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VOYAGE D'EXPLORATION EN INDO-CHINE

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D' APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1867-1868

Chapitres VIII & IX Chapitre XII

Chapitre X

Séjour à Muong Lim. - Pénurie de l'expédition. - Marché de Muong Lim.

Muong Lim est un grand village, entouré de rizières très-bien établies, où se tient tous les cinq jours un marché assez considérable. La valeur relativement élevée des denrées indique des communications commerciales déjà importantes. De nombreuses étoffes anglaises apparaissent dans les étalages. On ne peut s'empêcher d'admirer l'habileté et le sens pratique de nos voisins en fait d'exportations. Ils ont créé pour l'Indo-Chine une fabrication spéciale, qui a choisi les couleurs les plus aimées des indigènes et les dessins les plus propres à flatter leur fantaisie. Des dessins de pagodes et d'autres emblèmes bouddhistes s'étalent sur le fond de toutes ces étoffes, qui sont exactement de la longueur et de la largeur qu'avaient les étoffes de fabrication indigène, avant l'introduction des produits européens.

Quand aurons-nous en France assez de prévoyance, assez de souci des intérêts à venir pour essayer d'implanter aussi nos produits à l'étranger, au lieu de considérer l'exportation comme l'exutoire de tous les rebuts de nos fabriques ?

Les habitudes chinoises relatives à la monnaie prévalent absolument. L'argent n'est qu'une marchandise que l'on pèse et que l'on échange contre une autre marchandise. Nous dûmes faire fondre nos ticaux en lingots de la forme usitée dans le pays; on détaille ces lingots, en les divisant en fragments de dimensions variables à l'aide d'un ciseau et d'un marteau. Il fallut nous procurer une de ces petites balances romaines à trois leviers et à trois graduations différentes qui servent à effectuer les payements, et que les habitants du pays, à l'instar des Chinois, portent toujours sur eux. Il faut ajouter qu'il n'y a pas deux de ces instruments qui se ressemblent parfaitement et qu'un commerçant bien entendu en a toujours deux sur lui, l'une pour vendre, l'autre pour acheter. Le double emploi des poids birmans et des poids chinois augmente la confusion et favorise les malentendus dont savent profiter les gens habiles. Un honnête homme est toujours dupé dans ces transactions douteuses, et nous en fîmes souvent l'expérience.

La population de Muong Lim, moins timide que dans le Laos siamois du sud, s'empressa autour de nous, autant par curiosité que par intérêt. On nous fit les offres de service les plus onéreuses. Les bas prix auxquels nous avions été habitués jusque-là nous firent trouver plus exorbitantes les prétentions des indigènes. L'absence de toute protection gouvernementale nous laissait à la merci de toutes les avidités. Nous nous aperçûmes avec tristesse que nous allions être rançonnés durement, et que la pauvre caisse de l'expédition ne pourrait supporter longtemps d'aussi rudes atteintes. A toutes les privations que nous devions déjà subir, il fallait en ajouter d'autres, et réaliser des économies sur notre nourriture même, au moment où les fatigues à endurer et le délabrement de nos santés auraient réclamé au contraire un régime plus substantiel.

Deux officiers étaient sérieusement malades : l'un, M. Thorel, était atteint d'une maladie des voies digestives; l'autre, M. Delaporte, avait aux pieds des ulcérations que les piqûres des sangsues et un trajet accompli au milieu d'un terrain détrempé avaient aggravées au point de lui rendre la marche impossible. Il fallait songer à le faire porter lors de notre prochain déplacement. C'était là une énorme difficulté de plus dans un voyage par terre, au milieu de chemins devenus impraticables pour les bêtes de somme.

À tous ces ennuis venait s'ajouter l'incertitude où nous étions encore des dispositions du roi de Xieng Tong. La lenteur qu'il mettait à nous répondre faisait prévoir des difficultés et allait occasionner des retards qui se traduisaient toujours par un supplément de dépenses. « Nous ne sommes pas même assez riches, me disait tristement le commandant de Lagrée, pour acheter la conscience d'un de ces petits chefs dont le bon ou mauvais vouloir peut faire réussir ou avorter notre voyage. En agissant le plus économiquement possible, nous pouvons tenir encore cinq ou six mois, mais ensuite nous serons obligés de faire banqueroute. Ah ! si l'on nous avait accordé vingt mille francs de plus ! »

Nous cachons cependant notre misère sous de fières allures, espérant toujours en quelque heureuse circonstance qui nous ouvrirait le crédit d'un potentat ami, et maudissant la parcimonie du gouverneur de la Cochinchine, qui avait si mal mesuré nos ressources à l'importance du voyage, et qui avait placé six gens de coeur dans le cas d'user en pure perte leur énergie, leur dévouement et leur intelligence, faute de quelques milliers de francs. Nous ne doutions pas - ce qui est arrivé depuis - que le jour où nous pourrions emprunter au nom du gouvernement français, celui-ci ne s'empressât de faire honneur à notre signature; mais, hélas, nous n'en étions point encore à rencontrer des dispositions de cette nature parmi les autorités indigènes, et t'eût été compromettre et notre dignité et le succès de nos démarches auprès d'elles que de leur laisser entrevoir notre pénurie.

Le commandant de Lagrée avait rendu visite au gouverneur de Muong Lim, vieillard de soixante-dix-huit ans, qui attendait, pour savoir quelles relations il devait établir avec nous, les instructions de Xieng Tong. Tout réservé que fût son accueil, il n'en consentit pas moins à considérer M. de Lagrée comme l'envoyé d'un souverain puissant : une garde fut placée autour de nous, et notre logement fut rendu aussi confortable que possible. Quelques musiciens du Muong vinrent même nous donner une aubade et éprouver notre libéralité. M. Delaporte a déjà donné ailleurs quelques détails sur la musique laotienne; je n'y reviendrai pas : je me contenterai de dire que le principal chanteur avait une voix agréable, et que l'air vif et bien rythmé qu'il entonna ne laissa pas que de. me paraître assez entraînant. Ses compagnons répétaient en chœur et avec un ensemble remarquable un très-court refrain qui terminait tous les couplets du soliste.

Chapitre X (suite)

Les sauvages Mou-tseu. - Réponse favorable de Xieng Tong. - Départ de Muong Lim. - Réduction de nos bagages à Paleo. - Siemlap. - Un tigre se fait notre pourvoyeur. - Déplorable état sanitaire de l'expédition. - Fêtes religieuses. - Nouvelles difficultés. - Sop Yong. - Ban Passang. - Départ pour Muong Yong.

Les nouveaux  types qui  apparaissaient à  ces sortes de foires périodiques nous fournissaient d'autres sujets d'observation et d'étude.

J'ai déjà esquissé la nouvelle physionomie que la race laotienne revêtait depuis que nous anions atteint Luang Prabang; j'ai donné une idée des races sauvages qui, sous le nom de Khmous et de Lemeth, peuplent la vallée du fleuve, de Paklay à Xieng Tong; à Muong Lim, nous rencontrions de nouveaux sauvages d'un aspect excessivement curieux et d'un costume des plus pittoresques. Ce sont les Mou-tseu. Ils ont déjà été décrits par Mac Leod. Le colonel Yule a suggéré que leur nom pourrait bien être le même que celui des Miao-tseu, qui habitent aujourd'hui certains districts des provinces chinoises du Yun-nan, du Se-tchouen et du Kouy-tcheou, et (lui n'ont pu être, jusqu'à présent, ni assimilés ni même complètement soumis par les Chinois. Nous n'avons pas vu assez de Miao-tseu pour apprécier ce que ce rapprochement peut avoir de fondé. Mais il serait d'autant plus intéressant à constater que les Miao-tseu paraissent les seules populations d'origine caucasienne ayant surnagé, sans se confondre, au milieu des flots sans cesse renouvelés des invasions mongoles.

Les Mou-tseu étalent une recherche et une complication de costume que nous avions été peu habitués à rencontrer en Indo-Chine. Les nombreux oripeaux qui leur couvrent le corps leur donnent quelque ressemblance avec les tribus de Bohémiens ou les habitants de certains districts de la Bretagne. La coiffure des femmes est des plus originales : elle se compose d'une série de cercles de bambou, recouverts de paille tressée et s'appliquant sur le sommet de la tête. Le rebord de cette sorte de chapeau est garni de boules d'argent qui encadrent le front; au-dessus, sont deux rangées de perles de verre blanc; sur le côté gauche, pend une houppe de fils de coton blancs et rouges, d'où part une ganse formée de cordons de perles multicolores. Des fleurs et des feuilles s'ajoutent toujours à cette coiffure, qui est susceptible des modifica-tions les plus variées. Les femmes portent un justaucorps, dont les manches et les basquines sont bordées de perles blanches, avec un plastron sur la poitrine, et un jupon très-court qui n'atteint pas les genoux. Les jambes sont enveloppées de guêtres collantes, qui partent de la cheville et recouvrent tout le mollet. Ces guêtres sont aussi ornées d'un rang de perles à mi jambe. La toilette se complète par des pendants d'oreilles en perles de couleurs ou en boules d'argent soufflé, par des bracelets, des ceintures, des colliers et des baudriers croisant la poitrine, composés de coquilles et de sapèques chinois enfilés sur des cordons. Les hommes portent le turban, un pantalon large et court, et une veste à boutons d'argent. Le costume des deux sexes se complète par une sorte de manteau en feuilles ayant la forme d'un livre à moitié ouvert, qui est attaché au cou et qu'on ramène sur la tête quand il pleut, en guise d'abri volant. Quand les femmes portent des fardeaux, elles ajoutent à leur costume, déjà si compliqué, un plateau en bois qui se place sur les épaules, en offrant au cou une échancrure suffisante, et auquel on accroche la hotte qui contient les objets à trans-porter. Ce plateau est retenu en avant par des cordes que l'on attache à la ceinture ou que l'on tient à la main.

Quelques-uns de ces sauvages portent les cheveux longs, mais tressés en forme de queue, à l'instar des Chinois. Leur langue diffère profondément du laotien; elle a des sons durs et sifflants qui la font distinguer très-facilement des autres langues de l'Indo-Chine septentrionale. Ils ont des chefs spéciaux, sont très-superstitieux et peu communicatifs. Ils viennent, disent-ils, du nord, au delà de Muong Lem. M. Delaporte eut toutes les peines du monde à dessiner une femme Mou-tseu, et ce ne fut qu'après le don de menus objets et une offre d'argent, qu'elle se décida à rester quelques instants en repos. L'inquiétude comique qu'on lisait sur sa physionomie disait assez qu'elle se croyait en présence de quelque jeteur de sort qui pouvait lui faire un mauvais parti.

Le 28 juin, le gouverneur de Muong Lim vint enfin à notre campement communiquer au commandant de Lagrée la réponse de Xieng Tong. Elle était favorable. Le roi de Khemarata et de Toungkaboury nous autorisait à louer des hommes et des barques sur son territoire, et à continuer à cheminer par la vallée du fleuve; il nous prévenait que, dans le cas où nous désirerions aller à Xieng Tong, il serait nécessaire de demander une nouvelle autorisation. Cette lettre était écrite en caractères lus, et commençait par une énumération de titres excessivement longue. Elle rappelait cependant que le royaume de Xieng Tong ou de Khemarata (Je crois avoir déjà dit que chacun des noms de lieux en Indo-Chine a, outre son nom indigène, un nom pali, emprunté souvent à quelque ville de l'Inde, qui rappelle le point de départ es traditions religieuses de la contrée) était tributaire du Muong Kham-Angva (le Muong d'Or : Ava).

Le messager nous donna quelques intéressants détails sur les débats que notre demande avait suscités dans le conseil royal. Il était resté quatre jours à Xieng Tong, pendant lesquels on l'avait constamment renvoyé du premier roi au second roi, et de celui-ci au chef birman chargé de représenter auprès du souverain indigène l'influence de la cour d'Ava. Ce fonctionnaire, dont le commandant de Lagrée ignorait l'existence, avait sans doute été vexé de ce que, parmi les cadeaux envoyés par le chef de la mission française, aucun ne lui avait été destiné, et il avait fait une vive opposition à l'autorisation de passage qui nous avait été accordée. Le messa-ger avait essayé de disculper le commandant de Lagrée sur le manque de présents, en alléguant l'ignorance où il était de la présence à Xieng Tong d'un officier birman. « Pourquoi ces gens-là se prétendent-ils puissants et savants, lorsqu'ils ignorent de telles choses ? » lui répondit l'agent d'Ava. Le roi cependant avait fini par passer outre à sa résistance; en lui disant : « Que craignez-vous donc ? Ils ne sont que seize, et nous sommes ici trente ou quarante mille. Croyez-vous qu'ils l'emporteront sur nous ? »

Le chef de l'expédition demanda immédiatement au mandarin de Muong Lim les moyens de transport nécessaires à la continuation de notre route; nous allions longer la vallée du fleuve en nous dirigeant au nord-est; c'était la voie la plus courte pour arriver à Xieng Hong, ou Alévy, la patrie de notre interprète et la ville où s'était arrêté, en 1837, le lieutenant Mac Leod. Elle est située sur la rive droite du fleuve, par 22° de latitude nord. Outre le territoire de Xien Tong, nous devions traverser, dans l'intervalle, celui de Xieng Kheng ou Muong You, autre province laotienne tributaire d'Ava, et dont le gouverneur, frère cadet du roi de Xieng Tong, avait également reçu depuis trois ou quatre ans le titre de roi.

Malgré  l'autorisation   qui  nous  était  accordée par le roi de Xien- Tong, les autorités locales ne nous furent que d'un mince secours dès qu'il s'agit de débattre les conditions d'engagement de nos porteurs de bagages : il fallut passer par toutes les exigences des indigènes. Nous ne réussîmes à aucun prix à les décider à porter dans un hamac M. Delaporte, qui ne pouvait ni marcher ni monter à cheval. Porter un malade, c'était s'exposer à être malade soi-même, disaient les habitants. « Je me plaindrai à Ava de ce refus de concours, disait M. de Lagrée. - Écrivez à qui vous voudrez, répondait le gouverneur; je n'y puis absolument rien.» - Et en effet, les administrés conduisent ici leurs administrateurs plus qu'ils ne sont conduits par eux. - Il fallut faire porter M. Delaporte par nos Tagals et nos Annamites, dont quelques-uns, naturellement peu vigoureux, étaient à ce moment abattus par la fièvre. Avant de partir, nous fîmes faire un exercice à feu à notre escorte, pour diminuer nos munitions, et en même temps pour taire admirer la portée et la précision de nos armes.

Le 1er juillet, nous nous mîmes en route pour Paleo. Il fallut, au début de notre voyage, traverser une immense étendue de rizières fraîchement labourées, et circuler sur d'étroits talus en partie détruits par la pluie, où nous enfoncions souvent dans la boue jusqu'à mi-jambe. Nous traversâmes à gué le Nam Mouï, affluent du Nam Lim, avec de l'eau jusqu'à la ceinture. Au delà du gué, se trouve un petit village. J'étais resté sur les bords de la rivière pour assister au passage de M. Delaporte et pour diriger ses porteurs, qui, tous d'assez petite taille, avaient à lutter contre un fort courant et à éviter que le hamac ne fût atteint par l'eau. Le passage heureusement effectué, nous nous préparions à traverser le village pour rejoindre la tête de la colonne, qui était de beaucoup en avance, quand quelques indigènes s'empressèrent à notre rencontre et nous firent signe de changer de route. Je crus d'abord que nous nous trompions, et que l'on voulait nous ,remettre dans le bon chemin; mais je ne tardai pas à m'apercevoir, aux figures inquiètes et aux gestes menaçants de nos interlocuteurs, que cette démonstration était dirigée contre le malade, dont la présence dans le village devait être évitée comme étant d'un présage fâcheux. Mon indignation et celle des hommes de l'escorte qui m'entouraient s'exprima d'une façon assez énergique pour que l'on n'osât pas insister davantage ; nos fusils et nos revolvers donnèrent surtout à nos arguments une éloquence irrésistible. Nous traversâmes le village sans autre incident.

Au delà commençaient la forêt et des chemins moins pénibles pour nous. Nous couchâmes le soir à mi-chemin de Paleo, à Ban Nam-Kun, dans la maison d'un bonze, qui servait de pagode. Si les habitants de cette région sont intolérants et avides, les prêtres pratiquent au contraire l'hospitalité, vis-à-vis des voyageurs étrangers, de la façon la plus exemplaire. En ce qui nous concerne, ils n'ont jamais eu lieu de s'en repentir et nous nous sommes toujours efforcés de nous prêter à toutes les exigences du culte et de n'en troubler jamais les cérémonies. Les formalités auxquelles nous astreignait l'habitation des lieux sacrés étaient d'ailleurs peu gênantes. La seule précaution à laquelle nos hôtes parussent sérieusement tenir, consistait à ne jamais tuer un animal sur le terrain de la pagode. Notre cuisinier Pedro allait en conséquence tordre le cou plus loin aux poules et aux canards qui devaient figurer sur notre table. Des cadeaux, appropriés autant que possible aux besoins visibles du temple ou de ses ministres, les récompensaient largement de leur hospitalité et presque toujours la reconnaissance qu'on nous témoignait prouvait que ce n'était pas nous qui restions les obligés.

Le lendemain, 2 juillet, après cinq heures d'une marche très-pénible, au milieu de petites collines boisées, entrecoupées de ruisseaux, de marais, au milieu desquels le sentier se perdait souvent, nous arrivâmes à Paleo, où nous nous installâmes dans une pagode neuve, agréablement située près des bords du Nam Kay, petit affluent du Cambodge. Toute l'après-midi fut consacrée à peser le salaire de nos porteurs; chacun d'eux exigea que l'on se servît de sa balance et mit notre patience à une rude épreuve. Les trente kilomètres que nous avions parcourus depuis Muong Lim nous revinrent à peu près à cent cinquante francs. Nous ne pouvions aller bien loin avec ce tarif, et une nouvelle réduction de bagages fut résolue. Mais, au lieu de donner nos effets, comme à Luang Prabang, nous les vendîmes : une redingote s'échangea contre deux poules, un pantalon contre un canard, un gilet de flanelle contre un concombre. Nous nous résolûmes à porter chacun nos armes, à abandonner les petits matelas qui nous avaient préservés jusque-là du contact de la terre nue, et à nous contenter désormais de nos couvertures pour tout objet de literie et de campement. Nous réduisîmes ainsi tons nos bagages à trente colis assez maniables, dont la pharmacie, les instruments, les munitions et l'argent formaient la partie la plus considérable. Il nous restait environ dix mille francs en argent, formant un poids de cinquante kilogrammes. Quoique nous l'eussions divisé en deux colis, le volume de ceux-ci, trop petit relativement à leur poids, attirait assez l'attention pour exiger en route la surveillance spéciale de l'un des hommes de l'escorte.

Paleo est à une petite lieue de la rive droite du fleuve, naturellement, j'allai revoir cette vieille connaissance : le Cambodge coule là dans une plaine où il s'épanouit à son aise et il est comparable aux plus beaux endroits du Laos inférieur; mais, à part quelques barques de pêcheurs, il continue à être absolument délaissé comme route commerciale. La rive gauche appartient toujours à Muong Nan, et, par conséquent, à Siam. C'est à quatre ou cinq milles plus haut qu'une petite rivière, le Nam Si, forme la limite du territoire siamois et du territoire birman.

Les caïmans abondent sur les rives du fleuve, et l'on nous apporta un certain nombre d'oeufs de ces amphibies. Les habitants ne dédaignent pas de les employer dans leurs préparations culinaires. Quand ce nouveau mets parut sur notre table, il excita une défiance et une répugnance à peu près générales. J'essayai de surmonter le préjugé qui s'attache toujours à un aliment inconnu et je déchirai bravement la molle enveloppe de ces veufs sans coquille. Le contenu, d'une couleur jaunâtre uniforme, se répandit dans mon assiette. J'en goûtai, en dissimulant mes appréhensions sous une ferme contenance, et, dans l'espoir que l'on m'imiterait, je proclamai bien vite que c'était un manger délicieux. Au fond, le goût farineux et douceâtre de cet épais liquide n'avait rien de désagréable. Cependant, mon exemple n'ayant entraîné personne, je renonçai à poursuivre cette expérience gastronomique.

Nous trouvâmes à Paleo une autre espèce de sauvages, les Khas Khos, dont le type se rapproche infiniment plus du type chinois que le type annamite. Ils portent les cheveux rasés, à l'exception d'une queue, qu'ils enroulent à un turban noir, orné de cercles d'argent. Le costume des femmes diffère peu de celui des Mou-tseu que nous avions rencontrées à Muong Lim. Les femmes mariées ont seules le droit de porter une coiffure. Celle-ci est fabriquée spécialement pour la personne qui doit en être titulaire, et à partir du jour des noces, la femme et la coiffure ne se séparent plus : on les ensevelit dans le même tombeau. Les Khas Khos possèdent un grand nombre d'objets en argent, ciselés avec beaucoup de goût. Ils ont même des pipes de ce métal, représentant des sujets assez gracieux. Ils se refusèrent à nous servir de porteurs, en disant qu'ils craignaient  le  mauvais  sort, et  les autorités de Paleo, gagnées sans doute par des cadeaux, n'insistèrent pas

davantage auprès d'eux; ce furent des Lus que nous engageâmes jusqu'à l'étape suivante, Siemlap.

Le commandant de Lagrée fit partir d'avance pour ce point son interprète Alévy, accompagné de deux Annamites, parmi lesquels se trouvait le sergent, homme solide et résolu, pour prévenir de notre arrivée les autorités locales et leur demander de faire parvenir une lettre au roi de Xieng Kheng, de qui dépendait Siemlap, et auprès duquel nous avions à faire une démarche analogue à celle qui avait réussi auprès du roi de Xieng Tong, son frère. Cette fois, M. de Lagrée n'eut garde d'oublier, dans la répartition des cadeaux qui accompagnaient sa demande, le fonctionnaire birman préposé à Xieng Kheng à la surveillance du prince indigène.

Alévy partit le 5 juillet. Nous l'aurions suivi dès le lendemain, sans les pluies qui grossirent pendant la nuit un des torrents que nous avions à traverser, de façon à ne plus pouvoir en tenter le passage avec des hommes chargés de fardeaux. La journée du 7 s'étant passée sans pluie, les eaux diminuèrent, et nous pûmes, le 8 au matin, nous mettre en route. Nous dûmes coucher le soir en pleine forêt sur les bords d'un torrent, et nous construire un gourbi pour nous garantir contre les averses qui ne pouvaient manquer de troubler notre sommeil. L'une d'elles fut si abondante, qu'elle eut bientôt raison du frêle rempart de feuilles qui lui était opposé, et que nous fûmes inondés sous nos couvertures. Ce ne fut pas là d'ailleurs la plus grande cause d'insomnie : en outre des légions de sangsues et de moustiques, compagnons inséparables en cette saison, du voyageur dans la forêt, le lieu qui nous servait de halte était infesté par une quantité innombrable de pucerons ailés, qui s'enfonçaient dans le cuir chevelu et y causaient les démangeaisons les plus vives. Nous fûmes le lendemain sur pied de grand matin, trop heureux de déménager de ce malencontreux asile et de respirer en cheminant un air moins chargé d'insectes.

La contrée que nous traversions, et qui la veille était plane, devint montagneuse : la forêt qui recouvrait les pentes que nous gravissions et que nous descendions tour à tour, avait parfois de magnifiques aspects, que les préoccupations et la fatigue nous empêchaient d'admirer comme ils le méritaient. Çà et là, quelques coteaux étaient couverts de plantations de coton. Sur les plateaux les plus élevés, surgissaient des sources dont l'eau limpide courait sous un gazon fleuri. Nous débouchâmes, après cinq heures de marche, dans la plaine de Siemlap, où nous eûmes de nouveau à patauger au milieu de rizières dont quelques-unes étaient fraîchement repiquées. Nous trouvâmes Alévy et nos deux Annamites installés dans la pagode du village et en train d'organiser notre cuisine; ils avaient déjà su remplir notre garde-manger par un coup d'éclat. Dans la forêt, pendant leur voyage de Paleo à Siemlap, un cerf de grande espèce avait été abattu sous leurs yeux par un tigre. Sans se laisser déconcerter par cette double et subite apparition, Alévy et le sergent annamite avaient immédiatement tiré, moins dans l'intention d'atteindre la bête féroce, qui, blessée, fût devenue dangereuse, que dans le but de l'effrayer. La double détonation l'avait en effet mise en fuite, et nos chasseurs sans le vouloir avaient pu achever le cerf encore palpitant. Ne pouvant songer à l'emporter tout entier, ils en avaient détaché le train de l'arrière, et, arrivés à Siemlap, ils l'avaient salé. Nous nous trouvions ainsi à la tête d'une provision de venaison qui allait subvenir à nos besoins pendant plusieurs jours.

Le 8, veille de notre arrivée à Siemlap, les autorités du village avaient expédié à Xieng Kheng la lettre du commandant de Lagrée. Celui-ci demanda à partir pour cette ville sans attendre la réponse, s'appuyant sur l'assentiment du roi de Xieng Tong, qui emporterait évidemment le consentement de son plus jeune frère. Après quelques hésitations, le chef du village refusa, et il ne nous resta plus qu'à attendre patiemment le résultat de cette nouvelle démarche. L'état de santé de l'expédition était déplorable : les dernières marches que nous venions de faire dans la forêt et au milieu des rizières, dont le sol, détrempé par les premières grandes pluies, exhalait des miasmes dangereux et recélait des myriades de sangsues, avaient produit des accès de fièvre et des ulcères aux pieds qui retenaient couché la moitié de notre personnel. Le mauvais état des chemins, les mers de boue ou les marais qu'il fallait traverser pour sortir des environs immédiats du village, nous privaient de la distraction habituelle des excursions ou des promenades et réduisaient à l'oisiveté la plupart d'entre nous. L'âpreté des habitants, qui accusaient tous les jours davantage leur intention d'exploiter notre situation et de faire payer des prix exorbitants pour le moindre déplacement, la mauvaise volonté ou l'indifférence des autorités locales, la crainte de voir les chefs birmans de la contrée revenir sur un consentement qui n'avait été accordé qu'après de longues discussions, toutes ces raisons de douter de notre réussite, jointes à un long isolement et à de vives souffrances physiques, assombrissaient nos esprits et ébranlaient notre moral. Dans ce coin de pagode transformé en hôpital, nous n'avions d'autre ressource que de rendre aux allants et aux venants la curiosité qu'ils nous témoignaient, de nous familiariser avec les cérémonies quotidiennes du culte bouddhique, et quelquefois aussi de nous transformer en marchands. Les indigènes avaient préféré bien vite à notre argent les objets d'échange dont nous disposions encore, et presque tous les achats se faisaient en nature , ce qui soulageait d'autant la caisse de l'expédition. Accroupis sur le sol et étalant devant nous les images, les verroteries, les étoffes, nous discutions gravement avec les ménagères du village le nombre de bananes, d'oranges, de poules, de poissons ou de canards que nous exigions en retour de nos bibelots. Nos Annamites, qui parlaient la langue indigène avec plus de facilité que nous, étaient devenus fort habiles dans ce genre de trafic, et nous égayaient quelquefois par la subtilité de leurs raisonnements et l'énumération des qualités merveilleuses qu'ils attribuaient aux objets européens de leur étalage. Nous nous demandions parfois ce que diraient nos amis s'ils nous entrevoyaient dans ce rôle de colporteurs-charlatans, et le souvenir du monde civilisé, dont l'existence alors nous paraissait un rêve, venait attrister soudain les transactions les plus amusantes.

Le fleuve coule à peu de distance de Siemlap et j'en fis le but d'une de mes premières excursions après avoir décrit un détour à l'est, il se redresse là vers le nord, s'encaisse entre deux rangées de collines, et offre une navigation, sinon facile, du moins possible pendant quelque temps; malheureusement, je ne découvris dans les environs qu'une seule grande barque, celle du chef du village. Il y en avait d'autres, paraît-il, et, une grande fête devant avoir lieu le 16 à la pagode, un chef vint proposer le 14 au commandant de Lagrée de la quitter pour aller s'installer dans des maisons inhabitées qui se trouvaient sur le bord de l'eau; il ajoutait que le 17, après la fête, les barques viendraient nous prendre et que nous pourrions nous remettre en route. Mais les conditions de prix étaient exorbitantes et le commandant de Lagrée les jugea inacceptables. Nous res-tâmes donc.

Le 16 juillet était dans le calendrier laotien le 1er de la lune décroissante du 9è mois. (Les Laotiens comptent par mois lunaires et numérotent les jours de la nouvelle lune à la pleine lune - c'est ce que l'on appelle la période de la lune croissante - et de la pleine lune à la nouvelle lune, période de la lune décroissante). Cette date est celle de l'entrée dans la saison Pha Vasa (saison pluvieuse), qui dure trois mois et pendant laquelle les bonzes ne peuvent découcher ou s'éloigner de la pagode. Dès la veille au soir, les prêtres lavèrent avec soin la statue du Bouddha; les femmes du village leur apportaient de l'eau et recueillaient celle qui avait déjà servi à nettoyer l'idole. Une bonne partie de la nuit se passa en interminables prières. Le 16, au point du jour, la foule se pressa dans le temple en habits de fête; chacun apportait des fruits et des fleurs, brûlait des cierges ou des mèches de coton imbibées d'huile, et priait en versant de l'eau de temps en temps dans un petit trou pratiqué dans le sol. Il paraît que cette dernière cérémonie s'adresse à un ange femelle nommé Nang Patoram, qui est préposé à la garde des eaux. Dans l'après-midi, le chef de la pagode monta en chaire et lut à l'auditoire, attentif et recueilli, deux chapitres de l'histoire de Suvana Chompu. Ce soutra doit appartenir à la littérature bouddhiste du nord; je ne l'ai jamais vu citer dans les livres singalais. Il y est grandement question des royaumes de Metila, Takasila et Hoy het patta. Naturellement, les auditeurs ignorent profondément où ils se trouvent. Takasila (Taxila) est pour eux le pays des Falangs; Metila est l'ancien Siam ou partie de la Cochinchine. Cet ancien royaume hindou se trouvait au sud de la Yamouna, affluent de la rive droite du Gange. Le soutra parle aussi du roi Milinda, dont les conversations avec l'apôtre Nagasena sont restées célèbres dans les fastes bouddhiques, et dont la capitale a été assimilée à la ville de Sangala des historiens grecs. Les habitants de cette ville opposèrent à Alexandre une vive résistance et furent tous massacrés ou emmenés en captivité par le conquérant macédonien. Quant à Hoy het patta, j'ignore où cela peut être, mais c'est là certainement encore le nom défiguré de quelque royaume hindou.

Les habitants font ici, en commençant leurs salutations devant l'autel, une sorte de geste de la main, comme s'ils voulaient écarter des mouches. La saison Pha Vasa, dans laquelle nous entrons, est une des plus fêtées de l'année : il y a fête tous les huit jours, à chaque quartier de la lune, c'est-à-dire deux fois plus souvent que pendant les neuf mois Leng ou mois secs.

Quelques sauvages de la tribu des Khas Kouys qui habitent les environs passent à la pagode pendant la fête. Ils viennent, dit-on, des environs de Muong Lem. Leur langue est analogue à celle des Mou-tseu que nous avions rencontrés à Muong Lim. Leur type est différent; ils ressemblent aux Birmans : leur nez est arqué; leur tête longue, leur profil en lame de rasoir, leur menton rentré, leur moustache, leur mouche, leur turban leur donnent un faux air arabe; quelques-uns ont de très jolies figures. Ils s'habillent presque comme les Laotiens. Les coiffures des femmes comportent des cercles de bambou et des colliers de verroteries, comme celles des Mou-tseu; mais elles sont en général moins élégantes. Ils n'ont pas d'écriture et adorent des esprits. lis enterrent leurs morts et chaque famille a une tombe commune. On dit qu'ils commettent souvent des déprédations sur les routes, et Mac Leod rapporte que le gouverneur de Xieng Hong fut obligé jadis de faire une expédition contre eux pour réprimer leurs brigandages. Ils ne payent d'autre impôt aux chefs laotiens que quelques présents en nattes et en cotonnades. Ils leur fournissent également en voyage du riz et des porteurs. Ils cultivent beaucoup de tabac et de coton, qu'ils vendent aux Chinois. J'ignore s'ils ont autre chose de commun que le nom avec les Kouys qui habitent les montagnes du Cambodge et dont je n'ai jamais vu aucun spécimen.

Le soir même de la fête, le commandant de Lagrée reçut une nouvelle lettre du roi de Xieng Tong, qui lui avait été adressée à Muong Lim et qui avait, neuf jours de date. Ce prince engageait le chef de l'expédition française à venir se reposer à Xieng Tong; Muong Lim, écrivait-il , est un mauvais village dans lequel des étrangers de distinction ne peuvent recevoir un accueil convenable. Le mandarin birman était d'accord avec le souverain laotien pour autoriser ce déplacement.

Quel pouvait être le but de cette invitation ? Sans doute une satisfaction de curiosité et d'amour-propre, et le désir de la part du Birman de rattraper les cadeaux qui lui avaient fait défaut une première fois. Ce détour à l'ouest allait allonger notre voyage outre mesure et porter une rude atteinte à notre bourse. Le commandant de Lagrée résolut de l'éviter et de ne considérer cette invitation que comme une offre de pure courtoisie, qui se pouvait décliner sans manquer à la déférence due aux auteurs de la lettre. Il répondit dans ce sens.

Le surlendemain 18, nous reçûmes une réponse favorable du roi de Muong You ou Xieng Kheng : à son tour, il nous autorisait à traverser son petit royaume. Malgré l'état sanitaire de l'expédition, qui continuait à être déplorable, le commandant de Lagrée se mit immédiatement en quête de porteurs; le mouvement valait mieux que la prolongation d'une inaction qui exerçait une trop fâcheuse influence sur notre moral. Un mieux sensible se produisait dans l'état du docteur Joubert, qui nous avait donné de graves inquiétudes pendant quelques jours, et qui avait été atteint d'une fièvre d'un caractère à la fois typhoïde et bilieux. Les blessures au pied de M. Delaporte se remettaient lentement; il fallait cependant renoncer à faire exécuter une marche immédiate à ces deux officiers et à deux Annamites, pris également par les pieds, et nous deviens nous résigner à les laisser quelques jours encore à Siemlap. Mais le reste de l'expédition pouvait se remettre en route sans inconvénient.

Le gouverneur de Siemlap, adonné à l'opium plus qu'à ses devoirs, et fort mal disposé pour nous, fit répondre aux premières avances du commandant que le temps était devenu trop mauvais, et que les pluies étaient trop fréquentes pour qu'il fût possible de continuer notre voyage. Les chemins étaient détestables; les torrents tous débordés; quant au fleuve, il était devenu trop rapide, et d'ailleurs, l'unique barque du Muong était employée à transporter les marchands et les voyageurs d'une rive à l'autre et on ne pouvait la distraire de ce service. Enfin, le moment du repiquage des riz était arrivé, et les champs avaient besoin de tous leurs bras. Le gouverneur concluait tranquillement que le plus sage était d'attendre pendant trois ou quatre mois à Siemlap le retour de la saison sèche !

Cette réponse n'avait rien d'encourageant. M. de Lagrée laissa le gouverneur tranquille et chercha ailleurs le secours qui ne lui venait pas de ce côté; il sentait bien que les habitants avaient aussi grande hâte de rentrer en possession de leur pagode que nous de la quitter et qu'il y avait là un élément de réussite presque assurée pour ses négociations. Le 21, un petit chef de village vint causer avec lui, et lui demander ce qu'il décidait. Le commandant lui répondit qu'il trouvait beaucoup de mauvaise volonté, mais qu'il partirait quand même, dût-il laisser à Siemlap tous ses bagages. Il le pria même d'aller trouver le gouverneur pour lui annoncer cette décision. Les Laotiens ont horreur de toute responsabilité et préféreraient porter un objet à cent lieues pour le remettre en d'autres mains, que d'en demeurer les gardiens pendant huit jours. Aussi l'interlocuteur de. M. de Lagrée lui demanda-t-il aussitôt combien il nous fallait de porteurs et quel prix nous consentirions à donner. Le commandant de Lagrée indiqua le chiffre de cinquante porteurs et le prix de deux chaps par homme (environ 6 francs de notre monnaie) pour porter nos bagages jusqu'à Sop Yong (embouchure du Yong), village situé au confluent du Nam Yong et du grand fleuve, à 28 ou 30 kilomètres au nord de Siemlap.

Une heure après, le chef revint : il n'avait pas vu le gouverneur, mais il avait tout arrangé avec les autres chefs de village; nous partirions le lendemain. Le commandant de Lagrée s'était bien gardé de dire que MM. Delaporte et Joubert resteraient encore quelque temps : cela eût fait manquer toute l'affaire. Le lendemain, nouveau contre-temps : on vint nous raconter l'histoire habituelle d'un torrent débordé et infranchissable. Le soir, nous nous aperçûmes que ce jour était un jour néfaste, et que c'était là la seule raison qui avait empêché notre départ.

Le 23, au matin, nous pûmes enfin nous mettre en route; nous comblâmes de cadeaux le vieux bonze, chef de la pagode, qui s'était réellement montré pour nous bienveillant et hospitalier, et nous lui recommandâmes chaudement les quatre malades que nous laissions encore sous sa garde.

Ce ne fut pas sans peine que la répartition de nos colis se fit entre nos différents porteurs. Le poids relatif de chacun d'eux n'était point la seule considération qui les fît hésiter ou demander un remaniement dans la composition de chaque paquet. Des répugnances ou des superstitions, dont il était fort difficile de deviner le motif, occasionnaient souvent des querelles ou des refus. Je m'aperçus qu'un paquet fort léger, contenant quelques objets de campement et de cuisine, était obstinément laissé de côté. Je finis par en savoir la raison : il contenait une paire de souliers que notre cuisinier Pedro réservait pour les grands jours. Or il était impossible de porter près de la tête un objet destiné à loger les pieds. Avec des concessions, tout finit cependant par s'arranger, et la longue file de nos porteurs s'échelonna bientôt sur les flancs d'une colline qui nous séparait du fleuve. Après l'avoir rejoint, nous en remontâmes la rive droite, que couvrait une épaisse forêt. La crue des eaux avait rendu impraticable le sentier habituel tracé sur les berges mêmes : il fallut prendre une route suspendue plus haut sur le flanc des hauteurs qui encaissent le fleuve. Il était question, paraît-il, d'un voyage que le roi de Muong You devait faire à Siemlap, et cette route, qui n'était que peu fréquentée et avait presque disparu sous les herbes, venait d'être débroussaillée récemment par les Khas Kouys des environs. Le sentier était donc bien indiqué par de larges abatis, mais le sol était jonché de fouilles épineuses, qui déchiraient les pieds, et semé de tronçons d'arbustes contre lesquels nos orteils nus butaient douloureusement. À chaque torrent qui traversait la route, la hauteur des eaux nous obligeait à un énorme détour en amont pour trouver un passage guéable.

Malgré ces difficultés, les fatigues et les souffrances qui en résultaient, ce trajet dans la forêt nous paraissait préférable au triste séjour de la pagode de Siemlap : la beauté et la puissance du paysage restaient comparables à ce que nous avions vu de plus grand, et à travers le rideau de feuilles que la brise soulevait parfois d'un souffle discret, nous apercevions, dans de courtes échappées, le Mékong coulant à pleins bords, et charriant dans son écume des arbres énormes arrachés à ses rives.

Au bout de deux heures de marche, nous arrivâmes sur les bords d'un torrent à demi desséché, dont le lit de rochers n'était point encombré comme d'ordinaire par la végétation. Les pierres entre lesquelles suintait un mince filet d'eau avaient une physionomie étrange : elles étaient blanchâtres et recouvertes d'incrustations salines; nous touchâmes l'eau : elle était chaude. Les sources de ce singulier ruisseau, au nombre de trois ou quatre, jaillissaient à peu de distance, au pied d'une muraille de rochers : en s'échappant du milieu des pierres, elles émettaient de nombreuses vapeurs et il n'était pas possible d'y tremper la main; ce ne fut qu'en prenant les plus grandes précautions pour éviter de nie brûler les pieds, que je réussis à tremper un thermomètre au point que je jugeai le plus chaud : l'instrument indiqua une température de 86 degrés centigrades.

Le soir, nous redescendîmes pour camper sur les bords du fleuve; malgré la crue des eaux, nous trouvâmes encore, au sommet d'une berge sablonneuse en pente douce, une place suffisante pour étendre nos couvertures, et nous pûmes éviter ainsi le sol humide de la forêt. Quelques branchages coupés à la hâte nous formèrent un abri. Malheureusement, les moustiques mirent bon ordre au sommeil que nous espérions trouver. Le commandant de Lagrée et moi passâmes la nuit à deviser et à fumer des cigarettes pour éloigner ces insupportables insectes. Une autre préoccupation contribuait à nous tenir en éveil. Les crues se prononcent parfois très-brusquement dans le fleuve, et ses eaux venaient mourir à peine à quelques mètres de nous. Le commandant de Lagrée, bien résolu à ne pas dormir et voulant se conserver un compagnon d'insomnie, avait imaginé de me dire, chaque fois que je paraissais sur le point de céder à la fatigue : « Voyez donc, Garnier, il me semble que l'eau monte. » Et, brusquement réveillé par la crainte d'une inondation, je me précipitais sur le bord de l'eau pour examiner les cailloux que j'y avais placés comme points de repère.

La nuit se passa cependant sans fâcheux incident, la journée qui la suivit fut horriblement pénible pour moi, je fus pris d'une douleur rhumatismale au genou gauche qui m'arrachait un cri à chaque pas. Il fallut faire ainsi cinq heures de marche. À midi, nous arrivâmes à l'embouchure du Nam Yong, grande et belle rivière que nous traversâmes en barque. À une heure, nous étions installés dans la misérable pagode du village de Sop Yong; elle n'était desservie que par les fidèles eux-mêmes; la place du bonze était vacante depuis quelques années. Nous prîmes possession de sa chambre.

Le village, composé de quatre maisons, est pittoresquement situé sur la rive droite du Mékong : le grand fleuve n'a plus ici que cent à cent cinquante mètres de large, et la rive gauche est formée de rochers calcaires à pic, qui s'étageaient devant nous en formes grimaçantes, et dont la base est creusée et blanchie par l'eau rapide. Nous n'étions qu'à quatre mètres au-dessus du niveau du fleuve, et les habitants nous dirent qu'il monterait encore de cette hauteur, avant la fin de la crue annuelle. Nous payâmes un peu plus de trois cents francs nos porteurs de Siemlap, qui s'en retournèrent enchantés de leur excellente spéculation.

Dans la pagode se trouvaient deux ou trois voyageurs, appartenant aux Muongs Laotiens, situés à l'ouest de la Salouen. Ils venaient de Xieng Vi et de Xieng Pho, villes dont les noms birmans sont Thibo et Theinny. Ces deux Muongs, nous dirent-ils, n'avaient pas de roi en ce moment et étaient administrés par des Birmans; les habitants de race laotienne, qui portent là le nom particulier de Phongs, sont en lutte avec eux. Les habitants de race sauvage, Khaswas ou Lawas et Khas Kouys, sont très-nombreux dans la même région, où ils forment plusieurs Muongs à part. Un grand nombre de Phongs ont, à ce qu'il paraît, combattu du côté des Phasi ou Mahométans, quand ceux-ci se sont révoltés contre la Chine. Je crois que les Phongs sont les tribus  laotiennes  qui, sur  certaines cartes, portent le nom de Palongs et dont le pays originaire, situé au sud de Teng-yue tcheou, est appelé Kochanpri.

Ces voyageurs Phongs vendaient des feuilles de papier d'or, de l'opium, quelques pierres précieuses. Ils avaient eu tellement à souffrir des piqûres de sangsues pendant leur voyage, que leurs jambes étaient démesurément enflées et hors d'état de continuer leur service. Le docteur Thorel donna quelques médicaments à ces pauvres gens qui s'étonnaient beaucoup de notre intention de poursuivre notre voyage malgré la saison des pluies. Vous ne trouverez plus ni routes, ni porteurs, disaient-ils. L'aspect des quatre maisons de Sop Yong ne nous apprenait que trop que le village ne nous fournirait pas les porteurs nécessaires. Il fallut aller en recruter dans les villages environnants. Le 27, je partis dans ce but, sur une petite barque, heureux de renaviguer encore sur le Mékong et de le reconnaître à quelques milles en amont de Sop Yong. Les grandes pirogues creusées dans un seul tronc d'arbre ont ici complètement disparu. Les habitants construisent leurs embarcations, qui sont d'ailleurs de dimensions très-faibles, en trois morceaux. L'un, qui est très-épais, forme le fond de l'esquif; les deux autres en forment les flancs; des trous sont pratiqués de façon à se correspondre sur les deux lignes de raccordement, et on y passe un rotin, de telle sorte que le fond de la barque paraît être cousu aux deux bordages latéraux; de l'étoupe et de la résine servent à calfater les coutures.

Après quelques heures d'une navigation difficile, j'arrivai, avec le chef de Sop Yong, qui m'accompagnait, à un faible groupe de maisons situé sur la rive gauche du fleuve; j'y fus reçu d'une manière vraiment charmante, sans curiosité ni servilité, par un Lu qui avait longtemps voyagé dans tous les pays avoisinants. Il y a d'ailleurs ici, comme à Siemlap, beaucoup de Lus en fuite, appartenant surtout à Muong Ham, chef-lieu de province situé sur la rive gauche du fleuve, un peu au dessous de Xieng Hong. Cette ville fui prise et détruite, en 1856, par Maha Say, gouverneur de Muong Phong, qui faisait la guerre à Xieng Hong et qui finit par être tué aux environs de ce dernier point, qu'il avait, comme Muong Ham, saccagé et brûlé. Des Phongs et des gens de Muong Lem combattaient avec lui contre les Lus.

Nous passâmes l'après-midi, mon hôte et moi, à faire des cartes grossières, dans lesquelles j'apprenais au moins les noms laotiens des principales rivières de la Birmanie et du Tong-King. Le nom Thaï de la Salouen est Nam Koung; la branche la plus occidentale du fleuve du Tong King s'appelle le Nam Te; l'autre branche, le Nam Ta. Mon hôte avait redescendu le Nam Ta jusqu'à la mer. On comprend quel intérêt ses récits avaient pour moi. Je voyais se dérouler devant moi toutes ces régions inconnues, qui nous paraissaient si lointaines au début du voyage, et que maintenant nous touchions de tous côtés. La femme de mon hôte nous servit, au milieu de notre conversation, le thé à la chinoise, accompagné de fruits et de gâteaux que je mangeai avec plaisir. Je me serais fait volontiers aux moeurs indigènes, et pour échapper aux lenteurs de l'interminable odyssée que nous imposaient notre nombre et nos bagages, j'aurais volontiers renoncé et à mes compagnons et à mes instruments pour parcourir à pied, au gré de mes inspirations de chaque jour, les diverses parties de cette Indo-Chine du nord, si variée d'aspect, et qui cache encore la solution de tant de problèmes ethnographiques et historiques. Cette vie d'aventures et de contact incessant avec les indigènes pourrait seule familiariser un Européen avec les langues et les moeurs si variées de cette partie de la Péninsule, en lui donnant les meilleurs précepteurs : l'isolement et la nécessité. Il faudrait être doué, pour réussir, d'une énergie et d'une santé peu communes et n'avoir surtout aucune mission officielle à remplir. Malheureusement, telle n'était pas notre situation, et nous devions nous résigner à n'avancer longtemps encore qu'avec une lenteur excessive : la saison, l'état des routes, la faible population de la contrée que nous traversions, nous imposaient un arrêt d'une dizaine de jours après chaque étape de vingt kilomètres. C'était le temps qui devenait nécessaire pour réunir les moyens de transport indispensables à la continuation de notre pénible voyage !

Le soir vint; nous nous remîmes en route après avoir reçu la promesse d'un certain nombre de porteurs. Nous restions encore loin du chiffre nécessaire. J'avais acheté aussi quelques provisions, car les quelques poulaillers de Sop Yong étaient insuffisants à subvenir à notre consommation. Nous nous remîmes en route. En moins d'une demi-heure, le courant nous rapporta à Sop Yong et cette sensation de déplacement rapide, jouissance à laquelle nous étions peu habitués, ne laissa pas que de me paraître infiniment agréable. Le léger esquif bondissait comme une flèche au milieu des rochers qui parsèment le lit du fleuve, et j'admirais la sûreté et la précision du coup d'oeil de son patron.

Les pluies continuaient et rendaient tout travail et toute observation impossibles. Le niveau du fleuve montait chaque jour, et ce n'était pas sans inquiétude que nous pensions aux malades laissés à Siemlap, qui allaient trouver des chemins de plus en plus affreux, et un trajet accru en proportion des détours qu'allait exiger le passage de chaque torrent. Ils nous rejoignirent, le 30 juillet, après avoir mis près du double du temps que nous avions mis nous-mêmes. Ils nous enlevèrent les quelques illusions que nous nous étions faites sur le bon naturel du chef de la pagode de Siemlap. Cet avide vieillard, dont la convoitise avait été éveillée sans doute par les libéralités du commandant de Lagrée, s'était montré, au dernier moment, d'une âpreté révoltante, et, en voyant partir avec ses derniers hôtes, les dernières chances de générosités insolites, avait demandé avec insistance les objets les moins dignes de justifier sa cupidité. On les lui avait abandonnés avec dégoût. S'est-il confessé plus tard dans sa pagode de son manque de générosité envers de malheureux voyageurs ?

Il fallait renoncer à subsister tous ensemble à Sop Yong et, d'un autre côté, il était impossible de trouver dans les environs un nombre de porteurs suffisants pour transporter d'un seul coup tous nos bagages à Ban Passang, qui était notre prochaine étape dans la direction de Muong You. Le commandant de Lagrée, atteint lui-même d'un gonflement à l'aine, qui était le résultat des piqûres de sangsues, se résigna de nouveau à scinder en deux la colonne expéditionnaire. Je pris la direction de l'une et je partis, le 31 juillet, avec MM. de Carné et Thorel et la moitié de nos bagages. Pour parfaire le nombre de porteurs qui m'était nécessaire, quelques femmes du village durent se joindre à leurs maris. M. de Lagrée resta à Sop Yong, avec MM. Joubert et Delaporte.

Au départ de Sop Yong, la route, facile et bien tracée, se suspend en corniche au-dessus du Nam Yong; au moment de notre passage, elle était littéralement pavée de sangsues avides et agiles, qui de toutes les feuilles, de tous les brins d'herbe s'élançaient sur nous. Les Annamites de notre escorte avaient imaginé de petits tampons, contenant du tabac imbibé d'eau, et attachés à l'extrémité de longues baguettes. Il suffisait de toucher avec ce talisman ces affreux parasites, pour les voir se détacher immédiatement et tomber sur le sol. Comme mes mains étaient occupées par mon cahier de notes, ma boussole et mon crayon, et que je ne pou vais recourir à ce moyen d'éviter les piqûres, un Annamite se donna la mission de me suivre et, sans mot dire, me tamponna constamment les jambes pendant tout le trajet. Jamais faction n'a été plus vigilamment faite, et aucune de ces maudites bêtes ne parvint à dépasser ma cheville sans être aussitôt frappée et renvoyée baveuse dans la boue d'où elle sortait.

Dès qu'on s'éloigne des bords du fleuve, les vallées des affluents qui s'y déversent s'élargissent, les collines deviennent moins abruptes et se transforment en une spire de plaines onduleuses et herbacées, coupées de marais et de ruisseaux, et très-propres à un grand nombre de cultures riches. Malheureusement, le pays est peu ou point habité et encore moins cultivé, et le second jour de notre route, après avoir quitté les bords du Nam Yong pour remonter vers le nord, nous eûmes à traverser des espaces inondés couverts de hautes herbes, pendant lesquels nous cheminions des kilomètres entiers avec de l'eau jusqu'à la ceinture et quelquefois plus haut.

Nous arrivâmes, le 1er août, à Ban Passang, agglomération de villages située sur un plateau cultivé en rizières et détrempé par les pluies et par les labours. Nous avions quitté le territoire de Muong You et nous nous trouvions sur le territoire de Muong Yong, petite province qui relevait de Xien Tong et dont le chef-lieu se trouvait à peu de distance dans l'ouest. Une route plus directe nous aurait conduits de Sop Yong à Muong You, sans nous faire repasser encore par le territoire de Xien Tong, et j'en avais plaidé la cause auprès du commandant de Lagrée. Mais il eût fallu faire quatre jours de marche, avec des étapes en pleine forêt, et le chef de l'expédition avait jugé cet effort au-dessus de nos forces. Le détour auquel il s'était arrête allait être fatal à la rapidité de notre marche et lui occasionner un surcroît de fatigues et de préoccupations.

Le 5 août, la partie de l'expédition restée à Sop Yong nous rejoignit. MM. de Lagrée et Delaporte repartirent presque aussitôt pour visiter un Tât très-ancien et très-célèbre, situé au sud de Muong Yong, sur le versant d'une des montagnes qui limitent de ce côté la plaine de Ban Passang. Des porteurs furent demandés au chef du village pour le surlendemain, jour fixé pour le départ du reste de l'expédition pour Muong Yong.

Quelques heures après le départ du chef de l'expédition, deux soldats birmans arrivèrent à la pagode dans laquelle nous étions campés. Ils étaient chargés pour nous d'une communication officielle.

En l'absence du commandant et de notre interprète Atévy, j'essayai de leur donner audience. Ils venaient de la part du mandarin birman qui résidait à Muong Yong, et qui était le subordonné de celui de Xieng Tong, nous demander quelles étaient nos intentions, et nous inviter à passer par cette localité. Comme je viens de le dire, elle était comprise dans notre itinéraire et je pus affirmer à ces militaires que nous nous rendrions au désir du mandarin birman. Je voulus cependant m'assurer de la nature de mon invitation, et je feignis de réserver le cas où M. de Lagrée changerait d'avis et voudrait se rendre directement de Ban Passang à Muong You. D'énergiques gestes de dénégations accueillirent cette ouverture. L'invitation était un ordre : il fallait passer par Muong Yong. Il est probable que le mandarin birman de Xieng Tong, désolé de nous avoir laissé échapper une première fois de ses griffes, avait résolu de nous rattraper à tout prix et avait envoyé des instructions dans ce sens à son subordonné de Muong Yong. L'invitation de passer par Xieng Tong, que le commandant  de Lagrée  avait  reçue et déclinée à Siemlap, me sembla dès ce moment un ordre auquel nous ne pourrions plus nous dispendre de déférer.

Nous nous mîmes en route, le 7 août, pour Muong Yong. La plaine que nous traversâmes est admirablement arrosée par plusieurs cours d'eau qui se rendent tous dans le Nam Yong. Un pont en bois est établi sur la plus importante de ces rivières, le Nam Ouang, et cette attention délicate, à laquelle sont peu habitués les voyageurs dans le Laos, nous causa une agréable surprise : nous la considérâmes comme l'indice d'une civilisation plus avancée, qui n'allait pas tarder à se manifester à nous d'une façon plus complète. Une partie de la plaine est cultivée en rizières, l’autre est encore à l'état de marécages. Nous rencontrâmes plusieurs villages qui avaient un aspect de confort et d'aisance peu ordinaire. Des pagodes aux toits recourbés charmèrent nos regards en nous attestant l'influence de l'architecture chinoise et le voisinage du Céleste Empire. Nous arrivâmes vers midi à Muong Yong, après avoir traversé la vallée du Nam Ouang dans sa plus grande largeur, qui est de trois lieues environ.

Chapitre XI

Muong Yong. - Premiers pourparlers avec les autorités birmanes. - Départ de M. de Lagrée pour Xieng Tong. - Détention du reste de l'expédition à Muong Yong. - Le Tat Chom Yong. - Histoire locale. - Premières nouvelles du commandant de Lagrée. - Pénible incertitude. Succès des négociations du chef de l'expédition.  - Nous recevons l'autorisation de partir pour Muong Yong.

Muong Yong est situé sur les dernières pentes des montagnes qui limitent à l'ouest la vallée du Nam Ouang. Une enceinte en terres levées, défendue par un fossé où coulent les eaux du Nam Khap, affluent du Nam Ouang, entoure cette ancienne capitale d'un royaume autrefois puissant, si l'on en croit la tradition. Nous traversâmes le fossé sur un pont en bois. Une porte, surmontée d'un de ces petits toits chinois aux angles jadis ornés de clochettes, s'ouvrait dans la fortification, et une sorte de grande esplanade, couverte de beaux arbres, s'élevait en pente douce jusqu'à une pagode autour de laquelle se groupaient les premières maisons du village; à droite de l'esplanade était un grand Sala, perché sur de hautes colonnes.

Nous y étions à peine installés qu'un petit mandarin se présenta à moi et m'invita à le suivre dans la maison commune où se traitent les affaires publiques. J'essayai de lui faire comprendre que je n'étais que le second et non le chef de l'expédition; que ce dernier avait été rendre visite au Tât situé à peu de distance et que je l'attendais d'un moment à l'autre. L'interprète était d'ailleurs avec lui et il n'était possible de se comprendre et d'entrer en pourparlers sérieux qu'avec son concours. Ces raisons ne satisfirent pas l'officier indigène : il revint peu après accompagné de deux soldats birmans, armés de sabres, et il m'intima de nouveau, et très-brutalement, l'ordre de le suivre. Je répondis par un refus non moins formel. Ses acolytes prirent alors un air menaçant et mirent la main sur la poignée de leurs sabres; je leur tournai le dos et j'ordonnai au sergent annamite de les mettre à la porte du Sala, avec toutes les formes possibles. Malheureusement, celui-ci s'acquitta de cette tâche avec moins de douceur que je ne, lui en avais recommandé; aussi, une fois arrivés au bas de l'échelle, qu'ils avaient dû lestement descendre, le mandarin et son escorte se répandirent en menaces contre nous et ils ne se retirèrent qu'après avoir affirmé à plusieurs reprises qu'on saurait bien nous mettre à la raison.

Je rendis compte à M. de Lagrée, qui arriva quelques heures après, de ce fâcheux début et de la visite que j'avais reçue à Ban Passang après son départ. Il approuva ma conduite. Le lendemain, d'assez bonne heure, on vint le prévenir que le fonctionnaire birman se rendait de nouveau à la réunion des mandarins et l'invitait à y venir. M. de Lagrée, ne voulant point compromettre sa dignité par une démarche trop précipitée, envoya son interprète Aléry pour s'assurer de la nature de l'entrevue à laquelle on le conviait. Celui-ci revint peu après tout ému , disant que nous avions affaire à un bien méchant homme. Le Birman avait refusé d'entrer en explications avec lui et avait menacé de nous refuser passage et de nous renvoyer immédiatement d'où nous étions venus. Nous nous rendîmes alors au Sala, avec quelques hommes en armes : l'accueil du Birman fut plus poli que ces préliminaires ne pouvaient le faire prévoir; il demanda au commandant de Lagrée de ses nouvelles et de celles de l'empereur des Français; puis il le questionna sur le but de son voyage, et sur les passe-ports dont il était muni. M. de Lagrée exhiba alors la seconde lettre qu'il avait reçue de Xieng Tong.

« Mais, dit le Birman, Muong Yong ne dépend pas absolument de Xieng Tong et il eût été nécessaire de m'adresser aussi une demande de passage; d'ailleurs, la lettre de Xieng Tong vous invite à passer par cette ville. Pourquoi n'y allez-vous pas ?

- La route est trop longue et nous avons un trop grand nombre de malades.

- Attendez alors une dizaine de jours, que je puisse recevoir des instructions de Xieng Tong.

- Il m'est impossible de consentir à ce délai, répliqua le commandant. Nous sommes tous très-fatigués et nous avons besoin d'arriver au fleuve. »

Après  une  longue discussion et l'insinuation faite par M. de Lagrée qu'il aurait à envoyer quelques présents au  Birman de Xieng  Tong et à son subordonné de Muong Yong, il ne fut plus question que d'un repos de trois ou quatre jours. Nous sortîmes, croyant que tout était arrangé.

Le lendemain, au moment où M. de Lagrée se disposait à se rendre chez le gouverneur indigène, qui porte le titre de roi, seul témoignage de la grandeur passé de Muong Yong, le Birman lui fit dire qu'il devait d'abord passer chez lui. D'un autre côté, les gens du pays affirmaient énergiquement le droit du roi à recevoir notre première visite. Le commandant de Lagrée les pria de se mettre d'accord, et le roi, qui ne tarda pas à être informé de la prétention exagérée du Birman, en exigea le sacrifice. Nous nous rendîmes donc chez le principicule indigène, bonhomme qui n'a au fond aucune influence et aucune force; le commandant de Lagrée lui adressa pour le surlendemain une demande de trente-huit porteurs. En sortant de cette première audience, nous allâmes, M. de Lagrée et moi, chez le Birman, qui était logé avec tout son monde (huit soldats birmans) dans de petites cases assez mal construites, auprès du marché du village. Son accueil fut très-cordial; sa femme, jeune Birmane fraîche et jolie, assistait à la conférence et paraissait jouir d'une assez grande influence sur l'esprit de son mari. La conversation fut très-animée et le Birman y affecta des dehors de sincérité et d'amitié qui purent un instant nous faire illusion. Il nous dit d'un ton confidentiel : « Vous venez du Laos et de Siam qui sont en désaccord avec nous, vous n'avez pas de lettre d'Ava; voilà pour nous bien des motifs de suspicion. Cependant, maintenant que je suis sûr de votre nationalité française, je ne mettrai plus aucun obstacle à votre passage; mais si vous aviez été Anglais, vous n'auriez certes pas continué votre  route. Vous  avez à craindre, du  reste, bien  d'autres difficultés : prenez garde aux Chinois; ils ne vous aiment pas et je serais fort étonné s'ils vous laissaient passer.

Dans la même journée - c'était le 9 août - il vint rendre au commandant de Lagrée sa visite et reçut un joli fusil à un coup; sa femme et sa mère se rendirent également au Sala et y furent comblées d'attentions et de petits présents. Le roi, en échange d'un gong et de quelques autres menus objets qui lui avaient été donnés, nous envoya un parapluie d'une très-grande dimension, destiné aux haltes en plein air; une famille entière aurait pu s'y abriter. Ce n'était, hélas, pour nous, qu'un embarras qui exigeait un porteur de plus. Mais il n'était guère possible de refuser.

Le 10 au matin, le Birman fit appeler Alévy et lui dit que, toutes réflexions faites, il ne pouvait pas nous laisser partir de la sorte. Il était indispensable qu'il écrivit à Muong You et qu'il en obtint une réponse. Il y avait là-dessous un piège évident : Muong You, interrogé d'une certaine façon, devait, sans aucun doute, retirer la permission accordée déjà de traverser son territoire, jusqu'à ce que nous nous fussions rendus à l'invitation de Xieng Tong. Le commandant de Lagrée, malgré toute la démangeaison qu'il éprouvait de dire nettement au Birman ce qu'il pensait de sa bonne foi, s'arma de patience, alla le voir encore une fois, en reçut les plus belles protestations et finit par lui arracher l'autorisation de partir le 12. Il en fit immédiatement prévenir le gouverneur, qu'il alla voir de nouveau le 11, et qui se plaignit beaucoup des procédés du Man (c'est le nom que les Laotiens donnent aux Birmans). « Nous sommes toujours en faute avec eux, dit-il, et il nous faut toujours payer. Ah ! si les Falangs (Européens) étaient près d'ici, j'irais chez eux pour y vivre en paix. » Le 12 au matin, nos porteurs se réunissaient déjà aux environs du logement du roi, quand le Birman fit appeler les membres du Sena, affecta vis-à-vis d'eux la plus grande indignation et la plus vive colère, nia qu'il eût jamais autorisé notre départ et les accusa de n'agir ainsi que dans l'espoir d'obtenir de nous des cadeaux. Les mandarins, fort embarrassés, nous firent dire que les porteurs n'étaient point venus en nombre suffisant, et notre voyage fut encore différé. Il ne s'agissait évidemment pour le Birman que de gagner du temps. Le lendemain, en effet, il fit appeler M. de Lagrée pour lui montrer une lettre qu'il venait de recevoir de Muong Yeu. Elle était signée du fonctionnaire birman et des membres du Sena de cette localité et disait, en substance : Puisqu’il y a une lettre de Xieng Tong qui prie les Français de s'y rendre, nous ne pouvons pas les recevoir avant qu'ils aient été dans cette ville. » Évidemment, le roi de Muong You craignait de se mettre mal avec un collègue plus fort que lui et déclinait prudemment une autorisation donnée sans connaissance de ce qui s'était passé entre nous et Xieng Tong.

Il fallait prendre un parti : le découragement gagnait tout, le monde; la fièvre régnait en permanence au campement; il était presque impossible, dans l'état des routes et de nos ressources pécuniaires, de faire entreprendre à toute l'expédition le voyage de Xieng Tong. M. de Lagrée se résolut à y aller avec le docteur Thorel, Alévy et deux hommes d'escorte seulement. La réussite de notre voyage dépendait tout entière de l'issue de cette démarche. Nous en étions à craindre qu'à son tour le roi de Xieng Tong ne se crût obligé d'en référer à Ava et qu'il ne nous obligeât à attendre une réponse du roi de Birmanie. C'eût été nous remettre aux calendes grecques. Le commandant de Lagrée promit de me tenir au courant de son voyage et de ses négociations. Il fut convenu que dans le cas où je devrais aller les rejoindre à Xieng Tong, avec le reste de l'expédition, je sacrifierais encore une partie de nos bagages.

M. de Lagrée partit le 14 août, à une heure de l'après-midi. Quelques heures avant son départ, le Birman lui avait offert, à un prix exorbitant, un mauvais cheval borgne, et il avait paru presque choqué du refus qu'avait rencontré son offre intéressée.

Ce cynique et odieux personnage nous offusquait tous les jours davantage. Il fallut nous résigner cependant à vivre en paix avec lui pendant les quinze jours ou les trois semaines que nous devions séjourner à Muong Yong en attendant les ordres de M. de Lagrée. Le temps toujours pluvieux, la fièvre qui dévorait la plupart d'entre nous, nous condamnaient à l'immobilité. La maladie nous frappait moins quand nous en étions victimes que lorsque nous assistions à ses progrès chez nos camarades. Nous écoutions silencieux et navrés les paroles délirantes de celui d'entre nous qui payait son tribut aux miasmes pernicieux des jungles, et, n'osant interrompre son délire en action, nous nous contentions de le faire suivre par un des hommes de l'escorte quand il allait vaguer au dehors. Je fus moi-même atteint très-fortement de la fièvre et pris de délire et je me rappelle avoir accablé de reproches notre brave et dévoué cuisinier Pedro, qui me suivait par l'ordre du docteur et qui était coupable, à mes yeux, d'avoir violé ma consigne de ne pas quitter le campement sans permission. Le pauvre diable faisait semblant de s'en aller, n'osant me rappeler à la réalité de ma situation, et il se cachait derrière l'arbre le plus voisin pour continuer à m'observer à mon insu.

Nous recevions cependant d'assez fréquentes visites; les femmes du roi venaient souvent se faire montrer nos objets européens, regarder nos photographies des monuments de Paris au stéréoscope et nous questionner sur l'Europe et sur la France. Le théâtre de marionnettes de nos Annamites avait dans tout le Laos une réputation qui nous précédait de beaucoup, on vint leur demander des représentations; mais leur gaieté s'était en allée et leurs acteurs en miniature avaient perdu leur voix. Il fallut que j'interposasse mon autorité pour obtenir d'eux un semblant de spectacle; hélas, les joyeux lazzis et les dialogues pleins d'entrain avaient fait leur temps; il y avait plus de larmes que de rires dans les plaisanteries des poupées, et leurs propriétaires les brûlèrent bientôt pour n'être plus obligés de grimacer une gaieté absente.

La femme du Birman était la plus assidue parmi nos visiteurs. Cette jeune personne se montrait d'une intelligence et d’une curiosité peu ordinaires, et la reconnaissance qu'elle témoignait de la peine qu'on prenait à l'instruire était pleine d'une grâce charmante qui nous faisait trouver du plaisir à ces entrevues. Elle s'en apercevait et mettait une certaine coquetterie à les prolonger en s'ingéniant à trouver de nouveaux sujets de conversation. Je recueillais ainsi quelques renseignements vagues sur le haut du pays, sur les mines d'argent situées plus au nord, à Kenma, et surtout sur la Chine, appelée ici le Muong Ho et dont on ne parlait qu'avec admiration. Il y avait là, nous disait-on, de larges routes pavées en pierre, des ponts en fer, des hôtelleries à toutes les étapes. L'idée de routes confortables nous faisait pâmer d'aise et nos pieds nus en tressaillaient d'avance. Mais quand atteindrions-nous ce pays de civilisation et de confort ? Ce point d'interrogation se dressait formidable devant tous nos projets et tous nos rêves. Ce n'était qu'avec effroi que nous envisagions la perspective, qui n'était pas à ce moment la moins probable, d'être obligés de revenir sur nos pas. Rentrer à Saigon après avoir échoué dans notre tentative, avoir essuyé tant de fatigues, et supporté tant d'ennuis, sans obtenir en compensation la gloire qui les fait oublier, c'était là un triste avenir.

Pour tromper ces longues heures de doute et d'attente, nous n'avions que la ressource de causer de la patrie, de jouir par avance des joies du retour, de refaire vingt fois les mêmes projets, de recomposer sans cesse en imagination les mêmes scènes, en en faisant varier, au gré de l'humeur du jour, les acteurs et les circons-tances. Parfois aussi la discussion s'élevait sur la politique : une guerre avait-elle surgi de la question prusso-autrichienne ? Nous combinions les alliances; nous supputions les chances de victoire; nous forgions les nouvelles que nous aurions à apprendre au premier point civilisé où nous aborderions dans un an ou dix-huit mois.

Parfois aussi - et c'étaient là les discussions les plus vives, celles qui répondaient le mieux à l'état d'abstrac-tion où sa trouvaient des esprits privés depuis plus d'un an de toute communication avec le dehors - nous agitions les plus hautes questions philosophiques et religieuses.

Ce qui nous frappait surtout, depuis que nous étions en contact avec les populations bouddhistes de l'Indo-Chine, c'était la similitude des instincts religieux de l'homme, à quelque race et à quelque climat qu'il appartienne, et l'étrange ressemblance des traditions, des légendes, des miracles qui se rencontrent à l'origine de  chaque  croyance.  Il est puéril de supposer que chacune d'elles les a empruntés à sa voisine et de fonder sur ces analogies des théories historiques, basées avant tout sur les convictions religieuses de leur auteur. L'esprit de l'homme, qui a partout les mêmes aspirations et les mêmes besoins, suit partout aussi la même pente et s'inspire partout des mêmes procédés. Les raisons de croire, aussi bien que les formes que revêtent l'hommage ou la prière, sont les mêmes chez tous les peuples, quel que soit le point du globe que l'on visite; la religion se réduit toujours dans les classes peu éclairées à quelques pratiques superstitieuses, à certaines formules mal comprises; elle présente partout une uniformité d'apparence qui frappe l'observateur le plus superficiel.

De cela, nous tombions tous d'accord : mais le dissentiment commençait lorsqu'il s'agissait d'interpréter les dogmes du bouddhisme et de comparer leur influence à celle que les dogmes chrétiens ont exercée sur le monde occidental. Je ferai grâce à mes lecteurs de nos divagations à ce sujet. Je crois que nous ne jugerons bien sainement toutes ces questions que lorsque, réfugiés dans une autre planète, nous pourrons contempler d'un oeil exempt de préjugés ce qui se passe sur le petit globe que l'on appelle la terre.

La sujétion par les Birmans de la contrée où nous nous trouvions ne paraît point définitive, et les conquérants semblent user de beaucoup de ménagements vis-à-vis de leurs tributaires. Le rôle des fonctionnaires birmans est avant tout un rôle fiscal : ils sont chargés de percevoir le produit des douanes établies sur différents points du pays. Tous les commerçants chinois qui viennent trafiquer avec le sud du Laos birman jusqu'à Xieng Khong sont tenus de passer à Muong Yong; et cette obligation, non moins que l'âpreté des agents birmans et la révolte des mahométans dans le Yunnan, a réduit ce commerce à des proportions insignifiantes. Au moment où nous étions à Muong Yong, il y avait trois ans que la caravane habituelle de marchands chinois n'y avait fait son apparition.

L'administration et la justice restent entre les mains des autorités indigènes, qui sont constituées, comme dans le Laos siamois, en Sena; les titres seuls changent : ainsi l'opalat, ou second roi, devient Paitabong; l'atchubout se nomme Poumabong; l'atchsvong, Petchabong; le Muong Sen, Pyabong, etc. Un grand nombre de Laotiens, surtout à Muong Yong, paraissent regretter la suzeraineté siamoise, et c'était là ce qui faisait dire au Birman que les gens de ce Muong n'avaient pas le coeur droit, et devaient être menés sévèrement. Vers 1803, l'oppression birmane avait été si grande sur les principautés laotiennes du Nord, que les chefs de Xieng Tong, Muong Yong, etc., entamèrent des négociations secrètes avec les chefs de Xieng Mai, Laphon et Lakon, qui étaient soumis aux Siamois. Ceux-ci promirent de distribuer des territoires à tous les émigrants qui consentiraient à venir se ranger sous la domination de Bankok, et de faciliter leur départ, en attaquant, à un moment donné, les troupes birmanes qui occupaient le territoire de Xieng Tong. Ils s'engagèrent formellement à respecter la liberté et l'autonomie des exilés. En conséquence, le tsoboua, ou roi de Xieng Tong, ses quatre frères, le tsoboua de Muong Yong, et un grand nombre de Laotiens attachés à leur fortune, se révoltèrent contre les Birmans, et vinrent se placer à Xieng Sen, sous la domination siamoise. Mais la mauvaise foi des Siamois ne tarda pas à éclater : loin de tenir leurs engagements avec les émigrants, ils les partagèrent entre les cinq villes de Xieng Mai, Laphon, Lakon, Muong Phe et Muong Nan, les soumirent aux plus lourdes charges et ne les traitèrent qu'avec dureté et méfiance. Le plus jeune des frères du tsoboua de Xieng Tong put retourner dans cette ville avec quelques partisans et il y fut proclamé roi. Le souverain actuel de Xieng Tong est son fils aîné.

En 1837, Mac  Leod  rencontra  pendant  son  séjour  à  Xieng  Mai  les  princes  exilés,  qui  se  plaignirent amèrement à lui des procédés siamois, et sollicitèrent l'appui des Anglais pour retourner dans leur pays. De son côté, le tsoboua de Xieng Tong avait amicalement proposé à Bankok de renouer les relations commer-ciales interrompues depuis si longtemps entre les Laotiens du Nord et le territoire siamois. Bankok s'y refusa de toutes ses forces, de peur de voir les Laotiens exilés profiter de la réouverture des communications pour rejoindre leur ancienne patrie; les autorités de Xieng Mai surtout s'opposèrent à l'adoption d'une proposition qui aurait eu pour résultat de leur faire perdre une grande partie de leurs sujets. La vieille inimitié qui existe entre les Birmans et les Siamois se manifesta à partir de ce moment par plusieurs tentatives à main armée sur les frontières des Karens; elle ne dégénéra en guerre ouverte qu'en 1852, Des rivalités, tous les jours plus vives, s'étaient élevées entre Maha Say, gouverneur de Muong Phong, province située sur la rive gauche du Mékong, et le roi de Xieng Tong. Maha Say appela les Siamois à son aide, et ceux-ci firent contre Xieng Tong trois expéditions, la première avec trois mille hommes, la seconde avec dix mille hommes, la dernière avec trente mille hommes; celle-ci eut lieu en 1854, et se termina par une véritable déroute. Elle était dirigée par le Kromaluong (J'extrais ces détails de l'ouvrage de, Bowring sur Siam, t. il, p. 364, en les complétant d'après les renseignements re-Cueillis sur les lieux) c'est-à-dire par le ministre de la guerre, commandant en chef de toutes les forces militaires de Siam. L'armée siamoise fut concentrée à Muong Nan, et se mit en route sur Xieng Hai; au mois de janvier. En ce point, elle se partagea en deux corps : l'un, sous le comman-dement de Chao Phayat Yomerat, s’ avança directement sur Xieng Tong; l'autre, sous les ordres du Kroma-luong, prit la route que nous avions suivie nous-mêmes, et par Paleo, Muong Yong et Muong You, essaya de tourner Xieng Tong. Mais la population s'était retirée devant les envahisseurs, le riz que l'on n'avait pu emporter avait été brûlé, et dans chaque localité l'armée siamoise ne rencontra que des défenseurs qui se retiraient devant elle, en défendant pied à pied tous les passages des montagnes. Les éléphants et les buffles employés au transport des bagages et des vivres étaient insuffisants, et le Kromaluong dut recourir aux Lus de Xieng Hong pour en obtenir des approvisionnements et des porteurs. Malgré toutes ces difficultés, l'armée siamoise arriva enfin sous les murs de Xieng Tong, le 26 avril. La ville était défendue par trois mille hommes environ de troupes birmanes, sept mille Laotiens et six mille hommes appartenant aux tribus sauvages des environs. Les Siamois ouvrirent un feu de mortiers qui ne causa aucun mal à la ville : on voyait venir de loin les projectiles, et on les évitait. Au bout de vingt et un jours, les assiégeants n'avaient fait aucun progrès; les pluies arrivaient et menaçaient de rendre toute retraite impossible. Une épidémie décimait les éléphants et les buffles. Le 17 mai, le Kromaluong leva le siège et commença à battre en retraite. Les Siamois furent poursuivis par les sauvages, qui en tuèrent un grand nombre dans les défilés des montagnes; beaucoup moururent de faim et de misère à Paleo et à Siemlap; de nombreux trophées restèrent entre les mains des vainqueurs, entre autres un cabriolet à deux roues de provenance européenne, qui appartenait au Kromaluong lui-même, et que M. de Lagrée a retrouvé soigneusement conservé à Xieng Tong, un mortier de fabrication anglaise et beaucoup d'armes.

En résumé, rien de moins définitif que la situation des principautés laotiennes du nord.

Ayant fait successivement l'expérience de la domination de Siam et de celle d'Ava, les indigènes aspirent ardemment à un état de choses moins violent, plus régulier et plus stable, et cette aspiration, qui est générale, favorisera singulièrement les tentatives de la puissance européenne qui voudra s'immiscer dans les affaires intérieures de la contrée.

J'ai dit que Muong Yong avait été autrefois le siége d'un puissant royaume. À l'intérieur de l'enceinte, on retrouve encore aujourd'hui des restes considérables de pagodes et de dagobas qui indiquent un état de prospérité et de puissance remarquables. L'une des plus remarquables de ces ruines s'élève sur les flancs mêmes de la montagne à laquelle est adossé le village. Ce sont des terrasses étagées, au centre desquelles s'élevaient des monuments en briques, quoique très-inférieure comme matériaux, les dispositions principales et l'agencement des diverses parties de la construction rappellent les monuments d'Angcor. L'empire cambodgien a d'ailleurs laissé une trace profonde dans les souvenirs de la population, et les bonzes nous demandaient souvent avec une respectueuse curiosité quelques renseignements sur le Tevata Nakhon, ou « Royaume des Anges » qui est le nom sous lequel ils désignent l'ancien empire khmer. Mais quant à ce qui les touche de plus près, quant à ces ruines voisines qu'ils ne visitent jamais et que la végétation recouvre, on n'obtient d'eux, en réponse à toutes les questions qu'on leur adresse, que l'éternel bo-hou, « je ne sais pas ! »

Le Tât Chom Yong, que MM. de Lagrée et Delaporte avaient visité et que l'on aperçoit de presque tous les points de la plaine, paraît plus ancien que les ruines de Muong Yong; il a échappé, par sa position isolée et par le respect qu’il inspire à la destruction qui atteint presque toujours les monuments religieux qui se trouvent dans l'intérieur des enceintes des villes, au moment de la prise de celle-ci. Aujourd'hui encore, le Tât Chom Yong est un lieu de pèlerinage très-fréquenté. Au pied de la montagne sur laquelle il s'élève, coule le Nam Yong, qui a en cet endroit vingt à vingt-cinq mètres de large; un village, dont la pagode sert de première station aux pèlerins, se trouve sur la rive gauche. Quand on a traversé la rivière, on gravit la pente raide de la montagne par une route assez bonne; autrefois une partie de cette ascension se faisait au moyen d’escaliers qui sont aujourd'hui ruinés. Au bout  d'une demi-heure de marche, on arrive à un pouchrey   (sorte de banian à feuilles plus allongées, plus fortes et d'une couleur plus foncée que celles du Ficus reilgiosa) d'énorme dimension, qui, suivant l'usage bouddhiste, a été planté probablement au moment de la construction du monument. L'arbre a cinq on six mètres de diamètre. Tout auprès, on distingue les ruines d'un autel et d'une petite enceinte. Un peu avant d'arriver au plateau qui supporte le Tât, on rencontre encore un puits sacré, qui est en très-grande vénération.

Le  monument  lui-même est  composé de  grandes  galeries  formant un carré, au centre duquel s'élève une pyramide dorée, surmontée de la couronne de fer. Le pied de la pyramide est entouré de colonnettes, surmontées d'un ovale creux dans lequel on dépose les offrandes. Ces colonnettes s'appellent doc-bo, ce qui signifie « feuilles de lotus. » Il y a aussi de petits monuments appelés Ho, destinés au même usage. Au centre de la galerie de l'est est un petit sanctuaire. Les colonnes des galeries sont carrées et ornées de bonnes sculptures. Quoique portant la trace de plusieurs restaurations, elles ont presque complètement conservé leurs formes primitives et les habitants du pays les disent contemporaines de la première construction du Tât. Toutes les ornementations sont en ciment. Comme dans les monuments ruinés de Muong Yong, on peut saisir ici quelque analogie entre les lignes générales, les formes des colonnes et quelques autres motifs décoratifs du Tât Chom Yong et l'architecture d'Angcor. Dans l'intérieur du sanctuaire de l'est sont plusieurs statues en bronze assez curieuses. Elles se distinguent par la grande saillie des yeux et du menton qui semble surajouté. L'une d'elles porte en bons caractères la date de 100; évidemment il s'agit de 1100, il y a aussi des statuettes en marbre, parmi lesquelles une représentation du Bouddha dans le repos, ou, comme l'appellent les Laotiens, de Prea Nippan.

À l'ouest, un peu au-dessous du monument, sur un plateau moins élevé, est une pyramide plus petite, également dorée. De ce point la vue est très-belle : on découvre la vallée du Nam Yong et du Nam Ouang et le regard n'est arrêté que par la ligne de montagnes qui ferme l'horizon à l'ouest.

Les souvenirs historiques les plus précieux et les plus nets que l'on puisse recueillir dans la contrée sont ceux qui se rattachent à la construction du Tât. En les dégageant de leur côté légendaire, on peut en déduire des indications intéressantes sur les rois et les dominations qui se sont succédé dans la contrée. Voici ce que dit à ce sujet la Samaing ou « chronique » du Tât Chom Yong :

« Quand Pha Kasapa, le bouddha antérieur à Sammonocodom, vint dans le pays de Muong Yong, il n'y avait aucun habitant et la plaine était un grand lac. Il planta un Pouchrey sur le flanc de la montagne; il avait apporté cet arbre de Lanca (Ceylan), et il mangea le riz au point où s'élève aujourd'hui le Tât.

« À ce moment, des sauvages venus de l'est formaient autour du lac sept royaumes. Phya Ngam était leur chef principal et le nombre de ses sujets était environ de quatre à cinq cent mille hommes.

« Il y avait des Thaïs à Xieng Tong, à Muong Lem, à Xieng Sen, à Xieng Hong et à l'est du Nam Khong (Cambodge); mais ils étaient soumis aux sauvages, qui étaient de beaucoup les plus nombreux.

Le prince d'Alevy (Xieng Hong) avait quatre fils; il les réunit et leur dit : « Les Khas sont nos maîtres; il est honteux de subir leur joug. Que faut-il faire pour conquérir notre indépendance ? » Sonanta Satrou Kouman, son deuxième fils, lui répondit : « Donnez-moi cinq cents hommes et je vous promets de vous délivrer. » Les cinq cents hommes lui furent accordés et il se rendit auprès de Phya Ngam et lui offrit ses services. Le prince kha l'accueillit avec bienveillance et l'autorisa à s'établir dans le pays. Sonanta Satrou Kouman loua alors des sauvages et fit construire une enceinte fortifiée, qui prit le nom de Xieng Chang.

Phya Ngam se lia d'amitié avec lui et venait quelque-fois le visiter.

« Un jour le prince thaï invita avec toute sa suite Phya Ngam à un grand repas. On servit trois espèces de vins, l'un de bonne qualité, l'autre très-enivrant, le troisième empoisonné. On ferma en même temps les portes de la ville et, à la fin du repas, on massacra Phya Ngam et les Khas qui l'accompagnaient. Tout le pays fut soumis. Le roi d'Alevy envoya ses trois autres fils gouverner le Muong Khie, le Muong Sing et le Muong Ham. Le pays, qui s'appelait déjà Yong, fut désigné à partir de ce moment sous le nom de Na Yong, parce qu'on y cultiva de grandes quantités de riz. (Na signifie rizière en laotien).

« Longtemps après, naquit Sammonocodom. Cinquante ans s'étaient écoulés depuis son entrée dans le Nippan (Nirvana), quand un olohanta (saint) nommé Kiri Malenta apporta quatre cheveux sacrés. On cite aussi les noms de quatre autres olohanta qui vinrent : Anouta, Oupaha, Soupitha, Tauna. Ils apportèrent un os de la tête, un os de la jambe et d'autres reliques encore.

« Sourang Cavati était roi du pays et donna un vase en or et un vase en pierre précieuse. On y plaça les reliques et on les déposa dans un trou profond de vingt brasses. Le roi vint alors célébrer une grande fête : il avait avec lui sa femme Sida, ses quatre fils Keomarou, Chomsivirat, Onghat et Somsnouc.

Sept ans après, le grand olohanta mourut; on l'enterra dans la direction de l'ouest, à une distance de cent vingt brasses, en un lieu où s'élève aujourd'hui une petite pyramide.

« Le roi d'Alevy décida que les habitants seraient consacrés au Chaydey (Chaitya) et il y venait trois fois par an célébrer une fête.

« Cinq cents ans après le Nippan, le roi de Pathalibot (Patalipoutra ou Patna), Açoka Thamarat, vint combattre le royaume de Vitheara. Il remporta la victoire et résolut de faire la guerre au royaume Keo. Le roi de ce pays se précipita dans la rivière et les grands se soumirent sans combat. Açoka demanda à voir le corps du roi et le ressuscita. Puis il lui rendit son royaume, qu'il appela Chulani. Rentré à Pathalibot à la suite de ses victoires, il envoya des mandarins dans toutes les directions pour faire élever quatre-vingt-quatre mille monuments religieux dans toute l'étendue des pays soumis à sa domination. Il fit surélever la Chaydey de Muong Yong et vint lui-même y célébrer une fête.

On voit que, suivant l'usage, le Tât de Muong Yong se rattache aux événements les plus anciens et les plus célèbres de l'établissement du bouddhisme; la chronologie locale est un peu en défaut, puisqu'elle place aux environs de notre ère le règne du pieux Açoka, qui vivait au milieu du troisième siècle avant Jésus-Christ, mais il ne faut point y regarder d'aussi près : c'est à la succession seule des faits rapportés dans ces pieuses légendes qu'il faut attribuer quelque valeur chronologique.

Des traditions plus modernes conservent le souvenir de la conquête du pays par les Chinois; cette conquête me parait devoir être rapportée au treizième siècle, pendant le règne de Khoubilai Khan. Les Chinois s'établirent à Muong Yong, dont ils firent un centre de défense important de leur frontière sud; ils construisirent, sur les bords du Nam Ouang, une citadelle qui prit le nom de Vien Chieng Ho. Leur domination ne fut pas cependant de longue durée et ce furent les princes de Xieng Mai qui leur succédèrent dans le gouvernement du pays jusqu'au seizième siècle, époque à laquelle les rois birmans s'emparèrent de toute la contrée jusqu'à Xieng Sen.

Le 20 août, je reçus une lettre du commandant de Lagrée, écrite environ à moitié route de Xien Tong. Il avait dû abandonner le chemin direct et contourner par le sud le massif montagneux qui sépare Muong Yong de Xieng Tong. Le pays qu'il traversait était habité par les sauvages appelés Does, dont la science agricole et l'industrie ne sont pas moindres que celles des Laotiens, et qui ne méritent à aucun point de vue l'appellation de sauvages ou de Khas, qui leur est appliquée par la race conquérante. Ces Does sont costumés à peu près comme les Thaï-Lus : pantalon et veste de couleur bleue foncée et turban rouge. Leurs villages sont grands et bien construits; les maisons sont très-vastes; leurs toits tombent très-bas et forment tout à l'entour une sorte de galerie couverte. Les demeures se touchent, au lieu d'être disséminées au hasard comme celles des Laotiens, et forment en général une belle et grande rue. Les jardins, où l'on remarque des plants de thé cultivés avec soin, sont en dehors du village. L'eau, peu abondante sur les hauteurs qu'ils habitent, oblige sans doute ces sauvages à se grouper ainsi; elle est amenée près des maisons par des conduits en bambou. Les routes qui avoisinent les villages sont bien entretenues et soigneusement fermées par des barrières en bois, pour empêcher les bestiaux de vaguer dans les cultures voisines, parmi lesquelles domine celle du coton. Ces barrières se couvrent de plantes grimpantes et forment des cloisons de verdure qui arrêtent les terres entraînées par les pluies et protégent le chemin contre les éboulements.

Les Does sont d'habiles chasseurs. On ne rencontre plus ici les grandes forêts et les plaines herbeuses où se plaisent les grands quadrupèdes de l'Indo-Chine centrale, tels que le tigre, l'éléphant ou le rhinocéros; mais le porc-épic et le sanglier abondent et alimentent parfois la cuisine des habitants.

D'après les localités où Mac Leod a rencontré les Lawas pendant son voyage à Xieng Tong, et les détails qu'il donne sur leurs moeurs et leur industrie, je crois pouvoir conclure qu'ils appartiennent à la même race que les Does, quoique ceux-ci ne méritent point ce que dit l'explorateur anglais de l'aspect sale et disgracieux des Lawas. À cet élément de population, aux Does, on peut rattacher les Lemeths, qui parlent la même langue, et dont le costume offre les plus grandes analogies. Ces sauvages représentent, dans l'opinion d'un des hommes les plus compétents sur les questions d'ethnographie indo-chinoise, le colonel Yule, le type dégénéré de la race mère des Laotiens et des Thaïs, à l'époque où elle n'avait point été modifiée encore par la civilisation bouddhiste. J'adopterai d'autant plus volontiers cette opinion, que les Does ressemblent encore aujourd'hui beaucoup aux Thaïs. Les Does s'appellent eux-mêmes Hoi-Mang; ils disent qu'il y a des sauvages de même origine qu'eux et parlant un dialecte voisin du leur qui habitent les bords de la Salouen. Ils les appellent Hoi-Kun.

Quelques villages Khas Khos se mélangent aux villages does sur le plateau de Xieng Tong. Le Muong Khay, d'où m'écrivait le commandant de Lagrée, est un grand village laotien habité en grande partie par des Lus venus de Muong Ham, et qui avaient fui le pays au moment où Maha Say, après avoir suscité la guerre entre Siam et Xieng Tong, avait attaqué les principautés Lus de Ghip song Panna, ou « les douze Muongs », nom sous lequel on désigne quelquefois le royaume de Xieng Hong. Muong Ham, l'une de ces douze provinces, avait à cette époque plus de 4000 habitants inscrits; elle n'en a plus guère aujourd'hui que 300.

Le commandant de Lagrée terminait sa lettre en m'annonçant pour le 30 au soir une nouvelle missive écrite de Xieng Tong.

Cette promesse nous fit prendre patience. Malgré les pluies, nous fîmes quelques excursions aux environs de Muong Yong; à trois ou quatre kilomètres dans le nord se trouvent des sources d'eau chaude que nous allâmes visiter; elles sont situées auprès d'un grand et beau village où nous fûmes tout étonnés de trouver un marché quotidien et un grand nombre de colporteurs pégouans et birmans vendant des étoffes et des objets de Xieng Mai. Il y avait là abondance de, toutes choses, alors qu'au chef-lieu du district, à Muong Yong, on avait souvent peine à se procurer le nécessaire à des prix exorbitants. Tel était le résultat de la présence en ce dernier lieu de l'agent birman et des prélèvements qu'il opérait sur les vendeurs.

Le 26 août, le Birman me fit appeler : il avait reçu une lettre de Xieng Tong, qui l'informait que l'autorisation de passer nous était accordée. Je laisse à penser si nous entrevîmes avec satisfaction la fin de notre immobilité forcée et la reprise de notre voyage. J'étais étonné cependant de ne point recevoir une lettre du commandant confirmant cette bonne nouvelle. Le 30 août, date fixée pour l'arrivée de cette lettre, se passa sans rien apporter. Notre attente se prolongea ainsi jusqu'au 6 septembre, prenant chaque jour un caractère de plus en plus pénible. M. de Lagrée était-il malade ? Dans ce cas, pourquoi le docteur Thorel ne nous donnait-il point de ses nouvelles ? Nos perplexités, plus que justifiées par un retard d'une semaine, allaient d'une hypothèse à l'autre; dans l'ignorance absolue où nous étions de ce qui s'était passé à Xieng Tong, et de l'accueil qu'y avait rencontré le chef de l'expédition, toutes les suppositions étaient vraisemblables. Le bruit courait dans le pays que vingt-huit hommes envoyés par le roi de Xieng Tong pour vendre de l'opium à Muong Phong et dans les contrées voisines avaient été assassinés. Un seul avait échappé et était revenu porter la nouvelle. Nous tremblions à chaque instant de recueillir des rumeurs aussi fâcheuses sur le compte de la partie de la commission qui s'était éloignée de nous.

Le 6 septembre, nous apprîmes par le bruit public que M. de Lagrée, au lieu de revenir à Muong Yong, devait partir ou était parti déjà de Xieng Tong pour Muong Yeu. Il n'y avait dès lors qu'une explication admissible de son silence : le porteur de sa lettre l'avait perdue et n'osait plus reparaître, ou bien il lui était arrivé un accident en route. Je me décidai à demander à partir pour Muong You avec toute l'expédition, afin de m'assurer si nous avions réellement recouvré la liberté de nos mouvements. Le Birman ne fit aucune objection; des ordres furent donnés pour la réunion des porteurs qui nous étaient nécessaires, et notre départ fut fixé au 8. La veille, au milieu de nos préparatifs, arriva enfin la lettre si désirée du commandant de Lagrée. Elle n'était pas datée; mais le porteur, qui n'était autre que le petit officier de Muong Yong qui avait escorté le chef de l'expédition jusqu'à Xieng Tong, nous dit qu'elle lui avait été remise le 1er septembre. M. de Lagrée me confirmait la bonne nouvelle qui m'avait déjà été donnée par le Birman, tout en l'entourant de certaines restrictions qui pouvaient faire craindre encore de nouvelles difficultés. Il me donnait en même temps quelques détails sur son voyage et ses négociations. Il était arrivé avec M. Thorel à Xieng Tong, le 23 août, et les deux officiers français avaient été reçus en audience le 25, par le roi. Son accueil fit immédiate-ment deviner au chef de la mission française qu'aucun obstacle ne lui viendrait de ce côté. La visite faite par Mac Leod, en 1837, au père de ce prince, visite dont celui-ci avait gardé le meilleur souvenir, était peut-être l'une des causes les plus puissantes de la bienveillance qu'il témoigna aux voyageurs français. Il parla souvent à M. de Lagrée de l'officier anglais, de son costume, de ses instruments, en homme que tous ces détails avaient frappé comme la révélation d'une civilisation supérieure. En sortant de chez le roi, M. de Lagrée se rendit à l'assemblée des mandarins. Elle se composait de trente-deux fonctionnaires, représentant les trente-deux muongs ou provinces du royaume, tous nommés par le roi et présidés par deux mandarins plus élevés en grade, nommés par la cour d'Ava. L'accueil fut presque aussi amical que chez le roi. Le lendemain, ce fut le tour du mandarin birman, qui est désigné sous le titre de Pou Souc. C'était, disait-on, par une faveur et une bienveillance toute exceptionnelles qu'on permettait au commandant de Lagrée de faire, à des intervalles aussi rapprochés, toutes les visites officielles obligatoires. D'ordinaire il est de règle de laisser s'écouler une semaine entre chacune d'elles. La réception que fit à M. de Lagrée le représentant de la cour d'Ava fut peu bienveillante. On avait demandé au commandant de Lagrée de se déchausser en entrant chez le roi et, devant son refus, basé sur la différence des usages européens, on n'avait point insisté. Les soldats birmans qui gardaient l'entrée de la salle de réception du Pou Souc ne se montrèrent pas aussi accommodants et voulurent avec force menaces contraindre MM. de Lagrée et Thorel à ôter leur souliers. Ces soudards, à moitié ivres, allèrent même jusqu'à tirer leurs sabres et proférèrent beaucoup d'injures au milieu desquelles le mot Angkrit (Anglais) revenait souvent. M. de Lagrée et son compagnon tournèrent aussitôt les talons, en faisant dire au mandarin birman qu'ils renonçaient à le voir, puisqu'il ne renonçait pas à ces formalités humiliantes. Celui-ci rappela les officiers français, se fit attendre quelque temps dans la salle d'audience, prit les airs les plus cassants qu'il lui fut possible et se radoucit pourtant à la vue des cadeaux qui lui étaient offerts. Il récréa ses hôtes du spectacle d'un ballet exécuté par quatre ou cinq jeunes filles birmanes de douze à quinze ans et quelques hommes bien découplés. Après les danses, vinrent des exercices de gymnastique. Le Pou Souc jetait aux lutteurs des pièces de monnaie et les encourageait par ses cris. L'impression que retira le commandant de Lagrée de cette première entrevue fut qu'on atermoierait avec lui jusqu'à l'arrivée d'une réponse d'Ava. Il profita des trois ou quatre jours qu'on lui demandait avant de prendre une décision, pour visiter la ville et ses environs.

La ville de Xieng Tong est assise sur quatre ou cinq petites collines; elle a une enceinte en briques de forme irrégulière, mal entretenue et défendue par un fossé profond. Le développement, total de cette enceinte est d'environ douze kilomètres; un quart seulement de l'espace qu'elle comprend est occupé par les habitations. Les maisons de Xieng Tong présentent tous les genres de constructions, en bois, en bambou, en pisé; les unes sont sur pilotis, les autres reposent directement sur le sol. Les demeures du roi et des grands fonction-naires sont en bois, couvertes en tuiles, supportées par de fortes colonnes et d'une menuiserie soignée. La ville contient une vingtaine de pagodes, aux toits superposés et aux arêtes curvilignes, dont l'architecture accuse une influence chinoise déjà très-prononcée. Elles sont surchargées de dorures et continuellement en réparation. La consommation énorme de feuilles d'or que nécessite ce genre d'ornementation et la difficulté des communications avec la Chine, d'où on tire le précieux métal, depuis la révolte des mahométans, ont augmenté sa valeur dans une proportion considérable. Au moment du passage du commandant de Lagrée, on changeait l'or contre vingt et un, vingt-deux, vingt-trois et même vingt-quatre fois son poids en argent, suivant le titre de celui-ci. Le change en roupies était de vingt fois le poids. À l'ouest de la ville, à un kilomètre, se trouve un Tât en grande vénération, nommé Tât Chom Sri : il était en réparation. On en attribue, suivant l'usage, la fondation à Açoka, qui est connu ici sous le, nom de Pha Souko.

Les relations entre le roi de Xieng Tong et les deux officiers français devinrent chaque jour plus familières et plus cordiales : Sa Majesté invitait presque chaque jour ses hôtes à passer la soirée avec lui et, mettant toute étiquette de côté, les accablait de demandes sur les usages français, sur Saïgon, la Cochinchine, l'Europe, sur la langue et la science françaises. Les excursions botaniques de notre naturaliste , que l'on voyait rentrer chaque soir avec d'énormes paquets de plantes sous le bras, avaient fort intrigué le roi; il lui fit apporter un jour plus de cinquante espèces de plantes et resta fort étonné de voir qu'il les connaissait toutes. Il le pria (le travailler devant lui, et les bistouris, la loupe, la plume, l'écritoire furent tour à tour l'objet de sa curiosité et de ses questions. Il s'amusait à écrire les noms français de tous les objets et voulut un jour que ses hôtes lui donnassent la représentation d'un repas européen : on fit venir Mouello, l'ordonnance de M. de Lagrée, avec tous ses ustensiles; on lui fournit poules, œufs, haricots, viande de cochon, petits vers de bambou. Le tout fut accommodé séance tenante et servi dans les faïences anglaises et les tasses d'argent qui composaient la vaisselle royale. La femme du roi assistait à ces entrevues intimes et tâchait d'obtenir du docteur quelques remèdes contre les tracas du retour d'âge. Son mari et elle étalaient un grand luxe de bijoux; à chaque nouvelle visite, ils avaient. de nouvelles bagues et de nouvelles boucles d'oreilles d'or, où brillaient des diamants et des émeraudes d'une valeur considérable. Le roi était décoré de l'ordre d'Ava, à quinze chaînettes et à quatre plaques d'or ornées de rubis, qu'il portait en écharpe de gauche à droite.

Après avoir vu toutes les lettres dont le commandant de Lagrée était porteur et s'être convaincu de sa sincérité, le prince laotien n'hésita plus à lui accorder la permission de quitter Xieng Tong dès que celui-ci le désirerait, et il fut convenu que les deux officiers français partiraient directement pour Muong You, tandis qu'une lettre irait porter à Muong Yong, au reste de l'expédition, l'autorisation de se remettre en route pour le même point.

Mais le Birman n'entendait point lâcher aussi vite les étrangers qu'il avait réussi à attirer dans ses griffes, et il entassa objections sur objections. La bonne foi du roi finit par s'en irriter profondément. Il envoya trois mandarins pour déclarer au Pou Souc qu'il avait désiré voir les étrangers à Xieng Tong; que ceux-ci étaient venus, que tout le monde avait pu juger de leur honnêteté, que maintenant ils demandaient à continuer leur route et qu'il n'y avait plus qu'à le leur accorder. Le Birman fit semblant de céder et remit aux envoyés du roi un permis de circulation destiné à M. de Lagrée, que les mandarins, croyant tout arrangé, s'empressèrent d'apporter au chef de la mission française. Vérification faite, il se trouva que le susdit permis était un passe-port pour circuler à l'intérieur de la province de Muong Yong et que le nom de Muong You n'y était même pas prononcé ! Il fallut revenir à la charge. Le 3 septembre, munis enfin d'un permis en règle, nos compagnons de voyage partirent pour Muong You après avoir reçu du roi, entre autres cadeaux, un joli cheval qui fut le commencement de la cavalerie de l'expédition. On l'appela Royal, en raison de sa noble origine.

Les atermoiements du Birman avaient évidemment pour but de gagner du temps pour qu'il pût recevoir une réponse d' Ava, avant que la commission française eût quitté le territoire birman; cette réponse dut lui arriver presque en même temps ou deux ou trois jours après le départ de M. de Lagrée de Xieng Hong, d'après les renseignements recueillis par le colonel Fytche (aujourd'hui général), résident anglais en Birmanie. Voici la lettre que celui-ci écrivait de Rangoun, le 9 août 1867, au gouverneur général de l'Inde :

« La commission d'exploration française est arrivée aux États Shans, tributaires du Yun-nan, à l'est de Bamo. Elle a écrit de Mainglon ou Maingla à la cour d'Ava pour demander l'autorisation de visiter Mandalay. Une réponse favorable lui a été envoyée. Cette réponse est partie de Mandalay vers le 31 juillet ». Cette lettre se terminait par des détails sur les villes le Mainglon et de Maingla, situées sur la route de Ta-ly à Bamo par Young-tchang, détails qu'il est inutile de reproduire. L'honorable officier anglais avait été induit en erreur, on le voit, sur notre situation réelle par les informations des indigènes. La lettre à laquelle il faisait allusion était sans doute celle qui avait été expédié par le commandant de Lagrée de Muong Lim à Xieng Tong et qui demandait l'autorisation, non de nous rendre à Mandalay, mais simplement de traverser les États laotiens tributaires de la Birmanie.

Nous quittâmes Muong Yong le 8 septembre. Il y avait plus d'un mois que nous y séjournions. La lettre de M. de Lagrée, sans nous annoncer la fin de toutes nos traverses, faisait entrevoir au moins que notre voyage avait encore quelques chances de réussite, et nous nous mîmes en route, sinon pleins de force et de santé, du moins plus joyeux et plus confiants que nous ne l'avions été depuis près de trois mois.

Chapitre XI (suite)

Muong Yeu. - Arrivée de M. de Lagrée. - Fabrique d'armes de Samtao. - Navigation sur le Nam Leuï. - La vallée de Muong Long. - Une route et un pont chinois. - Nouvelles difficultés.- Départ pour Xieng Hong. - Description de cette ville. - État politique de la contrée.

Nous quittâmes Muong Yong dans les meilleurs termes avec les autorités locales, et nous nous hâtâmes d'un pas joyeux vers les bords du Nam Ouang pour en remonter la rive droite. À midi, nous traversâmes à gué cette rivière; elle s'engageait brusquement dans les montagnes qui bordent à l'ouest la plaine de Muong Yong; nous gravîmes ensuite la pente assez raide qui conduit à Ban Tap, village formant la frontière de Muong Yong  et situé  sur la ligne de  partage des  eaux du Nam Yong et du Nam Leuï. On jouit de ce point d'une vue fort étendue, et l'on peut apercevoir, sur  les  flancs de la chaîne qui ferme la plaine du côté du sud, la flèche lointaine du Tât Chom Yong.

Une douane est établie à Ban Tap; le Birman de Muong Yong m'avait remis, gravé dans le creux d'un bambou, un passe-port en règle pour le fonctionnaire birman qui y était préposé. Nous n'éprouvâmes donc aucune difficulté à nous installer dans la pagode du village, où se trouvaient déjà un certain nombre de marchands, qui étalaient sur les parvis sacrés les cotonnades anglaises dont ils étaient porteurs.

Le lendemain, nous quittâmes Ban Tap de bonne heure. Au delà du village, la route, très-accidentée, se suspend aux flancs de collines boisées et suit les bords de ruisseaux murmurants, à demi cachés sous une épaisse verdure. Rien de frais et de charmant comme les agrestes paysages qui se déroulent devant nous : on se croirait transporté dans certaines parties des Cévennes, au moment de cette saison intermédiaire qui n'est plus le printemps et qui n'est pas encore l'été. Les sources s'échappent en cascades du flanc des montagnes ou courent perfides sous un tapis de gazon et de fleurs. Le sentier disparaît quelquefois sous l'eau, mais le paysage reste trop enchanteur pour que l'on songe à s'en plaindre.

Vers huit heures du matin; nous arrivâmes au confluent d'un petit ruisseau et du Nam Khon, rivière assez considérable qui se jette dans le Nam Leuï et dont nous devions suivre la rive droite jusqu’à peu de distance de Muong You. Un village Doe s’élevait non loin de là et étageait ses étroites rizières sur les pentes de collines. En quelques endroits, on commençait la récolte des riz mûrs.

À partir de ce point, notre horizon s'agrandit; les ondulations du terrain devinrent moins brusques, mais aussi moins pittoresques, et nous découvrîmes bientôt la grande plaine à l'extrémité de laquelle s'élève Muong You. Le Nam Leuï débouche dans cette plaine par une étroite coupée pratiquée dans les montagnes qui la limitent à l'ouest et vient y reposer ses eaux dans de lents et capricieux détours. Nous franchîmes le Nam Khon à deux cents mètres de son confluent avec le Nam Leuï. Des touffes de bambous ombragent les abords du pont en bois qu'à notre grand étonnement nous trouvâmes jeté sur ce cours d'eau; par une attention délicate, des bancs placés de chaque côté invitent de voyageur au repos. Ce pont, cette rivière aux eaux limpides me firent l'effet d'un décor d'opéra ou d'un de ces ornements rustiques que les Le Nôtre modernes savent imaginer pour nos parcs ou nos promenades. Muong You, où nous arrivâmes à cinq heures du soir, s'étend sur la rive droite du Nam Leuï, à l'endroit même où cette rivière se dégage des montagnes pour entrer dans la plaine. Une partie du village est construite au bord de l'eau, l'autre couronne les dernières hauteurs qui encaissent le cours de la rivière. On nous installa dans un sala situé à l'entrée du village, à quelques mètres du Nam Leuï. Le commandant de Lagrée n'était point encore arrivé. Je fis dire au roi que j'étais prêt à lui rendre mes devoirs; mais que je serai peu capable, en l'absence de tout interprète, de soutenir avec lui une conversation suivie. Il me dispensa jusqu’ à l'arrivé du chef d'expédition de toute visité officielle, mais il me fit demander notre stéréoscope pour charmer ses loisirs.

Auprès de nous s'e trouvait une scierie où seize ouvriers travaillaient toute la journée, une demi douzaine de scies étaient en mouvement. C'était la première fois, depuis que nous étions dans le Laos, que nous voyions employer ce genre d'outil. Sa nouveauté et le nombre des travailleurs réunis à la fois nous auraient fait prendre volontiers ce chantier pour une véritable usine. Cette activité, insolite au Laos, était due aux agrandissements que le roi faisait faire dans son palais et à la construction d'une pagode neuve.

Ce ne fut que le 13 au soir que MM. de Lagrée et Thorel nous rejoignirent; il y avait près de cinq semaines nous étions séparés, et je laisse à penser avec quelle joie nous nous retrouvâmes tous en bonne santé.

Nos compagnons de voyage étaient partis de Xieng Tong le 3 septembre à midi. Ils avaient traversé le Nam Leuï à Muong Ouac, point où ce fleuve commence à être navigable. Pour être admis dans le bac de Muong Ouae, il faut être muni d'un passe-port de Xieng Tong et payer un peu de riz et de tabac. Après avoir traversé la rivière, on remonte sur un vaste plateau ondulé; habité surtout par les sauvages Does. On est là dans le Muong Samtao, dont le chef réside Ban Kien, grand village construit sur le point culminant du plateau et où, tous les cinq jours, se tient un marché considérable.

C’est dans le voisinage de Ban Kien que se fabriquent les fusils, les couteaux et les sabres que les Does vendent à tous leurs voisins. Le commandant de Lagrée trouva occupés à cette industrie une centaine d'ouvriers et autant de manoeuvres répartis entre cinq ou six ateliers. Ces ateliers sont assujettis à des règlements spéciaux destinés à maintenir la bonne harmonie et à prévenir les rivalités. Ainsi, tel jour on fore les canons, tel autre on fabrique les platines. La quantité de travail à faire est elle-même déterminée. Un ouvrier peut faire un fusil en dix jours. Le fer qui est employé à cette fabrication est apporté en barres par les Chinois. Les indigènes usent de procédés d'une simplicité extrême; ils n'ont ni étaux ni enclumes. Ils forgent les canons pour les forer, ils les coincent obliquement dans une mortaise pratiquée au travers d'une colonne verticale en bois, de façon à présenter leur extrémité à bonne hauteur pour la main de l'ouvrier : celui-ci se sert d'un simple foret. Malgré les irrégularités inhérentes à un forage pratiqué à la main, ces armes sont assez convenablement calibrées. Les Does fabriquent eux-mêmes les vis à l'aide de matrices; celles-ci, des limes, des marteaux et des couteaux à deux poignées, constituent tout leur outillage.

Il y a un siècle déjà que fonctionne cette industrie, et dès son origine elle a produit des fusils à pierre alors que dans la province chinoisé du Yun-nan, on ne fabrique encore aujourd'hui que des fusils à mèche. Aussi les mahométans, depuis leur révolte; et les impériaux sont-ils venus s'approvisionner d'armes à Samtao. Le prix d'un fusil est sur place de vingt-cinq ou trente francs. Un pistolet se vend dix à douze.

Les Does n'ont d'autre impôt que l'obligation de fabriquer avec le fer que leur envoie le roi de Xieng Tong un nombre de fusils qui dépasse parfois deux cents dans une année. Le commandant de Lagrée estimait la production totale des fabriques d'armes de Samtao à trois mille fusils par an, et la population Doe agglomérée sur le plateau à dix mille âmes.

À Ban Kien, le commandant de Lagrée avait rencontré un singulier voyageur, bon vieillard à la physionomie placide, que les habitants désignaient sous le nom de Sélah, ce qui veut dire « homme qui sait beaucoup ». C'était une sorte de médecin ambulant, d'origine Phong, qui colportait partout sa science et ses remèdes, sans se fixer jamais nulle part, et sans demander d'autre salaire que le logement et la nourriture. Il avait mis trois ans à venir d'Ava. Ces sortes de gens ont une grande réputation d'honnêteté et inspirent partout le plus grand respect.

Le 11 septembre, nos voyageurs étaient arrivés au confluent du Nam Leuï et du Nam Lem. Cette dernière rivière vient du Muong de ce nom et est aussi considérable que la première. Le lendemain, ils couchèrent à Muong Oua, joli village situé dans une petite plaine fort riche et fort habitée. Quelques jours auparavant avaient eu lieu en ce point des fêtes en l'honneur des Phi, ou « revenants », fêtes dont le but est de conjurer les maladies. Pendant ces fêtes, qui durent plusieurs jours, personne ne peut entrer dans le Muong. Des écriteaux placés sur les routes préviennent les voyageurs, et leur indiquent l'amende qu'ils encourent s'ils transgressent cette défense. Au cheval qui lui avait été donné par le roi de Xieng Tong, le commandant de Lagrée en avait joint deux autres qui lui avaient coûté une centaine de francs chacun. Ces trois animaux allaient faciliter nos excursions et diminuer le nombre de nos porteurs de bagages.

Le 14 septembre, nous finies nos visites officielles aux diverses autorités de Muong You. Nous commen-çâmes par le conseil des mandarins, que présidait un frère du roi, jeune homme à peau fine et blanche, un peu gras et fort timide, qui ne savait que faire de sa personne. Ses doigts grassouillets étaient chargés de bagues, et ses oreilles de pendants en or. Il était vêtu d'une grande étoffe quadrillée lui servant de langouti, d'une veste en satin, et d'un grand turban bouffant sur la tête. On portait derrière lui un parasol doré à très-longue hampe.

Après le séna, nous rendîmes visite à l'officier birman. Soit que nous fussions mal prévenus en faveur de cette catégorie de fonctionnaires, soit que réellement la race birmane ne puisse soutenir la comparaison avec les Thaï du nord, à la peau presque blanche et à la physionomie distinguée, nous trouvâmes une figure ignoble à ce représentant du roi d'Ava. Rempli de son importance et désireux de produire une forte impression sur nous, il ouvrit à peine la bouche, lança au ciel des regards inspirés, et laissa à sa femme le soin de faire tous les frais de la conversation. Le passe-port de Xieng Tong, dont le commandement de Lagrée arrivait muni avait dès le début coupé court à ses objections; n'ayant pas à nous faire sentir sa puissance, il se contenta de nous fatiguer de ses airs solennels. Nous le quittâmes bien vite pour aller chez le roi.

La résidence de celui-ci s'élève sur un des mamelons qui dominent la ville, et l'on y jouit d'une vue fort étendue. Le palais est vaste, construit en bois durs et d'une menuiserie très-soignée. Le roi nous reçut dans une grande salle, où le jour ne pénétrait qu'à travers  d'étroites fenêtres cachées par des tentures de soie. C'est un jeune homme de vingt-six ans, à la figure distinguée et infiniment gracieuse. Il était vêtu de satin vert à fleurs rouges, et les feux des rubis qu'il portait aux oreilles éclairaient les soyeux reflets de son riche costume. Il était assis sur des coussins brodés d'or. Tout autour de lui étaient rangés, dans une attitude respectueuse, les mandarins du palais; à ses pieds étaient placés le sabre et les vases en or, richement ciselés, indices de la dignité royale.

Nous nous assîmes devant le prince, et l'on plaça devant chacun de nous un plateau contenant les boîtes dont se servent les Laotiens pour enfermer les divers éléments de la chique. Plateau et boites étaient en argent repoussé. Ce luxe oriental nous eût éblouis davantage si aux ustensiles indigènes, très-riches et de forme très-décorative, n'étaient venus se mêler quelques objets européens fort prisés dans le Laos, mais d'un cachet trop vulgaire à nos yeux. Tels étaient des chapelets de bouteilles vides, suspendus de la façon la plus apparente aux colonnes de la salle.

Le roi s'étudia à ne nous dire que des paroles aimables. Il exprima au commandant de Lagrée tous ses regrets de l'obligation qui avait été imposée à celui-ci d'aller à Xieng Tong, et il en rejeta la faute sur le Birman de Muong Yong.

D'après les usages laotiens, les chefs des villages étaient tenus de nous faire, à notre passage, des cadeaux en nature. Nous les avions toujours refusés, ou du moins nous avions toujours payé les objets qui nous étaient offerts. Le roi nous demanda le motif de ce refus : « C'est que nous ne voulons pas, dit le commandant de Lagrée, que les pauvres gens aient à souffrir de notre présence. - Mais, de moi, répliqua gracieusement le roi, vous daignerez sans doute accepter quelque chose ? » Il nous fit ensuite maintes questions sur la France, donna à la conversation un ton vif et enjoué, et sut déployer une grâce simple et affable qui fit notre conquête à tous.

Le lendemain, le roi fit prier M. de Lagrée de revenir le voir. Leur entretien eut un caractère plus intime; la vue des Européens réveillait chez cet intelligent jeune homme des désirs d'émancipation du joug birman, que les  procédés  administratifs  de  ces  derniers  ne  justifient  que  trop.  À Muong Yeu, le roi avait su reléguer l'agent birman à l'arrière-plan, et il affectait, en toute occasion, de ne tenir aucun cas de sa présence.

« Là où sont les Européens, disait-il au commandant de Lagrée, la guerre et les troubles cessent, le commerce et les populations augmentent ».

Ce n'était pas là le premier symptôme que nous eussions saisi d'une prochaine insurrection de ces peuples, les Birmans sont trop présomptueux pour la prévoir, trop maladroits pour la prévenir.

Le roi de Muong Yeu affirmait que son royaume abondait en gisements métallurgiques. D'après lui, il y aurait de l'or, de l'argent, du fer et des pierres précieuses dans les montagnes qui enserrent le Nam Leuï. À l'appui de son dire, il montra à M. de Lagrée un très-bel échantillon de minerai de fer oligiste et quelques grenats; malheureusement il était impossible d'en désigner ostensiblement les gisements sans s'exposer à voir les Birmans en rendre l'exploitation obligatoire pour les indigènes, afin de prélever une dîme sur le produit. « Mais restez ici quelque temps et je pourrai vous y faire conduire en cachette », ajoutait le roi. M. de Lagrée avait trop de raisons de quitter le plus vite possible le territoire soumis aux Birmans pour accepter ces propositions.

Le 16 septembre, le roi vint nous rendre notre visite, et passa la plus grande partie de la journée dans notre sala. Il était accompagné de sa soeur aînée et de quelques-unes de ses femmes. Cette entrevue fut des plus cordiales et des plus intéressantes. Après les démonstrations obligées sur l'usage de nos armes et de nos ustensiles européens, M. Delaporte essaya de faire sentir à nos hôtes les charmes de la musique française. L'air de Marlborough, les motifs les plus gais et les plus entraînants de la Belle-Hélène n'obtinrent qu'une attention distraite; mais à peine les premières notes du Hiserère eurent-elles résonné sous l'archet du musicien, que le plus profond silence se fit : une sensation inconnue sembla se révéler aux auditeurs indigènes; cette musique sentimentale trouvait un écho chez eux..

Le lendemain, le frère du roi et le reste de la famille royale vinrent à leur tour assister à l'exhibition de nos bagages et s'initier aux mêmes jouissances. La race thaï est douée, surtout dans le Nord, d'une curiosité intellectuelle et d'une délicatesse naturelle de goût qui lui permettraient bien vite, sous d'autres maîtres que les Birmans, d'occuper une place honorable parmi les peuples civilisés. Les progrès rapides qu'ont fait les Siamois depuis qu'ils sont en contact avec les Européens en sont une preuve frappante, et encore, de tous les rameaux de la branche thaï, le rameau siamois est-il celui qui nous parait le moins accessible aux sentiments élevés.

Dans l'intervalle de ces visites avait eu lieu l'échange des cadeaux habituels. Les libéralités du roi s'étendirent jusqu'à notre escorte, dont chaque personne reçut une pièce d'étoffé suffisante pour se faire un vêtement. Aux officiers, le roi donna des boites en argent ciselé, d'un travail fort délicat.

J'ai déjà dit, je crois, que le roi de Muong Yeu est frère du roi de Xieng Tong, mais d'une mère différente. Entre lui et son frère aîné est un autre frère, qui réside depuis longtemps à Ava, et que le roi de Muong Yeu n'a jamais vu. Ce prince est sans doute celui que Mac Leod a vit à Xieng Tong (son journal dans les Parliamentary papers pour 1869), et qu'il désigne sous le nom de Chao Patta-Woun. La cour de Birmanie le garde probablement en otage pour s'assurer de la fidélité de ses frères, le troisième des fils du Tsoboua, qui a reçu  Mac  Leod  et dont l'aîné  est le souverain  actuel de Xieng Tong, était le prédécesseur du roi de Muong You; il est mort en 1862, époque à laquelle son neveu est monté sur le trône.

Nous quittâmes Muong Yeu le 18 septembre. Nos chevaux et nos bagages traversèrent la rivière sur un radeau et prirent la route de Muong Long, qui était notre prochaine étape dans la direction de Xieng Hong. Muong Long est le chef-lieu de l'une des douze provinces dont se compose cette dernière principauté. Quant à nous, nous nous embarquâmes sur le Nam Leuï, dont nous descendîmes rapidement le cours sinueux. Nous nous arrêtâmes un instant à Muong Leuï, charmant village entouré de plantations d'aréquiers; cet arbre commence à devenir fort rare, et son fruit atteint, dans cette région, un prix considérable. Au delà de Muong Louï, la rivière s'encaisse entre des collines boisées; son cours, jusque-là paisible, devient torrentueux. En s'engageant dans le dédale inextricable des petites montagnes qui bordent les rives du Cambodge, elle cesse d'être navigable. Après une heure trois quarts de navigation totale depuis Muong Yeu, nous débarquâmes sur la rive gauche de la rivière, auprès d'un caravansérail où devaient venir nous rejoindre notre escorte et nos bagages. Ils n'arrivèrent que fort tard dans la soirée : la route, en grande partie détruite par les pluies, avait été fort pénible pour les hommes et les chevaux.

Le lendemain matin, nous nous engageâmes dans le sentier en zigzag qui gravit la chaîne de collines au pied de laquelle nous avions campé. Nous suivîmes pendant toute la matinée une ligne de faîte sinueuse. Nous jouissions de là du panorama varié de chaînes irrégulières, dont les pentes, assez douces, sont couronnées par des villages Does et sillonnées par les routes bien entretenues qui y conduisent.

Le vert tendre et ondoyant des cultures, pratiquées dans les bas-fonds ou suspendues à mi-côte, repose agréablement le regard de la teinte uniforme et sombre des forêts qui couvrent les parties hautes. Nous déjeunâmes sur les bords d'un ruisseau qui coulait dans la direction du nord : nous avions, encore une fois, changé de bassin. Une descente de plusieurs heures nous amena hors de la région montueuse qui forme la ligne de partage des eaux, et nous entrâmes dans une étroite et longue vallée, couverte de rizières et de villages et qu'arrosait, en se dirigeant vers le nord-nord-est, une jolie rivière, le Nam Nga, qui paraissait venir de l'ouest. Nous traversâmes ce cours d'eau en ayant de l'eau jusqu'aux épaules. Le passage guéable était étroit et le courant rapide; aussi quelques-uns d'entre nos porteurs perdirent-ils pied : ils en furent quittes pour atteindre l'autre rive à la nage sans perte ni grande avarie pour les objets dont ils étaient chargés. Une fois sur la rive gauche du Nam Nga, nous nous hâtâmes de traverser les rizières qui s'étendent sur ses rives, pour rejoindre la route moins boueuse et plus ombragée qui serpente au pied des collines du flanc gauche de la vallée. La flèche aiguë d'un tât nous signalait de loin Muong Long, gros bourg de quinze à dix-huit cents âmes, construit sur les bords du Nam Kam, petit affluent du Nam Nga. Nous traversâmes cette rivière sur un pont en pierre à voûte surbaissée, dont le parapet était orné de lions sculptés, qui gisaient renversés sur le sol. Le pont se continuait par une chaussée, pavée avec des briques placées sur champ. Un pareil luxe de viabilité était bien fait pour provoquer notre enthousiasme. À coup sûr, ce pont, cette chaussée, n'étaient point l'œuvre des Laotiens; ils en profitaient sans savoir les entretenir. La construction du pont excita une admiration presque égale à celle que plus d'un an auparavant nous avions ressentie à la vue des monuments d'Angcor. La voûte révélait une science supérieure à celle des Cambodgiens; c'était bien là une oeuvre de cette civilisation chinoise dont le Birman de Muong Yong nous prônait les merveilles. Nous nous trouvions aux portes de cette terre promise, et nos fatigues touchaient à leur fin. Ce séduisant espoir se changea en certitude, quand, au milieu de la foule des curieux qui commençaient à nous assiéger, nous découvrîmes deux Chinoises. Leurs robes longues et leurs chaussures pointues à hauts talons tranchaient trop vivement au milieu des costumes laotiens pour ne pas attirer immédiatement nos regards. J'étais à peu près le seul membre de la Commission qui fût déjà, et de longue date, familiarisé avec la vue des habitants du Céleste-Empire; aussi fut-ce avec une joie d'enfant qu'elle accueillit cette première apparition de la femme chinoise, qui était une bien petite récompense de tant de fatigues. Cette vue, d'ordinaire, s'obtient à moins de frais, surtout quand on est marin. Les Chinoises en question étaient vieilles, sales et décrépites, mais elles avaient de petits pieds : cela suffisait pour affirmer leur nationalité d'une manière incontestable et justifier l'admiration de mes compagnons de route.

Nos premières relations avec les autorités du pays furent excellentes. Le chef du village ne fit aucune difficulté pour remplacer les porteurs qui nous avaient amenés de Muong You. Par un mode de convocation assez semblable à ce qui se pratique dans les petites villes de France, il fit battre du tambour pour réunir les hommes qui nous étaient nécessaires; mais le lendemain, au milieu de nos préparatifs de départ, une lettre arriva de Xieng Hong qui renversa toutes nos espérances et coupa court à notre enthousiasme. Elle portait en substance ceci : « Des koula - c'est le nom que l'on donne aux étrangers dans le nord de l'Indo-Chine - viennent, dit-on, de Muong Yong; s'ils arrivent à Muong Long et que ce ne soient pas des marchands, vous ne leur laisserez pas continuer leur voyage vers Xieng Hong, mais vous leur ferez reprendre la route par laquelle ils sont venus. Xieng Hong ne dépend pas seulement de la Birmanie, mais aussi de la Chine. »

Une réponse analogue, d'une forme plus polie peut-être, avait été faite déjà à Mac Leod par les autorités chinoises du Yun-nan; nos frontières, avait-on écrit à l'officier anglais, sont ouvertes aux commerçants de tous les pays; mais il n'est jamais arrivé que des officiers représentant une puissance étrangère aient pris cette route pour se rendre en Chine. La ville de Canton a été ouverte aux Européens pour leurs communications avec le Céleste-Empire : c'est là qu'ils doivent s'adresser. Depuis 1837, époque à laquelle cette fin de non-recevoir était adressée à Mac Leod, les relations de la Chine avec l'Europe ont singulièrement changé de nature. Les guerres de 1840, de 1858 et de 1860 ont rendu le gouvernement chinois moins exclusif et plus traitable; nous étions munis d'ailleurs de passe-ports réguliers de la cour de Pékin, et les autorités chinoises du Yun-nan avaient dû être prévenues de notre arrivée. Je ne partageais donc pas l'opinion de M. de Lagrée, qui vit dans cette lettre un refus de passage provenant des autorités chinoises de Muong La, nom donné par les Laotiens à la ville chinoise de Semao, située à quelques journées au nord-nord-est de Xieng Hong. Ce refus indirect, qui ne mettait en cause que le séna de Xieng Hong sans engager la responsabilité de la cour de Pékin, paraissait à M. de Lagrée une de ces habiletés diplomatiques dont les Chinois ont le secret; j'y voyais au contraire une perfidie du Birman de Xieng Tong, que je soupçonnais d'avoir fait prévenir secrètement son collègue de Xieng Hong de nous barrer le passage. Comme on le verra plus tard, ni l'une ni l'autre de ces prévisions n'était exacte.

M. de Lagrée prit le parti d'envoyer à Xieng Hong son interprète Alévy porter une lettre aux autorités de cette ville; cette lettre expliquait le but de notre mission et insistait sur les autorisations déjà données par les autorités laotiennes et birmanes de Xieng Tong et sur les lettres de passage, solennellement délivrées par Pékin et signées du prince Kong, dont la Commission était porteur. M. de Lagrée demandait qu'il lui fût au moins permis d'aller jusqu'à Xieng Hong pour s'expliquer devant le séna de cette ville. Alévy partit à cheval le 21 septembre.

La saison des pluies touchait à sa fin et ne se signalait plus que par quelques orages. Les routes se séchaient; la circulation devenait facile. La petite vallée du Nam Kam, le long de laquelle s'échelonnent les maisons de Muong Long, est pleine de sites charmants et ses gorges giboyeuses invitaient les chasseurs à se mettre en campagne. Nous y fûmes témoins du dernier exploit cynégétique que les tigres, qui se faisaient de plus en plus rares dans la contrée, devaient accomplir sous nos yeux. L'un d'eux abattit devant quelques-uns d'entre nous un cerf dix-cors de la plus belle taille. Cet exploit, loin de lui fournir le repas sur lequel il avait compté, lui valut une décharge fort inattendue qui le fit rentrer, blessé et rugissant; dans les profondeurs de la forêt, où il était aussi difficile qu'imprudent de le suivre. Les collines qui encaissent le cours de la rivière sont d'un facile accès; du haut de leurs croupes boisées, qui viennent mourir en pentes douces à l'entrée de la vallée du Nam Nga, les membres de la Commission, dessinateurs ou géographes, découvraient des paysages ou des panoramas de montagnes bien faits pour les séduire. Les deux sommets entre lesquels vient déboucher le Nam Kam sont couronnés par deux tâts qui devaient attirer l'attention d'un archéologue comme M. de Lagrée. Nous pûmes donc employer plus agréablement qu'à Muong Yong les loisirs forcés que nous faisaient par leurs refus les autorités de Xieng Hong.

Des deux tâts que je viens de signaler, l'un, celui qui est au sud de la ville, est bien entretenu et s'élève sur une vaste plate-forme du haut de laquelle on découvre toute la vallée. Il s'appelle tât Poulan; il est de construction récents, n'a qu'une seule flèche et une petite enceinte ornée de quatre petites niches et de docbo pour les offrandes. Le tât du nord, appelé tât Nô, est construit comme le précédent en ciment et en briques. Il parait plus ancien et il est aujourd'hui abandonné. Ce monument est d'un caractère original et de bon goût, et, s'il était construit en pierres, sa valeur serait réelle. D'une base ronde de douze mètres de diamètre sur deux mètres de hauteur, se dégagent une flèche centrale de dix-huit mètres d'élévation et huit flèches plus petites, au pied desquelles sont des niches faisant saillie et renfermant des statues. Chaque tourelle est surmontée d'une aiguille en fer et de la couronne birmane; les moulures sont faites avec soin l'ornementation est sobre et ne comporte que des feuilles et des fleurs de lotus, L'enceinte extérieure représente des serpents dont les têtes se retournent et font face au monument à l'ouverture des portes.

Jadis Tât Poulan et Tât Nô étaient dorés. En arrière de chacun d'eux est un abri couvert. Le second de ces deux monuments porte l'empreinte de l'architecture birmane telle qu'elle apparaît dans les monuments de la fin du dernier siècle, dans les édifices ruinés de Mengoun et les autres constructions que l'on trouve à Ava et dans le voisinage.

Le marché qui se tient tous les cinq jours à Muong Long est un des plus considérables que nous eussions encore rencontrés. On y retrouve ces petits restaurants en plein air, si nombreux dans les villes chinoises et qui sont indispensables aux foules affairées. Du coton qui est apporté par les sauvages Khos, très-nombreux dans les environs, et qui se vend de quarante à quatre-vingts francs le piçul, un peu de soie grège de qualité assez grossière, de la cire, du fer, du plomb, soit pur, soit à l'état de minerai, du minerai d'antimoine qui est employé comme remède, du bétel et de l'arec de montagne, des melons, des giraumons, des aubergines, des pastèques, des pommes, des prunes, des goyaves, des oignons, du piment, du poivre, des grappes d'astrus qui servent à fabriquer de l'huile, du tabac, de l'indigo solide, des oeufs, du poisson frais, de la viande de porc et de buffle, représentent la part de la production locale. Des cotonnades anglaises; du sel qui sert souvent de monnaie dans les transactions et qui vient de la rive gauche du Mékong; des écheveaux de soie d'origine chinoise, des boules de gambier et de l'arec desséché venus de Xieng Mai; quelques objets de mercerie et de quincaillerie, tels que glaces, peignes, balances, aiguilles, d'origine anglaise ou chinoise, forment la part de l'importation.

Presque tout le monde, et surtout les sauvages Khos, parlent ici le dialecte chinois du Yun-nan.

Le 25 septembre, nous arriva une nouvelle lettre des mandarins de Xieng Hong, accompagnée d'un mot d'Alévy. Il était dit dans la lettre des mandarins que l'année passée, un ordre était venu du Yun-nan, prescrivant de ne pas laisser passer les étrangers sans prévenir immédiatement les autorités du Muong Ho (Yunnan). C'était là du moins le sens général d'un message que, privé de son interprète, M. de Lagrée ne pouvait déchiffrer qu'imparfaitement, Alévy faisait dire en même temps à M. de Lagrée - et c'était là l'important que le séna consentait à ce que la commission française poursuivit sa route jusqu'à Xieng Hong.

Nous partîmes de Muong Long le 27 au matin. À quelque distance de ce village, l'ancienne chaussée chinoise, qui a cessé d'être entretenue, disparaît, et nous n'en retrouvâmes plus que quelques vestiges de loin en loin. La route reste néanmoins assez belle : de petits ponts couverts et ornés de bancs, jetés sur les ruisseaux ou les canaux d'irrigation, offrent de distance en distance des lieux de repos heureusement ménagés. La vallée, dont la route côtoie la chaîne de gauche, est très-peuplée et cultivée; nous traversions un village tous les quarts d'heure. Vers midi, nous franchîmes sur un pont en bois une large rivière, le Nam Pouï, venant du nord-ouest et qui me parut être le cours d'eau principal dont le Nam Nga n'était qu'un affluent. La vallée de cette dernière rivière prenait fin, et devant nous, dans toutes les directions, des chaînes de petites collines fermaient la route. Nous nous arrêtâmes le soir sur la lisière de cette région montagneuse et nous couchâmes au village de Sieng Bang.

Le lendemain, 28 septembre, nous nous engageâmes dans un dédale de petites vallées et de collines aux croupes arrondies et aux pentes boisées, au milieu, desquelles la route disparaissait souvent dans des fondrières, mais dont l'aspect pittoresque et les paysages variés nous faisaient oublier la viabilité imparfaite. Plus nous avancions dans cette région nouvelle, plus la végétation et le caractère des sites revêtaient un aspect singulier. Pour des gens habitués depuis longues années à la physionomie particulière de la nature tropicale, il y avait à ce changement un plaisir et une nouveauté extrêmes c'était comme un ressouvenir inconscient de la patrie que nous retrouvions à chaque détour de ces vallées étroites. La population, composée presque entièrement de Khos, contribuait encore à accentuer ce changement.

Une certaine activité commerciale régnait sur la route. Des caravanes de boeufs porteurs, transportant du plomb, du coton, du tabac, du thé, et venant de Xieng Hong, nous croisaient à chaque instant. Nous étions aussi peu habitués à ce mouvement qu'au pays lui-même et notre voyage en recevait un nouvel attrait.

Le troisième jour de notre départ de Muong Long, nous débouchâmes dans la grande plaine de Xieng Hong, par la vallée de l'un des affluents du Nam Ha; c'est au confluent de cette rivière et du Mékong que s'élève le chef-lieu des Chip song Panna. Nos porteurs, qui s'étaient engagés à faire en trois jours le trajet total, étaient exténués. Leurs pieds gonflés, leurs épaules meurtries excitèrent notre compassion, et nous consentîmes à les laisser s'arrêter à quelques kilomètres de la ville, sous condition qu'ils nous rejoindraient le lendemain à la première heure. Nous traversâmes d'un pas rapide la large plaine où des villages récemment reconstruits s'élevaient à côté des ruines qu'avaient faites les dernières guerres; nous passâmes en bac le Nam Ha, à côté d'un pont en bois détruit et, à quatre heures et demie du soir, nous nous arrêtâmes à une pagode située en dehors de l'enceinte en terres levées de la ville.

Alévy nous attendait avec impatience. Il avait été fort mal reçu par les autorités locales. Dès son arrivée on avait voulu le forcer à rebrousser chemin. Alévy connaissait trop ses compatriotes pour céder à leurs menaces : « Faites de moi ce que vous voudrez, avait-il répondu, tuez-moi si cela vous fait plaisir, mais jamais je n'oserai retourner auprès du chef qui m'a envoyé, sans une réponse favorable. Je crains plus sa colère que la vôtre, et si vous connaissiez mieux les gens à qui vous avez affaire, vous ne vous exposeriez pas de gaieté de coeur à les pousser à bout. Je n'ose répondre de ce qu'ils pourront faire à Muong Long, si vous persistez dans votre refus de les laisser venir, et il serait plus sage de les admettre en votre présence : la vue des plus grands personnages du pays les forcerait sans doute à se contenir et vous leur feriez entendre plus facilement raison ». Ce mélange d'intimidation et de flatterie avait produit son effet. On nous avait donc envoyé l'autorisation de venir à Xieng Hong, mais cette autorisation ne préjugeait en rien la décision qu'il restait à prendre au sujet de la continuation de notre voyage. Alévy n'avait réussi à voir ni le roi, ni le chef birman, ni le mandarin chinois qui résidait à Xieng Hong. La veille de notre arrivée, il y avait eu une longue discussion au séna, et le jour même, de grand matin, le Chinois était parti avec une lettre pour Muong La.

En somme, on ne parut pas nous faire trop mauvaise figure, et les difficultés que nous avions encore à vaincre étaient sans doute plus facilement surmontables que celles que nous avait opposées la mauvaise volonté des autorités birmanes de Xieng Tong.

La ville de Xieng Hong, depuis sa destruction par Maha Say, gouverneur de Muong Phong, s'est reconstruite au nord du confluent du Nam Ha, et si la plaine elle-même est très-habitée, la nouvelle ville n'a encore attiré qu'un très-petit nombre de résidents fixes; c'est plutôt encore l'emplacement d'un marché qu'un centre de population.

Le marché se tient presque tous les jours cinq fois par semaine et contient en plus grande abondance toutes les denrées que nous avons énumérées déjà pour Muong Long. Le Mékong, dont je demande pardon de n'avoir point encore parlé, coule à très-peu de distance de la ville. Il a en cet endroit de trois à quatre cents mètres de large, et il coule paisiblement entre de hautes berges bordées de bancs de sable. Ses eaux avaient déjà baissé de cinq mètres et il avait dû atteindre son niveau maximum pendant notre séjour à Muong Yong.

Un peu au-dessous de la ville et après avoir reçu les eaux du Nam Ha, le fleuve se rétrécit brusquement et des collines s'élèvent sur ses rives. C'est là, sur la rive droite, que se trouvent les ruines de l'ancienne ville, celle-là même dont Mac Leod avait déterminé la position en 1837. En amont a lieu un rétrécissement analogue, et, à en juger par l'horizon de montagnes qui limite la vue à l'est et au nord, il semble que le Mékong s'engage définitivement au milieu des chaines d'origine tibétaine où il va prendre ses sources.

D'après la chronique du Tât de Muong Yong, Xieng Hong semble avoir été le premier siége de la puissance laotienne dans la vallée supérieure du Mékong. C'est la ville nommée Tché-li par les cartes et les historiens chinois. L'importance de son rôle historique nous faisait rechercher avec intérêt tous les vestiges qui pouvaient nous parler de ce passé inconnu. Une de nos premières visites fut donc pour les ruines de l'ancienne ville, qui se trouvent à une heure de marche au sud de la pagode où nous étions campés. Nous ne retrouvâmes, au milieu des hautes herbes qui en avaient déjà envahi l'emplacement, que l'ancien palais des rois et une pagode qui méritassent d'attirer l'attention. Celle-ci surtout, construite presque au sommet de la colline sur les flancs de laquelle s'étagent les ruines, nous présenta une originalité d'architecture et d'ornementation qui tranchait vivement sur tout ce que nous avions vu jusque-là au Laos. Elle repose sur un soubassement que l'on franchit par une dizaine de marches et elle est entourée, de trois côtés sur quatre, par une galerie dont les murs sont décorés de peintures chinoises. Les sujets en sont nouveaux, les couleurs meilleures; l'ensemble accuse un art plus avancé : on y voit des villes assiégées dans lesquelles la vue plonge jusqu'à l'intérieur des maisons; les combattants sont, d'un côté, des gens qui portent le toupet siamois et dont le teint est assez blanc ; dans leurs adversaires, on croit reconnaître des Birmans : leur teint est noir, et des étoffes coloriées leur ceignent les jambes; ils portent égaiement le toupet et jouent toujours le rôle de vaincus. Il y a aussi quelques scènes de vie champêtre où l'on trouve quelques animaux bien exécutés et de très-bonnes poses de Chinois. L'intérieur de la pagode est complètement lambrissé en bois sculpté; les murs sont coupés de nombreuses fenêtres. Les encoignures des charpentes représentent des guirlandes de fleurs, d'un mouvement très-gracieux, et qui donnent à la pagode un grand air de richesse. Les colonnes qui soutiennent le toit sont renflées au milieu : elles se composent d'une pièce centrale autour de laquelle ont été rapportés des placages. Tout autour de la pagode se trouvent les constructions habituelles, logements des bonzes, tombeaux, etc.

C'est au-dessous de cette pagode que se trouvé le palais du roi. C'est une vaste construction en briques dont les murs extérieurs sont encore debout. Les briques sont de deux espèces; les unes sont rouges et de petite dimension, les autres sont grandes et d'une couleur grise qui les fait ressembler à des moellons de pierre. Quelques lions ou quelques chiens en grès sculpté gisent çà et là dans les herbes. Ce fut dans ce palais, dont toutes les parties en bois ont été détruites par l'incendie, que fut reçu le capitaine Mac Leod au mois de mars 1837.

La pagode où noue résidions était encombrée d’éléphants et de chevaux en coton, surmontés d'énormes tours en bambou et en papier colorié. Une grande fête avait eu lieu le 4 octobre à une pagode voisine : cette fête, qu'on appelle la fête Selac, se célèbre à l'occasion de la fin des pluies. Rien de plus risible et de plus enfantin que ces reproductions de la nature auxquelles les plus graves gens de la localité ont consacré depuis un mois le meilleur de leur temps. Elles sont sans doute moins intéressantes que les édifices de neige construits par les gamins en Europe et dont on ne songe pas à encombrer les églises. Des réjouissances plus viriles avaient eu lieu sur le fleuve, le long duquel des courses de pirogues avaient, pendant deux jours, fait refluer toute la population. Des illuminations très-pittoresques avaient, le soir, éclairé de lueurs fantastiques les eaux, la ville et les montagnes voisines.

Après quelques pourparlers; le Séna se décida à recevoir le commandant de Lagrée. Cette haute assemblée se compose, à Xieng Hong, de quatre grands mandarins et de huit autres d'un rang inférieur, représentant chacun l'une des douze provinces qui forment le royaume. Il est présidé par le Momtha, appelé aussi par quelques-uns le Chao Xieng Ha, titre équivalent à celui de premier ministre. Le Momtha était un vieillard à cheveux blancs, au corps replet et à la physionomie placide: il avait trop d'expérience pour ne pas comprendre à quels inconvénients il s'exposait s'il s'obstinait à refuser le passage à des gens réellement autorisés par le prince Kong à pénétrer en Chine. Le commandant de Lagrée avait encore augmenté sa perplexité en observant la plus grande réserve sur le but de son voyage et sur les moyens qu'il jugerait à propos d'employer pour faire prévaloir ses désirs. Il s'était contenté de demander aux autorités locales de choisir dans le plus bref délai possible entre les deux solutions suivantes : ou refuser par écrit d'une façon claire et motivée la continuation de notre voyage (et M. de Lagrée ferait de cette pièce tel usage qui lui semblerait bon), ou bien nous donner en quarante-huit heures les moyens de faire route pour Muong La. Des décisions aussi nettes et aussi tranchées étaient peu du goût du séna de Xieng Hong. Mais, incapable de concevoir qu'un étranger pût se montrer aussi ferme et aussi résolu, sans avoir à sa disposition une force réelle ou sans être certain d'un appui sérieux, il n'osait guère risquer de mécontenter davantage le chef de la mission française. Celui-ci s'était hautement plaint de l'inconvenance dont on s'était rendu coupable envers lui en l'arrêtent à Muong Long. Les mandarins se trouvaient visiblement déconcertés par cette assurance, et ils consentirent au plus tôt à notre réception officielle, espérant y trouver un moyen de sortir d'embarras.

Cette réception eut lieu le 3 octobre. À gauche et en arrière du Momtha était assis le mandarin birman; à droite était une placé vide, réservée au mandarin chinois, absent en ce moment de Xieng Hong; tout autour étaient rangés les membres du séna.

Le commandant de Lagrée exhiba d'abord la lettre du roi de Xieng Tong et celle du Pou Souc. Son collègue de Xieng Hong, qui porte le titre de Cha-kaï, fit observer que ces lettres ne mentionnaient que l'autorisation de se rendre à Xieng Hong, ce à quoi un mandarin Thaï répliqua qu'il ne pouvait en être autrement, puisque Xieng Hong dépendait de la Chine et que les autorités de Xieng Tong n'avaient pas le droit d'indiquer, sans le consentement du roi d'Alevy, une destination plus éloignée. L'opposition du Birman fit d'ailleurs plus de bien que de mal à notre cause, et il nous parut qu'on le traitait fort lestement. Le commandant de Lagrée montra ensuite les passe-ports chinois. Ils ne produisirent aucun effet; la signature était inconnue, et l'un des membres les plus influents du séna; le Phya luong Mangkala, s'écria que tout cela ne venait pas du Maha séna et qu'on ne savait ce que cela voulait dire. Alors le commandant de Lagrée tira lentement de son enveloppe la lettre adressée à notre sujet par le prince Kong au vice-roi du Yun nan. Le plus grand silence se lit, un Chinois secrétaire en fit la lecture devant l'assistance prosternée par respect; il déclara que cela venait bien de Pékin, que les mandarins français étaient des gens honnêtes et d'un rang très-élevé, et qu'il convenait de nous recevoir le plus amicalement possible. Les physionomies avaient changé à vue d'oeil, et le Momtha n'adressa plus au commandant de Lagrée que des questions obligeantes et de gracieux compliments.

Le chef de l'expédition demanda alors à voir le roi et à partir le plus rapidement possible. il fut convenu que Sa Majesté nous recevrait le 5 et que nous partirions le 6 octobre.

Le 5, au moment ou la commission se rendait au palais du roi, les mandarins élevèrent des difficultés qui faillirent faire différer notre réception : Ils désiraient connaître à l'avance les cadeaux que nous allions offrir à Sa Majesté. Nulle part, pendant notre voyage; on n'avait élevé cette prétention. M. de Lagrée répondit qu'il ne connaissait point encore le roi, et qu'il ne se déciderait dans le choix des présents qu'après l'avoir vu. « Je n'ignore pas les usages, ajouta-t-il, mais, venu de loin, il ne me reste plus grand'chose. Cependant, après avoir vu le roi, je chercherai ce qui; dans les objets que je possède encore, peut avoir pour lui; à défaut d'autre mérite, celui de la nouveauté ». Cette réponse fut transmise au roi; qui donna l'ordre d'introduire les officiers français.

Sa Majesté habitait provisoirement une mauvaise maison en bambou; de très-chétive apparence. La salle de réception avait été ornée à la hâte de tapis chinois ramassés un peu partout; et pour donner une haute idée de là puissance du souverain; on avait réuni trois où quatre cents hommes pris au hasard, armés et costumés de la façon la plus irrégulière, et tenant de la façon la moins martiale des fusils à pierre; des lances et des sabres; rouillés pour la plupart et peu en état de servir.

Après une assez longue attente, le roi parut, l’assemblée s'inclina, les trompes résonnèrent, quatre petites espingoles firent feu. Nous vîmes un jeune homme de dix-neuf à vingt ans, dont le costumé ressemblait fort à celui des paillasses de nos foires, il était coiffé d'un grand chapeau chinois orné de clochettes et vêtu d'une tunique en soie rouge, à dessous vert, et d'un pantalon blanc; il avait à la main un sabre à fourreau d'ivoire sculpté. Il s'assit sur un canapé, les jambes croisées; raide comme un mannequin et prononça quelques monosyllabes que le Phya luong Mangkala traduisit à M. de Lagrée, en longues questions; sur le but de notre voyage; le pays d'où nous venions; etc… On fit ajouter à Sa Majesté que nous pourrions partir quand cela nous conviendrait. Puis on servit une collation composée de melons, de pamplemousses et de goyaves. Le roi se retira, entouré des mêmes honneurs qu'à son arrivée. Il paraît subir sans résistance la tutelle des grands mandarins.

Le commandant de Lagrée lui fit envoyer, le lendemain, un stéréoscope, une pièce d'étoffe algérienne, des images, de la poudre et quelques menus objets pour les mandarins, le tout valant à peine une centaine de francs. Ici, notre pauvreté pouvait se couvrir de la mauvaise humeur que nous avaient inspirée les premiers procédés des autorités locales.

Je n'avais point assisté à la réception du roi de Xieng Hong. Le peu de temps que nous avions à passer en ce point m'avait décidé à mieux employer ma journée. Nous devions, à partir de Xieng Hong, nous éloigner du fleuve, pour ne le rejoindre qu'au bout d'un laps de temps que nous ne pouvions prévoir. Une fois en Chine, la rébellion mahométane ne nous interdirait-elle pas de nous rapprocher de ses rives ? Ces motifs de craindre que l'adieu que nous allions adresser au noble fleuve, en quittant Xieng Hong, ne fut le dernier, me déterminèrent à en reconnaître le cours en amont du Xieng Hong, aussi loin qu'il me serait possible en un jour. Je ne retrouvai pas dans cette excursion les paysages solitaires et grandioses qui m'avaient enchanté lors d'une promenade analogue effectuée au-dessus du Tang-ho, quelques jours avant notre arrivée à Muong Lim. Je rencontrai en revanche des difficultés de circulation presque insurmontables. Les rives du fleuve sont encombrées, dans cette région, de forêts de bambou et de buissons épineux, au milieu desquels on est sur de laisser quelques lambeaux de vêtements; voire de peau. D'ailleurs des falaises de roches complètement à pic arrêtent bientôt le promeneur, et il est indispensable d'avoir une barque pour aller plus loin. Les quelques routes qui remontent vers le nord-ouest, direction d'amont de la vallée du Mékong, se tiennent très-éloignées des berges; afin d'éviter les sinuosités assez prononcées que le fleuve, déjà sensiblement rétréci, dessine dans son cours, et elles ne peuvent être d'aucune utilité pour la reconnaissance de ses rives. Je me contentai de constater qu'après son court épanouissement dans la plaine de Xieng Hong, le Mékong reprend cet aspect bizarre et tourmenté, ce lit encombré de roches, ces eaux rapides, étroites et profondes qui le caractérisent à partir de Vien Chan.

Nos compagnons de voyage me mirent au courant de la grotesque réception du roi de Xieng Hong. Il parait que sa royauté a de grandes chances de lui être ravie avant peu, car ses droits au trône sont des plus contestés. Dans l'état de désarroi où se trouvait la contrée après la prise de Xieng Hong par Maha Say en 1851 et la mort de ce dernier, de nombreuses compétitions se produisirent au trône de Xieng Hong. Les Chinois, occupés dans leur lutte contre les Mahométans, ne purent faire triompher leur candidat, homme de cinquante ans et d'une grande naissance. En 1860, les Musulmans, nommés Phasi dans la contrée, s'emparèrent de la ville et n'en furent chassés que deux ans après par les indigènes réunis aux impériaux. La contrée se trouva un moment dans un état de désorganisation telle que les sauvages Kouys, qui habitent au nord de Muong Lem, purent venir ravager et piller la ville Ava, en ce moment, avait entre les mains un fils du roi qui avait été vaincu et mis à mort par Maha Say, et d'une femme du peuple de Muong Long. Ce jeune homme, dont les droits à la couronne étaient infirmés par là basse extraction de sa mère, avait revêtu la robe de bonze, et vivait dans un couvent; il en fut retiré et installé par les Birmans comme roi à Xieng Hong. À la première occasion, les Chinois essayeront de faire prévaloir leur candidat, et la guerre désolera de nouveau ce malheureux pays. Au moment de notre départ, nous reçûmes également de Xieng Tong des nouvelles qui semblaient faire présager une lutte prochaine entre les indigènes et les Birmans. Le roi et le Pou-souc se querellaient au sujet de l'expédition française, et le mandarin birman, mécontent de la trop bienveillante attitude du roi à notre égard, avait recruté un certain nombre de Phongs, pour les joindre aux soldats birmans qui composaient sa garde habituelle. Le roi avait immédiatement fait justice de cette démonstration hostile, en faisant entourer le logement du Pou-souc et en l'y maintenant prisonnier, lui et sa petite armée. Il avait en même temps envoyé des mandarins à Ava pour accuser le Pou-souc et pour demander qu'il fût puni de mort à Xieng Tong même, ou tout au moins qu'il fût renvoyé à Ava pour y être jugé. À l'appui de sa plainte, le roi énumérait les énormes exactions commises par le Pou-souc dans l'exercice de sa charge. L'une d'elles mérite d'être citée : elle ne consistait rien moins qu'en l'enlèvement de l'argent provenant de l'impôt de Xieng Hong. Cet impôt, qui s'élevait à sept tchoï d'or et à mille tchoi d'argent (le tchoi représente un poids de seize mille grammes), était escorté par des mandarins et avait passé par Xieng Tong. Le Pou-souc avait envoyé une troupe d'hommes armés, commandée par son propre frère, pour s'emparer de ce tribut, destiné à la cour d'Ava.

De son côté, Xieng Hong veut chercher querelle à Xieng Tong. Pendant les dernières guerres, beaucoup des habitants de Xieng Hong se sont réfugiés chez les Kuns, qui maintenant veulent les empêcher de revenir chez eux, s'ils ne consentent à payer un impôt variant de trois thes à deux tchap par personne (de deux francs à sept francs). Après la fête de la nouvelle lune, disaient les gens de Xieng Hong, nous allons faire aux Kuns une dernière sommation, et, si on ne nous écoute pas, nous combattrons.

Tel était l'épouvantable gachis dans lequel se trouvaient les affaires politiques du pays que nous traversions.

Chapitre XI (Suite)

Populations mixtes de Xieng Hong. - Voyage de Xieng Hong à Muong La ou Se-mao. - Arrivée en Chine.

L'aspect et les allures de la population de Xieng Hong se ressentaient de la situation troublée du pays. Un grand nombre de gens misérables erraient çà et là sans avoir le courage, en présence d'un avenir aussi incertain, de se fixer quelque part et de se bâtir une demeure. Des réfugiés des régions voisines se mêlaient en grand nombre aux indigènes; parmi eux nous remarquâmes une autre catégorie de Thaï, les Thaï Neua ou Thaï du nord, que la guerre des Phasi avait chassés de leur pays natal, ce pays de Kochampri d'où viennent également les Phongs. Ils ne sont pas tatoués, portent les cheveux longs, une veste bleue, un pantalon de même couleur, large et court, quelquefois des jambières comme les sauvages et un grand turban de couleur foncée, d'une forme aplatie; par dessus leur veste, ils ont ordinairement une sorte de plastron en velours de couleur, orné de passementeries. Les femmes ont un costume analogue, dans lequel la jupe remplace le pantalon. Quelques-unes portent une espèce de petit bonnet. De nouvelles tribus sauvages, distinctes de toutes celles que j'ai déjà énumérées, font leur apparition à Xieng Hong. Les plus intéressantes sont les Lolos et les Yo Jens. Quoique parlant une langue assez différente du chinois, il convient de les rattacher aux populations chinoises du Yun-nan; pour les Laotiens, les Lolos sont d'anciens Hos qui errent en nomades dans le pays. Les Lolos sont assez doux; les Yo Jens passent pour très-habiles au tir du fusil et au métier de voleurs de grands chemins. Ils se réunissent fréquemment par bandes de vingt ou trente pour faire de mauvais coups.

À tous les points de vue, il était important de mettre pied le plus tôt possible sur le sol chinois. Le 7 octobre, après un séjour d'une semaine à peine à Xieng Hong et malgré tout ce qu'il nous restait encore à y étudier, nous traversâmes sur un grand radeau le Mékong que nous ne devions plus revoir, et nous nous mîmes en route vers la frontière chinoise.

Un peu en amont de la ville de Xieng Hong, des radeaux et des barques fonctionnent incessamment pour faire passer les voyageurs, les bêtes de somme, les marchandises d'une rive à l'autre. Nos bagages,nos trois chevaux, nos porteurs et le personnel de la commission, furent transportés sur la rive gauche, moyennant une redevance de huit francs, payée à l'entreprise du bac. Notre passage s'effectua en deux voyages, sur deus grandes barques accolées l'une à l'autre et supportant une grande plate-forme sur laquelle nous primes place.

C'était la dernière fois que nous naviguions sur les eaux du Mékong; il fallait dire un adieu définitif à tous ces paysages imposants ou gracieux avec lesquels nous avait familiarisés un long séjour sur ses bords. Les fêtes sur l'eau, les courses de pirogues, les illuminations vénitiennes, les dangers et les plaisirs qui lui avaient fait une place à part dans nos souvenirs, tout cela allait être remplacé sur la scène du voyage par des décors nouveaux et des impressions d'un autre genre. Allions-nous gagner au change ?

Nous passâmes la nuit dans la pagode du village qui s'élève sur la rive gauche, vis-à-vis Xieng Hong.

Le lendemain nous partîmes de bonne heure et notre petite caravane s'éparpilla bientôt sur les sentiers en zigzag qui gravissent les hauteurs de la rive gauche. La route se suspendit bientôt en corniche le long des flancs d'une petite chaîne dont la direction générale était le nord-nord-ouest. Vers onze heures, nous fran-chîmes l'arête de cette chaîne pour en suivre le flanc opposé et, dans ce changement de route, nous aperçûmes, par une lointaine échappée, le Mékong et la grande plaine que le Nam Ha entoure de ses replis sinueux. Le brouillard pluvieux qui avait plané jusque-là sur la montagne venait de se dissiper et un chaud soleil inondait de lumière ce lointain paysage. Du côté de l'est et du nord, on n'apercevait que les inter-minables ondulations de montagnes s'élevant de plus en plus, semblables aux vagues de houle d'une mer pétrifiée. Nous rencontrions sur notre route quelques sauvages à physionomie nouvelle, au type chinois, à la figure allongée. Dans l'après-midi, nous descendîmes le versant est de la chaîne que nous suivions, pour gagner la petite vallée de Muong Yang, village où nous devions nous arrêter le soir.

Les quelques villages qui s'élèvent sur les bords du Nam Yang sont tous peuplés de Thaï chassés du nord par l'insurrection mahométane. Leur pays d'origine est sur les bords du Nam Thé, qu'ils appellent Kiang Cha. Là se trouvent le Muong Choung et le Muong Ya. Ces provinces dépendaient jadis de Xieng Hong; elles ont été conquises par les Chinois il y a déjà longtemps. Ce furent, ces Thaï que l'on nous donna, à Muong Yang comme porteurs de bagages; la plupart paraissaient exténués de fatigue; tous avaient l'air misérables. La lettre de Xieng Hong dont nous étions porteurs ordonnait de nous conduire, et aucun d'eux ne songea à nous réclamer le prix du voyage. Fidèle au principe qu'il avait adopté au début du voyage, de payer tous les services qui nous étaient rendus, le commandant de Lagrée donna à chacun de nos porteurs trois thés (deux francs quarante) par jour de marche. Le lendemain, 9 octobre, nous quittâmes la vallée du Nam Yang pour rentrer dans la montagne. Celle-ci, très-boisée et presque déserte, nous offrit les sites les plus pittoresques au prix de fatigues souvent excessives; des montées et des descentes perpétuelles nous disposèrent admirab-lement au repos du soir. Nous couchâmes au milieu de grandes herbes, un peu au-dessous d'une ligne de faîte à laquelle mon baromètre assignait une élévation de plus de treize cents mètres.

Pendant toute la journée du 10, nous suivîmes une crête étroite, boisée et sinueuse, du haut de laquelle nous jouissions presque toujours d'une vue très-étendue. Quelques sources surgissaient parfois des flancs de la montagne, à quelques mètres au-dessous de nous et de cascade en cascade, allaient grossir les eaux bouillonnantes des torrents qui roulaient à nos pieds. Nous arrivâmes le soir à un village de sauvages d'une construction bien différente de celle des villages laotiens. Le sala traditionnel que nous avions espéré trouver était absent; il fallut nous contenter d'une étable assez peu confortable, à laquelle j'aurais préféré, pour ma part, le couvert da la forêt. Les moustiques, qui commençaient à disparaître, furent désavantageusement remplacés par des myriades de parasites intimes contre lesquels il fallut lutter toute la nuit. La population mâle du village était, au moment de notre passage, presque entièrement occupée aux travaux des champs. Pour trouver le nombre de porteurs qui nous était nécessaire, nous dûmes recruter les femmes et les enfants; mais cela ne ralentit en rien notre marche; jamais, au contraire, nous n'étions été menés aussi rondement. La cadence accélérée du pas était battue sur un tam-tam dont le porteur nous précédait. Nous ne tardâmes pas à rejoindre une rivière assez considérable, le Nam Yot, affluent du Mékong dont nous nous trouvions environ à une journée de marche. Depuis Muong Yang, nous remontions presque directement au nord, parallèlement à la vallée du fleuve.

Le cours du Nam Yot serpente au fond d'une vallée très-cultivée que rejoignent à chaque instant de petites rivières, pittoresquement encadrées par les hauteurs qui les bordent. La journée de marche du 11 octobre fut une charmante promenade à travers des jardins et de nombreux villages. Au bout de six heures de marche, nous arrivâmes à Xieng Neua, le dernier centre laotien de quelque importance que nous devions visiter.

Xieng Neua dépend de Muong La Thaï, petite province laotienne dont le chef-lieu se trouve dans l'est. Depuis la guerre, le roi de Muong La Thaï habite à une demi-journée dans le nord-ouest de Xieng Neua. C'est par l'intermédiaire de ce roitelet, qui porte le titre de Sa-mom, que Se-mao et Xieng Hong communi-quent ensemble. Se-mao écrit en chinois, le Sa-mom traduit en langue thaï, et réciproquement. Muong La Thaï est une des quatre principautés des Chip-song Panna, que les Lus considèrent comme les plus importantes. C'est la porte de la Chine, disent-ils, Muong Khie est celle de la Birmanie, Muong Long celle de Xieng Tong et Muong Phong est celle de Xieng Mai. Nous nous reposâmes un jour entier dans la pagode de Xieng Neua. Le 13 octobre était un jour de pleine lune, et à la cérémonie religieuse qui est habituelle à cette époque, se joignait la fête de la clôture de la saison des pluies et de l'inauguration de la saison sèche; aussi les habitants avaient-ils hâte de se débarrasser des étrangers qui venaient encombrer leur pagode. Pour en finir avec nous le plus tôt possible, ils eurent l’indélicatesse de nous persuader de quitter la route que nous avions suivie jusque-là pour passer par Muong Yang. Nous nous engageâmes dans une gorge étroite, qui domine Xieng Neua et nous ne tardâmes pas à quitter le bassin du Nam Yot. Au bout de trois heures de marche, nous étions arrivés à destination. À Moung Pang nous apprîmes que nous avions quitté la route ordinaire pour faire un détour inutile dans l’est. La brièveté de l’étape avait été la seule cause du mensonge des gens de Xieng Noua.

Muong Pang nous offrait une physionomie trop nouvelle pour que je n'aie pas à y insister quelques instants.

Ce petit village, situé au fond d'une gorge élevé de onze à douze cents mètres au dessus  du niveau de la mer, est habité par des Chinois et des Thaï Ya chassés par la guerre de la partie sud du Yun-nan. Ils ont apporté dans le Laos les mœurs et le            procédés agricoles du Céleste-Empire : les hautes maisons laotiennes sont remplacées par de petites huttes basses et grossièrement construites arec de la bouc pétrie, appliquée sur un clayonnage en bois. Mais, si l'aspect des demeures de ces pauvres réfugiés est misérable, leur industrie supérieure se révèle dans tous les détails. C'est avec un vif plaisir que nous retrouvâmes des tables, des bancs, des étagères, des seaux et ces mille ustensiles de la vie domestique que, chaque jour, il fallait nous ingénier à remplacer; nous ne nous sentîmes pas d'aise en nous trouvant bien assis sous une tonnelle, autour d'une table abondamment servie. Pour comprendre l'importance que nous attachions à ces satisfactions qui peuvent sembler, de prime abord, un peu puériles, il faut n'avoir pas réussi à trouver, après de longues recherches, une position commode pour manger accroupi. Si les repas sur l'herbe paraissent charmants à des gens bien dispos, ils deviennent à la longue horriblement ennuyeux pour des voyageurs harassés de fatigue. Les jardinets soignés qui entouraient les demeures de nos hôtes, les charrues, les tarares que nous voyions autour de nous, nous annonçaient, d'une façon plus certaine encore que les quelques travaux de ponts ou de route que nous avions déjà rencontrés, le voisinage du célèbre pays où l'agriculture est le premier des arts. La récolte de riz venait d'être faite et l'on donnait un premier labour aux champs récoltés.

C'était la première fois que nous voyions pratiquer sur les montagnes un labourage sérieux.

Les Thaï Ya que nous trouverons à Muong Pang sont habillés à peu près comme les Thaï Neua que nous avions rencontrés à Xieng Hong. Les costumes des femmes sont très-caractéristiques : elles portent une jupe et un corselet voyant sur lesquels elles mettent une petite veste et un tablier; de grandes boucles d'oreilles rondes en fils d'argent et des boutons de même métal dans les cheveux donnent un aspect riche et original à cette toilette, qui n’est pas sans un analogie avec certains costumes de la Suisse ou de la Bretagne.

Nous  trouvâmes  l'accueil  le  plus  avenant  et  le plus cordial chez les  habitants de Muong Pang, où nous

passâmes une journée presque entière. Pendant la soirée, nous jouîmes d'un concert local dont un batteur de gong, armé de plusieurs marteaux, et frappant à coups redoublés sur plusieurs instruments disposés devant lui, faisait à lui seul tous les frais. La cadence qu'il observait et la gradation des timbres des tam-tam don-naient à cet tapage une lointaine ressemblance avec le carillon de nos églises. Le musicien ne put prolonger cet exercice. Il s'arrêta au bout de peu de temps, baigné de sueur et exténué de fatigue, et fut remplacé sur l'estrade par un autre joueur.

Nous repartîmes de Muong Pang le 14 au matin avec vingt-quatre porteurs. Après une marche aussi courte que celle de la veille, nous arrivâmes, à onze heures du matin, à Ban Nang-Sang-Ko; nous avions aperçu de nouveau la vallée du Nam Yot et le village de Xieng-Neua, du haut d'un des cols de la route. Sur les pentes douces des collines à croupes arrondies qui ondulaient l'horizon, on apercevait des traces d'anciennes cultures, qui attestaient que le pays avait été autrefois occupé par une population très-dense. Le paysage revêtait les teintes les plus variées en raison de la diversité des cultures.

À Nang-Sang-Ko nous nous trouvions sur le flanc d'une vallée nouvelle au fond de laquelle serpente une petite rivière qui se dirige d'abord au nord, puis contourne vers l'ouest, un massif calcaire d'une élévation considérable, dont les cimes dentelées nous séparaient du Cambodge. Chacun des mamelons qui s'étageait au-dessus de la rivière était couronné d'un village, et la couleur sombre des maisons, construites en terrasse, leur donnait de loin un faux air de château fort. La transformation de la végétation et de l'agriculture devenait à chaque instant plus sensible; le maïs avait, depuis quelque temps déjà, succédé au riz, dans les parties les plus élevées de la montagne; la plante textile connue sous le nom d'ortie de Chine ne tarda pas à faire son apparition à l'état spontané, et M. Thorel nous signala la culture d'une acanthacée qui fournissait une teinture bleue analogue à l'indigo. Les légumes étaient cultivés sur une plus grande échelle : nous trouvâmes des champs de petits pois; les arbres à fruits, pruniers, pêchers, poiriers, étaient réunis en vergers. La forêt avait presque partout disparu; çà et là, quelques chênes et sur les crêtes, quelques bouquets de pins avaient seuls été épargnés par la hache. Ces paysages, si différents de ceux auxquels nous étions accoutumés, nous faisaient l'âme heureuse. L'activité qui régnait dans les villages, l'accueil cordial de la population, et jusqu'à la cherté toujours croissante des vivres nous rappelaient à chaque pas que nous rentrions dans des régions civilisées; les mille détails des scènes champêtres auxquelles nous assistions, évoquaient plus d'une fois les souvenirs de la patrie; nous ne songions pas à regretter l'aspect pittoresque et les moeurs étranges des pays que nous laissions derrière nous; nous étions arrivés à ce point du voyage où le nouveau, pour nous, était ce qui ressemblait le plus à l'Europe et à la France.

Les habitants revêtaient de plus en plus un type mixte entre le type chinois et le type de la race thaï. Ce type mixte représente fidèlement sans doute celui des anciennes populations du Yun-nan, ou, si l'on veut, les Thaï le plus anciennement conquis par les Chinois. Les animaux domestiques subissaient une transformation analogue à celle que nous remarquions dans la végétation et dans les habitants : les chevaux, les boeufs et les cochons étaient de plus haute taille, quelques mulets faisaient leur apparition, les basses-cours étaient peuplées d'une race de poules qui, améliorée par l'élevage, atteint des dimensions remarquables : on nous offrait des chapons qui pesaient quatre kilogrammes; c'est au poids que se vendaient les volailles.

Le 16 octobre, nous fîmes halte dans un village nommé Tchou Tchiai, d'un aspect entièrement chinois. Des inscriptions sur papier rouge, écrites avec ces signes hiéroglyphiques qui impriment à la littérature et à la civilisation chinoise sa physionomie à la fois originale et stationnaire si diversement appréciée par les philosophes de l'Occident, se lisaient au seuil des demeures. L'intérieur de celles-ci revêtait cet aspect uniforme que l'on retrouve dans toutes les provinces de l'empire chinois, quel que soit le degré de confort ou d'aisance, et à quelque classe qu'appartienne le propriétaire. Nous reconnaissions déjà ce cachet uniforme qu'une civilisation, vieille de plusieurs milliers d'années, a su imprimer aux allures de toute une immense population, malgré la diversité des origines et l'étendue d'un territoire qui offre tous les climats.

À Tchou Tchiai, nous ne pûmes réunir immédiatement tous les porteurs qui nous étaient nécessaires pour continuer notre route. Je restai en arrière avec quelques hommes d'escorte et une partie des bagages pour attendre les chevaux et les boeufs porteurs qui nous étaient promis. J'attendis jusqu'à quatre heures du soir. La population du village s'était dissipée dans les champs et, en compagnie des quelques femmes qui vaquaient tranquillement aux travaux du ménage, je m'efforçai de prendre patience.

Le laotien n'était plus compris : les quelques mots de langue mandarine que j'avais su jadis étaient sortis de ma mémoire. J'essayai de lier conversation à l'aide de ces caractères idéographiques qui sont compris d'une extrémité de la Chine à l'autre, quel que soit le dialecte que l'on parle. J'obtins ainsi quelques renseignements sur les hauts faits d'armes de ces Musulmans terribles dont la révolte avait bouleversé tout le Yun-nan depuis une douzaine d'années. Le maître de la maison avait été criblé de blessures à l'intérieur même de sa demeure envahie par eux. Plus de cent mille personnes avaient été tuées dans le pays, après la prise de la ville chinoise de Se-mao, qui, pendant près d'un an, était restée au pouvoir des Koui-tse, - c'est le nom injurieux que les Chinois donnent aux Mahométans. - Les prouesses de ces féroces soldats étaient sans doute exagérées. Leurs armes m'étaient dépeintes comme de dimensions prodigieuses; ils avaient de petits canons à main que l'un d'eux portait sur l'épaule, pendant qu'un autre y mettait le feu. Ils se servaient de lances d'une dizaine de mètres de long, qu'il fallait deux hommes pour manier. C'était grâce à ces engins formidables, qu'au nombre de deux mille seulement et aidés d'un grand nombre de Thaï, ils étaient parvenus à soumettre momentanément la contrée. Le gouverneur actuel de Se-mao avait réussi à les chasser depuis peu de temps, mais leur passage a laissé d'affreux souvenirs. Le choléra règne, me disait-on, dans cette ville, où il fait encore cinquante victimes par jour : Je me promis de ne communiquer ce dernier renseignement qu'à M. de Lagrée, pour ne pas effrayer les imaginations de l'expédition.

Mon fidèle annamite Tei, qui m'aidait dans cette conversation écrite, était enchanté de retrouver des moeurs aussi semblables à celles de son pays. Pour lui comme pour ses compatriotes de l'escorte, l'arrivée en Chine était un véritable rapatriement. De plus, leur amour-propre était singulièrement flatté d'y entrer, non en suppliants, en gens qui savent d'avance qu'ils doivent s'incliner devant une supériorité traditionnelle, mais en soldats d'une puissance devant laquelle la Chine a dû s'incliner à son tour. Les pagodes laotiennes avaient disparu, et c'était avec un respect attendri que nos Annamites retrouvaient dans chaque maison l'autel élevé aux ancêtres que l'on voit en Cochinchine flans la plus pauvre des demeures.

Ce ne fut qu'après le retour des champs que je pus obtenir, non les bêtes de somme que l'on m'avait promises, mais les quelques porteurs qui suffisaient au transport des colis qui étaient restés avec moi. Je ne pus rejoindre l'expédition le même jour, et je dus coucher le soir dans un petit corps de garde, où tenaient garnison quelques soldats de Muong La Thaï. Je retrouvai là l'uniforme chinois et ces moeurs militaires auxquelles m'avait familiarisé la guerre de 1860. L'illusion était si complète, qu'en me réveillant le lendemain matin et en apercevant les chapeaux chinois couverts d'un gland rouge, et les lances qui garnissaient le lit de camp sur lequel j'avais passé la nuit, je me crus un moment sur les bords du Pé-ho, errant entre Tien-tsin et Pékin à la recherche de l'armée tartare.

Je me mis en route de fort bonne heure pour essayer de rejoindre l'expédition. Nous suivîmes une ligne de faîte ombragée d'une magnifique forêt de pins. Sur le penchant de la montagne se trouvaient quelques maisons désertes pour la plupart; le choléra avait passé là et emporté la plus grande partie de la population. Nous ne tardâmes pas à déboucher sur un plateau où les dévastations des Mahométans, dont on nous avait si souvent entretenus, m'apparurent dans toute leur réalité. Un gros bourg, presque une petite ville, étalait, au milieu de champs bien cultivés, ses maisons en briques rouges et ses toits recourbés. Les murs seuls étaient restés debout, les flammes avaient laissé leurs sillons noirâtres sur les parois. Un silence solennel régnait dans ce village où nous trouvions, pour la première fois, la solidité et le confort qui distinguent les constructions chinoises. La population n'avait pas fui, comme l'attestaient les cultures soignées qui entouraient les maisons abandonnées; elle s'était cachée flans les environs. Ce fut là que je retrouvai M. de Lagrée.

Après la halte nécessitée par le déjeuner, toute l'expédition se remit en marche. Nous redescendîmes le versant opposé du plateau pour traverser la vallée d'un torrent qui coule au sud. Par sa direction, ce cours d'eau appartient sans doute au bassin du Nam La qui se jette dans le Cambodge, entre Xieng Hong et Muong Yen, et qui sépare, sur une partie de son cours, le Yun-nan proprement dit de la principauté des Chip-Song-Panna. Nous gravîmes ensuite une chaîne assez élevée : la route, en corniche, était bordée de tombeaux couverts d'inscriptions chinoises, quelques-uns étaient en marbre. En Chine, toutes les routes, aux abords des grandes villes, se transforment en une sorte de voie funéraire. La circulation devenue plus active, les  costumes  plus recherchés, les allures moins familières des gens que nous rencontrions, nous préparaient

petit à petit au spectacle qui nous attendait au prochain détour.

À quatre heures du soir, une plaine immense s'ouvrit au-dessous de nous : au centre, s'élevait une ville fortifiée dont les maisons rouges et blanches débordaient l'enceinte de toutes parts et s'allongeaient en faubourgs irréguliers sur les bords de deux ruisseaux qui serpentaient dans la plaine. Les cultures maraîchères, les jardins, les villas rayonnaient à une grande distance et, dans plusieurs directions, les rubans argentés des routes de pierres sillonnaient les hauteurs déboisées et grisâtres qui entouraient la plaine.

Ce ne fut pas sans une vive émotion que nous saluâmes cette première ville chinoise qui dressait devant nous ses toits hospitaliers. Après dix-huit mois de fatigues, après avoir traversé des régions vierges encore de toute civilisation, nous nous trouvions enfin devant une ville, représentation vivante de la plus vieille civilisation de l'Orient. Pour la première fois, des voyageurs européens pénétraient en Chine par la frontière indienne. À ce moment sans doute, notre enthousiasme dépassa la mesure : les souffrances dont nous l'avions payée; nous exagérèrent l'importance de notre découverte; nous crûmes un instant que la Chine se révélait pour la première fois à l'Europe, représentée par six Français.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livaison.)