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LE TOUR DU MONDE - Volume XXII -1870-2nd semestre - Pages 017-032

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Entrée principale d'Anckor Wat, vue de dedans

VOYAGE D'EXPLORATION EN INDOCHINE [1]

TEXTE INÉDIT PAR DI. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D' APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1667-1868

début Chapitre 1 Chapitre 2

I
Excursion aux ruines d'Angcor (suite).

Les différences s'accentuent davantage encore entre les trois étages du monument, et les deux premiers ne sont là que pour faire valoir l'étage central, qui forme à lui seul un tout merveilleux. Son énorme soubassement, sorte de piédestal qui le détache aux regards, se couvre de moulures horizontales d'un énorme relief et du plus remarquable effet. En approchant du sanctuaire, la décoration redouble de richesse : le ciseau fouille plus profondément la pierre, les colonnades se doublent, des merveilles de sculpture éclatent partout. Quelles admirables arabesques se dessinent sur ces pilastres qui encadrent les portes mêmes du sanctuaire! Des deux côtés, le dessin général parait symétrique; mais l'on s'approche et l'on aperçoit les différences les plus grandes, la variété la plus agréable dans les détails : la curiosité et l'intérêt en redoublent d'autant. Chacun de ces gracieux entrelacements, de ces capricieux dessins paraît être l'ouvrage d'un artiste unique qui, en composant son oeuvre, n'a rien voulu imiter, rien emprunter de l'œuvre voisine : chacune de ces pages de pierre est le fruit d'une inspiration délicate et originale et non l'habile reproduction d'un modèle uniforme. Parfois la page commencée ne s'achève pas, la pierre reste fruste et attend encore le ciseau. L'artiste est-il mort au milieu de son travail et ne s'est-il trouvé personne qui ait voulu lui succéder? Il semble que ce soit là le sort de tous les grands monuments : Angcor Wat est tombé en ruine avant d'avoir jamais été achevé !

Il se mêle à l'admiration que l'on éprouve pour ces richesses artistiques répandues là avec tant de profusion un profond sentiment de tristesse. Est-ce la vue de ces tours découronnées et croulantes qui semblent n'attendre qu'un dernier effort du temps pour ensevelir le monument sous leurs ruines? Est-ce le regret de ne pouvoir pénétrer cette énigme grandiose qui se dresse tout d'un coup devant vous en évoquant toute une civilisation,' tout un peuple, tout un passé disparus? Est-ce la crainte que ce merveilleux chef-d'œuvre du génie humain ne puisse livrer le secret qu'il renferme avant sa destruction complète? Presque partout en effet les voûtes s'entrouvrent, les péristyles chancellent, les colonnes s'inclinent et plusieurs gisent brisées sur le sol; de longues traînées de mousse indiquent le long des murailles intérieures le travail destructeur de la pluie : bas-reliefs, sculptures, inscriptions, s'effacent et disparaissent sous cette rouille qui les ronge. Dans les cours, sur les parois des soubassements, sur les toits et jusqu'à la surface des tours, une végétation vigoureuse se fait jour à travers les fissures- de la pierre; la plante devient peu à peu arbre gigantesque; ses racines puissantes, comme un coin qui pénètre toujours plus avant, disjoignent, ébranlent et renversent d'énormes blocs qui semblaient défier tous les efforts humains. C'est en vain que les quelques bonzes consacrés au sanctuaire essayent de lutter contre cet envahissement de l'oeuvre de l'homme par la nature : celle ci les gagne de vitesse.

En travaillant dans la pagode, j'étais surpris quelquefois par un de ces grains, journaliers pendant la saison des pluies, et auxquels il ne manque que la durée pour devenir un ouragan. A peine à l'abri dans un angle de la galerie la plus proche, j'écoutais le vent s'engouffrer avec le bruit du tonnerre dans le monument et tous les échos du vieil édifice , réveillés soudain, sourdement gronder et gémir. Les éclairs illuminaient d'une immense et sinistre lueur le temple tout entier et montraient ses tours bravant fièrement encore la rage des éléments. Mais chaque jour cet assaut, que pendant des siècles il avait supporté sans sourciller, semblait lui devenir plus lourd : son épais manteau de pierre, déchiré par les: ans, livrait passage à la tempête et d'impétueuses ondées de pluie pénétraient jusque dans les coins les plus reculés des galeries. Peu à peu le vent tombait, lá pluie continuait seule son oeuvre lente de destruction et, à travers les ouvertures des voûtes, tombait en ruisseaux pressés le long des colonnes moussues. Tous les bruits du dehors étaient absorbés par l'immense murmure que formaient les chutes d'eau, qui, de voûte en voûte, de galerie en galerie, de terrasse en terrasse, venaient tomber en cascades dans les cours inférieures.

La pluie a cessé, le bruissement des eaux diminue, s'apaise et meurt. On n'entend plus par intervalles que la chute argentine de larges gouttes d'eau qui fait résonner la galerie sonore. Quelques chauves-souris se heurtent effarées sous les voûtes. Le silence se rétablit enfin complètement. Le soleil reparaît, les chants des oiseaux un instant interrompus reprennent, les ramiers s'appellent en roucoulant du haut des tours. Mais le touriste attristé constate en quittant son abri quelque dégradation nouvelle, quelque injure plus profonde que le climat vient d'infliger à la pagode. Combien de temps durera-t-elle encore sous l'influence destructrice vraiment effrayante que la végétation et les pluies. exercent sous cette latitude? De toutes les ruines voisines seul monument encore complet aujourd'hui, ne mériterait-elle pas d'éveiller un peu la sollicitude des amis de l'art et de l'histoire? La France, à qui Angor Wat devrait appartenir, puisqu'il est sur un territoire cambodgien, ne pourrait-elle, sinon en revendiquer la possession, du moins s'entendre avec le gouvernement siamois pour en assurer la conservation? Dans un pays où la réquisition et la corvée sont dans les habitudes des populations, ne serait-il pas bien facile d'adjoindre aux prêtres trop peu nombreux qui desservent le temple des travailleurs en quantité suffisante pour combattre et annuler les effets de la végétation? Le résident français au Cambodge ne pourrait-il, une fois par an au moins, venir s'assurer de l'état du monument et donner aux travaux une direction intelligente? Le but religieux de ces travaux, la vénération des habitants pour l'antique sanctuaire rendraient sa tâche bien facile. Quelques réparations faites aux toits pour. empêcher l'eau de pénétrer à l'intérieur sauveraient de la destruction complète d'admirables sculptures, notamment les bas-reliefs de la galerie sud du premier étage, dont certaines parties sont aujourd'hui complètement méconnaissables grâce à l'infiltration des eaux. le long de la paroi interne. Le gouvernement de Siam a fait quelques dépenses de restauration : la France ne pourrait-elle à son tour y consacrer une obole et assurer, alors qu'il en est temps encore, la conservation de ce temple, le Saint-Pierre ou la Notre-Dame du bouddhisme. Puissent ces pages et surtout ces dessins intéresser assez les artistes, les archéologues et les historiens du monde occidental pour que l'idée que j'émets ici soit adoptée et défendue par eux

Par quelle singulière mauvaise fortune ces ruines, découvertes depuis trois siècles, ont-elles éveillé si peu jusqu'à ces derniers temps l'attention des savants? En 1601 déjà, Ribadeneyra, dans son Histoire des îles de l'Archipel, écrivait : « Il y a au Cambodge les ruines d'une antique cité que quelques-uns disent avoir été construite par les Romains ou Alexandre le Grand. C'est une chose merveilleuse qu'aucun des indigènes ne puisse vivre dans ces ruines qui sont le repaire des bêtes sauvages. Ces gentils tiennent par tradition que cette ville doit être reconstruite par une nation étrangère. » En 1606, Christoval de Jaque écrivant la relation des voyages qu'il avait accomplis en Indo-Chine de 1592 à 1598, raconte à son tour qu'en 1570 on découvrit au Cambodge [6] « une ville remplie de nombreux édifices : elle est entourée d'une forte muraille qui a quatre lieues de tour et dont les créneaux sont sculptés avec beaucoup de soin : ils représentent des licornes, des éléphants, des onces, des tigres, des lions, des chevaux, des chiens, des aigles, des cerfs et toute espèce d'animaux sculptés dans une pierre très fine. Dans l'intérieur de cette muraille, on voit de superbes maisons et de magnifiques fontaines : elles sont ornées d'écussons armoriés et d'inscriptions que les Cambodgiens ne savent pas expliquer. On y voit un très beau pont dont les piliers sont sculptés de faon à représenter des géants ils sont soixante et supportent le pont sur leurs mains, leur tête et leurs épaules. Cette ville se nomme Angoz (sic); ou la nomme aussi la ville des Cinq Pointes, parce qu'on y voit cinq pyramides très élevées au haut desquelles on a placé des boules de cuivre doré comme celle de Churdumuco. »

Malgré ces attrayantes descriptions, les préoccupations purement mercantiles ou religieuses des voyageurs de cette époque les détournèrent de porter la moindre attention à des ruines aussi considérables, et ce ne fut que plus d'un siècle après leur découverte, vers 167 2 , qu'un missionnaire français , le P. Chevreul, en parle de nouveau. Cette fois, il ne s'agit plus que d'Angcor Wat : « Il y a, dit-il, un très  ancien et très  célèbre temple éloigné environ de huit journées de la peuplade où je demeure. Ce temple s'appelle Onco (sic) et est aussi fameux parmi les gentils que Saint-Pierre de Rome. C'est là qu'ils ont leurs principaux docteurs qu'ils viennent consulter : Siam, Pégu, Laos, Ternacerim (sic) y viennent faire des pèlerinages quoiqu'ils soient en guerre, et le roi de Siam, quoiqu'il soit ennemi déclaré de ce royaume (le Cambodge) depuis sa révolte, ne laisse pas de mander tous les ans à ce temple le nom de ses ambassadeurs par une religieuse observance. »

Ainsi, alors qu'au seizième siècle les ruines voisines d'Angcor la Grande étaient déjà complètement abandonnées, au dix-septième siècle Angcor Wet était toujours l'objet d'un culte assidu, et c'est probablement de cette époque que datent les restau-rations inintelligentes dont on retrouve les traces aujourd'hui, surtout dans les galeries à quadruple rangée de colonnes qui conduisent au sanctuaire central. Quelques-unes des colonnes tombées ont été remplacées par d'autres prises à diverses parties du monument; on a essayé à grand-peine de consolider les péristyles et de replacer les architraves ; mais, si la piété était restée, les architectes et les artistes avaient disparu; on ne savait plus manoeuvrer ces lourdes masses et à peine a-t-on réussi à remettre gauchement une colonne ronde, le chapiteau en bas, au milieu de colonnes carrées ou à retourner sens dessus dessous une architrave mal assise sur deux colonnes inégales. A cette époque, les plafonds en bois sculpté et doré, qui masquaient autrefois les voûtes, étaient probablement entretenus, et l'on remarque encore aujourd'hui des traces de dorure dans les creux des sculptures des pilastres qui encadrent les portes du sanctuaire. Notons aussi que dès 1570, d'après l'une des citations ci-dessus, les inscriptions de ces ruines étaient déjà lettre close pour les Cambodgiens, ce qui ne doit être entendu sans doute que pour les plus anciennes.

A partir du P. Chevreul, le silence se fit de nouveau sur Angcor la Grande et sur Angcor Wat. En 1819 , Abel Rémusat traduisit une description du royaume de Cambodge écrite par un voyageur chinois qui. avait visité cette contrée à la fin du treizième siècle, sans se douter que la cité merveilleuse dont l’écrivain racontait les richesses avait déjà été retrouvée quelque part dans l'intérieur de l'Indochine. Il n'eût pas manqué sans cela, comme il l'a fait pour d'autres parties de son récit, de relever dans une note la coïncidence du texte de son auteur, dont il avait à coeur de prouver la véracité, avec les descriptions que j'ai citées plus haut. Ce document, qui est aujourd'hui ce que nous possédons peut-être de plus important et de plus précieux sur cette antique civilisation khmer, nous montre la ville d'Angcor en pleine prospérité vers 1295, alors que vers la fin du seizième siècle, selon Ribadeneyra, elle était déjà devenue le repaire des bêtes sauvages. Que s'était-il passé dans l'intervalle? Comment cet empire qui, selon la tradition rapportée par Mouhot; comptait vingt rois parmi ses tributaires, et plusieurs millions de soldats, s'est-il si subitement écroulé que, deux siècles et demi après, de son histoire il ne reste plus que des légendes? Sans doute il a fallu plus encore qu'une décadence politique et la nature elle-même n'est peut-être pas étrangère à ce grand bouleversement. Les indications topographiques données par l'écrivain chinois semblent justifier cette dernière manière de voir.

Angcor Wat ne parait pas mentionné dans la description chinoise traduite par Abel Rémusat; les ruines voisines du mont Bakheng y sont au contraire assez clairement indiquées. Quoiqu'il puisse paraître extraordinaire de n'attribuer à la pagode d'Angcor qu'une date aussi récente, l'omission de ce monument par un écrivain qui a apporté tant d'exactitude et de minutie à décrire la ville elle-même et les édifices qui l'entourent semble presque impossible à admettre. Dans tous les cas, les témoignages donnés plus haut, le caractère même de l'architecture d'Angcor l'inachèvement et l'imperfection de certains détail., tout en un mot s'accorde à faire de ce temple la plus récente comme la plus grandiose des oeuvres de l'architecture khmer.

Ce fut le malheureux et regrettable Mouhot qui fit pour ainsi dire une seconde et nouvelle découverte de ces ruines. Elles étaient alors si profondément ou buées que la grande compilation de l'Univers illustré, la plus complète publication- de ce genre, qui parut vers 1838, ne. faisait même pas mention du royaume du Cambodge. Si Mouhot ne fut pas le premier Européen à visiter Angcor dans ce siècle-ci, il fut le premier à en donner une description fidèle et des des sins intéressants. Après lui, M. de Lagrée commença la première étude approfondie, appuyée do plans exacts et de renseignements de toute nature, qui ait été tentée sur cette matière, et la publication officielle du voyage que je raconte ici permettra d'apprécier la valeur et l'étendue de son travail. M. Bastian, président de la Société de géographie allemande, entreprit vers 1866 un travail analogue, mais beaucoup moins complet; il s'est contenté de signaler dans l'ouvrage qu'il vient de faire paraître la ressemblance de l'architecture cambodgienne avec l'architecture des anciens monuments de Java, ressemblance au moins fort douteuse. M. Kennedy, attaché au consulat anglais de Ban Kok, se rendit aussi à Angcor à la même époque, accompagné d'un photographe, M. Thompson, et rapporta quelques photographies d'Angcor Wat. Ces photographies, ainsi qu'un plan assez imparfait d'Angcor Wat, levé par M. Thompson, ont été reproduites dans le bel ouvrage de M. J. Fergusson, qui a paru à Londres en 1867, et qui est intitulé : Histoire de l'Architecture chez tous les peuples. Enfin MM. Durand et Rondet, cette même année 1866, firent également ce pèlerinage ; mais ils n'ont pas jusqu'à présent, à ma connaissance du moins, publié leurs travaux.

En résumé, après être si longtemps restées dans l'oubli, ces ruines intéressantes paraissent devoir aujourd'hui attirer l'attention de l'Europe savante; mais qu'il me soit permis de constater ici. que c'est à deux Français qu'aura été dû ce résultat : Mouhot, par son initiative, le commandant de Lagrée par ses patientes recherches et les nombreux documents qu'il a amassés pendant deux années de séjour sur les lieux. Ni l'un ni l'autre n'ont pu jouir, hélas I de l'honneur de leur découverte ou du fruit de leurs travaux. Que leurs noms restent du moins inscrits par les savants et les archéologues au frontispice de l'histoire de cette civilisation qu'ils leur ont révélée !

On me pardonnera sans doute ces deux courtes excursions dans le domaine de la politique et de l'histoire, faites pour plaider la cause de deux chères mémoires et d'un monument précieux. Je me hâte de reprendre maintenant mon récit de touriste.

En dehors de nos occupations, les localités voisines nous fournissaient d'agréables buts de promenade, et la certitude que l'on foulait un sol où s'étaient jadis passées de grandes choses; où à chaque pas l'on pouvait retrouver des débris d'une admirable civilisation, donnait à ces excursions un charme tout particulier.

La petite rivière, d'Angcor coule à un kilomètre environ de la porte est de l'enceinte d'Angcor Wat; ceux qui redoutaient les eaux dormantes et les plantes aquatiques des deux grands bassins creusés au pied de la façade principale du temple, trouvaient là un lieu de baignade fort agréable. Ce petit cours d'eau creuse son lit sinueux entre des berges à pic, couvertes de végétation, le long desquelles la circulation est peu aisée. Mais l'espoir de découvrir les traces d'une chaussée, le soubassement d'un édifice détruit, en un mot le moindre vestige khmer m'entraînait souvent au milieu des lianes et des herbes qui obstruent toujours les forêts de ces climats. Il y a à cette recherche de l'antique je ne sais quelle vive jouissance que ne connaissent pas les touristes européens. Au lieu de parcourir des endroits cent fois décrits à la suite d'un cicérone bavard, être soi-même son guide, découvrir sous les herbes, ici une pierre, là une statue, plus loin des fondations, chercher par l'imagination à reconstruire l'édifice détruit, à le placer sur la carte, à le relier aux ruines déjà découvertes, jouir par avance du plaisir d'annoncer sa trouvaille à ses compagnons, de la faire valoir, d'en exagérer l'importance, tel était le genre d'émotion tout à fait nouveau que nous trouvions à ces promenades, et que je recommande aux voyageurs. Pendant quelque temps encore il sera possible de l'éprouver dans le Cambodge, car les épaisses forêts de ce royaume, si peuplé jadis, recèlent sans doute bien des monuments inconnus.

En même temps que des ruines, elles contiennent aussi force endroits giboyeux; c'était là un attrait de plus pour quelques-uns d'entre nous. Malheureusement la chaleur qui devenait extrême et les orages qui annonçaient à grands coups de tonnerre le commencement de la saison des pluies rendaient toutes ces courses très  fatigantes. M. Thorel, herborisateur infatigable , rapporta de ces premières courses faites avec trop d'entrain les germes de la dyssenterie qui devait quelques jours après éveiller toutes nos sollicitudes.

Le plus intrépide et le plus heureux promeneur était sans aucun doute M. de Lagrée, qui réussit pendant ce court séjour à découvrir trois monuments importants, situés dans le sud-est d'Angcor Wat, à trois lieues environ. Ces monuments, appelés Leley, Preacon et Bakong, lui paraissaient encore plus récents que la pagode, et témoigner d'une perfection artistique arrivée au dernier ternie du raffinement.

Ce n'était pas sans les plus grandes peines que M. de Lagrée obtenait des indigènes les renseignements nécessaires pour arriver à toutes ces ruines. Malgré l'autorité de sa situation , sa connaissance de la langue cambodgienne, la douceur et la simplicité de ses manières, il ne réussissait pas toujours à vaincre les répugnances des habitants et à se faire conduire aux endroits de la forêt qui contenaient un monument de quelque importance. La tradition locale conservait le souvenir de l'existence et du nom de ces monuments ; mais il ne se trouvait personne qui avouât en connaître le chemin, ou, le connaissant, qui consentit à servir' de guide. Au milieu de ces forêts, où l'on ne peut prendre aucun point de repère, les indications vagues des anciens du pays ne sont de nulle valeur, et l'on peut passer cent fois à quelques mètres de la ruine la plus considérable sans se douter de son voisinage, grâce à l'impénétrable rideau que la végétation tropicale étend partout devant le regard.

En outre des craintes superstitieuses qu'éprouvaient les indigènes à pénétrer dans les profondeurs de ces forêts, hantées, selon eux, par des esprits facilement irritables, leurs répugnances avaient: quelquefois aussi des mobiles intéressés. Ce n'est pas seulement au Cambodge que les ruines passent pour receler des très ors et les ruines khmers en ont d'ailleurs réellement contenu. Si bouleversées et si dépouillées qu'elles aient -été durant les longues guerres qui ont désolé pendant des siècles cette malheureuse contrée et amené sa sujétion définitive à Siam, on peut espérer encore d'y trouver quelques-unes des statues en cuivre ou des ornements en métal si prodigués autrefois dans tous les sanctuaires. Le Cambodgien qui connaît les localités de la forêt où se trouvent des ruines, garde donc souvent son secret pour lui et se défendra surtout d'y conduire un Européen, dont l'habileté à découvrir des très ors passe à ses yeux pour très  grande.

Dans l'enceinte même de la ville d'Angcor habitent quelques malheureux, la plupart réfugiés des provinces voisines, auxquels la cupidité ou le besoin font surmonter la terreur qu'inspire ce lieu redouté. Ils cultivent du riz dans les fossés qui entourent l'enceinte et lavent les sables aurifères que l'on trouve dans l'intérieur de l'épaisse forêt qui dissimule aux regards les ruines de l'ancienne capitale des Khmers.

C'était chez l'un de ces pauvres gens que M. de Lagrée avait pris gîte, en l'indemnisant largement , comme bien on pense, de son hospitalité. Par un singulier contraste, la case de l'indi gène était construite sur l'emplacement même du palais qui jadis s'élevait au centre de la ville.

M. de Lagrée, grâce aux indications de ce vieil hôte de la forêt, dont il avait enfin gagné toute la confiance, grâce aussi à ses longues investigations personnelles, était parvenu à reconstruire à peu près le plan des lieux et à retrouver sans hésitation, au milieu des étroits sentiers de la forêt, le chemin de tous les principaux monuments. Avec lui, on pouvait, en un jour , sinon étudier tous ces monuments , du moins les visiter tous et en prendre une idée ,exacte, tandis que, livré à lui-même, le touriste le plus infatigable et le plus judicieux eût mis plusieurs semaines à en l'aire successivement la découverte.

Telle fut la promenade que nous proposa M, de Lagrée au retour de sa visite aux ruines de Leley, Preacon et Bakong. Le capitaine de la canonnière 27, M. Espagnat, était venu nous rejoindre sur ces entrefaites à notre campement d'Angcor Wat. Nous passâmes toute une soirée , sur un escalier d'Angcor , à combiner la grande excursion du lendemain. Il faisait un magnifique clair de lune, et l'on sait que les ruines apparaissent cent fois plus belles à cette poétique lueur. Inspiré sans doute par la vue du monument qu'il aimait avec la passion d'un antiquaire, M. de Lagrée discuta avec vivacité et éloquence les origines de cette race cambodgienne dont la civilisation avait atteint un si grand degré de puissance. Il se refusait à croire, pour sa part, à cet abandon si précipité, à cet oubli si brusque dont cet admirable passé aurait été l'objet. Il pensait que l' Angcor décrite au treizième siècle par le voyageur chinois d'Abel Rémusat, qui était bien la ville en ruine où il allait nous conduire le lendemain , n'était point celle de Christoval de Jaque et de Ribadeneyra. Il croyait que les débris dont parlaient ces deux écrivains étaient ceux de Pnom Bachey, situées sur la rive droite du Mekong, à plusieurs journées en amont de Pnom Penh , monument dont il sera question dans le cours de ce récit. Il déclarait impossible qu'en moins de trois siècles le souvenir même d'Angcor la Grande ait pu disparaître chez les Cambodgiens eux-mêmes, alors qu'ils conservaient encore des annales qui relataient le séjour de leurs rois dans cette ville. Si en ce dernier point il avait complètement raison, et s'il ne faut voir dans l'assertion de Ribadeneyra à cet égard qu'une exagération de langage, il me paraît également bien difficile d'admettre l'assimilation des ruines de Pnom Bachey à celles que décrivaient les deux auteurs espagnols. Quelque temps après, M. de Lagrée eut comme le pressentiment de l'explication que j'ai indiquée plus haut, et que Mouhot avait effleurée, un peu au hasard peut-être, en énumérant les tremblements de terre parmi les causes de l'abandon d'Angcor. En effet, quand je quittai, quelques mois après, le chef de l'expédition pour gagner Pnom Penh en repassant par Angcor, il me recommanda de chercher sur ma route s'il n'existait point de traces d'un bras du fleuve ayant coulé jadis dans cette direction. Je n'ai point trouvé ces traces ; mais tout me porte à croire aujourd'hui que tel est l'ordre des recherches à tenter pour concilier tous les récits et tous les faits historiques relatifs à Angcor. J'ai essayé de faire ailleurs cette démonstration [7] ; mais, en effeuillant ici un à un tous les souvenirs du passé, je ne puis m'empêcher de regretter bien amèrement pour la science qu'il n'ait pas été donné de la faire à celui dont les investigations sur cette matière auraient été aidées de si précis et de si nombreux souvenirs des localités, et dont l'esprit exact et judicieux joignait à de minutieuses études archéologiques la connaissance de la langue et de l'écriture cambodgiennes.

De la terrasse extérieure d'Angcor Wat part une chaussée, aujourd'hui à demi enfouie sous le sol de la forêt, qui conduit à la porte sud de la ville en ruine elle laisse à gauche une petite colline que nous avions tous aperçue dans nos promenades et que j'ai déjà nommée plus haut, le mont Bakheng, petit mamelon de moins de soixante mètres d'élévation, et qui ne paraît d'abord qu'un insignifiant accident de terrain, dissimulé et atténué encore par l'épaisse végétation qui le recouvre. C'est à deux 'kilomètres environ d'Angcor Vat que l'on rencontre les premières déclivités de la croupe orientale du mont. Un cerf passe; vous faites deux ou trois pas en dehors du sentier pour essayer de le suivre du regard , et vous découvrez dans le fourré deux lions en pierre, d'une taille imposante, qui semblent vous inviter à aller plus loin. Au delà, quelques marches d'escaliers sont encore visibles de distance en distance. Sans aucun doute la petite colline recèle des ruines à admirer, et nous allons nous y arrêter un instant , avant de poursuivre notre route vers Angcor la Grande.

L'escalier au pied duquel se trouvent les lions est presque entièrement détruit et remplacé par une sorte de pente unie et recouverte de mousse , sous laquelle on retrouve bien vite la pierre. L'ascension en est facile : au bout de peu de temps on arrive à une sorte d'esplanade pratiquée dans la roche même, et dont la surface paraît avoir été jadis soigneusement nivelée avec du ciment. Une petite construction en briques attire le regard; elle abrite une empreinte d'un pied de Bouddha dont la dorure et les dessins sont, comme cette construction elle-même, de date très moderne; niais on découvre bientôt, dans le roc, plusieurs trous ayant servi à l'encastrement de colonnes, et, un peu plus loin , on aperçoit debout quelques unes d'entre elles. Si l'on suit les traces de cette colonnade, on arrive à une enceinte qui s'ouvrait peut-être par une porte monumentale; mais il ne reste plus de vestiges suffisants pour reconstituer sûrement cette partie de l'édifice. En dedans de l'enceinte , et symétriquement placées des deux côtés de la colonnade, se trouvent deux constructions ruinées , dans l'intérieur desquelles sont de nombreuses statues ou fragments de statues pieusement recueillis par les habitants. En continuant toujours à marcher vers l'ouest, on arrive enfin au pied de ce qui constituait autrefois le monument lui-même. Ce sont cinq terrasses taillées dans le sommet de la colline et régulièrement étagées. Leur forme est légèrement rectangulaire , et elles sont en retrait, les unes sur les autres, d'un peu moins de quatre mètres; la hauteur des gradins qu'elles forment est de trois mètres vingt : on les franchit à l'aide d'escaliers, construits sur les milieux des quatre faces, et que gardent des lions de pierre placés sur des socles. Aux angles de chacune des terrasses, et à neuf mètres environ des deux côtés de chaque escalier, sont construites d'admirables petites tourelles de cinq mètres d'élévation. Ces soixante tourelles contenaient chacune une statue.

Au centre de la terrasse supérieure est un soubassement haut d'un mètre environ, et ayant trente mètres dans le sens nord et sud, sur trente et un mètres cinquante dans le sens est et ouest. C'était sur ce soubassement qu'étaient élevées les tours qui dominaient la contrée avoisinante. Mais on n'y retrouve plus qu'un amas informe de ruines. Leur examen permet de reconnaître que ces tours étaient au nombre de trois, faisant face à l'est , et que celle du milieu devait être la plus considérable. Du sommet des ruines, la vue est ravissante : aux pieds du spectateur s'étend le dôme mobile de la forêt dont les vagues et indéfinissables rumeurs montent jusqu'à lui. Cette forêt s'étend à perte de vue dans la direction du nord, et le regard cherche en vain à découvrir au milieu des arbres le faîte de quelques-uns des hauts monuments de la ville d'Angcor. Dans le sud-est, Angcor Wat, ses tours et ses colonnades se détachent nettement au-dessus de la plaine dénudée, et les quelques bouquets de palmiers et d'arbres à fruit qui l'entourent donnent au paysage un caractère oriental plein de poésie et de grâce. Vers l'ouest , un petit lac réfléchit dans son miroir la verdure environnante. Dans le sud, on entrevoit confusément, au travers des chaudes vapeurs qui voilent l'horizon, la jaunâtre étendue du Grand Lac.

Quel féerique aspect devaient jadis présenter du haut de ces tours la montagne elle-même avec ses lions, ses tourelles, ses gradins de pierre descendant jusqu'à la plaine et à la ville d'Angcor Tom avec ses remparts et les monuments innombrables sur la cime desquels l'or étincelait et que la forêt recouvre aujourd'hui d'un uniforme linceul de verdure !

Les débris qui sont accumulés au pied de la montagne permettent de supposer qu' autrefois une double rangée de constructions en briques entourait la base du monument : c'était là sans doute le logement d'une garnison ou d'une garde nombreuse. La position du mont Bakheng par rapport à la ville voisine lui assigne en effet le rôle d'acropole et il a dû être choisi pour cette destination dès le premier établissement de cette ville. Mais M. de Lagrée sc refusait à voir dans le monument qu'il supporte , si ancien qu'il puisse être, l'enfance de l'art cambodgien, comme l'a écrit Mouhot. Le mode d'ornementation et le style de l'architecture y sont à peu près les mêmes que dans les autres ruines khmers. Il semble d'ailleurs que cette architecture soit née tout d'une pièce et n'ait eu ni tâtonnements à ses débuts, ni longue agonie avant sa brusque disparition, comme si elle avait été apportée du dehors par une race conquérante, qui se serait ensuite subitement éteinte.

Continuons maintenant notre route vers la ville elle même. Au bout de quelques minutes de marche, nous arriverons devant une porte qui appartient à la face sud de l'enceinte. Celle-ci est rectangulaire et offre un développement total de quatorze kilomètres et demi. Un fossé de cent vingt mètres de large et de quatre à cinq mètres de profondeur l'entoure complètement. Les murailles ont neuf mètres de hauteur et sont soutenues intérieurement par un fort épaulement en terres levées qui a plus de quinze mètres d'épaisseur au sommet. La porte vis-à-vis de laquelle nous nous trouvons est, précédée d'un pont de pierre jeté sur le fossé; mais les guerres, les destructions de toute sorte ont ici tellement bouleversé le terrain qu'à peine peut-on reconnaître, au milieu des débris accumulés, les principales dispositions de la construction de ce pont. Heureusement il existe quatre autres portes pareilles, une sur chacune des faces nord et ouest et deux sur la face est. C'est surtout à la porte de l'ouest et à celle du- sud-est, celle que la tradition appelle la porte des Morts, que l'on peut bien juger de ce que devaient être autrefois ces avenues monumentales. Elles sont construites en larges blocs de grès, et reposent sur une série d'arches étroites à peine suffisantes pour la circulation des eaux du fossé. Un gigantesque dragon de pierre forme balustrade des deux côtés et vient redresser à l'entrée du pont ses neuf têtes en éventail; il est supporté de chaque côté par cinquante-quatre géants assis faisant face à l'extérieur. A la porte sud-est, ces statues représentent des personnages à figure grave, couverts de riches vêtements, la tête ornée d'une haute coiffure. Ceux qui sont les plus rapprochés de la porte sont plus élevés que les autres et ont une tête à plusieurs faces ou des têtes multiples.

Les portes elles-mêmes n'ont qu'une seule ouverture pratiquée dans un énorme massif relié à l'enceinte par une galerie. Ce massif sert de base commune à trois tours qui se terminent en pointe et dont la tour centrale est la plus élevée. Sur chacune des quatre faces de ces tours se profile une grande figure humaine et une cinquième tête les couronne. D'après la relation chinoise que j'ai déjà mentionnée, la coiffure de cette cinquième figure du Bouddha était dorée, et c'était le sommet pointu de cette tiare, commune à toutes les idoles bouddhiques, qui terminait la tour. A la base des tours et dans les angles successifs, qui ménagent des deux côtés la transition du massif central de la porte au mur d'enceinte de la ville, sont des figures en haut-relief. Des éléphants de pierre de grandeur naturelle paraissent sortir de la muraille; leur trompe saisit un arbuste, l'appuie sur le sol et lui fait partager ainsi l'effort que semble supporter cette cariatide d'un nouveau genre.

Cette longue chaussée peuplée d'êtres de pierre à apparence étrange; ces tours qui dessinent et répètent à profusion la grande physionomie du Bouddha, les sculptures gigantesques dont elles sont revêtues font rêver aux prodiges des Mille et une Nuits et l'aspect devait en être autrefois des plus saisissants. L'habile restauration que M. Delaporte a si heureusement tentée de l'une de ces entrées triomphales fait mieux comprendre que toutes les descriptions l'admiration qu'elles excitaient jadis et que notre auteur chinois ne peut s'empêcher, quoi qu'il en ait, de laisser éclater naïvement dans son récit. « Les statues, dit-il, sont très grandes : elles ressemblent à des généraux. » Et plus loin : « Je pense que les éloges donnés par les marchands qui arrivent de ce pays, à la richesse du Tchen-la, viennent de l'admiration que leur ont inspirée ces monuments. »

Pénétrons par la porte sud dans l'intérieur même d'Angcor la Grande. La forêt, interrompue un instant par la large bande du fossé qui forme autour de la ville en ruine comme une éclaircie lumineuse, redevient ici plus dense et plus sombre. Un étroit sentier serpente sous les grands arbres en se dirigeant vers le nord; çà et là apparaissent quelques pierres isolées recouvertes de mousse. Au bout d'un kilomètre et demi environ, on rencontre quelques pauvres cases cambodgiennes. A droite de ce hameau, en s'engageant dans le taillis, on découvre l'un des plus singuliers et des plus beaux monuments de toutes ces ruines. L'enceinte extérieure en est à moitié enfouie sous les détritus végétaux qui depuis des siècles ont exhaussé le sol de la forêt, et le fossé est entièrement comblé. On distingue cependant encore les restes des chaussées qui le traversaient et aboutissaient aux quatre entrées principales. Il faut escalader des monceaux de pierres provenant de la chute des parties supérieures de l'édifice et se frayer un passage difficile au milieu des lianes qui étendent de tout côté leur réseau souvent épineux. Une fois l'enceinte franchie, le monument n'offre au premier coup d'oeil qu'un amas confus de tours et de galeries dont il est difficile de comprendre l'agencement. Une galerie rectangulaire à colonnade extérieure, aujourd'hui complètement détruite, paraît avoir entouré autrefois tout l'édifice; elle mesurait. environ cent vingt mètres sur cent trente. Le mur intérieur de cette galerie, qui est resté debout, est couvert de bas-reliefs enfouis sous les débris du toit et de la colonnade. En continuant à s'avancer dans l'intérieur de l'édifice, on arrive par des couloirs perpendiculaires à une seconde galerie concentrique à la première. Au centre de chacune des faces de ce nouveau rectangle s'élèvent trois tours; les angles en sont également munis, de telle sorte que cette seconde galerie supporte seize tours. De riches sculptures ornent partout les murailles. Dans l'intérieur des tours, ce sont des rois et des reines accompagnés d'une cour nombreuse; ailleurs, des combats navals, des animaux fantastiques, des personnages dans l'attitude de la prière, de longues processions où l'on retrouve les êtres légendaires et les animaux fantastiques des bas-reliefs d'Angcor Wat. Une troisième galerie rectangulaire, concentrique aux deux premières; supporte également un certain nombre de tours, mais ici les galeries se superposent en deux étages et l'étage inférieur est tellement obscur, les entrecroisements des couloirs perpendiculaires tellement compliqués , qu'il devient à peu près impossible de se reconnaître dans ce labyrinthe et qu'il est nécessaire de monter sur la terrasse qui s'étend au-dessus, pour mieux juger du reste du monument. De là le coup d'ail est des plus saisissants : autour de vous, de tous côtés, s'élèvent de nombreuses tours, de hauteurs et de circonférences inégales, dont les faces représentent de grandes figures humaines tournées vers les quatre points cardinaux. Ce n'est qu'après plusieurs tentatives qu'on arrive à compter ces tours : il y en a quarante-deux !

La tour centrale qui les domine toutes est d'une merveilleuse construction : c'est peut-être le chef-d’œuvre le plus remarquable et le plus original de toutes ces ruines. Elle a dix-huit mètres de diamètre à la base, une quarantaine de mètres de hauteur, et elle se compose de trois étages distincts. A l'étage inférieur viennent se croiser à angle droit les deux galeries perpendiculaires qui aboutissent aux quatre entrées du monument. De forts massifs partagent en deux secteurs égaux l'espace qui sépare chaque bras de la croix ainsi formée, et les huit compartiments qui en résultent et qui ne communiquent pas avec les galeries elles-mêmes, s'ouvrent au dehors sur une colonnade circulaire d'une grande beauté. Le second étage de la tour est une galerie également circulaire à laquelle viennent aboutir les galeries supérieures de l'édifice. Enfin, au niveau de la terrasse prennent naissance huit tourelles qui entourent la flèche centrale. Ces deux derniers étages sont presque entièrement ruinés. Dans le vestibule inférieur de la tour sont des inscriptions. Grands furent notre étonnement et l'indignation du commandant de Lagrée, quand il s'aperçut que l'une de ces inscriptions, encore intacte lors de sa précédente visite, avait été grattée et détruite. Cet acte de vandalisme inintelligent était-il le fait d'un indigène superstitieux ou d'un touriste anglomane qui aurait voulu, après avoir pris l'empreinte de l'inscription, s'en assurer la connaissance exclusive? Nous nous perdîmes en conjectures à ce sujet.

Les caractères de ces inscriptions, le style de l'ornementation semblent attribuer au Monument des Quarante-deux Tours une antériorité de construction sur Angcor Wat. Notre auteur chinois fait une description assez obscure de ce monument, et il semble en résulter que la tour centrale était complètement dorée. L'impression produite par ces tours nombreuses admirablement disposées pour se démasquer réciproquement et, parleurs différences de taille, exagérer l'effet de la perspective, devait être prodigieuse, et il est possible de s'en faire une idée par le dessin ci-joint (voy. p. 25), qui est un essai de restauration de l'ensemble du monument, fruit des patientes et consciencieuses recherches de M. Delaporte. Le none khmer de ce singulier édifice est Baion; les Cambodgiens l'appellent aussi, en raison du labyrinthe de galeries qu'il présente: Preasat ling potin, « Pagode où l'on joue à cache-cache. » Faut-il reconnaître dans ce monument l'Ile aux Cent Tours dont parlent les historiens de la dynastie des Ming, où l'on réunissait des singes, des paons, des éléphants blancs, des rhinocéros auxquels on servait à manger dans des auges et des vases d'or ? peut-être; et cette destination, dans les idées bouddhiques, ne contredirait en rien l'affectation et le caractère essentiellement religieux de ce singulier édifice.

Malgré l'ombre épaisse de la forêt, la, chaleur se faisait, fortement sentir quand nous quittâmes les sombres et fraîches galeries de Baion. Nous avions hâte d'arriver au centre de la ville en ruine, pour nous rafraîchir dans la petite case où le commandant de Lagrée avait pris gîte les jours précédents. Elle se trouvait d'ailleurs, on se le rappelle, au milieu même des ruines du palais, ou de ce que M. de Lagrée appelait les Enceintes centrales. Chemin faisant, nous traversâmes les restes d'une pagode en dehors de laquelle se dresse, sur les bords du sentier, une pierre couverte d'une inscription en vieux caractères khmers.

Deux murailles séparées par un large fossé circonscrivent rectangulairement la résidence royale, qui mesurait dans le sens est et ouest plus de cinq cents mètres, et environ deux cent quatre-vingt-dix dans le sens nord et sud. Six portes donnaient accès à l'intérieur, une au milieu de chacune des faces, les deux autres aux angles de la face est. L'entrée la plus monumentale est celle de cette dernière face, qui est encore assez bien conservée; les autres portes, comme les enceintes elles-mêmes, sont presque entièrement détruites. En avant de la face est, et parallèlement à elle, s'étend sur toute la longueur de la façade une grande terrasse qui offre cinq espèces de bastions ou parties saillantes, trois au centre, deux aux extrémités. Les murs de soutènement de cette terrasse sont couverts d'admirables sculptures d'un très grand relief. Ce sont des combats de géants, des êtres fantastiques à bec et à pattes d'oiseaux et à corps humain, plus loin des scènes de guerre ou de chasse où figurent de longues séries d'éléphants dans les attitudes les plus variées et les plus naturelles. Au delà de l'extrémité nord de cette terrasse, est un belvédère en forme de croix sur lequel repose, abritée par un mauvais toit, la fameuse statue que Mouhot a fait connaître sous le nom de Roi Lépreux, et pour laquelle il est difficile de partager son enthousiasme. Ici se retrouve, en effet, la même infériorité de ciseau que j'ai déjà signalée à propos des statues du mont Crôm. Les murs du belvédère du Roi Lépreux sont, comme ceux de la terrasse, couverts de sculptures en haut-relief représentant une série de femmes ou de saintes de la légende bouddhique.

Le bastion central de la terrasse est le plus considérable des cinq et supporte une esplanade, également en forme de croix, et d'une certaine élévation, qui conduit à la porte monumentale de la face est. Si l'on franchit cette dernière porte pour pénétrer dans l'intérieur des Enceintes centrales, on ne trouve d'abord que quelques vestiges de murailles et de tours n'offrant aucun intérêt. Plus avant, en appuyant vers le sud, on rencontre, presque enfoui sous les hautes herbes, un petit belvédère isolé supporté par des colonnes rondes et analogue à celui qui orne la façade d'Angcor Wat, quoique de dimensions beaucoup moindres. Du côté du nord sont plusieurs bassins de forme rectangulaire et à revêtements de pierre dont le plus grand mesure quatre-vingt-quatre mètres sur quarante-cinq. Les parois en sont ornées de sculptures plus remarquables encore que celles qui recouvrent les murs de la grande terrasse. C'est près de ce bassin que se trouvait la case que nous cherchions.

Après quelques minutes de repos, nous continuâmes nos investigations. Tout près de nous se trouvait le monument appelé Phi man acas, qui parait occuper exactement le centre des Enceintes centrales. La partie supérieure de l'édifice, qui devait être une tour, s'est écroulée récemment; la base a deux étages. Par la position de ce monument et l'importance de ses débris, il semble que ce soit là la tour d'or dont parle le voyageur chinois. C'était le lieu où se retiraient la nuit les rois d'Angcor. Ecoutons la légende curieuse qu'il rapporte à ce sujet « Plusieurs personnes d'un rang distingué m'ont raconté qu'anciennement il y avait dans cette tour une fée sous la forme d'un serpent à neuf têtes, laquelle était la protectrice du royaume; que, sous le règne d'un des rois du pays, cette fée prenait chaque nuit la figure d'une femme et venait trouvcr le prince ; et, quoiqu'il fût marié, la reine sa femme n'osait entrer chez lui avant une certaine heure; mais au signal de deux coups la fée se retirait et le prince pouvait recevoir la reine ou ses autres femmes ; si la fée était une nuit sans paraître, c'était un signe de la mort prochaine du roi,: si le roi, de son côté, manquait au rendez-vous, on pouvait être sûr qu'il y aurait un incendie ou une autre calamité. »

En s'avançant toujours vers l'ouest, et à très peu de distance de la tour de Phi man acas, on rencontre les ruines d'une enceinte intérieure. Ce serait là, d'après la tradition, l'emplacement de l'habitation particulière des rois. Cette enceinte ne contient aucun vestige important.

Au delà, on ne trouve plus que des murs ruinés, déterminant de nouveaux compartiments dans l'intérieur du palais. Si l'on sort par la porte ouest, on rencontre une dernière enceinte en terres levées qui s'étend parallèlement aux faces ouest et sud des Enceintes centrales, à une distance de quatre-vingts mètres environ. Le long de la face sud, cet intervalle est occupé par un bel édifice nommé Baphoun, auquel conduit une longue chaussée qui vient se terminer du côté est par une entrée monumentale et trois hautes tours, placées presque sur l'alignement de la grande terrasse. Nous gravîmes par le côté nord les deux étages inférieurs de cet édifice qui se compose de cinq terrasses superposées. Là, des escaliers en ruine conduisent au troisième étage sur lequel s'élève une galerie à portes monumentales. Les deux derniers étages paraissent avoir supporté un édifice analogue à l'édifice central d'Angcor Wat. Des restes de tours, des pans de galeries encore debout, semblent reproduire en effet, sur une échelle moindre, les principales dispositions de ce dernier temple. Seulement, les étages sont proportionnellement plus élevés et le développement des galeries plus restreint. La végétation a tellement recouvert toutes les parties de ce monument, (lue, malgré sa grande hauteur, on parvient à peine au sommet à découvrir la surface ondoyante de la forêt environnante. Les banians, les grands arbres de la famille des diptérocarpées, appelés Yao par les Annamites, se sont multipliés partout et .ont servi de points d'attache à de gigantesques lianes, (lui s'entrecroisent de tous côtés. Un grain vint nous surprendre pendant que nous cherchions à distinguer la cime du mont Bakheng au travers de ce rideau de verdure. Nous nous réfugiâmes dans une fraction de galerie inclinée tout entière à plus de vingt degrés de la verticale et retenue dans cette position, au-dessus des étages inférieurs, par un solide lacis de ces plantes vigoureuses particulières aux régions tropicales, et qui donnent à leurs forêts un aspect si caractéristique.

Nous avions encore à visiter le groupe de ruines appelé par M. de Lagrée les Magasins et qui se trouve à deux cents mètres environ à l'est de la grande terrasse. Là se trouvent, exactement alignées du nord au sud, dix grosses tours en pierre de Bien-hoa. En arrière de ces tours et à très  peu de distance sont deux édifices rectangulaires construits en grès et qui paraissent avoir été jadis soigneusement fermés. Cette circonstance et l'absence d'ornemcntation semble indiquer qu'ils étaient destinés à contenir le riz et les autres approvisionnements nécessaires à la capitale d'un grand empire. Près des Magasins sont des restes de pagodes, deux pièces d'eau à revêtements de pierre et quelques autres ruines de moindre intérêt.

Si des Magasins on se dirige vers le nord en obliquant légèrement à l'ouest, on rencontre, après avoir parcouru environ trois cents mètres dans le taillis, des belvédères à colonnes rondes, des tours en grès, des bassins réunis dans un petit espace. Ce nouveau groupe de ruines est appelé par les habitants Preapithu.

Tels furent les monuments que le commandant de Lagrée nous fit rapidement visiter. C'étaient les seuls dignes d'intérêt qu'il connût dans l'intérieur d'Angcor Tom. Si l'on veut bien se rappeler que toutes ces ruines se trouvent au milieu d'une épaisse forêt, et que le temps et les moyens que M, de Lagrée avait pu consacrer à leur recherche avaient été fort limités, on ne trouvera pas étonnant qu'il y ait lieu d'espérer encore de nouvelles et importantes découvertes. Il n'y aurait pour cela qu'à suivre exactement la description donnée par l'auteur chinois si souvent cité dans les lignes qui précèdent, et à se diriger d'après elle. En dehors de la ville, il y aurait surtout grand intérêt à retrouver les vestiges de deux lacs dont elle parle et qui contenaient de remarquables constructions. La non-existence actuelle de ces lacs est une forte preuve à l'appui de l'opinion qui attribuerait à une cause géologique la brusque disparition de la civilisation khmer.

Quelque temps après notre visite à Angcor Tom, je fis avec M. Delaporte une excursion le long des remparts est de la ville; pendant que mon compagnon dessinait la porte et la chaussée des Géants, je m'aventurai dans les épais taillis parsemés de clairières qui bordent de ce côté les fossés de l'ancienne capitale des Khmers. Je voulais retrouver les ruines d'Ekdey, Taprom et Ta Keu, déjà décrites par Mouhot et visitées par M. de -Lagrée ; je ne parvins à découvrir qu'une grande pièce d'eau appelée par les indigènes Sra Srong, et dont la margelle est en grès. Au sud de ce bassin est une chaussée en terres levées que j'essayai de suivre. Je n'aboutis qu'à une partie inextricable de la forêt, et après une pénible marche au milieu des herbes et des lianes, je revins sur les bords de la petite rivière d' Angcor, que j'avais déjà traversée une fois et que je suivis jusqu'à la hauteur d'Angcor Wat sans pouvoir rencontrer le pont dont Mouhot a signalé l'existence et dont le commandant de Lagrée avait levé le plan.

Ce fut ma dernière excursion dans les environs d'Angcor. Le temps s'était rapidement écoulé au milieu de ces nouvelles et intéressantes occupations. L'heure du retour avait sonné; le 1 juillet, à dix heures du matin, nos éléphants nous attendaient tout sellés, sur la plate-forme qui précède Angcor Wat, et nous nous remettions en route pour Siem réap, où un bon repas nous était préparé par les soins du gouverneur. A midi, après lui avoir dit un cordial adieu, nous nous embarquions vis-à-vis la porte même de la citadelle, dans des barques légères. La crue des eaux rendait possible la navigation de la rivière d'Angcor de ce point jusqu'au Grand Lac. La chaleur était étouffante et prédisposait plus à la sieste qu'à la contemplation du paysage monotone qu'offraient les prairies noyées au travers desquelles la rivière promenait ses capricieux méandres. D'innombrables bandes d'oiseaux de marais volaient lourdement' au-dessus de nos têtes, ou, rangés impassibles le long des rives, nous regardaient passer sans interrompre leur pêche. Le soir, nous étions rendus à bord de la canonnière 27 qui appareillait immédiatement. Le 2 juillet, à la tombée de la nuit, nous jetions de nouveau l'ancre devant Compong Luong.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livaison.)


[1] Ce voyage, entrepris par ordre du gouvernement français et dirigé par M. le capitaine de frégate Doudart de Lagrée, a été couronné par les Sociétés de Géographie de Paris et de Londres. La première, dans sa séance du 30 avril 1869, a partagé sa grande médaille d'or entre les deux chefs successifs de l'expédition, MM. de Lagrée et Garnier; la seconde, dans sa séance du 23 mai 1870, vient de décerner à M. Garnier sa patron's medal, ou médaille de la reine Victoria.    E. C.

[6] Traduction Ternaux Compans

[7] On la trouvera dans la prochaine publication officielle du voyage