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LE TOUR DU MONDE - Volume XXII -1870-2nd semestre - Pages 049-096

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Jeux funèbres au Laos: la lutte

VOYAGE D'EXPLORATION EN INDOCHINE.

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU'.
ILLUSTRATIONS INI DITES D'APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE. LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1867-1868

Chapitre 3 début chapitre 4

III (suite)
Séjour à Bassac (suite).

Au pied de cette muraille, dans les cavités de la ro­che, se trouvaient plusieurs petits bassins d'une eau fraîche et pure. Nous étions altérés et affamés : les pro­visions furent retirées des gibecières, étendues devant nous, et après nous être convenablement restaurés, nous nous mimes en devoir de gravir la roche qni nous bar­rait le chemin. Sur la droite, elle s'était affaissée sur elle-­même et brisée en blocs énormes qui en facilitaient l'es­calade. En moins d'un quart d'heure, nous arrivions au sommet de ce premier échelon. Nous nous trouvions au milieu d'une clairière, sur les bords d'un ruisseau qui un peu plus loin se répand le long de l'arête vive du rocher et alimente les chutes d'eau que nous avions rencontrées. Un gazon épais formait tout autour de nous un tapis moelleux, qui était extraordinairement foulé et avait été récemment le lit de repos de quelque bête sauvage. De là rien ne limitait le regard du côté du sud et nous jouissions d'un coup d'oeil magnifique: nous dominions complètement la forêt que nous avions eu tant de peine à traverser, et Bassac, le fleuve dans son lointain parcours, les grandes îles qui l’émaillent, se déroulaient au delà du sombre rideau de verdure étendu à nos pieds. A cette distance les maisons et les rizières se dessinaient avec une netteté d'autant plus singulière que la nuance plus claire de la plaine contribuait à les faire paraître dans un éloignement plus grand. A notre droite, au contraire, le pic de Bas­sac et ses hauts contre-forts nous apparaissaient avec un si puissant relief, qu'il semblait que nous n'eussions qu'à étendre le bras pour les toucher. Tout ce paysage était baigné de l'éclatante lumière qni est propre aux pays chauds et qui moirait de reflets argentés le long ruban du fleuve. Cette admirable perspective, dont quelques parties nous étaient encore masquées par les ondulations inférieures de la montagne, nous en­couragea à continuer notre ascension. Nous quittâmes l'étroite clairière pour remonter le lit du ruisseau qui était incliné à quarante-cinq degrés. Après une marche longue et pénible, nous aboutîmes à une seconde mu­raille plus haute que la première et complétement à pic. L'eau suintait en filets imperceptibles à chaque point de la surface rocheuse. Au-dessus de nos têtes, nous apercevions, suspendus à une grande hauteur, quel­ques arbres gigantesques surplombant légèrement du plateau supérieur. Il nous sembla que ce devait être là l'arête culminante de la montagne. Nous examinâmes le rocher de tous côtés : nulle part il ne s'incli­nait de façon à en rendre l'accès possible. Mais, sur la gauche, une étroite crevasse, presque verticale, parta­geait en deux cette énorme masse de pierre. De nom­breuses plantes, quelques arbustes croissaient le long des parois de cette fente et pouvaient fournir des points d'appui suffisants. Une de ces plantes attira l'attention de M. Thorel. Il s'élance, l'atteint, nous entraîne à sa suite , et après une gymnastique assez rude, nous arrivons au sommet du rocher, non sans qnelques égratignures aux mains et aux genoux. Quel ne fut pas notre désappointement en voyant se dresser de­vant nous, à une centaine de mètres en arrière, une nouvelle et plus formidable barrière. C'était le dernier de ces gradins de pierre, taillés pour des géants dans les flancs de la montagne; nous n'avions plus le cou­rage et le temps de continuer cet exercice. Après nous être reposés sur le bord du plateau étroit où nous étions parvenus et avoir longuement regardé le pano­rama de la vallée du fleuve agrandi, mais plus confus et se perdant de tous côtés dans les vapeurs d'un loin­tain horizon, nous dûmes songer à revenir sur nos pas. La descente fut plus difficile que l'avait été l'as­cension. Le regard mesurait maintenant la hauteur qu'il fallait franchir, et cet aspect que l'on n'avait pas eu en montant donnait le vertige et faisait trembler le pied et la main. Ce fut encore M. Thorel qui se sus­pendit le premier au-dessus de l'abîme et s'assura des premiers échelons où nous allions poser le pied. Nous nous tendîmes successivement la main et nous arrivâmes en bas sans encombre. Il était fort tard quand nous rejoignîmes le campement. Nous n'avions réussi à gravir que les trois quarts de la hauteur totale de la montagne et nous serions parvenus au sommet avec dix fois moins de peine et de fatigue, si, au lieu de nous en prendre au côté le plus inaccessible, nous eussions attaqué le versant est qui offre une pente douce et continue, Ces sortes de méprises, inévitables quand on parcourt sans guide un pays inconnu et cou­vert d'une épaisse végétation, ne sont pas à regretter elles font acquérir mieux que tous les renseignements et toutes les descriptions une idée juste de la topogra­phie de la contrée et sont absolument nécessaires pour en bien comprendre la carte, en d'autres termes, pour arriver à en trouver la formule géographique.

Quelques jours après, je fus chargé par M. de Lagrée d'aller reconnaître le cours inférieur du Se Don, grand affluent de la rive gauche du fleuve qu'il vient rejoindre un peu au-dessus de Bassac. Cette rivière contourne et limite au nord le massif volcanique dont j'ai parlé et qui lui donne naissance. M. Thorel se joignit à moi pour cette excursion, et j'emmenai, comme dans ma première reconnaissance des rapides, le matelot Renaud, dont les connaissances en cam­bodgien devaient faciliter nos relations avec un fonc­tionnaire de Bassac, auquel cette langue était familière et qui avait l'ordre du roi de nous accompa­gner.

Nous partîmes le 3 octobre, à sept heures du matin, dans une barque légère. Le fleuve avait déjà sensible­ment baissé et son courant était moins rapide. Au­dessus de la grande île de Deng, ses eaux se réunis­sent en un seul bras , niais son lit se sème de brousses et de rochers, et s'élargit jusqu'à atteindre trois à quatre kilomètres. Nous approchions du Phou Molong, le grand pic que j'ai dit terminer au nord la chaîne de montagnes de la rive droite, et sa base ar­rondie semblait barrer le passage devant nous. Le fleuve vient, en effet, la contourner sur la moitié de sa circonférence, et, maintenu de ce côté par cette puissante barrière, de l'autre par une chaîne de col­lines, dernière ramification du massif de la rive gauche, il se réduit subitement à une largeur de cinq à six cents mètres ! Sa profondeur là doit être énorme et je ne trouvai pas le fond à trente mètres. Le caractère du paysage change en même temps d'une façon brus­que ; au lieu de ces plaines riantes et uniformes que les eaux brillantes parcouraient lentement en y des­sinant des centaines d'îles, au lieu de ces rives presque noyées que dissimulaient de longues lignes de pal­miers et de maisons, des berges à pic où la roche fais irruption partout, de hautes ondulations couvertes de forêts encadrent de tous côtés l'onde noire et rapide. Chaque perspective du fleuve, au lieu de se perdre dans un horizon sans limites, s'arrête à peu de dis­tance et le coup d'ail se renouvelle sans cesse. Si nous fûmes charmés au point de vue pittoresque de ce changement de décors, je fus surtout heureux, pour ma part, de l'allégement qui en résultait pour mon travail de géographe. D'un seul regard je pouvais embrasser le fleuve et en arrêter le contour. Les sommets des montagnes avoisinantes fournissaient de nombreux et d'excellents points de repère, et il ne l'allait plus comme auparavant revenir sans cesse sur ses pas, pour se rendre compte de la configuration des rives.

L'étranglement du fleuve produit par le Phou Molong est assez court et le Cambodge revient bientôt à une largeur d'un kilomètre. Après avoir passé au pied du Phou Salao, colline de deux cents mètres de hauteur environ, qui infléchit le cours du fleuve à l'est, nous découvrîmes sur la rive gauche l'étroite embouchure du Se Don, en aval de laquelle s'élèvent le long de la berge des colonnes basaltiques d'un aspect original. A cinq heures du soir nous entrions dans la rivière. Elle est d'une largeur uniforme de près de deux cents mètres, et son cours est aussi sinueux que celui de la Seine aux environs de Paris. Notre marche devint plus rapide au milieu de ses eaux tranquilles. Il était presque entièrement nuit quand nous nous arrêtâmes à un petit village situé sur la rive gauche. Notre mandarin d'es­corte se hâta d'annoncer aux autorités locales la visite des étrangers, et s'employa à nous procurer ce (lui de­venait pour nous le problème à résoudre chaque jour, le bon souper et le bon gîte du fabuliste. La pagode du hameau nous fournit le second ; nos provisions et quel­ques achats faits aussitôt, les éléments du premier. Pendant que Renaud se livrait à de savantes prépara­tions culinaires, nous liâmes conversation avec les bonzes et le maire de l'endroit, pour nous former à cette gymnastique de langage qui devenait notre exercice quotidien. Gestes variés , dessins ingénieux étaient appelés au secours de notre ignorance des mots, et il était rare que l'on n'obtînt pas par ce procédé, au bout d'une demi-heure d'efforts, sept ou huit réponses entièrement contradictoires. Il fallait ensuite satisfaire la curiosité des indigènes, leur expliquer le maniement de nos armes, l'usage de nos montres et de nos us­tensiles de toute sorte. La conversation se terminait par une distribution de petits cadeaux, tels que des aiguilles, des couteaux ou des images qui comblaient de joie ces naïves gens.

Le lendemain, nous continuâmes notre reconnais­sance : la baisse des eaux se prononçait de plus en plus, et au pied des berges droites et hautes de trois ou quatre mètres qui encaissaient régulièrement le cours de la petite rivière, quelques plages de sable ou de rocher se montraient çà et là à découvert. Le calme des rives, la marche silencieuse de notre pirogue qui s'avançait à la pagaye, encourageaient de nombreux caïmans à venir y bâiller au soleil du matin. J'essayai à plusieurs reprises de troubler par des coups de feu la rêverie paresseuse de ces gracieux animaux; mais ma carabine, arme Lefaucheux fort légère et fort commode, était d'un calibre trop faible pour leur dur épiderme. Les balles ricochaient ou s'aplatissaient sur les écailles, à la grande stupéfaction des rameurs, devant lesquels je me sentais humilié de l'impuissance de mon arme. Le seul effet que produisaient mes pro­jectiles était de sortir de leur torpeur les indolents amphibies; après quelques secondes de réflexion, ils se laissaient glisser dans l'eau avec majesté et dispa­raissaient aux regards. Quelques paons picoraient aussi sur la grève, mais il eût fallu du gros plomb et non des balles pour les atteindre, et ce gibier délicieux ne nous donna que des convoitises inassouvies.

Le soir, après avoir remonté dans la direction du nord pendant une trentaine de kilomètres, nous nous arrêtâmes à Solo Niai, village situé sur la rive gau­che et qui paraît être le point d'embarquement des marchandises qui arrivent de l'intérieur à dos d'élé­phant. Nous étions à peu de distance de chutes con­sidérables qui interrompent la navigation de la rivière et que le commandant de Lagrée m'avait recommandé d'examiner avec le plus grand soin. Les rives du Se Don, qui jusque-là nous avaient paru assez plates, commen­çaient à s'accidenter ; de petites chaînes de collines ondulaient les environs de Sólo Niai, et de tous côtés surgissaient à l'horizon les cimes bleuâtres des mon­tagnes du massif de la rive gauche, dont nous nous étions sensiblement rapprochés. Les sauvages qui ha­bitent les versants extérieurs de ce massif faisaient çà et là leur apparition. Nous vîmes quelques-uns d'entre eux arriver en même temps que nous à la pagode-caravansérail de Solo Niai, avec un chargement d'orties de chine et de peaux. Sur les contre-forts ouest du mas­sif, Mouhot avait signalé l'existence de mines d'argent, et tous mes efforts, tous ceux de Renaud, mon in­terprète en cambodgien, tendirent à obtenir quelques renseignements précis sur le lieu du gisement. Après beaucoup de pourparlers, nous crûmes comprendre que notre mandarin laotien se faisait fort de nous conduire à un village kha (kha est l'appellation générique des sauvages en laotien) , ou l'on exploitait le précieux métal. Nous prîmes acte de sa promesse, et nous re­mîmes cette excursion à notre retour des cataractes du Se Don.

A peu de distance de Solo Niai, la rivière se bifur­que en deux bras étroits. Nous nous engageâmes le 5 octobre au matin dans le bras de l'ouest, mais nous l'âmes arrêtés presque aussitôt par une petite chute de deux mètres de hauteur, formée par deux assises rocheuses aussi. horizontales et aussi régulières que deux marches d'escalier. Nous mimes pied à terre et nous nous dirigeâmes vers la partie nord de File. Nous étions arrivés aux chutes à midi. Le coup d'oeil en est des plus pittoresques. Le Se Don vient directement du nord se heurter à la pointe aiguë que lui oppose la masse rocheuse de l'île, et ses eaux, divisées par cet obstacle qu'elles ne peuvent franchir, retombent des deux côtés en cascades. Dans le bras de l'est, elles se précipitent d'une hauteur verticale de quinze mètres dans un bassin circulaire à parois de lave; dans ce­lui de l'ouest, elles coulent torrentueusement sur une pente inclinée à quarante-cinq de­grés environ et que coupent çà et là d'énormes blocs de ro­cher, (les aiguilles basaltiques contre lesquelles elles s'élèvent en bouillonnant.

Nous restâmes longtemps à examiner ces chutes. Elles n'offraient au point de vue géographique et commercial, le seul qui fùt de ma compétence, qu'un intérêt négatif. Mais au point de vite géologique elles étaient de la plus grande im­portance en niellant à nu la Constitution du Sous-sol. M. Joubert, qui les visita un mois plus tard avec le commandant de Lagrée, en rapporta de cu­rieux échantillons et de pré­cieux renseignements.

Le 6 octobre, nous redescen­dions le Se Don jusqu'à Ban Song, village situé à environ trois lieues de l'embouchure.

Nous y reçûmes une confortable hospitalité dans la maison du Muong khang de la province de Bassac. Ce mandarin était absent, mais ses éléphants nous avaient été promis comme moyens de transport pour aller visiter les exploitations d'argent dont on nous avait parlé et, qui se trouvaient ;lit pied. des premiers contre-forts montagneux de l'est.

Le lendemain, en effet, trois de ces nobles animaux, rappelés des pâturages, stationnaient devant la plate­forme de la maison, et à dix heures et demie nous nous mettions en route. La monture de M. Thorel et la mienne étaient des femelles, et chacune d'elles était suivie d'un petit en bas âge. Le plus jeune avait un an à peine, le plus âgé en avait trois ; le premier était de la taille d'un buffle, le second était sensi­blement plus haut. Ils n'avaient point encore la gra­vité qui est particulière à ces majestueux animaux, et leurs gambades folâtres nous égayèrent beaucoup pendant toute la route. Ils se pour­suivaient: jusque dans les jam­bes de leurs mères, qui, sans ralentir ni changer cn rien leur allure, suivaient d'un exil com­plaisant et attentif les évolu­tions de leurs nouveau-nés. Quand ils s'éloignaient trop et, par une excursion trop hardie dans les champs de riz voisins, risquaient de s'attirer la colère et les coups des cornacs, lui cri de la mère rappelait bien vite l'enfant, indocile, qui accourait aussitot se ranger auprès d'elle-, caressait un instant ses mamel­les du bout de sa trompe, puis, apercevant une mare d'eau voisine, courait y remplir le mobile organe et en jetait malicieusement le contenu sur son camarade ou sur ses propres épaules.

En sortant de Ban Song, on traverse une plaine dénudée où la roche apparaît à chaque pas en larges plaques noirâtres. Peu après, le terrain se boise et s'ondule légèrement. Un fort torrent gronde à peu de dis­tances. Il n'avait guère à ce mo­ment qu'un mètre et demi de profondeur, mais le courant en était fort rapide. Le plus âgé des deux petits éléphants, se jeta bravement à la nage, tandis que son compagnon, effrayé par le bruit, restait indécis sur la rive. La mère de ce dernier - c'était l'éléphant que je montais - le fit placer contre elle du côté d'amont, de manière à le retenir et le protéger contre la violence des eaux.

Le jeune animal appuya ses jambes contre celles de sa mère. Celle-ci s'inclina légèrement, de manière à lui donner un point d'appui, et le fit rouler pour ainsi dire de ses jambes de derrière à celles de devant, jusqu'à ce que le torrent fût traversé. Au delà, nous entrâmes en pleine forêt, et j'admirai de plus en plus l'intelligence de ces puissants quadrupèdes. Un mot du cornac, un simple geste étaient à l'instant compris d'eux. Tantôt c'était une branche trop basse et nous barrant le passage qu'ils détournaient ou qu'ils arrachaient avec leur trompe, tantôt un détour habilement calculé qu'il fallait faire à un coude trop brusque du sentier pour ne pas heurter leur cage contre un tronc noueux. Puis, quand la route était moins obstruée et demandait une attention moins grande, leur trompe s'en allait cueil­lir à droite et à gauche quelques jeunes pousses de bambou qu'elle secouait longuement pour détacher la terre adhérente aux racines. L'animal n'était satisfait que quand il n'y restait plus un grain de poussière, et si, après les avoir frappées les unes contre les au­tres une motte de terre rebelle s'obstinait à y demeurer, il la plaçait sous son pied et l'arra­chait avec une étonnante précision. Tous ces mou­vements étaient exécutés par lui sans ralentir d'une seconde son allure et sans que le cornac pût lui reprocher de sacrifier à sa gourmandise les in­térêts du voyageur.

Le terrain s'élevait gra­duellement et le sentier que nous suivions gravis­sait parfois de hauts es­carpements de roches que j'aurais crus inaccessibles à nos lourdes montures. Là encore elles m'émer­veillèrent. Sondant cha­que pierre , avec leur trompe pour s'assurer de sa solidité avant d'y poser le pied ou le genou, elles n'hésitaient pas à se sus­pendre au-dessus des pro­fonds ravins qui bordaient la route. En certains mo­ments, je ne pouvais me défendre d'une vive ap­préhension en voyant ma cage s'incliner au-dessus de ces pentes rapides et rocailleuses au bas desquelles coulait quelque torrent invisible.

Nous rencontrions parfois quelques autres éléphants chargés d'orties de Chine et conduits par des sauvages qui, un arc à la main, utilisaient en chassant leur voyage à travers la, forêt. Par places, celle-ci avait été incendiée et transformée en rizières, qu'une forte pa­lissade protégeait contre les excursions des grands quadrupèdes. C'est là le seul mode de culture employé par les sauvages, et ces plantations nous annonçaient le voisinage d'un de leurs villages. Au bout de trois heures de montée, nous étions arrivés sur un pla­teau où la forêt moins épaisse et de plus en plus dé­vastée par le feu s'entrecoupait de clairières her­beuses. Tout autour de nous surgissaient, de nombreux sommets de montagnes que nous n'apercevions que par intervalles. A cinq heures et demie du soir nous nous arrêtâmes au milieu d'un petit hameau composé d'une dizaine de cases et nommé Petoung en laotien.

Au dire du fonctionnaire de Bassac qui nous escortait, c'était non loin de là, sur les bords d'un petit ruis­seau, que nous devions trouver les gisements argen­tifères que nous cherchions. Désirant m'y rendre dès le lendemain matin, je m'informai immédiatement de la distance à parcourir. Mais à ce moment on ne me comprit plus. Des mines d'argent? Il n'en avait ja­mais été question. Nous en parlions pour la pre­mière fois. On avait cru que nous voulions tout simplement voir les sau­vages et la montagne, et on nous avait conduit dans la montagne au mi­lieu des sauvages. Quant à voir des mines d'argent, c'était impossible, pour une raison très simple : il n'en avait jamais existé dans la province. Notre stupéfaction était grande.

M. Thorel, Renaud et moi nous nous regar­dions sans parvenir à croire à la réalité d'un quiproquo pareil. Nous avions montré ce métal lui-même, et si le mot avait pu être mal pro­noncé, l'objet n'avait pu être méconnu. J'insistai: Renaud fit appel à tout son savoir en cambodgien pour convaincre le man­darin qui nous escortait qu'il nous avait bien réel­lement affirmé la présence de mines d'argent dans cette localité. Nous n'obtînmes que des dénégations faites avec la tranquillité la plus grande et l'étonnement le mieux joué. Sans aucun doute les gens du pays avaient réussi à faire regretter au fonctionnaire laotien sa fran­chise première, en lui exposant les dangers d'une vi­site de cette nature. N'allait-on pas, en permettant à des Européens l'appréciation des richesses métallurgi­ques de la contrée, attirer leur attention et celle de Ban Kok, exciter la cupidité des étrangers et des gou­vernants, faire augmenter les impôts? Cette difficulté qui allait se dresser perpétuellement; devant nous pen­dant tout le reste de notre voyage était d'une nature insurmontable : les instances, les menaces, les pro­messes ne faisaient que confirmer la résolution prise. Nous nous résignâmes et nous reprîmes dès le len­demain matin la route de Ban Song. Le 9 octobre, à une heure de l'après-midi, nous étions de retour au campement de Bassac.

La contrée avait complètement changé d'aspect de­puis notre départ. Les eaux du Cambodge avaient bais­sé de plus de cinq mètres; toutes les dépressions de terrain inondées s'étaient asséchées, les sentiers avaient reparu; les berges, fertilisées par le limon du fleuve, se couvraient de cultures de tabac, de coton, de mû­riers, de plantes maraîchères. Partout on préparait les engins pour la pêche, on se disposait à arrêter le poisson dans les arroyos que la baisse des eaux met­tait à sec. Dans les campagnes, les riz jaunissants appelaient la faux du moissonneur; et l'on construisait déjà les hangars où pendant la récolte on dispose les gerbes en car­rés symétriques. Dans les villages, on réparait les chars qui gisaient démontés et sans emploi sous les maisons, et les boeufs coureurs, rap­pelés des terrains élevés où ils avaient passé la période de l'inondation, re­venaient reprendre leur service ac­coutume. La vie, un instant suspen­due, recommençait partout.

L'expédition était dans les meil­leurs termes avec les autorités et les habitants du pays. Près du cam­pement, demeurait un vieux Chinois qui s'était lié bien vite avec les hommes de l'escorte et leur servait d'intermédiaire auprès des indigènes. Le roi de Bassac, jeune homme de 24 à 25 ans, à la figure douce et timide, avait fait au commandant de Lagrée les avances les plus cour­toises et les offres de service les plus bienveillantes. Le sort de son voisin le roi du Cambodge, qui s'était depuis peu soustrait, grâce à la France, à la lourde tutelle de Siam, lui paraissait digne d'envie, et il ne laissait passer au­cune occasion de témoigner ses sentiments au chef de l’expédition. Celui-ci n'avait accueilli ces avances qu'a­vec la réserve la plus grande, ne voulant pas compro­mettre avant l'échéance l'imprudent jeune homme qui semblait oublier que son grand-père était mort en prison à Ban Kok pour avoir partagé les velléités l'in­dépendance des princes de Vien Chang. Mais M. de Lagrée ne pouvait s'empêcher de penser que Bassac était une position admirablement choisie pour commander la vallée du fleuve et en détourner le commerce vers la Cochinchine française. Il avait insisté plusieurs pois auprès du gouverneur de la colonie sur les injustices violentes de Siam vis-à-vis du Cambodge, sur l'enlèvement, au mépris du droit, des provinces de Bat­tambang, d'Angcor, de Tonly Repou, de Mulu Prey, et il voyait dans les dispositions du roi de Bassac l'oc­casion d'une revanche naturelle et légitime que la France pouvait se ménager un jour vis-à-vis du gouvernement de Ban Kok. Malheureusement nous manquons de l'es­prit de suite nécessaire pour conduire de tels pro­jets à bonne fin ; un renseignement donné est pour nous un renseignement oublié, et nous laissons tou­jours nos rivaux, plus patients et plus habiles, l'em­porter sur nous. La politique une et persévérante qui en un demi-siècle pourrait placer notre commerce et notre pavillon en plein ci-rut, de l'Indochine n'est pas notre fait. Nous en changerons vingt fois d'ici là : toutes seront plus intelligentes et plus sages les unes que les autres, mais toutes mourront avant d'a­voir porté des fruits. Plaise au ciel que les lignes qui précèdent ne tombent point sous les yeux du roi de Siam et n'aillent point exciter sa colère contre notre hôte de Bassac.

Une grande fête se préparait dans toute la vallée du fleuve : c'est celle par laquelle les populations ont l'habitude de célébrer la fin de l'i­nondation et de préluder à la rècol­te. Son nom populaire est Heua Song ou « Fête des bateaux, » et sa signification réelle est un hommage de reconnaissance au fleuve, pour la fécondité et la richesse qu'il apporte au pays. Le gouvernement de Ban Kok a su habilement faire tourner au profit de sa politique ces réjouis­sances populaires, et c'est au milieu de cette fête, en présence du concours de peuple qu'elle attire, que le roi de Bassac et tous les gouverneurs de province doivent renouveler so­lennellement dans une pagode leur serment d'obéissance au roi de Siam.

Tout est calculé pour rehausser l'é­clat de cette cérémonie et pour qu'elle soit un aliment de plus à l'allégresse publique.

Nous avions dû quitter le sala que nous occupions sur les bords du fleuve, et où le roi et sa cour vien­nent assister aux courses nautiques et aux réjouissan­ces publiques. On nous avait construit non loin de là un domicile composé de plusieurs cases et emménagé en vue de nos convenances particulières. Le roi était venu y rendre une visite officielle au commandant de La­grée ; son ambition secrète était d'obtenir la présence de la commission française et de son escorte armée pou], la solennité qui devait avoir lieu à la pagode royale. La population verrait ainsi en quels excellents termes il était avec les Français et le fondement que l'on pouvait faire sur leur appui le cas échéant. Le commandant de Lagrée lui promit d'accéder à ce désir.

Les fêtes commencèrent le 24 octobre. Les Laotiens et les sauvages des parties les plus éloignées de la province affluèrent dès le matin au chef-lieu; toutes les pagodes regorgèrent d'offrandes; les mandarins, les parents, les amis échangèrent entre eux les pré­sents d'usage. Le soir; des festins et des concerts s'organisèrent dans toutes les cases ; un feu d'ar­tifice, composé de quelques fusées, fut tiré sur le fleuve.

Ce fut le lendemain qu'eut lieu la prestation de ser­ment. Un bonze remplit le personnage du souverain de Siam, et le roi de Bassac lui jura obéissance et fidé­lité. En même temps, les eaux du fleuve furent solen­nellement consacrées et bénites; c'était là sans doute, à l'époque de l'indépendance, la partie essentielle de la fête. La présence de M. de Lagrée et des quelques baïonnettes françaises qui l'escortaient ne contribua pas peu à sa splendeur. Le cliquetis des armes manoeu­vrées à l'européenne remplit le roi de fierté et les nombreux spectateurs d'admiration. Pour comble de bon­heur, un fils naquit ce jour-là au roi de Bassac. Sa joie, le soir, alla jusqu'à l'ivresse.

Des régates sur le fleuve remplirent le troisième jour des fêtes et en furent la partie la plus intéressante au point de vue des costumes, de l'animation, de la cou­leur locale. Ces longues pirogues, dont quelques-unes atteignaient jusqu'à vingt-huit mètres de long, manoeu­vrées à la pagaie par plus de soixante hommes, portaient chacune les couleurs d'un village ou d'une pa­gode. Des bouffons, la tête abritée derrière un masque grimaçant, se démenaient avec rage au milieu des ra­meurs dont ils excitaient l'ardeur par leurs chants et leurs propos souvent lascifs.

L'équipage leur répondait par des cris poussés en cadence; les nombreuses pa­gaies frappaient l'eau avec une précision merveilleuse, et la barque semblait disparaître sous l'écume soule­vée autour d'elle. Les rameurs khas se faisaient sur­tout remarquer par un costume d'une grande sim­plicité : une feuille de vigne.... en toile, attachée par un fil autour de la ceinture, était le seul et invisible ornement de ces bustes bronzés qui paraissaient émerger du fleuve, tant la pirogue qui les portait était rase sur l'eau.

Le lendemain, notre campement ne désemplit pas de visiteurs. Soit curiosité, soit politique du roi, tous les mandarins, tous les chefs de tribus sauvages ac­courus pour la solennité, vinrent saluer M. de La­grée et furent pour lui une occasion nouvelle de ren­seignements et d'étude. Le 28, cette brillante série de fêtes se termina par une illumination du fleuve et un nouveau feu d'artifice. De grandes carcasses en bambou, dessinant des objets divers et chargées de feux de couleur, furent lancées au courant sur des radeaux. Sur tous les points du fleuve on voyait de fantasti­ques lueurs répercutées dans l'onde. Parfois le feu gagnait la carcasse elle-même et tout s'abîmait dans un embrasement général. La science de nos arti­ficiers et de nos machinistes saurait produire de plus grands effets avec ce genre d'illumination , mais elle ne dispose jamais d'une nuit et d'un fleuve pa­reils.

Plus de six semaines s'étaient écoulées depuis notre arrivée à Bassac. La saison sèche était complétement établie et nous invitait à reprendre notre voyage. Cha­que jour passé dans l'immobilité était un jour perdu et pouvait prolonger notre voyage d'une année entière. D'un autre côté, nous n'avions aucune nouvelle du courrier de Saigon que nous devions recevoir, on se le rappelle, avant de continuer notre route. J'avais à com­pléter bien des études hydrographiques dans le bas du fleuve. L'interprète cambodgien, Alexis Om, qui ne s'était engagé à nous suivre que jusqu'à Bassac, dési­rait vivement retourner au Cambodge. M. de Lagrée se décida donc à m'envoyer avec cet interprète à la ren­contre du courrier attendu. Il ne mettait pas en doute que je ne trouvasse ce courrier déjà arrivé ou sur le point d'arriver à Stung Treng, et il me donna pour instruction de ne dépasser ce dernier point qu'autant que je jugerais qu'il y aurait un grand intérêt géogra­phique à le faire. Après avoir reçu le courrier, je de­vais en accuser réception par lettre au gouverneurr de la colonie, confier cette lettre et le courrier de l'expédition à l'interprète Alexis, lui faire continuer sa route sur Pnom Penh, et revenir moi-même le plus promptement possible à Bassac.

Pour utiliser le temps passé à attendre mon retour, M. de Lagrée avait résolu de continuer l'ex­ploration du cours du Se Don que j’avais commencée, de contourner par le nord le massif volca­nique de la rive gauche du fleuve et, de revenir à Bassac par le sud de ce massif, après avoir visité à l'est le Muong d'Attopeu. Il amenait dans cette excursion MM. Joubert et de Carné. MM. Delaporte et T'horel de­vaient rester au campement de Bassac.

Je partis le 2 novembre au matin, emmenant avec moi, en outre du ma­telot Renaud, un Annamite de l'es­corte qu'un ongle incarné rendait im­propre à la marche et qui devait regagner Pnom Penh avec l'interprète Alexis. J'arrivai le surlendemain à Khong, où je fus reçu avec toutes sortes d'attentions et d'égards par le jovial vieillard qui en était le go­uverneur. Le 5, après avoir suivi une route différente que celle qu'avait prise l'expédition la première fois, j'étais rendu au sala de l'île de Khong. J'employai toute la journée du 6 à explorer à pied les cataractes voisines. La baisse des eaux, en laissant à sec la plupart des bras tor­rentueux qui, à l'épo­que de l'inondation, sillonnent le groupe d'îles dans tous les sens, ren­dait ces excursions plus faciles. Les heua song se prolongeaient encore à Khong et dans les villages environnants. Tout était en fête : les pagodes re­gorgeaient de fleurs et d’offrandes; les travaux de la récolte commençeaient partout. Je n'eus cependant pas trop de peine à obtenir du chef de Khong une nouvelle bar­que pour continuer ma route au-dessous des ra­pides.

Le 7, à midi, je quittai Khong et le  8 novembre, à onze heures du matin, j'arrivais à Stung Treng.

Du courrier attendu, point de nouvelles. L'insurrec­tion de Pou Combo, dont nous avions presque perdu le souvenir, était devenue menaçante et coupait toutes les communications avec le bas de la rivière. Les rebelles s'étaient établis sur les deux rives et avaient fait mine de remonter jusqu'à Stung Treng pour pour­ suivre la petite expédition française. Ils n'avaient renoncé: à leur projet qu'en apprenant son départ.

Le gouverneur de Stung Treng parut fort inquiet en me voyant. Il m'engagea à revenir le plus vite possible sur mes pas, de peur que le bruit de ma présence ne se répandît. Beaucoup de sauvages des tribus voisines de Stung Treng faisaient cause commune avec les in­surgés et avaient enlevé, sur son ter­ritoire même, des Laotiens étrangers à la querelle. Il ne se sentait pas en force pour me défendre et restait ef­frayé de la pénible responsabilité qui retomberait sur lui en cas de malheur arrivé à ma personne. Le pauvre homme avait la fièvre depuis un mois, et il était devenu d'une maigreur ex­cessive. Fallait-il attribuer sa ma­ladie à ses frayeurs, ou ses frayeurs à sa maladie ? Je pensai que l'une exagérait au moins les autres, et je commençai par lui administrer de  la quinine. Le lendemain un mieux sensible s'était prononcé dans son état; je lui déclarai que, pour achever sa guérison, il me fal­lait plusieurs jours encore. Je désirais surtout gagner du temps en l'intéressant à la prolongation de mon séjour à Stung Treng. Cependant Alexis prenait des renseignements qui ne confirmaient que trop le dire du gouverneur.

Si j'étais convaincu qu'une barque pouvait, sans le moindre danger, grâce à la rapidité de sa marche et à la largeur du fleuve, descendre jusqu'à Pnom Penh, je voyais d'assez grandes difficultés au re­tour, pendant lequel il faut suivre l'une ou l'au­tre rive et se haler lente­ment contre le courant; d'un autre côté, l'impor­tance du courrier attendu me faisait un devoir de tenter l'aventure. Je de­mandai donc avec insis­tance au gouverneur de Stung Treng les moyens de continuer ma route sur Pnom Penh. Il refusa avec une énergie dont je ne le croyais pas capable, me représentant le danger certain auquel je courais, les reproches qui lui seraient faits plus tard pour m'a­voir laissé accomplir une telle imprudence. Il m'affirma de nouveau que les communications étaient impossi­bles même pour les simples bateaux de trafiquants, et que, consentirait-il à me laisser partir, je ne pour­rais trouver aucun batelier de bonne volonté pour me conduire. Il avait envoyé , quelques jours aupara­vant, des émissaires à la frontière pour lui rapporter des nouvelles, et ces émissaires venaient de lui ap­prendre, l'assassinat par les rebelles du gouverneur de Sombor, celui-là même auquel M. de Lagrée avait donné un revolver. Enfin il me promit, si je voulais renoncer à mon projet, de faciliter par tous les moyens le départ de l'interprète Alexis qui, comme indigène, pouvait circuler sans éveiller l'attention, tandis qu'il était toujours impossible de dissimuler la présence d'un Européen. Devant ce refus formel et inébran­lable, je dus accepter cette dernière combinaison, qui, si elle ne garantissait nullement l'arrivée du courrier que nous attendions, permettait au moins de faire parvenir à Saïgon les indications nécessaires pour qu'on pût tenter en connaissance de cause de commu­niquer avec nous.

Je voulus cependant utiliser mon voyage à Stung Trend, et je me proposai d'aller reconnaître le confluent du Se San , la branche la plus sud de la rivière d'At­topeu. Je commençais mes préparatifs de départ, quand arriva la nouvelle que les sauvages insurgés venaient de faire irruption sur ce point et de brûler le vil­lage laotien qui s'y trouvait. Le gouverneur me fit en même temps de nouvelles et plus vives instances pour m'engager à reprendre le chemin de Bassac : mon sé­jour se prolongeait beaucoup trop au gré de ses in­quiétudes. Je dus céder ; je laissai à Alexis une lettre pour l'amiral l'informant des raisons qui m'avaient empêché d'aller plus loin à la rencontre du courrier de la colonie. Je recommandai à cet interprète de sai­sir la première occasion favorable pour effectuer son retour à Pnom Penh, et le 12 novembre au matin, je repris le chemin de Bassac. Ce n'était pas sans peine, on le croira facilement, que je renonçais ainsi à l'espoir de recevoir de longtemps des lettres et des nouvelles de France. Ce courrier, dont on causait si souvent au campement de Bassac, dont l'attente trom­pait notre ennui, était donc perdu pour nous, et il fal­lait continuer à s'éloigner sans un mot, sans un sou­venir de la patrie 1 Ce ne fut donc point avec la hâte d'un messager dont l'arrivée va combler ses compa­gnons de joie que je me remis en route. J'allongeai à dessein mon voyage pour compléter la carte de la partie du fleuve que je parcourais; j'errai, un peu à l'aventure, de plage en plage et d'île en île.

A mi-chemin, entre Stung Treng et Khong, le fleuve coule le long de la rive droite entre d'énormes blocs de marbre que les eaux ont creusés et polis. Je fus vi­vement frappé de cette particularité qui avait échappé aux investigations de l'expédition lors de son premier passage, la crue des eaux recouvrant à ce moment les berges du fleuve. Quoique sans outils, je parvins à dé­tacher quelques fragments de couleurs variées. La proximité de ces marbres de notre colonie de Cochin­chine, les facilités d'exploitation et de transport qu'ils présentent, puisqu'ils sont sur les bords mêmes du fleuve et au-dessous des cataractes, la pénurie de matériaux de construction où l'on se trouve à Saïgon, me firent penser qu'il importait de communiquer le plus tôt possible ce renseignement. Mes échantillons, polis avec soin, furent donc envoyés en Cochinchine deux ou trois mois après, dans des circonstances que je raconterai plus loin. Quand, au bout de deux ans, nous revînmes à Saïgon, quel ne fut pas mon éton­nement. d'y retrouver ces échantillons encore envelop­pés et vierges de tout regard curieux.

Arrivé aux cataractes, désirant reconnaître entière­ment la rive droite du fleuve qui décrit un immense arc de cercle à l'ouest de l’île de Khong, je dus aban­donner la route directe de Khong à Bassac. J'avais voyagé jusque-là à l'aide de pirogues fournies par les gouverneurs de province et me conduisant d'un chef-­lieu à l'autre : il fallait mc résigner maintenant à changer de barque à chaque village rencontré sur ma route. Ces étapes multipliées et obligatoires, si elles allongeaient beaucoup le voyage, me permettaient au moins de mieux juger du pays et d'entrer plus avant dans ses moeurs. Que de tableaux variés, que de scènes gracieuses et naïves ces nombreuses stations ont laissés dans ma mémoire, et combien parfois, j'ai envié le nonchalant bien-être et le bonheur insouciant de ces tranquilles populations population! Le plus souvent j'étais accueilli avec cordialité et sympathie, malgré le dérangement que j'occasionnais et les rameurs qu'il fallait mettre en réquisition. Parfois, j'excitais la crainte; toujours, la curiosité. Les localités que je choisissais comme lieu de halte pour mes repas ou comme gîte pour la nuit étaient à ce dernier point, de vue favorisées entre toutes. On accourait, voir manger le Falang [3] ; c'est le nom généri­que que l'on donne aux Européens dans tout le Laos. Dans un village cambodgien de la province de Tonly Repou, je fus l'objet d'attentions toutes particulières. La fille même du chef, gracieuse enfant de dix-huit ans, vint me servir un repas tout préparé sur un plateau et, pendant que je satisfaisais mon appétit, veilla attentivement à ce que je ne manquasse de rien. Ce n'avait été là sans doute qu'un moyen de donner carrière à sa curiosité et de toucher successivement à tous les objets qui composaient mon mince bagage.

Un cercle de nombreux assistants la regardait faire et paraissait envier la liberté entière dont je la laissais jouir. Ma gourde contenait un peu d'eau-de-vie: elle voulut en goûter ; je versai dans ma timbale une assez forte rasade, m'attendant à voir reculer l'enfant dès la première gorgée: mais la belle fille avala le tout sans hésitation, se recueillit un instant, puis me dit d'un ton qui fit venir l'eau à la bouche à toute l'assemblée « Etranger, le vin de France est doux » Je crois ce­pendant que le « vin de France » aida puissamment le soir à l'union de Samadèn - c'était son nom - avec un jeune Laotien du village. Mais je serai aussi discret que les tamariniers qui prêtèrent aux deux amants leur ombre silencieuse.

Le 23 novembre, j'étais de retour à Bassac. Le com­mandant de Lagrée, qui était parti le même jour que moi pour l'excursion dont j'ai parlé plus haut, était encore absent. Je ne retrouvai au campement que MM. De­leporte et, Thorel, qui savaient déjà par les reporters de la. localité l'inutilité de ma tentative, et qui croyaient même que je n'avais pu arriver jusqu'à Stung Treng. Il n'y avait plus qu'à attendre ce que déciderait notre chef à son retour.

Dans l'intervalle, j'allai visiter de nouveau des ruines khmers situées non loin de Bassac et que les habitants appellent Wat Phou ou « Pagode de la montagne. » Ces ruines avaient été jusque-là un des buts les plus fréquents des promenades de l'expé­dition, et M. Delaporte en avait rapporté de nombreux dessins. Je vais en donner une description succincte.

Du pic appelé Phou Bassac se détache dans le sud­-est un contre-fort composé de trois sommets qui vont en diminuant. Au pied du premier de ces sommets, dont l'élévation est d'environ mille mètres, s'étend une immense pièce d'eau, à revêtement de grès, iden­tique aux bassins ou srns que l'on rencontre an milieui des ruines khmers. Sur ses bords s'étend une épaisse forêt qui recouvre entièrement les flancs de la mon­tagne; à l'ouest, est une terrasse d'où part une, longue chaussée dallée, limitée de chaque côté par une série de bornes ou de colonnes à chapiteau pyramidal. Cette chaussée suit les mouvements du terrain et s'élève le long de la montagne, tantôt par des pentes douces, tan­tôt par des séries d'escaliers. Elle se termine par un long escalier d'une pente très raide qni se compose de plus de cent cinquante marches et clés deux côtés du­quel sont des statues. L'une de ces statues, qui est ren­versée sur le sol, représente, d'après la tradition, le roi qui a bâti Wat Phou. Au haut de l'escalier, est un sanctuaire en forme de croix, comme ceux que noils avions déjà trouvés à Angcor. Les encadrements des portes offrent des sculptures d'une admirable conservation, et quelques-unes sont égales à cc que l'art khmer a laissé de plus parfait. En arrière du sanctuaire est une longue terrasse; établie dans la roche même; à peu de dis­tance de là, la montagne est complétementcoupée à pic et n'offre plus uu'une haute muraille d'un grès rougeâ­tre, d une quarantaine de mètres d.c hauteur, et au pied de laquelle jaillissent quelques petites sources. 'Une quantité énorme d'ex-voto est déposée sur la ter­rasse; clans les fissures du rocher, et jusque dans les petits bassins où se réunit l'eau des sources. Une ba­lustrade règne le long du bord. extérieur de la terrasse; au-dessous, dans la paroi verticale du rocher, sont des sculptures curieuses; dont l'une est reproduite page 80. A droite et à gauche de la chaussée inférieure, sont deux grands monuments carrés; c'étaient sans doute les habitations. Ces constructions paraissent n'avoir jamais été terminées : commencées au moment où l'art khmer était dans tout son éclat, il semble qu'elles aient été continuées à plusieurs reprises par des architectes inhabiles et des ouvriers inexpérimentés.

Le site de Wat Phou est admirablement choisi: du haut de la terrasse supérieure, le coup d'oeil qu'offrent la plaine et le fleuve est ravissant. L'idée première de ce monument était d'un grandiose prodigieux : elle n'a été qu'en­trevue et non réalisée. Ces élans du génie des peuples à leur berceau ressemblent souvent aux premiers balbutiements de l'intelligence à son en­trée dans la vie. Qui de sous ne se rappelle ces rêves de l'adolescence, visions charmantes pleines de chimères et de sublimes illusions que l'on regrette encore alors que depuis longtemps déjà on ne les comprend plus? Après s'être hardiment élancés aux régions de l'idéal, ils re­tombent toujours dans le vide, trompés par de trop hauts désirs et de trop faibles ailes. Ainsi en est-il le ces ruines: dans ces constructions inachevées, con­çues sur une échelle immense, on sent une exubérance de vie et de force qui cherche à tâtons son issue et ne la trouve point. H. Taine a dit quelque part que l'ar­chitecture d'un pays aspirait toujours de sa végétation. Les édi­fices des Khmers ont la solidité et l'ampleur de la végétation tropi­cale. Ils n'en ont point les élancements et la grâce. Cependant l'in­grate forêt dissimule, jalouse, et détruit ces belles ruines. La na­ture  un instant vaincue­ par l'homme, reprend ses droits et efface en quel­ques siècles, qui pour elle ne sont qu'un jour, les traces éphémères de tout un peuple !

Le 4 décembre, M. de Lagrée et ses compagnons de voyage rallièrent enfin le campement de Bassac. Le chef de l'expédition fut très vivement contrarié de la non-arrivée du courrier attendu de Saïgon. Par les renseignements recueillis auprès des commercants chinois, par le dire de quelques colporteurs venus du Nord, il s'était convaincu de plus en plus de l'im­portance des passe-ports de Chine qui avaient été de­mandés pour nous à la légation de Pékin et qui ne nous étaient point encore parvenus. L'absence de ces passe-ports pouvait faire échouer le voyage et ren­dre tous nos efforts inu­tiles. M. de Lagrrée ne pouvait cependant se rési­gner à penser que la co­lonie ne ferait aucune ten­tative pour communiquer avec nous. Il se décida à demander au roi de Bassac de nouvelles barques pour nous rendre à Oubon. Il avait l'intention, avant de s'engager définitivement dans la vallée du fleuve, d'aller visiter ce chef-lieu de province qui se trouve sur les bords du Se Moun, grand affluent de la rive gauche du Cambodge. Oubon est directement au nord et à une quarantaine. de lieues du Grand Lac. Il pouvait être plus facile de là de rouvrir nos communications avec Pnom Penh. Sur ces entrefaites, l'interprète Alexis, que j'avais laissé à Stung Treng, nous rejoignit à Bassac.

La route dit fleuve, nous dit-il, paraissait indéfiniment fermée et il ne lui avait pas paru prudent de séjourner plus long­temps aussi près de la frontière, cambod­gienne. M. de Lagrée songea alors à renvoyer cet interprète à Pnom Penh par terre, en pre­nant à l'ouest du grand fleuve et en allant faire tête à Angcor même.

De la sorte, il n'au­rait à traverser que des territoires soumis à Siam. Quant à la navigation d'Angcor à Pnom Penh, M.de La­grée pensait qu'elle devait être restée libre et à l'abri des incursions des rebelles. Dès son arrivée à ce der­nier point, Alexis prierait M. Pottier de faire par­venir à l'expédition par la même route les paquets qu'il devait avoir reçus pour elle.

M. de Lagrée sentait vivement les difficultés énormes que nous rencontrerions, lorsque, la voie du fleuve nous manquant, nous serions obligés d'adopter un autre mode de transport. Notre nombre, nos bagages trop considérables, nos moyens trop faibles l'effrayaient avec raison. Le temps qu'il fallait pour réunir les moyens de transport qui nous étaient nécessaires, l'o­bligation d'en changer à chaque chef-lieu de province, prolongeaient et multipliaient nos haltes au delà du nécessaire. La saison des pluies allait décupler toutes ces difficultés; et nous obligerait peut-être à rester immobiles pendant plusieurs mois. D'après le nombre De Muongs échelonnés sur le fleuve avant Luang Prabang, le dernier point du Mekong reconnu par Mouhot, M. de Lagrée n'espérait pas y arriver avant le retour du mau­vais temps, ce qui sem­blait remettre à la sai­son sèche suivante, c'est-à-dire à un an, toute découverte sérieuse. Il y avait là de nombreux motifs d'inquiétude et de découragement, qu'aug­mentait encore la mau­vaise conduite de quel­ques-uns des hommes de l'escorte, pris trop au ha­sard ou trop à la hâte, au moment de notre dé­part, dans la garnison de Saïgon. J'insistai vive­ment auprès de M. de Lagrée pour obtenir une diminution de notre per­sonnel, et je m'offris à re­conduire à Angcor, et s'il le fallait à Pnom Peuh, la partie de l'escorte ainsi renvoyée. En même temps je rapporterais moi-même plus fidèlement et surtout plus rapidement que des indigènes, le courrier que nous attendions.

Je n'avais pour ma part qu'une bien médiocre con­fiance dans les efforts qui seraient faits du côté de la. colonie pour communiquer avec nous. Nous étions partis et oubliés depuis près de six mois. On avait dû nous appliquer le mot favori de la marine : Qu'ils se débrouillent! sans songer que pour un voyage de cette nature il est des ressources politiques que nous ne pouvions pas nous créer tout seuls. M. de Lagrée avait reçu du gouverneur des promesses trop formelles pour partager mon sentiment sur ce point; mais il consentit à me faire repartir d'Oubon à la rencontre du courrier, qu'Alexis, parti avant moi de Bassac, au­rait soin de l'aire diriger à l'avance sur Angcor. Je laisserais dans ce dernier point les hommes de l'es­corte dont le retour avait été décidé, en leur pro­curant les moyens d'effectuer leur retour par barque à Pnom Penh, et je rejoindrais en toute hâte l'ex­pédition, qui pendant ce temps continuerait sa route. Un homme isolé pouvait aller beaucoup plus rapidement qu'elle et la rattraper facilement.

Le 25 décembre, nous partions tous de Bassac, où nous laissâmes Alexis. Celui-ci devait, le lende­main même, se diriger sur Pnom Penh par la. route d'Angcor, pour com­mencer à mettre à exé­cution le plan convenu. Nous laissions d'excel­lents souvenirs dans la contrée où nous venions de faire un séjour de trois mois et demi. A notre visite d'adieu, le roi sut nous exprimer simplement et sincère­ment les sympathies que nous avions Inspirées. Aux deux médecins de l'expédition était due la meilleure part des re­mercîments qu'il nous adressa. Ils avaient pro­digué leurs soins à tous les malades, et ils étaient parvenus à soulager bien des souffrances. Les bon­zes, dont ils usurpaient le rôle, avaient dû s'a­vouer vaincus par la science européenne. La gratuité des secours accordés, la bonté témoignée en toute circonstance aux enfants et aux vieillards avaient touché tout le monde. Aussi, à notre départ, auquel le roi lui-même voulut assister, toute la population accourut sur la rive, témoignant ses regrets et nous adressant ses voeux ; on suivit longtemps du regard les barques qui emportaient les voyageurs vers de plus lointains rivages.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livaison.)


[3] Chez un peuple à qui la prononciation de l'r est impossible, ce mot est évidemment la corruption du mot Franc par lequel on désignait au moyen tige dans toute l'Asie occidentale les indivi­dus de provenance européenne. Ce nom s'est-il dès lors propagé à l'autre extrémité de l'Asie? Dans tous les cas, la coincidence est assez curieuse pour mériter d'are signalée.