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LE TOUR DU MONDE - Volume XXII -1870-2nd semestre - Pages 049-096

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types de Cambodgiens

VOYAGE D'EXPLORATION EN INDOCHINE.

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU'.
ILLUSTRATIONS INI DITES D'APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE. LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1867-1868

fin Chapitre 3 Chapitre 5

IV

Départ de Bassac. - Voyage à Pnom Penh et retour dans le Laos.

Le temps s’était singulièrement rafraîchi depuis quelques semaines, et tandis que les Laotiens gre­lottaient le matin sous les couvertures de laine dont ils se couvraient les épaules, nous nous sentions tout ragaillardis par une température française de dix à douze degrés. Le 26 décembre, nous franchîmes l'étrangle­ment- du fleuve formé par Phou Molong; nous consacrâmes la journée du lendemain à l'ascension de Phou. Au pied de cette petite montagne, du coté du Nord. s'étend la place de Muong Gao ou de « l'Ancien Muong », lieu où ont résidé tout d'abord les rois de Bassac. Quelques constructions en briques à demi ruinées y témoignent de leur passage.

Au delà, quelques îles réapparaissent. dans le fleuve; mais bientôt de nouvelles montagnes surgissent à l’horizon. Le 29 décembre, nous nous trouvions au pied de contre-forts chevauchant les uns sur les au­tres sur la rive gauche. Sur l'autre rive, une montagne isolée, Phou Fadang, contient les eaux du fleuve qui, pour la première fois, quitte, complètement la direction du nord pour se diriger à l'ouest; il s'effi­le comme sous les rouleaux d'un laminoir entre deux murailles de roches à peine distantes l'une de l'autre de deux cents mètres. Sa profondeur est énorme en ce point, et je ne trouvai pas fond à soixante-dix mètres. Au sortir de cet étroit passage, on se trouve devant l'embouchure du Se Moun qui vient du sud-ouest, alors que le grand fleuve se redresse lentement vers le nord. Le village de Pak Moun, embouchure du Moun , est bâti au confluent.

De nombreux rapides s'échelonnent depuis le con­fluent du Se Moun jusqu'aux deux tiers environ de la distance d'Oubôn, et nos bateliers durent se livrer à une rude gymnastique pour faite franchir à nos piro­gues tous ces obstacles successifs. Le premier et l'un des plus considérables est à deux kilomètres à peine de l'embouchure. Tout auprès, sur la rive gauche, est la borne qui sert de limite aux royaumes d'Oubôn et de Bassac. Le dernier jour de l'année 1866 fut employé à franchir ce rapide. II fallut décharger entière­ment toutes nos barques et les faire passer à force de bras par-dessus les rochers. Tout le monde s'y em­ploya avec entrain, et les Laotiens ne laissaient pas que d'être assez étonnés du concours actif et entendu qu'ils recevaient de l'escorte et des officiers même de la commission française. Nous fîmes un peu moins d'un kilomètre dans toute l'après-midi du 31 décem­bre, et nous passâmes d'une année à l'autre au milieu des plus grandes fatigues. Les bords de la rivière étaient déserts et couverts de taillis. En faisant quelques pas dans les broussailles, on découvrait bien vite les traces de toutes sortes d'animaux sauvages : cerfs, tigres, buffles, éléphants, sangliers. M. Joubert s'y engagea et nous en rapporta presque aussitôt un liè­vre: ce fut le plat de luxe de notre jour de l'an. Un magnifique bloc de grès se dressait sur la rive ; le ser­gent Charbonnier y grava au ciseau la date européenne. Nous prîmes ainsi possession scientifique de ces para­ges que nul pied d'Européen n'avait foulés avant nous. Le 3 janvier, nous arrivâmes à Pimoun, village récem­ment formé sur les bords de la rivière; il y avait, là un dernier rapide, infranchissable pour nos barques à cette époque de l'année. Il fallut attendre que d'au­tres barques nous fussent envoyées d'Oubôn. Les der­nières collines qui prolongent le massif de Bassac venaient mourir sur la rive droite. Au delà, vers l'ouest, s'étendait une plaine sans limites. Nous nous trouvions sur l'immense plateau qu'arrosent le Se Moun et ses nombreux affluents, et qui s'étend au nord jusqu'à Vien Chang, à l'ouest jusqu'à Korat, à l'est jusqu'au pied de la grande chaîne de Cochinchine. Les rapides suc­cessivement franchis depuis l'embouchure de la rivière sont comme des escaliers qui conduisent de ce plateau à la vallée inférieure du Mekong.

A partir de Pimoun, la rivière redevient libre; un courant très faible, des berges droites, une largeur uniforme lui donnent en certains endroits l'aspect d'un canal creusé de main d'homme. Le 7 février, l'expédi­tion arriva à Oubôn. Le gouverneur de cette province, récemment nommé, portait, comme celui de Bassac, le titre de roi. Il appartenait à la famille royale de Vien Chang et avait été amené, fort jeune encore, à Ban Kok, où il avait rempli divers emplois dans les grades inférieurs du mandarinat. Homme intrigant et habile, il devait sa position actuelle à sa souplesse d'esprit et à de riches présents. Il nous apprit que le roi de Bas­sac était appelé à Ban Kok pour répondre à une accu­sation de concussion. Nous découvrîmes bientôt qu'il cherchait à le faire remplacer par un de ses parents. L'accueil qu'il nous fit se ressentit de son séjour dans la capitale du royaume; nous avions affaire à un homme frotté de civilisation, qui connaissait l'influence et le pouvoir des Européens. Malgré la modestie de notre costume et de nos allures, il savait d'autant mieux à qui il avait affaire, qu'il avait été à Ban Kok le traducteur laotien de nos passe-ports siamois. Aussi ses attentions et ses empressements n'eurent-ils point de limites.

Oubôn était le centre le plus vivant que nous eus­sions encore rencontré. Quelques rues tracées en am­phithéâtre sur la rive gauche du Se Moun, une ou deux pagodes construites en briques dans le style chinois, de nombreuses boutiques lui donnent un aspect im­portant. C'est plus qu'un village, ce n'est pas encore une ville. Toute relation commerciale a cessé ici avec le bas du fleuve, et les échanges se font par Korat avec Ban Kok. Je n'eus pas le temps de faire ample connaissance avec les environs. Dès notre arrivée, le commandant de Lagrée s'était hâté de prendre les renseigne­ments et les dispositions nécessaires pour mon voyage à Angcor; il espérait toujours que, grâce aux indica­tions fournies par Alexis, je trouverais arrivé en ce point le courrier de l'expédition. Ma confiance était moins entière, et j'obtins de M. de Lagrée l'autorisa­tion de poursuivre ma route jusqu'à Pnom Penh dans le cas où mes craintes se réaliseraient. Le chef de l'ex­pédition me chargea d'une lettre particulière pour le gouverneur d'Angcor sur lequel, comme je l'ai déjà dit, il avait une influence considérable : il espérait ainsi aplanir les difficultés que je pourrais trouver à accomplir ma mission. Il me recommanda la hâte la plus grande pour ne pas ajouter de nouveaux retards à tous ceux que nous avions déjà dû subir. Pendant mon absence, il comptait aller par terre à Kemarat, chef-lieu de province situé sur le Cambodge en amont de Pakmoun, pendant que M. Delaporte redescendrait seul le Se Moun, et reprendrait, à partir de son em­bouchure jusqu'à ce dernier point, la reconnaissance interrompue du Mekong. De Kemarat, l'expédition remonterait ensuite lentement le cours du fleuve pour que je pusse la rejoindre en faisant toute la célérité possible.

Le 10 janvier, je dis adieu à mes compagnons de voyage que je quittai pour un temps difficile à pré­voir, mais probablement assez long. J'emmenai avec moi le sergent Charbonnier, le soldat d'infanterie de marine Bande et le matelot Renaud., que j'avais à ra­patrier à Pnom Penh. Un Annamite nommé Toi, qui devait, au retour, composer toute mon escorte, me ser­vait d'ordonnance. Je remontai le Se Moun pendant trois jours. Au-dessus d'Oubôn, il promène son cours sinueux au milieu de plaines où de nombreux trou­peaux trouveraient d'excellents pâturages. Çà et là, de beaux bouquets d'arbres s'élèvent au-dessus des hau­tes herbes; un rideau continu de ban-langs et d'euphorbiacées dessine au loin les contours de la rivière et de ses affluents. Partont des plages de sable d'un éclat infini, mais d'ailleurs peu ou point d'animation : les villages ont abandonné la berge pour se retirer dans l'intérieur du plateau. La voie fluviale n'est plus ici, comme sur les bords du Mekong, le moyen le plus commode de communication et de transport. Les routes par terre sont aussi faciles et plus directes; le feu fait partout à l'homme une large place à travers la plaine. Ce mode primitif de défrichement n'a pas peu contribué à transformer les forêts épaisses qui jadis recouvraient le sol en prairies herbeuses, et le pied se heurte encore çà et là aux troncs noircis des arbres consumés.

Jusqu'à l'embouchure du Sam Lan, affluent de la rive droite, et point où je devais quitter la rivière, je ne rencontrai que quelques pécheries. Raconterai­-je ici l'affreux événement qui vint attrister pour moi cette pérégrination solitaire? Muse, prête-moi tes accents les plus touchants, aide-moi à attendrir mes lecteurs sur la perte de ma fidèle Dragonne. Dra­gonne, chienne intelligente, ne s'était décidée qu'à regret à m'accompagner lors de mon départ de Cochin­chine. Née pendant la guerre de Chine sur la canon­nière dont elle portait le nom, elle avait déjà beaucoup couru le monde, et la préfecture de Cholon, que j'avais quittée pour entreprendre le présent voyage, lui pa­raissait un lieu admirablement choisi pour terminer sa carrière. Mère de nombreux enfants qui faisaient son orgueil et que l'on se disputait dans la colonie, fêtée de tous pour sa gentillesse et son savoir-faire, célèbre de­puis longtemps par ses exploits cynégétiques, rien ne manquait à sa gloire; elle n'aspirait plus qu'au repos. Elle avait donc énergiquement blâmé son maître de son inconstance, et elle pleurait toujours l'hospitalière de­meure où elle avait vécu pendant trois ans. Son hu­meur s'était altérée; elle était restée obéissante; elle avait cessé d'être affectueuse. Les tours qu'elle savait exécuter lui avaient fait au Laos une renommée qui nous précédait partout. A la requête des plus hauts personnages, il avait fallu souvent la donner en repré­sentation, et j'avais là un gagne-pain tout trouvé en cas de malheur; mais un pareil rôle devant des gens qu'elle tenait pour barbares humilia sa fierté et augmenta son ennui. Elle essaya d'attenter à ses jours. A Bas­sac, elle se jeta à l'eau à plusieurs reprises; je réussis à la sauver. Mon départ d'Oubôn la séparait de son seul et dernier ami, Fox, le chien du docteur Joubert. C'en était trop. Le surlendemain de cette séparation, - je ne puis y penser encore sans douleur, - elle vint comme d'habitude se coucher auprès de moi dans ma barque et me fit quelques caresses plus tendres qu'à l'ordinaire. Au matin , quand je me réveillai, elle n'était plus là. J'interrogeai le Laotien de garde : il l'avait vue se jeter au milieu de la nuit dans la rivière et disparaître dans l'obscurité. Je parcourus la rive, elle était déserte; j'appelai, ce fut en vain. Dragonne s'était noyée ou était devenue la proie des tigres. Il me fallut faire un violent effort sur moi-même pour ordonner aux bateliers de se remettre en route. Que ceux qui ont connu la pauvre bête ne refusent pas ici un regret à sa mémoire !

Le 14 janvier, j'arrivai à Si Saket, chef-lieu d'une province laotienne située à peu de distance du confluent du Sam Lan et du Se Moun. Je congédiai les gens d'Oubôn qui m'avaient conduit jusque-là, et je deman­dai aux autorités du lieu quatre chars à boeufs [4] pour continuer ma route par terre dans la direction d'Angcor. Il me fallut attendre ces chars pendant un jour entier. Quelques colporteurs chinois et pégouans campaient en plein air, au milieu de leurs voitures de voyage, sem­blables à ces charlatans qui encombraient autrefois les places des petites villes de France.

Les Pégouans vinrent à moi et me montrèrent une sorte de certificat émané du consulat anglais de Ban Kok. Ils mirent l'o­bligeance la plus grande à me donner les renseigne­ments que je leur demandai. Ils avaient parcouru la plus grande partie du Laos, et j'obtins d'eux des don­nées politiques et géographiques qui, un an plus tard, m'étaient encore utiles. Ils m'offrirent quelques présents que je refusai, et me demandèrent une lettre de recommandation pour le consul de France à Ban kok. Je fus étonné de l'influence énorme que ces mots « consul falang », qui n'impliquent du reste aucune nationalité distincte, ont dans cette région, où n'ont pas encore pénétré les Européens. Le moindre bout de papier écrit en caractères romains est un excellent passe­port, et un fragment de lettre, informe et déchiré, est aussi bon pour cet usage qu'un diplôme parafé et scellé. C'est à l'aide d'une pièce de cette nature que des marchands birmans, se disant sujets anglais, préten­dirent à l'impunité pour certains désordres commis à Oubôn pendant le séjour de l'expédition. Le roi, fort embarrassé de les voir se réclamer ainsi des autorités de Rangoun, recourut au commandant de Lagrée, qui. déclina sa compétence, et essaya d'établir la différence de nationalité qui existait entre les « Falangs » de Rangoun et ceux de Saïgon. Ce petit incident, raconté dans la Revue des Deux-Mondes par M. de Carné, de façon à faire croire que ces Birmans possédaient réel­lement un passe-port signé des autorités anglaises, m'a valu une demande d'explications de la part du général Fytche, commandant les possessions anglaises en Birmanie. Cet officier songeait. à rechercher les au­teurs de cette fraude, aucune pièce de ce genre n'ayant jamais été délivrée par son administration. Je me suis hâté de lui apprendre, quelle était la nature du passe­port incriminé.

A Si Saket, la population se mélange de Cambod­giens dont la langue est à peu près comprise de tout le monde. Quoique restant toujours dans un pays sou­mis à Siam, je sentais que j'allais me retrouver bientôt sur le territoire de l'ancien empire khmer, si même je n'avais pas déjà franchi ses limites. Cette pensée me faisait trouver de l'intérêt au paysage le plus triste. En partant de Si Saket, on traverse une immense plaine dénudée où quelques arbustes rabougris se pressent autour des nombreuses mares disséminées dans tous les plis du terrain. C'est toujours auprès d'un de ces petits étangs que se groupent les maisons des villages; les arbres fruitiers qui les entourent forment comme des îlots de verdure au milieu de cette vaste étendue que le feu a stérilisée. Au bout de sept ou huit lieues, la forêt reparaît, le paysage devient moins monotone; la route serpente en ruisseaux de sable rose sous les arceaux ombreux d'une végétation luxuriante, et n'é­taient les horribles cahots que le trot saccadé des boeufs coureurs imprimait à mon char dépourvu de toute es­pèce de ressort, mon voyage m'eût paru à ce moment une délicieuse promenade. Les sao [5] en fleurs embaumaient l'air d'un parfum suave; les flamboyants éta­laient au milieu de la verdure leurs immenses panaches rouges, auxquels les ca-sach, mêlaient leurs floraisons blanches et violettes. Çà et là quelques pins se mélan­geaient aux essences tropicales, et leur feuillage connu venait rappeler la patrie absente. Une éclaircie se fai­sait dans le feuillage : les rizières apparaissaient, et, au fond, les cimes élancées de quelques palmiers an­nonçaient le prochain village.

Je m'étais presque exactement dirigé à l'ouest en remontant le Se Moun entre Oubôn et Si Saket; de ce dernier point à Coucan , chef-lieu de la province sui­vante, je fis environ soixante kilomètres au sud. A Coucan j'étais en plein empire khmer et le cambod­gien devenait la seule langue comprise des habitants. L'époque de la conquête par Siam de cette partie du Cambodge est déjà assez éloignée; elle est antérieure de beaucoup à celle de l'enlèvement des provinces de Battambang et d'Angcor. Je fus à Coucan l'objet de la plus indiscrète curiosité: le gouverneur, oubliant son rang et l'étiquette, accourut me voir avec une suite nombreuse, au moment même où, suffoqué par la cha­leur et la poussière du chemin, je commençais mes ablutions. Je m'informai de l'interprète Alexis, qui avait dù passer par ce point pour se rendre à Angcor. Il n'a­vait point paru; peut-être avait-il pris une autre route. Le gouverneur m'affirma que d'ailleurs le Cambodge était pacifié et que je ne rencontrerais aucun obs­tacle. J'étais arrivé le soir à cinq heures ; je repartis le lendemain matin pour Sankea, chef lieu d'une petite province également cambodgienne, et que l'on m'indi­quait comme le point de bifurcation de la route, dont un bras se dirige au sud vers Angcor, et l'autre à l'ouest vers Ban Kok. Sankea est dans l'ouest-sud-ouest de Coucan et à une dizaine de lieues. Le gouverneur, qui s'empressa également de venir me rendre visite, me persuada que je devais continuer ma route par Sourèn, qui. était à l'ouest. au lieu de m'enfoncer directement au sud comme j'en avais l'intention. De ce côté il n'y avait point de route praticable, disait-il; il me parla de montagnes, ce que je compris difficilement au milieu de pays aussi plats que celui où je me trouvais et que celui vers lequel je me dirigeais. Ce gouverneur était un Kouy [6] , que je comblai de joie en lui faisant cadeau d'une pièce de cotonnade à carreaux rouges et d'une boîte d'allumettes hygiéniques. Je lui dis que j'avais hâte de repartir: une heure ou deux après mon ar­rivée, de nouveaux chars étaient prêts et je me remet­tais en route. Je fus bientôt inquiet et désappointé en voyant que la route que nous suivions inclinait de plus en plus vers le nord. J'essayai d'obtenir de mes gui­des quelques explications; ils me répondirent évasive­ment que le gouverneur de Sourèn pouvait seul me faire conduire à Angcor, et je soupçonnai dès lors mon sauvage kouy de s'être déchargé sur un autre de la responsabilité de me faire rentrer dans le Cambodge. Il fallut me résigner à ce détour et à cette perte de temps. Par une sorte de compensation , J'appris que non loin de Sourèn se trouvaient des ruines khmers extrêmement importantes. Je me promis de les visiter si leur éloignement n'était pas trop considérable. Com­me Coucan et Sankéa, Sourèn est le chef-lieu d'une province cambodgienne passée sous la domination sia­moise. C'est un gros village, et sa position par rapport à Korat et à Ban Kok lui procure un certain mouve­ment commercial. Les ruines qu'on m'avait signalées se trouvaient dans le nard-ouest, à une petite journée de marche. Il aurait fallu consacrer deux jours au moins à cette excursion, qui était à l'opposite de la route que je devais prendre. Les circonstances où se trouvait. l'expédition n'autorisaient point cette perte de temps, et j'abandonnai, non sans de vifs regrets, mon projet de visite.

Le gouverneur de Sourèn était absent , et celui qui le remplaçait, tout ahuri d'une aventure aussi surpre­nante que l'arrivée d'un Français dans son village, ne sut trop quelle attitude il convenait de prendre à mon égard. Il voulut exiger que j'attendisse le retour de son chef; je m'y refusai; mais je dus, pour obtenir de nouveaux moyens de transport, le menacer à plusieurs reprises de la colère du « consul falang ». Les chars qu'il me procura., après une journée entière d'attente, avaient ordre de ne me conduire que jusqu'au prochain village, et, au lieu de faire directement. route sur le chef-lieu de la province suivante, celle de Tchoncan, je dus subir un relais toutes les deux ou trois heures. Ce que j'usai de patience et de colère durant ce long trajet me restera toujours en mémoire ; toute ma furia francese venait se briser sans résultat contre l'apathi­que indolence des chefs de village qui me proposaient toujours de remettre mon départ au lendemain: les bœufs étaient au pâturage, les chars en réparation, la chaleur était bien grande, disaient-ils. L'un d'eux parut prendre tant de plaisir à me voir qu'il me pro­posa d'attendre pour repartir la confection d'un char tout neuf, dont il avait ébauché le timon. Vous n'en aurez que pour quatre ou cinq jours, me répéta-t-il plusieurs fois. Aucun de ces braves gens ne paraissait comprendre que l'on pût être pressé.

Le 22 janvier au soir, la plaine s'accidenta un peu, la forêt s'épaissit. La nuit était tombée depuis long­temps lorsque j'arrivai au village de Soukrom. Le chef de la localité parut considérer comme une grave affaire mon départ du lendemain; de nouveau on me parla de montagnes, de précipices, d'impossibilité pour les chars d'arriver à la station suivante. Ne comprenant que très imparfaitement la langue, et ne croyant pas à l'existence de difficultés sérieuses dans la direction que je suivais, je crus que l'on n'employait vis-à-vis de moi qu'une de ces nombreuses ruses dilatoires à l'aide desquelles on avait coutume de tromper mon im­patience. S'il y avait des difficultés, c'était une raison pour partir de meilleure heure le lendemain matin. - Mais le temps manquait d'ici là pour réunir des hom­mes. - Je me mis à rire : les trois ou quatre con­ducteurs de chars qui m'avaient été nécessaires jus­que-là me paraissaient faciles à trouver. - Mais il en faut bien davantage. - Je haussai les épaules et dé­clarai que je me contenterai de ce nombre. J'étais habitué à voir toujours les indigènes annoncer des difficultés et à ne rencontrer jamais les obstacles si­gnalés. Je ne pris donc aucune objection au sérieux. Ma résolution paraissait si ferme, mon irritation de toutes ces fins de non-recevoir se trahissait si grande, que l'on se tut, et que le lendemain au point du jour, comme je l'avais exigé, trois chars à buffles étaient prêts. Je me remis en route. Le sol de la forêt s'élevait gra­duellement et nous traversions successivement de petits ruisseaux qui paraissaient très près de leur source; au dernier de ces cours d'eau, mes conducteurs demandè­rent à s'arrêter; il était encore de très bonne heure, et il valait mieux cheminer pendant que la chaleur était supportable. Je promis un repos vers midi. Mais plus loin il n'y a pas d'eau, me dirent-ils; cette ruse avait été employée si souvent pour me forcer à choisir une halte à la convenance de la paresse des indigè­nes, je me trouvai si bien du système de n'en faire qu'à ma tête, que, sans en écouter davantage, j'ordon­nai de continuer à marcher. Je cheminais à pied et en avant ; Renaud conduisait lui-même l'un des chars, et les deux autres Français se mirent à faire comme lui, en manière de passe-temps. Les indigènes en profi­tèrent pour se laisser attarder peu à peu, puis ils finirent par disparaître. Je m'aperçus au bout d'un certain temps que nous étions seuls, et cela ne laissa pas que de m'in­quiéter un peu. Du côté du sud, la voûte de la forêt semblait devenir plus transparente, Tout d'un coup une éclatante lumière pénétra sous ses arceaux. Le sol nous manqua sous les pieds. La forêt prenait fin, et un immense horizon s'ouvrait devant nous. Ce fut pour moi comme une révélation : nous étions parvenus à l'arête du plateau que nous avions parcouru jusque-là. La plaine inférieure qui s'étendait à deux cents mètres environ au-dessous de nous était an niveau du Grand Lac, et ces deux cents mètres représentaient toute la hauteur dont nous nous étions graduellement élevés en remontant le fleuve de Pnom Penh à Oubôn.

Les bords du plateau étaient presque à pic. La mu­raille de grès qui les soutenait présentait une série de rampes irrégulièrement tracées en zigzag, à pente très­ inégale et très raide, où l'on distinguait les traces du passage des hommes et des chars. J'étais en présence de la difficulté que l'on m'avait signalée, et je compris alors la nécessité d'un grand nombre de bras. Il fallait décharger nos chariots, les démonter et les transporter pièce à pièce an bas du plateau. Retourner en arrière ou attendre des secours nous eût fait perdre un temps précieux. Je donnai l'exemple et tous les cinq nous nous mimes résolument à l'œuvre. Au-dessous de nous, à mi-hauteur environ, un rocher en saillie formait une plate-forme de huit ou dix mètres carrés de surface. Nous commençâmes par y conduire nos bêtes de somme qui, une fois dételées, faisaient mine de vouloir re­gagner leur village. Nos légers bagages les suivirent bientôt: le transport des chars fut beaucoup plus long et beaucoup plus fatigant.

Il était midi : le soleil dardait à pic sur nos têtes; aucune ombre ne nous protégeait ; les rochers, que nous gravissions et que. nous descendions sans cesse, nous brûlaient les pieds et les mains; une soif ardente nous dévorait tous. Autour de nous, tout était aride. Le dernier ruisseau franchi était à plusieurs lieues de distance, encore n'était-il point facile d'en retrouver la route, au milieu des nombreux sentiers qui se croi­saient dans la forêt. Il nous fut bientôt impossible de continuer notre travail ; nos gorges saignaient, nos voix devenaient rauques. Je n'eusse jamais cru que la soif put devenir une souffrance aussi vive. Les hommes se couchèrent découragés. Le plus profond silence ré­gnait autour de nous. Seul, j'essayai de chercher en­core: les bords du plateau se dentelaient sur notre droite en plusieurs gorges au fond desquelles crois­saient quelques arbres; là il pouvait y avoir dans le roc des cavités assez profondes pour conserver un peu d'eau provenant des pluies ou des suintements qui alimentent les ruisseaux de la plaine inférieure. Je trouvai en effet plusieurs lits de petits torrents : ils étaient tous à sec. Je commençai à perdre tout espoir et j'avais comme un nuage devant les yeux. Tout à coup des buissons d'un aspect vigoureux et d'une ver­dure fraîche attirèrent au-dessous de moi mes regards; je me laissai glisser le long d'un rocher poli par la chute des eaux de pluie de la saison dernière : à mes pieds était un bassin rempli d'une eau claire et chau­de. J'eus comme un éblouissement de joie. Je me jetai à plat ventre et je me mis à boire : il y avait là de quoi désaltérer largement tout le monde. Je re­connus bientôt qu'un sentier moins à pic que la route que j'avais prise conduisait à cet abreuvoir na­turel. Je retrouvai des poumons pour signaler ma dé­couverte, et au bout de quelques minutes hommes et bêtes furent réconfortés. Dès que le plus fort de la chaleur du jour fut passé, nous reprîmes notre rude besogne. A dix heures du soir nous étions au bas du plateau, à l'entrée de la forêt inférieure: nos chars étaient remontés, nos buffles parqués auprès de nous. Mon Annamite Tei nous avait rendu les plus grand: services en maniant ces farouches animaux que la vue d'un Européen mettait hors d'eux-mêmes. Quelque: arbres abattus gisaient çà et là; nous mîmes le feu à l'un d'entre eux pour éclairer notre campement et nous protéger contre les bêtes féroces. Depuis la tombée de la nuit, les miaulements du tigre se faisaient entendre et nos bêtes paraissaient inquiètes; le feu les rassura et elles vinrent d'elles-meures se coucher à l'entour.

Nous avions quelques provisions: du riz et des poules. Renaud les assaisonna en habile cuisinier. J'ai rarement fait un meilleur repas. J'étais enchanté d'avoir vaincu la difficulté et de me trouver à la tête de moyens de trans­port qui me conduiraient jusqu'au prochain Muong. M'approprier jusque-là les buffles et les chars de Soukrôm me paraissait d'excellente guerre vis-à-vis du village dont les hommes m'avaient abandonné.

Ce mince résultat de tant de fatigues m'échappa bientôt: vers quatre heures du matin, nous fûmes réveillés par le bruit de voix nombreuses s'appelant au-dessus de nos têtes. Des torches éclairaient du haut en bas la pente rapide au pied de laquelle nous nous trouvions. C'étaient les gens de Soukrom, conduits par le chef même du village, qui accouraient à notre secours. Ils furent abasourdis de voir que nous n'avions plus besoin d'eux et ils se confondirent en excuses. Je leur avais prouvé que leurs impossibilités de la veille n'en avaient pas été pour moi, et que cinq Français pouvaient faire le travail de trente Laotiens. Je me gardai bien de leur avouer que quelques heures auparavant je n'aurais eu garde de me montrer si fier, et qu'in petto j'implorais ardemment leur présence.

Dès que le jour fut venu, nous nous remîmes en route. La forêt fit bientôt place à une plaine sablonneuse entièrement dénudée. Le pays, désert aux abords de l'a­rête du plateau, se peupla de nouveau et nous dûmes recommencer à changer de véhicules et de conducteurs. Le 25 janvier, j'arrivai enfin à Tchoncan ; c'était le der­nier Muong que je dusse traverser avant d'arriver à Angcor.

Tchoncan est encore une province cambodgienne passée en même temps que Coucan, Sourèn et Soukéa sous la domination siamoise. Le gouverneur, qui était Siamois de naissance, était absent; mais son rempla­çant fut aussi complaisant et aussi aimable pour moi que la seconde autorité de Sourèn avait été ennuyeuse et tracassière. Il me convia à un grand repas donné en l'honneur d'un riche Cambodgien qui se faisait bonze. J'assistai avec curiosité à une partie de la cérémonie. Les cheveux du néophyte furent complètement rasés ; il fut dépouillé successivement de tous ses vêtements et soumis à un examen sévère. Après de nombreuses offrandes faites par ses parents ou ses amis, et de longs discours dont le sens m'échappa, il revêtit la robe jaune qui allait le désigner désormais au res­pect de la foule.

Je recueillis, à Tchoncan, de nombreuses indica­tions sur les ruines échelonnées sur ma route jusqu'à Siemréap. Non loin du village est un magnifique pont khmer, auprès duquel j'allai camper quelques heures. Les habitants le désignent sous le nom de Spean Teup (spean veut dire pont). Il est jeté sur le Stung Sreng, rivière qui va se jeter dans le Grand Lac et dont je devais, à mon retour, retrouver la source. En ce point, elle est très large et divisée par des îles en trois bras; le pont se compose donc de trois tron­çons; le plus important, celui du milieu, a cent qua­rante-huit mètres de long, quinze mètres de large, dix mètres de hauteur au-dessus de l'eau et trente-­quatre arches. Les rampes, qui sont en grès, sont supportées par des groupes de singes; elles se ter­minent, comme à Angcor, par des serpents à neuf têtes; le reste de la construction est en pierre de Bienhoa [7] . A partir de ce point, les vestiges khmers réapparurent souvent; je sentais que je me rappro­chais d'Angcor, et je regrettai bien des fois la cé­lérité qui m'était imposée. En même temps les vil­lages devinrent plus nombreux et plus rapprochés; les immenses espaces en friche qui les séparent sur le plateau d'Oubôn disparurent. Le pays est partout ad­mirablement cultivé en rizières; la population en est douce, les habitations respirent l'aisance.

Cette partie du Cambodge, dont on ne soupçonne même pas l'existence, et que l'on croit purement et simplement habitée par des Siamois , m'a paru être plus fidèle aux anciens usages, et conserver plus in­tactes les traditions du passé qu'aucune autre région de cet ancien royaume. La situation intérieure de ces provinces, leur éloignement de toute frontière, de tout théâtre d'action, ont contribué sans doute à ce résultat,. en leur évitant tout contact étranger. J'ai remarqué là certaines singularités de mœurs dont; l'origine devrait être recherchée avec soin et pourrait fournir des indi­cations historiques précieuses sur le passé des Khmers; la manière d'ensevelir les morts paraît se rapprocher de ce que raconte , sur cette nation, l'écrivain chinois du treizième siècle cité dans les livraisons précédentes. Dans beaucoup de villages , j'ai rencontré, à l'écart des maisons, des bières à peine closes, abritées d'un léger toit en paille et soutenues par quatre piquets ; quelquefois une simple natte enveloppait le corps, qui était ainsi à la merci de toutes les bêtes sauvages.

La fertilité et la richesse de cette zone, qui est arro­sée par de nombreux cours d'eau se déversant tous dans le Grand Lac, justifient le choix de la position d'Angcor pour la capitale d'un puissant empire. Mal­heureusement, la division actuelle du Grand Lac en deux dominations, celle de Siam et celle du Cambodge, interdit à cette magnifique contrée sa route commer­ciale naturelle, et la laisse isolée sans voies d'échange avantageuses. Ses produits, au lieu de descendre, par le lac et le fleuve, jusqu'à Saigon, prennent la route de terre, plus difficile et plus longue, qui mène à Ban Kok. Le manque absolu d'initiative d'une race en pleine décadence, l'intérêt qu'ont les mandarins à accroître sans cesse les relations commerciales avec la ville du gouvernement de laquelle ils dépendent, les rapports soupçonneux qui ne peuvent manquer d'exis­ter entre les gouverneurs cambodgiens du protectorat et les gouverneurs pour Siam des autres provinces, sont les principaux obstacles au rétablissement du commerce sur le Grand Lac. Il n'est pas rare, par exemple, de voir des Cambodgiens de l'une ou l'autre frontière retenus indûment chez leurs voisins: la com­munauté de race et de langue, les liaisons de parenté qui existent des deux côtés d'uue frontière factice, fournissent mille prétextes à des vexations de ce genre, dont le but inavoué est d'augmenter les inscrits de la province, et par suite l'impôt. Cette situation est telle qu'il n'y a guère aujourd'hui que les Annamites qui exploitent la pêche si fructueuse de cette petite mer intérieure.

On voit de quelle importance serait, pour les populations du bassin nord-ouest du Grand Lac, l'unifica­tion de pavillon et d'influence sur ses rives. Il est bien fâcheux que nous n'ayons pas su arracher des mains de Siam la possession de ces eaux, qui sont le plus beau fleuron de la couronne du Cambodge et qui lui ont été injustement ravies. Cette restitution légitime, à laquelle notre diplomatie, mieux éclairée sur nos vé­ritables intérêts, aurait dû faire consentir le gouver­nement de Ban Kok, eût représenté, pour notre colo­nie de Cochinchine, l'accès à l'une des régions les plus riches de l'Indochine.

A quatre heures du soir, le 29 janvier, au sortir d'un petit bois taillis qui s'étend à l'ouest du mont Bak­heng, je débouchai dans la plaine où s'élève la cita­delle de Siemréap. C'était le moment de la moisson. Rien de plus riant et de plus animé que le paysage que cette plaine offre alors au voyageur. Toute la campagne a revêtu une teinte dorée. De nombreux troupeaux de bœufs et de buffles, au milieu des­quels folâtrent les nouveaux-nés de la saison, dia­prent les rizières de taches rouges et noires d'où s'échappe un sourd murmure de grelots. Colosse isolé qui domine toute la création vivante, l'éléphant se­coue lentement avec sa trompe la gerbe de riz qu'il vient de glaner dans le champ récolté. Dans le chemin creux qui serpente sur la plaine, passe parfois avec un bruit étourdissant de clochettes une légère voiture à bœufs qui éclabousse tout le paysage d'un épais nuage de poussière. Les lourds et lents chars à buffles se croisent partout, rentrant au village le riz qui va être emmagasiné dans les huttes en bambou lutées de terre glaise, d'où on le retirera au fur et à mesure des besoins. Sur les aires nombreuses disséminées dans les champs, des attelages de buffles piétinent les gerbes, et après un long et monotone travail séparent le grain de l'épi. - Cadre ravissant de grâce et de fraîcheur, une longue ligne d'arbres à fruits, encadre tout ce tableau et cache les toits de chaume éparpillés sous leur ombre. Il n'y a que la végétation des tropiques qui puisse offrir une pareille variété de nuances et de formes : les cimes mobiles des bambous se jouent le long des troncs élancés des palmiers; parmi ceux-ci, le borassus élève jusqu'aux nues sa raide collerette de feuillage et semble de sa colonne robuste soutenir tout cet édifice de verdure. Le cocotier échevèle ses longs et tremblants rameaux sur le large faite du tamarinier ; l'aréquier svelte se fait jour à tra­vers l'épais feuillage des manguiers, et sa forme aé­rienne contraste vivement avec le massif' échafau­dage du banian qui s'étale à côté. Autour des ca­ses, le papayer balance son léger parasol, et un rideau bas et continu de bananiers masque les troncs des pamplemoussiers, des orangers et des jacquiers. La sombre ligne des créneaux de la forteresse vient se des siner sur ce fond riant. Que votre regard ne s'arrête point trop de ce côté : il pourrait y découvrir quelque tête humaine, desséchée au soleil et tristement balan­cée à l'extrémité d'un bambou. Le soir arrive ; le so­leil s'abaisse derrière le rideau d'arbres qui cache la rivière et ses rayons décomposés mélangent la pourpre et l'émeraude ou se tamisent au travers du feuillage. Les troupeaux rentrent dans les parcs et les beugle­ments sonores des taureaux se mêlent aux cris brefs et plaintifs des buffles. Le silence et le calme se font peu à peu; l'on n'entend plus que la note monotone et douce que la brise du soir fait rendre aux cerfs-volants captifs qui planent dans les airs et auxquels les habi­tants qui les lancent chaque année dans cette saison attachent de superstitieux présages. Quelques lumières s'allument dans les cases accumulées sur la rive droite de la rivière, à peu de distance de la citadelle, et dans l'intérieur de celle-ci, le bruit du gong et du tain-tain, successivement répété par tous les corps de garde, va marquer à de réguliers intervalles les veilles de la nuit.

Alexis n'avait pas encore paru à Siemréap, quoi­que, si on se le rappelle, il y eût plus d'un mois qu'il fût parti de Bassac pour cette destination. L'excellent gouverneur me reçut à merveille et me donna ainsi qu'à mon escorte la plus confortable hospitalité. J'avais hâte d'apprendre de lui des nouvelles de la colonie et du Cambodge. Elles étaient bien différentes de ce qu'on m'avait annoncé à Coucan. La révolte de Pou Combo avait pris des proportions de plus en plus grandes. Les provinces de Compong Soai et de Pursat s'étaient soulevées. Norodom avait été cerné à Pnom Penh, et il avait fallu que les troupes françaises li­vrassent un grand combat pour le dégager. Les en­trées du lac, Compong Leng et Compong Chenang étaient gardées par les rebelles, et quand je parlai de continuer ma route jusqu'à Pnom Penh, le gouver­neur d'Angcor se récria vivement. Mais je n'étais pas venu de si loin pour rebrousser chemin sans rap­porter le courrier attendu. Je déclarai donc à mon hôte que ma résolution était inébranlable et que je tenterais de passer à tout prix. Je lui donnai même cette déclaration par écrit pour qu'on ne pût le ren­dre en rien responsable des conséquences de ma dé­cision. Je lui remis aussi une lettre pour le comman­dant de Lagrée, qui informait mon chef de l'état des choses et du parti auquel je m'arrêtai. Il s'empressa d'expédier cette lettre par estafette à Tchoncan avec prière aux autorités du lieu de la faire parvenir de province en province dans la direction du grand fleuve.

Ces précautions prises, je m'occupai de mes pré­paratifs de départ. Le gouverneur n'offrit pour la traversée du lac une grande et forte barque qui lui ap­partenait, mais il n'y avait pas à songer à recruter mes bateliers parmi les Cambodgiens : les sympathies des gens de la province étaient pour Pou Combo et je pouvais trouver un traître parmi eux. Je préférai m'adresser aux Annamites qui résident à Siemréap et se livrent à la pêche sur le lac Je trouvai là, avec la promesse d'une forte récompense d'argent. un équipage adroit, méprisant fort les Cambodgiens par habitude, et rendu courageux par la présence de Français bien armés. Je gréai ma barque avec soin, je la munis de haches pour couper les estacades qui pourraient nous barrer le passage, de tombes, de combustible, en un mot de tous les ustensiles nécessaires, et, le 2 février, nous nous lançâmes sur le lac dont nous côtoyâmes la rive orien­tale. A la tombée de la nuit, nous passions devant Compong Main, dont la rivière sert de limite aux provinces d'Angcor et de Compong Soai. Nons entrions dans les eaux ennemies.

Le lendemain, comme nous nous étions engagés, pour déjeuner et: laisser reposer nos Annamites, dans la forêt noyée qui couvre les bords du lac, on vint me prévenir que deux barques armées venant du large se dirigeaient de notre côté. I s uninc es à la longue-voie, elles me parurent être, en effet, des barques de guerre plumes de paon et pavillon rouge à la poupe ; lances, fusils et hallebardes plantées à l'avant de la t hauibre. Je fis cacher tout. mon monde et préparer les armes. On pouvait nous prendre pour une simple pirogue de pêche, montée par des Annamites seulement. A grande portée de voix, je fis héler par mon patron les nou­veaux venus : leur contenance témoigna de la surprise de se voir ainsi devancés. « Nous sommes les rameurs du mandarin de Compong Thom qui chemine par terre avec une escorte de dix soldats armés de fusils. Nous portons ses bagages. Et vous tous, qui êtes-vous? répondirent-ils. - Peu vous importe, dit l'Annamite, passez au large, il n'y a ici rien de bon pour vous. » L'assurance de mon patron leur donna à penser. Le reflet d'un saJwe-baïonnette leur fut sans doute ren­voyé par le soleil. Notre barque était grande et pou­vait cacher bien des soldats. Leur chef n'était point avec eux ; à quoi bon se compromettre inutilement? Les deux barques s'éloignèrent sans mot dire. Ce fut la seule alerte de la journée.

Dans la nuit du 4 au 5 février, nous donnâmes dans les passes qui conduisent du lac au bras de Com­pong Luong et nous les franchîmes sans encombre. Au petit jour, nous passâmes devant le poste rebelle de Couipoiig Prak. A notre vue le tam-tant fut battu sur la rive et l'on nous héla.: <, Capitaine français (lui se rend à Pnom Penh, » telle fut la fière réponse de mon patron. Un grand silence s'ensuivit sur la rive quelques hommes coururent à droite et à gauche, cher­chant du feu pour faire partir leurs espingoles. Quand ils y réussirent, le courant nous avait mis hors d'atteinte.

Le soir, à cinq heures, j'aperçus le pavillon français flottant sur Compong Luong. La canonnière 28 y était. au mouillage ; j'appris de l'officier qui la commandait que M. Pottier était à. Pnom Penh et je continuai immé­diatement ma route sur ce dernier point. J'y arrivai à onze heures et demie du soir.

Il faut avoir subi un long isolement au milieu de contrées étrangères, et être resté plusieurs mois privé de tonte communication avec des gens civilisés pour bien comprendre la joie que j'éprouvai en me retrou­vant, tout à coup au milieu de Français et d'amis. Leur surprise n'était moins grande que ma joie. M. Pot­tier, après avoir fait une tentative infructueuse pour nous faire parvenir notre courrier, s'était résigné à at­tendre et il n'était pas sans inquiétude à notre sujet. Comme il arrive toujours en pareil cas, des bruits fa­cheux avaient circulé dans le pays sur notre compte deux membres de la commission avaient, disait-on, succombé aux fatigues et aux maladies de ce redou­table Laos. Je rassurai tout le monde et, à mon tour, je m'enquis des nouvelles de la patrie. Ce fut à ce moment que j'appris la guerre d'Allemagne et: son dé­noûment. La nuit se passa à causer de tout et; de tous. et mes interlocuteurs retournèrent prendre un peu de repos, bien avant que ma curiosité fût entièrement satisfaite.

Le lendemain, je me hâtai de faire le dépouillement du courrier destiné, à. l'expédition. Il contenait les passe-ports de Chine, si nécessaires pour continuer notre reconnaissance du fleuve au delà de Luang Prabang; niais les instruments qui nous manquaient encore étaient restés à Saïgon, où ils dormaient à l'ob­servatoire depuis leur arrivée de France. Je ne trou­vai à emporter, faute de mieux, qu'un baromètre holostérique. Une grande partie de nos lettres particu­lières étaient également restées au chef-lieu de la co­lonie, et cette incurie, cet oubli étaient trop clans mes prévisions pour que je m'en affligeasse. M. Pottier m'offrit une canonnière pour me rendre à Saigon ; mais. si attrayante que fiit cette ofre, ,j'aurais manqué à pion devoir en l'acceptant.. Tout retard pouvait être préjudi­ciable à l'expédition , et le commandant de Lagrée comptait les heures. Mon voyage s'était déjà prolongé au delà de tous ses calculs, et il avait dû continuer à s'avancer dans le Nord. Chaque jour augmentait donc la distance qui nous séparait. Enfin j'avais à retra­verser le Grand Lac, seul avec lui Annamite, et je ne voulais pas que le bruit de mon retour pût me précé­der. Le 7 février. après avoir clos mon courrier pour l'amiral, j'allai avec M. Pottier rendre visite au roi Norodom , qui nie remit une lettre pour i\1. de La­grée. Pnom Penh offrait à ce moment un singulier aspect : un bataillon d'iufanterie de marine y campait, et, donnait à la ville une animation toute militaire. On était au milieu des fètes du jour de l'an chinois, et. malgré la guerre, les théâtres à grandes marionnettes mues par des ficelles, analogues à notre Guignol, les jeux de toute sorte attiraient une foule énorme sur la place du marché. dont presque toutes les boutiques étaient fermées. J'eus quelque peine à faire mes provisions de route. Le lendemain, à huit heures du matin, je repartis pour Angcor, emportant le meilleur souvenir du bienveillant et hospitalier accueil de M. Pottier. Celui-ci ne laissait pas que d'être un peu inquiet, en me voyant repartir dans de telles con­ditions, et il me recommanda, si je rencontrais sur ma route la canonnière 28 , (le m'en faire escorter jusqu'aux entrées du lac. Ce secours me fut inutile. Je réussis à passer sans encombre , et le 13 février j'étais de retour à Siemréap. Alexis n'y était pas encore arrivé. Le courrier de l'expédition qu'il portait me sembla fort compromis. Le gouverneur d'Angcor était parti depuis deux jours pour Ban Kok, où il était appelé pour les funérailles du second roi de Siam. Je priai son frère qui le remplaçait d'expédier sur Pnom Penh notre interprète dès que celui-ci ferait son appa­rition et je me préparai à reprendre le chemin du Laos. Il fallait allonger mes étapes pour rattraper l'expédi­tion le plus vite possible. Au lieu de suivre la route sinueuse que j'avais prise en venant, je résolus d'aller droit dans la direction du nord , pour rejoindre Ou­bôn. On m'objecta (lue je traverserais une zone déserte, dont certaines parties étaient impraticables aux chars. Nous n'étions plus que deux; notre bagage était assez mince, malgré ce que ;je rapportais de Pnom Penh. Je répondis que nous irions à pied.

La nouvelle route que j'allais suivre me faisait pas­ser par Angcor Wat. Je consacrai une heure ou deux à revoir le temple. C'est un de ces monuments qu'on ne se lasse jamais de visiter. Je traversai la rivière d'Angcor et je me dirigeai vers la chaîne de Pnom Coulèn. Après en avoir gravi les premières pentes, je me trouvai au milieu d'une plaine complètement déserte, recouverte de hautes herbes et de quelques bouquets d'arbres. Sur l'un des points les plus élevés, je ren­contrai des ruines khmers : ce sont des tours en bri­ques dont la base est déjà profondément enfouie dans le sol. La décoration dont la surface extérieure est re­vêtue est d'une grande perfection de dessin et de mou­lage. Tout auprès se trouve un grand bassin à revête­ment de pierre. Ces tours présentent cette singularité que, seules parmi les trente ou quarante monuments khmers que l'on connaît aujourd'hui, elles n'obéissent point à la loi qui veut que les façades en soient exac­tement orientées selon les quatre points cardinaux. Plus loin, le plateau s'ondule légèrement, de nom­breux ruisseaux coulant tous vers l'est le sillonnent: nous nous trouvions sur la lisière d'une épaisse fo­rêt, célèbre au Cambodge sous le nom de Prey Saa (en cambodgien, forêt magnifique). La route qui la traverse n'avait pas été pratiquée depuis longtemps. Il fallut que nos Cambodgiens nous la rouvrissent à coups de hache. L'unique char à buffles qui portait toutes nos affaires se trouvait souvent arrêté par des lianes ou par les arbres qui bordaient le sentier et dont les troncs grossis ne laissaient plus entre eux un espace suffisant. Nous étions alors obligés de les entailler à hauteur des essieux de la voiture La nuit nous surprit un soir à ce travail; une bande d'éléphants sauvages vint à passer et s'arrêta pour nous regarder faire. On distinguait vaguement à travers le feuillage les défenses blanches qui brillaient dans l'obscurité. En guise de passe­temps sans doute, le chef de la troupe appuya son large front contre un jeune arbre et se mit en devoir de l'ébranler; ses compagnons vinrent à la rescousse; un grand déchirement se fit dans le feuillage, et l'ar­bre vint tomber à peu de distance de nous en travers de la route. Il avait environ un pied de diamètre et ce n'était pas un petit travail que de se débarrasser de la barrière que formaient son tronc et ses branches, en­chevêtrés dans le feuillage voisin. Mes Cambodgiens se lamentèrent, et dans un premier mouvement de fu­reur, j'ajustai l'éléphant coupable de ce méfait; mais les indigènes nie supplièrent de ne pas tirer, nie repré­sentant que la bande entière se précipiterait sur nous. Je me rendis ; les éléphants s'éloignèrent en riant sans donte du bon tour qu'ils venaient de nous jouer. A minuit, nous terminions à peine de déblayer la route.

Le 18 février, nous sortions de Prey Saa, et nous quittions la province d'Angcor pour entrer dans celle de San Kèa . Quelques petits hameaux se montraient çà et là. Nous venions de faire cinquante kilomètres sans rencontrer un être humain.

Le lendemain , j'abandonnai toute espèce de véhi­cule ; j'engageai quelques porteurs, et, après avoir tra­versé le Stung Sreng très près de sa source, j'allai coucher en pleine forêt , au pied même du plateau d'Oubôn. Il était là aussi à pic qu’au point où je l'a­vais descendu, en venant de Sourèn. Mais à pied cette escalade n'était qu'un jeu. Au sommet du plateau, j'appris que je me trouvais à deux jours de marche de Coucan. Je n'avais pas assez appuyé dans l'est; il ne me restait plus qu'à reprendre, à partir de ce chef­lieu de province, la route que j'avais déjà suivie.

J'appris à Coucan qu'Alexis avait enfin passé quel­ques jours auparavant; se rendant à Angcor. Ce pa­resseux interprète avait prolongé outre mesure son séjour à Bassac, et, sans se préoccuper davantage de la mission qui lui était confiée, s'était laissé séduire par les beaux yeux d'une Laotienne qu'il avait prise pour femme. Après avoir consacré plus d'un mois aux douceurs de cet hyménée, il s'était enfin mis en route en promettant à sa nouvelle famille de revenir bientôt Il avait, bien entendu, l'intention formelle de ne pas tenir sa parole : Alexis était catholique et légitimement marié à Pnom Penh, où sa femme était venue tout en larmes me demander de ses nouvelles.

Ce fut le gouverneur de Coucan qui me raconta la première partie de cette histoire; j'achevai de lui con­ter le reste. Mes explications firent rire aux larmes ce haut fonctionnaire et toute sa cour, et la plaisanterie d'Alexis leur parut du meilleur aloi. J'avais fait chan­ger à Pnom Penh les boutons et les galons d'uniforme de ma redingote de flanelle. L'éclat nouveau de mon costume éblouit les regards de mon interlocuteur, qui, après en avoir admiré et touché toutes les parties, finit par me proposer de le lui vendre. Naturellement, je refusai. Attribuant mon refus à la crainte de n'être pas assez payé, le gouverneur se fit apporter plusieurs nèns [8] et les étala sous mes yeux. Rien ne put me loucher. En désespoir de cause, il me supplia de lui permettre de revêtir pendant quelques minutes le vê­tement tant convoité. Je finis par y consentir. Mais las! j'étais bien loin de la puissante encolure de l'in­digène et ses épaules nues ne purent se loger que dif­ficilement dans l'étroite redingote. Raide, les bras en l'air, et n'osant faire un mouvement, le gouverneur s'offrit, plein d'orgueil, à l'admiration de l'assistance, dont le respect pour lui redoubla. Il fallut cependant se dévêtir, et ce fut avec un grand soulagement d'es­prit que je rentrai en possession de mon unique cos­tume de gala, sorti intact de cette épreuve redoutable.

Le 26 février, j'étais de retour à Oubôn. J'appris que l'expédition était partie le 20 janvier pour Ke­marat , mais qu'elle avait dû quitter ce point depuis longtemps pour remonter le fleuve. Le chef-lieu de province le plus rapproché de Kemarat, sur les bords du Cambodge, était Ban Mouk; je résolus de me di­riger par terre sur ce dernier Muong, et, pour éviter tout retard, de faire la route à pied. Je repartis d'Ou­bôn le 27 février. Les environs en sont excessivement peuplés, et il m'arrivait de changer sept ou huit fois de porteurs dans le même jour. Plus de forêts, par­tout des rizières, des arbres fruitiers. Cette plaine en­tière sue le sel, que les habitants extraient par des lavages après la récolte du riz. Après avoir laissé, sur ma gauche, le petit Muong d'Amnat, et croisé la route que l'expédition avait suivie pour se rendre de ce point à Kémarat, j'entrai dans une zone plus accidentée et moins habitée. La forêt reparut. Le 1er mars, j'arrivai au dernier village relevant d'Oubôn. Les hommes étaient fort occupés à la récolte; on ne put me trouver, comme porteurs, qu'une douzaine de jeunes filles de dix-huit à vingt ans. Je me remis en route avec cette escorte , dont la gaieté et les éclats de rire donnaient fort affaire aux échos' de la forêt. La chaleur était lourde à supporter, et quoique la charge de chacune fût assez mince, les jeunes Laotiennes s'arrêtaient à chaque ruisseau ou à chaque source. Sans le moindre souci de l'étranger qui était témoin de leurs ébats, elles se débarrassaient aussitôt de leurs langoutis, et, dans le costume du paradis terrestre, se baignaient ou se versaient réciproquement de l'eau sur la tête. Je m'asseyais et contemplais d'un eeil philosophique les gracieuses académies qui s'offraient à ma vue, un peu humilié cependant du peu de cas qu'on paraissait faire de ma présence. Ma grande barbe rassurait : aux yeux des indigènes , j'étais un vieillard à qui ce spectacle devait rester indifférent. La barbe n'arrive que fort tard au Laos, et reste toujours assez clair-semée. En calculant d'après le pays, je ne devais pas avoir vécu moins d'un siècle. La vertu de ces folles enfants ne courait donc aucun danger, et je n'essayai jamais de les détromper. Il n'en était pas de même de mon or­donnance annamite Tei, qui se prenait parfois à faire en mauvais laotien de beaux discours où il déployait toute l'éloquence et la galanterie imaginables. Mais il n'obtenait jamais pour réponse que les éclats de rire les plus moqueurs et les plus décourageants.

Le surlendemain, j'entrai dans la province de Ban Mouk; les ondulations du sol étaient devenues de vé­ritables collines, entrecoupées de ruisseaux à l'eau claire et vive. La forêt était d'une puissance et d'une beauté au-dessus de toute comparaison. Je n'ai jamais vu ailleurs de pareils géants végétaux, de semblables entrelacements de troncs et de branches. Je n'avais plus de jeunes filles, mais bien de vigou­reux Laotiens comme porteurs, et je dus faire ce jour ­là une quarantaine de kilomètres sans en changer. A la tombée de la nuit, nous arrivâmes auprès d'un en­droit habité : on entendait le bruit sourd des coups de hache résonner dans les profondeurs du bois. C'était un village nouveau qui s'installait au milieu de la fo­rêt. Nous nous dirigeâmes de ce côté pour y chercher un gîte. Tout d'un coup, des cris perçants éclatèrent à nos oreilles, et devant moi, à quelques mètres à peine, déchirant le feuillage dans un immense bond, parut et disparut un tigre qui emportait un enfant. Décharger mon revolver sur l'animal, crier à mes compagnons de jeter bas leur fardeau et de me suivre, nous élancer tous ensemble en criant à la poursuite de la bête féroce, fut l'affaire d'une seconde. Quelques instants après, nous étions auprès du bébé que l'ani­mal, effrayé ou blessé, avait laissé tomber dans sa fuite. C'était un enfant de quatre ou cinq ans. Les cris qu'il continuait à pousser prouvaient surabon­damment qu'il n'avait point encore rendu le dernier soupir. Je m'empressai de le relever, je le retournai dans tous les sens; il n'avait pas une égratignure i Il ne cessa pourtant de crier que lorsqu'il. fut dans les bras de sa mère, qui accourait tout en larmes. Le père coupait des branches sur un arbre, quand son enfant, qui jouait non loin de là, avait été enlevé. Éperdu, il avait été donner l'alarme dans le village. Les déto­nations de mon revolver avaient guidé les habitants qui me prirent pour un Dieu sauveur, maniant le ton­nerre. La soudaineté de mon apparition, ma physio­nomie nouvelle, mon costume bizarre donnaient à ce sauvetage quelque chose d'étrange et de miraculeux. En quelques minutes, j'eus à mes pieds tous les co­chons, toutes les poules, tous les fruits dont dispo­saient ces pauvres gens, et que la mère, pleurant main­tenant de bonheur, me suppliait à genoux d'accepter. Les hommes se mirent à me construire une case et je ne reçus jamais une hospitalité plus empressée. On voulait me retenir à toute force et l'on me promit la souveraineté de la forêt. Je refusai: malgré toutes les instances, je repartis le lendemain au point du jour. La mère me suivit pendant plusieurs lieues en me bénissant. J'ai songé souvent depuis qne j'avais perdu une occasion unique de vivre heureux et tranquille.

Le 4 mars, j'arrivai à Ban Mouk; l'expédition en était repartie depuis douze jours. Les autorités du lieu me remirent une lettre adressée au commandant de Lagrée. Quel ne fut pas mon étonnement de recon­naître le pli que je lui avais envoyé d'Angcor, avant mon départ pour Pnom Penh. J'avais devancé la poste indigène. A Ban Mouk. je retrouvais le grand fleuve, que j'avais cessé d'apercevoir depuis notre entrée dans le Se Moun, il y avait plus de deux mois. Je n'avais qu'à le remonter le plus rapidement possible, sûr maintenant de rencontrer l'expédition le long de ses rives. Le 5 mars, je repartis dans une petite barque. Je n'étais point fâché, surtout pour Tei, l'Annainite qui m'accompagnait, de changer de mode de transport. Le pauvre garçon, peu habitué à la marche. avait les pieds enflés; il y avait sept jours consécutifs que nous allions à pied, en faisant trente à quarante kilomè­tres par ,jour, sous un soleil de plus en plus ardent.

Le 6, je ne faisais que toucher à Peunom, grand vil­lage de la rive droite, où se trouve une pagode renommée. Une fête s'y préparait, et de tous côtés, des fa­milles entières se rendaient au temple les mains chargées d'offrandes. J'avais trop grande hâte de re­joindre mes compagnons de voyage, pour aller voir un monument qu'ils avaient déjà dû visiter. Le lende­main, je passai à Lakon, chef-lieu de province où se trouve établie une petite colonie annamite. Tei s'abou­cha avec ses compatriotes et leur donna des nouvelles de la basse Cochinchine. Enfin, le 10 mars, j'aperçus avec un léger battement de cœur le pavillon français flottant au milieu des palmiers, sur la rive de Houtén. J'avais enfin rejoint l'expédition: c'était mon tren­tième jour de route depuis Pnoin Penh, et j'avais par­couru 1660 kilomètres depuis que je m'étais séparé, à Oubôn, du commandant de Lagrée. Il y avait un mois que je n'avais dit ou entendu un mot de français. Je laisse à penser si j'eus hâte de me dédommager.

F. GARNIER.
(La suite à une autre livraison)


[4] Ces chars sont des voitures fort légères traînées par une race de boeufs particulière à cette partie dé l'Inde-Chine et que l'on ap­pelle bœufs coureurs. Il y a eu, en 1866, des courses de chars à boeufs à Saigon où ces animaux, surtout ceux qui venaient du Cambodge, ont été, fort remarqués.

[5] Noms annamites d'arbres (le la famille des dipterocarpées. Le bois incorruptible du sao est très-recherché pour la construc­tion des ponts et des barques.

[6] Les Kouys sont des tribus soi-disant sauvages qui habitent entre le grand Fleuve et le grand lac, et dont une partie reconnaît la domination du Cambodge.

[7] Sorte de pierre ferrugineuse que l'on trouve très abondamment répandue dans toute la Cochinchine, le Cambodge et le Laos.

[8] Sortes de barres ou de prismes rectangulaires en argent, très ­légèrement recourbés et d'une longueur d'un décimí tre environ, qui sont usités comme monnaie au Cambodge et en Cochinchine. Leur valeur varie de quatre-vingts à cent francs.