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VOYAGE D'EXPLORATION EN INDO-CHINE

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D' APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1867-1868

Chapitres précédents Chapitre X

Chapitre VIII

Séjour à Luang Prabang. - Réception du roi. - Environs de Luang Prabang. Le petit chien Tine-Tine. - Construction d'un tombeau à Mouhot. Quelle route suivrons-nous ? - Les Laotiens du Nord. Préparatifs de départ. - Diminution de nos bagages.

Les pourparlers pour notre réception à Luang Prabang durèrent tout un grand jour. Le sentiment qui paraissait dominer chez les autorités, était une extrême froideur, marque d'une défiance et d'une inquiétude réelles. J'ai déjà eu l'occasion de rapporter le bruit, qui courait dans le pays, de différends survenus entre la principauté de Xieng Mai et les Anglais. Les tentatives de ces derniers pour s'assurer l'exploitation exclusive du haut de la vallée du Menam devaient porter ombrage aux pays voisins et exciter les populations contre les Européens. Notre nationalité était inconnue : peut-être étions-nous des Anglais nous-mêmes. Notre mission, dont le but scientifique échappait aux indigènes, avait une apparence mystérieuse qui donnait matière aux soupçons. Enfin, le gouvernement de Luang Prabang tenait sans doute à témoigner une certaine indépen-dance vis-à-vis de Siam, en affectant une sorte de dédain pour les lettres de Bankok dont nous étions porteurs. Le ton digne et élevé que savait si bien prendre le commandant de Lagrée, l'intérêt évident qu'il y avait à ménager des inconnus qui se présentaient avec tous les dehors de l'amitié et de la paix, que leur petit nombre rendait inoffensifs, et qui représentaient peut-être une nation puissante, ne permirent cependant pas au roi de décliner nos demandes, et le cérémonial de notre visite fut réglé à la satisfaction du chef de l'expédition. Il fut convenu que le roi se lèverait à notre arrivée, que notre escorte armée entrerait à l'intérieur du palais, et que les membres de la commission resteraient assis sur des siéges pendant l'audience.

Le programme s'accomplit de point en point; mais le roi se retrancha dans la réserve la plus absolue. À tous les compliments du commandant de Lagrée, aux quelques questions qu'il adressa sur notre compatriote Mouhot, qui avait été reçu dans la même salle par Sa Majesté, six ans auparavant, celle-ci ne répondit que par des monosyllabes, qu'un mandarin traduisait ensuite par de longues phrases à peu près vides de sens. La séance fut bientôt levée; il fallait compter sur le temps pour arriver à établir des rapports moins cérémo-nieux.

Le lendemain, 2 mai, nous choisîmes, sur le versant sud de la colline qui dominait la ville, un terrain entouré de plusieurs pagodes et planté de quelques beaux arbres, pour y faire construire notre logement. En quarante-huit heures, les gens du roi y eurent élevé trois cases : une pour le chef de l'expédition, l'autre pour les officiers, la troisième pour l'escorte. Une cuisine, une salle à manger sous une tonnelle, complétèrent cette installation, l'une des plus confortables dont nous eussions encore joui. Chacun de nous s'occupa d'organiser de son mieux ses travaux et ses courses, pour utiliser un séjour dont la durée était encore incertaine, mais qui en aucun cas ne pouvait être moindre que plusieurs semaines.

En  arrière  de  notre  campement  s'étendait  une  grande plaine, où se trouvent disséminées de nombreuses pagodes; quelques-unes sont délaissées et l'objet d'une frayeur superstitieuse. Des tombeaux, des pyramides, achèvent de peupler ce vaste espace, sorte de champ sacré, tout couvert de hautes herbes, et où paissent çà et  là  des  troupeaux  de  boeufs   et de buffles. De la plate-forme de l'une des pyramides les plus hautes, on découvre un magnifique horizon de montagnes, et je fis de ce point le centre d'une station d'observation, pendant que M. Delaporte faisait aux pagodes voisines des pèlerinages qui enrichissaient son album. La plupart d'entre elles sont très-richement décorées, et nous rappelaient les temples ruinés que nous avions visités à Vien Chan. L'une d'elles attire surtout les regards par son extérieur singulier : elle est construite dans cette forme évasée que les Orientaux donnent aux cercueils, et les bois qui en composent les murailles sont sculptés avec une délicatesse que nous avions eu souvent l'occasion d'admirer depuis que nous étions clans le Laos. À l'intérieur se trouvent des ex-voto d'une très-grande valeur : parasols, bannières brodées, statuettes en bronze; les plus curieux et les plus riches de ces objets sont deux défenses d'éléphants d'une grandeur peu commune, couvertes de haut en bas de sculptures originales, et dorées avec une habileté remarquable. Elles mesurent, la plus grande, un mètre quatre-vingt-cinq centimètres, la plus petite, un mètre soixante-cinq de longueur rectiligne; en d'autres termes, ces dimensions sont celles de la corde de leur courbe naturelle.

M. Delaporte put compléter, dans toutes ces pagodes, l'étude des différents meubles ou ustensiles affectés, chez les Laotiens, au culte bouddhique, tels que les chaires, les bancs des prêtres, les porte-cierges , les brûle-parfums, les bibliothèques. Tout cela constitue un ensemble décoratif qui s'inspire souvent des motifs les plus gracieux et est comparable aux merveilles de sculpture sur bois que l'on trouve dans nos vieilles églises romanes. L'analogie de destination et d'usage de tous ces objets est vraiment frappante, et peut faire parfois illusion. Les dessins qui les représentent, et qui se trouvent disséminés dans tout ce récit, forment à eux seuls une curieuse collection qu'il serait intéressant de consulter et, de réunir pour une étude spéciale du culte bouddhique.

Le docteur Thorel avait repris sa boîte de naturaliste et son bâton des grandes excursions : les montagnes voisines allaient lui offrir une riche et nouvelle moisson de plantes. Quant au docteur Joubert, le souvenir du morceau d'anthracite conservé dans la pagode de Ban Coksay le poursuivait jusque pendant son sommeil, et il s'efforçait d'obtenir, sur les gisements et les industries métallurgiques de la contrée, des renseignements, qui trop souvent, hélas,  étaient négatifs. Un jour cependant on vint lui signaler, sur l'autre rive du fleuve, un gisement de pierres précieuses. Il se hâta de s'y rendre; mais, une fois sur les lieux, fidèles à leurs habitudes de défiance, les indigènes prétendirent ignorer ce qu'il voulait dire, et refusèrent même de lui vendre du riz. Notre géologue ne découvrit autre chose que des veines de quartz traversant des schistes et contenant des cristaux d'une grande limpidité, qui avaient pu jadis être employés par les habitants comme objets de parure et d'ornementation.

Mouhot avait laissé à Luang Prabang les meilleurs souvenirs. Croyant sans doute que nos travaux étaient de même nature que les siens, les indigènes nous apportaient souvent des insectes, en échange desquels le malheureux naturaliste donnait toujours quelques aiguilles ou d'autres objets européens de peu de valeur. Malheureusement, il n'y avait pas d'entomologiste parmi nous, et nous l'avons souvent regretté en admirant les curieuses particularités et les brillantes couleurs des insectes et des papillons de cette région et de celles que nous visitâmes ensuite. Notre étonnement fut grand de retrouver le chien de l'infortuné naturaliste encore vivant, et adopté par une famille laotienne qui en avait le plus grand soin. Les lecteurs du Tour du Monde se rappellent sans doute le petit Tine-Tine, dont la réputation précédait Mouhot sur sa route, et auquel son maître prédisait une triste fin : être foulé aux pieds par un éléphant, ou dévoré par un tigre. Il n'en avait rien été, et le chien avait longuement survécu au maître. L'ingrat s'était tellement familiarisé avec ses nouveaux propriétaires, qu'il nous montra les dents lorsqu'on nous l'apporta. Six ans avaient suffi pour effacer de sa mémoire tout souvenir de la race à laquelle avait appartenu son premier maître.

Nous avions un pieux devoir à remplir vis-à-vis du Français qui le premier avait pénétré dans cette partie du Laos et avait su y faire estimer et aimer le nom de son pays. Il avait été enseveli sur les bords du Nam Kan, près de Ban Naphao, village situé à huit kilomètres environ à l'est de la ville, et le commandant de Lagrée résolut de consacrer, par un petit monument, la mémoire de cet homme de bien. Le roi, à qui ce projet fut soumis, se hâta d'entrer dans les vues du chef de la mission française : le culte pour les morts, si fidèlement pratiqué en Indo-Chine, justifiait trop hautement notre demande pour qu'elle ne fût pas accueillie avec empressement et déférence. Sa Majesté voulut fournir les matériaux nécessaires à l'érection du monument, et M. Delaporte, qui de concert avec M. de Lagrée, en avait arrêté le dessin, se transporta sur les lieux pour en diriger la construction. Le 10 mai, le travail de maçonnerie était terminé, et la commission tout entière se rendit à Ban Naphao pour assister à l'inauguration du modeste tombeau. Une plaque de grès, polie avec soin, fut encastrée dans l'une des faces et porte cette simple indication : H. Mouhot. - Mai 1867. - Le paysage qui encadre le mausolée est gracieux et triste a la fois : quelques arbres au feuillage sombre l'abritent, et le bruissement de leurs cimes se mêle au grondement des eaux du Nam Kan qui coule à leurs pieds. En face s'élève un mur de roches noirâtres qui forme l'autre rive du torrent : nulle habitation, nulle trace humaine aux alentours de la dernière demeure de ce Français aventureux, qui a préféré l'agitation des voyages et l'étude directe de la nature au calme du foyer et à la science des livres. Seule parfois une pirogue légère passera devant ce lieu de repos, et le batelier laotien regardera avec respect, peut-être avec effroi, ce souvenir à la fois triste et touchant du passage d'étrangers dans son pays.

Nous nous étions rendus au lieu de la sépulture en suivant à pied les bords du Nam Kan; nous revînmes en barque à la fin du jour, en nous laissant aller au fil du courant. À chaque détour de la rivière, nous découv-rions, sous les aspects les plus divers, le panorama animé de Luang Prabang, apparaissant et disparaissant tour à tour derrière le rideau mobile des arbres de la rive; de nombreux pêcheurs tendaient leurs filets au milieu des rochers et jusque dans les rapides que nos pirogues légères franchissaient comme des flèches ; des troupes de baigneurs et de baigneuses folâtraient près des bancs de sable qui venaient parfois élargir le lit de la rivière.

Autour de nous, le soleil couchant faisait étinceler les eaux de mille reflets de pourpre et d'or. Tout dans ce paysage, sans cesse renouvelé grâce à la rapidité de notre locomotion, respirait une tranquillité et un bonheur apparents qui invitaient à l'oubli de ce monde bruyant dont le souvenir bouillonnait en nous-mêmes. Quel contraste entre ce calme tableau du Laos tropical et cette Europe, dont le nom même était inconnu à ceux qui nous entouraient ! Devions-nous les plaindre ou les féliciter de leur ignorance et de leur sauvagerie ? Plus encore que la distance, ces différences d'aspect entre la civilisation pour la cause de laquelle nous nous étions exilés, et la civilisation dont nous étions devenus les hôtes, nous semblaient creuser entre nous et notre patrie un abîme chaque jour plus grand.

Cependant le commandant de Lagrée poursuivait patiemment son oeuvre de réconciliation avec les autorités locales. Le Muong Sen, le Muong Khang étaient assez mal disposés à notre égard : mais un cousin du roi, homme actif et influent, s'était nettement prononcé en notre faveur et avait mis de notre côté presque tous les membres de la famille royale.

M. de Lagrée était allé visiter la mère du roi, presque centenaire; elle parut très-satisfaite des attentions et des cadeaux du commandant français. Parmi ces présents se trouvait une paire de lunettes, avec monture en écaille, dont elle n'avait certes pas besoin pour se donner l'air vénérable. Grâce à ces visites, à la bonne conduite des Annamites de notre escorte, à la bienveillance et à la patience de tous les officiers vis-à-vis de la population, les défiances disparurent peu à peu, et il devint possible d'obtenir des renseignements sur l'état des contrées voisines. Le roi donna bientôt à M. de Lagrée une preuve non équivoque de son bon vouloir, en lui faisant remettre un passe-port valable pour toute l'étendue de son territoire, et par lequel il enjoignait à toits les chefs reconnaissant son autorité de se mettre à l'entière disposition du président de la commission française, dès que celui-ci réclamerait leurs services.

La situation des pays limitrophes était de nature à faire naître la plus grande hésitation dans la route qu'il convenait d'adopter en quittant Luang Prabang. La révolte des mahométans du Yun-nan contre l'autorité de l'empereur de Chine avait été le signal de désordres et de guerres interminables dans les différentes princi-pautés laotiennes comprises entre la Chine, la Birmanie et le territoire siamois. Le brigandage y était passé à l'état chronique, et certaines portions de cet espace avaient été entièrement dépeuplées. Le roi de Luang Prabang avait profité de cet état de choses pour interrompre complètement ses relations avec la Chine, à laquelle il avait cessé, depuis dis ans environ, d'envoyer le tribut habituel. On pouvait donc supposer, qu'intéressé à ce que cette route restât fermée, il n'en voulût exagérer les difficultés à dessein, afin que notre passage ne fournît point au gouvernement chinois un argument contre lui.(On voit combien est peu fondée la supposition gratuitement émise par M. de Carné (Voyage en Indo-Chine et dans l'empire chinois, p. 236) que le roi de Luang Prabang avait reçu des instructions de la cour de Chine pour nous barrer le passage. M. de Carné était d'ailleurs peu au courant des pourparlers engagés entre M. de Lagrée et les autorités locales).

Trois routes s'offraient à nous pour franchir la zone réputée dangereuse. La première, celle du fleuve, d'après les renseignements que nous avait fournis M. Duyshart et le nouveau détour qu'elle nous obligerait de faire, était la plus longue : elle nous forçait à traverser des territoires que récemment s'étaient disputé la Birmanie et Siam, et qui étaient par conséquent dévastés, et à passer dans des États soumis au premier de ces deux royaumes. Or nous n'avions pas de passe-ports de la cour d'Ava; nous devions donc prévoir de ce côté les plus sérieuses difficultés.

La seconde route était la plus directe, celle qui nous permettait d'utiliser le plus longtemps la bienveillance du roi de Luang Prabang : elle consistait à remonter droit au nord le cours du Nam Hou, affluent de la rive gauche du Cambodge, et à atteindre directement les frontières du Yun-nan, auquel Luang Prabang est à peu près limitrophe dans cette direction, et où nous pouvions retrouver le fleuve que nous étions chargés d'explorer.

La  troisième route nous conduisait jusqu'au Kouang-Si, en traversant la zone occupée par des tribus mixtes, qui sépare le Tong-king de la Chine.

Dans cette direction, et surtout sur ses frontières de l'est, le roi de Luang Prabang avait déjà commencé la lutte avec les Annamites, et les Siamois lui avaient fourni quelques troupes pour la soutenir. De sanglantes escarmouches avaient eu lieu sans grands résultats ; mais il est probable que les Annamites ne réussiront plus à obtenir aucun acte de vasselage du prince de Luang Prabang.

Ce dernier trajet, peut-être moins dangereux que les deux autres, nous écartait complètement du but officiel de notre mission, qui était la reconnaissance de la vallée du Mékong, mais il nous faisait visiter la région la moins connue encore de toute l'Indo-Chine, et vraisemblablement la plus curieuse au point de vue géographique. Quel que fût son attrait, nous devions nous contenter de l'indiquer aux explorateurs qui viendraient plus tard compléter notre couvre.

La discussion restait ouverte entre les deux premières routes, la route du fleuve et celle du Nam Hou. Le commandant de Lagrée penchait visiblement pour la seconde. Je plaidai vivement auprès de lui la cause de la première; notre travail géographique m'aurait paru moins intéressant et moins complet s'il n'avait compris le relevé entier du cours du fleuve, que nous espérions encore à ce moment remonter jusque dans sa partie tibétaine. Avant de prendre une décision définitive, M. de Lagrée voulut s'entourer de nouveaux renseigne-ments. Luang Prabang était heureusement fréquenté par un grand nombre de voyageurs et de marchands appartenant à toutes les nationalités du nord de l'Indo-Chine, et il était facile de les attirer au campement, où l'affluence des visiteurs devenait chaque jour plus considérable.

La glace était tout à fait rompue avec le monde officiel lui-même; nos travaux n'excitaient plus ni défiances, ni susceptibilités. On nous croyait passés maîtres en toutes les sciences et le roi nous envoya un vieux coucou qui ne marchait plus, en nous priant de le raccommoder, besogne dont le docteur Joubert s'acquitta à merveille. Aussi M. Delaporte put-il lever le plan de la ville et mesurer au cordeau ses principales rues sans soulever la moindre difficulté. Chaque jour les princesses de la famille royale et les femmes des premiers mandarins ne dédaignaient pas de venir s'asseoir sur le plancher en bambou de notre case, pour nous regarder travailler, ou pour essayer d'obtenir de chacun de nous quelques-uns des objets de pacotille dont nous étions munis. Les plus recherchés de ces cadeaux étaient les parfums et les savons de toilette, et, pour ne pas faire de jaloux et parvenir à satisfaire toutes les demandes, nous en étions arrivés à débiter ceux-ci en tranches imperceptibles. Les belles Laotiennes y attachaient d'autant plus de prix, qu'elles étaient convain-cues que dans cet ingrédient reposait tout le secret de la blancheur de notre teint. En voyant la mousse blanche qui leur couvrait les mains quand elles se lavaient, elles s'attendaient, dans un avenir prochain, et si le savon ne leur faisait point défaut d'ici là, à perdre la belle nuance cuivrée qui caractérise leur race. Nous nous prêtions volontiers à ces illusions, et notre complaisance fit moins souvent défaut à nos jeunes visiteuses que nos provisions d'objets d'échange. Leur ingénuité et leurs relations avec nous avaient quelque chose de si confiant et de si intime à la fois, que nous ne laissions pas d'en être parfois embarrassés.

La plus assidue parmi nos hôtes était une nièce du roi, belle fille d'une vingtaine d'années, que sa situation sociale et la conscience de ses charmes rendaient d'une hardiesse et d'une familiarité qui ne parvenaient jamais à nous déplaire. Elle agissait chez nous comme chez elle, nous apportait presque tous les jours des fruits et des fleurs et prenait un air d'importance comique, quand elle nous présentait, en nous les recom-mandant, quelques-unes de ses campagnes. L'un de nous lui demanda un jour, en riant, si des visites aussi familières, faites par des jeunes filles à des étrangers, n'éveillaient point les soupçons de leurs fiancés. Un grand éclat de rire fut la réponse et déconcerta visiblement le questionneur. « À votre âge, dit la naïve indigène, quel danger peut-il y avoir ? Vous êtes trop respectables pour porter ombrage à l'amoureux le plus jaloux. »  On nous prenait, hélas, pour des vieillards décrépits, et ce ne fut pas sans un certain dépit que nous en fîmes la découverte. La longueur de notre barbe, qui ne pousse que fort tard chez tous les sujets de race mongole, servait de base au calcul de notre état civil, et comme elle était depuis plus d'un an vierge de tout rasoir, nous passions pour octogénaires aux yeux des indigènes. Cette erreur d'optique ne doit point étonner, si l'on vent songer à la difficulté qu'éprouve à son tour un Européen quand il veut estimer l'âge d'un individu appartenant à un autre race que la sienne. Et encore a-t-il pour se guider des points de comparaison qui manquent complètement à des peuples vivant presque sans communication avec le reste du monde.

Le marché, qui se tenait deux fois par jour dans les rues était pour nous à la fois une distraction et un sujet d'étude. La monnaie dans laquelle se faisaient les transactions de détail, consistait en chapelets de ces petites coquilles jadis employées au même usage dans les îles de la Sonde, à Bankok, dans l'Inde, et jusque sur les côtes de l'Afrique et dans le Soudan, et qui en ont disparu depuis près d'un siècle. Ce sont des espèces de petites porcelaines blanches (Cyprea moneta) que l'on troue par le milieu, afin de pouvoir les enfiler et en former des chapelets. Les géographes arabes mentionnent, dès le dixième siècle, l'emploi de ces coquilles, connues dans les anciennes relations sous le nom de cauris. La reine des îles Dabihat, situées clans la mer de Herkend (Laquedives), dit Massoudi (Les Prairies d'or, traduction Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, tome 1, page 337) n'a pas d'autre monnaie que les cauris. Lorsqu'elle voit son trésor diminuer, elle ordonne aux insulaires de couper des rameaux de cocotier avec leurs feuilles et de les jeter sur la surface de l'eau. Les animaux y montent; on les ramasse et on les étend sur le sable du rivage, où le soleil les consume et ne laisse que les coquilles vides que l'on porte au trésor ». Il faut sans doute attribuer à leur emploi une bien plus haute antiquité, puisqu'on trouve ce genre de monnaie indiqué déjà comme étant en usage dans l'Inde par le voyageur chinois Fa-hien, qui visita cette contrée à la fin du quatrième siècle (Foe Koue Ki ou Relation des royaumes bouddhiques, traduction A. Rémusat, p. 100 et 106). Ibn Batouta, qui écrivait au milieu du quatorzième siècle, dit que de son temps les habitants des îles Andaman donnaient quatre cent mille de ces coquilles pour un dinar d'or, et quelquefois davantage; du temps de La Loubère (fin du dix-septième siècle), on donnait, à Siam, six mille quatre cents cauris pour un tical d'argent; c'était aux îles Maldives, à Bornéo et aux Philippines que se pêchaient principalement ces petits coquillages, que certains navires prenaient comme lest. Mgr. Pallegoix, dont l'ouvrage sur Siam remonte à une vingtaine d'années, dit que de son temps les cauris s'échangeaient, à Bankok, à raison de mille deux cents pour un fuong, c'est-à-dire pour un huitième de tical. Cet état de choses a changé beaucoup depuis cette époque et les coquilles ont presque disparu du marché de Bankok. À Luang Prabang nous ne trouvions sans doute que le reliquat d'un stock, jadis consi-dérable en Indo-Chine, de cette singulière monnaie. Chassée des côtes de la péninsule par le commerce européen et le renchérissement du prix des denrées, elle s'est réfugiée à l'intérieur du continent, où elle augmente de valeur au fur et à mesure qu'elle devient plus rare, et où elle ne tardera pas à disparaître complètement. Les chapelets usités à Luang Prabang se composent de cent coquilles, et l'on donne de vingt-deux à vingt-six de ces chapelets pour un tical, ce qui donne à chaque coquille une valeur de un huitième de centime environ. Les transactions se discutent en chapelets et en fractions de chapelet. Les denrées ne sont point cependant aussi bon marché qu'on pourrait le supposer, en présence de cette extrême division de la monnaie : les poules valent en moyenne de deux à trois chapelets, c'est-à-dire trente centimes, et le riz se vend à peu près le même prix qu'en Cochinchine.

Le tical siamois n'est plus ici la seule monnaie d'argent en circulation : la roupie anglaise fait son apparition, et nous rappelle que les possessions anglaises sont maintenant assez proches. L'effigie de la reine Victoria figure avec avantage dans les transactions, car la roupie est acceptée au même taux que le tical, malgré une valeur intrinsèque très-sensiblement inférieure. Cela tient aux garanties plus grandes qu'elle présente contre les falsifications dont les monnaies siamoises sont souvent l'objet. Enfin, la piastre mexicaine elle-même, quoique excessivement rare, est cotée sur le marché au taux de cinquante chapelets et parait recherchée surtout comme un objet de curiosité et d'ornement que l'on suspend quelquefois au cou des enfants.

J'ai dit que le marché, à Luang Prabang, se tient deux fois par jour. Celui du matin est le plus actif : cotonnades, soieries, objets de mercerie et de quincaillerie, poteries, vases et boites laqués de Xieng Mai, se mélangent, sur les étalages, aux fruits, aux poissons, à la viande, aux volailles vivantes, et offrent un coup d'oeil bariolé, qui attire surtout par les couleurs éclatantes des étoffes mises en vente. Au marché du soir, il n'y a plus que des comestibles et des fleurs. Le roi prélève quotidiennement quelques coquilles de chaque boutiquier; un collecteur passe au milieu du jour pour prélever l'impôt-royal, que chacun s'empresse de payer à sa seule apparition.

Les fleurs étaient depuis quelques jours un objet de consommation assez recherché; les fêtes de la lune étaient des plus suivies : on avait hâte de se réjouir une dernière fois avant que les pluies vinssent rendre les communications plus difficiles, ralentir la circulation et claquemurer chacun chez soi. Dans les intervalles des grains orageux qui s'élevaient périodiquement l'après-midi, la température était réellement accablante, et dépassait trente-sept degrés; aussi les habitants de la ville profitaient-ils avec enthousiasme de la fraîcheur relative que ramenait, après l'averse quotidienne, l'apparition de la lune sur l'horizon : la vue se reposait alors de l'éclatante lumière que le soleil, à ce moment presque au zénith, avait déversé pendant douze heures sur la ville. On jouissait avec délices du paysage tropical que présentaient les rues ombragées de palmiers, et auquel la douce clarté de la lune donnait un nouvel et charmant aspect. Pendant une partie de la nuit, la population presque tout entière restait sur pied : les vieillards, assis devant leurs portes, échangeaient leurs souvenirs ou supputaient les espérances de la récolte prochaine ; les jeunes gens, couronnés de fleurs, se promenaient en chantant, et formaient des théories dont les figures ne manquaient ni de grâce ni d'originalité. Les allures vives, les justes cadences des exécutants, les paroles improvisées de leurs chants excitaient l'enthousiasme des spectateurs; ces improvisations contenaient plus d'une allusion amoureuse, et la bande joyeuse perdait parfois, à un détour de sa route, un amoureux furtif qui allait retrouver, à quelque mystérieux rendez-vous indiqué en chantant, la belle qui répondait à ses voeux. Ailleurs, c'étaient de graves matrones qui escortaient, en proférant des cris discordants, une pyramide de fruits, de gâteaux, de mets de toute sorte qu'elles allaient déposer à la plus prochaine pagode. Ces offrandes étaient disposées de manière à dessiner soit une barque, soit une pagode, soit toute autre reproduction de fantaisie, et les bonzes prononçaient, en les recevant, des prières dont le ton grave et monotone cachait également bien leur joie secrète ou leur déception.

Les grands personnages de la ville réunissaient aussi chez eux leurs amis et leurs clients pour se réjouir de compagnie et le commandant de Lagrée fut invité plusieurs fois à ces fêtes domestiques. Il s'y rendit un soir avec M. Delaporte. À côté de la salle de réception, une vingtaine de jeunes filles, réunies sous un vaste hangar, entremêlaient avec art des fleurs, des fruits, des confiseries, sur de vastes plateaux laqués. Des jeunes gens masqués faisaient soudainement irruption au milieu d'elles, choisissaient une compagne et ne se démas-quaient qu'après avoir pris place à ses pieds. Malheureusement, le beau sexe de Luang Prabang est affligé d'une infirmité qui dépare les plus riches et les plus jolies, comme les plus pauvres et les plus disgracieuses. C'est le goitre, qui devient très commun dans cette région. Cette affection doit tenir sans doute à la mauvaise qualité des eaux qui descendent des montagnes calcaires. On voit quelques-uns de ces choquants appendices atteindre avec l'âge des dimensions énormes, et l'un est toujours étonné que leurs propriétaires n'en parais-sent pas plus embarrassés.

Les hommes portent des ornements d'un autre genre : le tatouage commence à se généraliser ici et à prendre ces proportions excessives qui ont valu aux Laotiens du Nord le nom de Laotiens au ventre noir. Luang Prabang est à la limite qui les sépare des Laotiens au ventre blanc ou Laotiens du Sud, chez les quels, comme nous l'avons déjà dit, cette coutume est beaucoup moins générale. Le tatouage se pratique ordinairement entre douze et dix-huit ans. Depuis la ceinture jusqu'aux genoux et même beaucoup plus bas, le corps est tout entier couvert d'arabesques d'un violet foncé où s'entremêlent des animaux et des fleurs. L'artiste qui exécute ces dessins se fait payer de cinq à huit francs. On prend du fiel de porc ou de poisson que l'on mélange à de la suie provenant de la combustion de lampes entretenues avec de l'huile de sésame. On fait sécher cette mixture, qu'on délaye avec de l'eau au moment de s'en servir. L'opération du tatouage s'effectue avec une aiguille neuve, longue de soixante centimètres, large d'un centimètre à l'une de ses extrémités, et allant en s'effilant vers la pointe, où elle est fendue, comme un bec de plume, sur une longueur de quatre à cinq centimètres. Ce travail sur la peau ne laisse pas que d'être fort douloureux et occasionne ordinairement deux ou trois jours de fièvre, sans préjudice des plaies ou des ulcères qui surviennent à la moindre écorchure, lorsque le sujet est trop âgé ou d'un tempérament lymphatique.

Je crois  nécessaire  de  décrire  en  quelques  lignes  la  physionomie  des  nouvelles  populations dont nous rencontrions à Luang Prabang de nombreux spécimens, et auxquelles nous allions désormais avoir affaire.

Les Laotiens du Nord sont désignés sous les appellations, presque synonymes au point de vue ethnique, si elles ne le sont pas au point de vue politique, de Thaï, Lus ou Shans. L'appellation de Lao ou Léo, dont nous avons fait les mots Laos et Laotien, est particulière aux habitants de toute la vallée du fleuve depuis le Cambodge jusqu'à Luang Prabang inclusivement; le nom de Thaï est porté surtout par les habitants de Xieng Mai et de Muong Nan; le nom de Lus s'applique aux habitants de Xieng Hong et de Muong Yong, princi-pautés situées plus au nord et que nous devions visiter. Le mot Shan est l'appellation générique employée par les Birmans pour désigner la race laotienne tout entière. Les Lus paraissent avoir fondé autrefois trois royaumes principaux : 1- Xieng Tong, le Kemalatain des anciennes cartes, qui s'appelle aussi Muong Kun, et dont les habitants sont désignés quelquefois par ce dernier mot (Mac Leod dit que les habitants de Xieng Mai donnent aux Laotiens de Xieng Tong le nom de Khian. La différence entre Khian et Kun ne peut s'expliquer que par une faute d'impression ou une différence sensible entre la prononciation de ce mot à Xieng Mai et sur les lieux mêmes. Dans tous les cas, ce ne peuvent être là deux appellations différentes). 2- Xieng Hong, dont le nom pali est Alevy et Muong Lem. Ce ne fut pas sans une longue lutte contre les Khas ou les autochtones, qui, subdivisés en plusieurs branches que nous aurons l'occasion de décrire successive-ment, ont constitué jadis un puissant royaume, celui des Momphas, dont les Laotiens ont été d'abord les tributaires. Le siège de cet empire parait avoir été Muong Yong, à peu de distance dans le sud-est de Xieng Tong. Les Laotiens ont réussi à s'émanciper du joug des Khas, sans parvenir, comme dans le Sud, à les détruire ou à les asservir, et les deux races vivent côte à côte, parfois en bonne intelligence, souvent en antagonisme.

Tenus ainsi constamment en haleine, moins favorisés que leurs frères du sud de l'Indo-Chine sous le rapport du climat, du sol et de la variété des productions, les Laotiens du Nord sont devenus par cela même plus industrieux et plus commerçants. Les marchés, (qui n'existent pas dans le Laos méridional, se multiplient ici de tous côtés et facilitent les relations et les échanges; chaque localité est loin de se suffire à elle-même et il devient nécessaire de se rapprocher. Le pays est plus montagneux, le fleuve moins navigable, mais on construit quelques routes et l'on dresse des boeufs porteurs. Alors que les Laotiens du Sud, sédentaires et tranquilles, perdent peu à peu dans un bien-être trop facile tout ressort et toute énergie, ceux du Nord conservent vivement accusés les traits caractéristiques de leur race : leur fière allure, leur vive et franche spontanéité, le tatouage pittoresque qui semble faire partie de leur costume, les passementeries élégantes qui ornent parfois la veste que le climat rend chez eux d’un usage beaucoup plus général, leur donnent une physionomie originale et piquante. Leur teint, qui devient presque blanc, les fait distinguer bien vite des Birmans, dont la couleur foncée trahit le voisinage de l'Inde. Ceux-ci sont appelés Man par les Laotiens, qui les distinguent des Talains ou Pegouans, auxquels ils donnent le nom de Meng ou de Bolomeng. Nous avions déjà rencontré dans le Sud quelques colporteurs de ces deux nationalités. Ils devenaient très nomb-reux à Luang Prabang.

Un état de guerre presque continuel rend les Laotiens du Nord défiants vis-à-vis des étrangers, exigeants vis-à-vis de tous ceux qui réclament leurs services. La nécessité d'une activité plus grande, l'obligation de disséminer les cultures sur une plus grande étendue pour trouver des terrains propres à être cultivés en rizières, réduit aussi le nombre des inutiles. Nous allions rencontrer moins souvent ces longues processions de bonzes passant et repassant la besace sur le dos pour prélever leur dame sur les fidèles. Dans les villages et les centrez peu populeux, un bonze on deux suffisent au culte et à l'instruction des enfants; quelquefois même la pagode n'est desservie que par les fidèles eux-mêmes, qui viennent y consacrer leurs offrandes ou y réciter leurs prières, sans croire à la nécessité d'un intermédiaire entre eux et la divin.

À côté des scènes plus ou moins gracieuses, mais à coup sûr nouvelles pour nous, auxquelles donnaient lieu les fêtes de la saison, et qui nous faisaient apercevoir sous un nouveau jour la race laotienne, il s'en passait d'autres qui ne rappelaient que trop les vices de la civilisation occidentale et donnaient, je ne sais quel aspect de repoussante décrépitude à ces moeurs qui, par certains côtés, apparaissent si enfantines et si naïves. Dans notre voisinage, des maisons de jeux réunissaient à l'entour de nattes crasseuses des personnes de tout âge et de tout sexe; le débraillé hideux de langage et d'allures qui régnait dans ces bouges donnait un aspect encore plus repoussant à l'avidité de celui qui gagnait ou au désespoir haineux de celui qui était dépouillé. Auprès de ces tristes conciliabules, où les femmes surtout se faisaient remarquer par leur âpreté et leurs cris de sorciè-res, se dressaient quelques échoppes où de rares fumeurs d'opium attestaient le voisinage et la corruption du Céleste Empire.

Vers le 18 mai, les nouveaux renseignements recueillis par le commandant de Lagrée le décidèrent à se remettre en roule le plus tôt possible. L'état des contrées au nord de Luang Prabang semblait moins fâcheux qu'il ne nous avait été dépeint tout d'abord. Il paraissait y avoir presque partout un apaisement réel, et ce résultat était dû à la compression partielle de la révolte mahométane par les Chinois, et à l'autorité que le vice-roi du Yun-nan semblait avoir reconquise sur toute l'étendue des frontières sud de cette province. La route du fleuve était celle à laquelle s'arrêtait définitivement le chef de l'expédition, malgré ses préférences secrètes pour la route du Nam Hou. Il fixa au 25 mai la date de notre départ, et demanda au roi les embar-cations nécessaires. L'autorité de Luang Prabang cessait, en remontant le Mékong, à Xieng Khong, point où M. Duyshart avait rejoint le fleuve en venant de Bankok, et qui dépendait de Muong Nan. C'était donc jusque-là, c'est-à-dire jusqu'à une distance de huit à dix jours de marche, que les autorités locales avaient à nous fournir des moyens de transport. Nous ignorions quel accueil nous ferait le gouverneur de Xieng Khong, et si la route du fleuve, la plus commode et la moins coûteuse pour le transport de nos bagages, était longtemps praticable en amont de cette ville. Il était donc prudent de nous préparer à toute éventualité. Le commandant de Lagrée était résolu, s'il rencontrait la moindre difficulté de la part des autorités de Muong Nan, à passer sur la rive gauche du fleuve et à se diriger vers le nord-est, en traversant le territoire de Luang Prabang et en utilisant le passe-port que lui avait donné le roi en cette prévision. Mais cette éventualité de trajet par terre nous conseillait de nous alléger le plus possible, en raison de la difficulté de trouver des porteurs, et de la nécessité de les payer d'autant plus chèrement que la saison où nous entrions était plus mauvaise. Chaque officier dut réduire ses effets, de façon à n'avoir qu'une seule caisse pour ses bagages personnels, au lieu des deux qui lui avaient été allouées au départ de Pnom Penh. Il fallut renoncer à emporter les collections botaniques et géologiques déjà recueillies par MM. Thorel et Joubert, et que le roi de Luang Prabang promit de renvoyer à Bankok. Nos deux naturalistes durent même faire d'avance le sacrifice de toute collection future, qui ne pouvait plus être qu'un onéreux embarras et une cause d'insuccès. En même temps que ces échantillons, nous laissâmes à Luang Prabang, pour être transmis à Bankok avec eux, les minutes de cartes, ébauches de travaux, livres, instruments, en un mot tout ce qui n'était pas absolument indispensable à nos travaux ou tout ce qui pouvait faire double emploi. Nous fîmes un second lot de hardes, de munitions et d'objets d'échange, qui devait rester à Luang Prabang, et devenir la propriété du roi, si au bout d'un an nous n'étions point revenus dans cette ville.

Le roi et ses mandarins reçurent des cadeaux qui représentaient largement les dépenses que le transport à Bankok de la première de ces deux catégories d'objets allait occasionner. Sa Majesté reçut la plus précieuse, mais la plus lourde de nos armes, une carabine à balles explosibles, dont on lui apprit l'usage; une longue-vue, un tapis et des étoffes. Son fils eut un fusil à deux coups; ses autres parents et les principaux fonction-naires furent d'autant mieux partagés qu'en nous faisant des amis, nous diminuions nos bagages. Le roi ne voulut point cependant rester en arrière, et il envoya à M. de Lagrée, à titre de souvenir, un vase en argent, deux tam-tams, quatre sabres, quatre lances, une gargoulette et un verre laqués de Xieng Mai. Je ne mentionne pas l'énorme quantité de fruits et de pâtisseries qui étaient journellement apportés à notre campement par ses ordres, et qui faisaient les délices de nos Annamites. De ces comestibles, nous n'appréciions guère que les cocos : ils nous fournissaient une salutaire et rafraîchissante boisson, que la chaleur rendait nécessaire.

Pendant cette dernière semaine, notre campement offrit le coup d'oeil le plus animé, et fut témoin des scènes les plus comiques. Nos préparatifs de départ attiraient une foule nombreuse de fonctionnaires devenus nos amis les plus intimes, qui réclamaient de nous un souvenir et se disputaient les hardes que nous laissions. Le moindre bouton d'uniforme, le plus mince débris de galon transportait d'aise ces braves gens, et ils ne nous refusaient jamais le plaisir de les voir s'affubler des redingotes ou des pantalons qui ne pouvaient plus trouver place dans nos malles. Dans les derniers jours, cette manie de travestissement avait atteint des proportions telles que nous pouvions nous croire en plein carnaval.

Quelle que fût l'apparente gaieté de ces adieux et de ces préparatifs, ce n'était pas cependant sans une grande mélancolie et sans une certaine appréhension que nous voyions s'approcher l'heure du départ. Nous abandonions à Luang Prabang, non seulement une partie de notre mince confort, quelques livres aimés, récréations de l'intelligence et du coeur, consolations de notre isolement, délassements de nos travaux, mais aussi la dernière espérance de recevoir de bien longtemps la moindre nouvelle de ceux qui nous étaient chers. Les lettres de France, que j'avais rapportées de mon voyage à Pnom Penh, avaient déjà, pour la plupart d'entre nous, près d'un an de date, et, en quittant Luang Prabang pour nous lancer dans l'inconnu, nous perdions toute chance de recevoir, avant que nous fussions revenus dans des régions civilisées, les communications que la Cochinchine pouvait tenter encore de nous faire parvenir. Il est vrai que pendant les premiers mois de notre voyage le gouvernement colonial n'avait pas fait grande chose dans ce sens, et que nous ne pouvions pas augurer beaucoup mieux à l'avenir; mais le consul de France à Bankok, M. Aubaret, était un des bons camarades de M. de Lagrée, et essayerait d'autant plus volontiers de nous donner quelques nouvelles d'Europe, que, comme je l'ai dit déjà, le Chao Opalat et le Chao Latsvong de Luang Prabang étaient allés à Siam pour assister aux funérailles du second roi. Ils devaient revenir chez eux avant que la saison des pluies n'eût rendu les chemins impraticables. C'était là une excellente occasion pour communiquer avec nous, et chacun de nous espérait secrètement que M. Aubaret ne la laisserait point échapper. Mais, hélas, les jours passèrent rapidement, et quand arriva celui qui était fixé pour notre départ, l'Opalat de Luang Prabang n'était point encore signalé à l'horizon.

Nos prévisions à son égard étaient justes cependant, et n'eût été la lenteur extrême de la marche de ce grand fonctionnaire, nous aurions eu la satisfaction de recevoir un fort intéressant courrier. Le 20 avril, l'Opalat ou, pour lui donner ses titres siamois, le Chao Raja Ouparat de Luang Prabang, était parti de Bankok, après avoir reçu du chancelier du consulat de France notre correspondance, les instruments de précision demandés en France avant notre départ et que l'on n'avait pas su expédier à temps à Pnom Penh, et six caisses de vin de Sherry et de Porto. Tout cela arriva à Luang Prabang une quinzaine de jours après notre départ, puis fut scrupuleusement renvoyé à Bankok avec tout ce que nous avions laissé. On comprit même dans cet envoi les objets que nous avions autorisé le roi à s'approprier dès qu'il serait informé de notre entrée dans le Yun-nan et qu'il aurait acquis ainsi la certitude que nous ne repasserions point par sa capitale pour revenir à Saigon. On voit que si la défiance avait présidé à nos premières relations avec les autorités locales, leur fidélité plus que scrupuleuse à remplir ensuite leurs engagements a témoigné de la déférence et de la sympathie que nous avions conquises pendant notre séjour dans la capitale du Laos siamois.

Ce repos de plusieurs semaines, le bien-être dont notre escorte avait joui, grâce aux cadeaux des mandarins et à quelques avances de solde que le commandant de Lagrée lui avait faites sur la caisse de l'expédition, avaient un peu remonté le moral de nos Annamites, que la longueur de notre voyage effrayait déjà. Ils n'avaient point compté, au départ, sur une absence aussi longue, et pendant la période de fatigue et d'isolement que nous avions traversée entre Vien Chan et Luang Prabang, j'avais saisi chez eux maint symptôme de découragement et de nostalgie qui m'avait inquiété. Ils étaient tous mariés et presque tous pères de famille; chez les Chinois et chez les Annamites on se marie de très-bonne heure : le célibat passe pour un état contre nature. Ma connaissance de la langue annamite et les relations antérieures que j'avais eues avec quelques-uns de ces jeunes gens, dont deux étaient employés comme miliciens à la préfecture de Cholen avant le voyage, me rendaient le confident naturel de leurs inquiétudes. « Ong Quan (Monsieur le chef), m'avaient-ils dit souvent, lorsque je les amenais avec moi sur le fleuve faire des sondages, ne sommes-nous pas allé assez loin encore et n'avez-vous point déjà sur votre carte assez de rochers, assez de cataractes, assez de détours ? Jusqu'où irons-nous donc ainsi ? » - « Nous voulons savoir, leur répondais-je, d'où vient ce fleuve, et c'est lui qui nous mène. Où ? Nous n'en savons pas plus long que vous. Mais nous irons, si nous le pouvons, jusqu'à ses sources.» - Ils soupiraient alors en regardant l'eau large et profonde. « C'est bien loin cela, disaient-ils, et ce grand fleuve n'est pas près de finir. » - « Qu'en savez-vous ? leur répondais-je pour les encourager. Il sort peut-être tout formé d'un grand lac, et, dans ce cas, demain vous pouvez en voir la fin. » Cette porte ouverte à l'espérance suffisait pour ranimer leurs courages et ramener la gaieté naturelle à leur race. Je les surprenais parfois demandant aux indigènes des nouvelles du grand lac qui donnait naissance au Mékong, et on leur répondait souvent de façon à confirmer leur secret espoir. Tous les habitants de l'Indo-Chine ont conservé le vague souvenir de leur ancien lieu d'origine, ce plateau de l'Asie centrale, semé de grands lacs qui se déchargent par de grandes rivières, et ils attribuent volontiers aujourd'hui une origine lacustre aux fleuves dont ils habitent les rives. C'est d'après leurs dires que les anciens géographes ont cru longtemps à l'existence d'un grand lac d'où seraient sortis à la fois le Ménam et le Mékong. L'existence du lac de Ta-ly, qui se déverse par un bras considérable dans ce dernier fleuve, justifie jusqu'à un certain point cette tradition en ce qui le concerne.

Je m'apercevais que les Annamites avaient recueilli un bruit de cette nature à leur figure rayonnante et à leur entrain dans l'exécution de tous les travaux qu'on leur demandait. Je m'en félicitais vivement. Tout pouvait dépendre, à un moment donné, de la fermeté de leur attitude. Ce fut donc avec une véritable satisfaction que je les vis s'apprêter au départ avec gaieté, et ne pas s'alarmer des craintes d'attaque à main armée que nous avaient manifestées les Laotiens. Leurs armes européennes, le peu de cas qu'ils faisaient des sabres, des flèches ou des fusils à pierre des indigènes, et, par-dessus tout, l'extrême confiance que leur donnait notre présence, en faisaient de précieux auxiliaires. Notre état de santé, à ce moment, ne laissait absolument rien à désirer. Seules nos ressources pécuniaires, diminuées par un séjour d'une année entière dans le Laos, restaient insuffisantes pour le trajet que nous avions encore à accomplir.

Chapitre IX

Départ de Luang Prabang. - Les grottes de Pak Hou.

Au moment de notre départ de Luang Prabang, l'effet des premières pluies s'était déjà fait sentir sur le fleuve, dont les eaux avaient monté de près d'un mètre. Nous nous embarquâmes le 25 mai au matin; une jolie brise de sud-ouest et la fraîcheur naturelle à notre route aquatique nous promettaient une journée moins chaude et plus agréable que celles que nous venions de passer à notre campement.

Un peu au-dessus de la ville, le fleuve se rétrécit et reprend son aspect sauvage et tourmenté. Les montagnes des rives déroulent leurs crêtes dentelées et leurs surfaces rocheuses; leurs derniers gradins, qui surplombent les rives du fleuve, sont souvent ornés d'une pyramide, tombeau d'un bonze pieux ou châsse d'une relique imaginaire, dont la forme élancée s'harmonise avec le paysage. Un peu au-dessus de Luang Prabang, sur la rive gauche du fleuve, s'élève un de ces Tat, pittoresquement situé à l'angle formé par le fleuve et un petit affluent. La montagne qui lui sert de piédestal s'appelle Phou Kieo. Un peu plus loin, sur la rive opposée, et à l'entrée d'une de ces cavernes si fréquentes dans les formations calcaires, s'élève une gigantesque statue de Bouddha.

Nous arrivâmes le soir au confluent du Nam Hou, la rivière dont le commandant de Lagrée avait songé un instant à remonter le cours. Vis-à-vis de son embouchure s'élèvent, sur la rive droite du fleuve, de hautes falaises à pic, dans le flanc desquelles s'ouvre une grotte plus profonde que la précédente, et que les indi-gènes ont transformée en sanctuaire. Nous y montâmes à l'aide d'un escalier, pratiqué dans le roc. Les déchirures du rocher dessinent au bas de la gigantesque et irrégulière ouverture de la grotte une sorte de balcon dont la main de l'homme a complété et régularisé les piliers et la rampe. Le coup d'oeil que présente le fleuve, de ce point, est plein de grandeur. Ce ne sont plus ces perspectives infinies où le bleu des eaux et du ciel se fondent ensemble sous une éclatante lumière, et où de lointaines lignes de palmiers et de cases à demi cachées sous leur ombre arrêtent seules les contours d'un paysage à la fois monotone et imposant. Ici, le fleuve n'atteint pas trois cents mètres de large, et son cours sinueux est borné de toutes parts par des murailles rocheuses, que surmontent les bizarres dentelures des montagnes du second plan. À une dizaine de mètres au-dessous du spectateur, ses eaux, déjà boueuses et toujours rapides, baignent le pied de l'escalier qui conduit au balcon, et font battre contre le rocher la barque légère qui nous attend. C'est un admirable endroit pour assister aux courses de pirogues, si fréquentes au Laos, ou pour jouir des illuminations à l'aide desquelles les indigènes savent souvent rehausser l'éclat de leurs nuits tropicales. À quelque distance de là, les eaux noires et calmes du Nam Hou se mélangent aux eaux jaunâtres du Cambodge, et la ligne de démarca-tion qui les sépare s'éloigne ou se rapproche de l'embouchure de la rivière, suivant le rapport variable de la vitesse des deux courants. Vis-à-vis de nous, sur la rive gauche, un banc de sable tranche vivement, par sa teinte dorée, sur la couleur sombre des roches avoisinantes, derrière les-quelles le soleil a déjà disparu, et dont les cimes s'élèvent noires sur un ciel rouge.

Après avoir joui un instant de ce spectacle, nous entrâmes dans la grotte. Dés Bouddhas de toutes dimen-sions sont échelonnés dans tous les recoins; des fleurs, des banderoles, des parasols, des ex-voto de toute nature en décorent les autels. La lueur des torches qui nous éclairait faisait vaciller de grandes ombres dans les profondeurs de ce temple naturel, et grimacer la figure ordinairement si placide du prophète de Kapila-vastou. Malgré l'originalité de cette décoration religieuse, je nie demandais si elle ne rapetissait point la sauvage grandeur de cette caverne, et si l'éclat des stalactites n'eût point été préférable aux dorures effacées et aux couleurs, ternies par l'humidité, des colifichets bouddhistes. Ce sont surtout les voyageurs et les bateliers du fleuve qui forment la pieuse clientèle de cette grotte, et les prêtres qui la desservent et qui habitent sur la rive opposée, au village de Pak Hou, ne manquent jamais de fleurs ou d'offrandes. À l'époque des hautes eaux, le fleuve vient affleurer l'entrée même de la grotte. En 1856, une crue exceptionnelle l'inonda en partie, et les habitants ont indiqué la hauteur à laquelle l'eau s'éleva, par une ligne rouge tracée un peu plus loin sur la paroi unie et verticale du rocher. Cette ligne accuse une différence de 17m,50 entre le niveau des plus basses eaux et celui de l'inondation de cette année-là. La différence normale, résultant de la moyenne de plusieurs années ordinaires, n'est que de 10m,70.

Les maisons du village de Pak Hou s'échelonnent sur la rive gauche, derrière le banc de sable dont je viens de parler, et qui forme une espèce de crique ou de port naturel dans lequel nos pirogues s'étaient déjà amarrées pour la nuit. Cette station était, à tous les points de vue, exceptionnellement confortable : au lieu de nos étroites pirogues, des cases bâties sur le sable, à l'intention des voyageurs, devaient nous servir de dortoirs.

La nuit était presque venue : je me hâtai de remonter dans une barque légère pour aller faire quelques sondages, et, conduit par deux rameurs, je remontai pendant un mille ou deux le cours du Nam Hou. Le courant était presque nul, l'onde était aussi claire et aussi silencieuse que les eaux du Cambodge étaient troublées et bruyantes. En glissant le long de la muraille de roche, qui forme sur la rive droite une berge entièrement à pic, de plus de trois cent cinquante mètres de hauteur,ma barque produisait un léger clapotis, dont le bruit argentin vibrait comme un écho dans l'atmosphère de la nuit. À une énorme hauteur au-dessus de ma tête planaient quelques oiseaux de proie attardés, qui rejoignaient leurs nids placés hors d'atteinte dans quelques-unes des crevasses du rocher. Leurs cris rauques et discordants devenaient de plus en plus rares. Je fis cesser de ramer pour jouir à loisir de ce moment de calme et de fraîcheur que ramènent les premières étoiles, et qui est si délicieux dans les pays chauds. On n'entendit bientôt plus que le sourd et monotone murmure du grand fleuve, et la douce chanson des insectes nocturnes, racontant aux buissons de la rive leurs mystérieuses amours.

Chapitre IX (suite)

Une source du Menam. - Pat: Ben. - Une barque en perdition. - Pak Ta. - Xieng Khong. - Les volcans de Ban Tanoun. - Premières difficultés graves. - Les sauvages Lemeth.  - Départ de Xieng Khong. - Ruines de Xieng Hai et de Xieng Sen. - Souvenirs historiques. -  Arrivée au rapide Tang Ho. - Un coin du paradis terrestre. - Route du fleuve à Muong Lim.

Après une journée agitée et bruyante, passée au milieu de cette fiévreuse activité d'esprit que surexcitent un travail incessant, une attention de chaque minute, qu'il m'était doux de saisir ainsi à la dérobée un moment de repos, et de contempler à mon aise une de ces scènes devant lesquelles il m'était interdit de rêver un seul instant pendant le jour ! Quelle aride besogne que celle d'un géographe, et quelle monotone contemplation que celle d'une boussole et d'une montre ! Combien j'enviais ceux de mes collègues que d'autres occupations ne privaient pas, du moins, de l'attrait du voyage et du plaisir de voir se dérouler devant eux de nouveaux paysages, sans autre souci que de les admirer ! Hélas, plus ces paysages étaient variés, et moins j'avais de loisir. Voici une montagne, vite un relèvement; une rivière, quel est son nom et d'où vient-elle ? un village, plaçons-le sur la rive d’un rapide, où est le chenal et quelle est la plus grande profondeur de l'eau ? Une distraction d'une seconde ne m'était point permise. Cette gymnastique continuelle, cette préoccupation géographique imprescriptible, qui a été mon lot pendant deux ans, m'a tellement rendu étranger à ce que j'appellerai les jouissances pittoresques du voyage, que je le referais aujourd'hui volontiers rien que pour les goûter tout à mon aise.

La nuit était devenue fort noire; mes Laotiens, immobiles jusque-là, et accroupis silencieux aux extrémités de la barque, me tirèrent de ma rêverie; le courant du Nam Hou nous portait insensiblement vers le fleuve; il fallait revenir au campement, dont la lueur éclairait la rive à peu de distance.

Le lendemain, la navigation du fleuve se hérissa de difficultés. Après s'être dirigé au nord-est depuis Luang Prabang, il revient graduellement, dans une direction absolument opposée, en se débattant au milieu de roches et de montagnes de plus en plus abruptes. Une fois établi dans cette nouvelle direction, son lit se nettoie sans s'élargir; les montagnes s'allongent parallèlement à ses rives, en formant plusieurs plans réguliè-rement étagés. La végétation, d'un aspect plus uniforme, perdrait complètement son aspect tropical, n'étaient les nombreux bananiers sauvages qui se mélangent aux bombax sur les rives du fleuve, et les quelques palmiers gigantesques qui se dressent çà et là sur les cimes des rochers calcaires. Des pins couronnent les lignes de faite les plus élevées et viennent nous rappeler les paysages de la patrie absente.

Les villages sont très-clairsemés sur notre route. Quelques-uns sont habités par des Laotiens fugitifs des principautés du Nord, entre autres de Muong Kun ou Xieng Tong. Mais les sauvages sont ici plus nombreux que les Laotiens. Ils appartiennent presque tous à la tribu des Khmous. On aperçoit leurs villages échelonnés sur les montagnes des seconds plans, et de légères colonnes de fumée, s'élevant des cimes, ou rampant le long des ravins qui les avoisinent, indiquent le lieu d'une exploitation forestière ou l'incendie qui prépare les semailles de la saison.

Le 27 mai, nous changeâmes de barques et d'équipage à Ban Cokhe; le lendemain, nous arrivâmes à Ban-Tanoun, village situé sur la rive droite du fleuve, et à peu de distance duquel on avait signalé des volcans en activité au commandant de Lagrée. Notre géologue, le docteur Joubert, fut détaché de l'expédition pour aller examiner de près la localité. M. de Carné se joignit à lui. Ces messieurs devaient nous rejoindre à Xieng Khong.

Le 29 mai, nous passâmes devant l'embouchure d'une petite rivière, le Se Ngum, peu intéressante en elle-même, mais importante à signaler, parce que du versant opposé de la chaîne qui lui donne naissance descend la branche la plus orientale du Menam. Les sources des deux cours d'eau ne sont séparées que par un très-faible espace, et d'après les renseignements des indigènes, il suffirait, à l'époque des hautes eaux, de traîner une barque pendant un ou deux milles, sur un terrain assez uni, pour sortir du bassin du Mékong et recom-mencer à naviguer dans celui du Menam. Est-ce cette proximité qui a donné lieu à la supposition indiquée sur nos anciennes cartes, que les deux fleuves communiquaient ensemble ?

Nous nous arrêtâmes vingt-quatre heures au village de Pak Ben, qui était notre second relais entre Luang Prabang et Xieng Khong. Une jolie petite rivière venant du nord, qui, à peu de distance de son embouchure, se transforme en un torrent poissonneux, rejoint le Mékong à l'est du village, qui est habité en grande partie par des sauvages. Le chef de la localité appartenait lui-même à cette race et se montra pour nous très-empressé et très-hospitalier. La crue du fleuve atteignait en cet endroit trois mètres environ.

Le 31 mai, nous quittâmes Pak Ben, et le fleuve, dont la direction générale continuait d'être l'ouest quelques degrés sud, s'enfonça entre de hautes falaises rocheuses, couronnées de végétation et d'un aspect excessive-ment pittoresque. Nous dûmes faire halte le soir le long d'un banc de sable. Au milieu de la nuit, je fus réveillé par le factionnaire annamite, qui me prévint que la barque du petit chef laotien qui nous accompag-nait s'était détachée et avait été emportée par le courant. Son propriétaire s'y trouvait endormi. Nos bateliers, réveillés en sursaut, étaient dans la plus grande inquiétude; quelques-uns étaient montés à la hâte dans une autre pirogue pour essayer d'atteindre ce malheureux avant qu'il ne fût jeté par le courant au milieu des rochers. Arriveraient-ils à temps pour empêcher une catastrophe ? À trois ou quatre milles en aval de nous se trouvait un rapide, formé, comme la plupart de ceux qu'on rencontre dans cette partie du fleuve, par les bancs de cailloux qu'accumulent à leur embouchure les torrents qui descendent des montagnes. La pirogue du chef endormi serait certainement chavirée par le courant, et le malheureux asphyxié par l'eau avant qu'il ait le temps de se reconnaître, si ceux qui le poursuivent ne parviennent pas à l'atteindre.

Ils font force de rames : cette lutte au milieu de la nuit, entre la fatalité qui emporte cet insouciant dormeur et la Providence qui lui suscite des sauveurs, a quelque chose de saisissant. On frissonne à la pensée qu'au milieu de ce bruit sourd qui du rapide arrive jusqu'à nous, on va peut-être distinguer, troublant le calme de la nuit, le premier cri, le dernier peut-être d'un homme réveillé en sursaut au milieu des vagues.

Il y a longtemps que le bruit des avirons de la barque de sauvetage a cessé de se faire entendre. L'attente se prolonge jusqu'au jour, et ce n'est qu'à la halte du déjeuner que nous voyons revenir les deux barques avec tous ceux qu'elles portaient. Le chef avait été réveillé par les cris de ceux qui le poursuivaient, et qui étaient encore loin de lui, au moment où sa pirogue n'était plus qu'à une centaine de mètres du rapide. Avec une présence d'esprit qui ne doit pas surprendre chez des gens à qui ces sortes de dangers sont familiers, il s'était rendu immédiatement compte de sa position, avait saisi une pagaye, et en quelques coups vigoureux avait quitté le fil du courant et abordé la rive la plus proche. La petite pirogue fut ensuite ramenée par l'équipage de la barque, bien heureux de sa fructueuse poursuite. Ou je me trompe fort, ou notre petit chef aura fait faire une statuette de Bouddha qui ira augmenter le nombre des ex-voto déposés dans la grotte de Yak Hou.

Le 1er, juin, nous eûmes à franchir un rapide, Kong Le, qui nécessita le déchargement de nos barques : c'était le premier d'une difficulté aussi sérieuse depuis le départ de Luang Prabang. Une fois cet obstacle franchi, la navigation devint très-facile, les berges étaient moins rocheuses et plus nettes. Nous aperçûmes dans l'ouest les sommets d'une chaîne de montagnes de mille à douze cents mètres d'élévation moyenne, paraissant courir régulièrement du nord au sud. Cette barrière allait terminer le long détour à l'ouest que décrivait le Mékong depuis Luang Prabang et le redresser enfin dans la direction du nord. Les sinuosités disparurent, le lit s'élargit , le courant diminua, et les pentes douces et régulières qui de la rive droite conduisaient aux sommets de la chaîne se couvrirent d'habitations et de cultures.

Le 2 juin, nous nous arrêtâmes quelque temps à Ban Hatsa, joli village situé sur la rive gauche; le lendemain, nous arrivions à Pak Ta, dernière étape de notre route avant Xieng Khong.

Comme son nom l'indique, Pak Ta (embouchure du Ta), est situé au confluent du Nam Ta et du grand fleuve. C'est un village considérable. Pendant que l'on préparait les nouvelles barques qui ne devaient cette fois nous quitter qu'après notre arrivée à Xieng Khong nous en visitâmes les pagodes. Dans l'une d'elles se trouvait une cloche d'un travail excessivement soigné et d'une finesse d'exécution qui ne peut se rencontrer à un degré égal qu'en Europe. Ce n'était évidemment pas là un produit indigène, et la légende chinoise qui en entourait la base ne pouvait faire hésiter pour son lieu d'origine qu'entre le Tong-king et le Yun-nan. J'inclinerais volontiers pour le premier de ces deux pays, le nom d'empereur inscrit dans la date ne se rapportant à aucun des souverains chinois des deux derniers siècles dont j'avais à ce moment les noms assez présents à la mémoire.

Un peu au-dessus de Pak Ta, le fleuve traverse, par un retour au sud-ouest, la chaîne dont il longe jusque-là le versant est, et ce passage est marqué par de nouvelles difficultés de navigation. Nous franchissions en ce moment les limites du territoire de Luang Prabang pour entrer dans la grande province de Muong Nan dont Xieng Khong est la seconde ville.

Après ce passage, le fleuve s'épanouit dans une grande plaine comme depuis Vien Chan nous n'en avions plus rencontré et il reprend son cours au nord-ouest. Le 4 juin au soir, nous campâmes sur un banc de sable. Notre horizon, subitement élargi, nous permettait d'apercevoir à l'ouest et au nord les sommets lointains et bleuâtres de grandes chaînes dont les derniers contre-forts venaient mourir en légères ondulations sur les rives du fleuve.

Le lendemain, à huit heures du matin, nous mettions pied à terre à Xieng Khong, où l'on achevait à la hâte les quatre cases édifiées pour nous recevoir. L'accueil des autorités fut bienveillant et empressé, et le gouverneur de la ville, qui était la seconde autorité de la province de Muong Nan, vint le soir même rendre visite au commandant de Lagrée. Nos barques furent déchargées et retournèrent à Pak Ta, après que ceux qui les montaient eurent reçu la rémunération habituelle. Nous nous trouvions maintenant en dehors de la zone d'influence et d'action du roi de Luang Prabang.

MM. Joubert et de Carné nous rejoignirent le 9 juin : les phénomènes volcaniques que notre géologue avait pu constater étaient, suivant l'usage, beaucoup moins considérables que ne les avaient faits les récits des indigènes. Un terrain déprimé et crevassé, laissant échapper des gaz sulfureux, carboniques et de la vapeur d'eau, remplaçait le cratère en éruption qui avait été signalé. Ces traces d'action volcanique existent en deux endroits différents, appelés par les indigènes Phou Fay Niaï et Phou Fay Noi, « montagne du grand feu » et « montagne du petit feu. » Ils se déplacent lentement, en marquant leur passage par la destruction de la végétation, les troncs calcinés des grands arbres, et des dépôts de soufre cristallisé. Phou Fay Noi occupe actuellement une surface de sept à huit cents mètres de long sur trois cents de large. Sur cet emplacement, le sol résonne sous le pied comme s'il existait au-dessous une cavité profonde. En appliquant l'oreille contre terre, on perçoit un bruit sourd très-éloigné, qui, au dire des indigènes, se rapproche souvent au point de devenir perceptible à distance. Cette crevasse paraît cheminer vers le sud et on peut suivre pendant plusieurs kilomètres la route qu'elle a déjà parcourue. Les indigènes recueillent le soufre qui se dépose sur les parois des crevasses. Nulle part M. Joubert ne constata l'existence de centres d'éruption. Le volcan annoncé se réduisait donc à de simples fumerolles.

Les pourparlers s'étaient engagés dès le lendemain de notre arrivée à Xieng Khong avec le gouverneur de cette petite ville. C'était, je crois l'avoir déjà dit, la seconde autorité de la grande province de Muong Nan. Malgré sa bienveillance naturelle et son désir de nous être agréable, il ne pouvait se résoudre à nous laisser franchir la frontière de Siam : les lettres de Bankok dont nous étions porteurs nous accordaient la libre circulation sur tout le territoire siamois; mais il n'était pas indiqué que nous pussions en sortir. Prendre sur soi de nous y autoriser était une responsabilité qui épouvantait le timide fonctionnaire. Placé à un poste avancé qui ne laissait pas que d'être périlleux, il était habitué à une circonspection que justifiaient d'ailleurs les nombreuses guerres dont cette partie du Laos, tour à tour disputée entre Siam et Bankok, avait été le théâtre. Il aurait voulu nous faire conduire à Muong Nan ou tout au moins obtenir de nous que nous atten-dissions la réponse du gouverneur de la province à notre demande de sortie du territoire siamois. Tout ce qu'il pouvait accorder à la rigueur était de nous faire conduire à Xieng Hai, autre petite province dépendant de Bankok, et située un peu plus près du territoire birman. M. de Lagrée n'eut pas de peine cependant à lui démontrer qu'aux termes mêmes de notre passe-port nous avions le droit d'aller au moins jusqu'à la fron-tière. En conséquence, il le mit en demeure de nous fournir des barques pour remonter le fleuve jusqu'au point où celui-ci entrait dans les possessions birmanes. Ce trajet était évidemment autorisé par nos passe-ports, qui spécifiaient la libre circulation sur tout le territoire siamois. « Mais, objectait le gouverneur de Xieng Khong, le point où je vous ferai ainsi conduire est en pleine forêt; vous n'y trouverez ni vivres, ni moyens de transport pour aller plus loin. D'ailleurs, le fleuve cesse en ce point d'être navigable et il vous faudra cheminer par terre. » Peu vous importe, répliquait M. de Lagrée, c'est là mon affaire et non la vôtre. »

On se rappelle sans doute que nous étions partis sans passe-port de la cour d'Ava. L'amiral de la Grandière avait essayé de les obtenir par l'intermédiaire de Mgr. Bigandet, évêque catholique français, qui jouissait d'une certaine influence auprès du souverain de la Birmanie; mais, sur ces entrefaites, une révolution de palais avait renversé celui-ci du trône; les trois frères cadets du prince régnant avaient assassiné leurs deux frères aines, sans parvenir cependant à s'emparer du pouvoir. Ils s'étaient réfugiés chez les Anglais, qui les avaient repoussés, puis chez les Karens. Les troubles qui avaient suivi cet assassinat avaient empêché le gouvernement birman de répondre aux communications qui lui avaient été faites à notre sujet.

M. de Lagrée pouvait cependant se prévaloir de cette démarche pour affirmer aux autorités birmanes que la cour d'Ava avait été prévenue de notre voyage. Il écrivit dans ce sens nue lettre au roi de Xieng Tong, prince laotien de qui relevait le territoire qui confinait immédiatement à Xieng Khong et auprès duquel résidait un agent birman. Il lui demandait le passage et l'autorisation de se procurer sur ses États les moyens de transport nécessaires, et il l'assurait de nos dispositions amicales et du but entièrement pacifique et scientifique de notre mission.

Un  courrier  spécial  partit  le 10 juin  pour  porter ce message et les présents qui l'accompagnaient. Ceux-ci, tous  destinés  au  roi de  Xieng  Tong se composaient d'un tapis de pied, d'un éventail, d'une pièce d'étoffe algérienne et de quelques menus  objets, pipes, savon, mouchoir, etc.

Si nous avions eu conscience des fréquentes relations commerciales qui existaient entre les États Shans de la Birmanie et les colonies anglaises, nous n'aurions probablement pas osé offrir des objets qui ne devaient donner qu'une bien pauvre idée de nos ressources. Mais nous étions habitués à voir les moindres marchan-dises européennes exciter la plus vive admiration et la plus ardente convoitise chez les Laotiens du sud, et cela avait rehaussé à nos propres yeux la valeur de nos objets d'échange. D'ailleurs il s'agissait moins de séduire le roi Xieng Tong que de faire vis-à-vis de lui acte de déférence.

Cependant les autorités de Xieng Khong se décidaient à réunir les barques nécessaires. Ce n'était pas sans difficultés et sans longueurs : la circulation commerciale du fleuve est ici absolument nulle et les moyens de navigation sont très-restreints; les grandes pirogues deviennent excessivement rares et les bateliers adroits sont introuvables.

En raison de tous ces obstacles, notre départ fut remis au 14 juin. Nous en profitâmes pour visiter Xieng Khong et ses environs.

Le village de Xieng Khong est entouré d'un fossé et d'une forte palissade; un petit ruisseau le divise en deux parties et les rives en sont reliées par un pont en bambou, plus pittoresque que solide; la forêt qui entoure le village est sillonnée de sentiers plus larges que de coutume : ce sont presque des routes. Cependant les légers chars laotiens du sud ont ici disparu. Quelques éléphants, traînant de lourdes pièces de bois de teck, qui commence ici à faire son apparition, croisent d'un pas lourd et nonchalant les convois de boeufs porteurs qui vont et qui viennent. Un de ces sentiers s'enfonce dans la direction du sud-est, C'est la route de Xieng Maï, ville qui est à dix ou douze jours de marche.

Le mot de Xieng remplace, dans la région où nous sommes arrivés, le mot de Muong, employé dans le sud pour  désigner  le  chef-lieu  de  la  province. On dit  ici « aller au Xieng » comme on disait avant, « aller au Muong ».

Le commerce par terre n'est guère plus actif que le commerce par eau, et se réduit aux denrées de première nécessité, telles que le sol, qui devient ici de plus en plus rare et que l'on tire du sud du Laos, de Nong Kay.

L'aspect de la campagne est assez triste et la population est très-clairsemée. Elle se mélange de sauvages en proportion assez considérable pour perdre complètement sa physionomie laotienne. Le toupet de cheveux porté crânement sur la tête, à la mode siamoise, disparaît complètement; les habitants, laotiens ou de race sauvage, conservent les cheveux longs. Ils les relèvent en chignon sur le côté de la tête et ont tous adopté la mode birmane du turban. Les femmes placent souvent au noeud de leur chevelure une plaque d'argent. Elles sont plus vêtues que dans le sud; leur teint s'éclaircit et leur physionomie revêt une teinte plus orientale et une expression plus délicate.

Les costumes des sauvages sont empreints d'une grande rudesse; le cuivre en fait le plus grand ornement : ce sont de longues épingles doubles en cuivre qui retiennent les cheveux sur la tête, des anneaux en cuivre qui entourent le cou, du fil de cuivre contourné en spirale qui sert de ceinture, des épingles de cuivre à grosse tête qui remplissent les trous énormes pratiqués dans le lobe des oreilles. Quelquefois aussi ces pendants d'un nouveau genre sont remplacés par de simples rouleaux de coton que leurs propriétaires semblent tenir à honneur de faire le plus gros possible; quelques-uns mesurent de deux à trois centimètres de diamètre, et c'est à peine si le lobe de l'oreille, démesurément distendu, parvient à entourer d'un mince cordon de chair ce singulier ornement. Les hommes continuent à faire preuve d'une très-grande simplicité de costume; les femmes, au contraire, sont très-vêtues et n'étalent jamais, comme les Laotiennes, leurs poitrines nues aux regards des curieux, que ce spectacle attriste plus souvent qu'il ne les charme : elles portent une jupe de cotonnade bleue, bordée de blanc, et un petit veston bleu serré au corps. Leurs allures sont plus timides, plus modestes; la plupart seraient gracieuses, sinon jolies; si les durs travaux qu'elles partagent avec leurs maris n'endurcissaient leurs traits et ne courbaient leur taille de très-bonne heure. La plupart portent leurs enfants derrière le dos dans une sorte de ceinture d'étoffe, pour garder leurs mains libres et n'interrompre leurs occupations que lorsqu'elles doivent donner le sein. Il n'est pas rare de voir des Laotiens prendre en mariage des femmes sauvages, et dans ce cas elles tiennent un rang égal à celui de leurs compagnes laotiennes.

Les sauvages de Xieng Khong appartiennent à la grande tribu des Lemeth, qui habite surtout la vallée du Nam Ta, sur la rive gauche du Mékong, et dont la plus grande partie reconnaît l'autorité de Luang Prabang.

Le peu de défrichements opérés aux environs de Xieng Khong rendait les intermittences de pluie et de beau temps, qui caractérisent la saison des pluies, d'autant plus pernicieuses que le soleil était à ce moment au zénith et brûlait littéralement le sol. Deux d'entre nous, M. Thorel et moi, fûmes atteints d'accès de fièvre, accompagnés de vomissements et de délire, et nous étions à peine rétablis quand il fallut nous remettre en route.

C'était d'ailleurs avec une vive satisfaction que nous reprenions notre voyage; il commençait à revêtir ce caractère d'imprévu et cette apparence de danger qui lui avaient manqué jusqu'à présent. La facile circulation que nous avaient procurée les passe-ports de Siam touchait à sa fin : nous allions être livrés à nos propres forces, aux seules ressources de notre diplomatie.

De plus, la partie du fleuve que nous allions parcourir était une fois encore entièrement vierge de vestiges européens; le croquis de M. Duysbart nous avait indiqué la direction générale et les principaux incidents du cours du fleuve de Luang Prabang à Xieng Khong. À partir, de ce dernier point, rien ne nous enlevait le plaisir de la découverte et l'émotion de la surprise. Nous eûmes quelque peine à nous procurer des provisions suffisantes pour l'espace de temps que nous allions passer sans moyen de ravitaillement autre que la chasse. On nous prévenait, en effet, que les rives du Mékong redevenaient entièrement désertes jusqu'au point où nous devions nous arrêter pour attendre les moyens de transport demandés au roi de Xieng Tong. Au dernier moment cependant, grâce à l'intervention du gouverneur, des vivres nous arrivèrent abondants, mais à un prix relativement élevé : ainsi nous payâmes seize francs cent kilogrammes de riz; le même prix un cochon qui ne pesait guère que soixante kilogrammes, et des poules, au nombre d'une trentaine, à raison de sept sous et demi pièce.

Le 14 juin, à une heure de l'après-midi, nous quittâmes Xieng Khong sur six barques : c'était la dernière fois que nous devions nous servir de ce moyen de locomotion en explorant le cours du Cambodge. La navigation du fleuve était facile en ce moment, heureusement pour l'inexpérience de nos bateliers. Çà et là quelques roches isolées se montraient encore dans son lit; elles disparurent bientôt; le courant s'affaiblit : on sentait que la pente générale du sol redevenait très-faible. De belles forêts s'élevaient sur les rives, qui s'aplanissaient de plus en plus.

Le fleuve, qui à Xieng Khong paraît venir du nord-ouest, tourne bientôt brusquement à l'ouest, et dans cette direction on a devant soi une plaine sans limites, dont l'horizon s'estompe à peine de légères et lointains ondulations. C'était la première fois depuis Vien Chan que nous jouissions d'un coup d'oeil aussi étendu et que le fleuve coulait paisiblement et à pleins bords dans un lit large et peu profond. Nulle part encore il n'avait eu d'aussi belles apparences de navigabilité.

Ce ne devait être malheureusement qu'une trêve bien courte à ses fureurs.

À partir de ce point, le Cambodge décrit, un long et paresseux détour vers le sud; on dirait qu'il se plait à s'attarder dans cette plaine et à y reposer ses eaux de leur course fatigante au milieu des montagnes et des roches.

À l'extrémité de ce détour, il reçoit les eaux du Nam Kok. Cette rivière, d'une largeur considérable est alimentée par la chaîne qui sépare la vallée de la Salouen de celle du Cambodge, chaîne à laquelle les Birmans donnent le nom de Tanen-Toung-Gyi. Sur les bords de cette rivière se trouve la ville de Xieng Haï, appelée Xieng Raï dans quelques relations, et dont Mac Leod a visité les ruines en 1837. Ce chef-lieu de province, jadis très-important et capitale d'un de ces nombreux royaumes laotiens qui se sont partagé jadis l'Indo-Chine et qui ont préparé leur sujétion à Siam et à la Birmanie par les guerres acharnées qu'ils se sont faites les uns aux autres, a été reconstruit récemment auprès des ruines de l'ancienne ville, et c'est là aujourd'hui la résidence d'un gouverneur siamois. D'après une tradition, Xieng Haï portait jadis le nom de Tsen-Katsa-Lakon. Le roi qui changea ce nom en celui de Xieng Haï donna, dès sa naissance, des signes non équivoques de sa puissance future : il brisa tous les berceaux dans lesquels il fut placé et l'on dut lui en donner un en fer. On assure que ce berceau métallique subsiste encore au milieu des ruines du vieux palais. Ce prince étendit sa domination à une grande distance et donna en apanage à son fils la ville de Xieng Maï, qui, avant ce moment, s'appelait Muong Lamien, et à sa femme la ville de Xieng Tong ou de Kema-Tunka (Contraction de deux noms de ville pali Kemarata et Tunkaboury). Les vallées qu’arrose le Nam Kok et ses nombreux affluents, à peine séparées par de légères ondulations, forment une zone admirable de fertilité et de richesse, bien faite pour devenir le centre d'un puissant royaume. Nous allions rencontrer, à très-peu de distance au nord de l'embouchure de cette rivière, d'autres ruines et d'autres traditions historiques qui attestent que le même lieu a tenté souvent les flots d'émigrants qui arrivaient de l'Asie centrale par les défilés montagneux du nord de l'Indo-Chine et qui essayaient de se répandre dans les vallées inférieures des grands fleuves de la péninsule.

Aujourd'hui cette belle région, qui sépare la principauté de Xieng Tong de celle de Xieng Maï, est presque entièrement inhabitée : objet de la convoitise des Siamois et des Birmans, et champ de bataille de ces deux peuples, aucun d'eux n'a été assez fort jusqu'à présent pour s'en assurer la possession exclusive, et elle est restée jusqu'à ces derniers temps une sorte de terrain neutre, abandonné à la forêt et à ses hôtes naturels, propriétaires moins turbulents et plus sages que l'homme. Depuis quelques années, les Siamois, ou du moins les Laotiens qui reconnaissent leur autorité, ont timidement réoccupé la rive droite du Nam Kok. Peut-être n'est-ce pas pour bien longtemps.

Xieng Sen, dont les ruines s'étendent sur les bords mêmes du Mékong, à trois ou quatre milles de son confluent avec le Nam Kok, est une des premières villes dont le nom apparaisse dans les chroniques laotiennes et siamoises. L'un des plus fameux rois laotiens, Thama-Traï-Pidok, régnait à Xieng Sen, peu après le temps où Phra Ruang, le prétendu fondateur de l'ère siamoise, venait de construire la ville de Sang Khalok sur la branche orientale du Menam, et de secouer le joug du Cambodge. Le fils de Phra Ruang, Phaya Soucharat, fit fondre des canons et fortifier sa capitale. Bien lui en prit, car le roi de Xieng Son l'attaqua, et, malgré le secours que le roi de Xieng Maï, Phromavadi, prêta à son cousin Phaya Soucharat, celui-ci fut obligé de se soumettre à son adversaire et de lui donner sa fille en mariage. Thama-Traï-Pidok étendit sa domination sur tout le royaume de Phra Ruang, fonda au sud de Sangkhalok la ville de Phitsanoulok, et s'avançant beaucoup plus loin encore, établit un de ses fils roi de Lophaboury, à peu de distance de l'emplacement où s'éleva plus tard Ayuthia. Un autre de ses fils fut roi à Xieng Haï et lui succéda au trône de Xieng Sen. À partir de ce moment commença entre la race siamoise et la race laotienne une série de guerres qui durèrent sept générations.

Il est difficile de donner une date, même approximative, à tous ces événements, dans lesquels il ne faut voir qu'un épisode de la longue lutte soutenue par les Thaï Noi ou « petits Thaï », branche cadette de la race laotienne, pour arriver à l'indépendance. Phra Ruang était né, suivant les uns, en 950 du Bouddha, suivant les autres, en 1500; ceux-ci lui attribuent la fondation de l'ère, usitée aujourd'hui au Laos, en Birmanie et à Siam, et qui commence à 638 après J. C.; d'autres font intervenir, dans la lutte soutenue par son fils contre le roi de Xieng Sen, le célèbre apôtre bouddhiste Buddhaghosa, que les chroniques singalaises font vivre dans la première moitié du cinquième siècle. Tout ce que l'on peut affirmer, au milieu de tant de contradictions, c'est que les princes dont nous venons de citer les noms ont existé et que nous n'avons pas affaire ici, comme en d'autres récits, à des personnages purement légendaires.

Nous nous arrêtâmes une heure ou deux auprès des ruines de Xieng Sen. La destruction de cette ville remonte à plus d'un demi-siècle et forme un épisode des guerres qui suivirent la révolte de Xieng Maï contre la Birmanie; cette dernière principauté se souleva en 1774 contre le successeur d'Alomprah et réclama la protection de Bankok, qui venait de remplacer Ayuthia comme capitale de Siam. On se rappelle sans doute qu'Ayuthia, fondée par Phaya Uthong en 1350, avait été détruite par les Birmans en 1767. C'est à la suite de cette rébellion que les États laotiens de la vallée supérieure du Menam, Xieng Maï, Lakon, Laphon, Muong Nan, Muong Phe, passèrent sous la domination de Siam.

Rien n'apparaît au-dessus des hautes herbes qui ont envahi l'emplacement de l'ancienne métropole du Laos septentrional, que la flèche d'un Tat, presque aussi considérable que celui que nous avions visité à Vien Chan. Quelques sentiers à demi effacés partent de la rive et s'enfoncent dans les broussailles; nous rencon-trions çà et là quelques monceaux de briques, quelques statues de Bouddha renversées; plus loin une aire bien nivelée et préservée de l'envahissement de la végétation par un dallage en brique ou en béton; ailleurs quelques colonnes en bois dur, sur lesquelles sont visibles encore des traces de dorure. Les cimes en fleurs de quelques arbres à fruit redevenus sauvages se dégagent des hautes herbes et indiquent l'emplacement des jardins de la ville.

Il faisait horriblement chaud pendant cette visite à des vestiges sans intérêt; les herbes formaient, des deux côtés de notre route, une sorte de rempart mobile qui arrêtait le regard et d'où nous venaient quelques bouffées de cette odeur chaude et malsaine qui se dégage des jungles au milieu du jour; à une faible distance, les cimes des forêts de teck qui couvrent la plaine limitaient l'horizon à l'ouest. Nous nous dirigions instinctivement de ce côté pour y chercher un terrain plus déblayé, plus de fraîcheur et plus d'ombre, quand tout d'un coup le feuillage d'un jeune manguier s'agita violemment à côté de nous. Il faisait presque calme et ce mouvement intermittent devait avoir une autre cause qu'une rafale subite. Nous ne tardâmes pas à la découvrir : un rhinocéros s'appuyait avec force contre le tronc de l'arbre et réussissait à imprimer à la cime un mouvement d'oscillation qui faisait pleuvoir les fruits mûrs tout autour de l'énorme animal. Notre arrivée l'empêcha de consommer un repas qu'il avait si laborieusement gagné. Dès qu'il nous aperçu il s'enfuit à travers la jungle en se frayant un large passage au milieu des herbes; nous écoutâmes quelque temps le bruit de son pas lourd et rapide se perdant peu à peu dans les profondeurs de la forêt, et nul de nous ne songea à poursuivre le timide et inoffensif pachyderme.

Nous nous remîmes en route vers deux heures; le fleuve, qui était revenu au nord, ne tarda pas à rentrer dans la zone de montagnes dont il s'était dégagé un instant. Le lendemain, la navigation redevenait aussi pénible que pendant les plus mauvais jours de notre navigation entre Vien Chan et Xieng Cang. Le pays était absolument désert : Nous campâmes, le 17 juin au soir, sur les bords d'un torrent auprès duquel quelques gens de Xieng Maï avaient installé leur campement, au retour d'une expédition dans les forêts avoisinantes. Ils étaient occupés à façonner en gâteaux la cire qu'ils avaient récoltée. Les rayons étaient fondus au feu, soumis à uns forte pression, et la cire liquide, dégagée de toute impureté, coulait dans un moule qui avait la forme d'un segment de sphère. Nous achetâmes deux de ces gâteaux pour nous fabriquer des bougies, et nous les payâmes à raison d'un tikal ou de trois francs la livre.

Le 18 juin, nous arrivâmes au pied du rapide nommé Tang Ho, qui offre, dans cette saison, un obstacle insurmontable à la navigation du fleuve. Un sala était construit sur la rive droite, qui appartenait à Xieng Tong et qui, par suite, devenait territoire birman. La rive gauche ne cessait d'être siamoise qu'à une assez grande distance en amont. Nous étions arrivés à l'extrême limite du pays dans lequel nos passe-ports nous assuraient une libre circulation. À partir de ce moment, le sort de notre voyage dépendait de circonstances inconnues. La réponse à la lettre qui avait été expédiée au roi de Xieng Tong ne pouvait nous parvenir avant une semaine ou deux. M. de Lagrée dépêcha un courrier au gouverneur de Muong Lim, province dépendant de Xieng Tong, et du chef-lieu de laquelle nous nous trouvions à peu de distance, pour le prévenir de la demande qu'il avait adressée à son suzerain et solliciter de lui les moyens de transport nécessaires pour aller attendre à Muong Lim la décision qui serait prise à notre égard.

En attendant, nous nous installâmes dans le sala, à côté  des  voyageurs birmans et laotiens qui s'y trouvaient déjà : un certain mouvement commercial se faisait remarquer en ce point, et les caravanes de boeufs porteurs qui venaient y faire halte avaient laissé de nombreuses traces tout à l'entour. Deux principaux courants d'échange se rencontrent là : l'un, qui a lieu par barques, apporte de Luang Prabang le sel nécessaire à la consommation locale; l'autre, qui suit la route de terre, apporte de Xieng Maï les boules de gambier et les noix d'arec qui entrent dans la composition de la chique des Laotiens du nord. Les arbres qui donnent ces deux produits deviennent, dans cette région, beaucoup plus rares ou manquent même complètement. On sait que le gambier est une substance astringente, que l'on extrait des feuilles d'un arbre de la famille des rubiacées. On l'emploie depuis quelques années en Europe pour la teinture et le tannage, et l'exportation de cette denrée du seul port de Singapour pour l'Occident s'élève aujourd'hui à plus de vingt millions de kilogrammes par an. Il y a longtemps que les Chinois tirent parti de cette substance pour teindre en noir et en brun les tissus de soie et de coton. Le gambier est un objet de première nécessité pour les Malais, qui le mâchent seul ou avec les feuilles du bétel.

Nous pouvions craindre, de la part du chef de Muong Lim, un refus absolu de nous admettre sur son territoire. Il était donc plus prudent de garder les barques et les bateliers qui nous avaient amenés de Xieng Khong jusqu'à ce que sa réponse nous fût parvenue. Dans l'intervalle, je résolus de remonter à pied la rive droite du fleuve le plus loin qu'il me serait possible. Nous allions quitter les rives du Mékong pour cheminer par terre. Nous ignorions où et quand il nous serait possible de retrouver le noble fleuve. J'attachais, pour ma part, un singulier amour-propre à compléter le tracé de son cours sinueux et bizarre. Depuis que nous étions entrés dans une zone restée en dehors des investigations européennes, chacun des détours du Mékong que je pouvais ajouter à ma carte m'apparaissait comme une importante découverte géographique. Une constante préoccupation dont rien ne vient distraire finit par s'imposer comme une monomanie. J'avais donc la monomanie du Mékong, comme le docteur Thorel avait celle des nouvelles espèces de plantes, et le docteur Joubert celle des grès houillers ou des cailloux anthraciteux. Je n'avais pas conscience du peu de place que tiendrait dans une carte définitive le chemin qu'il me serait possible de faire en un jour sans route frayée, au milieu des rochers ou des broussailles qui encombrent les bords du fleuve. Je n'appliquais pas d'échelle de réduction à cette nature grandiose dont les sites ignorés se déroulaient devant moi. Chaque pas de plus me paraissait une précieuse conquête sur cet ennemi : l'inconnu. Je partis donc, le 19, de très-bonne heure, ma boussole à la main et un petit paquet de vivres sur le dos. Le temps était presque couvert et promettait de m'épargner la brûlante réverbération du soleil sur les plages rocheuses du Mékong. Je franchis la barrière de rochers, au milieu desquels rugissaient les eaux du rapide Tang Ho; un seul passage sinueux, d'une trentaine de mètres de large, s'ouvre dans cette ceinture de pierre. Aucun radeau ne pourrait en descendre le courant sans se briser; aucune barque ne pourrait, même avec des cordes, le remonter sans se remplir. Mais, aux hautes eaux, alors que le fleuve remplit entièrement le fossé, large de six cents mètres environ, qui s'étend entre les deux chaînes de collines formant ses rives, cet obstacle peut être franchi et la circulation en pirogue redevient possible.

En continuant  ma  route, je  constatai  que  le fleuve s'inclinait de plus en plus vers le nord-est, et paraissait enfin se diriger vers les frontières de la Chine, cette terre promise, aux portes de laquelle nous devions errer pendant quatre longs mois avant de parvenir à les franchir.

Le fleuve, réduit à un chenal de cinquante à quatre-vingts mètres de large, laissait à découvert de grands bancs de sable entrecoupés de bassins d'une eau chaude et dormante et de rochers d'un aspect bizarre et d'une escalade difficile. La forêt marquait partout nettement la limite que ne dépassait jamais l'inondation et encadrait d'un ruban vert aux reflets ondoyants celte bleuâtre étendue, tout émaillée de taches blanches et noires. Je pus, au début de mon excursion, cheminer sur des plages sablonneuses, le long de la lisière des grands arbres, sans être obligé, soit d'entrer dans le fourré, où la circulation eût été trop pénible, soit de marcher dans l'eau, qui eût été parfois trop profonde. Le paysage était d'une sauvagerie pleine de grandeur. Nulle part de vestiges de l'habitation des hommes; les traces fugitives des pêcheurs ou des chasseurs nomades, que nous avions été habitués à rencontrer jusque-là, même dans les endroits les plus déserts, manquaient ici absolument. Il en résultait pour moi une étrange impression d'étonnement et de nouveauté. Mon ombre, que le soleil levant allongeait parfois sur les bancs de sable ou dressait contre les parois des rochers, me paraissait violer la virginité de cette nature qui avait su échapper à toutes les profanations de l'homme. Le bruit de mes pas me paraissait dissoner dans la grande harmonie de la forêt et du fleuve. J'essayais parfois de parler haut pour affirmer mon droit de jouir de l'un et de l'autre et pour faire évanouir l'espèce de fascination qu'exerçait sur moi cette calme et grandiose solitude, et le silence qui me répondait me faisait rougir malgré moi d'un bruit aussi vain.

Le disque du soleil apparaissait déjà à travers la ligne d'arbres qui couronnait le sommet des collines; la vie s'éveillait peu à peu sous les arceaux de la forêt; les oiseaux célébraient par des chants joyeux les flots de lumière qui venaient pénétrer soudain leurs retraites ombreuses; les cerfs bramaient et les éléphants faisaient entendre leur cri sonore. Comme un tressaillement de la nature à son réveil un léger souffle de brise ridait la surface de l'eau et agitait la cime des grands arbres. J'essayai de démêler d'une oreille attentive toutes les notes de ce vague et mélodieux concert, et je contemplai d'un regard charmé le ciel, l'onde et la forêt, tout enveloppés encore d'une vapeur transparente que les rayons du soleil coloraient d'une teinte rose avant de la dissiper tout à fait. Tout à coup, en contournant Un rocher qui me barrait la route, j'aperçus à dix pas de moi un jeune cerf qui buvait. Je m'arrêtai et, instinctivement, je cherchai sur mes épaules ma carabine heureuse-ment absente. Qu’eusse-je fait d'un pareil gibier et comment l'apporter au campement ? Je demeurai donc immobile, regardant le gracieux animal savourer à longs traits l'eau limpide, et s'arrêter parfois pour contempler l'image tremblante que lui renvoyait l'onde à peine troublée. Au bout d'un moment, il se releva, fit quelques pas sur la berge, m'aperçut, et - je supplie le lecteur de me croire - il vint à moi. Ses oreilles dressées, son regard fixe, témoignaient d'un indicible étonnement, auquel ne se mêlait aucun symptôme de défiance ou de crainte. Je ressentis à mon tour une sensation bizarre, et je retins ma respiration pour prolonger le plus possible ce tête-à-tête avec un habitant des forêts. Il me vint comme un ressouvenir du paradis terrestre ou des jardins enchantés d'Armide, dans lesquels je n'ai pourtant jamais fait aucun voyage. Cette singulière confiance, qui m'affirmait d'une façon si inattendue et si énergique que l'homme était absolument inconnu dans ces parages, me charmait et m'intimidait à la fois. Le cerf s'arrêta à un pas de moi, et l'instinct du chasseur se réveillant soudain, il me vint l'idée de le saisir par les cornes; si rapide que fût mon mouvement, l'agile bête se déroba et disparut en un clin d'œil dans la forêt, me laissant aux regrets d'avoir écourté par mon impatience cette entrevue de contes de fées, à laquelle il n'avait manqué qu'un dialogue pour devenir une fable de La Fontaine.

Un peu plus loin, je dus me livrer à la gymnastique la plus rude pour franchir une sorte de promontoire qui s'avançait dans le lit du fleuve. Il formait une muraille absolument verticale, que l'eau baignait d'un courant trop rapide pour que je pusse songer à la contourner à la nage. Une épaisse végétation couvrait le sommet du rocher, et après en avoir gravi les pentes glissantes, j'eus encore à me frayer une route difficile au milieu des lianes et des ronces épineuses. Au delà, une belle plage de sable s'interposait heureusement entre la forêt et le fleuve et me promettait pendant quelque temps une circulation facile. Je m'arrêtai un instant pour me repo-ser des efforts que je venais de faire. L'eau calme et peu profonde qui venait battre la rive d'un flot paresseux invitait aux plaisirs du bain, et je me laissai séduire par ses promesses. À peine avais-je fait quelques brasses en pleine eau, que deux éléphants sortirent de la forêt et se dirigèrent à leur tour vers le fleuve. À ma vue, l'un d'eux s'arrêta et rebroussa chemin. J'eusse bien désiré, malgré la bonne opinion que je professe sur le caractère de ces animaux, que son compagnon l'imitât, Mais il n'en fut rien, et après un instant d'hésitation, celui-ci entra dans l'eau en allongeant la trompe de mon côté et en reniflant bruyamment. Je ne savais trop quel parti prendre : revenir à la berge, où la forêt et les rochers me barraient le chemin de deux côtés sur trois, était peut-être plus dangereux encore que de rester dans l'eau; je restai donc en me faisant le plus petit possible et en observant attentivement les démarches du proboscidien, prêt à tirer la brasse en plein courant, au risque d'être emporté bien loin de mes vêtements et de mes notes, si l'animal faisait mine de trop se rapprocher de moi: Il était d'un brun noir magnifique ; sa haute taille et la longueur de ses défenses prouvaient qu'il avait atteint depuis longtemps le terme de son développement. Il s'avança dans l'eau jusqu'au ventre et se mit en devoir de s'asperger le dos avec sa trompe. Nous étions à une vingtaine de mètres l'un de l'autre, et il tenait constamment ses petits yeux gris fixés sur moi, en allongeant de temps en temps sa trompe dans ma direction. Mais bientôt il parut prendre tant de plaisir à se verser des douches sur le corps, qu'il parut ne plus faire grand cas de ma présence. Je me rapprochai peu à peu de la rive, où mes effets séchaient au soleil; je les jetai sur mes épaules et je continuai ma route d'un pas rapide, en jetant parfois un coup d'oeil furtif sur mon compagnon de bain. Celui-ci ne daigna même pas se retourner pour regarder la direction que je prenais, et j'aperçus longtemps encore les jets d'eau qu'il lançait en l'air, retomber en pluie irisée par les rayons du soleil.

Vers midi, la rive du fleuve se transforma définitivement en une haute muraille à pic, couverte, comme toujours, d'une végétation inextricable. Il y avait six heures que je marchais; j'étais harassé de fatigue, le sable et les rochers s'étaient échauffés aux rayons du soleil, malgré les nombreux nuages qui venaient à chaque instant en tempérer l'ardeur; mes pieds nus étaient gonflés et saignants. L'amour de la géographie céda au cri de la nature. Je pris un dernier relèvement du fleuve, je choisis un endroit ombreux et une place nette sur les bords de la forêt, et j'ouvris le paquet de provisions que m'avait remis le cuisinier au départ : du riz en guise de pain et un poulet rôti en composaient le contenu. L'eau du fleuve n'était pas loin. Je fis un repas qui procura plus de jouissances à mon appétit excité par une longue marche que les festins les plus succulents du monde civilisé. À une heure, je rebroussai chemin. C'était le moment de la sieste. La brise était tombée et la chaleur devenait étouffante. Les rives du fleuve, occupées le matin par les animaux, qui viennent s'y désal-térer à leur réveil, étaient redevenues désertes ; la forêt était silencieuse. Ses sauvages habitants s'étaient retirés au plus profond de ses fraîches retraites. J'étais seul à braver l'ardeur du jour et je suivais machinale-ment les traces de mes pas imprimées sur le sable et mêlées aux nombreuses empreintes des cerfs de toutes les espèces, des sangliers, des éléphants. J'aurais voulu effacer ce double sillon laissé par mon passage et qui semblait faire tache en ces beaux lieux. Ce paysage solitaire du Mékong, l'un des derniers qu'il me fut donné de voir, est profondément resté gravé dans ma mémoire.

Il était nuit quand je rejoignis le campement. Le récit que je fis de ma journée mit l'eau à la bouche de tous les chasseurs de la commission. Je m'engageai à les conduire le lendemain dans cet Eldorado où les cerfs se pouvaient prendre avec la main. Ce n'était pas sans remords que je trahissais l'hospitalité qu'il m'avait donné et l'accueil pacifique et presque amical que m'avaient fait ses habitants. Mais heureusement, notre nombre - nous étions trois ou quatre, - et nos conversations - nous discutions avec énergie - leur donnèrent l'éveil. Nous partîmes d'ailleurs trop tard pour les surprendre au milieu de leur toilette matinale. Cette nouvelle excursion fut non une partie de chasse, niais une promenade qu'une pluie torrentielle abrégea de moitié.

Le soir du même jour, douze boeufs porteurs arrivèrent au sala; ils étaient mis à notre disposition par le gouverneur de Muong Lim. Les chemins affreusement défoncés par la pluie et la côte excessivement rapide qu'il fallait gravir en quittant le campement ne permettaient que de leur donner une charge très-faible; malgré toutes nos réductions de bagages, nos instruments et nos objets d'échange formaient encore le chargement d'une vingtaine de bœufs. C'était là le chiffre qui avait été demandé. Les huit bêtes de somme qui manquaient ne devaient, nous dit-on, arriver que le lendemain soir. M. de Lagrée se résolut à partir au point du jour avec tous les autres membres de la commission. Nous congédiâmes définitivement les barques de Xieng khong, qui attendaient depuis trois jours l'issue des négociations entamées avec Muong Lim. Je dus rester  au  sala  avec  deux  Annamites  pour  garder  le reste de nos bagages jusqu'à l'arrivée des huit boeufs porteurs annoncés.

J'attendis quarante-huit heures, pendant lesquelles les pluies continuèrent avec une telle force que les eaux du fleuve montèrent de plus de trois mètres et vinrent baigner le pied même des colonnes qui supportaient le sala. J'appris que la plupart des bœufs s'étaient abattus pendant le court trajet de la commission et que leurs fardeaux avaient dû être répartis entre des porteurs. Il avait fallu cinq heures pour franchir les 14 kilomètres qui s'étendent entre le sala et Muong Lim. C'était un indice des difficultés que nous allions avoir à vaincre en continuant notre voyage par terre pendant la saison des pluies. On m'envoya vingt hommes au lieu des huit boeufs que j'attendais; je leur partageai le reste des bagages, et le 23 juin, je rejoignis avec eux la commission.

Quand on a franchi les deux ou trois petites chaînes de collines qui bordent le fleuve, et entre lesquelles coulent de petits ruisseaux dont le lit sert de route pendant la plus grande partie du trajet, on se trouve dans une grande plaine qu'arrose le Nam Lim et où s'élève le Muong de ce nom. Le Nain Lim est une rivière assez considérable, que nous dûmes passer en barque, et qui paraît venir d'un lac situé près de la ligne de partage des eaux du Cambodge et de la Salouen.

Le campement de la commission était situé à l'une des extrémités du village. C'était une longue maison reposant directement sur le sol et à l'intérieur de laquelle étaient établis des lits de camp. La construction des cases sur des colonnes qui en élèvent le plancher au-dessus du sol, devenait ici moins générale. Il y avait déjà grande affluence de monde autour de notre demeure et j'eus quelque peine à y pénétrer.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livaison.)