MéKong et Yunnan sur GoogleMap
ce voyage sur GoogleMap
Télécharger le texte Part III - 210 ko
Cliquer pour retour  liste des textes
Cliquer pour retour au Sommaire

VOYAGE D'EXPLORATION EN INDO-CHINE

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D' APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1867-1868

Chapitres XII & XIII Chapitre XVI

Chapitre XIV

Che-pin et son lac. - Mines de fer. - Tong-hay. - Les premières neiges. - Kiang-tchouen et le lac de Tchin-kiang. - Historique de la rébellion mahométane. - La plaine, le lac et la ville de Yun-nan. Nous rencontrons des compatriotes. - Le Ma ta-jen.

Arrivée d'une lettre de l'ambassadeur de France à Pékin.

Une heure après notre départ de Lin-ngan, deux cavaliers nous rejoignirent au galop et nous annoncèrent de la part de Leang ta-jen que le malheureux qui avait jeté une pierre dans notre logement et qui avait été mis à la cangue auprès d'une porte de la ville, venait d'être décapité. On nous avait prévenus à l'avance que tel serait en effet son sort. Nous n'avions pu y croire, et cette incrédulité avait été la cause de la perte du coupable. M. de Lagrée, qui avait le cœur excessivement bon, aurait sans aucun doute demandé et obtenu sa grâce, s'il avait pensé que la peine capitale lui fût réservée.

Nous arrivâmes dans l'après-midi sur les bords du lac à l'extrémité duquel s'élève la ville de Che-pin. Ce lac a environ quatorze kilomètres de longueur et sa direction générale est l'est-sud-est. Nous nous embarquâmes dans une grande chaloupe, pendant qu'une partie de nos porteurs continuaient leur route par terre et suivaient la rive nord du lac, que nous côtoyions à peu de distance. Une ligne continue de montagnes entoure le lac de toutes parts et forme dans le sud une série de golfes où la nappe d'azur se prolonge en lointaines perspectives. Les croupes nues et rougeâtres des promontoires qui découpent la rive méridionale, sont sillonnées de routes qui indiquent un pays peuplé. Au bout de trois heures de navigation, nous arrivâmes à Che-pin. C'était jour de grand marché. Une quantité innombrable de barques sillonnaient dans tous les sens les eaux du lac, et ramenaient à leurs villages les sauvages des environs venus à la ville pour vendre leurs denrées. De ce côté, les rives du lac sont cultivées en rizières. L'industrie des agriculteurs a conquis sur les eaux un espace considérable, et la surface inondée de rizières, sillonnée de minces talus, vient se marier et se confondre avec le calme miroir des eaux. De longues chaussées, qui s'avancent perpendi-culairement aux rives, fournissent un point de débarquement commode aux marchandises et aux voyageurs. Près de leur extrémité, deux petites îles couvertes de verdure surgissent de l'eau où elles mirent les toits courbes et les clochetons élancés des pagodes qui les couronnent. Coquettement assise sur les boras du lac, Che-pin arrondit autour de ses maisons pressées sa blanche enceinte de pierre. Derrière la ville, s'étend une vaste plaine admirablement cultivée.

L'intérieur de Che-pin présente un plus confortable aspect que les villes que nous avons visitées jusqu'à présent; on n'y trouve ni ruines, ni maisons abandonnées, et les pittoresques costumes des populations mixtes qui habitent son voisinage donnent à ses rues une physionomie vivante et originale. Celles-ci sont entièrement pavées en marbre. Aux races Lolo et Pa-y, que j'ai déjà décrites, se joignent ici quelques sauvages petits et noirs appelés Poula, qui paraissent originaires du territoire de Yuen-kiang.

Je remarquai au marché de Che-pin, du fer qui venait de mines situées à peu de distance dans le nord et qui se vendait environ trois sous la livre; des poteries venant de Ning-tcheou et qui remplissaient d'immenses magasins; du soufre venant d'Ho-mi tcheou, ville située à l'est de Lin-ngan; du thé venant de Pou-eul, qui se vend par paquets de six cercles pesant environ trois livres et demie, et valant de quatre à cinq francs. Le sel vaut quatre-vingts centimes les dix livres et vient, parait-il, en partie de Mangko, et par conséquent du Tong-king; le coton est apporté par les sauvages et se vend de deux cents à deux cent quatre-vingts francs le picul. Le riz est bon marché et ne vaut guère que deux sous la livre. Je ne puis m'empêcher de comparer encore les solides campagnardes qui passent dans les rues à ces pauvres Chinoises à la figure enfarinée, à la coiffure haute et raide, et qui, malgré leurs parures de fête, ressemblent à des invalides à jambes de bois. Dire que tout un sexe est ainsi dans une nation de quatre cents millions d'âmes !

À quelque distance de la porte nord de la ville, est une source qui dégage de l'acide carbonique. Les habitants, qui n'en font d'ailleurs aucun usage, l'ont enfermée dans une pagode fort ancienne, au milieu de laquelle on a fait à l'eau mystérieuse un beau bassin de marbre. Du petit pont jeté sur le bassin, on voit bouillonner les bulles de gaz au milieu de la mousse qui recouvre les eaux croupissantes.

Nous quittâmes Che-pin le 11 décembre. Après la visite qu'avait cru devoir nous rendre Leang ta-jen, tous ses subordonnés étaient tenus vis-à-vis de nous aux plus grands honneurs. Le mandarin de Che-pin nous devança de bonne heure dans la plaine que nous devions traverser, et, au milieu de ses troupes sous les armes, nous adressa, en grande cérémonie, ses souhaits de voyage. Nous nous dirigeâmes droit au nord, dans la direction de Yun-nan, et nous ne tardâmes pas à quitter la plaine pour chevaucher au milieu de hauteurs inégales et de gorges étroites inondées de cailloux. Les schistes calcaires dont se composent toutes ces montagnes se brisent avec une facilité extraordinaire et sont entraînés par les pluies le long des pentes sur lesquelles ne les retient aucune végétation. On ne marche partout que sur un océan de pierres. Le 12, nous fîmes halte dans un petit vallon qu'arrose un mince filet d'eau; nous trouvâmes là deux ou trois forges qui traitent un minerai de fer très-riche, que l'on extrait à peu de distance. Le mode de traitement est assez primitif. Je n'ai à signaler qu'un soufflet hydraulique que fait mouvoir une roue horizontale frappée par une chute d'eau. On trouve le même moteur employé avec des dimensions plus considérables pour le décorticage du riz. Sur toute notre route, nous trouvions des détachements des troupes de Leang ta-jen qui, prévenues de notre passage, venaient à notre rencontre le soir ou nous escortaient le matin.

La végétation avait perdu tout caractère tropical, et de grands cyprès donnaient au paysage une physionomie alpestre. Le 13, nous visitâmes, au village de Lou-nang, une fabrication de ces chaudières en fonte que l'on trouve dans toutes les cuisines du Céleste-Empire, et de ces bassines en fer qui servent spécialement à la fabrication du sel. On les coule dans des moules en terre composés de deux parties, qui laissent entre elles l'épaisseur du métal que doit avoir la paroi de la chaudière. La pièce est renversée et la coulée se fait par un orifice qui correspond au fond de la bassine. Le moule supérieur est percé de trous, et l'intérieur est enduit d'une espèce d'huile bitumineuse, destinée à empêcher l'adhérence du métal.

Nous couchâmes le soir à Nga-pou-tchiong, grand village situé sur les bords d'une rivière qui appartient au bassin du fleuve de Canton. Nous quittions, pour ne plus y revenir, le bassin du fleuve du Tong-king. La population revêt à partir de ce point une physionomie plus nettement chinoise. Les villages lolos disparaissent, et les maisons à terrasses font place aux toits courbes et aigus.

Le 14, après avoir cheminé quelque temps sur des hauteurs arides couvertes de tombeaux, nous aperçûmes à nos pieds la ville de Tong-hay, construite sur les bords d'un lac, plus grand mais moins pittoresque que celui de Che-pin, qui s'étendait à perte de vue dans la direction du nord-nord-est. De riches cultures, parmi lesquelles dominent celles du pavot et du tabac, couvrent ses rives et s'avancent souvent fort loin dans ses eaux. Ces conquêtes de l'agriculture sut le terrain du lac le font ressembler en certains points à une mare; mais cette plaine paraît si riche, les villages s'y pressent si nombreux, les cultures sont si soignées et d'un si riant aspect, qu'on ne regrette point ces petits accrocs faits à l'ensemble du paysage.

Les autorités et une partie de la garnison de la ville nous attendaient aux portes, au milieu d'un immense concours de peuple. On nous conduisit en grande pompe à une pagode située à l'intérieur de l'enceinte; mais les hautes murailles qui entouraient de tous côtés notre nouveau domicile nous isolaient trop de la foule pour que celle-ci y trouvât son compte. Elle ne tarda pas à se ruer à nos portes; personne ne put entrer ou sortir sans qu'un flot de curieux se précipitât dans les cours et vînt nous rendre tout travail impossible. Sur nos réclamations, une garde nombreuse fut installée devant notre logement; les curieux ne purent même plus s'aventurer à regarder par nos portes quand elles s'entre-bâillaient, sans recevoir des volées de coups de bâton. La foule s'exaspéra et tenta l'escalade des murs. Les maisons voisines furent prises d'assaut, et leurs toits servirent d'ouvrages avancés pour parvenir jusqu'à nous. Il fallut recourir aux grands moyens. Des soldats montèrent sur nos toits et repoussèrent les envahisseurs à coups de lance; dans les cours, les fusils furent chargés et les mèches allumées. Je doute cependant que ces menaçants préparatifs eussent produit l'effet désirable, si on n'eût vu, derrière notre garde chinoise, nos Annamites et nos Tagals mettre au bout de leurs carabines leurs sabres-baïonnettes. La ferme étrange, l'aspect étincelant de cette arme inconnue, l'air résolu de ceux qui la maniaient, firent une vive et salutaire impression, et, à la nuit tombante, les habitants de Tong-hay nous laissèrent goûter en paix le repos dont nous avions si grand besoin.

Le lendemain, M. de Lagrée alla rendre visite au Tche-hien ou sous-préfet de la ville, autorité civile fort effacée par la présence du mandarin militaire, qui représentait à Tong-hay Leang ta-jen. Le sous-préfet se plaignit amèrement au commandant français des exigences et des brutalités du délégué de Leang ta-jen. Si, à tout prendre, on aime mieux la férule des acolytes de ce farouche ennemi des mahométans que celle des Koui-tseu eux-mêmes, les uns et les autres sont regardés comme des ennemis qu'il faut supporter et nourrir.

De son côté, 117. Delaporte gravit les hauteurs qui dominent la ville pour jouir du panorama du lac. Arrivé au point qui lui sembla le plus favorable, il s'installa au pied d'un arbre pour dessiner. Il avait eu soin de se placer au sommet d'une pente excessivement rapide, afin de n'être pas entouré par les curieux qui le suivaient obstinément depuis sa sortie de la pagode. Ceux-ci s'entassèrent derrière l'artiste, mais, en raison de l'emplacement qu'il avait choisi et de la dimension de l'arbre qui lui servait de dossier, un bien petit nombre dans la foule pouvaient suivre la marche de son crayon sur le papier. Leurs voisins trouvèrent que ces favorisés du sort abusaient de leur situation et gardaient trop longtemps la place; ils leur rappelèrent, mais en vain, ce qu'ils devaient à leurs compagnons de curiosité. Les murmures allèrent en grossissant et se transformèrent en injures. Elles furent insuffisantes pour faire quitter la place à des gens qui l'avaient conquise à la force des poignes, et il fallut user envers eux de moyens semblables. Ils répondirent par des coups de couteau. Des deux côtés on dégaina et la lutte s'engagea sanglante. Quelques-uns des combattants dégringolèrent sur la pente rapide qui s'étendait aux pieds du dessinateur. Celui-ci essayait d'intimider les plus hardis avec son revolver et de déplacer le théâtre d'une lutte dans laquelle il pouvait être compromis. L'arrivée de MM. Joubert et de Carné l'aida heureusement à se dégager de cette bagarre. On ignore le plus souvent au prix de quels ennuis et de quels dangers les voyageurs rapportent des pays lointains les renseignements qu'il paraît de prime abord si facile d'obtenir. Un dessin d'après nature est sans doute pour un artiste une occupation agréable, presque une distraction. Que dire de ceux qu'il a fallu faire le revolver au poing ?

Il y avait en ce moment à Tong-hay une grande agglomération de troupes. Dans le voisinage de cette ville, et couronnant l'une des montagnes qui entourent le lac, se trouvait un camp retranché où deux ou trois milliers de mahométans résistaient depuis plusieurs mois à toutes les attaques de Leang ta-jen. Chaque fois qu'on leur laissait quelque répit, ils dévastaient la contrée et exaspéraient par ces défis continuels la population et les impériaux. Au moment même ou j'écris ces lignes, je ne sais si ce camp de Toung-cao ne résiste pas encore aux efforts du vice-roi de Yun-nan. Attaqués avec vigueur vers la fin de 1870 et investis de façon à ne pouvoir renouveler leurs vivres, ces forcenés, montrant un héroïsme digne d'une meilleure cause, ont chassé de leurs retranchements leurs femmes et leurs enfants, comme autant de bouches inutiles, et refusé les capitulations honorables qui leur étaient offertes. Atteints à grande distance par la nouvelle artillerie que le vice-roi avait fait acheter en France, et un instant déconcertés par les explosions des obus, ils ont appris bien vite à s'en garantir en creusant des casemates. La famine seule aura raison de cette invincible opiniâtreté; le jour où les Chinois pénétreront à Tong- cao, ils ne trouveront plus que des cadavres.

Nous quittâmes Tong-hay le 16 décembre, par un temps de neige qui dura toute la journée. C'était la première fois depuis six ans que je voyais la terre couverte de cet éclatant manteau. Malgré le piquant et le renouveau de ce paysage, nous étions trop brusquement surpris par le froid et trop peu vêtus pour ne pas trouver l'épreuve un peu dure. Nos pauvres Annamites, auxquels ce spectacle était absolument inconnu, le trouvèrent charmant pendant le premier quart d'heure, et s'extasièrent devant ces légers flocons blancs qui tombaient lentement et sans bruit, et venaient se poser comme à regret sur leurs épaules. Mais leurs pieds nus et leurs mains bleuies par le froid ne tardèrent pas à refuser tout service, et je ne pouvais me défendre d'un vif sentiment de pitié en voyant les larmes que leur arrachait la souffrance se geler sur leurs joues pâlies. Cette journée de marche fut pour eux et pour nous-mêmes une des plus pénibles du voyage. Nos longues barbes étaient hérissées de glaçons, et boussole, crayon et papier échappaient de mes doigts engourdis.

Nous longions la rive est du lac; la route, bien empierrée, desservait de nombreux villages, tous chinois, dont les habitants paraissaient fort mal disposés pour notre escorte et nos porteurs. Les soldats de Leang ta-jen semblaient rabattre ici de leurs allures insolentes, et nous disaient tout bas que les gens du pays aimaient les Koui-tseu plus que de raison. Nous trouvâmes à mi-route une rivière d'un aspect régulier comme celui d'un canal et d'un courant assez rapide, par laquelle se déchargeaient les eaux du lac. Nous nous arrêtâmes le soir à un village situé dans une gorge étroite, près du col de la petite chaîne qui ferme au nord le bassin du lac. Nous eûmes toutes les peines du monde à nous procurer le bois nécessaire pour réchauffer nos membres raidis. L'escorte de soldats du Leang ta-jen était évidemment mal vue des habitants et nous rendait impopulaires.

Aussi nous empressâmes-nous de la congédier.

Nous continuâmes le lendemain notre route par un beau soleil, impuissant à fondre la couche de neige qui recouvrait le sol, les maisons et les arbres. En voyant les tètes sveltes de quelques palmiers (C'est le Chamoerops. Les habitants de la Chine utilisent les fibres que contient la gaine des feuilles, et les montagnards se servent de celles-ci comme de manteaux pour s'abriter de la pluie. Ce palmier, qui est, en même temps qu'un arbre utile, un arbre d'ornement du plus gracieux effet, a été récemment introduit dans le midi de la France.) et la verdure persistante des grands arbres diaprer ce blanc linceul, ou eût pu croire à une erreur de la nature. Le feuillage rouge des sumacs, les taches noires que formaient les rochers à pic sur le flanc des montagnes, donnaient au paysage un aspect bariolé vraiment original. Le thermomètre marquait au lever du soleil un degré au-dessous de zéro, et de légères plaques de glace nageaient à la surface des ruisseaux et des étangs. À dix heures du matin nous apparut le lac de Kiang-tchouen, encadrant sa nappe d'azur entre des montagnes couvertes de neige. Ses bords ne sont ni moins peuplés ni moins cultivés que ceux du lac de Tong-hay. Les pentes rougeâtres qui viennent mourir sur les bords de l'eau sont couvertes de plantations de fèves, mais les hauteurs qui le dominent sont arides et désertes, et l'on n'y trouve guère que des rhododendrons. Une bonne route longe la rive est de ce nouveau lac; elle est souvent taillée en corniche dans le roc des collines qui viennent effleurer l'eau de leurs pieds abrupts, et défendue contre l'action destructive de la faible houle du lac par des jetées en pierre. À peu de distance de l'extrémité du lac, un bras de rivière, très-court, large et profond, traverse la petite chaîne qui longe la rive, et en déverse les eaux dans un second lac d'une dimension beaucoup plus considérable. C'est le lac de Fou-hien : ses bords ont un aspect grandiose et sauvage; l'œil ne peut en distinguer le rivage septentrional, où s'élève l'importante ville de Tchin-kiang. En passant du bassin du lac de Tong-hay dans celui du lac de Kiang-tchouen, nous avions laissé sur notre droite, à peu de distance, la ville de Ning-tcheou, célèbre par ses poteries et les mines de cuivre de ses environs.

Kiang-tchouen est une ville petite et sale, que les Koui-tseu ont brûlée, il y a trois ans, mais qui s'est relevée de ses ruines par cette patiente persévérance et cette indomptable énergie qui sont les plus précieuses qualités de la race chinoise. Nous y reçûmes un accueil moins bruyant, moins solennel, mais plus confortable et plus cordial qu'à Tong-hay. Le sous-préfet de la ville nous logea dans un yamen attenant à sa résidence, et nous pûmes, pendant deux jours, nous chauffer tout à notre aise, sans avoir rien à craindre des importuns. Ce fut de ce point que M. de Lagrée adressa à la première autorité civile de Yun-nan, Song ta-jen, et au premier mandarin militaire de la province, Ma ta-jen, deux lettres destinées à leur annoncer notre arrivée.

Le Song ta-jen, vice-roi intérimaire, avait remplacé l'année précédente le vice-roi Lao, mort le 22 février 1867; il attendait qu'un titulaire fût officiellement désigné par Pékin à la dignité vacante; cette nomination avait eu lieu, disait-on, mais le nouvel élu, peu soucieux de prendre la direction des affaires dans un moment aussi critique, s'attardait dans le Se-tchouen sous divers prétextes. Le Ma ta-jen était un soldat de fortune, dont le vrai nom était Ma-hien; il vendait du sucre d'orge lorsque éclata en 1856 la révolte des mahométans. Il convient de donner rapidement ici un aperçu des causes et des principales phases de cette guerre.

Les révoltes qui pendant les trente dernières années sont venues ébranler la puissance de la dynastie tartare n'ont pas tardé à avoir leur contre-coup dans le Yun-nan, où les mahométans sont influents et nombreux. Encouragés par l'exemple de leurs coreligionnaires du Chen-si, ils voulurent s'attribuer un rôle prépondérant et ils affichèrent des exigences intolérables. En 1856, ils provoquèrent à Yun-nan une sédition à la faveur de laquelle ils pillèrent la ville. Les hauts fonctionnaires chinois, après en avoir référé à Pékin, résolurent de se débarrasser d'eux par un massacre général. Le gouverneur de Ho-kin, ville située entre Li-kiang et Ta-ly, s'était acquis une certaine réputation en combattant les Taï-ping dans le Kouang-si; il fut chargé de donner le signal de cette sanglante exécution. Il réunit tous les vagabonds et les gens sans aveu du pays, leur fournit des armes, et, au jour fixé, les précipita sur les mahométans, dont un millier environ furent exterminés. D'autres massacres eurent lieu en même temps sur différents points de la province. Les Koui-tseu, qui depuis longtemps s'organisaient pour la résistance, se soulevèrent à la voix d'un simple bachelier de Mong-hoa, nommé Tou-uen-sie, orphelin chinois qui avait été adopté en bas âge par un mahométan. Sa petite armée, qui ne se composait d'abord que de quarante sectaires, s'accrut bien vite des musulmans échappés au massacre de Ho-kin et de ceux que la crainte d'un sort semblable faisait fuir de Yong-pe et des autres villes du voisinage. Il alla attaquer avec six cents hommes Ta-ly, la seconde ville de la province du Yun-nan, que son admirable position stratégique et commerciale désignait au choix des révoltés. La ville, gardée par une garnison de quatre mille hommes, composée en partie de mahométans, se laissa prendre sans résistance (avril 1857). Le gouverneur de Ho-kin vint immédiatement en faire le siège; mais ses troupes, qui comptaient plus de pillards et d'assassins que de soldats, furent mises en déroute. Les mahométans marchèrent aussitôt sur la capitale de la province, dont ils s'emparèrent; le vice-roi, nommé Pang, réussit peu après à les en chasser; mais un ardent sectaire qui avait fait autrefois le voyage de la Mecque et qui avait reçu de ses coreligionnaires le titre de Lao-papa, fomenta peu après de nouveaux troubles à la faveur des-quels le vice-roi fut assassiné et le Lao-papa proclamé empereur. Ce fut alors que Ma-hien, qui s'était distingué à plusieurs reprises dans les combats contre les mahométans, prit le commandement des troupes chinoises, rentra dans Yun-nan où il installa le Lao ta-jen, nommé vice-roi en remplacement de Pang, et fit rentrer dans l'ombre ce souverain d'un jour (1861). Nommé ti-tai, c'est-à-dire général en chef de toutes les troupes de la province, le Ma ta-jen a essayé de rétablir partout l'autorité de Pékin; mais, dans le sud de la province, le Leang ta-jen s'est toujours refusé à obéir à ses ordres, et les troupes de ces deux rivaux en sont venues aux mains près de Kouang-si-tcheou. Le Ma ta-jen avait même été un instant retenu prisonnier dans Lin-ngan, où il était venu pour faire reconnaître un commandant militaire nommé par Pékin, et il avait dû recourir à la prière pour obtenir sa liberté. C'est à son retour de Lin-ngan qu'il avait chassé les mahométans de Yun-nan.

Profitant de ces discordes, les mahométans ont repris leur oeuvre de conquête, et après s'être solidement fortifiés dans Ta-ly, devenue leur capitale, ils ont avancé lentement, mais sûrement, consolidant leur autorité dans les pays annexés avant de faire de nouvelles entreprises, enrôlant de gré ou de force les populations dans leurs armées, et ayant la précaution de faire combattre toujours loin de leur pays d'origine les soldats ainsi levés. Aussi la partie chinoise de l'armée mahométane, de beaucoup la plus nombreuse, pille, vole, brûle et ravage sans scrupule. Tou-uen-sie avait pris le titre de roi le premier jour de l'année chinoise (5 février 1867).

Au moment où nous étions à Kiang-tchouen, la ville de Tchou-hiong était investie par les mahométans; Sin-hing, située à l'ouest et à peu de distance de Kiang-tchouen, était entre leurs mains. Nous apprenions à chaque instant les progrès que faisaient leurs armées. Elles n'étaient plus qu'à onze lieues au nord et à neuf lieues à l'ouest de Yun-nan. Le gouvernement de Pékin ne paraissait guère se préoccuper d'une province qui depuis dix ans ne lui avait fait parvenir aucun impôt, et il s'en remettait à l'énergie du Ma-ti-tai et à l'habileté du Tsen-fan-tai, grand trésorier de la province, qui résidait à Kiu-tsing, et à qui l'on devait de nombreux et intelligents efforts de réorganisation des troupes chinoises.

Nous quittâmes Kiang-tchouen le 20 décembre. À peu de distance de la ville s'offrait un lugubre spectacle. Sur toute l'étendue d'une plaine inculte qui allait mourir en pente douce sur les bords du lac, de nombreux cercueils posés sur le sol attendaient une sépulture que les bras des vivants semblaient impuissants à leur donner. Là, comme dans le sud de la province, une épidémie de choléra s'était abattue sur la contrée à la suite de la guerre, avec un degré d'intensité qui avait frappé la population d'épouvante. D'après les superstitions locales, il fallait attendre des jours plus favorables pour donner une sépulture plus complète aux victimes. Les bières chinoises sont heureusement plus solides et plus hermétiquement closes que les nôtres, et c'est à peine si de cet amoncellement de cadavres s'échappaient de temps à autre quelques miasmes putrides. Ce fut avec un véritable soulagement que nous quittâmes ce champ funèbre pour gravir une chaîne de collines. Nous arrivâmes à un col élevé de deux mille deux cents mètres au-dessus du niveau de la mer, et de quatre à cinq cents mètres au-dessus du niveau des lacs. On découvrait de là un panorama magnifique : dans l'est, la vaste étendue du lac de Tchin-kiang; au sud, la plaine et la ville de Kiang-tchouen; au nord, à l'extrémité des vallées étroites et bien cultivées qui descendaient du col où nous nous trouvions pour aller se perdre dans une immense plaine, on avait une échappée large et profonde sur le lac de Yun-nan. Ce dernier lac nous apparut comme une véritable mer, dissimulant partout ses rivages sous les brumes d'un lointain horizon.

Le lendemain, nous descendîmes dans la plaine qui l'entoure et à l'entrée de laquelle s'élevait la ville de Tsin-ning-tcheou. Elle nous apparut comme le plus terrifiant exemple de la désolation que les musulmans excellent, d'une extrémité du monde à l'autre, à répandre sur leur passage : des pans de murs noircis, en guise de maisons, des ombres hâves et déguenillées en guise d'habitants. Les autorités vinrent à notre rencontre, avec une pompe qui, au milieu de ces ruines, ou plutôt de cette implacable destruction, nous parut plus triste encore que piteuse. On nous logea dans une maison à laquelle on avait fait à la hâte un toit en paille. C'était la seule qui offrit un tel confort ! Des troupes chinoises occupaient militairement les environs et campaient sous la tente ou dans des gourbis. Quelques échoppes, élevées au centre de la ville, avec des planches tirées des ruines, servaient de marché, et l'on retrouvait là, non sans stupéfaction, cette animation particulière aux villes chinoises, cette âpreté au gain que ne lassent ni l'incendie ni le carnage, et que n'effrayent ni la famine ni l'épidémie.

Nous nous hâtâmes de quitter ce triste séjour. Une route bien pavée et bien entretenue suit à une assez grande distance les bords du lac et traverse un grand village tous les kilomètres. Peu à peu les traces de dévastation disparurent; l'animation de la route, la beauté des cultures, l'élégance des constructions, témoignaient à la fois du voisinage d'une grande capitale et de la richesse que cette fertile et admirable plaine départit à ses habitants. Le 22 au soir, nous couchâmes à Tchen-kong, jolie ville située sur un petit mamelon dominant le lac et la plaine, et qui est aussi peuplée et aussi riante que sa voisine est déserte et lugubre. La curiosité chinoise n'eût pas manqué de renouveler là ses assauts contre la Commission française, si nous étions arrivés moins tard et repartis de moins bonne heure. Nous n'en fûmes pas moins escortés à notre départ par une nombreuse population. La route ne tarda pas à devenir une rue presque ininterrompue, ou de nombreuses caravanes de bêtes de somme se croisaient dans tous les sens. A chaque instant, des canaux admirablement entretenus portaient dans les champs environnants la fraîcheur et la fertilité. Des rivières canalisées, aux berges régulièrement plantées de grands arbres, fournissaient de distance en distance le motif d'un de ces ponts en pierre dont le premier spécimen avait si vivement excité notre admiration et notre surprise à Muong Long. Jamais la puissante civilisation dont nous étions devenus les hôtes ne s'était révélée à nous avec autant d'enchantement et de riches apparences. La nouveauté de ce spectacle, marqué dans tous ses détails de ce caractère d'étrange qui est spécial au Céleste-Empire, les souvenirs des forêts et de la barbarie au milieu desquels nous avions si long-temps vécu, nous faisaient croire parfois à un rêve, et nous nous surprenions à rougir de nos allures et de nos costumes informes et souillés, en croisant un palanquin ou en frôlant les robes de soie des bourgeois qui se pressaient sur le seuil de leurs maisons pour voir passer les étrangers.

Vers midi, on apercevait déjà les créneaux de la ville de Yun-nan se découper dans l'azur du ciel, quand un petit mandarin à cheval accourut à notre rencontre et remit une lettre à M. de Lagrée. Elle était en français ! M. de Lagrée la parcourut, puis me la tendit. Ce fut avec un véritable battement de coeur que j'en dévorai le contenu. Elle était signée du P. Protteau, missionnaire apostolique français, et contenait un court souhait de bienvenue, un à bientôt qui nous fit tous tressaillir d'aise. Nous savions vaguement que nous allions trouver des missionnaires à Yun-nan; nous ignorions leur nationalité; rencontrer des compatriotes était pour nous une double joie, et ce moment effaça le souvenir de bien des souffrances. Notre récompense commençait. Pour comprendre la valeur de ces jouissances, il faut avoir connu le poids de l'isolement, avoir été séquestré pendant de longs mois du monde civilisé. Il n'y a que ceux qui ont subi un long exil qui apprécient les joies du retour.

Nous entrâmes dans Yun-nan au milieu d'un immense concours de peuple qui s'était aggloméré sur notre passage dans le long et populeux faubourg qui précède la ville au sud-est. L'enceinte est plus haute, plus épaisse et construite avec plus de soin que celle des villes que nous avions déjà rencontrées. Nous éprouvâmes une sensation nouvelle en parcourant la longue rue marchande qui aboutit à la porte sud de la ville : ces magasins régulièrement alignés, ces étalages propres, coquets, souvent riches, cette animation tumultueuse, ces mille enseignes aux lettres d'or qui pendaient au fronton des boutiques, cette sourde clameur qui s'élevait de la foule, nous donnèrent une haute idée de la capitale du Yun-nan. On nous logea dans un immense yamen, dévasté en partie, et dont un ou deux bâtiments seulement étaient en état de nous recevoir. Ce yamen est situé sur un monticule d'où la vue est fort étendue et très-pittoresque. C'était le palais où avaient lieu les examens pour le baccalauréat. Pendant dix ans, à cause des troubles de la province, cette importante fonction de la vie chinoise avait été suspendue dans le Yun-nan. Mais deux mois auparavant un examinateur envoyé de Pékin s'était aventuré jusqu'à Yun-nan, et c'était pour son passage qu'on avait restauré à la hâte quelques parties du yamen. Ce haut fonctionnaire avait poussé le courage jusqu'à se rendre à la ville voisine de Tchin-kiang, et son voyage avait paru un acte héroïque digne des plus grands éloges; mais l'attitude du Leang ta-jen vis-à-vis du pouvoir central l'avait empêché de pousser sa tournée jusqu'à Lin-ngan.

Dès notre arrivée, le P. Protteau, que je reconnus bien vite, malgré son costume et ses allures chinoises, vint se mettre à la disposition du commandant de Lagrée. Je laisse à penser si l'excellent prêtre fut fêté, entouré, questionné. Il ne pouvait, hélas, nous donner aucune nouvelle d'Europe plus récente que celles que nous possédions déjà : le Yun-nan était loin de la côte, et les courriers sont chers pour la pauvre bourse des missionnaires; mais il nous mit au courant de la situation de la province, et nous fit comprendre tout ce que le manque d'interprètes nous avait empêché de bien saisir jusque-là. Nous apprîmes ainsi que le fameux Kosuto, dont on nous avait si souvent entretenus à Se-mao et à Pou-eul, n'était autre que le P. Fenouil, pro vicaire apostolique de la mission du Yun-nan; il résidait à Kiu-tsing depuis l'explosion de la maison où il fabriquait des poudres pour le vice-roi Lao, dont il était le confident et l'ami. Naturellement, son active intervention dans la lutte contre les mahométans le désignait à leur animadversion, et il attribuait à leur malveillance l'accident qui lui était arrivé et dont il avait failli être victime. Le Song ta-jeu lui avait dépêché un courrier pour qu'il vînt nous servir d'interprète officiel dans nos relations avec les autorités chinoises. Nous n'allions donc pas tarder à faire sa connaissance.

C'était le P. Fenouil qui, d'accord avec le vice-roi, nous avait expédié, en même temps que la lettre chinoise qui avait causé tant d'émoi à Xieng Hong, cette lettre en caractères européens qu'on n'avait pas voulu nous montrer et qui nous eût expliqué tout cet imbroglio. Le vice-roi Lao, prévenu par Pékin de notre arrivée prochaine, avait cru devoir nous informer de l'état troublé de la province, des dangers que l'on courait en traversant des routes infestées par les brigands, et il nous engageait à différer notre entrée en Chine jusqu'à ce que, averti de notre présence à la frontière, il pût nous envoyer une escorte suffisante. Le P. Fenouil nous confirmait en français tous ces renseignements, en même temps que le bon vouloir des autorités chinoises et le vif désir qu'elles avaient de nous voir arriver sains et saufs à Yun-nan. La lettre chinoise, mal traduite par des gens inexpérimentés dans l'art de déchiffrer des hiéroglyphes, avait été prise pour une défense d'entrer en Chine; de là les difficultés que nous avions rencontrées et qu'avait seule pu lever la lecture de nos passe-ports. L'ignorance, et non les ruses birmanes ou la mauvaise foi chinoise, avait causé les difficultés que nous avions eu à vaincre à Muong Long et à Xieng Dong.

Le P. Protteau  nous  montra  aussi  une  lettre  du P. Leguilcher,  autre  missionnaire  qui  résidait  dans les

environs de Ta-ly, dans laquelle celui-ci rapportait un bruit qui, en d'autres circonstances, nous eût vivement intrigués : c'était la présence en cette ville d'un certain nombre d'Européens qui fabriquaient de la poudre et des ustensiles de guerre pour le compte du gouvernement rebelle. S'agissait-il d'une expédition anglaise qui, des frontières de la Birmanie, aurait pénétré jusqu'en Chine et dont on dénaturait le rôle ? À vrai dire, nous nous en préoccupâmes peu; le succès de notre voyage nous permettait de nous réjouir du succès des autres. Nous étions, d'ailleurs, tellement habitués aux fables de toute nature, que nous crûmes devoir attendre une confirmation de cette nouvelle, qui ne nous était rapportée que comme un simple on-dit.

Après le P. Protteau, le Tche-hien de la ville vint à son tour nous rendre visite et s'informer de nos besoins. Des vivres nous furent apportés en abondance, et des officiers subalternes mis à notre disposition pour nous faire respecter de la foule. Mais l'autorité a perdu de son prestige à Yun-nan, et les musulmans y sont encore trop nombreux et trop craints pour qu'on s'expose à en mécontenter quelqu'un en rudoyant la foule. Nous finies nous-mêmes la police de notre yamen, et après quelques tentatives pour pénétrer à l'intérieur, les curieux, toujours victorieusement repoussés, finirent par nous laisser tranquilles.

Nous assistâmes, le 25 décembre, à la messe de Noël, célébrée par le P. Protteau dans une modeste salle attenant à sa demeure. Une trentaine de Chinois s'y trouvaient réunis. La ville de Yun-nan ne contient guère qu'une centaine de chrétiens; la misère qu'ont engendrée les guerres civiles, l'indifférence religieuse qui caractérise le peuple chinois, ne favorisent guère l'augmentation de ce faible troupeau. Il était jadis de sept ou huit cents personnes, et la province entière comptait sept ou huit mille fidèles. On serait fort embarrassé aujourd'hui d'en retrouver le quart. La mission du Yun-nan se compose de Mgr. Lefèvre, vicaire apostolique, qui réside à Long-ki, sur les frontières du Se-tchouen et du Yun-nan, avec un autre missionnaire, l'abbé Chiroux; - ce respectable prélat a quitté la France en 1830, avant la chute de Charles X; - du P. Leguilcher, dont je viens de parler; des PP. Protteau et Fenouil. Trois ou quatre prêtres chinois complètent ce personnel. Nous devions faire successivement connaissance avec chacun de ses membres.

Le lendemain de la Noël, M. de Lagrée alla faire une visite officielle au Song ta-jen. Celui-ci, beau vieillard à barbe blanche et à figure distinguée, le reçut avec une affabilité et une courtoisie qui nous donnèrent une haute idée de la politesse chinoise. Entouré de tous ses mandarins en tenue, il vint à la rencontre du chef de la mission française jusqu'à la deuxième porte de son yamen. Son riche costume couvert de fourrures indiquait combien l'hiver de Yun-nan paraissait rigoureux à des fonctionnaires venus pour la plupart de la grande province du Se-tchouen, qui se trouve à une altitude bien inférieure et dont les immenses plaines jouissent d'une chaude température. Le Song ta-jen rendit dès le lendemain la visite de M. de Lagrée.

En sortant de chez le Song ta-jen, nous nous rendîmes chez le Ma ta-jen. Il habite en dehors de la ville une villa plaisamment située sur les bords du lac. C'est un homme de trente-six ans, d'assez puissantes mais d'assez grossières allures. On comprend en le voyant qu'il soit parvenu à dominer le faible cénacle chinois que Pékin envoie pour gouverner cette province lointaine. Il est criblé de blessures, et il montre avec fierté ces preuves de sa bravoure qui, mieux que des diplômes, l'ont conduit au pouvoir. Son appartement est un véritable arsenal où l'on trouve avec surprise une collection formidable d'armes européennes de toutes sortes : carabines, tromblons, armes à répétition, fusils Lefaucheux, revolvers. Il s'exerce toute la journée à l'usage de ces différents engins, et il est peu de meubles chez lui qui ne soient littéralement criblés de balles. Autour de lui vit un état-major mahométan, dont le costume et la physionomie tranchent vivement sur les allures habituelles des Chinois. On voit que ces gens-là sont habitués à être craints, et se sentent revêtus aux yeux de la foule du prestige qui entoure leur terrible maître. Soit jalousie, soit que la conduite du Ma ta-jen ait réellement donné prise aux soupçons, les Chinois fidèles à Pékin affectent de suspecter sa conduite et l'accusent de ménagements coupables vis-à-vis des ennemis de l'empereur. Il est certain que la communauté de croyance est un lien très-puissant aux yeux des musulmans, et que tout en combattant dans des rangs opposés, ils montrent les uns vis-à-vis des autres une courtoisie dont les Chinois sont incapables envers leurs adversaires. Mais il faut ajouter que cette courtoisie s'exerce aux dépens de la masse de la population, qui supporte, hélas, toutes les représailles, toutes les exactions, toutes les réquisitions des deux partis, et à laquelle le nom seul des mahométans inspire une folle terreur, que leurs violences de toute sorte ne justifient que trop. On nous parla d'excès indignes sur des femmes de soixante-dix ans; on nous raconta que des mères, cachées dans des broussailles, pendant que passaient des soldats musulmans, avaient étouffé des enfants encore à la mamelle, de leurs propres mains, pour empêcher que leurs cris ne trahissent leur présence !

L'incertitude où l'on était sur les vues futures du Ma ta-jen était bien faite pour entretenir les frayeurs de la population et des fonctionnaires de Yun-nan. Les mahométans étaient nombreux dans la ville. Quel parti prendraient-ils, si les Blancs (c'est ainsi que l'on désigne les rebelles, d'après la couleur de leurs drapeaux; les impériaux sont appelés Rouges pour une raison semblable) réussissaient à l'investir ? Nous apprîmes, sur ces entrefaites, qu'ils venaient de s'emparer de Tchou-hiong et des villes encore plus voisines de Outing et de Lo-tse. Les craintes étaient vives : on sentait que l'arrivée à Yun-nan des premiers fuyards y causerait une panique universelle. Depuis longtemps déjà tous les gens riches et les plus gros marchands avaient abandonné la ville, où affluaient au contraire les gens de la campagne. J'ai assisté depuis à Paris à un spectacle analogue. Le P. Protteau songeait à retourner dans la montagne, où il a coutume de se cacher pendant les grandes crises, sauf à revenir ensuite faire sa soumission aux Blancs, une fois qu'ils seraient installés dans la capitale de la province. Quant au P. Fenouil, sa situation était plus compromise, et il n'avait en pareille occurrence qu'à fuir le plus rapidement possible l'atteinte des mahométans.

Depuis la mort du vice-roi Lao, le Ma ta-jen avait demandé au provicaire de la mission de nombreux services que celui-ci n'avait pas osé refuser. Telle était du moins la version du P. Protteau sur le rôle politique joué par son confrère. C'est ainsi que, sur la requête du général, le P. Fenouil avait écrit à l'ambassadeur de France à Pékin une lettre désignant le Ma ta-jen comme le seul homme capable de pacifier le Yunnan, et priant la légation de France de le recommander chaudement au gouvernement chinois. Cette lettre n'était pas sans troubler un peu la conscience du P. Protteau, qui nous dit qu'elle avait été extorquée par la force.

Le Ma ta-jen ne nous rendit pas notre visite; mais toutes les autorités de la ville, où se trouvent les six grands tribunaux de la province, défilèrent successivement dans notre yamen. Le Ma ta-jen nous invita à un grand dîner avec toute notre escorte, le 30 décembre. Ce qu'il y eut de plus singulier ne fut pas le festin, précédé de graines de pastèques et d'oranges exquises, et composé suivant l'usage de nids d'hirondelles, de queues et d'entrailles de poissons, de canards laqués et autres mets connus des touristes, mais l'abstention complète de notre hôte et de ses officiers, qui observaient alors le jeûne du Ramadan. Nous dînâmes seuls, avec un ou deux mandarins chinois, environnés d'une galerie de spectateurs.

Le 31 décembre, arriva à notre yamen le néophyte chrétien qui avait été porter à Pékin la lettre écrite par le P. Fenouil, au sujet du Ma ta-jen. Il rapportait la réponse de notre ambassadeur. Le P. Protteau nous la communiqua. Nous apprîmes par la signature de ce pli officiel que c'était M. de Lallemand qui représentait la France à Pékin. Son arrivée avait mis fin à l'intérim de M. de Bellonnet, qui avait signé nos passe-ports. La lettre de M. de Lallemand débutait par de très-sages observations sur les inconvénients qu'il y avait pour les missionnaires à se mêler de politique et à jouer en Chine le rôle de mandarins.

Notre ambassadeur ajoutait cependant qu'il avait fait une démarche en faveur du Ma ta- jen et que le gouvernement chinois allait lui expédier des armes, de l'argent et des vivres pour l'aider dans sa lutte contre les révoltés. Nous pressâmes de questions le messager, qui parlait le latin, comme tous les séminaristes du Céleste-Empire, pour essayer d'en tirer quelques nouvelles d'Europe. Il ne put nous donner que des renseignements fort vagues; nous en conclûmes cependant qu'aucune guerre nouvelle n'était venue agiter l'Ancien Monde depuis deux ans, et que nous pourrions jouir tranquillement du repos auquel notre voyage allait nous donner des droits. Notre impatience de retour en fut un peu calmée, et nous nous mîmes à visiter et à étudier avec intérêt la ville importante où nous devions nous reposer de nos fatigues passées pendant quelques semaines.

Chapitre XIV (suite).

Commerce et richesses métallurgiques du Yun-nan. - Effets de la culture du pavot. - La pagode du roi Ou.

La population de la ville de Yun-nan ne pouvait guère être évaluée, au moment de notre passage, à plus d'une cinquantaine de mille habitants. Les immenses faubourgs, en partie détruits, qui se prolongent pendant une lieue en dehors de l'enceinte, devaient, avant la guerre, quadrupler ce chiffre.

L'enceinte a une forme rectangulaire et mesure environ trois kilomètres dans le sens nord et sud, et deux kilomètres dans le sens perpendiculaire. Elle a six portes bastionnées : deux sur le côté est, deux sur le côté sud et une sur chacune des deux autres faces. Le fossé est alimenté d'eau par une rivière canalisée qui longe la face est de l'enceinte. Le terrain sur lequel la ville est construite descend en pente vers le lac, et quelques monticules en accidentent la partie nord. Entre deux de ces monticules, dans une dépression du sol, s'étendent des jardins et des rizières qui occupent presque complètement l'angle nord-ouest de l'enceinte. Là se trouvent quelques restaurants, quelques maisons de plaisance, et ces maisons à thé qui remplacent en Chine nos cafés chantants.

La partie commerçante de la ville a, malgré la guerre, une physionomie très-remarquable, et dénote un centre riche, populeux, vers lequel convergent les produits de toute une région exceptionnellement favorisée. La principale richesse de la province consiste en métaux, dont le plus important est le cuivre. Il y a une quarantaine de mines de cuivre dans le Yun-nan, et la plus grande partie des minerais qui proviennent des mines du sud vient se faire traiter à la capitale, ou y subir un dernier affinage. Pour donner une idée de l'importance de cette production, il suffit de dire qu'en 1850, l'impôt annuel payé à Pékin par la province était environ de six millions de kilogrammes. Le prix de cent livres de cuivre (soixante kilogrammes), achetées sur les lieux, est à peu près de cinquante-cinq francs. À cette production il faut ajouter celle de l'argent, qui est beaucoup moins considérable, et qui ne paraît pas dépasser annuellement quarante mille kilogrammes. Les  plus importantes  mines d'argent sont celles de Lo-ma et Mien-hoa-ti, situées entre  Tong

-tchouen et Tchao-tong, de Houy-long et de Ngan-nan, qui sont, la première sur les bords du Cambodge, à l'ouest de Li-kiang, et la seconde sur les bords du fleuve Bleu, au nord de la même ville. Les mines d'or sont encore moins importantes. J'ai déjà parlé des gisements qui se trouvent au nord de Ta-lan. Je citerai encore la mine de Ma-kang, située dans le voisinage de Ngan-nan, et celle de Ma-kou, qui est sur la frontière du territoire de Lin-ngan et du Tong-king L'impôt que perçoit le gouvernement sur l'exploitation de ce métal n'est que de onze cent quarante grammes d'or par an, et ne donne pas une bien haute idée de la production aurifère de la province.

Il n'y a, à ma connaissance, qu'une mine d'étain dans le Yun-nan : c'est celle de Ko-kieou, située sur le territoire de Mong-tse, à l'est de Lin-ngan. Les mines de plomb et de zinc sont plus nombreuses et se trouvent surtout dans le nord de la province, aux environs de Tong-tchouen et de Ping-y bien. Elles fournissent à l'État de trois à quatre cent mille kilogrammes de zinc et une centaine de milliers de kilogrammes de plomb par an. Il y a enfin quatorze mines de fer groupées surtout dans la région lacustre dont Yun-nan est le centre; elles ne sont que très-légèrement imposées et ne payent, par an, que deux ou trois mille francs de droits à l'État.

L'exploitation des mines de cuivre est une sorte de commandite, dont l'État fournit les capitaux, en se réservant le droit d'acheter, à chaque mine, d'après un prix déterminé, une quantité de métal fixée à l'avance. Le même droit est concédé aux provinces limitrophes en échange d'une mise de fonds, et le transport de cette redevance en nature donnait lieu, avant la guerre civile, à d'immenses convois de barques, qui descendaient le fleuve Bleu et allaient transporter jusqu'à Pékin les millions de kilogrammes de cuivre nécessaires à la fabrication des sapèques du Céleste-Empire. En 1850, la somme qui était avancée par l'État pour l'exploitation des mines de cuivre du Yun-nan s'élevait annuellement à un million de taels; mais les mineurs se plaignaient vivement de ce que le prix du cuivre officiel fût beaucoup trop faible, et la quantité de métal exigée beaucoup trop forte. Il en résultait une diminution sensible dans le nombre des travailleurs qui

étaient accourus de tous les points de l'Empire pour prendre part à l'exploitation des richesses métallurgiques du Yun-nan; et après les prélèvements opérés dans les mines par l'État et par les provinces, le commerce n'y trouvait plus un approvisionnement suffisant de cuivre pour alimenter ses achats.

La rébellion mahométane est venue aggraver encore cet état de choses, et la plupart des exploitations sont aujourd'hui abandonnées. Mais l'on sent combien il sera facile, quand le calme sera revenu dans cette belle contrée, de raviver cette production et de lui donner un essor considérable. Une législation plus libérale, des moyens d'exploitation plus perfectionnés, un débouché commercial plus facile permettant de faire arriver sans intermédiaire tous ces métaux sur un marché européen, feraient de Yun-nan le marché métallurgique le plus important  du globe.  À ce point de vue,  il est  inutile d'insister  sur les conséquences que pourrait avoir

l'ouverture du fleuve du Tong-king, portant immédiatement les produits du Yun-nan vers le port de Saïgon.

En même temps que Yun-nan est, dans les circonstances ordinaires, l'entrepôt de grandes quantités de cuivre, qui donnent lieu à d'actives transactions et à une fabrication importante d'ustensiles de cuivre, cette ville possède aussi une fabrique de monnaie, créée en 1661, où l'on frappe une énorme quantité de sapèques. L'alliage dont est formée cette monnaie divisionnaire se compose, sur 100 parties, de 54 de cuivre, 42,75 de zinc et 3,25 de plomb. On produisait annuellement à Yun-nan, avant la guerre, plus de cent un millions de sapèques, représentant, au taux légal de douze cents sapèques pour un tael ou une once d'argent (près de trente-huit grammes), une valeur d'environ six cent cinquante mille francs. Le sapèque pèse quatre grammes et demi. Depuis la guerre, la fabrication de la monnaie a beaucoup diminué; les nécessités du moment ont amené à modifier l'alliage et à augmenter la quantité de zinc. La valeur de cette monnaie ainsi altérée est devenue sujette à de nombreuses fluctuations : des fabrications clandestines se sont produites de tous côtés. Au moment de notre passage à Yun-nan, le change du tael était de mille huit cents sapèques, et nous devions trouver des taux encore plus bas.

Ce n'est pas là la seule industrie de Yun-nan. On y tisse une étoffe particulière appelée tong hay touan tse, ou « satin de la mer orientale ». Cette étoffe est épaisse, faite de fil de soie, que je soupçonne provenir en grande partie de l'araignée particulière dont j'ai signalé la présence à Ta-lan; elle est très solide, nullement lustrée, et en général d'une couleur noire, quoiqu'on puisse la teindre de toutes les nuances. Le satin de Yun-nan est très-renommé dans toute la Chine. On fait aussi à Yun-nan de beaux tapis, des couvertures et des feutres.

Les principaux produits indigènes que l'on trouve sur le marché sont : l'opium, qui vaut environ un tael et demi le kilogramme; le sel, qui se vendait, au moment de notre passage, près de deux francs le kilogramme, à cause de l'occupation par les mahométans des puits salins situés à une vingtaine de lieues dans le nord-ouest de la ville; le thé, le cinabre, le musc, la soie, les médecines, le tabac. Des draps et des fourrures russes, des cotonnades anglaises venues de Canton, du coton brut importé de Birmanie, sont les principaux produits étrangers.

La plaine de Yun-nan est riche en céréales, en arbres à fruits, en pâturages. On y cultive le blé, le sorgho, le maïs, l'avoine, le tabac,  le lin;  la prune,  la cerise,  la pêche, la fraise, la noix, la châtaigne, la poire, sont les principaux fruits qu'on y rencontre. Çà et là, des troupeaux de moutons, de chèvres, de bœufs et de buffles paissent sur le flanc des collines. Celles-ci contiennent des carrières de marbre et de cette pierre particulière que les Chinois appellent pierre d'azur.

La culture du pavot a fait disparaître du marché de Yun-nan une denrée très-importante, la cire. D'après le dire des indigènes, les abeilles, autrefois très-nombreuses dans cette partie de la Chine, ont éprouvé pour la fleur du pavot la même affection malsaine que le Chinois éprouve pour le suc qu'on retire de son fruit. À l'époque où fleurissent les champs de pavots, ces insectes venaient en foule y butiner, mais ils ne pouvaient ensuite reprendre goût à une autre nourriture, et ils succombaient dans l'intervalle de deux saisons consécutives.

On nous cita un autre exemple de cette attraction singulière que le pavot exerce sur les animaux aussi bien que sur l'homme. Dans une bouillerie d'opium de la ville, on avait remarqué que des rats venaient en grand nombre, le soir, humer les vapeurs qui s'échappaient des fourneaux. À la suite de l'occupation momentanée de Yun-nan par les mahométans, la bouillerie cessa de fonctionner et fut abandonnée pendant quelque temps. Quand un nouveau propriétaire vint s'y installer, il trouva sur le clayonnage resté en place plusieurs cadavres de rats : ils étaient morts de faim en attendant la jouissance qu'ils avaient coutume d'éprouver en respirant les vapeurs de l'opium.

Le lac de Yun-nan, qui est le plus considérable de toute la province, se déverse dans le Yang-tse kiang par une rivière qui sort de l'extrémité sud-ouest du lac, près de la ville de Kouen-yang tcheou. Il porte le nom de « mer de Tien ». On sait que le royaume de ce nom occupait jadis la plus grande partie de la province de Yun-nan. Il fut conquis par la Chine à la fin du deuxième siècle avant notre ère. Mais la sujétion de cette vaste contrée fut longtemps absolument nominale et interrompue par de longues périodes de complète indépendance. Le gouvernement de Pékin a dû presque toujours laisser au Yun-nan la liberté de se gouverner suivant ses coutumes et le droit de nommer ses chefs.

Ce n'est qu'à partir de Khang-hi que le système administratif du reste de l'Empire lui a été complètement appliqué. J'ai déjà dit que les villes du sud conservent, même aujourd'hui, des franchises municipales très-larges et une autonomie réelle.

Le dernier gouverneur du Yun-nan qui eut le titre de roi et jouit d'une complète indépendance, est le célèbre Ou-san-kouei. La dynastie tartare, dont il avait favorisé la venue, lui donna, en 1658, le Yun-nan et le Kouy-tcheou en apanage. Il était habile administrateur; il sut conquérir l'affection des populations et ne tarda pas à exciter les soupçons de la cour. Khang-hi lui envoya, en 1672, l'ordre de venir à Pékin. Blessé d'une semblable défiance, Ou-san-kouei reprit l'habit chinois et proscrivit le calendrier de la dynastie Tatsing. Le Kouy-tcheou, le Se-tchouen et le Houkouang se déclarèrent en sa faveur. Khang-hi soumit ces provinces, mais n'osa troubler Ou-san-kouei dans la tranquille possession du Yun-nan. Ce ne fut qu'à sa mort, arrivée en 1679, qu'une armée tartare marcha sur Yun-nan, défit dans trois combats successifs les troupes indigènes et s'empara de la ville. Le fils de Ou-san-kouei se pendit de désespoir, et la soumission de la province fut définitive.

Ou-san-kouei a laissé de profonds souvenirs dans l'esprit des populations. On voit encore dans le nord-ouest de la ville, sur le sommet d'une petite hauteur, une pagode construite pendant son règne et que l'on désigne sous le nom de pagode du roi Ou. Elle est entièrement en cuivre, depuis les colonnes des parvis jusqu'aux tuiles du toit. Malgré la valeur intrinsèque de ces matériaux, malgré les guerres civiles et les pénuries effroyables du trésor, elle a été jusqu'à présent respectée de tous les partis. Le sentiment religieux, à peu près inconnu des Chinois, n'entre pour rien dans cette préservation presque miraculeuse de la pagode du roi Ou : il faut en rapporter tout l'honneur à ce respect profond des traditions et des ancêtres, qui rend immortelle en Chine la mémoire des hommes de bien.

Chapitre XV

Les PP. Fenouil et Protteau. - Le Lao papa. - Emprunt fait au Ma ta-jen. - Départ de Yun-nan. - Arrivée à Tong-tchouen.

Le 2 janvier, le P. Fenouil, provicaire apostolique du Yun-nan, arriva enfin à Yun-nan. Ce fut une grande joie pour nous que la venue de ce nouveau compatriote. Sa renommée et ses hauts faits de guerre défrayaient depuis longtemps toutes nos conversations.

Le P. Fenouil était d'un tempérament tout opposé à celui du P. Protteau. Celui-ci personnifiait le renoncement absolu : il avait systématiquement brisé un à un tous les liens qui pouvaient le rattacher encore à sa famille, à sa patrie, à la civilisation même au milieu de laquelle il était né. Il s'était dénationalisé en changeant de milieu; il avait pris les allures et les moeurs des Chinois en revêtant leur costume. Cette transformation apparaissait si frappante, que je m'étonnais parfois de ne pas lui trouver les yeux bridés et la forme crânienne de la race mongole; il me semblait impossible que l'on pût réunir toutes les apparences morales d'une race sans en avoir l'aspect physique : L'apôtre n'avait cru pouvoir mieux remplir son rôle qu'en se faisant homme du peuple. C'était pour nous un étonnement, chaque jour renouvelé, que de voir le P. Protteau s'asseoir tranquillement, avec quelques chrétiens de son église, dans l'un de ces restaurants ouverts à la foule et fréquentés surtout par les hommes de peine et les journaliers. Il avalait quelques bols de riz, en causant des nouvelles du jour, ou buvait une tasse de thé, en fumant sa longue pipe. Il paraissait prendre le plus grand plaisir à ce rude et grossier entourage. Les intérêts des quelques familles qui composaient son troupeau, les événements domestiques qui se produisaient dans l’intérieur, formaient tout son horizon et absorbaient tous ses efforts. Il partageait la profonde indifférence que professent en Chine les classes inférieures pour tous les événements politiques, et éprouvait la sainte frayeur qu'elles ressentent pour toutes les commotions, toutes les guerres, où elles jouent fatalement le rôle de matière contribuable et de chair à canon. Il étendait cette indifférence au reste de l'univers. Le monde, qu'il avait quitté, n'avait plus pour lui aucun prestige; le souvenir des premiers temps de sa vie paraissait sans action sur son esprit, et nul n'aurait pu dire s'il faisait vibrer encore quelques fibres dans son coeur. Le jeune séminariste français était bien mort, mort sans retour. Il ne restait qu'un prêtre chinois.

Quoique son exil fût de plus longue date, la transformation du P. Fenouil était moins complète. Nous retrouvâmes un homme qui pleurait encore à la pensée de sa mère, un Français dont le cœur battait toujours au mot de patrie. Il nous inspira, sinon plus de sympathie, du moins plus d'expansion. Nous admirions le P. Protteau, nous aimâmes le P. Fenouil. Nous ne pouvions voir dans le premier qu'une abstraction admirable ou effrayante, un type de perfection idéale ou une monstruosité, suivant qu'on le jugeait au point de vue religieux ou au point de vue humain; le second s'offrait à nous comme un patriote, avec lequel les points de contact étaient nombreux. Son ardeur naturelle, sa vivacité d'imagination, l'avaient porté à sortir du rôle que lui assignait sa position de missionnaire. Il se sentait né pour l'action. Les troubles du Yun-nan lui avaient paru une occasion toute naturelle d'entrer en scène et de peser dans la balance du poids de son activité, de ses connaissances spéciales, de l'influence que lui donnait la protection de la légation française.

Il s'était dit que les intérêts de la religion et de la France ne pouvaient que gagner à son intervention. Prenant très au sérieux la qualité de mandarin, que les derniers traités accordent aux vicaires et aux provicaires apostoliques, il ne se présentait aux prétoires que dans un état conforme à sa dignité. Sa chaise, le nombre de ses porteurs, son costume, étaient scrupuleusement ceux que déterminent les lois somptuaires chinoises, suivant le rang et suivant la saison. Il s’imposait, de ce chef, des dépenses considérables. Il connaissait tous les fonctionnaires de la province et pouvait entrer dans des détails circonstanciés sur leur caractère, leur provenance, leurs tenants et leurs aboutissants. Il recherchait les occasions de les connaître avec autant de soin que le P. Protteau en mettait à les éviter. Comme je l'ai dit dans une livraison précédente, la vice-roi Lao avait pris le P. Fenouil en sincère affection. Il lui avait fait cadeau d'un immense yamen dans la ville de Yun-nan. On y avait installé une fabrique de poudre, à la tête de laquelle était placé un petit mandarin chrétien. Un jour, par la perfidie d'un mahométan, si l'on en croit le récit du P. Fenouil, mais plus vraisemblablement par suite d'une imprudence, la fabrique sauta, et le P. Fenouil faillit être enseveli sous les débris de sa demeure. Cet événement causa chez lui un ébranlement moral, dont nous ne le trouvâmes pas encore complètement remis. Il s'était imaginé, à partir de ce moment, qu'il était en butte aux persécutions d'ennemis puissants et nombreux. Les mahométans avaient à lui reprocher son active intervention en faveur des Impériaux. Le Ma ta-jen lui-même, malgré son attachement apparent à la cause impériale, était suspect, aux yeux du P. Fenouil, de favoriser secrètement ses coreligionnaires et de poursuivre en lui leur adversaire déclaré. Ce hardi et peu scrupuleux général avait plusieurs fois cherché à se débarrasser du trop remuant provicaire : celui-ci n'avait échappé à plusieurs tentatives d'empoisonnement que grâce à la vertu d'un merveilleux antidote; qu'il portait toujours sur lui. Avec des idées pareilles, le malheureux P. Fenouil ne dormait que d'un oeil et tremblait à la vue du plus mince mandarin ou du dernier mahométan. Il montrait au moindre goujat la même courtoisie et la même douceur obséquieuses qu'au vice-roi lui-même. Il était, en réalité, dans les meilleurs termes avec le Ma ta-jen, qui croyait avoir besoin de son influence pour se faire confirmer dans son grade par le gouvernement de Pékin. Il nous affirma que la lettre qu'il avait écrite en faveur du général musulman à l'ambassade de France n'était que la traduction d'une lettre du Ma ta-jen, traduction qu'il avait été forcé de faire sous menace de mort et au bas de laquelle , sans trop savoir pourquoi, il avait apposé sa signature. M. de Lallemand avait cru, à tort, à une lettre du provicaire, et lui avait, expédié la réponse sévère que nous connaissions. Le P. Fenouil sentait combien il s'était compromis et combien il avait pu compromettre à son tour la légation française, en l'amenant à soutenir un fonctionnaire qui pouvait, d'un jour à l'autre, se déclarer contre l'empereur; aussi parlait-il à tout propos de la violence dont il était l'objet. Il eût été pourtant bien simple d'envoyer une contre-lettre ou même d'écrire précisément le contraire de ce que demandait le Ma ta-jen, puisque personne ne pouvait contrôler, à Yun-nan, le contenu d'une lettre française. Il était plus probable que le P. Fenouil avait fait volontairement cette démarche et que, malgré les terreurs qu'il éprouvait depuis l'explosion de son yamen, il n'avait pas abandonné toute prétention de jouer un rôle politique important dans la province. Il caressait encore l'espoir secret d'être pris comme arbitre par les deux partis. Il était à craindre, s'il persistait dans cette voie, qu'elle ne lui devînt réellement funeste.

L'existence de ces pauvres missionnaires, qui, par dévouement et pour ne pas augmenter les dépenses de leur confrérie, se font, presque tous, un point d'honneur de ne jamais revenir dans leur patrie à moins de maladies excessivement graves, est trop triste et trop méritoire pour que l'on ait le courage de condamner les quelques peccadilles politiques que l'ennui leur fait commettre. Le tort de notre gouvernement a été de les encourager et de les soutenir quand même dans cette voie. Il leur a obtenu et il continue à leur assurer la tolérance religieuse qu'ils avaient compromise par leurs querelles intestines du dix-huitième siècle. Aller plus loin me paraît dangereux : nous nous exposerions trop souvent à sacrifier à des questions personnelles, à des rivalités purement locales, les intérêts généraux de la civilisation et de notre commerce.

Après l'arrivée du P. Fenouil, nos relations avec les autorités de Yun-nan devinrent plus nombreuses et plus familières. Ce n'était qu'avec timidité et répugnance que le P. Protteau se prêtait au rôle d'interprète; il préférait le calme et l'obscurité de sa vie modeste au dangereux honneur de fréquenter les palais de la ville. Le P. Fenouil, au contraire, se trouvait dans son élément dès qu'il s'agissait de négociations politiques et de discussions sur l'étiquette, et il lui arriva sans doute plus d'une fois de nous engager plus loin que nous ne l'aurions voulu.

Les ressources de la commission étaient à peu près épuisées; les rigueurs de la température et les exigences de notre situation officielle nous obligeaient à profiter du magnifique approvisionnement des magasins de Yun-nan pour renouveler notre garde-robe et les costumes de notre escorte. Nous étions en un pays civilisé où plus qu'ailleurs il faut avoir la main ouverte : nous devions nous montrer généreux envers la nuée de fonctionnaires et de gardiens dont la courtoisie de nos hôtes entourait toutes nos démarches. M. de aurait pria le P. Fenouil de négocier un emprunt avec le Ma ta-yen. Celui-ci ne témoigna devant nous au provicaire que bonne humeur et cordiale amitié. La grossière franchise de ce soldat parvenu nous était garant que les noirs desseins que le P. Fenouil lui prêtait à son égard étaient absolument chimériques. Il nous offrit immédiatement tout l'argent qui nous était nécessaire, sans vouloir entendre parler de restitution, et en traitant de pure bagatelle une avance de sept cents taels : « Si vous tenez absolument à me les rendre, ajouta-t-il, envoyez-moi, quand vous serez arrivés à Shang-haï, une valeur équivalente en armes françaises. »

Cette première affaire menée à bien, M. de aurait tint à se rendre compte des difficultés que présenteraient un voyage dans l'ouest et la reconnaissance de la vallée supérieure du Cambodge. La capitale des mahométans rebelles, Ta-ly, était, au point de vue géographique et commercial, l'un des centres les plus importants de cette région. Située entre le fleuve Bleu et le Mékong, à peu de distance de l'un et de l'autre, cette ville est la clef de la route qui réunit la Birmanie à la Chine. Mais des Européens trouveraient-ils grâce aux yeux du gouvernement nouveau qui venait de s'y installer ? Les autorités chinoises ne verraient-elles pas avec la plus grande défiance un rapprochement s'opérer entre les envoyés d'une puissance étrangère et le chef d'une révolte triomphante ? Ne verraient-elles point dans cette démarche comme une sorte de reconnaissance du fait accompli ? Enfin, l'état de dévastation du pays à traverser, les bandes qui infestaient les routes et pillaient tous les voyageurs sans distinction de partis, la fatigue et le délabrement de santé du personnel de l'expédition, ne rendaient-ils point cette tentative fort téméraire ? À ce point du voyage, alors que notre but principal était atteint, que la voie du retour par le fleuve Bleu était encore ouverte, prompte et facile, était-il sage de compromettre, pour un résultat incertain, le prix de tant de labeurs et de souffrances ? Telles furent les questions que le chef de la mission, indécis pour la première fois, posa à tous ses compagnons de voyage. Nous fûmes tous d'avis de tenter ce dernier effort avant le retour définitif par le fleuve Bleu.

Malheureusement, la route directe sur Ta-ly était absolument impraticable. Le vice-roi intérimaire Song ta-jen, et le Ma ta-jen, se mirent à rire à la demande que leur fit M. de aurait, de le conduire aux avant-postes, et de le remettre là aux mains des troupes blanches. Il n'y avait point, nous dirent-ils, d'autorité assez fortement constituée dans le camp des rebelles pour que l'on pût négocier sûrement le passage de la commission française et se confier à un sauf-conduit que délivrerait un de leurs généraux. M. de aurait résolut donc de contourner par le nord le théâtre de la guerre, et de reconnaître ainsi en même temps le cours du Cambodge et celui du fleuve Bleu jusqu'aux frontières du Tibet. Si, d'après le dire des autorités chinoises, il n'existait pas chez les mahométans une unité de vues et d'action qui permît d'espérer que la recommandation d'un de leurs chefs militaires eût de l'influence sur ses collègues, le lien religieux était au contraire tout-puissant, et M. de aurait songea, pour faciliter notre voyage à Ta-ly, à s'assurer les bonnes grâces du Lao papa. J'ai déjà parlé de ce singulier personnage : s'il n'avait réussi à jouer qu'un rôle politique ridicule, il restait entouré, au point de vue religieux, d'une profonde vénération. Reconnu officiellement par le gouvernement chinois comme chef religieux des mahométans de la province, il jouissait à ce titre d'un traitement considérable et d'honneurs officiels. Le gouvernement chinois avait cru d'une saine politique de ne marchander ni les uns ni les autres, pour bien indiquer aux fanatiques sectateurs du Coran qu'il ne faisait nullement la guerre à leurs croyances, et qu'il ne repoussait que leurs prétentions politiques.

M. de aurait n'avait pas, à son arrivée à Yun-nan, de renseignements suffisants pour bien apprécier cette situation particulière. Craignant d'éveiller les susceptibilités des autorités chinoises s'il montrait trop d'empressement à se lier avec un de leurs anciens adversaires, il laissa s'écouler plusieurs jours avant de rendre visite au Lao papa. Ce susceptible vieillard, dont les voyages avaient agrandi les idées, et qui avait une idée plus juste que tous ses compatriotes de la science occidentale et du rôle des Européens dans le monde, crut à du dédain de notre part, et il en fut d'autant plus blessé qu'il avait conscience de le moins mériter. Quand M. de aurait se présenta enfin chez lui, il fit dire qu'il était absent. Le P. Fenouil arriva à temps pour renouer ces relations compromises. La rancune du Lao papa ne tint pas devant sa curiosité. Le provicaire lui fit adroitement savoir qu'un des membres de l'expédition s'occupait d'astronomie et qu'il trouverait en lui un appréciateur éclairé de sa science favorite. Je ne tardai pas à recevoir du pontife mahométan une série de questions et de problèmes sur la distance des planètes et des étoiles, sur les éclipses et sur les comètes; j'y répondis, en laissant discrètement entrevoir, à peu près en ces termes, toute l'admiration que j'éprouvais pour l'auteur de questions aussi savantes : « certaines parties de la communication qu'il avait bien voulu me faire, dénotaient des études trop approfondies pour que je n'eusse pas tout à gagner à conférer avec lui. Une discussion de vive voix pouvait seule éclaircir quelques doutes. »

Le Lao papa, se voyant enfin apprécié, oublia ses griefs et consentit à une entrevue.

Je me rendis chez lui avec le commandant de aurait et le provicaire. Une nombreuse galerie de fidèles assistait respectueusement à cette conférence, qui devait faire éclater à leurs yeux la science profonde de leur maître. Un magnifique télescope dressé sur un trépied, quelques cartes étalées sur une table, complétant la mise en scène. Je ne tardai pas à m'apercevoir que l'usage de ces objets était peu familier à leur propriétaire. Le télescope surtout n'avait jamais servi, et le Lao papa nous confia avec lui certain embarras que, malgré le prix élevé qu'il l'avait payé à Singapour, cet instrument avait dû s'avarier en route, car depuis son arrivée à Yun-nan on n'avait jamais pu y voir quoi que ce fût. La manœuvre de la mise au point, qui se faisait par une vis, avait complètement échappé au savant prêtre mahométan. Je remplaçai l'oculaire astronomique par un oculaire terrestre, je dirigeai la lunette vers un point éloigné du lac que l'on découvrait des fenêtres de l'appartement, je déclarai, pour sauvegarder l'amour-propre de mon hôte, qu'il y avait eu en effet quelque chose de faussé dans le mécanisme de l'instrument, que j'avais pu le réparer, et je l'invitai à s'en servir. Sa joie fut des plus vives en reconnaissant que cette belle machine amenée à Yun-nan à si grands frais, et restée jusqu'à présent inutile dans ses mains, avait recouvré tous ses pouvoirs optiques. Toute l'assemblée passa successivement devant la lunette et mit sa puissance à l'épreuve, en fouillant tous les points de l'horizon. Je fis ensuite, en changeant de verres, contempler le soleil, et le Lao papa en prit occasion pour faire la théorie de cet astre. Le P. Fenouil me fit tenir le langage le plus convenable pour mettre en relief le savoir du prêtre et augmenter l'admiration de son auditoire : dès lors l'amitié du Lao papa nous fut irrévocablement acquise.

Nous lui confiâmes alors notre projet de voyage et les craintes que nous éprouvions de voir notre mission scientifique entravée et nos recherches géographiques compromises par les défiances des deux partis en lutte. « Ne vous faites pas d'illusion à cet égard, nous dit confidentiellement notre interlocuteur; je suis le seul ici qui puisse apprécier le but de votre voyage. Il est impossible aux gens ignorants et grossiers qui nous entourent de croire que le progrès de la science est le seul mobile qui vous porte à endurer tant de fatigues et à courir de si graves dangers. Mais j'ai heureusement une grande influence sur mes coreligionnaires de Ta-ly, et je la mets tout entière à votre service. Je vais immédiatement rédiger une lettre qui pourra, je l'espère, vous servir de passe-port et faciliter vos travaux. ».

Il nous envoya en effet, quelques jours après, un long factum, où il exposait longuement, dans le style ampoulé et prétentieux des lettrés chinois, (Cette lettre était écrite, bien entendu, en chinois, et non en arabe, comme le dit M. de Carné dans sa relation. Le Lao papa ne connaissait cette dernière langue que de nom.) que depuis des siècles la Chine attirait la curiosité des étrangers et qu'on les avait vus accourir des pays les plus éloignés pour apporter des présents à l'Empire du Milieu. Il ajoutait ensuite : « Le chef français La (aurait), cinq de ses collègues et quelques soldats, ont obtenu de l'empereur l'autorisation de pénétrer en Chine et de visiter librement toutes les parties de ce vaste territoire. Leur but est de rapporter à leur souverain la figure la plus exacte possible des montagnes, des lacs et des fleuves qu'ils auront traversés, afin sans doute qu'en lui offrant la carte nouvelle représentant leur voyage, ils obtiennent les grades et les honneurs qu'aura mérités ce patient travail. Tel est le but dans lequel ces étrangers ont affronté les fatigues d'une marche longue et pénible, les intempéries des climats, les dangers des bêtes féroces et des brigands. Je les ai interrogés, et j'ai trouvé leur cœur droit, leur probité irréprochable, leurs moeurs douces. Ils ont l'intention d'aller visiter Ta-ly Li-kiang, Yong-pe et les frontières des pays de Mien et de Tse-Yang. J'invite tous les mahométans, tous les Chinois, tous les barbares qui habitent ces contrées, à laisser circuler librement ces Français sans les molester en aucune façon. On se conformera ainsi aux volontés de la sainte dynastie Tatsin, qui témoigne une égale bonté à tous les hommes, sans distinction de pays ou de nationalité.

En foi de quoi, moi, par la grâce de l'empereur, dignitaire du second ordre, grand prêtre de la province du Yun-nan, réformateur de l'antique famille Ma-te-sin, et chargé de quatre-vingts années, j'ai donné la lettre ci-dessus. »

On voit que rien n'était plus orthodoxe au point de vue politique que le passe-port du Lao papa. Il ne faisait aucune allusion à sa rébellion passée, et se montrait à ses coreligionnaires de Ta-ly un fidèle sujet de l'empereur.

Le vice-roi du Yun-nan nous remit à son tour un fou-pay ou permis de circulation; le seul itinéraire qui y fût indiqué était notre voyage de retour par Tong-tchouen, Tchao-tong, le fleuve Bleu et Shang-haï. Un petit mandarin chrétien à globule de cuivre fut chargé de nous accompagner jusqu'à Tong-tchouen.

Nous partîmes de Yun-nan le 8 janvier. Malgré un repos de deux semaines, la santé de quelques-uns des Annamites de l'escorte était trop profondément altérée par les fatigues passées et le climat nouveau et rigoureux du Yun-nan pour qu'on pût leur demander le nouvel effort qu'allait exiger l'excursion de Ta-ly. Il ne nous fallait, pour un voyage aussi aventureux, que des hommes d'escorte solides, bons marcheurs, et qui en aucun cas ne pussent devenir un embarras. M. de aurait avait donc résolu d'envoyer nos valétudinaires; avec nos notes, cartes, documents et tous nos bagages inutiles, attendre notre retour de Ta-ly chez le vicaire apostolique du Yun-nan, qui résidait non loin de Siu-tcheou, ville située sur les bords du fleuve Bleu, où nous devions nous embarquer définitivement pour Shang-haï. C'était à Tong-tchouen que cette division de l'expédition en deux parties devait avoir lieu. Nous ne nous doutions pas alors que le chef de l'expédition serait, lui aussi, du nombre des valétudinaires.

Le P. Fenouil partit de Yun-nan avec nous. Il retournait à Kiu-tsing. Nous fîmes route ensemble pendant deux jours. Il allait en chaise; nous allions à cheval ou à pied. En sortant du faubourg sud-est de Yun-nan, la route pavée qui se dirige vers le nord de la province traverse deux petites chaînes de collines et passe à Ta-pan kiao, gros bourg situé sur un affluent du lac. Ce fut là notre première étape. Ta-pan kiao est célèbre dans l'histoire de Yun-nan. L'officier mongol qui commandait à Yun-nan en 1381 vint y faire sa soumission au général de l'armée envoyée par les Ming pour faire reconnaître leur autorité. Pendant ce temps, le prince de Yun-nan, descendant de Khoubilaï Khan et dernier représentant, dans l'Empire, de la dynastie vaincue des Yuen, se précipitait dans le lac, avec sa femme, sa famille et son premier ministre Ta-ti-lou.

Au delà de Ta-pan kiao est une plaine ondulée et inculte, sillonnée dans tous les sens de convois de bêtes de somme et de chariots étroits et bas, apportant à la capitale le bois à brûler nécessaire à sa consommation, que les environs immédiats, complètement déboisés, ne peuvent lui fournir. Un corps de troupes chinoises suit la même route et arrive en même temps que nous dans le village de Yang-lin. Les auberges du bourg regorgent bientôt de soldats, et le logement que nous occupons au premier étage d'une belle et grande hôtellerie est menacé d'être envahi par eux. C'est en vain que nous excipons de notre qualité d'hôtes de l'empereur. Le soldat chinois ne reconnaît aucun chef et ne se plie à aucune discipline. Le P. Fenouil harangue la foule armée qui s'entasse dans la cour et se presse sur les marches de l'escalier conduisant à nos chambres. Son éloquence est inutile : on veut voir les étrangers, les soldats montent et remplissent déjà l'antichambre; j'ai recours aux grands moyens : le sergent annamite, qui n'attendait qu'un signal et rongeait son frein, indigné d'un pareil manque de respect, tombe, avec ses camarades, à coups de crosse sur les premiers entrés et les fait dégringoler dans la cour; deux factionnaires se placent à la porte de l'escalier, la baïonnette au canon. De grandes clameurs s'élèvent dans la foule, des pierres atteignent les fenêtres. Je prie le P. Fenouil d'annoncer en bon chinois qu'on fera feu sur les agresseurs. Mais le pauvre prêtre a complètement perdu la tête en voyant l'audace inouïe de nos Annamites, et il s'étonne que nous ne soyons point encore écharpés. Au lieu de menaces, ce sont des supplications qu'il adresse aux soldats; il avoue nos torts; il allègue notre ignorance des usages; il dit que nous demandons pardon. Confiant en ce langage, un officier se présente à la porte et se heurte à la pointe d'un sabre-baïonnette; il recule effaré et se met à crier qu'on l'assassine. Les clameurs redoublent; les lances et les hallebardes s'agitent, mais elles sont trop longues pour être autre chose qu'un embarras dans l'étroit escalier. Le P. Fenouil me conjure, conjure notre escorte de ne pas irriter davantage des hommes qui sont habitués à ne souffrir aucune résistance; il s'entremet de sa personne entre les factionnaires et les audacieux qui se disposent à renouveler l'attaque de la porte, et il leur épargne maint horion. Ces terribles sont enchantés de paraître céder à ses prières; mais ils demandent que leur chef soit introduit auprès du commandant de Lagrée. Celui-ci consent à se laisser voir. C'est à ce moment qu'on lui demanda s'il n'avait pas un oeil à l'occiput. Révolté de tant de puérilité, trouvant que le langage du P. Fenouil était trop humble pour la circonstance, dans un état de souffrance qui trahissait déjà le mal auquel il devait succomber, M. de Lagrée se retira dans sa chambre et se refusa à de nouvelles visites. Je dus les recevoir à sa place.

Les différents officiers du corps de troupes et les autorités du village vinrent successivement causer avec moi, ou plutôt avec le P. Fenouil, qui me transmettait bien pour la forme leurs demandes, mais n'y répondait qu'à sa guise. Mieux due ses excuses réitérées cependant la contenance de nos hommes mit fin au tumulte. Le provicaire avait entendu proférer contre eux les plus atroces menaces et m'avait prié de leur interdire de descendre dans la cour, vaquer aux différents soins que réclamaient nos chevaux et nos bagages. Je n'en dis rien, et le provicaire resta stupéfait en les voyant aller et venir sans difficulté au milieu de la foule, qui s'ouvrait respectueusement sur leur passage.

Yang-lin est situé près d'un étang sur les bords duquel vient mourir une chaîne de montagnes qui remonte de ce point droit au nord. C'est à l'est de cette chaîne que se trouvent les villes de Song-ming et Ma-long, principales étapes du voyage du P. Fenouil à Kiu-tsing; nous allions, au contraire, longer cette chaîne du côté ouest. L'heure de la séparation avait sonné. Ce prêtre, que nous connaissions depuis dix jours à peine, était devenu pour nous un ami; de son côté, il quittait, pour ne jamais les revoir, des compatriotes avec lesquels, pour la première fois depuis vingt ans, il avait pu parler de la France et des siens. Ses yeux se mouillèrent de larmes, et nous ne pûmes nous défendre d'une douloureuse émotion en échangeant avec lui une dernière poignée de main.

Nous cheminâmes, le 10 janvier, au milieu d'une immense plaine très-cultivée et admirablement arrosée par de nombreux ruisseaux canalisés. Des rideaux de cyprès bordaient les routes aux abords des villages. De grandes fermes s'éparpillaient de tous côtés au milieu des champs. Les ustensiles d'agriculture, les meules, les bestiaux que l'on voyait auprès des habitations, la nature des cultures, l'aspect de la végétation, le givre qui scintillait aux branches, donnaient à ce paysage des allures européennes qui nous faisaient tressaillir d'aise. Celui qui nous eût proposé d'échanger ce tableau monotone, dépourvu de pittoresque et de nouveauté, contre les plus belles et les plus vierges forêts du Laos, eût été certainement très-mal accueilli.

Le lendemain, la plaine se mamelonna; quelques étangs apparurent dans les plis du terrain; des collines surgirent à notre gauche et formèrent avec la chaîne de droite, de laquelle nous étions beaucoup plus rapprochés, un défilé étroit et réputé dangereux. Les croupes rougeâtres et incultes qui s'élevaient des deux côtés de la route semblaient frappés d'une stérilité incurable. Les villages se firent plus rares; la plupart de ceux que nous traversions n'étaient que des monceaux de ruines. Les mahométans avaient affreusement ravagé cette contrée où ils y comptent de nombreux coreligionnaires; ceux-ci, après leur départ, continuaient à tenir en échec la population chinoise, qui se montrait tremblante et soumise devant eux..

Le 12, nous descendîmes le lit d'un ravin, qui ne tarda pas à se transformer en ruisseau. Une vallée profonde se dessina devant nous : c'était celle du Li-tang-ho, rivière qui se jette dans le fleuve Bleu non loin de Tong-tchouen. Nous en suivîmes les bords, où se montrait subitement une belle et vigoureuse végétation, jusqu'au village de Kon-tchang, situé au confluent d’un tributaire de la rive droite. Avant d'y arriver, nous eûmes la douleur de voir succomber, sur la route, Royal, le cheval que le roi de Xien Tong avait donné au commandant de Lagrée. Nos porteurs crurent à une vengeance exercée contre nous par un mahométan que nous avions malmené la veille. Cet insolent personnage, habitué à voir tout le monde céder devant lui, s'était arrogé le droit exclusif de nous vendre des vivres et avait élevé des prétentions tellement exorbitantes que nous l'avions mis à la porte sans cérémonie, à son grand scandale et à la stupéfaction des habitants du village. De là, d'après la chronique, l'empoisonnement d'un de nos chevaux. Mais le docteur Joubert, qui avait prodigué ses soins au pauvre animal, me confia qu'il était mort d'une indigestion. Si le docteur avait eu à sa disposition un de ces instruments que Molière a su mettre en scène, Royal eût échappé aux conséquences de sa gourmandise. Son cadavre fut dépecé parles habitants du pays, qui se réjouirent de cette bonne fortune. En ces temps de guerre et de disette, la viande, qui est partout en Chine un mets de luxe, devenait un manger inappréciable. On sait que les Chinois n'ont point pour la chair de certains animaux les préjugés que les sièges de la dernière guerre n'ont pas réussi à déraciner chez nous.

Nous nous reposâmes à Kon-tchang toute la journée du 14 janvier. M. de Lagrée était atteint d'une fièvre continue et d'un point de côté qui nécessitaient cet arrêt. Cette localité est pauvre et sans ressources. Comme son nom le fait pressentir (tchang signifie mine, en chinois), il y a dans le voisinage des gisements de cuivre et de zinc. La petite rivière qui y passe creuse son lit sinueux et encombré de cailloux dans les flancs du plateau qui limite à l'est la vallée du Li-tang-ho. Nous remontâmes ce lit pendant quelque temps, et nous nous élevâmes de nouveau sur le plateau qui offre, en ce point, une altitude moyenne de deux mille six cents mètres. La population de cette zone, assez clairsemée, perd de nouveau sa physionomie chinoise et accuse une portion considérable de sang étranger. Les maisons sont construites en boue. L'avoine et la pomme de terre poussent seuls sur ces cimes, que balaye sans cesse tin vent glacial. C'est à peine si quelques arbustes rabougris réussissent à s'abriter dans les plis du terrain. Çà et là on rencontre de longues traînées de neige, que ne peuvent fondre les rayons affaiblis du soleil.

Nos porteurs de Kon-tchang, effrayés du long trajet qu'il leur restait à faire dans ce pays désolé, s'enfuirent pendant la nuit, et nous fûmes obligés de requérir de force les habitants d'un pauvre hameau.

Nous  rencontrâmes,  le soir même,  un petit mandarin,  envoyé  avec  une  escorte à notre rencontre par le

commandant militaire de Tong-tchouen. Il nous procura des moyens de transport suffisants, et M. de Lagrée, dont le malaise persistait, put continuer sa route en palanquin.

Nous franchîmes, le lendemain, un col élevé sur lequel le baromètre indiqua cinq cent trente-trois millimètres. À très-peu de distance, sur notre gauche, s'élevait un pic couronné de neige, dont l'altitude devait être peu inférieure à quatre mille mètres. Des crevasses larges et profondes, semblables à d'immenses tranchées, sillonnaient de tous côtés le plateau, qui paraissait s'abaisser légèrement dans la direction du nord.

Nous descendîmes au fond d'une de ces immenses rigoles à parois verticales qui servent au printemps de canaux de drainage pour les eaux des pluies, et nous arrivâmes au bourg de Tay-phou, marché assez considérable, dont, les boutiques étaient magnifiquement approvisionnées, en raison de l'approche du jour de l'an chinois. Une population de l'aspect le plus mélangé et le plus pittoresque était accourue des montagnes environnantes et s'empressait devant les étalages. L'auberge du lieu était pavoisée en notre honneur; nous y reçûmes un confortable accueil.

Tay-phou est situé sur les bords d'un ruisseau qui devient un peu plus loin la rivière de Tong-tchouen. Le 18 janvier, après avoir l'ait encore quelques kilomètres à pied, nous pûmes monter dans une grande barque et descendre rapidement le courant, pendant que nos bagages cheminaient à dos d'homme, le long de la route en corniche qui se suspend aux flancs de la vallée. Les eaux étaient basses et les rapides fréquents, mais notre embarcation à fond plat glissait facilement sur les cailloux, grâce aux efforts vigoureux de l'équipage qui se mettait à l'eau. Malgré l'absence de fatigue et la rapidité de notre marche, l'affreux paysage que nous avions sous les yeux nous fit trouver bien longues les huit heures de navigation qui nous séparaient de Tong-tchouen. Deux murailles de roches rougeâtres, stériles, ravinées par les pluies, sans un arbre, sans un brin d'herbe, limitaient de tous côtés nos regards, qui cherchaient en vain un point où se reposer. Pas un nuage ne venait tempérer l'éclat de la lumière; le ciel était d'un bleu clair, d'une uniformité désespérante. Un vent de sud-sud-ouest soufflait par rafales intermittentes et produisait, en s'engageant dans les détours de la vallée, un bruit strident et lugubre. Çà et là étaient quelques maisons de pêcheurs, dont des cailloux non cimentés, amoncelés les uns sur les autres, composent les murs. C'est bien ainsi qu'on peut se représenter un pays dans les veines duquel coule du cuivre et qui remplace les fruits de la terre par des produits métallurgiques. Vers quatre heures nous entrâmes dans un canal latéral qui dérive vers Tong-tchouen une partie des eaux de la rivière; les montagnes aux croupes dénudées s'éloignèrent pour former un vaste cercle; une glande plaine s'ouvrit devant nous; les cultures reparurent, et la ville de Tong-tchouen dressa devant nous sa couronne rectangulaire de créneaux. Nous traversâmes un faubourg en partie ruiné, où de nombreux ponts de pierre nous forçaient à chaque instant à baisser la tête.

La nuit était déjà venue quand nous arrivismes à la pagode où un logement nous était préparé. Cette pagode était située à l'intérieur même de l'enceinte, mais des ordres sévères avaient été donnés pour que notre repos ne fût pas troublé; de vastes cours et des portes solides nous séparaient de l'extérieur. Le luxe de l’aménagement, l'espace qui nous était réservé, ne laissaient rien à désirer. Nous n'avions jamais été aussi près du bien-être. L'existence que nous menions depuis deux ans était bien faite pour nous faire apprécier le calme et le repos de cette confortable retraite. Malheureusement elle devait être pour le plus méritant d'entre nous le terme de sa pénible odyssée.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livaison.)