nous trouvons un endroit où la berge s'élève d'un pied au-dessus de l'eau.
Nous devons nous y arrêter, car la nuit approche et peut-être irions-nous bien loin pour trouver un autre point favorable.
Il pleut dans la soirée ; l'eau monte si rapidement que vers dix heures nous ne sommes plus qu'à cinq centimètres au-dessus du niveau de la rivière. Nous sommes obligés de remettre nos bagages dans les canots et de nous tenir prêts à embarquer.
Après une nuit d'insomnie, non seulement à cause de la pluie, mais encore des moustiques, nous nous endormons tous d'un profond sommeil un peu avant l'aube.
Au reveil, je vois ma pirogue pleine d'eau. Le retrait rapide de la rivière est la cause de cet accident, qui est très grave, plus terrible que tout ce que nous avons jamais éprouvé, car mes trois chronométres sont completement avariés.
Partis de bonne heure, nous arrivons avant midi à une habitation appelée Yura-Yaco, du nom d'un bel affluent de gauche qui se trouve un peu en amont. Le Yura-Yaco est, dit-on, navigable à huit jours de Canotage en remontant ; ses sources sont dans l'Etat de Tolima (Colombie), où l'on éleve du bétail.
Le chef de l'habitation est un métis blanc-noir et Indien. Ce pauvre homme, qui, par une amère dérision, s'appelle Fortunato, est hideux à voir. Sa figure, ses mains et ses pieds sont parsemés de taches blanches et noires qui le font ressembler à un cheval pie.
Ici le pigment, c'est-à-dire la matiére colorante, a cornplétement disparu, et la peau, qui est insensible à ce niveau, est blanchâtre comme une vieille cicatrice. A côté la peau présente la teinte noire bleuâtre d'un fourneau de fonte frotté avec de la plombagine.
La femme de Fortunato, qui a trente ans de moins que son mari, est une blanche de race pure, qui serait charmante si elle n'était frappée elle-même de cette affreuse affection cutanée que les indigènes appellent caraté et que nous croyons être du vitiligo.
Les enfants, qui sont d'ailleurs très gentils, présentent les couleurs de peau les plus variées; deux petites filles sont absolument blanches, tandis qu'un garcon a les cheveux crépus d'un mulatre. Le père rougit d'orgueil lorsque Santa Cruz lui dit que ses filles lui ressemblent Como un huevo a otro (comme deux ceufs).
Le caraté n'existe pas dans le Caqueta seulement; nous l'avons observé chez les Ticunas du Javari, quelques Indiens de l'Iça et un malheureux blanc, qui, aprés quatre mois d'excursion dans cette rivière, n'osait plus rentrer en Colombie sous pretexte qu'il ressemblait à un gros poisson, le bagre (el bagre) du rio Magdalena.
Je crois qu'une des causes de cette affection réside dans les piqûres des pions, qui ne cessent d'enfoncer leurs dards venimeux dans la peau de la figure et des extremités. Déjà le dos de mes mains est si noir qu'à une faible distance on pourrait croire que je porte des gants. C'est que les gouttelettes microscopiques de sang qui restent au niveau de chaque piqûre sont si rapprochées qu'elles semblent se confondre.
La bonne femme de Fortunato est une cuisinière qui serait digne d'accompagner un empereur voyageant dans les forêts de l'Amérique du Nord. Elle nous prépare des bananes frites à la graisse de pécari, que je trouve supérieures aux pommes de terre soufflées que savourent les princes de la terre d'Europe.
Son mari, qui s'engage à m'accompagner jusqu'à la chute Araraquara, me demande un jour de liberté pour faire ses préparatifs : ce que j'accepte volontiers.
Nous nous mettons en route avec deux canots. Suivant mon habitude je monte le plus petit, avec le fidèle Apatou, deux Indiens Garijonas et le vieux Fortunato.
Ce dernier ne pouvant pagayer à cause de l'état déplorable de ses mains, je le place sur un petit banc devant moi en lui indiquant pour travail de vider l'eau et de m'indiquer les noms des îles et des affluents que nous allons rencontrer. J'eprouve quelque peine à m'habituer à cette figure aussi repoussante que celle d'un 1épreux, mais cet homme m'est tellement indispensable qu'il faut que je l'envisage de bonne grace.

Indien Carijona.
Indien Carijona. —
Dessin de Riou, d'apres une photographie.

Bientôt la rivière, s'elargissant, commence à serpenter en formant de grands arcs dont la corde est representée par un canal étroit que les gens de l'Amazone appellent parana et les Espagnols brazuelo.
Les rives basses ne presentent pas d'endroits convenables pour camper. II va faire nuit ; nous devons nous arrêter sur la pointe d'un îlot qui est recouvert de balisiers comme tous les terrains marécageux.
Apatou fauche ces grandes feuilles avec son sabre et fait une litiére sur laquelle nous etendons nos couvertures.
II serait plus salubre de coucher dans un canot, mais mon embarcation est si petite que je ne peux m'y étendre. Mes pieds heurtent à chaque instant un obstacle, et mes petites blessures, ravivées par les moustiques, ne peuvent se guérir. D'ailleurs ma présence au milieu de l'équipage est indispensable: mes gens ne sauraient murmurer en me voyant partager toutes leurs misères.
1er juin. - N'ayant pu faire de feu à cause de l'humidité du sol, nous allons du nous coucher sans autre aliment que de la cassave et un peu d'alcool doublé avec l'eau de la rivière. Santa Cruz, qui montre une energie admirable, se lève à quatre heures et demie et va chercher un terrain propice pour faire bouillir un maigre échassier tué la veille.
Je voudrais quitter ce poste affreux avant le jour, mais j'ai besoin de clarté pour faire mon tracé à la boussole, que je veux executer sans la moindre lacune.
A six heures, en faisant une tournée pour voir si nous ne laissons pas quelque bagage à la traine, j'apercois un gros serpent boa qui a sans doute passé la nuit à dix pas de nous. Apatou m'avait prévenu qu'il y avait quelque mauvaise bête par là, car il avait percu une odeur musquée désagreable.
Nous arrivons vers neuf heures à une petite habitation appelée Kinoro. Quelle n'est pas notre surprise en voyant autour d'une hutte une vache, deux moutons et de nombreux cochons ! Le nommé Bernarbé Cabreiro, fuyant une révolution, a descendu le Yura-Yaco avec sa femme, ses enfants et ses animaux domestiques. II avait un boeuf, mais il l'a tué parce qu'il manque de paturage.
Le Yapura comme l'Iça est partout reconvert d'une forêt sans limite. J'achète un petit cochon au prix de huit francs, et six ceufs raison de cinquante centimes la pièce.
Je vois dans l'habitation deux jeunes Indiennes de la tribu des Tamas qui viennent du rio Caguan.
Elles ont un air de famille très frappant avec les fernmes de la Guyane. De plus, elles ont des habitudes que nous avons observees chez les Galibis; ainsi elles portent une grosse épine noire dans le lobule du nez et une autre dans la lèvre inférieure. L'une d'elles est occupée à broyer du mais avec une grosse pierre ayant tout à fait la forme d'un croissant; cet ustensile de ménage est commun dans l'Ica, où je m'en suis procuré un bel échantillon que j'ai expedié par le Canuman. J'ai trouve une même pierre aux environs de la ville de Para, ou elle etait employée par les anciens indigènes. Le nommée Cabreiro me donne sur le Yapura
quelques indications qui me sont d'ailleurs confirmées par mon guide. Les pluies commencent au mois de mars et durent jusqu'en août. La crue de la Saint-Jean (21 juin) est reputée pour sa violence. En août et en septembre la navigation en pirogue est parfois genée par un vent très fort qui soulève des vagues.

Indiens Carijonas
Indiens Carijonas
Dessin de Riou, d’après une photographie.
Nous arrivons vers midi à un petit hameau composé de trois huttes, oû se trouvent des Indiens appelés Carijonas, qui vivent sous la direction d'un agent du gouvernement colombien.
Ce corregidor, c'est ainsi qu'on l'appelle, est chargé de la direction de tous les habitants du Yapura; mais, n'ayant à administrer que deux petites families d'Indiens et quelques mulatres disseminés vers les sources, il s'occupe à recolter du caoutchouc, de l'ivoire végétal et du cacao, qu'il échange contre de petits couteaux et du calicot. II est atteint d'une tumeur du pied que les créoles de la Guyane appellent crabe.
Ayant eu l'occasion de guérir un négre après l'extirpation, je propose le même traitement; mon hôte accepte, et, sortant un bistouri, je l'opère séance tenante. Il y a une forte hémorragie, mais je l'arrête facilement avec une cauterisation au fer rouge.
Le corregidor, embarrassé pour recompenser mes services, manifeste le regret de ne pouvoir m'escorter à quelques journées de canotage. « Je n'ai pas besoin de vous, lui dis-je, autorisez-moi seulement à recruter deux hommes parmi vos Indiens. » Il me repond « Faites ce que vous voudrez. »
A ce moment Santa Cruz vient m'informer que le couata qu'il a tué en route est déjà cuit ; il est bien gras, bien dodu : nous allons faire un repas exquis.
Je descends de la hutte, bâtie sur pilotis comme celles des Indiens de 1'Oyapock, et je vais rejoindre mon équipage qui fait bouillir la marmite à l'ombre d'un gros arbre sur le bord de la rivière.
Apatou vient au-devant de moi avec un air radieux; c'est qu'il vient de faire une grande decouverte : les Indiens Carijonas appellent le feu tata et l'eau touna.
C'est tout à fait le même langage que dans l'intérieur de la Guyane.
Ces gens, qui ont un air de famille très frappant avec les Roucouyennes, sont ravis de nous entendre parler leur langue; je donne à chacun un sabre, une hache, un couteau et quelques metres de calicot, et ils s'engagent à me suivre jusqu'à une grande chute appelée Araraquara.
Un de ces hommes porte des ornements absolument semblables à ceux que j'ai vus chez les Indiens Macusis de la Guyane anglaise et les Roucouyennes.
Indien Coreguaje
Indien Coreguaje
Dessin de Riou,, d’après une photographie.

Ce sont des pendants d'oreilles en argent en forme triangle, et une languette de même métal fixée à la levée inférieure. Ces objets ont été fabriqués avec des pièces de monnaie. Les Roucouyennes font les mêmes parures avec des morceaux de fer-blanc. Les boites de sardines que j'ai transportées dans le haut Maroni ont été transformées en pendants d'oreilles qui se sont répandus chez tous les indigenes de la Guyane.
J'ai dit que les Roucouyennes trouvaient l'idéal de l'élégance dans la proeminence du ventre, et qu'ils se recouvraient l'abdomen de nombreuses ceintures pour en augmenter le volume. Les Carijonas remplacent les ceintures en poil de conata par des cercles en bois réunis par des lianes. Cette espèce de cuirasse recouvre l'abdomen jusqu'à la base de la poitrine, et à l'avant tombe un petit tablier en écorce.
Ce vêtement incommode se porte jour et nuit jusqu'à usure complète.
Je veux m'en procurer un, mais c'est très difficile, parce qu'il est impossible de le sortir sans le couper.
Enfin un jeune homme, séduit par une belle ceinture rouge que je lui offre en échange, fait tous ses efforts pour sortir de cette véritable carapace.
Après une heure de contorsions qui rappellent la langouste sortant de son enveloppe calcaire, j'obtiens ce vêtement, qui figure aujourd'hui dans ma collection.
Dans la soiree, les femmes font griller des graines de cacao et les écrasent avec une grande pierre en forme de croissant que nous avons déjà mentionnee.
En ajoutant un peu de jus de canne a sucre, avons du chocolat, que je trouve préférable au meilleur que j'aie dégusté en Europe.
2 juin. - Nous nous mettons en route vers huit heures. J'ai un superbe équipage : sept canotiers, dont trois dans ma pirogue; avec Santa Cruz et Fortunato nous sommes en tout dix hommes arrnés de deux fusils, d'un petit revolver, d'arcs pour flécher le poisson, et de sarbacanes pour tuer les singes avec de petites flèches empoisonnées.
J'ai fait embarquer les deux Carijonas dans mon canot pour avoir l'occasion de causer avec eux et de pouvoir établir un parallèle entre leur langage et celui de mes amis les Roucoueynnes.
II pleut dans la matinée, mais cela ne nous empêche pas de naviguer; au plus fort du grain je me mets à couvert sous un panlacari, c'est-à-dire sous une natte en feuilles de palmier disposée sur des arceaux.
Pour ne pas être mouillé, Apatou quitte sa chemise et me prie de la cacher.
Bientôt nous rencontrons deux canots montés par des Indiens peints au génipa comme les indigenes de la Guyane : ce sont des Carijonas. Mon canot s'approche résolument de l'un d'eux, tandis que l'autre prend la fuite. Dans ce dernier je distingue une pauvre femme absolument nue qui porte un enfant dans un petit hamac; les Indiens de mon canot causent avec leurs compagnons et je m'apercois qu'ils se traitent entre eux de calina. Nous sommes frappés d'entendre ce mot qui est constamment employé par les Roucouyennes pour désigner leurs compagnons, c'est à dire tons les individus de race indienne.
Pourquoi donc l'autre canot s'est-il sauvé ? C'est que la femme que nous avons aperçue vient d'accoucher.
Si le nouveau-né voyait un blanc, il tomberait malade et ne manquerait pas de succomber. Apatou me dit que ce préjugé existe chez tous les Indiens de la Guyane; une femme, récemment accouchée, refuse obstinément de montrer son enfant aux nègres aussi bien qu'aux blancs.
La malheureuse est exposée à la pluie sans vêtement; c'est que, chez les Carijonas comme chez les Roucouyennes, une femme qui vient d'être mère est condamnée à la nudité pendant quelques jours.
Avec des usages pareils qui pourrait s'étonner de la disparition rapide des indigènes de l'Amérique du Sud ? Est-il au monde des gens assez cruels pour faire naviguer une femme une heure après ses couches ? Quant aux enfants à la mamelle qu'on entraîne dans de lointaines expéditions, ne sont-ils pas voués à une mort certaine ? A midi, nous passons devant un grand affluent qui ne mesure pas mains de la moitié du haut Caqueta c'est l'Otéouassa.
En remontant cette rivière on trouve deux grandes huttes d'Indiens Coréguajes établis à deux jours de l'embouchure.
A une semaine de navigation on rencontre quelques gens civilisés qui exploitent le quinquina.
A une heure et demie, nous passons devant une île appelée Couay; remarquons que ce nom sert à désigner le palmier miritis dans la langue des Carijonas comme chez les Roucouyennes.
A deux heures, nous nous arrêtons quelques instants près des Iles Cosacunti, où se voit une hutte abandonnée par les Indiens Carijonas. En parcourant cette masure, je trouve un petit banc excavé absolument semblable aux sièges des Roucouyennes. Des sculptures grossieres ont la pretention d'imiter un oiseau de proie, une espèce d'urubu, que les Carijonas aussi bien que les Roucouyennes appellent atoura.
Cette espèce d'idole n'est pas seule: en regardant dans tous les coins, je trouve un morceau de bois spongieux taillé sous forme d'un homme aux jambes écartées, semblable à des dessins du Yary que j'avais pris pour des grenouilles. J'apprends que ces images grossières ont pour but d'éloigner les mauvais esprits, qui sont seuls redoutés par les indigènes du Yapura et des Guyanes.

Arrivée chez les Coreguages
Arrivée chez les Coreguages — Dessin de Riou, d’après une photographie.

Nous arrivons le 3 à l'embouchure de la crique Santa Maria, dans l'intérieur de laquelle se trouve un hameau d'Indiens Coréguajes. Santa Cruz, qui connait d'autant mieux les Indiens que sa mère était de cette race, me dit qu'il produira un grand effet en partant en avant pour annoncer l'arrivée d'un grand chef (c'est moi dont lui-même est le lieutenant.
A l'arrivée au pied d'une colline, j'apercois une vingtaine d'Indiens, hommes et femmes, qui nous attendent au débarcadère.
C'est le moment de faire une demonstration.
Apatou tire une salve de quatre coups de fusil.
Dans la soirée nous assistons à des danses que je vois avec le plus vif intérêt, cherchant un rapport entre les usages de ces Indiens et ceux de la Guyane. Apatou est ravi lorsqu'il reconnait un air que nous avons entendu chanter dans le Yary et le Parou. « Tout ça mêmes moun, dit-il. »
Je suis de son avis; plus je vais, plus je trouve de rapprochements entre les indigenes du Yapura et ceux de la Guyane.
Je commence à croire qu'ils appartiennent tous a une même famille.
Le chef, qui a bu le yahé, une liqueur enivrante faite avec une écorce macérée dans l'eau, donne une consultation à un de mes hommes qui est malade. Ce médecin sorcier opère de la même façon que les piays de la Guyane; il aspire le mal et le chasse en soufflant comme un cachalot et en criant : Sho.... sho.... sho !... Apatou me dit « Tous Indiens mêmes. »
Ce qui nous a frappé surtout dans cette cérémonie, c'est un chant monotone ou plutôt un récitatif semblable à l'évangile du dimanche des Rameaux, et que nous avons entendu souvent répéter par les piays de la Guyane.
Je fais une collection de très jolies couronnes do plumes qui portent a l'arriere une longue traine composh de queues d'oiseaux.
J'ai fait remplir un album de dessins originaux des Coréguajes et des Carijonas; ils ont la plus grande analogie avec ceux que nous avons recueillis en Guyane.

Embouchure de l'Oyapock (voy. p. 38). — Dessin de Riou, d’après un croquis du docteur Crevaux.
Indien Coreguaje. — Dessin de Riou, d'apres une photographie.

A l'instar des Roucouyennes, les Carijonas ne partent jamais en voyage sans se peindre au roucou et au genipa. J'obtiens sur ces rnatieres colorantes des indications de visu qui m'avaient échappé en Guyane.
Pour préparer le roucou, on jette les graines dans un récipient contenant de l'eau et on les écrase avec un pilon. Le liquide est passé sur un tamis et reçu dans une marmite que l'on met sur le feu. On remue avec une cuiller, et au bout de quelques heures on obtient une pate épaisse, rouge, légèrement huileuse, avec laquelle on forme des pains analogues à ceux que les créoles font avec le cacao.
On trouve un petit bâton de roucou dans touter les pagaras des Indiens Carijonas. Lorsqu'ils veulent s'en servir, ils s'enduisent la paume des mains avec de l'huile de carapa qu'ils frottent sur le bâton de roucou. La couleur se dissout bien vite dans la matière grasse et il suffit de passer la main sur le corps pour devenir rouge comme un crabe ou un soldat anglais.
Ce sent les Femmes qui peignent leurs maris, et, quand elles ont fini, elles se barbouillent tout le corps avec le restant de la couleur.
Ayant demandé à un Indien pourquoi ils se peignaient ainsi, il me dit que c'était pour se tenir chaud.
Le 7 juin, j'aperçois la tête d'un sentier sur la rive droite; nos coeurs palpitent à la seule idée que nous allons rencontrer des titres humains. Nous ne voyons pas d'abatis dans les environs : c'est que le village est dans l'intérieur de la forêt.
« Allons, Apatou et Santa Cruz, prenez vos fusils et cherchez des habitants. »
Je voudrais les accompagner, mais les blessures de mes pieds, envenimées par les piqûres des pions et des moustiques, m'empêchent absolument de marcher.
« Ne craignez rien avec vos fusils, moi je garderai le canot avec mon revolver. »
Dix minutes après, voila l'expédition qui revient sans avoir rien vu. Pendant ce temps je suis allé jusqu'à l'autre rive, ou j'ai trouvé derrière un îlot un tronc de palmier évidé, qui ressemble à une auge plutôt qu'à une embarcation. Elle doit appartenir à des gens bien arriérés, puisqu'ils n'ont que des haches en pierre pour creuser leurs canots.
La large piste aboutit au rivage, l'habitation ne doit pas être bien éloignée.
« Allons, camarades, vous n'avez plus de vivres, il faut en trouver a tout prix. »
Je saute à terre, et en route ! Tout le monde me suit, à l'exception de trois hommes qui gardent les canots. J'éprouve de la peine à marcher au début, mais bientôt mes blessures s'échauffent, et j'avance d'un pied léger. Nous sommes partis vers deux heures et demie; il y a peu de temps à perdre, car il faudra retourner au camp pour la nuit. Vers trois heures, nous entendous un chant sonore du paraqua. Apatou s'arrête pour bien écouter; on entend paraqua! paraqua! dans deux directions. Ce sont des oiseaux qui s'appellent.... « Non, me dit Apatou, le deuxième chanteur n'est autre qu'un Indien. »
Marchons toujours, nous ne devons pas être éloigné de l'habitation; mais nous la cherchons en vain. Le 11, nous rencontrons une petite chute on nous manquons de chavirer, à cause d'une panique de mes hommes qui n'ont pas la pratique de cette navigation.
Le 13, nous arrivons au saut Cuemany, que les indigènes considèrent comme infranchissable. Apatou s'engage, mais il manque de perir avec trois canotiers. Ils ont count un danger si sérieux qu'ils ont été forces de jeter à la rivière les bagages et leurs vêtements. Mon pirate des Andes a été saisi d'une telle frayeur qu'il en devient malade. Les hommes ont les bras et les jambes peints en noir bleuâtre avec du genipa, les lèvres et les dents.
Le 14 juin, a midi, nous rencontrons le grand saut Araraquara, ainsi nomme parce que les berges de la rivière sont si hautes quo les aras y font leurs nids (aroma, arara; quara, nid).
II faut abandonner ma dernière embarcation et chercher un chemin par terre. Nous atteignons grand plateau forme par un grès analogue à celui qu'on rencontre dans les Vosges. C'est au milieu de cette montagne que le Yapura a été obligé de se créer un passage; ses berges blanches, formées de roches fendues en long et en travers, ressemblent a des murailles élevées par des géants.
Les eaux mesuraient tout à l'heure une largeur de sept a huit cents metres. Jugez quelle vitesse elles acquièrent tout a coup, en penetrant dans un espace qui n'en mesure pas plus de cinquante à soixante.
Apres un kilomètre de course vertigineuse, la rivière redevient calme. Je me demande si nous avons trouvé un port. Non c'est un barrage, une chute au-dessus de laquelle les eaux éprouvent un moment d'arrêt, puis se jettent dans un abime de trente mètres.

Le saut Cuemany
Le saut Cuemany . — Dessin de Rion, d'apres un croquis du docteur Crevaux.

La marche est penible et dangereuse, a cause des soudes crevasses qui coupent la roche. Un de mes hommes tombe dans l'une d'elles avec une dame-jeanne de farine ; il a la chance de ne pas disparaître, parce que le ventre de ce récipient l'arrête dans le précipice.
Parti en éclaireur avec Apatou. Nous marchons six heures sans trouver un sentier.
La nuit approche lorsque nous rencontrons une piste qui nous conduit au pied de la chute. Nous prenons un bain sur une plage de sable où les eaux, sortant du gouffre, forment des vagues comparables à celles d'une mer furieuse. Nous allions nous coucher sans souper; mais voici que nos compagnons arrivent successivement et apportent les vivres et les bagages. N'ayant pas d'embarcation, je fais couper cinq arbres pour construire un radeau.
Nous n'avons pas fait trois heures de marche que j'aperçois un canot monté par trois Indiens appelés Ouïtotos [2] . Je les fais venir et ils offrent de me conduire à leur village.
Apatou, qui m'accompagne, remarque que les bancs de la pirogue sont d'un bois très lourd et portent une corde à l'extrémité. Ce sont de véritables massues avec lesquelles nos hôtes pourraient nous assommer en route. Nous mettons deux heures pour atteindre un village situe sur les bords d'une rivière appelée Arara..
Une grande agitation règne dans la tribu; les hommes font des gestes animés comme s'ils se querellaient, les femmes circulent avec precipitation, les enfants se sauvent dans le bois.
En entrant dans une maison, je remarque un maxillaire inférieur suspendu au-dessus de la porte, et quelques flûtes faites avec des os humains. Dans un coin, j'aperçois un tambour surmonté d'une main desséchée, recouverte de cire d'abeille.
Les hommes ont les bras et les jambes peints en noir bleuâtre avec du genipa, les lèvres et les dents en noir fonce avec la tige du balisier, et le bord des paupières en rouge vif avec du rocou.
Quelques-uns ressemblent à de vrais diables. Les femmes ont tout le corps, à l'exception du cou, couvert d'une substance noire sur laquelle sont figures des dessins blancs et jaunes. C'est une espèce de caoutchouc à la sortie de l'arbre, et qui devient noir au contact de l'air. Ils l'étendent à l'état liquide et le saupoudrent, pendant qu'il durcit, avec des matieres colorantes. Ils emploient pour les dessins blancs une argile semblable au kaolin, et pour les jaunes de l'amadou pulvérise produit par certaines fourmis.
Les hommes ont une maniere étrange de priser; la tabatière est formée d'un Bros bulime dont la base est obturée par une aile de chauve-souris fixée avec du balata (gutta-percha). L'extrémité du cône porte un os creux par lequel on verse une poudre aromatique dont je ne connais pas la composition. Pour porter la poussière aux narines, its se servent d'un insufflateur compose de deux os creux d'oiseau soudé avec du balata : Une branche étant introduite dans la bouche et l'autre dans une narine, il suffit de souffler pour envoyer la poudre dans les parties les plus reculées de la muqueuse pituitaire.

Maniere de priser chez les Ouïtotos.
Maniere de priser chez les Ouïtotos.
— Dessin de Riou, d’après une photographie.

Telle est la manière d'opérer de l'egoiste; les gens sociables ont un autre appareil, ce sont deux os disposés en X. Les amis s'approchent et soufflent à l'unisson, ils s'envoient réciproquement la prise. Ces Indiens fument des cigares qui n'ont pas moins de quatre centimetres de diamètre et qui renferment un peu de tabac entourée avec des feuilles de bois-canon. Chacun aspire trois bouffées et passe le cigare à son voisin.
Pendant qu'Apatou surveille la maison, je vais faire une ronde dans l'abatis. J'aperçois une poterie contenant de la viande furnante. C'est la tête d'un Indien qu'une femme fait cuire.
Je n'ai guere envie de m'attarder ici; je fais entendre que je veux acheter un canot et rejoindre mon radeau.
Nouvelle agitation à mon depart. Deux chefs se querellent au sujet d'un jeune homme qui parait étranger à la tribu. L'un vent le faire embarquer et l'autre le retient.
Enfin nous partons avec deux pirogues, et, portés par le courant, nous rejoignons bien vite nos compagnons. J'achète une des embarcations et fais démarrer le radeau.
Nous sommes déjà en route, lorsque je vois un Indien blotti au milieu de mes bagages. Je le prie de s'en aller; il débarque, mais en m'adressant un regard singulier, que je ne compreuds malheureusement que lorsqu'il est déjà loin, et fait des gestes de désespoir.
Je devine trop tard que ce jeune homme est un prisonnier que ces Indiens voulaient vendre. Il eût été très heureux de sortir des mains de ses ennemis pour venir avec nous.
Le 19, nous arrivons à un petit village de Carijonas.
Pendant la nuit arrive un des leurs qui parait avoir la tête égarée par les dangers qu'il vient d'encourir.
Il voyageait avec deux hommes dans la rivière Arara, lorsqu'il fut surpris et fait prisonnier par les Ouïtotos. Séance tenante un de ses camarades fut attaché à un arbre par les mains et les pieds, et tué d'une flèche empoisonnee. Pendant le supplice, le malheureux pleurait comme un enfant, en disant : « Pourquoi me tuez-vous? » Les autres de répondre : « Nous voulons te manger, parce que les tiens ont mange un des nôtres. » Ils passèrent une perche entre les pieds et les mains attachés, et transportèrent le corps à la plage comme un simple pécari.
La chair fut distribuée par le chef, qui envoya des morceaux aux tribus voisines.
Le spectateur de ces scènes horribles parvint à s'échapper pendant la nuit, et descendit la rivière dans un tronc d'arbre, qu'il évida avec une hache de pierre.
Le troisième prisonnier était le jeune homme que les Ouïtotos voulaient vendre. Qu'est-il advenu de ce malheureux ? Il y a tout lieu de croire n'a pas tardé à être égorgé.

Indiens Ouïtotos
Indiens Ouïtotos — Dessin de Riou, , d’après une photographie.

La suite du voyage est des plus dangereuses et des plus pénibles. Le jour, nous avons les pieds dévorés par des mouches qui sucent le sang et laissent dans la plaie un venin qui occasionne de la tuméfaction et des ulcères. La nuit, c'est tantôt la pluie, tantôt les moustiques ou les Indiens qui nous empêchent de dormir.
Plusieurs fois nous sommes assaillis par des menaces et des provocations qui nous mettent hors de nous.
J'ai grande peine à empêcher mes hommes de tuer quelques-uns de ces rnisérables. En maintes circontances j'ai moi-même beaucoup de peine à me contenir.
Le 22, un chef, qui m'a d'abord bien reçu me somme inopinément de lui livrer mes bagages. Une telle audace me révolte, je le pousse contre la muraille....
Un de ses lieutenants me couche en joue, mais son arme s'abaisse rapidement devant le regard d'Apatou, qui se prépare lentement à lui envoyer une balle dans la tête.
Je punis l'arrogance de ces Indiens en les forçant à donner des fêtes en mon honneur. Ils se mettent à danser au coucher du soleil, mais, au lieu d'instruments de musique, ils portent les uns des sabres, les autres des flèches empoisonnees.
Vers dix heures, arrivent deux canots charges d'Indiens qui viennent sous prétexte de danser.
Nous nous retirons à minuit dans une hutte que j'ai fait construire sur la rive, à portée de nos canots.
Les Indiens s'approchent pour nous attaquer vers quatre heures du matin ; ils pensent que nous dormons d'un profond sommeil, mais en un instant nous sommes debout le fusil en main, prêts à faire feu.
Devant cette attitude, le touchao et son lieutenant cachent leurs armes et font semblant d'aller se laver à la rivière.
Je vais à leur rencontre et les amène malgré eux dans ma hutte. Ayant confié ces deux otages à la garde d'Apatou, je dors paisiblement jusqu'au lever du soleil.
Ce chef, qui veut me traiter en vaincu sans combat, n'a pas moins de dix fusils, et autant de sabres de cavalerie, de véritables lattes de cuirassiers.
Bien que vivant à une distance de deux cents lieues de l'Amazone, il possède quatre coffres remplis de tous les objets qui servent à la vie civilisée.
Pourquoi donc ces sauvages de l'intérieur sont-ils mieux pourvus que les habitants de l'Amazone ? Cela provient d'un trafic d'esclaves que font leurs chefs avec des négociants brésiliens.
Un enfant à la mamelle est coté la valeur d'un couteau américain; une fille de six ans est evaluée un sabre et quelquefois une hache; un homme ou une femme adulte atteint le prix d'un fusil.
Ainsi armés, ces Indiens vont faire des excursions dans les rivières voisines, attaquent des populations armées seulement de flèches, tuent ceux qui résistent, font les autres prisonniers, et descendent les livrer aux marchands de chair humaine.

Attaque matinale
Attaque matinale. — Dessin de Riou, d'apres le texte et une photographie.

Ce commerce n'est pas sans risques : il arrive assez souvent que le négociant est mal reçu lorsqu'il vient réclamer le prix de sa marchandise. Chaque fois que les Indiens voient sont plus forts que lui, ils le dévalisent et le massacrent.
Le 26 juin, nous franchissons une quatrième chute qui rendrait impossible la navigation a vapeur, mais (pion passe facilemeut en canot.
Ce barrage, forme par tine presqu'ile tres dtroite, pourrait-être détruit facilement par la dynamite.
Le 27, nous passons devant la bouche de l'Apapuri, que les Brésiliens considèrent comme la limite entre leur empire et la Colombie.
Voilà quarante-trois jours que nous couchons par terre sous des pluies torrentielles, n'ayant pour abri qu'un petit toit que nous faisons chaque soir avec des feuilles. II n'est pas étonnant que tous mes hommes soient pris par la fièvre.
Nous succomberions tous infailliblement s'il fallait séjourner quelques semaines de plus dans cette affreuse rivière; aussi je fais tous mes efforts pour donner de l'entrain à mon équipage. Chaque jour je suis le premier debout. Nous partons à six heures et demie du matin, et marchons quelquefois jusqu'à six heures du soir. Pour ne pas perdre dix minutes, nous mangeons en canot la nourriture préparée la nuit; nous avons toujours deux ou trois malades; il est encore bien heureux que la fièvre ne les saisisse pas tous à la même heure.
Enfin, le 9 juillet, à cinq heures du soir, nous arrivons à l'Amazone.
« Merci, mon Dieu! s'écrie Apatou, Ouïtotos pas mangé nous. »
Nous passons la nuit dans une habitation appelée Caicara, et le lendemain nous cherchons à gagner Teffé. Mes hommes sont si fatigués que nous ne pouvons lutter contre le faible courant de la petite rivière sur laquelle est situé cette bourgade. Comme en ce moment ils ont tous la fièvre à la fois, je suis obligé de me mettre moi-même aux avirons; les moins malades, excités par l'exemple, font un dernier effort pour arriver au but.
Enfin, à deux heures du soir, à Teffé, nous sommes recus à bras ouverts par un compatriote, M. de Mathan, qui s'occupe de collections d'histoire naturelle.
Le 15, nous embarquons à bord d'un vapeur qui nous conduit à Manaôs; et le 19, après avoir réglé les comptes de mon équipage et assure le rapatriement de chacun, je m'embarque avec Apatou pour le Parou.
La mission est complètement terminée; c'est à mon tour de tomber malade.
La fièvre me prend le 22 et dure jusqu'au 30.
Le 31 juillet, je quitte mon hamac pour m'embarquer sur le vapeur anglais Ambrose, à destination de Saint-Nazaire.
En résumé, j'ai exploré dans mes deux voyages six cours d'eau: deux fleuves de la Guyane, le Maroni et l'Oyapock, et quatre affluents de l'Amazone, le Yary, le Parou, Iça et le Yapura.
Si le Maroni, l'Oyapock et l'Iça étaient un peu connus, je puis dire que le Yary et le Parou étaient absolument vierges de toute exploration.
Quant au Yapura, qui mesure cinq cents lieues, était inconnu dans les quatre cinquièmes de son parcours.

Docteur J. CREVAUX.


[1] . J'ai reçu à Paris une lettre de M..R. Reyes, regrettant vivement la conduite de son représentant à mon égard. I1 profite de cette occasion pour déclarer que, si j'ai la chance d'arriver au terme de mon entreprise, je pourrai dire que je suis le premier Blanc qui ait parcouru le Yapura dans toute son étendue.

[2] . Le mot ouïtoto signifie ennemi dans la langue des Carijonas et des Roucouyennes. Ces Indiens se désignent entre eux sous le nom de macouchi, macuchi.