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VOYAGE D'EXPLORATION EN INDO-CHINE

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D' APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1867-1868

Chapitres X & XI Chapitre XIV

Chapitre XII

Réception à Se-mao. - Description de cette ville. - Guerre des Mahométans. - Départ pour Pou-eul. - Salines d'Ho-boung.

M. de Lagrée avait envoyé un messager prévenir de notre arrivée les autorités de Se-mao. À peine avions-nous mis le pied dans les faubourgs de la ville, que des agents du gouverneur, escortés de quelques soldats, vinrent faire la génuflexion devant nous et nous précédèrent dans les rues de la ville. Une foule énorme s'était rassemblée sur notre passage et témoignait une curiosité, gênante à force d'empressement, mais au fond de laquelle on sentait de la bienveillance. À ce moment - et à ce moment seulement - nous fîmes un retour sur nous-mêmes et nous nous attristâmes de notre pauvre équipage. A peine vêtus, sans souliers, n'ayant d'autres insignes qui fissent reconnaître en nous les représentants de l'une des premières nations du monde, que les galons ternis que portait encore M. de Lagrée, nous devions faire une mine bien piteuse aux yeux d'un peuple aussi formaliste et qui attache autant de prix aux apparences que le peuple chinois. À coup sûr, nous n'aurions pu traverser dans le même équipage une ville de France, sans rassembler des badauds et ameuter les gamins contre nous. Mais c'était moins notre costume que notre physionomie elle-même qui attirait la curiosité des habitants de Se-mao. On s'imagine difficilement quelles propriétés singulières on attribue aux Européens dans ces provinces reculées de l'empire chinois. On ne les connaît qu’à travers les récits défigurés et grossis de bouche en bouche, qui de côtes se sont propagés dans l'intérieur.

Les armes, les navires à vapeur, l'industrie étonnante de ces terribles barbares devant lesquels a succombé le prestige d'une civilisation de cinquante siècles, ont défrayé les récits les plus merveilleux et accrédité les préjugés les plus bizarres. Il arriva un jour qu'un mandarin militaire chinois, contrairement à toutes les règles de l'étiquette s'efforça de passer derrière le commandant de Lagrée et de soulever son chapeau. Comme on lui demandait le motif de cette démarche singulière: « Je voulais m'assurer, dit-il, de l'existence de ce troisième oeil que les Européens possèdent, dit-on, derrière la tête, et à l'aide duquel ils découvrent les trésors cachés sous terre ».

On nous logea à Se-mao dans une pagode située en dehors de la ville. Ce ne fut qu'après une lutte de plusieurs heures que les policemen du lieu réussirent à nous délivrer de la foule qui avait envahi le sanctuaire que l'on nous donnait pour demeure. Mais nous étions de trop belle humeur pour nous formaliser en quoi que ce soit des importunités de nos nouveaux hôtes; tout se transformait à nos yeux en félicitations sur notre succès. Après avoir si longtemps et si cruellement douté de notre réussite, nous étions enfin en Chine ! Ces mots magiques ne laissaient de place qu'à la joie. Tout ce qui nous prouvait la Chine était le bienvenu. Nous aurions voulu la sentir et la toucher plus encore. Les poussahs qui trônaient sur les autels aux pieds desquels nous nous étions installés nous paraissaient grimacer des sourires de bienvenue.

J'ai déjà dit, je crois, que j'étais le seul membre de la commission qui eût déjà visité la Chine. Je retrouvai chez mes compagnons l'impression que j'avais éprouvée moi-même à mon arrivée dans le Céleste-Empire: ils étaient frappés de la véracité des paravents et de la réalité des images qui nous donnent en Europe une idée des intérieurs chinois. La justesse et la vérité des types qu'offrent les dessins chinois est en effet remarquable. Les femmes surtout sont d'une exactitude parfaite: costumes, attitudes, détails intimes, tout cela est saisi, un peu par son côté grotesque et avec un art plaisant de caricaturiste, mais en même temps , avec une irréprochable fidélité.

Peu  d'instants  après  notre arrivée, un mandarin à bouton bleu vint souhaiter la bienvenue au commandant de Lagrée et lui offrir de la part du gouverneur des présents en nature: riz, sel, poules, viande de porc.

Le lendemain 19 octobre, parés avec autant de recherche que le permettaient des garde-robes succes-sivement réduites par de nombreux sacrifices, et suivis de toute notre escorte en armes, nous nous rendîmes chez le gouverneur. En traversant le faubourg qui nous séparait de la porte de la ville, nous pûmes constater les nombreux dégâts occasionnés par l'occupation musulmane: un grand nombre de maisons étaient abandonnées et à moitié détruites; quelques-unes, réparées à la hâte, n'avaient en guise de toit qu'un abri de nattes ou de planches. Une grande animation militaire régnait partout, les soldats allaient et venaient; la plupart des pagodes étaient transformées en casernes: leurs autels servaient de mangeoires aux chevaux; profanées déjà par les sectateurs de Mahomet, elles n'offraient partout que des dieux mutilés et des parvis en ruines. L'enceinte construite en briques, sur un soubassement en grès rouge, était éboulée en quelques endroits. On la réparait avec activité; on agrandissait le fossé; on plaçait, en avant des glacis, des chevaux de frise formidables. Nous entrâmes dans l'intérieur de la ville par une double porte voûtée et nous nous dirigeâmes vers le Yamen du gouverneur. On nous arrêta dans la seconde cour: le gouverneur n'était point encore arrivé. Quelques instants après, une chaise à huit porteurs fit son entrée au bruit des pétards: il en sortit un homme d'une soixantaine d'années, revêtu du costume officiel des mandarins chinois; un camail de fourrures s'étalait sur sa robe de soie, et un globule de corail surmontait son chapeau; nous avions affaire, nous le croyions du moins, à un fonctionnaire à bouton rouge, c'est-à-dire appartenant à l'une des quatre premières catégories de la hiérarchie chinoise. L'entrevue eut lieu dans un étroit tribunal qui dominait la cour; la foule l'avait envahi et je ne retrouvai plus là le décorum habituel et l'étiquette minutieuse des réceptions chinoises. Mais la situation exceptionnelle où se trouvait la ville de Se-mao, l'étrangeté des visiteurs, le bouleversement produit par la guerre civile, excusaient cette violation des usages. Les soldats qui entouraient le prétoire repoussaient toutes les cinq minutes avec le bois de leurs lances le flot des envahisseurs qui ne reculait un instant que pour revenir aussitôt plus pressant et plus fort. Il était d'autant plus difficile de s'entendre, que notre interprète Alévy ne pouvait converser en chinois, et que M. de Lagrée avait dû lui adjoindre un jeune Laotien, pris dans la région que nous venions de traverser et qui, comme tous les gens de la frontière, parlait assez peu correctement le dialecte du Yun-nan. La conversation se borna à des généralités et à un échange de politesses. Le gouverneur nous dit que nous étions annoncés depuis plus de six mois et qu'il avait envoyé un messager au-devant de nous. Il faisait allusion à la lettre énigmatique dont on nous avait parlé à Xieng Hong. « Je croyais, ajouta-t-il, qu'en raison des longueurs et des dangers de la route vous ne viendriez pas. Combien de temps comptez-vous rester avec nous ? - Une quinzaine de jours nous sont nécessaires pour nous reposer - Si vous désirez poursuivre votre route, je dois vous prévenir que la contrée est dans un état bien misérable: vous aurez à craindre les maladies, les voleurs, des ennemis de toutes sortes. Avez-vous l'intention de continuer à vous diriger vers le nord ? - J'ai l'ordre de remonter le cours du Mékong; mais, puisque vous m'annoncez d'aussi grandes difficultés, je vous demanderai conseil et nous discuterons ensemble le meilleur parti à prendre. - Si vous ne craignez rien, dit le gouverneur, je vous ferai conduire où vous voudrez ». M. de Lagrée lui donna un revolver; une arme aussi perfectionnée ne pouvait être que bien accueillie par un homme dont le rôle était avant tout militaire et qui se préparait à livrer de nouveaux combats. Dès qu'on lui en eut expliqué le maniement, il se précipita vers le tribunal et, au risque de blesser l'un de ses administrés, il tira plusieurs coups sur les murailles de la cour. Ce cadeau parut lui faire un plaisir excessivement vif. En réalité, malgré les quelques doutes que le commandant de Lagrée entretenait encore au sujet du rôle joué par les autorités de Se-mao dans la réception qui nous avait été faite à Xieng Hong, doutes qui ne devaient être dissipés qu'à Yun-nan, nos relations avec les autorités chinoises s'annonçaient comme devant être très-cordiales et très-sincères.

En examinant d'ailleurs de plus près la situation politique de cette partie reculée du Céleste-Empire, et malgré les apparences chinoises qui nous avaient frappés et séduits tout d'abord, j'ai reconnu plus tard que nous n'avons pas eu affaire en réalité dans le sud du Yun-nan à des fonctionnaires vraiment délégués par le pouvoir central. Tous étaient des gens du pays qui s'étaient élevés eux-mêmes, aux fonctions du mandarinat, et qui n'avaient que des relations insignifiantes avec le gouvernement de Pékin. La conquête, relativement récente, de toutes ces contrées, dont la division en circonscriptions administratives chinoises ne remonte pour le territoire de Se-mao qu'au commencement du dix-neuvième siècle, le caractère peu traitable des habitants, obligent la cour de Pékin à conserver à la plupart des villes du Yun-nan les franchises municipales les plus grandes. Il est certaines cités, telles que Ho-mi tcheou, qui se gouvernent elles-mêmes par un conseil dont les membres sont nommés par les habitants; ce sont là d'irrécusables vestiges de l'indépendance dont jouissaient jadis les différentes parties de la province. Ta-ly, Yun-nan, ont été les capitales de puissants royaumes, qui ont lutté, souvent avec avantage, contre les armées chinoises. Se-mao devait dépendre autrefois d'un de ces royaumes laotiens qui apparaissent, dans les annales chinoises, sous le nom de Tche-li et de Pape-si-fou. Tche-li est, comme je l'ai déjà dit, le nom sous lequel les Chinois désignent Xieng Hong.

On  comprend  facilement  que  l'insurrection mahométane ait stimulé l'énergie naturelle de ces populations mixtes, auxquelles la civilisation chinoise n'a pas encore enlevé leurs qualités particulières et le sentiment de leur autonomie. Abandonnées à elles-mêmes par le pouvoir central, elles ont virilement pris leur cause en mains, se sont choisi des chefs sortis de leur sein, et ont vaillamment fait tête à l'orage.

Le gouverneur de Se-mao, que l'on désignait sous le nom de Li ta-jen (Ta-jen signifié littéralement grand homme et n'est qu'une désignation honorifique que l'on joint toujours en Chine au nom des hauts fonctionnaires. Ta lao ye (vieux grand-père), est la qualification que l'on joint au nom des fonctionnaires d'ordre inférieur.) était de la ville de Lin-ngan, point où la résistance contre les Mahométans s'était centralisée un instant, et dont la population était animée contre eux d'une haine implacable. Sous la direction d'un chef célèbre, dont le nom seul était un épouvantail pour ses ennemis, le Leang-smé ou le Leang-ta-jen, tout le sud de la province s'était levé en masse contre les sectateurs de Mahomet. Le gouverneur de Se-mao avait pris une part active à cette guerre et, à la suite de quelques succès, il avait été nommé, par le Leang-ta-jen, préfet de Ta-lan, ville située entre Se-mao et Lin-ngan; de là il avait marché sur Se-mao, en avait chassé les Koui-tseu, et s'était décerné le bouton rouge. Il y avait un an qu'il essayait de réorganiser le pays, dont les deux tiers des habitants s'étaient enfuis. Il ne restait plus à Se-mao que quelques boutiquiers, et pour subvenir aux besoins des fonctionnaires et des troupes qui transformaient cette ville en un véritable camp, il fallait faire venir d'immenses convois du sud et de l'est. À chaque instant, de longues caravanes de mulets et de chevaux arrivaient chargées de riz, d'armes, de munitions, de coton et de bois. Le gouverneur « se montrait d'une activité peu commune chez les mandarins chinois: on le voyait tour à tour dirigeant les exercices militaires, expédiant les courriers; surveillant la construction des palissades, choisissant dans la campagne l'emplacement d'ouvrages détachés destinés à protéger la ville contre une surprise. Il avait acheté à Xieng Tong une certaine quantité de fusils à pierre de provenance anglaise: ces armes, qui nous paraissent en Europe si démodées, constituent dans cette partie de la Chine un progrès véritable. Le fusil à mèche forme encore le fond de l'armement des troupes chinoises du Yun-nan et, à considérer l'appareil offensif et défensif étalé autour de nous, nous aurions pu nous croire ramenés à trois ou quatre siècles en arrière. Les longues couleuvrines de fort calibre, les canons en bois, cerclés de fer, les fusils appuyés sur une fourche, paraissaient dater du lendemain de l'invention de la poudre et nous rappelaient les armes qui avaient fait échec à la bravoure de nos pères à Crécy à et Azincourt. Les armes blanches nous faisaient remonter encore plus haut dans le moyen âge: ces longues hallebardes, ces lances terminées en croissant, destinées à étreindre le corps de l'adversaire et à le partager en deux; ces pointes dentelées en forme de scie pour rendre les blessures mortelles, tout cela nous paraissait plus grotesque que dangereux.

On se battait à trois ou quatre journées de marche de Se-mao, à Muong Ka et à Muong Pan. Il fallait prendre un parti sur la route qu'il convenait de suivre: remonter vers le nord et entrer dans le territoire possédé par les Mahométans était une résolution trop hardie qui nous exposait à nous faire suspecter à la fois par les deux partis, sans aucun résultat avantageux pour notre voyage; nous risquions au contraire de tout perdre, jusqu'à nos notes, dans une de ces échauffourées d'avant-postes auxquelles nous risquerions d'être mêlés.

Le gouverneur de Se-mao nous engageait en riant à rester auprès de lui, pour l'aider à combattre les terribles Koui-tseu. Il nous reparla de la lettre qu'il nous avait envoyée à Xieng Hong pour nous prévenir de ne pas prendre la route de Ta-ly et de ne pas nous exposer ainsi à tomber entre les mains des rebelles, aux yeux desquels nos passe-ports de Chine ne pouvaient être qu'une recommandation négative. À cette lettre, qui émanait du vice-roi de la province, était jointe, nous dit-il, une lettre en caractères européens, écrite de Yun-nan par un Européen nommé Kosuto. Nous nous perdîmes en conjectures sur ce que pouvait être ce Kosuto. D'après la rumeur publique, il était fort habile à fabriquer de la poudre et à préparer des mines destinées à faire sauter les Mahométans.  Il avait au près de lui plusieurs de ses compatriotes, qui l'aidaient dans ses travaux.  Si les autorités de Xieng Hong nous avaient communiqué la missive de Kosuto, nous aurions su sans doute, non seulement à quoi nous en tenir sur ce singulier personnage, mais encore quelles étaient les dispositions réelles des autorités chinoises à notre égard; mais la, sotte méfiance du sena d'Alevy nous avait privés de ce précieux document, sans doute parce qu'elles n'en pouvaient comprendre le contenu. La présence de cet Européen, peut-être même de ce compatriote à Yun-nan, était une bien forte raison pour nous diriger vers cette ville; là seulement nous pourrions obtenir, des premières autorités chinoises de la province, des renseignements positifs et décider la ligne de conduite définitive qu'il convenait d'adopter. Une seule route restait libre pour nous rendre à Yun nan: c'était celle de Ta-lan, Yuen-kiang et Che-pin, encore nous faisait-elle passer à très-peu de distance des avant-postes musulmans.

            Ce n'était qu'après de grandes incertitudes que M. de Lagrée arrivait à fixer le sens ou la portée des indications qu'il recueillait dans ses conversations avec les autorités chinoises. L'interprète qui avait été adjoint à Alévy, était peu capable de saisir et de rendre tout ce qui était relatif à la politique ou à la géographie. Et cependant, c'était à lui seul que le chef de l'expédition allait être obligé d'avoir recours. Alévy ne voulait pas nous suivre plus loin dans un pays où les dangers allaient se multiplier devant nous, et M. de Lagrée s'était résigné à renvoyer un serviteur que sa mauvaise volonté et ses frayeurs rendaient plus nuisible qu'utile. M. de Lagrée avait, il est vrai, à sa disposition les communications écrites qu'il pouvait entretenir avec les autorités chinoises, par l'intermédiaire de l'Annamite Tei, qui pouvait écrire nos questions et en lire la réponse; mais, sans doute pour ne pas compromettre aux yeux de l'escorte la dignité et les secrets de l'expédition, il n'usa que trop rarement, à mon gré, de ce moyen d'éclairer ses doutes.

Le 27 octobre., Alévy nous quitta définitivement, emportant une lettre de M. de Lagrée pour le gouverneur de Cochinchine. Il avait le projet de redescendre de nouveau le cours du Mékong et de revenir se fixer au Cambodge. Il arriva en effet à Pnom penh quelque temps avant notre retour à Saïgon.

La décision du commandant de Lagrée d'abandonner la route du nord pour se diriger dans le nord-est vers la capitale de Yun-nan, ne fut pas sans exciter un certain mécontentement au sein de la commission. Nous étions tous jeunes et amoureux d'aventures: on est toujours plus hardi quand on n'a aucune responsabilité à porter. M. de Lagrée s'aperçut de l'impression produite et m'en entretint amicalement. Pour ma part, j'aurais vivement désiré qu'il m'autorisât à aller rejoindre le cours du Cambodge à l'ouest de Se-mao. Seul, je ne compromettais aucun intérêt, et ne risquais que ma propre personne; je mettais un amour-propre sans doute excessif à reconnaître le cours du fleuve à une certaine distance au-dessus de Xieng Hong, point qu'avait visité avant nous l'anglais Mac Leod et qui, par un concours de fâcheuses circonstances, devait rester, après le voyage de la commission française, la dernière position de la vallée de ce grand fleuve déterminée d'une manière précise (Depuis le retour de l'expédition française, M. l'abbé Desgodins a déterminé exactement la latitude de Jerkalo, village tibétain, situé sur la rive gauche du Cambodge par 29° 2' 30" de latitude nord.) M. de Lagrée remit à notre arrivée à Pou-eul fou, ville qui devait être notre première étape en partant de Se-mao, l'examen de ma demande; il m'affirma d'ailleurs qu'il ne renonçait nullement à l'exploration de la partie supérieure de la vallée du fleuve, mais qu'à Yun-nan il aurait des facilités plus grandes et des moyens d'investigation plus certains pour apprécier l'état du pays et la nature des difficultés que nous opposait l'insurrection musulmane.

Il était difficile de juger, au point de vue commercial, la valeur de la position de Se-mao; la guerre avait trop profondément bouleversé les conditions ordinaires des échanges. Nous ne trouvâmes au marché, en dehors des comestibles et des denrées locales, que du fer venant de King-tong, ville chinoise de premier ordre, située dans le nord et en ce moment au pouvoir des Mahométans; les Laotiens l'appellent Muong Kou. Il faut aussi mentionner de la soie et des ouvrages de vannerie, chapeaux, paniers, etc., venant du Se-tchouen, du cinabre venant des environs de Ta-ly, du tabac fin pour les pipes à eau chinoises, du poivre, du papier de couleur venant du Kouang-si, des couvertures de laine et du cuivre venant de Yun-nan, et de la laque indigène. Alévy avait acheté une certaine quantité de soie pour la revendre sur sa route. Le sel est également l'objet d'un commerce assez actif; il vient de Pou-eul et de Muong Hou tai, province laotienne fort riche, dit-on, qui se trouve dans le sud-est, et où l'on cultive le pavot et le thé. Le sel vaut quatre francs les soixante kilogrammes et est exporté vers Xieng Tong, en échange du coton qu'expédie à Se-mao cette dernière localité.

La ville de Se-mao existe depuis près de trois siècles. La résidence du roi de Muong La, nom sous lequel les Laotiens désignent cette localité, se trouvait à une lieue de la ville chinoise. Celle-ci, d'abord tributaire de ses voisins laotiens, ne tarda pas, sous l'habile

impulsion des gouverneurs chinois du Yun-nan, à devenir le lieu de résidence de mandarins chinois, qui, à leur tour, dictèrent des lois aux pays environnants.

Se-mao ne fut fortifiée que vers 1811; l'enceinte est un carré à angles arrondis; elle a environ une lieue de tour et quatre portes. Tout auprès de la porte du sud se trouvent les ruines d'une belle pagode. Les membres de la commission, étrangers à l'architecture chinoise, y admirèrent pour la première fois ce genre d'ornementation fantaisiste, cette représentation en miniature des différents accidents du sol, qui ont donné lieu en Europe à des imitations nombreuses: c'est à l'instar des Chinois que les grottes, les cascades, les routes et les ponts incidentent plus ou moins heureusement aujourd'hui nos promenades et nos parcs. La seule partie réellement artistique, restée intacte dans cette pagode, était une sorte d'arc de triomphe en pierre, d'un dessin très-correct, présentant sur les côtés deux ouvertures rondes, forme que les Chinois aiment souvent à donner à leurs portes. Il y avait aussi çà et là des sculptures d'une valeur réelle, auxquelles la pierre employée, beau grès à teinte rosée, donnait une couleur chaude qui en rehaussait l'effet. On peut dire que les sculpteurs chinois copient admirablement l'attitude et rendent très-bien le mouvement, mais qu'ils s'appliquent plus à reproduire le grotesque et la grimace qu'à copier la nature; ce sont des artistes qui n'ont que des cauchemars et jamais un rêve heureux. On ne peut nier cependant que les proportions générales de leurs monuments ne soient bonnes; les formes courbes des toits ont une élégance véritable et donnent à leurs villes un aspect incontestablement plus gracieux que celui de nos maisons à lignes droites et à toits raides.

Nous étions dans les meilleurs termes avec la population. Elle était assez intelligente pour sentir, malgré nos pauvres apparences, combien nous étions supérieurs aux étrangers qu'elle avait coutume de recevoir. Il arriva que les soldats du gouverneur laissèrent pour mort, devant notre porte, un employé chinois qui s'était échappé afin d'éviter le châtiment qu'il s'était attiré pour refus d'obéissance. Nous avions assisté avec une profonde indignation à l'espèce de chasse à l'homme à laquelle s'étaient livrés les soldats pour rattraper ce malheureux, et nous le recueillîmes immédiatement pour lui prodiguer les secours que réclamait son état. Sa situation paraissait désespérée: un large coup de couteau avait ouvert les reins et pénétré jusqu'au poumon. D'autres plaies moins dangereuses couvraient ses bras et sa poitrine. Les soins assidus du docteur Joubert conjurèrent le danger et amenèrent au bout de quelques jours une certitude de guérison. Je laisse à penser l'effet que produisit ce miracle de la science européenne; à la reconnaissance des parents et des amis du blessé se joignirent les sollicitations de tous ceux que la guerre ou la misère avait estropiés ou rendus infirmes. Notre logement ne désemplissait plus de boiteux, d'aveugles, de lépreux, de malades de toute espèce. Nos médecins soulagèrent toutes les douleurs qu'ils purent, et ne ménagèrent ni leur temps ni leurs remèdes. Les maladies d'yeux surtout étaient fort communes, et nous finies de larges distributions de sulfate de cuivre qui, employé en solution légère, nous avait réussi déjà dans le Laos à améliorer beaucoup de vues affaiblies. Les mandarins eux-mêmes s'empressèrent de recourir à nos médecines, mais les maux dont ils se plaignaient ne provenaient le plus souvent que de leurs vices: c'était surtout contre l'opium qu'ils deman-daient des remèdes. « Il n'en est d'autre, leur disait-on, que de renoncer peu à peu à le fumer. - Mais nous sommes affaiblis et incapables d'aucun effort sérieux; n'est-il aucun moyen de retrouver immédiatement nos forces perdues, notre intelligence, qui s'en va ? - Absolument aucun. - Alors pourquoi nous avez-vous apporté cette drogue funeste à laquelle vous ne connaissiez pas de remède ! » Nous avons souvent entendu depuis le même anathème se reproduire sous des formes différentes, et il s'élèvera longtemps encore entre Europe et la Chine. L'opium que l'on trouve à Se-mao vient en partie de Canton, où il est apporté par les Anglais: c'est le meilleur et le plus cher; mais depuis la guerre de 1840 on a commencé à cultiver le pavot dans le Yun-nan et sur les frontières, et l'opium de cette provenance, quoique moins bien préparé, est assez bon marché pour faire concurrence à l'opium étranger. Sur la rive droite du Cambodge, à la hauteur de Se-mao, les Khas Kouys et les Lawas en fabriquent des quantités considérables.

Vers le, 24 octobre, une vive agitation se fit remarquer dans la ville. On nous dit qu'un grand nombre d'habitants de Pou-eul venaient d'arriver fuyant l'invasion mahométane. Les Koui-tseu n'étaient plus qu'à très-peu de distance de cette ville, et il fallait se hâter de partir si nous ne voulions pas trouver la route complètement fermée. Grâce à l'intervention du gouverneur, nous pûmes réunir assez facilement les vingt porteurs qui nous étaient nécessaires. Le 29, M. de Lagrée alla prendre congé des autorités de la ville, qui lui donnèrent les plus bienveillants avis sur les précautions à prendre en route, et qui lui fournirent une escorte de douze soldats commandés par un officier.

Le 30, nous nous mimes en route et nous traversâmes, sur une chaussée pavée la plaine de Se-mao, on s'éparpillent unie trentaine de beaux villages, dont la plupart étaient à ce moment ruinés et déserts. En passant près d'une pagode détruite, nous remarquâmes un énorme brûle-parfums et une grosse cloche en bronze, gisant abandonnes sur le sol. Leur poids seul avait sauvé ces objet de la rapacité des vainqueurs. Nous ne tardâmes pas à gravir les pentes qui limitent au nord la plaine de Se-mao. Quel plaisir de cheminer sur une route, dallée avec de gros blocs de marbre, et régulièrement établie sur les flancs de la montagne ! Nous nous étions tous chaussés à Se-mao, et nous jouissions avec délices de ce double confort, aussi nouveau qu’impatiemment désiré.

Nous franchîmes un col au-dessous duquel se trouvait, sur le versant opposé, une pagode en ruines où nous

passâmes la nuit. Le lendemain, nous suivîmes les bords d'un torrent qui coulait vers le nord en s'augmentant à chaque pas de l'apport de nombreux ruisseaux. Au bout de peu de temps, il étais devenu une véritable rivière que la route franchissait sur de magnifiques ponts en pierre. Nous déjeunâmes au village de Na-kou-li; nous retrouvions ici, avec un étonnement mêlé de plaisir, un nom figurant déjà sur les cartes européennes. Le village actuel de Na-kou-li ne justifie guère cet honneur: il ne se compose que d'une dizaine de maisons en partie ruinées, comme tout ce que nous rencontrons sur cette route qu'ont dévastée les Mahométans en venant à Se-mao. À l'époque où les Jésuites ont levé la carte du Yun-nan, Na-kou-li avait sans doute une certaine importance.

Un peu au-delà de ce point, la route se bifurque; un bras se dirige vers Pou-eul, l'autre vers des salines situées à peu de distance. Un poste de douaniers est placé à l'embranchement. Des gisements de houille exploités se trouvent à peu de distance. M. Joubert alla les visiter. Les galeries, ouvertes dans le flanc de la montagne ont une vingtaine de mètres de profondeur; elles sont soutenues par des cadres en bois. Le combustible extrait sert à l'évaporation des eaux salines du village voisin de Ho-boung.

Nous allâmes explorer ce dernier village. Il compte au moins deux cents maisons et son aspect est des plus animés. Dix-huit puits d'extraction sont en pleine activité. L'un d'eux, que j'examinai avec soin, avait quatre-vingts         mètres de profondeur. Des pompes à main étaient échelonnées le long d'une galerie en bois inclinée à quarante-cinq degrés, qui rachetait environ la moitié de profondeur. Une pompe à air renouvelle l'atmosphère  que respirent les ouvriers employés aux pompes. L’eau est amenée par des conduits en bambou dans vingt auges de marbre qui correspondent chacune à un fourneau. Les fourneaux reçoivent une bassine en fer où l’on concentre par la cuisson l'eau salée des auges de marbre  . Le combustible employé est l'anthracite, dont nous venions de voir le lieu d'exploitation, mélangée à du bois de pin. Il faut deux jours de cuisson pour que l'eau, sans cesse renouvelée dans les bas-profondeur, ait moulé dans celles-ci un bloc de sel très-dur et très-blanc. Pendant toute la cuisson, on écume avec soin les eaux mères. Le bloc retiré des bassines pèse environ un picul ou soixante kilogrammes.

Chapitre XIII

De Pou-eul à Lin-ngan. - Les salines de Mo-he. - Nous changeons de bassin. - Le Pa-pien Kiang et le Pou-kou Kiang. - Ta-lan. - Les mines d'or. - Yuen-kiang et le fleuve du Tong-king. - Je me sépare de l'expédition. - Lin-ngan. - Une quasi-lapidation.

Ce village des salines avec sa fumée, ses maisons noires, le bruit sourd qui s'échappe des maisons, nous ramène soudain en pleine civilisation, et nous pouvons       nous croire dans une petite ville industrielle d'Europe. De nombreux convois d'ânes, de mulets, de boeufs et de chevaux montent et descendent la longue rue en pente, aux bords de laquelle s'échelonnent les usines; ils apportent du bois, du charbon, des cordages et        remportent le sel.

Peu de races sont douées d'un aussi grand ressort que la race chinoise. Les Mahométans ont occupé pendant quatre ans le village des salines et ont presque  entièrement  détruit  le matériel d'exploitation. Ils  en            ont été     chassés il y a un an, et déjà cette industrie s'est reconstituée et est redevenue aussi florissante que jamais.

            Au sommet du village s'élève une pagode qui le domine complètement, et au pied de laquelle viennent mourir ses dernières rumeurs. Nous y fûmes logés par le mandarin de la localité, qui s'empressa de nous envoyer du riz, des poules et des oeufs. Quels que fussent les malheurs des temps, l'hospitalité chinoise s'est toujours exercée envers nous d'une façon très-courtoise, et nous n'avons jamais eu, comme dans le Laos, en arrivant à une étape à nous préoccuper du repas du soir.

Le 1er novembre, nous nous remîmes en route et nous traversâmes successivement plusieurs petites vallées. Les chaînes de collines qui les séparaient étaient couronnées de forêts de pins, dans lesquelles la hache faisait chaque jour de rapides ravages. En raison du voisinage des salines, on peut prévoir le prochain et entier déboisement de cette jolie contrée. À onze heures du matin, nous aperçûmes la ville de Pou-eul, située au fond d'une petite plaine; comme les jours précédents, nous n'avions rencontré sur notre route que des villages détruits, des rizières abandonnées, des scènes de désolation de tous genres. Ce pays était habité par nue population excessivement dense, et avait atteint un degré de prospérité remarquable quand il a été ruiné par l'invasion des Mahométans. La destruction sauvage et implacable à laquelle se sont livrés ces farouches sectateurs du Coran nous navrait de tristesse, et aucun de nous n'avait cru jusque-là que la guerre, même faite par des barbares, pût occasionner de pareils ravages. Qui nous eût dit alors que nous retrouverions dans notre patrie le même spectacle et les mêmes ruines, et qu'en pleine civilisation nous assisterions aux mêmes horreurs et aux mêmes crimes dont nous avions été témoins dans le Yun-nan ?

Nous fûmes logés à Pou-eul dans une pagode située à l'extrémité nord de la ville. Celle-ci est triste et presque entièrement déserte. Les maisons sont loin de remplir l'intérieur de l'enceinte, et il n'y a qu'un très-petit faubourg en avant de la porte du sud. Pou-eul est le siège d'un fou ou préfet chinois, qui étend sa juridiction sur tout l'angle sud-ouest de la province. Cette ville doit son rang administratif à sa position centrale et non à son importance propre. Les villes principales placées sous sa juridiction sont Ouei-yuen, Se-mao et Ta-lan; mais, comme je l'ai déjà dit, le délégué de Pékin n'a ici qu'une autorité fort restreinte, et le gouverneur à bouton rouge de Se-mao, quoique n'ayant pas le moindre diplôme de lettré, est en réalité fort indépendant du mélancolique docteur à bouton bleu qui remplit à Pou-eul les fonctions de préfet. Celui-ci rendit immédiatement sa visite à M. de Lagrée, qui était allé le voir le lendemain de notre arrivée. Il nous pressa de quitter au plus vite une ville qu'il s'attendait à voir retomber sous peu entre les mains des Mahométans. Lui-même ne paraissait y rester que fort à contre-cœur, et il ne prenait d'autres précautions contre l'ennemi que celles de tout disposer pour sa fuite. Il n'y avait dans la ville qu'un très-petit nombre de soldats, et les remparts étaient complètement désarmés. Seules, deux pièces de canon, l'une en bronze et l'autre en fonte, allongeaient leur long cou à l'une des portes. Les remparts sont construits en briques sur un soubassement en marbre; ils ont cinq à six mètres de hauteur sur une épaisseur de trois mètres; ils sont crénelés, et de cinquante en cinquante mètres il y a sur la banquette un abri en pierre pour les sentinelles. Sur la banquette, sont entassées des pierres destinées à être jetées à la tête des assiégeants. Comme à Se-mao, on réparait le fossé. Les portes de l'est et de l'ouest ont un bastion extérieur avec porte sur le côté. La forme générale de l'enceinte est rectangulaire; elle offre un développement total d'environ deux kilomètres.

Pou-eul n'a aucune importance au point de vue commercial. Cette ville a donné son nom à des niés très-estimés que l'on récolte dans la partie supérieure de la vallée du Nam Hou et sur les frontières sud du Yun-nan. Avant la guerre, ce thé passait par cette ville pour aller à dos d'homme, par la route de Ta-ly, gagner la partie navigable du fleuve Bleu. Tout autour de la plaine de Pou-eul surgissent des montagnes calcaires, bizarrement déchiquetées; quelques tombeaux, quelques tourelles, couronnent les sommets les plus voisins de la ville. Tout est en marbre, jusqu'aux pavés des routes, mais tout est en ruines. Il y a un petit lac dans le nord-est de la ville.

Le préfet de Pou-eul remit à M. de Lagrée un passe-port indiquant l'itinéraire qu'il devait suivre, itinéraire dans lequel celui-ci out assez de peine à faire comprendre la ville de Lin-ngan. Nous ne nous expliquâmes que plus tard la répugnance bien naturelle qu'éprouvait ce fonctionnaire de Pékin à nous faire passer par une ville où le pouvoir central était ouvertement mis de côté et sur laquelle le vice-roi de la province n'avait plus aucune action.

À Pou-eul, nous nous trouvions à sept ou huit jours de marche du Cambodge. Je renouvelai auprès de M. de Lagrée mes instances pour aller reconnaître le fleuve; il m'eût été possible de le faire sans retarder la marche de l'expédition, qui n'avançait qu'assez lentement et que j'aurais pu facilement rejoindre en doublant mes étapes. M. de Lagrée se refusa à me laisser aller seul dans un pays dévasté et parcouru en tous sens par des bandes armées, et nous tournâmes définitivement le dos au Mékong sans avoir grand espoir de le retrouver jamais.

Nous partîmes de Pou-eul le 4 novembre. Nous traversâmes une série de mamelons, qui s'élevaient de plus en plus et qui nous amenèrent bientôt sur les flancs d'une haute chaîne qu'il nous fallut gravir. Le temps était pluvieux et les sentiers glissants; nous eûmes quelque peine à arriver au sommet. Mon baromètre holos-térique, qui à Pou-eul indiquait une altitude de. quatorze cents mètres, descendait rapidement. Il indiqua sur la ligne de faîte une hauteur de dix-huit-cents mètres; nous nous trouvions à l'un des points les plus bas d'une grande chaîne qui venait du nord et paraissait se diriger ensuite vers l'est. La ligne sombre et fortement accusée qu'elle traçait au milieu de la région montagneuse que nous traversions, avait quelque chose de si caractéristique, que j'eus la conviction, à partir de ce moment, que nous changions de bassin et que les eaux que nous allions rencontrer cessaient de se diriger vers le Cambodge. Après une descente excessivement raide, que la pluie rendit dangereuse, nous arrivâmes à la nuit close au village de Mo-he, qui, comme Ho-boung, est le siège d'une exploitation saline. Une rivière coule au pied, se dirigeant vers le nord; nous en suivîmes les bords pendant quelque temps, puis nous abandonnâmes la vallée, pour gravir les hauteurs qui la

limitent à l'est.

Le pays devenait plus sauvage, les pentes plus raides, le sol plus rocailleux; les cultures se faisaient rares et la chaussée empierrée que nous avions suivie depuis Se-mao disparaissait pendant de longs intervalles. Cependant la route ne laissait pas que d'être assez animée. À chaque instant de longues files de soldats, des mandarins à cheval ou en palanquin, se dirigeaient vers Pou-eul, où Li ta-jen leur avait donné rendez-vous. Il avait, dit-on, l'intention de prendre l'offensive et prévenir l'attaque des Mahométans sur Pou-eul.

Après une longue journée de marche, nous redescendîmes dans une vallée assez large, dont les pentes dénudées étaient affreusement ravinées par les pluies. Une rivière presque à sec se perdait au milieu des cailloux qui en formaient le lit; nous ne tardâmes pas à entendre gronder, à peu de distance, les eaux d'un fleuve large et rapide qui venait du nord. Arrivés au confluent des deux cours d'eau, nous prîmes la rive droite du fleuve, où une végétation luxuriante reposa nos regards. Le fleuve que nous avions rejoint est appelé par les Chinois le Pa-pien Kiang. Ses eaux boueuses étaient rougeâtres et assez profondes. Je crus que nous étions arrivés à la branche la plus occidentale du fleuve du Tong-king. M. de Lagrée identifiait au contraire le Pa-pien Kiang et le Nam La, affluent du Cambodge qui, comme on se le rappelle, rejoint ce fleuve au-dessous de Xieng Hong. Nous ne pouvions guère espérer des Chinois un éclaircissement sérieux de cette intéressante question de géographie. Les rivières en Chine changent de nom toutes les vingt lieues, et comme celle dont il s'agissait ne tarde pas à sortir du Yun-nan, pour couler dans des contrées inconnues des Chinois, ceux-ci ne pouvaient nous dire avec quelque certitude à quel bassin elle appartenait. Nous devions laisser au temps le soin de dissiper nos doutes.

Nous couchâmes le soir à Pa-pien, pauvre village situé sur la rive gauche, de la rivière que nous avions dû traverser en bateau. Le mandarin à bouton blanc et à queue de renard qui depuis Pou-eul commandait notre escorte, sut donner de nous une assez haute idée pour que les principaux du village crussent devoir nous combler de présents. Ce n'était qu'avec répugnance que nous acceptions les cadeaux de gens ruinés par la guerre, mais il fallait, sous peine de perdre tout prestige, nous plier aux usages d'un pays où la grandeur des gens se mesure surtout au vide qu'ils laissent dans la bourse et le garde-manger de leurs hôtes.

Le lendemain, nous suivîmes pendant quelque temps la rive gauche du Pa-pien Kiang, puis nous gravîmes de nouveau les hauteurs au pied desquelles il coule, pour remonter sur ce plateau du Yun-nan, qui s'élève de plus en plus à mesure que l'on s'avance vers le nord et que ravinent si profondément les grands cours d'eau qui le traversent.

Nous passâmes le 7 novembre à Tong-kouan. II y avait une grande agglomération de troupes dans cette localité, mais notre mandarin d'escorte sut nous faire faire une large place. La curiosité des soldats chinois provoqua quelques conflits entre eux et nos Annamites, chargés de veiller à nos bagages et de défendre l'approche de nos personnes. Un petit mandarin de l'endroit qui avait cru que son rang l'autorisait à être indiscret, fut mis dehors à coups de crosse et alla s'en plaindre au chef militaire qui commandait les troupes de passage. Celui-ci l'amena devant. M. de Lagrée en lui ordonnant de faire des excuses; M. de Lagrée lui donna le conseil d'agir plus adroitement à l'avenir pour satisfaire sa curiosité.

Tong-kouan,  dont  le  nom signifie  « Forteresse de l'Est »,  occupe une position dominante au milieu d'une vaste plaine admirablement cultivée, où s'élèvent de nombreux villages; c'est le point culminant du massif qui sépare la vallée du Pa-pien Kiang de celle du Pou-kou Kiang. Les troupes qui y étaient réunies partirent le lendemain de notre arrivée au bruit habituel de nombreux pétards. C'était un spectacle fort pittoresque que la vue de cette longue file de soldats aux costumes voyants, déroulant au loin leurs innombrables bannières et faisant étinceler au soleil leurs armes, aux formes variées et étranges. Chaque officier marchait précédé de guitaristes, de porteurs de guidons et de grands et de petits tam-tam, que des domestiques battaient à intervalles inégaux. Aucun ordre ne présidait à la marche et chaque soldat ne se préoccupait que de choisir la route la plus commode ou le compagnon de voyage le plus agréable. À chaque détour, des groupés nombreux s'arrêtaient pour causer, fumer ou boire, et la colonne s'allongeait démesurément sans qu'aucune surveillance fût exercée par le chefs. Cent hommes déterminés auraient mis en déroute tout ce corps d'armée. Son commandant, mandarin militaire à bouton bleu, avait tenu, pour nous faire honneur, à rester à Tong-kouan jusqu'à notre départ. Il escorta M. de Lagrée à cheval pendant près d'un kilomètre et nous sortîmes du village entre deux haies de soldats et de banderoles, et au bruit de la mousqueterie.

Le 8 novembre, nous franchîmes en barque le Pou-ken Kiang, rivière presque aussi considérable que la précédente et que, fidèle à sa première impression, M. de Lagrée croyait être le Nam Hou, autre affluent du Cambodge dont nous avions rencontré l'embouchure un peu au-dessus de Luang Prabang. Pour ma part, je persistais à y voir l'un des cours d'eau qui forment le fleuve du Tong-king.

Nous remontâmes la vallée d'un affluent du Poukou Kiang jusqu'au village de Tchang-lou-pin, où nous trouvâmes un petit mandarin envoyé de Ta-lan à notre rencontre. Nous arrivâmes dans cette ville le lendemain, à deux heures. Il semblait que la courtoisie des autorités chinoises croissait à mesure que nous pénétrions plus avant dans la Chine. Le gouverneur de Se-mao n'avait pas rendu la visite que lui avait faite le commandant de Lagrée; le préfet de Pou-eul n'avait cru pouvoir se dispenser de cet acte de politesse; le premier mandarin de Ta-lan, qui était bouton rouge, devança M. de Lagrée et vint le voir, dans la pagode hors murs où nous étions installés, dès le lendemain de notre arrivée. Ta-lan est située dans la vallée d'un affluent du Pou-kou Kiang; la ville est moins considérable que Pou-eul: elle n'a pour toute fortification qu'une simple muraille en terre. Quoiqu'elle ait été occupée pendant quelque temps par les Mahométans, elle a beaucoup moins souffert que Se-mao et Pou-eul, et le commerce y est florissant. Toutes les pentes des montagnes avoisinantes sont admirablement cultivées et aux fruits des tropiques viennent s'ajouter ici les fruits et les céréales de l'Europe. Ce fut à Ta-lan que nous retrouvâmes pour la première fois la pomme de terre; les noix et les châtaignes se mélangeaient sur le marché aux goyaves, aux mangues, aux coings, aux cédrats, aux oranges, aux pêches, aux poires, aux pommes. Avec un peu plus de tranquillité et quelques perfectionnements agricoles, ce pays, qui est l'un des plus favorisés de la nature, deviendrait l'un des plus riches du globe.

Toutes les denrées sont cependant fort chères, conséquence assez naturelle d'une guerre de dévastation. Le riz se vend six à sept francs le picul; la misère doit être grande. Nous reçûmes avec reconnaissance les magnifiques cadeaux dont le gouverneur Tin ta-jen se fit accompagner, et qui consistaient en un cochon, un bouc,  trois  chapons  et  un  sac  de  riz. Les mandarins subalternes suivirent l'exemple de leur supérieur, et, pendant presque tout notre séjour, nous n'eûmes rien à demander au marché de la ville.

Nous eûmes à Ta-lan la visite d'un mandarin récemment arrivé de Pékin et qui avait été déjà en relation avec les Européens à Tien-tsin. Nous échangeâmes avec lui une poignée de mains à la française. Combien nous regrettâmes que la légation n'eût pas eu la bienheureuse idée de lui remettre pour nous un résumé des nouvelles d'Europe. Il y avait plus d'un an que nous en étions privés. Nous avions enfin appris à Pou-eul que Kosuto n'était autre qu'un missionnaire, qui prêtait au vice-roi du Yun-nan un concours fort actif dans sa lutte contre les Musulmans; mais il avait été obligé, nous disait-on, de se retirer dans le Kouei-tcheou à la suite de l'explosion de la maison où il fabriquait des poudres. Cette circonstance allait nous priver du plaisir d'avoir de longtemps encore les nouvelles de France que nous avions espéré apprendre à Yun-nan de sa bouche.

La population de Ta-lan se mélange, dans une proportion très-considérable, de sauvages auxquels les Chinois donnent le nom de Ho-nhi. Ils ressemblent comme costume aux Khas Khos, mais ils sont plus beaux et plus forts; ce sont les têtes qui se rapprochent le plus de notre type occidental: le front est étroit, la face rectangulaire, les sourcils horizontaux, l'œil noir, le teint cuivré. Les femmes sont excessivement vigoureuses et l'oeil se repose avec plaisir sur ces filles à l'allure vive et franche, qui passent, agiles et dédaigneuses, à côté de la pauvre Chinoise mutilée, qui marche par saccades sur ses moignons, et que ne console pas le luxe de babouches et de bandelettes qui recouvre soigneusement sa blessure. Les Ho-nhi se sont joints aux Chinois pour repousser l'invasion mahométane. Ils sont très-habiles au tir de l'arc et se servent de flèches empoisonnées. Il semble que cette race, qui parait indigène dans les montagnes du Yun-nan, soit celle dont dérivent les Laotiens, de même que les sauvages qui habitent la grande chaîne de Cochinchine sont peut-être le tronc d'où sont sortis les Annamites.

Le temps était couvert et pluvieux et le froid commençait à se faire sentir. Les habitants paraissaient très-frileux et portaient de vrais matelas sur les épaules. Grande fut notre surprise quand nous découvrîmes sous la longue robe de chacun d'entre eux une véritable chaufferette suspendue devant la poitrine, et au-dessus de laquelle ils tenaient les mains en marchant. Nous-mêmes, quoique le thermomètre indiquât encore douze à treize degrés, nous nous serions volontiers rapprochés du feu, en gens habitués aux caresses du soleil des tropiques. Nous étions cependant encore dans la zone torride, à deux ou trois kilomètres du tropique du nord. L'altitude de Ta-lan est de quinze cents mètres environ.

Nous allâmes visiter des gisements aurifères situés à quelque distance au nord de la ville, à la limite du territoire de Ta-lan et de Yuen-kiang. Dans les gorges d'une montagne dénudée, d'une couleur verdâtre, coulent plusieurs petits torrents sûr les rives desquels a lieu l'exploitation. L'or paraît provenir de quartz infiltré dans les couches de schiste qui forment le sol. Il y a vingt ans que l'on a commencé à laver les sables des torrents et à creuser des galeries dans les flancs de la montagne, mais les résultats n'ont jamais été bien considérables: ils n'ont jamais dépassé mille onces d'or par mois (L'once chinoise vaut environ 37 grammes), c'est-à-dire une production annuelle de quatorze cent mille francs. À ce moment, il y avait dix mille travailleurs. La production n'est plus aujourd'hui que de cinquante à soixante onces par mois. Un millier d'hommes environ travaillent à ces mines, pauvres, misérables et sans chef. L'exploitation est libre et le gouvernement ne prélève aucun impôt; quelques puits appartiennent à des mandarins, qui les font exploiter à leurs frais; le lavage des sables des torrents est encore ce qui parait donner les meilleurs résultats; mais l'espérance de trouver un filon quartzeux riche en pépites, et de s'enrichir en un jour, fait creuser dans tous les sens de longues et profondes galeries; la roche qui en est extraite est concassée et tamisée, puis traitée comme les sables. On trouve quelquefois aussi de l'argent, mais en très-petite quantité. Jamais l'auri sacra fames ne s'est révélée à mes yeux d'une façon plus frappante qu'à l'aspect de cette montagne désolée et aride, fouillée, et partout bouleversée avec un acharnement que bien rarement le succès couronne. Une autre production des environs de Ta-lan qui attira notre attention, est le fil retiré de la toile d'une araignée particulière que l'on trouve dans les broussailles et dans les bois taillis. Ce fil est très-résistant, et on l'envoie à Yun-nan pour fabriquer des étoffes; il se vend environ trois francs la livre.

Nous quittâmes Ta-lan le 10 novembre. Nous longeâmes l'enceinte de la ville et nous gravîmes immédiate-ment les hauteurs qui bordent à l'est la vallée du Laï-phong Ho. C'est le nom de la rivière de Ta-lan. Sur le bord de la route, une tête fraîchement coupée et placée dans une petite cage en bois, témoignait aux voyageurs que les entreprises des bandits étaient, sinon prévenues, du moins punies par les autorités locales. Près du sommet de la chaîne que nous gravissions, nous rencontrâmes les premiers champs de pavots que nous eussions encore vus. Comme pour nous prémunir contre la dangereuse plante, un de nos porteurs, ivre d'opium, laissa échapper le paquet qu'il portait et se coucha sur le bord du chemin, incapable de faire un pas de plus; il fallut le remplacer par un des soldats de l'escorte. Nous redescendîmes ensuite dans une petite plaine couverte de villages, à laquelle une série de gorges profondes donnaient là forme d'une étoile. Les talus des rizières étagées en amphithéâtre sur les pentes dessinaient tout à l'entour comme une série de courbes de niveau aux formes ondoyantes et capricieuses. La pluie battante, le froid, nous décidèrent à chercher un asile dans le premier village que nous traversâmes. Nous y fûmes claquemurés par le mauvais temps pendant toute la journée du 17, et la température, qui s'était abaissée jusqu'à quatre degrés, nous obligea à faire du feu. Tous nos Annamites étaient enrhumés et gelés. Nous tuâmes le bouc que nous avait donné le gouverneur de Ta-lan, et cette viande, nouvelle pour nous, fut à l'unanimité trouvée excellente.

La physionomie des habitants est assez profondément altérée par le mélange avec les races sauvages des environs, surtout avec les Ho-nhi, pour perdre presque complètement son caractère chinois. L'un des villages de la plaine est habité par des gens du Pou-tou, parlant le chinois; ne seraient-ce pas d'anciens Pou-Thaï ? Les femmes Ho-nhi se reconnaissent facilement à la ceinture qu'elles portent sur les reins et à la pièce d'étoffe bleue qui leur entoure la tête.

Nous repartîmes le 18 et nous admirâmes de plus en plus la remarquable science agricole des habitants. Si le pays continuait à offrir de nombreuses traces de dévastation, si çà et là nous rencontrions toujours des maisons ruinées, des villages abandonnés, les cultures témoignaient d'une coquetterie de soins, d'une recherche de précautions qui charmaient nos regards. Malgré les pentes abruptes, l'étroitesse des gorges, les empiétements des torrents, pas un coin du sol n'est perdu. Chaque mamelon s'entoure, de la base au sommet, de gradins circulaires qui retiennent, comme autant de bassins, les eaux distribuées avec art; la variété de teintes que produisent les diverses cultures, les contrastes, fortement accusés, de lumière et d'ombre que forment les brusques ondulations du terrain, composent un tableau qui séduirait un coloriste. Nous avions quitté le bassin du Pou-kou Kiang, et nous suivions les bords d'un torrent qui se jetait dans le Ho-ti Kiang, branche principale du fleuve du Tong-king. La route en corniche surplombait à une grande hauteur les eaux bouillonnantes d'un torrent qui écumait au fond du vallon; de temps en temps un rocher noirâtre, précipité des cimes, était venu interrompre son cours, et de blanches taches d'écume diapraient çà et là le miroir troublé de l'onde. Au-dessus de nos têtes, une ligne transparente de pins dessinait le sommet des chaînes comme une couronne légère, et rendait au paysage l'aspect sauvage que le travail de l'homme avait presque réussi à lui faire perdre.

La circulation continuait à être très-active sur la route; des convois nombreux d'ânes et de mulets chargés de sel se dirigeaient comme nous vers Yuen-kiang. Dans le sens opposé, nous rencontrions des convois d'huile, d'eau-de-vie de riz, de papier, de faïence, de noix d'arec. Ce dernier produit nous indiquait que nous approchions d'une contrée plus chaude ou d'une vallée plus profonde. La plupart de ces caravanes étaient escortées de soldats. Dans le Yun-nan, tous les mandarins font du commerce, et les nécessités gouverne-mentales exigent souvent qu'ils le fassent sur une grande échelle.

À chaque détour de la route que nous suivions, on nous racontait une histoire de brigands. Cela n'avait rien que de naturel, vu la quantité de déclassés qu'ont faits les Koui-tseu. Un grand nombre d'habitants de cette région se sont réfugiés sur les terres de Luang Prabang, au moment de l'invasion musulmane. Après l'expulsion des Koui-tseu, les mandarins chinois ont vainement réclamé du roi de Luang Prabang le retour de leurs administrés. De Ta-lan il y a, dit-on, une route directe conduisant à la vallée du Nam Hou.

Nous traversons enfin le torrent sur un pont magnifique, produit de la souscription des villes voisines. Une plaque en marbre blanc, que je lus à mes compagnons de route, contenait le nom des souscripteurs et racontait les longs efforts tentés pour affermir, sur l'eau rapide, les arches hardies de cette belle construction. Plusieurs fois de suite les crues de l'hiver avaient emporté les travaux de l'été. Au delà se dressait une pente raide et rocailleuse, du sommet de laquelle il eût suffi de faire rouler quelques pierres pour nous précipiter tous dans le torrent. Ce lieu, favorable aux embuscades, avait été le théâtre de l'attaque d'un convoi appartenant à Li ta-jen et à Tin ta-jen; ceux-ci avaient perdu trois cents chevaux ou mulets, et n'avaient eu pour toute compensation que le stérile plaisir de faire perdre cinq des brigands. Au récit de cette aventure, et sur le conseil de notre mandarin d'escorte, nous crûmes devoir charger nos fusils. Au bout d'une heure et demie de l'une des montées les plus rapides que nous ayons eu à gravir, nous jouîmes d'une vue magnifique. À l'ouest, sur une immense étendue, une mer de montagnes accumulait en flots pressés ses croupes sauvages et arides; à l'est, une haute chaîne dentelait l'horizon. Au pied de ses mornes jaunes et dénudés s'étendaient, tout inondés de lumières, le fleuve et la ville de Yuen-kiang, dont on apercevait les eaux bleues et les terrasses blanches, à travers une brume qui reflétait la teinte chaude des montagnes. Rien de plus saisissant que le paysage oriental qu'offrent ces montagnes aux teintes fauves et brûlées et cette ville qui mire dans l'onde d'un beau fleuve sa couronne de créneaux. La teinte grise de ses maisons, ses toits plats, les jardins qui bordent intérieurement ses remparts, lui donnent l'aspect d'une ville turque ou arabe. La plaine est nue et jaunâtre; le riz est moissonné et ses gerbes d'or restent encore entassées çà et là. Seuls quelques champs de canne à sucre, des bois d'aréquiers et d'orangers verdissent par places le paysage. En face de cette ville qui semble endormie dans une sieste nonchalante, apparaît, sur la rive opposée du fleuve, un vaste champ des morts, où se voient, au-dessus de tombeaux presque tous semblables, de hautes plaques de marbre blanc couvertes d'inscriptions. Les palmiers qui dressent leurs têtes sveltes, les chaudes vapeurs qui planent sur les eaux, le soleil resplendissant, le ciel bleu, qui succèdent aux pluies des jours précédents, nous indiquent qu'une fois encore nous allons retrouver les produits et les climats des tropiques.

Une magnifique réception nous était préparée à Yuen-kiang: les mandarins en grande tenue vinrent nous attendre aux portes de la ville; deux cents soldats ou porteurs de bannières formèrent la haie sur notre passage; l'artillerie, la musique jouèrent à notre approche. Nous n'avions jamais été pris si au sérieux. Nous traversâmes une rue interminable où la population s'entassait à flots pressés; devant nous cheminaient de nombreux gamins, portant sur le dos d'énormes écriteaux sur lesquels était inscrit un compliment de bienvenue. On nous logea dans une belle pagode bâtie sous Khang-hi, et située à l'extrémité nord de la ville. Sa construction est antérieure à l'époque où Yuen-kiang devint une ville chinoise. Yuen-kiang s'appelait, il y a un siècle et demi, Muong Choung, et était gouvernée par les Thaï. Le bouddha de la pagode se rapproche, en effet, des formes laotiennes. Il en diffère par la loupe sur le front, les mains à demi jointes sur la poitrine tenant un objet qu'on ne peut préciser. Le vêtement est drapé à la chinoise. Peut être est-il l'oeuvre de sculpteurs chinois travaillant sous l'inspiration des Thaï. Cette pagode daterait environ de trois cents ans. J'y ai relevé une inscription chinoise datée de la cinquantième année dé Khang-hi (1712). C'est sans doute le moment de la prise de possession chinoise. Yuen-kiang, quoique ville de second ordre, forme une circonscription indépendante, qui relève directement de Yun-nan. Il y a dans les environs une race particulière appelée Pa-y, qui n'est qu'une branche de la grande famille thaï. Les Pa-y deviennent de plus en plus nombreux et presque indépendants quand on se rapproche de la frontière du Tong-king. Les Chinois les citent toujours les premiers quand ils énumèrent les sauvages de la contrée: Ho-nhi, Kha-to, Chanzou, Pou-la, Lope, Lolos. Les dialectes de ces dernières tribus diffèrent peu et dérivent d'une même langue. Les Lolos sont peut-être ceux qui présentent les plus grandes différences de langage et leur dialecte paraît se rapprocher de celui des Kouys de la rive droite du fleuve plus que de tout autre. Leur langue a de nombreux rapports avec celle des tribus qui, sous le nom de Man-tse, habitent le nord du Yun-nan. Ces populations semblent avoir quelque parenté avec les Mons, qui depuis une époque très-reculée ont peuplé le Pégou. Les Aka, les Abors, les Chendou seraient les principaux anneaux de la chaîne ethnographique qui relierait les Pégouans aux Lolos du Yun-nan. Les Pa-y offrent une douceur et une régularité de traits fort remarquables. La toilette des femmes, tout en conservant beaucoup de traits communs avec celle des sauvages de Paleo et de Siemlap, en présente de nouveaux qui sont caractéristiques. Elles portent autour du cou une sorte de collier haut de trois doigts environ et composé d'une étoffe rouge ou noire sur laquelle de petits clous d'argent assemblés forment des dessins. On croirait voir de loin le collier hérissé de pointes d'un boule-dogue. Une sorte de plastron, agrémenté de la même manière, s'étale sur la poitrine. Des boucles d'oreilles, d'un travail fort délicat, figurent tantôt des cercles, le plus souvent un anneau supportant un petit plateau carré auquel sont attachées une foule de pendeloques; de longues épingles de tête, aux extrémités desquelles pendent avec profusion ces mêmes pendeloques, complètent les ornements du costume qui sont exclusivement en argent, et d'où les pierres, les perles, le verre, sont exclus. Rien de plus élégant en définitive que les jeunes filles Pa-y avec leur toute petite veste, leurs jupons bordés d'une large bande de couleur et leur corset serré. Quelques-unes sont jolies. Les hommes portent un petit turban aplati; leur fine moustache et leur maigre physionomie les font ressembler beaucoup aux Annamites. Ne seraient-ce pas là les successeurs de ces tribus des montagnes dont parle l'histoire du Tong-king et qui, dès le onzième siècle avant notre ère, se séparèrent des tribus de la mer, devenues aujourd'hui la race tongkinoise proprement dite, et vécurent avec elles dans un état permanent d'hostilité ?

Au dire des Chinois, les Laotiens qui habitent cette zone n'ont plus de pagodes et, à l'inverse de ce qui se passe chez les Does, semblent sur le point de redevenir sauvages. Quelques-uns ont une tournure complètement annamite. Les conquérants rendent justice à leur bonne nature et les considèrent comme beaucoup plus doux que les sauvages.

Les cadeaux que nous reçûmes des autorités locales furent à la hauteur de la réception qu'elles nous avaient faite. Le premier mandarin, qui était bouton bleu, nous montra, entre autres objets européens en sa possession, une longue-vue, une montre et un stéréoscope approvisionné de photographies d'une moralité douteuse; il nous dit qu'à Yun-nan les objets européens étaient en grand nombre. Il devenait difficile de faire des cadeaux à des gens qui pouvaient apprécier la valeur réelle de la plupart des débris de notre pacotille. Nos armes seules restaient inestimables à leurs yeux; il n'était malheureusement pas prudent encore de nous en défaire.

La vie est moins chère à Yuen-kiang que dans les villes que nous venions de traverser; la pomme de terre, fort au-dessous de la patate dans les préférences des habitants, ne coûte qu'un sou la livre, et nous fournit une quote-part de provisions fort appréciée. Les oies et les canards abondent dans les basses-cours, mais la viande de porc est la seule à figurer sur l'étal des bouchers. Cet animal est ici en quantité prodigieuse. Les oranges sont délicieuses et se donnent pour rien. Duhalde (Description de la Chine, t. 1, p. 251) signale aussi, parmi les produits de la contrée, la soie et le bois d'ébène.

La plaine de Yuen-kiang produit beaucoup de sucre et de coton. Nous retrouvons ici la petite machine à égrener des Annamites; on tisse le coton sur les lieux mêmes en étoffes grossières, teintes de couleurs éclatantes. Dans les montagnes qui avoisinent Yuen-kiang se trouve le chevrotin porte-musc. Le gouverneur nous fit cadeau de deux poches de ce précieux parfum. M. Joubert alla visiter à quelques kilomètres au nord de la ville la mine de cuivre de Tsin-long; c'est un des gisements les moins considérables de toute cette province, qui en possède de si nombreux et de si riches.

Le Ho-ti Kiang a, vis-à-vis Yuen-kiang, de deux cent cinquante à trois cents mètres de large, ses eaux sont calmes et peu profondes, et de nombreux bancs de sable apparaissent çà et là sur ses bords. L'altitude de la vallée du fleuve n'est ici que de cinq cents mètres, ce qui explique la végétation tropicale et la chaude température que nous avions rencontrées en descendant du plateau élevé sur lequel se trouvent Se-mao, Pou-eul et Ta-lan.

Nous  quittâmes  Yuen-kiang  en  barque, le 26 novembre.  Les autorités de la ville assistaient sur la plage à notre départ. Nous devions descendre le fleuve quelques heures pour rejoindre la route de Che-pin qui part de la rive gauche. Au-dessous de Yuen-kiang, la vallée ne tarde pas à se rétrécir, et des murailles arides et rocheuses, d'un aspect peu pittoresque, se dressent sur les bords de la rivière, dont le cours devient plus sinueux et les eaux plus rapides. Au bout de trois heures de navigation, nous arrivâmes à Pou-pio, village pa-y, à toits plats et à doubles terrasses. Il est situé sur la rive gauche du fleuve, auprès d'un rapide infranchis-sable pour les barques. L'expédition y reprit la route de terre pour se diriger sur Che-pin et Lin-ngan. Je me séparai d'elle pour continuer seul à redescendre en barque le Ho-ti Kiang. M. de Lagrée ne limitait nullement ma reconnaissance du fleuve, et se contentait de me donner rendez-vous à Lin-ngan: le premier arrivé devait attendre l'autre.

Comme tous les villages de cette région, Pou-pio est entouré d'une muraillé en terre. Ces montagnes sont peu sûres: un pauvre sauvage qui était venu le matin nous vendre des comestibles, nous était revenu le soir, sanglant et dépouillé; on lui avait enlevé sa pauvre bourse et désarticulé le bras. La construction en terrasse donne aux maisons un aspect arabe que leur teinte grise contribue à accentuer encore; cette forme de toit, adoptée soit par économie, soit en raison de la difficulté de cuire des briques, a l'avantage dans les pays montagneux de donner plus de place aux habitants, que la rapidité des pentes forcent à se rapprocher les uns des autres. La seconde terrasse, qui s'étage au-dessus de la première comme une haute marche d'escalier, est recouverte d'un toit léger sous lequel on fait sécher la noix d'arec. Les portes du village sont fermées le soir et l'on y monte la garde pendant toute la nuit.

Au-dessus de Pou-pio, on remarque, le long des bancs de la montagne, une ligne de verdure presque horizontale qui tranche vivement sur le rocher nu: c'est la trace d'un canal d'irrigation qui va prendre l'eau à une grande hauteur dans l'un des torrents à forte pente qui se déversent dans le fleuve. Ce canal distribue l'eau aux divers villages de la vallée, et la fraîcheur et la végétation renaissent sur son parcours. Il est solidement empierré, muni d'un chemin de ronde, et il a dû exiger un énorme travail. On croirait volontiers qu'il eût été moins pénible d'élever l'eau du fleuve qu'on avait à ses pieds. Sans doute les Chinois préfèrent au travail continu que demandent les machines élévatoires, l'effort plus considérable, mais fait une fois pour toutes, que nécessite la construction d'un canal irrigatoire. Une fois établi, il n'y a plus en effet à se préoccuper de rien; l'eau arrive où l'on veut, quand on veut et en quantité toujours suffisante. On trouve ces travaux d'irrigation, exécutés quelquefois sur une échelle vraiment grandiose, dans toutes les parties montagneuses de la Chine.

Le 27 novembre, je m'embarquai dans un léger canot au-dessous du rapide de Pou-pio. Je redescendis la rivière en compagnie de quelques barques de marchands. Le Ho-ti Kiang s'encaisse de plus en plus; les hauteurs qui l'enserrent atteignent bientôt de huit cents à mille mètres. Des schistes, des calcaires, des pouddingues, forment les parois de ces immenses murailles, où ils alternent en couches très-inclinées. Chaque torrent qui vient déchirer ces flancs rocheux en détache une immense quantité de galets et de cailloux qui viennent obstruer le lit du fleuve et y former un rapide. À cette époque de l'année, presque tous ces torrents sont sans eau et la stérilité des pentes rougeâtres qui dominent le voyageur est complète. L'oeil, pour trouver un arbre, un buisson, une touffe d'herbes, est obligé de remonter jusqu'aux plus hauts sommets des falaises entre lesquelles il est emprisonné; il ne réussit à découvrir que quelques pins, que la distance rend microscopiques. Quelquefois cependant un filet d'eau, sur le point de tarir, murmure à travers les pierres, puis, parvenu sur le bord des rochers à pic qui forment la berge immédiate du fleuve, se répand en pluie irisée dans les airs. Cette humidité suffit; les arbres surgissent sous cette pluie bienfaisante, un rideau de mousse s'étend sur leur feuillage et pend sous la cascade en festons étincelants. À quelque distance d'une de ces petites oasis de verdure, s'ouvre la vallée du Siao Ho-ti, l'affluent le plus considérable de la rive gauche du fleuve. Cette vallée est aussi sombre, aussi encaissée que celle du Ho-ti Kiang; on dirait deux immenses corridors qui se croisent à angle droit et dont la voûte s’est écroulée.

Nous Franchîmes plusieurs rapides qui exigèrent que nous quittassions nos barques. Un seul batelier y restait; les autres debout sur la rive, retenaient la barque vide avec une corde, puis, quand le pilote avait jugé le moment convenable et que la barque était bien présentée dans le sens du courant, ils ouvraient les mains, et le léger esquif franchissait comme une flèche le passage dangereux; l'homme qui le dirigeait, accostait de nouveau la rive pour reprendre son chargement et son équipage. Les tribus sauvages des environs fournissent un certain nombre d’hommes dont le métier consiste à transporter sur le bord de l'eau les marchandises entre l'amont et l'aval du rapide. Ces transbordements ne sont nécessaires qu'à la saison et sèche; ils seraient d'ailleurs impossibles à l'époque des hautes eaux; le fleuve remplit alors complètement son lit et ne laisse aucun passage pour circuler à pied sec au fond de l'immense fossé dans lequel il coule.

Je m'arrêtai le soir à une douane chinoise placée au point d'intersection du fleuve et d'une route qui relie Lin-ngan à quelques centres de population pa-y situés plus au sud. Un bac sert à passer les voyageurs et les marchandises; et, des deux côtés de l'eau, un sentier en zigzag gravit les pentes moins abruptes qui forment en ce point comme les flancs d'un vaste entonnoir dont le fleuve occupe le fond. La circulation paraissait assez active et je crus qu'il me serait facile de remplacer la barque de Pou-pio, qui ne consentait pas à me conduire plus loin. Le Chinois préposé à la douane me promit en effet une barque nouvelle pour le lendemain matin.

J'étais atteint d'une toux excessivement sèche qui m'empêchait presque de parler. Les yeux me sortaient de la tête, j'avais une intolérable migraine. Le douanier eut pitié de moi et me fit signe de me cou            cher sur son lit de camp. Il disposa à mes côtés une longue pipe et une petite lampe, plongea une grosse aiguille dans un pot rempli d'une substance noirâtre, en retira une goutte épaisse qu'il fit fondre à la flamme de la lampe et la jeta ensuite toute brûlante dans le godet, à ouverture étroite et à large base de la pipe. J'aspirai deux ou trois bouffées. Il recommença l'opération plusieurs fois de suite et je sentis bientôt l'irritation de ma gorge et les élancements de ma tête se calmer comme par enchantement. C'était la première fois que je fumais aussi longuement de l'opium et je constatai qu'administré à propos, il peut devenir un précieux remède; l'abus seul le transforme en un mortel poison.

Le lendemain, je ne parvins qu'à grand'peine à décider quelques Pa-y, qui comprenaient un peu le laotien, à me louer une barque pour continuer la descente de la rivière; j'avais avec moi quatre ou cinq soldats d'escorte et un petit chef militaire chinois qui ne paraissaient que médiocrement tenir à l'exploration que je voulais tenter. Il leur tardait de me voir arriver à Lin-ngan, où ils avaient mission de me conduire, pour retourner ensuite le plus tôt possible à Yuen-kiang. À chaque instant le petit chef me montrait les hauteurs et me faisait signe que Lin-ngan était au delà. C'était grâce à ses instigations que le douanier chinois m'avait manqué de parole et que j'avais dû moi-même chercher à me procurer une barque.

À peu de distance en aval de la douane, je rencontrai un nouveau rapide que mes bateliers se refusèrent énergiquement à affronter; il n'y avait point, il est vrai, de sentier le long des rives, qui étaient en cet endroit complètement à pic, et la barque aurait du franchir le passage dangereux avec tout son personnel à bord. Le fleuve était là plus profondément encaissé qu'il ne l'avait jamais été: des murailles presque verticales de dix-huit cents mètres de hauteur se dressaient des deux côtés; d'énormes blocs de rochers avaient roulé du haut de ces gigantesques falaises au milieu des eaux écumantes. En amont du rapide, an pied d'une gorge, sorte d'étroite fissure qui lézardait la falaise, un banc formé par les galets et les cailloux que chaque année les pluies détachent des flancs de la gorge, offrait sur le bord de l'eau une petite plate-forme sur laquelle s'élevait un village de pêcheurs. Ce fut là qu'abordèrent mes canotiers; ni offres d'argent ni menaces ne purent les décider à aller plus loin. Je ne pouvais apprécier si le rapide était réellement infranchissable; du dernier des rochers sur lequel je pus m'avancer au milieu du fleuve, je ne découvris qu'une ligne d'écume et le vent me renvoya à la figure l'eau pulvérisée en pluie fine par son choc contre les rochers. Le dénivellement paraissait cependant moins considérable qu'à Pou-pio. Après d'infructueux efforts pour faire revenir mes bateliers sur leur décision ou pour trouver dans le village des gens qui consentissent à les remplacer, il fallut me résigner à reprendre plus tôt que je ne le voulais la route de Lin-ngan. Je commençai à midi l'escalade des hauteurs presque perpendiculaires qui se dressaient au-dessus de ma tête. Après trois heures et demie d'une ascension très-fatigante, par des sentiers en zigzag dont les cailloux fuyaient sous les pieds pour aller, après mille chutes, rebondir dans les eaux du fleuve, j'arrivai au sommet; de là je pus embrasser d'un coup d'oeil tout un vaste panorama. Au sud, une haute chaîne calcaire s'élevait comme une barrière entre le Tong-king et la Chine et découpait l'horizon de ses sommets aigus, qui atteignaient au moins quatre mille mètres de hauteur. Près de moi, le Ho-ti Kiang traçait son énorme sillon; ses eaux jaunâtres apparaissaient et disparaissaient tour à tour, à une profondeur de près de deux mille mètres, coulant avec impétuosité vers le sud-est. À l'est, une petite vallée, moins abrupte et moins profonde, montrait au-dessous de moi ses rizières étagées et ses nombreux villages suspendus au-dessus des eaux limpides d'un affluent du fleuve. Dans le nord, s'étendait un vaste plateau dont les longues ondulations; tantôt hérissées de roches calcaires et de brèches rosées qui les font ressembler à des vagues de marbre, tantôt recouvertes d'une couche profonde de terre rouge sur laquelle ondoient des champs de maïs et de sorgho, se propagent irrégulièrement dans la direction du nord-est.          

Je pris ma route dans cette direction, le plateau s'inclinait légèrement; son arête la plus haute est celle qui borde le cours du fleuve. Les villages que je traversais étaient tous habités par des Lolos et des Pa-y. Les femmes lolos se reconnaissaient facilement à leurs cheveux roulés sur la tête et coiffés d'un turban orné de clous d'argent, à leurs pantalons et à leurs larges tuniques. On commençait partout à rentrer la moisson, que l'on réunissait en meules sur les terrasses des maisons; ces meules donnaient de loin aux villages le singulier aspect d'immenses ruches d'abeilles. Peu à peu les cultures se multiplièrent et les villages s'agrandirent; ils étaient construits d'ordinaire sur les bords des étangs qui remplissent toutes les dépressions du terrain. Le type chinois reparut de nouveau. Des routes de chars sillonnaient de tous côtés la plaine. Le 30 novembre, du haut d'une éminence, j'aperçus à une vingtaine de kilomètres la ville de Lin-ngan; elle est bâtie sur le flanc d'une belle plaine qu'arrose une rivière sinueuse et qu'enserrent deux rangées de collines de marbre; leurs croupes stériles offrent un contraste saisissant avec les riantes cultures qui se pressent sur le bord de l'eau.

J'arrivai à Lin-ngan le lendemain au soir; ma petite escorte me conduisit dans une belle pagode; je trouvai un logement commode dans un bâtiment latéral qui forme l'un des côtés de la cour au fond de la quelle s'élève le sanctuaire. Ma venue n'était pas annoncée; dans un centre aussi populeux, le petit nombre d'hommes qui m'accompagnaient ne pouvait éveiller l'attention. Ma figure étrangère fit à peine tourner la tête sur mon passage à une vingtaine de personnes; aussi, après m'être installé dans la pagode, je crus pouvoir, sans inconvénients, visiter un peu la ville. Son enceinte est très-forte et de forme rectangulaire; elle a deux kilomètres environ de longueur sur un kilomètre de large. Au centre, se trouvent des yamens, des jardins, des pagodes, décorés avec goût; beaucoup de ces édifices ont été incendiés par les Mahométans et n'ont pas encore été relevés de leurs ruines; on y retrouve d'admirables échantillons de ces marbres à couleurs si variées et si belles qui affleurent partout sur le plateau de Lin-ngan. En avant des portes nord et sud de la ville, s'étendent de longs faubourgs où s'agite une population affairée et nombreuse. Un marché très-important et d'une animation très-pittoresque se tient sous de vastes hangars appropriés à cet effet; beaucoup de villes de France sont loin de posséder une installation foraine aussi confortable.

Pendant que, sans songer à mal, je flânais devant les boutiques, heureux de songer que la ville me présenterait de nombreuses distractions et de nombreux sujets d'étude jusqu'à l'arrivée du reste de la commission, la foule s'amassait derrière moi; j'entendais circuler dans les groupes le mot de koula, par lequel on désigne dans le nord de l'Indo-Chine tous les étrangers venus de l'ouest; les gamins, devenant à chaque instant plus hardis, suivaient tous mes mouvements et imitaient tous mes gestes. Depuis notre entrée en Chine nous avions pu déjà nous habituer aux témoignages de la curiosité de la population, mais ici j'étais seul à en supporter le poids. La ville était d'ailleurs de beaucoup la plus populeuse de toutes celles que nous avions visitées et la pression de la foule menaçait de devenir trop forte pour que je dusse l'affronter jusqu'au bout. Je crus donc prudent de battre en retraite et je revins à mon logement. Je ne tardai pas à y être littéralement assiégé; j'essayai en vain de défendre la porte de l'escalier qui conduisait à ma chambre: il fallut céder à la furie publique et laisser cette chambre se remplir de curieux. Mais, à son tour, elle devint trop étroite; quelques Chinois vêtus avec recherche, à la parole grave et à la physionomie vénérable, vinrent me conseiller de donner satisfaction à la foule et de me montrer au dehors, dans la cour où se pressaient des milliers de personnes. Si j'y consentais, me dirent-ils, ils me garantissaient qu'il ne me serait fait aucun mal; mais, dans le cas contraire, ils ne pouvaient répondre des exigences de la foule.

Je crus devoir suivre des conseils qui me paraissaient sincères: je me résignai, non sans pester mille fois contre cette exigence intempestive, à me promener de long en large entre deux haies de personnes qui me respiraient au passage. Je fis ainsi les cent pas pendant plus d'un quart d'heure, examiné, fouillé dans tous    les recoins de ma pauvre personne par une infinité de regards avides et bêtement curieux. Cette con cession, si humiliante déjà pour ma dignité, ne satisfit point la population; de tous les coins de la cour s'éleva un cri répété en vingt langues différentes: « Qu'il mange, nous voulons qu'il mange. » Outré de cet excès d'audace, je déclarai que je ne mangerais pas, et je rentrai dans mon logis sans qu'autour de moi on osât s'y opposer. Mon air déterminé en imposa-t-il aux curieux, ou se trouva-t-il parmi eux quelques âmes charitables qui jugèrent que c'en était assez pour une première séance ? je l'ignore. Le fait est que j'échappai ce jour-là à toute exigence nouvelle.

La nuit venue, je crus pouvoir dormir tranquille dans mon nouveau logement. Il n'en fut rien: vers minuit, je fus réveillé par le bruit de plusieurs personnes montant à pas de loup mon escalier de bois et entrant furtivement dans ma chambre avec des lanternes sourdes, dans le but, sans doute bien innocent, de contempler mon sommeil. Ma patience était à bout; mon réveil fut désagréable: je m'élançai sur ma carabine, et, m'escrimant à coups de crosse et à coups de pied contre ces imbéciles qui cherchaient en  vain à me calmer par de comiques supplications, je leur fis dégringoler les quinze marches qui les séparaient de la cour. J'accablai de reproches mes soldats d'escorte qui s'étaient installés au rez-de-chaussée et qui auraient dû défendre ma porte. Impuissants devant la foule, ils ne l'étaient pas devant les auteurs peu nombreux de cette équipée nocturne. Décidément, j’étais passé à l'état de curiosité vivante. Peut-être mon escorte recevait-elle de l'argent pour me laisser voir. On comprendra sans peine combien il me tardait que l'arrivée de l'Expédition vînt me délivrer de cette obsession continuelle.

Le lendemain, au point du jour, pour gagner du temps et dépister les curieux, je sortis de la ville, et je fis une longue excursion dans la campagne environnante. Suivi d'abord par quelques gamins, je ne tardai pas à les décourager par la longueur de ma promenade, et je pus goûter quelques instants de tranquillité sur une petite hauteur que domine une haute colonne en forme d'obélisque. C'est là sans doute le tombeau de quelque grand personnage, et on l'aperçoit de tous les points de la plaine. De belles cultures maraîchères coupées de             rizières, de champs de cannés à sucre et de plantations d'arachides, s'étendent sur les bords de la rivière. Celle-ci sort du lac de Che-pin et se perd, dit-on, à peu de distance, sans qu'il soit possible de savoir si elle appartient au bassin du fleuve de Canton ou à celui du fleuve du Tong-king. Des ponts, d'une grande longueur et d'une construction romaine, sont jetés, à des intervalles très-rapprochés, sur cette rivière, qui est endiguée sur tout son cours; des pagodons, des arcs de triomphe, des portes à clochettes les précèdent et les décorent.

Au coucher du soleil, je m'acheminai de nouveau vers la ville, comptant que le repas du soir retiendrait loin de moi les curieux. Mais hélas, le bruit de mon arrivée, que la veille encore était restée ignorée de la plus grande partie de la population, s'était répandu comme une traînée de poudre dans tout Lin-ngan. J'amassai en rentrant en ville une énorme suite de curieux; mais ce n'était rien à côté de ce qui m'attendait à la pagode même. Le premier étage, les combles, les toits, tout avait été escaladé et ne présentait plus qu'une fourmilière continue de têtes humaines. À mon entrée dans la cour, la foule s'écarta sur mon passage, me ménageant au centre un étroit espace dans lequel elle comptait bien me retenir le plus longtemps possible: la représen-tation commençait. La rougeur de la colère et de la honte sur le front, je dus subir une heure encore la curiosité de ces forcenés. À la fin, à bout de forces et de patience, je me retirai brusquement dans mon logement, en fermant derrière moi la porte à claire voie qui donnait sur la cour. Cette porte, peu solide, ne tarda pas à céder à la pression de la foule, qui trouva que je manquais de complaisance. Avec l'aide de ma petite escorte, de Yuen-kiang, je refoulai les curieux et j'essayai de consolider cette insuffisante barrière. Mais la déception de la populace ne tarda pas à se manifester par des reproches adressés à ceux qui, près de la porte, avaient la faiblesse de reculer devant moi. Une pierre vint ricocher entre les barreaux de la porte, et m'atteignit en pleine figure; d'autres ne tardèrent pas à la suivre, et j'eus à ce moment conscience de ce que pouvait être l'antique supplice de la lapidation. Je ne cédai pourtant pas, et retenant d'une main les deux battants de la porte qui ployaient sous cet ouragan de pierres, je saisis de l'autre mon revolver, que mon fidèle Tei eut la présence d'esprit de m'apporter. Le canon de l'arme, placé ostensiblement entre les barreaux, fit reculer les plus proches, et la détonation qui suivit immédiatement creusa un large cercle au milieu de la foule surprise.

J'avais tiré en l'air, me rendant très-bien compte qu'à la vue du sang cette foule encore indécise se ruerait sur moi et me mettrait en pièces. Dans un pays où existent encore les fusils à mèche, les armes à coup double sont des merveilles à peine connues. Aussi on me crut complètement désarmé, après que l'émoi de cette première détonation se fut calmé, et la grêle de pierres recommença de plus belle. Je fis feu une seconde fois. La stupéfaction fut grande, car on ne m'avait pas vu recharger mon arme. « Bah ! dit quelqu'un dans la foule, j'ai vu des pistolets à deux coups; il y en a à Ta-ly qui viennent du pays de Mien (Nom que Les Chinois donnent à la Birmanie), maintenant c'est bien fini, il est désarmé; on peut s'approcher sans crainte. » J'eus le bonheur de saisir le sens de cette réflexion, et j'en fis immédiatement mon profit: trois détonations successives vinrent coup sur coup terrifier la foule qui voyait mon pistolet rester toujours immobile au-dessus de la porte; une immense panique s'ensuivit, et je complétai la déroute en m'élançant brusquement au dehors le pistolet au poing, l’œil en feu, la figure ensanglantée, à la vue produisit une réaction subite; soit crainte de cette arme qui tirait toujours sans qu'on la chargeât jamais, soit compassion réelle, les Chinois les plus proches de moi me supplièrent de me calmer, et me jurèrent qu'il serait fait justice des lanceurs de pierres. Le reste de la foule continuait à fuir dans toutes les directions, s'imaginant sans doute que j'amoncelais les cadavres devant moi. Il n'y eut bientôt plus dans la cour qu'un groupe peu nombreux de personnes qui me ramenèrent dans ma chambre et me soignèrent avec intérêt.

Chapitre XIII (suite.)

Arrivée de l'expédition. - Le Leang ta-jen. - Une nouvelle route commerciale française. - Départ de Lin-ngan.

Peu après, se présenta un mandarin en grand costume, qui me fit des excuses au nom du gouverneur, m'annonça que des soldats allaient être placés à toutes les avenues de la pagode et me promit la visite de tous les apothicaires de Lin-ngan. Il m'apprit en même temps que M. de Lagrée et le reste de la mission française venaient d'arriver, qu'on les avait logés en dehors de la ville, mais qu'en raison de l'excitation de la foule, il n'était pas prudent de me ramener en ce moment auprès de mes compagnons.

Le lendemain matin, au point du jour, on me fit franchir un mur de la pagode qui donnait du côté du rempart, et, par des chemins détournés et déserts, on me reconduisit auprès de M. de Lagrée.

Celui-ci avait éprouvé quelques difficultés à continuer sa route jusqu'à Lin-ngan. Au moment où la commission allait se mettre en route de Che-pin vers ce dernier point, Leang ta-jen, gouverneur de Lin-ngan, avait expédié une lettre dans laquelle il invitait la commission française à rester à Che-pin, et à poursuivre directement sa route sur Yun-nan. Il n'était pas possible, en effet, disait cette lettre, d'aller de Lin-ngan à la capitale de la province, les routes étant interceptées de ce côté par les Koui-tseu et les voleurs. M. de Lagrée avait insisté pour aller jusqu'à Lin-ngan faire connaissance avec le Leang ta- jen, sauf à revenir à Che-pin, reprendre la route qu'on lui indiquait.

À son arrivée à Lin-ngan, de nombreux cadeaux lui avaient été apportés de la part des autorités locales, entre autres un repas tout préparé, mais on lui avait fait dire que tous les principaux mandarins de la ville, Leang ta-jen en tête, étaient absents et occupés à combattre les Koui-tseu, qui s'étaient retranchés à soixante-dix li au nord-est de la ville, dans deux fortes positions, appelées Po-si et Kouang-si. M. de Lagrée ne crut pas à cette prétendue absence et exigea que le Leang ta-jen fit des excuses officielles au sujet des insultes dont j'avais été l'objet. Une foule de mandarins subalternes vinrent en vain le visiter et essayer de l'adoucir par des présents. M. de Lagrée reçut froidement les visites et repoussa les cadeaux. De l'intérieur de la vaste pagode où nous étions logés, nous entendions la foule vociférer et se plaindre de ne pouvoir parvenir jusqu'à nous; de temps en temps quelques pierres lancées par-dessus les murs nous témoignaient de son impatience et de sa brutalité. Le sergent annamite, accompagné d'un de ses camarades, parvint à saisir l'un des agresseurs et nous le remîmes aux autorités locales, en demandant une punition sévère. Il fut immédiatement mis à la cangue.

Dans l'intervalle, j'avais fait écrire à mon Annamite Tei, sur la prière de M. de Lagrée, une lettre chinoise dans laquelle celui-ci exposait ses griefs et demandait une réponse positive et des communications plus directes avec la première autorité de Lin-ngan. Quelques heures après, nous reçûmes une réponse dans laquelle Leang ta-jen faisait des excuses et annonçait sa visite pour le lendemain. Il arriva à l'heure dite. C'était un gaillard de deux mètres de haut, dont les pieds, les mains et l'énorme tête étaient bien proportionnés. Son air humble et embarrassé contrastait singulièrement avec son encolure de géant; c'était bien là le fameux personnage que nous représentaient les récits populaires. Homme du peuple sans instruction et sans grade, sa valeur et son énergie l'avaient désigné, dès les premiers combats contre les mahométans, au commandement militaire du sud de la province. Il s'était décerné lui-même le bouton rouge et avait remplacé les mandarins de Che-pin, de Tong-hay, et de plusieurs villes voisines par des créatures à lui; il avait délivré l'année précédente la ville de Lin-ngan, un instant occupée par les rebelles. Par le fait, il ne reconnaissait plus les ordres venus de Pékin, et agissait dans le sud de la province comme un souverain indépendant. L'ascendant moral exercé par M. de Lagrée sur un homme placé dans de telles conditions, et dont l'énergique volonté avait tout soumis autour de lui, n'en restait que plus extraordinaire. Sa visite fut très-courte et il prévint le chef de la mission française qu'il allait immédiatement retourner aux avant-postes, de façon à le dispenser de lui rendre sa visite; des affiches avaient été posées par ses soins sur les murs d'enceinte de notre pagode et menaçaient de mort tous ceux qui oseraient importuner les étrangers. Il tint, du reste, à se montrer vis-à-vis de nous d'une munificence orientale. Tous les indigènes qui nous approchaient de près ou de loin reçurent des marques de sa générosité. Les soldats d'escorte qui étaient venus de Yuen-kiang eurent de l'argent et des habits. On distribua à tout le personnel de l'expédition de grandes plaques d'argent, sorte de décoration qu'il avait coutume de distribuer à ses soldats, et sur lesquelles étaient inscrits son nom et le mot récompense, elles étaient destinées, nous fit-il dire, à nous préserver des mauvais sorts. Nous eûmes toutes les peines du monde à refuser, le jour de notre départ, vingt habillements complets, quelques-uns fort riches, qu'il offrait à nous et à notre suite.

Il était regrettable que l'état de la contrée ne nous permît pas de pousser notre reconnaissance plus à l'est: on nous signalait à Mong-tse, ville située à trois jours de marche de Lin-ngan, des mines d'argent et de plomb. De ce point, on se trouve à deux cents li de Mang-Ko, grand marché chinois situé sur les bords du Ho-ti Kiang. C'est là que ce fleuve, d'après les renseignements que j'avais recueillis dans mon excursion, commence à devenir navigable. En aval de Mang-Ko, on rencontre la ville de Lao-kay, qui est en plein pays annamite, à douze jours de marche de la capitale du Tong-king. De nombreuses mines d'or, d'argent et de cuivre se trouvent dans le département chinois de Kai-koa, que traverse une grande rivière, le Nan-si ho, affluent du Song Coi, nom annamite du fleuve du Tong-king.

Mang-Ko paraît être le centre d'un commerce très-actif. Les gens de Canton, qui s'y rendent en traversant le Kouang-si et la partie nord du Tong-king, y apportent des laines, des cotonnades, des soieries, et remportent en échange le coton et le thé que produisent les Pa-y des environs et les Thaï de la vallée du Nam Hou. La plupart des soies que consomme le sud du Yun-nan viennent par cette voie, et le courant commercial du fleuve Bleu et du Se-tchouen ne commence à l'emporter sur l'exportation cantonnaise que beaucoup plus au nord. Les Chinois de Lin-ngan amènent à Mang-Ko des thés venus par la route de Pou-eul.

Avant la guerre des Mahométans, les mandarins du Yun-nan faisaient apporter de Tong-tchouen à Sin-Kay, marché annamite qui se trouve sur le Song Coi en aval et à peu de distance de Mang-Ko, de l’étain et du zinc, dont on se sert en An-nam pour la fabrication de monnaie nationale; on échangeait ces métaux contre de l'argent au titre de huit dixièmes, que l'on achevait de purifier dans le Yun-nan. Il n'était point permis aux Annamites d'entrer sur le territoire chinois et, de fait, nous ne pûmes découvrir pendant tout notre séjour le long des frontières aucun sujet de Tu-duc. Une large bande de terrain habitée par les tribus sauvages, Pa-y ou Lo-lo, paraît s'interposer de ce côté entre la Chine et l'An-nam. Les troubles et les révoltes qui ont accumulé la misère et les ruines dans les provinces méridionales du Céleste-Empire sont venus compliquer encore la situation politique de cette intéressante contrée. Les Cantonnais, en possession depuis longtemps du commerce de Mang-Ko, n'ont pas tardé à se porter en masse vers ce pays riche, fertile et tranquille, où ils peuvent échapper aux bouleversements incessants dont leur province est le théâtre. Depuis quelques années, un chef cantonnais s'est établi avec une nombreuse colonie de ses compatriotes à Lao Kay, s'est proclamé indépendant et vit des revenus considérables de la douane qu'il a installée sur le fleuve.

Il y avait à étudier là une question commerciale d'un grand avenir, et d'un intérêt exclusivement français, puisque le Tong-king se trouve placé directement sous notre influence politique par suite des traités qui nous lient à la cour de Hué.

La pacification du Yun-nan rendra à ces belles contrées la vie commerciale et la richesse que leur assurent leurs produits si variés et si précieux et le débouché si facile et si économique que leur offre le fleuve du Tong-king. Si une politique jalouse et exclusive a su détourner jusqu'à présent de leur écoulement naturel vers la mer les denrées qui vont chercher à Canton ou à Shang-hai un marché éloigné et onéreux, il nous appartient d'user de notre influence auprès des cours de Pékin et de Hué pour faire cesser cet état de choses et pour plaider la cause de ces intéressantes populations. Notre colonie de Cochinchine est légitimement appelée, par la force même des choses, à recueillir l'héritage de Canton, et Saigon, qu'un cabotage actif relie aux embouchures du fleuve du Tong-king, offrira aux produits du Yun-nan et de l'Indo-Chine septen-trionale un marché plus avantageux et un point de chargement mieux situé pour leur échange contre des marchandises européennes.

Malheureusement le manque d'interprètes, et par suite la difficulté de recueillir des renseignements précis et sérieux empêchèrent M. de Lagrée de pousser ses investigations de ce côté aussi loin qu'il eût été nécessaire.

Nous visitâmes aux environs immédiats de Lin-ngan un gisement de lignite, dont l'exploitation est assez active. Ce combustible est d'un emploi général; la plaine de Lin-ngan est entièrement déboisée, et le peu de bois que l'on brûle est apporté de fort loin par les sauvages. L'extraction du lignite se fait par deux puits verticaux, d'une profondeur de seize à dix-sept mètres; ils donnent accès à des galeries horizontales d'un grand développement, pratiquées à l'intérieur de la couche combustible, qui paraît avoir une épaisseur variant d'un mètre à cinquante centimètres. L'exploitation est monopolisée par l'administration chinoise;de nombreuses voitures se pressent autour des puits et attendent leur tour de chargement. On paye sur les lieux mêmes. Ces voitures, les premières que nous eussions rencontrées depuis bien longtemps, sont de petits chariots fort bas, portés sur deux roues pleines et traînés par un boeuf ou un buffle. On fabrique également à Lin-ngan ce papier commun dont on fait en Chine une si grande consommation en guise d'allumettes. Duhalde cite le miel et la cire parmi les productions importantes de la contrée.

Nous partîmes de Lin-ngan le 9 décembre. La plaine que nous traversâmes en remontant la rivière présente une énorme étendue, toute mamelonnée de collines et couverte de tombeaux. Les ponts, les portiques de marbre, les quelques bouquets d'arbres qui s'élèvent auprès des pagodes évoquent comme un vague souvenir de la campagne de Rome. Ce qui frappe le plus, après cette physionomie singulière du paysage, ce sont les gigantesques travaux exécutés par les habitants pour préserver leurs champs des cailloux que charrient les torrents; ceux-ci ont été endigués, sur tout leur parcours dans la plaine, entre deux énormes murailles de pierres sèches; chaque génération élève ces murailles d'une assise ou deux, afin de suivre l'exhaussement progressif que subit le lit du torrent après chaque saison pluvieuse; les galets que les eaux entraînent à cette époque, ainsi retenus dans d'étroites limites, s'accumulent rapidement. Aujourd'hui, tous ces cours d'eau sont comme suspendus au-dessus de la plaine et leur élévation facilite l'irrigation des rizières avoisinantes. En quelques endroits, les talus des rizières soit eux-mêmes construits en pierre. On ne saurait, s'empêcher d'admirer tant d'ingéniosité et de prévoyance et l'on regrette de ne pas les retrouver à un degré égal dans les pays plus civilisés. Quiconque en France a traversé la vallée du Rhône, est resté frappé sans doute de l'immense quantité de terrain que stérilisent les cailloux arrachés des pentes des Alpes ou des Cévennes par les affluents de ce fleuve. La plaine de la Crau est un attristant exemple de notre impuissance à égaler l'agriculture chinoise. Si, comme les Chinois, nous savions endiguer nos rivières, nous ne verrions pas leur lit occuper un espace centuple de celui qui lui est nécessaire, et des inondations de cailloux détruire nos moissons sur d'immenses espaces de terrain, comme il arrive parfois dans le Gard ou l'Ardèche.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livaison.)