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VOYAGE D'EXPLORATION EN INDO-CHINE

TEXTE INÉDIT PAR M. FRANCIS GARNIER, LIEUTENANT DE VAISSEAU,
ILLUSTRATIONS INÉDITES D' APRÈS LES DESSINS DE M. DELAPORTE, LIEUTENANT DE VAISSEAU.

1866-1867-1868

Chapitres XIV & XV Chapitre XVIII

Chapitre XVI

Le Yang ta-jen. - Maladie de M de Lagrée. - Répugnances des autorités chinoises à nous laisser partir pour Ta-ly. - Lettre du P. Fenouil. - Je pars pour les pays mahométans de l'Ouest avec une partie de l'expédition. - Le fleuve Bleu. - Houey-ly tcheou. - Hong-pou-so. - Nous faisons connaissance avec le P. Lu. - Mine de charbon et populations mixtes de Ma-chang.

Le Yang ta-jen, mandarin militaire à bouton rouge, et commandant supérieur de toute la partie du Yunnan, appelée Tong-tao (Les provinces chinoises se divisent en sous-provinces, appelées tao, dont les gouvernements ont sous leurs ordres plusieurs fou ou départements. Le Yun-nan se divise en trois tao : - le Nan-tao, ou tao du sud, chef-lieu Yun-nan; - le Si-tao ou tao de l'ouest, chef-lieu Ta-ly : c'est celui qui est en partie entre les mains des mahométans; et le Tong-lao ou tao de l'est, chef-lieu Tchao-tong.) dont Tong-tchouen et Tchao-tong sont les villes principales, s'empressa, dès le lendemain de notre arrivée, de rendre visite au chef de l'expédition. Nous trouvions en lui un de ces généraux un peu improvisés, que leur énergie et leurs talents militaires avaient immédiatement élevés au premier rang. Il avait obtenu de grands succès sur les mahométans, qui, grâce à lui, n'étaient jamais venus jusqu'à Tong-tchouen. Il les avait même refoulés jusqu'à très-peu de distance de Ta-ly, en les chassant des villes de Houei-ly tcheou et de Yong-pe. Les mahométans, acculés sur les bords du Kin-cha kiang, paraissaient perdus sans retour, quand le Yang ta-jen abandonna la poursuite et revint tranquillement sur ses pas. La chronique raconte, à ce propos, qu'une mule chargée d'argent avait appelé à propos au Yang ta-jen que le général ennemi était son parent. Elle ajoutait que son père s'était suicidé en apprenant cette forfaiture. Le Yang ta-jen avait une femme mahométane.

Il ne faut accepter qu'avec la plus grande réserve les bruits que l'on recueille en voyageant dans les pays où n'existe pas, pour ainsi dire, d'opinion publique, et où les nouvelles restent indéfiniment à l'état de rumeurs et de on-dit. Les frayeurs des uns, les exagérations des autres, les préventions et les préjugés populaires peuvent toujours se donner carrière, puisque les récits qu'ils produisent échappent à toute contradiction et à tout contrôle. Que l'on suppose un instant que la presse n'existe pas en Europe, et l'on pourra se figurer, surtout lorsque des commotions ou des bouleversements politiques y auront interrompu le cours régulier des choses, quels bruits fantastiques et quelles singulières nouvelles se propageront dans le public. À vingt lieues de distance, les faits les plus simples seront dénaturés au point de devenir absolument méconnais-sables.

C'est là la difficulté à laquelle nous nous sommes heurtés, chaque fois que nous avons voulu, en Chine, nous rendre un compte exact des événements dont nous visitions le théâtre. Les missionnaires qui vivaient chez les mahométans nous ont donné, sur le rôle des principaux acteurs de la lutte, des appréciations diamétralement opposées à celles que nous avions recueillies chez leurs collègues de l'est de la province. Ils étaient des deux côtés sans moyen de contrôle pour s'assurer de la réalité des accusations ou des faits d'armes que leur portait la rumeur publique. À force de vivre dans un certain milieu, on finit d'ailleurs par en partager les rancunes ou les sympathies. Notre présence dans la contrée donna lieu, à son tour, à des bruits étranges et à d'incroyables exagérations, dont j'aurai l'occasion de citer des exemples.

Devant cette incertitude, on conçoit combien il nous était souvent difficile d'apprécier la conduite que nous avions à tenir vis-à-vis des commandants militaires. La lutte était tout entière soutenue par des indigènes, parmi lesquels les impériaux de la veille étaient souvent les rebelles du lendemain. Les mandarins civils, au contraire, tous étrangers à la province et incontestablement dévoués à l'empereur, restaient sans autorité et sans prestige, et tremblaient à chaque instant que leur tête ne fût offerte en gage au parti opposé. En cette occurrence, la plupart jugeaient prudent de ne pas occuper leur poste et d'attendre, dans quelque province voisine, la fin de l'orage. Le vice-roi, nommé en remplacement de Lao, poussait lui-même par son exemple à cette sage temporisation. Le pouvoir central, qui depuis plusieurs années n'avait pas donné signe de vie, venait cependant, sur l'intervention de M. de Lallemand, d'envoyer de l'argent, des armes et des vivres au Ma ta-jen. Nous tremblions alors que cet envoi ne fût fait à un traître, et les mille rumeurs que nous recueillîmes dans notre voyage de Ta-ly nous confirmèrent dans cette impression.

Mais ce n'est que sous le bénéfice des observations qui précèdent que je continuerai à donner au jour le jour les indications de cette nature. Il n'est pas probable que l'histoire détaillée et sans erreurs de la guerre du Yun-nan puisse être jamais faite. Le peu qu'on en trouvera ici suffira peut-être pour faire entrevoir son intérêt dramatique, la nouveauté et l'originalité des types qu'elle révèle.

Le Yang ta-jen nous parut être un homme d'une énergie égale à celle du Ma ta-jen, mais d'une volonté plus réfléchie et moins capricieuse. Ses dehors n'avaient rien de la brutalité du soldat et n'en conservaient que la franchise. Nous allâmes lui rendre sa visite le 20 janvier, et nous fûmes charmés de retrouver chez lui cette élégance d'ameublement, ce luxe chinois de bon goût, que le Yamen ruiné du vice-roi du Yun-nan n'avait pu nous offrir et qui contrastait avec la richesse de mauvais aloi et le ton de parvenu de la villa du Ma ta-yen. Une collation délicieuse nous fut servie dans un charmant boudoir, qu'un jardin orné de fleurs rares et de ces arbres miniatures que les Chinois excellent à reproduire isolait dit reste du palais. Pendant que nous mangions des mandarines et des confiseries, qu'accompagnait l'inévitable tasse de thé, notre hôte étalait devant nous toute une collection d'armes européennes qui ne le cédait en rien à celle du Ma ta-jen. Son but n'était pas d'en faire parade; mais de se renseigner sur les prix réels et les mérites respectifs de chaque système. Il sentait que, dans la lutte où se jouaient les destinées de la province, la victoire appartiendrait incontestablement au chef dont les troupes seraient armées de fusils à tir rapide. La confiance que ces nouvelles armes inspireraient, bien plus encore que leur supériorité sur le fusil à mèche, ferait faire des prodiges de valeur aux soldats. À partir de ce moment, tous ses efforts tendirent à obtenir que l'un de nous se chargeât de transmettre en France une commande d'armes pour son compte. L'arrivée de ces armes lui aurait permis de peser dans la balance d'un poids décisif et d'assurer à son ambition le rôle prépondérant qu'elle rêvait. Mais de quel côté songeait-il à faire pencher le sort de la guerre ? Voilà ce que nous ignorions.

Cependant M. de Lagrée, dont le malaise avait paru se dissiper pendant les premiers jours de notre résidence à Tong-tchouen, ne tarda pas à tomber sérieusement malade. De graves symptômes hépatiques se manifestèrent. Il dut s'aliter complètement. Le voyage de Yun-nan à Tong-tchouen, qu'il avait accompli au milieu de vives souffrances, avait épuisé ses forces. L'étude ininterrompue de la langue et des usages, la crainte des malentendus qui pouvaient résulter du manque d'interprète et les conséquences graves qu'une erreur pouvait avoir pour nous, avaient surexcité son moral et allumé dans ses veines une fièvre ardente. Sa vaillante et robuste nature lutta quelques jours contre l'inévitable décision que lui dictait son état. Il ressentit une vive douleur quand il dut se reconnaître vaincu par le mal et incapable de supporter de nouvelles fatigues.

Il me chargea de remplir l'espèce d'engagement moral que nous avions pris à Yun-nan, de compléter notre voyage par une excursion à Ta-ly. Je ne me dissimulai pas les nombreuses difficultés de la tache qu'il me donnait à entreprendre. Sans interprète, je n'avais même pas la ressource d'emmener avec moi l'Annamite Tei, qui pouvait écrire au besoin ce que je ne pouvais dire. Son état de santé l'avait fait comprendre dans la partie de l'expédition qui, de Tong-tchouen, se dirigerait à petites étapes vers Siu-tcheou, pour s'y embarquer définitivement à destination de Shang-haï. Je ne pouvais inspirer à mes compagnons de voyage, au même degré que M. de Lagrée, la confiance qui dans une entreprise de cette nature, est la première condition du succès. Je comptais sur leur bonne volonté et leur dévoué concours qui, en effet, ne me firent pas défaut. Je demandai cependant à M. de Lagrée de me donner des instructions écrites qui pussent, tout en me traçant une ligne de conduite générale, donner plus de poids encore à mon autorité. Il me pria de les rédiger moi-même et de les apporter à sa signature.

Les autorités de Tong-tchouen, le Yang ta-jen et le Kong ta-lao-ye, qui était le préfet de la ville, prévenus de nos intentions, firent tous leurs efforts pour nous en détourner. Ils nous représentèrent les dangers que nous allions courir, l'ignorance où nous étions des dispositions du gouvernement de Ta-ly à notre égard, les routes infestées par les bandes, les épidémies et la famine qui régnaient dans une partie de la contrée que nous avions à traverser. Voyant qu'ils ne réussissaient pas à nous convaincre et attribuant leur insuccès à notre connaissance insuffisante de la langue, ils écrivirent au P. Fenouil de se joindre à eux pour nous dissuader de notre voyage. Voici la lettre que je reçus du provicaire, la veille même de notre départ de Tongtchouen.

« Monsieur, Il serait fâcheux que M. le commandant devînt sérieusement malade, aux dernières courses d'un aussi long voyage que le vôtre. J'aime à me persuader que quelques jours de repos et les soins intelligents de M. le docteur Joubert auront, suffi pour rendre à M. de Lagrée ses premières forces.

Yang ta-jen et Kong ta-lao-ye, qui vous hébergent à Tong-tchouen, viennent de m'écrire une lettre commune. Ces deux personnages regrettent vivement de ne pouvoir s'entendre avec vous, sans le secours d'interprètes, toujours maladroits. Car, disent-ils, il leur serait bien plus facile de traiter vos nobles personnes avec toute la distinction qui leur est due. De plus, ces messieurs me prient de vous dissuader de continuer votre voyage par Houey-ly-tcheou. Ils désirent vous voir descendre directement à Siu-tcheou-fou. Je vous engage de tout mon pouvoir à ne pas aller dans l'ouest et vous dis ou sous-entends tout ce que vous pourrez imaginer de plus persuasif.    

Après avoir fait ma commission, j'ajoute, - et ceci est bien de moi : - vu le mauvais vouloir de l'autorité, vous allez rencontrer des difficultés peu ordinaires, pour ne pas dire insurmontables.

Mon intention n'est assurément pas de me rendre désagréable par des exhortations importunes; mais si l'on pouvait trouver le moyen de satisfaire à vos désirs, sans mécontenter les mandarins, tout en vous évitant beaucoup de peine et de dangers, faciles à prévoir, n'en seriez-vous pas bien aise ? Le Kin-cha-kiang passe à Mong-kou, c'est-à-dire à treize ou quatorze lieues de Tong-tchouen. Allez jusqu'à Mong-kou, sans traverser le fleuve; parcourez sur ses rives, en amont et en aval, une ligne de trois ou quatre cents lieues, plus ou moins à volonté; puis revenez prendre à Tong-tchouen la route de Siu-tcheou-fou, où vous retrouverez encore ce même Kin-cha-kiang. Voir ce fleuve à Mong-kou, ou bien aller l'examine à quinze journées plus haut, vers les frontières du Tibet, c'est à peu près la même chose.

Et puis, ne faut-il pas compter avec votre santé passablement compromise, sans que cela paraisse encore d'une manière bien sensible ?

Vous m'obligerez, s'il vous plaît, de me faire connaître le parti que vous aurez pris.

Je salue, avec respect, le commandant de Lagrée, ainsi que ses intrépides compagnons de voyage, et vous souhaite à tous l'entier accomplissement de tous vos bons désirs.

J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

J. FENOUIL, provicaire. »

L'opposition des autorités chinoises n'était-elle inspirée que par l'intérêt qu'elles nous portaient et les dangers que nous allions courir ? N'y avait-il en jeu aucune défiance, aucune susceptibilité politiques ? Les difficultés que nous allions rencontrer étaient-elles réellement insurmontables, comme l'affirmait avec tant d'insistance le P. Fenouil ? Son opinion personnelle cédait trop facilement à une pression étrangère, ses frayeurs nous avaient paru trop souvent sains motifs pour que je prisse à la lettre ses appréciations. La solution qu'il nous proposait prouvait combien peu il avait conscience de l'importance géographique de notre voyage. Dire à des explorateurs qu'il est indifférent de voir un fleuve, en un point de son cours, ou quinze jours dé marche plus haut, c'est réduire la recherche des sources du Nil à la découverte de son embouchure.

On me trouvera sans doute bien présomptueux : les raisons d'insuffisance que je devais ajouter à l'argumentation de cette lettre n'ébranlèrent en rien ma résolution. Aujourd'hui que je possède toutes les inconnues d'une question qu'il me fallait apprécier alors un peu en aveugle, et quoique notre voyage à Ta-ly n'ait point donné tous les résultats que nous en avions espérés, je ne regrette qu'une chose : c'est de n'avoir point suffisamment osé. Avec le prestige que possèdent encore les Européens dans ces régions lointaines, une volonté énergique et prudente doit tout entreprendre et peut tout obtenir.

Je communiquai la lettre du P. Fenouil au commandant de Lagrée.

« Persistez-vous à partir ? » me demanda-t-il. Et, sur ma réponse affirmative : « Vous avez raison, me dit-il, mais soyez prudent et revenez aux premières difficultés sérieuses. Il vous faut compter avec la fatigue que nous éprouvons tous, le peu d'efforts physiques dont nous restons capables, le découragement et la lassitude morale qu'éprouvent déjà certains de vos compagnons. »

Je lui soumis le projet d'instruction qu'il m'avait chargé de rédiger et que je crois devoir résumer ici :

« M. Garnier partira le 30 janvier, accompagné de MM. Delaporte, Thorel et de Carné, et de cinq hommes de l'escorte. Il se dirigera vers le confluent du Kin-cha-kiang et du Pe-chouy-kiang, où il recueillera, en même temps que les renseignements commerciaux et géographiques, toutes les indications de nature à l'éclairer sur la situation des pays musulmans de l'ouest. Suivant la nature de ces indications, M. Garnier se déridera à avancer sur Ta-ly ou sur Li-kiang, après en avoir demandé l'autorisation par lettre. Le but de cette partie du voyage sera de préciser le plus possible tout ce qui est relatif au Lan-tsang kiang (Cambodge), à ses origines, à sa navigabilité. Dans tous les cas, M. Garnier devra être de retour à Siu-tcheou-fou à la fin d'avril au plus tard.

Si, à un moment quelconque du voyage, M. Garnier pensait pouvoir atteindre facilement un point, quel qu'il fût, du Mékong, il le ferait seul et de la manière la plus prompte possible. »

M. de Lagrée souligna ce dernier paragraphe. La reconnaissance d'un point du Cambodge situé dans le voisinage du Tibet aurait couronné d'une façon brillante notre long voyage. Ce devait être là le but principal que je devais me proposer. Il m'eût été facile, en voyageant seul, de l'atteindre en très-peu de temps. M. de Lagrée me recommanda donc, s'il n'y avait aucun danger à courir, de laisser mes compagnons et mon escorte derrière moi, pour leur épargner une fatigue inutile. Il ne s'était décidé à m'adjoindre une fraction aussi considérable de l'expédition que parce qu'il pensait qu'un noyau d'hommes résolus courrait des risques moins grands qu'un voyageur isolé. Si les périls annoncés s'évanouissaient, je devais aller seul, pour gagner du temps et arriver à Siu-tcheou avant les pluies.

Je ne me doutais pas que la signature que M. Lagrée apposa, le 28 janvier, au bas de ces instructions était son dernier acte comme chef de l'expédition.

Le docteur Joubert, le matelot Mouello et trois Annamites restaient auprès de lui. En échangeant avec nous une dernière poignée de main, il nous donna rendez-vous à Siu-tcheou-fou, où il devait s'acheminer dès son rétablissement, pour aller faire préparer les barques nécessaires à notre retour.

Le jour de l'an chinois était arrivé le 25 janvier. On sait avec quelle solennité se célèbre en Chine cette fête annuelle. La vie commerciale reste interrompue pendant plusieurs jours; les autels domestiques, richement décorés, voient se réunir devant eux, en intimes festins, les membres de chaque famille; les jeux publics, les feux d'artifice, les réjouissances bruyantes, succèdent plus ou moins longtemps à ce recueillement intérieur. Dans de telles circonstances, nous eûmes quelque peine à trouver des porteurs. Nos bagages, réduits au strict nécessaire, ne nécessitaient heureusement que peu de monde : neuf hommes nous suffisaient au lieu de vingt-cinq ou trente. Nous finîmes par les trouver, grâce à l'intervention du Yang ta-jen et à la promesse d'une bonne récompense. Nous étions en nombre égal : quatre officiers, deux tagals et trois Annamites, tous bien armés, assez bien portants et résolus. Nous nous mimes en route le 30 janvier, profondément attristés de l'état où nous laissions M. de Lagrée, mais ayant encore bon espoir en son rétablissement.

En sortant de la vallée de Tong-tchouen nous traversâmes une petite plaine bien cultivée, où le lit d'un torrent puissamment endigué forme une sorte de chaussée élevée de deux ou trois mètres au-dessus du sol. Des flancs de cette chaussée partent de nombreux canaux qui distribuent l'eau dans les champs. Ici encore, la patiente industrie du laboureur a transformé une force stérilisante et dévastatrice en une source de fécondité et de richesse. L'aspect de cette plaine repose agréablement la vue. Les colzas y mêlent leurs grappes jaunes aux corolles solitaires, blanches ou pourpres, des pavots. Du col qui la ferme on aperçoit un profond sillon dans la mer de montagnes qui ondule à l'horizon. C'est la vallée du fleuve Bleu, qui ici s'appelle le Kin-cha kiang ou « Fleuve au sable d'or ».

Nous descendons sur le flanc (incliné à quarante-cinq degrés) de montagnes schisteuses, recouvertes de coulées calcaires subitement refroidies le long des pentes. L'effritement continu de ces roches sous l'action alternative du soleil et de la pluie, oblige à entourer chaque champ, chaque maison, chaque sentier, d'un mur préservateur; nulle part l'homme n'a eu à lutter contre une nature plus ingrate.

Au bout de deux heures de descente en zigzag, nous nous trouvâmes au fond d'une gorge étroite; les eaux d'un torrent bouillonnaient au-dessous de nous et la route se continuait en corniche, le long de la muraille verticale qui soutenait les flancs ravinés du plateau. Cette route avait coûté des efforts prodigieux; en maints endroits, le pic avait été insuffisant pour entamer la roche, et il avait fallu recourir à la mine.

L'aptitude colonisatrice et commerciale du peuple chinois se révèle dans ces gigantesques travaux : sans aucun secours gouvernemental, quelques communes, quelques compagnies de marchands, réussissent à triompher des plus grands obstacles pour établir des voies de communication et attirer les produits des régions les plus inaccessibles.

Le 31 janvier, à l'un des coudes de cette route en corniche, nous aperçûmes pour la première fois le Kin-cha kiang, roulant, à six cents mètres au-dessous de nous, ses eaux claires et profondes. Le torrent dont nous avions descendu les bords se jetait à nos pieds, dans une rivière qui n'était autre que le Li-tang ho, dont nous avions un instant suivi la vallée en allant à Tong-tchouen. Cette rivière courait parallèlement au grand fleuve, qui venait du sud-ouest, puis se redressait vers le nord en décrivant une longue courbe. Au mi-lieu de cette courbe, le Li-tang ho mélangeait ses eaux bourbeuses et rougeâtres à l'onde bleue du Kin-cha kiang qu'elles salissaient pendant plus d'un mille.

Depuis les temps de Marco Polo, nul voyageur européen n'avait vu le fleuve Bleu aussi loin de son embouchure.

Nous couchâmes le soir même à Mong-kou, gros bourg situé sur un petit plateau, à deux cents mètres au-dessus du fleuve et où nous retrouvions les bananiers, les cannes à sucre, en un mot une végétation tropicale. À cinq heures du soir, la température était de vingt degrés; le matin même, sur le plateau, nous grelottions sous un froid de quatre à cinq degrés.

À Mong-kou commencèrent les ennuis que m'avait prédits le P. Fenouil. Les autorités locales restèrent invisibles et je ne pus me procurer les porteurs dont j'avais besoin. Il fallut engager à un prix très-élevé, jusqu'à Houey-ly tcheou, ville importante située à cinq jours de marche sur l'autre rive du fleuve, les porteurs venus avec nous de Tong-tchouen.

Le 1er février, nous traversâmes le Kin-cha kiang. Un bac, pouvant porter un chargement de quinze à vingt tonneaux, fait, vis-à-vis Mong-kou, un va-et-vient continuel entre les deux rives du fleuve. Celui-ci a, en ce point, plus de deux cents mètres de large. La vitesse du courant est environ de deux nœuds à l'heure, et, au milieu, je ne trouvai pas de fond à vingt mètres. Le marnage est de dix mètres. Malgré ces belles apparences de navigabilité, des rapides, me dit-on, venaient arrêter la circulation des barques à peu de distance, en amont et en aval de Mong-kou.

En mettant le pied sur la rive gauche du fleuve, nous entrions dans la grande province de Se-tchouen. Au bout de quatre heures et demie d'une marche pénible sur des sentiers pierreux tracés en zigzag sur les flancs de la montagne, nous nous étions à peine éloignés horizontalement d'un jet de pierre de la rive du fleuve; mais nous avions gravi une hauteur de plus de douze cents mètres, et nous n'apercevions plus le Kin-cha kiang que comme un étroit ruban bleu. De longues files de piétons et de bêtes de somme s'échelonnaient du bord du fleuve à la crête du plateau, où régnait un froid vif. Le soleil, qui revêtait de nuances argentées les eaux du fleuve et les larges feuilles des bananiers, et qui entretenait une douce température au fond de cette étroite vallée, restait, sur le plateau, sans force et sans éclat.

Le lendemain, nous continuâmes notre voyage au travers d'une région profondément ravinée, dont toutes les routes ne sont que des successions interminables de montées et de descentes en casse-cou, et dont toutes les lignes de faite vont en s'élevant graduellement dans la direction du nord et de l'ouest.

Deux journées de neige vinrent encore augmenter les fatigues du trajet, en rendant horriblement difficiles ces pentes abruptes et ces sentiers glissants, tracés dans le roc au milieu de terres rouges détrempées et gluantes. La lenteur et les souffrances de notre marche, ces jours-là, me convainquirent qu'il ne fallait nous laisser surprendre à aucun prix, au milieu de ces montagnes, par les pluies du printemps, époque où les routes sont absolument impraticables pour des hommes transportant des fardeaux. Pour diminuer nos fatigues et en même temps pour augmenter la rapidité de notre marche, j'avais acheté à Mong-kou et à l'étape suivante trois chevaux, qui, ajoutés à celui que nous avions amené de Tong-tchouen, donnaient une monture pour deux personnes. On trouvera sans doute que, même dans ces conditions et après toutes les fatigues que nous avions supportées, nous voyagions d'une façon peu conforme à notre situation, et en gens plus ménagers de leur bourse que de leurs jambes; mais les privations passées nous avaient rendus économes et durs à la peine, et nous ne voulions pas abuser de la bourse des autorités chinoises.

Le 3 février, nous franchîmes le point le plus élevé que nous ayons atteint pendant tout le voyage. Le baromètre indiquait une altitude de plus de trois mille mètres. Les sauvages qui habitent ces hauteurs nous accueillirent par de francs éclats de rire. Nous leur paraissions sans doute les êtres les plus burlesques du monde. Ils étaient vêtus de peaux de chèvres et se pressaient autour d'un feu allumé au milieu de la neige.

Nous arrivâmes le soir, après une longue descente, au village de Tsang-hi-pa, situé dans le repli d'un vallon, au confluent de deux rivières. Un linceul de neige recouvrait tout le paysage; mais, malgré le temps, une animation considérable régnait sur la route et dans le village : de longues caravanes de bêtes de somme se disputaient les hôtelleries.

À Tsang-hi-pa, quelques chrétiens vinrent à nous et se firent reconnaître par le signe de la croix. Ils me parlèrent du P. Lu, prêtre chinois qui habitait près de Hong-pou-so, au confluent du Kin-cha kiang et du grand affluent qui porte sur les cartes le nom de Ya-long kiang, mais qui s'appelle dans le pays même Pe-chouy kiang ou « Fleuve à l'eau blanche ». Je n'obtins d'eux, en raison surtout de mon ignorance de la langue, que des renseignements insuffisants pour envoyer une lettre à ce jeune prêtre, que le P. Fenouil nous avait désigné, et qui pouvait nous rendre les plus grands services comme interprète. À l'étape suivante, celle de Tchang-tchou, je fus plus heureux, et j'appris de nouveaux chrétiens que la résidence du P. Lu était le village de Ma-chang, situé à trente lieues de Hong-pou-so.

À partir de Tchang-tchou, le pays a un aspect moins sauvage, les pentes deviennent moins abruptes et plus cultivables. La large et belle vallée où s'élève la ville d'Houey-ly tcheou ne tarda pas à s'ouvrir devant nous. La circulation était excessivement active; nous croisions à chaque instant les convois de sel, de charbon, de pelleteries, de cuivre, de matières tinctoriales et médicinales; dans le même sens que nous, cheminaient des caravanes chargées de coton et de cotonnades. Houey-ly tcheou est une ville très-commerçante, qui nous apparut de loin, alignant ses toits rouges sur les bords admirablement cultivés d'une jolie rivière qui se dirigeait au sud. Dans cette direction, les montagnes s'abaissaient, et l'on sentait qu'à l'horizon s'ouvrait la large coupée du Kin-cha kiang. Dans le nord, derrière la ville, une haute montagne étalait au soleil sa croupe de neige, sur laquelle se détachait la silhouette des créneaux et des clochetons d'Houey-ly tcheou.

En entrant dans les faubourgs, deux hommes à chapeaux rouges vinrent à notre rencontre : ils nous étaient envoyés comme guides par le mandarin de l'endroit. Ils nous firent traverser entièrement la ville du sud au nord, et nous conduisirent dans une grande hôtellerie située dans le faubourg opposé. Malgré les réjouissances du jour de l'an, qui duraient encore, la ville avait les apparences d'un marché de premier ordre. C'est à la fois un entrepôt considérable de marchandises et un lieu de fabrication pour les objets de sellerie, de harnachement, de voyage, et les ustensiles de cuivre. Il y a des mines de ce dernier métal dans les environs immédiats.

Le mandarin de Houey-ly tcheou m'envoya, dès notre arrivée, quelques présents, et je lui fis le lendemain une visite. La difficulté de se comprendre abrégea notre entretien. Je laissai entrevoir mon intention de pénétrer sur le territoire mahométan. Mon hôte essaya de m'en dissuader en me faisant le tableau le plus sombre des dangers auxquels je m'exposerais. Il était impossible de s'engager définitivement dans un pays inconnu et peut-être ennemi, sans avoir des renseignements sérieux et précis sur l'état de la contrée et la situation respective des parties belligérantes : mon inexpérience de la langue m'empêchait de les obtenir; dans tous les cas, je devais me défier des informations que me donnaient les autorités chinoises. J'expédiai donc un courrier au P. Lu, pour le prier, au nom de son évêque, de vouloir bien s'aboucher avec nous à Hong-pou-so, point vers lequel j'allais me diriger. La langue latine était entre lui et moi un moyen de communication plus à ma portée que le chinois. Je renvoyai en même temps, à l'exception de trois d'entre eux qui manifestèrent l'intention de rester avec nous, les porteurs qui nous avaient amenés de Tong-tchouen, et je remis au plus intelligent une lettre pour le commandant de Lagrée.

Nous profitâmes de notre séjour à Houey-ly tcheou pour compléter l'équipement de notre cavalerie. Les marchands chinois sont les plus habiles du monde à duper les acheteurs, même quand ceux-ci sont leurs compatriotes; que dire de leurs prétentions et de leurs fourberies quand les acheteurs sont étrangers et qu'ils passent pour mandarins ? Les prix demandés sont le décuple des prix réels, et quand on croit avoir acheté un objet neuf, on est tout étonné de lui voir substituer un objet qui a déjà servi ou qui est cassé. Malgré toute la vigilance de MM. Delaporte et de Carné, qui s'étaient chargés de ces achats, on trouva moyen de leur faire accepter des mors cassés et des couvertures de cheval déchirées. Celles-ci étaient des draps de provenance russe.

Nous quittâmes Houey-ly tcheou le 7 février, accompagnés de deux ou trois petits officiers subalternes, chargés par le mandarin du lieu de faire transporter nos bagages et de veiller à nos besoins jusqu'à Hong-pou-so. Nous remontâmes la vallée d'un petit affluent de la rivière d'Houey-ly tcheou, dont les parois calcaires, creusées d'excavations bizarrement découpées , offraient de charmants paysages en miniature; à de grandes hauteurs au-dessus du sentier en corniche le long duquel nous cheminions, s'ouvraient quelques grandes grottes, desquelles suintait un mince filet d'eau; de petits jardins, quelques maisons, une pagode, apparaissaient sur le seuil de la grotte, dont les sombres profondeurs leur donnaient un relief saisissant, et les transformaient en un charmant médaillon.

Après avoir franchi une ou deux crêtes du haut desquelles la vallée du fleuve Bleu nous apparut de nouveau à une faible distance, nous traversâmes un col fortifié qui domine la plaine de Hong-pou-so, et qui était jadis fermé par une porte. Celle-ci est par terre et la fortification est démantelée. Des auberges neuves se cons-truisent à tous les coins de la route. On dirait que la vie renaît après la longue interruption d'une guerre.

Le chef d'un village où nous nous arrêtâmes pour changer de porteurs avait préparé en grande hâte une collation à laquelle il vint nous convier à plusieurs lieues de distance. En voyage, on a toujours faim. Nous fîmes donc honneur à la table du tsong-ye, et nous reconnûmes son attention par le don d'un couvert en ruolz.

L'exposition méridionale des coteaux que nous descendions, la diminution de l'altitude, produisaient un changement sensible dans la flore du pays, où M. Thorel retrouvait les principales plantes qui envahissent Xieng Hong, sur les bords du Mékong. À Hong-pou-so, où nous arrivâmes le lendemain de notre départ de Houey-ly tcheou, nous étions à sept ou huit cents mètres plus bas que le plateau, et le voisinage du fleuve, dont nous nous trouvions à quelques kilomètres, élevait notablement la température. Ce fut là pour moi une heureuse circonstance : depuis Houey-ly tcheou j'étais atteint d'une pleurodynie qui m'empêchait parfois de respirer et me causait des douleurs presque intolérables; j'avais été obligé, pour continuer à marcher, de me faire soutenir, surtout dans les montées, par deux Annamites, et j'avais craint un instant d'être obligé d'interrompre le voyage. Un repos de trois jours à Hong-pou-so et la chaude atmosphère que j'y respirai me remirent complètement.

Hong-pou-so est un très-gros bourg situé sur les bords d'une petite rivière, dont le lit démesurément large éparpille des cailloux dans toute la plaine. Un détachement de troupes assez considérable y tenait garnison au moment de notre arrivée. Les blancs ou mahométans venaient de faire une pointe sur le Se-tchouen, et ils avaient été repoussés  avec perte;  tous  les  bords du fleuve, qui sert ici de frontière entre cette province et le Tun-nan, et qui coule à dix kilomètres de Hong-pou-so, étaient couverts de postes fortifiés, construits de deux lieues en deux lieues et gardés par les troupes impériales.

Les petits officiers qui nous escortaient depuis Houey-ly tcheou eurent toutes les peines du monde à nous faire faire un peu de place dans le tribunal du village. Il y avait d'ailleurs, à l'exception des chefs militaires que nous dérangions, plus de curiosité que de mauvaise volonté. Les fêtes du jour de l'an se prolongeaient encore, et à la tombée de la nuit, les musiciens du bourg vinrent nous donner dans la cour de notre logis une sérénade aux flambeaux et une représentation comique et travestie, qui leur valut une petite rémunération.

Nous allâmes, le 10 février, visiter à cheval le confluent du Kin-cha kiang et du Ya-long kiang, l'un des points géographiques les plus intéressants et les plus importants de notre voyage. Il se trouve à quatorze kilomètres dans l'ouest-nord-ouest de Hong-pou-so. Le Kin-cha kiang est loin d'être encaissé comme à Mong-kou, et on y arrive par une pente peu sensible; de petites collines dénudées chevauchent sur ses bords. Le fleuve vient du sud-ouest, puis décrit un coude brusque qui dirige son cours au sud dix degrés est. C'est au sommet de cette courbe qu'il reçoit le Ya-long kiang; celui-ci vient du nord et est encaissé entre des berges rocheuses complètement à pic, le long desquelles toute circulation est impossible. Sa largeur est à peu près égale à celle du fleuve Bleu, et son courant était, à cette époque de l'année, un peu plus fort. Je ne pus mesurer la profondeur des deux fleuves; elle paraît considérable. Comme à Mong-kou, la crue est de dix mètres. Je m'aperçus là, avec étonnement, que les gens du pays donnaient le nom de Kin-cha kiang au Ya-long kiang, c'est-à-dire à l'affluent, et celui de Pe-chouy kiang au fleuve principal. Si, comme volume d'eau, on peut hésiter à première vue entre les deux fleuves, l'aspect des deux vallées indique immédiatement quelle est celle qui doit conserver le nom de Kin-cha kiang. L'embouchure du Ya-long kiang est une sorte d'hiatus accidentel dans la ceinture de collines qui borde le fleuve Bleu; la configuration orographique du pays ne peut laisser douter une seconde que ce fleuve vient de l'ouest et non du nord. Les habitants du confluent savent d'ailleurs que ce qu'ils appellent le Pe-chouy kiang est des deux fleuves le plus important par le développement antérieur de son cours, et cette anomalie paraîtra moins singulière, si on se rappelle qu'en Chine les noms de fleuve sont toujours locaux et changent toutes les vingt lieues. Un peu plus haut, aux environs de Li-kiang par exemple, le Kin-cha kiang a repris son nom, et c'est le Ya-long kiang auquel on donne le nom de Pe-chouy kiang.

Un bac fonctionne à l'embouchure même du Ya-long kiang. Il constitue l'un des revenus du mandarin d'Houey-ly tcheou : un cheval paye deux cents sapèques (un peu plus d'un franc, d'après le change des sapèques au moment de notre passage) et un simple voyageur soixante sapèques.

Au retour de cette excursion, je reçus un petit billet latin du P. Lu, qui m'annonçait son arrivée à Hong-pou-so et sa visite pour le lendemain après sa messe.

Il fut exact au rendez-vous. Nous vîmes un jeune homme d'une figure douce, distinguée et timide. Il y avait sept ans qu'il était revenu du collège de Poulo Pinang et qu'il était en possession de sa double cure de Ma-chang et de Hong-pou-so. Son langage affectueux nous inspira bien vite la plus entière confiance. Les détails qu'il nous donna sur l'état du pays étaient peu satisfaisants et confirmaient en certains points le dire des autorités chinoises. La route directe vers Ta-ly n'avait jamais été fermée pour les marchands, mais les mahométans renvoyaient impitoyablement tous les voyageurs qui se présentaient les mains vides. On rencontrait leurs premiers postes à une centaine de lis de l'autre côté du fleuve. En ce moment, cette route était tellement infestée par les voleurs, que les marchands se réunissaient en caravanes de quatre-vingts ou de cent personnes pour voyager. Le chef musulman le plus voisin était celui de Yong-pe ; mais le pays entre cette ville et le Se-tchouen était dans un état de dévastation pitoyable; des bandes de cinq cents hommes appartenant à tous les partis achevaient de saccager ce que les belligérants avaient épargné. D'ailleurs la route de Yong-pe à Ta-ly était fermée, et le mandarin de Yong-pe n'avait le droit d'accorder un permis de circulation que sur son propre territoire. Il était probable que si nous obtenions de lui la permission d'aller à Yong-pe, il nous retiendrait dans cette ville jusqu'à l'arrivée d'ordres de Ta-ly.

J'avais espéré un instant pouvoir me diriger vers le nord, en évitant le plus possible tout contact avec les autorités mahométanes, et réussir à atteindre un point du Mékong situé dans le Tibet; là j'aurais essayé de revenir par Ta-tsien-fou et la vallée du Min kiang, à Siu-tcheou-fou. Ce voyage, qui nous eût fait reconnaître le cours du Cambodge et le fleuve Bleu jusqu'au trentième degré de latitude nord, pouvait s'exécuter à la rigueur dans le laps de temps que m'avait fixé M. de Lagrée, en évitant tout séjour et en faisant de longues étapes. Je reconnus qu'il fallait renoncer à ce beau projet. Il était impossible, dans cette direction, d'éviter Yong-pe; plus au nord que cette ville, et dans tout l'espace compris entre Ning-yuen fou et Li-kiang, le pays appartenait complètement, nous dit-on, aux sauvages Man-tse ou Lissous, qui ne souffraient aucun étranger dans leurs montagnes. Les communications directes entre Ta-sien-lou et Houey-ly tcheou étaient interrompues depuis plusieurs années et nous ne trouverions personne qui consentît à nous suivre dans cette direction.

Puisqu'il fallait à tout prix obtenir une autorisation des autorités mahométanes pour parvenir jusqu'au Mékong, il valait mieux aller la chercher directement à Ta-ly. La mauvaise volonté d'un intermédiaire pouvait nous causer un irrémédiable échec; sa bienveillance pouvait être mise à un trop haut prix; dans les deus cas, son intervention était une perte considérable de temps, et nos jours étaient comptés. Je résolus donc d'aller à Ma-chang, visiter les gisements houillers qu'on nous avait signalés dans le voisinage, et de me diriger ensuite sur Tou-Leuy-tseu, petite mission catholique dirigée par le P. Leguilcher et située à quelques lieues au nord de Ta-ly. Les nouveaux renseignements que j'obtiendrais de ce missionnaire détermineraient la conduite ultérieure à tenir.

Le P. Lu nous avait quittés un instant pour aller conférer dans la salle voisine avec les mandarins de la localité. J'entendis quelques vociférations auxquelles je ne pris pas garde. Depuis que duraient les fêtes du jour de l'an, nous étions habitués à voir les fonctionnaires eux-mêmes manquer aux règles de la tempérance et du bon ton. Le P. Lu sortit peu après, la figure un peu émue; il m'affirma cependant qu'il ne s'était rien passé qui dût m'alarmer : une querelle de gens ivres, me dit-il. Il me demanda la permission de nous quitter pour vaquer aux soins de sa chrétienté. Nous nous donnâmes rendez-vous au repas du soir pour arrêter définitivement tous nos plans.

Quelques heures plus tard, je reçus de lui un petit billet, dans lequel il m'annonçait qu'un ordre du chef chinois de Kieou-ya-pin, poste frontière dont dépendait Ma-chang, rappelait immédiatement tous les chrétiens qui l'avaient accompagné, pour soutenir l'attaque d'un corps de troupes mahométan dont l'approche était signalée. « Dans cette occurrence, ajoutait-il, je n'ose rester dans le pays et je pars pour Ning-yuen-fou, en regrettant de ne plus pouvoir vous être d'aucun secours. »

Ce brusque adieu me stupéfia et je ne pus tout d'abord en deviner la cause; le lendemain matin, je me fis conduire chez le jeune prêtre, que je trouvai tout en larmes. L'invasion prochaine de sa communauté était, me dit-il, le seul sujet de ses frayeurs et de son chagrin. Je m'efforçai de le rassurer et de le décider à nous accompagner à Ma-chang. Il m'objecta que le moment était venu de faire sa tournée pastorale, et que s'il la différait encore, le mauvais temps viendrait, qui la rendrait impossible. Je lui promis d'écrire à son évêque; mais je m'aperçus bientôt que la raison qu'il donnait pour se séparer de nous n'était pas la véritable : il m'avoua, en effet, que la veille, il avait eu une altercation avec le chef du village, qui lui avait vivement reproché de se faire l'interprète d'étrangers que tout bon Chinois devait haïr, et qu'il craignait de voir se renouveler pareille scène. Je lui représentai que nous étions les hôtes officiels de la Chine, munis de lettres dont mieux que personne il pouvait apprécier la valeur, et que, si on se permettait devant nous une pareille incartade, je saurais en obtenir le châtiment. À ce moment arriva une lettre du P. Leguilcher, confirmant le projet d'attaque de la frontière attribué aux mahométans de Yong-pe, mais conseillant au jeune prêtre de rester à son poste, ce conseil, le désir de nous être utile, triomphèrent de ses frayeurs. Nous partîmes tous ensemble à midi pour Ma-chang.

Après avoir traversé en bac le Ya-long kiang, nous suivîmes la rive gauche du fleuve Bleu, dont le cours est sinueux et s'encaisse peu à peu à partir de ce point. Il conserve cependant de belles apparences de navigabilité de Ma-chang à Hong-pou-so, et même, un peu au-dessous, la circulation par barques serait très-facile. Ce trajet est limité par un rapide très-considérable, presque une chute. En définitive, le fleuve Bleu n'est utilisé entre Li-kiang et Mong-kou qu'au transport des pièces de bois coupées dans les forêts des environs de la première de ces deux villes; encore faut-il défaire les radeaux pour leur faire franchir les rapides, et il arrive que les pièces de bois se brisent en les traversant.

Un peu avant d'arriver à Ma-chang, nous visitâmes, sur les bords mêmes du fleuve des galeries pratiquées pour l'extraction du charbon. Elles sont creusées dans des couches de grès schisteux, à quelques mètres au-dessus du niveau de l'eau, et les infiltrations qui s'y produisent exigent un travail d'épuisement continu. Le charbon extrait est d'un aspect huileux et brillant, mais il est tellement friable et donne une proportion de poussier si considérable qu'on est obligé de le transformer en coke. On se sert pour cela d'un fourneau à deux orifices; au centre, on place du charbon en gros morceaux; on garnit le pourtour de poussier, on mouille le tout, puis on met le feu en dessous. Quand la production de fumée a cessé, la transformation en coke est opérée. Ce coke s'appelle toan tau en chinois; il se paye, sur les lieux, environ un franc les cent kilogrammes; le charbon naturel vaut moitié moins. Il y a dans la montagne, à peu de distance de Ma-chang, d'autres galeries d'extraction que M. Thorel alla visiter. Elles ont une étendue très-considérable; le charbon est de meilleure qualité et il n'y a pas d'infiltrations. Nulle part nous n'avons entendu parler d'accidents occasionnés par le feu grisou.

Les chrétiens de Ma-chang vinrent à notre rencontre à cheval, et notre nombreuse cavalcade entra en caracolant dans la longue et unique rue qui forme le village. Celui-ci a été brûlé en partie, il y a quelque temps, par une bande de voleurs, et il n'est pas encore complètement relevé de ses ruines. Le combustible minéral qui y est employé exige partout l'emploi de cheminées. C'était la première fois, depuis bien longtemps, que nous revoyions des toits munis de ce disgracieux appendice.

Le lendemain était jour de marché; les sauvages des montagnes avoisinantes descendirent en foule vendre leurs denrées, et nous pûmes étudier de nouveaux types et de nouveaux costumes. Cette région est très-riche en populations d'origine mixte. On y retrouve d'abord les Pa-y, dont j'ai déjà indiqué les attaches laotiennes, et qui, avec d'autres tribus voisines, les Telous, les Terous, les Arrous, les Didjous, les Lou-tse, sont disséminés depuis le Ya-long kiang jusqu'à la vallée de l'Iraoudy. D'autres races, d'une origine et d'un langage absolument différents, paraissent se rapprocher davantage des véritables autochtones : ce sont les I-kia, nommés aussi Pe-lolos ou Lolos blancs, qui portent la queue comme les Chinois et dont les femmes ont les cheveux partagés en deux tresses; les He-lolos ou Lolos noirs, qui portent les cheveux longs et se croient supérieurs aux précédents; enfin les plus indomptables, ceux sur qui les mœurs et la civilisation chinoises ont exercé jusqu'à présent le moins d'influence, sont connus sous le nom de Lissous et de Man-tse. Quelques-unes de ces tribus semblent avoir des relations lointaines avec quelques races du nord de la vallée de l'Assam, et peut-être aussi avec les Koles de l'Inde et avec les Mons du Pégou. Les noms que donnent les Chinois à tous ces sauvages n'ont qu'une signification vague (Kia signifie, en chinois, race, famille; I, barbare, étranger. Lotos est une appellation générale indistinctement appliquée à presque toutes les populations non chinoises.) et ne sauraient servir de base à une classification sérieuse. Les populations auxquelles ils s'appliquent les considèrent comme de sanglantes injures. Les Lolos se désignent sous le nom de tou-kia (autochtones, indigènes) ou de tchin-si (parents). M. Delaporte eut les plus grandes peines à dessiner deux I-kia. Les sauvages s'imaginent que toute personne dont on reproduit les traits doit fatalement tomber malade.

Les environs de Ma-chang sont peuplés de loups qui deviennent fort audacieux pendant l'hiver et qui dévastent les basses-cours. Aussi les fusils à pierre ou à capsule sont-ils fort appréciés dans le pays; car, nous dit-on, les loups n'ont rien à craindre du fusil à mèche que son odeur trahit et dont ils reconnaissent immédiatement la présence.

La nouvelle de l'attaque des mahométans du côté de Yong-pe se confirmant toujours, je dus donner suite à mon projet d'aller à Ta-ly par la route la plus directe. La dernière lettre du P. Leguilcher au P. Lu avait l'avantage de nous assurer la présence de ce compatriote à Tou-touy-tse. Elle avait également levé tous nos doutes sur la prétendue arrivée d'Européens à Ta-ly, dont il a été question dans une livraison précédente. Ces Européens étaient des Malais qui fabriquaient, disait-on, des bombes pour le compte du sultan.

Le P. Lu nous fit trouver facilement les porteurs dont nous avions besoin pour entreprendre ce voyage.

Il engagea en même temps à notre service, comme pourvoyeur et majordome, un ancien domestique de Mgr. Chauveau, nommé Tching-eul-yé, qui avait l'habitude des relations officielles et savait comment on parle aux mandarins. Son dévouement à notre cause serait à toute épreuve, nous dit le P. Lu, si nous savions mettre d'accord ses intérêts avec la sympathie qu'il ressentait déjà pour nous. Nous lui fîmes uns avance de dix taels, en lui promettant une gratification mensuelle en rapport avec ses services.

J'expédiai un courrier à M. de Lagrée pour l'informer de ma résolution définitive et des raisons qui la motivaient, et le 16 février, nous franchîmes encore une fois le fleuve Bleu. Une longue et pénible ascension nous fit passer de l'altitude de treize cents mètres, qui est celle du fleuve à Ma-Chang, à celle de deux mille, qui est l'altitude moyenne des lignes de faite du plateau supérieur. Nous eûmes quelque peine à trouver un abri pour la nuit dans une ferme isolée, située au sommet des hauteurs qui dominent, la rive droite du fleuve. À notre vue, les habitants s'enfuirent et ne laissèrent pour nous recevoir qu'une vieille femme, que Tching-eul-yé réussit facilement à rassurer sur nos intentions. Elle rappela les fugitifs. Cette première émotion était à peine calmée, que M. de Carné, qui s'était chargé du soin de notre cavalerie, faillit occasionner un nouveau scandale. On trouve presque toujours dans les maisons chinoises des cercueils vides, destinés d'avance aux maîtres de la maison. On tient à faire de bonne heure l'acquisition de ce logis suprême, et on ne saurait donner à quelqu'un une plus grande preuve d'affection qu'en lui faisant ce cadeau funèbre. En l'absence de crèches, M. de Carné voulut se servir, pour faire manger nos chevaux, d'un cercueil négligemment posé dans le coin d'un hangar. Comme il s'acharnait après le couvercle qui résistait à ses efforts, la maîtresse de maison, tout en larmes, vint me supplier d'empêcher l'effraction : le propriétaire du cercueil était couché dedans.

Le lendemain, nous suivîmes quelque temps une crête toute couverte de forêts de pins, dont l'exploitation est vivement poussée par les bûcherons du pays; nous traversâmes un village d'I-kias, dont les maisons, l'industrie et les cultures témoignent de leur long contact avec la race chinoise, et nous entrâmes, le soir, sur le territoire mahométan. Le pays était très-peu peuplé, mais son aspect devenait plus pittoresque et moins désolé. Les pentes étaient boisées; des buissons de rhododendrons en fleurs, des touffes de camélias se penchaient sur les bords des torrents. Notre voyage n'était qu'une succession de montées et de descentes presque à pic, et il eût été difficile de trouver trois cents mètres d'un terrain horizontal. Mais nos fatigues trouvaient toujours le soir un asile confortable, et notre appétit un repas substantiel. Notre nouveau majordome faisait merveille et transformait en autant de domestiques les habitants craintifs des pauvres hameaux où nous logions. C'était bien un valet de chambre d'évêque : son obséquiosité et ses petits soins ne se démentaient pas une seconde; dès notre arrivée à une étape, tous les bancs, tables et coussins du village étaient mis en réquisition pour faire nos lits. Tching-eul-yé se précipitait vers la cuisine qui lui paraissait la plus confortable, et faisait immédiatement préparer du thé, qu'il offrait lui-même « aux grands hommes ». Je ne me le représente qu'une tasse de thé à la main.

Le 19 février, nous rejoignîmes la route qui de Hong-pou-so va directement à Ta-ly et que notre visite à Ma-chang, nous avait fait abandonner. La circulation était active, et, après un isolement de quelques jours, nous nous trouvâmes subitement en nombreuse compagnie.

Nous cheminions sur les bords du Po-maho , rivière assez considérable qui vient de Vao-tcheou et dont la vallée est très-habitée. C'est là que nous vîmes flotter, pour la première fois, le pavillon mahométan.

Un poste de douaniers, établi sur la rive gauche de la rivière, faisait acquitter les droits aux convois de marchandises qui se dirigeaient vers Ta-ly : je remarquai des caisses de fusils, de papier et de soieries, ouvertes à une sorte de bureau en plein vent, construit avec du feuillage; des parapluies, du tabac, des objets de vannerie, venant de Hong-pou-so, complétaient cet apport commercial. Des caravanes de chevaux chargés de sel se dirigeaient en sens opposé et venaient des fameuses salines de Pe-yen-tsin. Les soldats préposés à la douane nous regardèrent passer avec curiosité, mais ils ne nous adressèrent aucune question.

Le soir même, nous arrivâmes au village de Nga-da-ti, où un officier mahométan, affublé d'une double veste couverte de passementeries voyantes, se présenta à nous, escorté de quelques porteurs de bannières et au bruit de nombreux pétards. Il fut poli, mais très-froid, et me demanda à voir les lettres dont j'étais porteur. Je lui demandai à mon tour, par l'intermédiaire de Tching-eul-yé, s'il avait une autorité suffisante pour me garantir la libre circulation jusqu'à Ta-ly, dans le cas où le contenu de mes passe-ports lui paraîtrait satisfaisant. Il m'apprit qu'il y avait à Peyou-ti, notre prochaine étape, et à la ville de Pin-tchouen, où nous devions arriver dans quatre jours, des chefs plus importants que lui, à la décision des quels je devrais me soumettre. « C'est à eux, lui répondis-je, que je montrerai mes passe-ports. » Il insista avec plus de force pour les voir. Je me déclarai trop grand mandarin et lui trop petit officier pour consentir à cette marque de déférence. Il menaça de s'opposer à mon départ. Je me mis à éclater de rire et je m'amusai à lui montrer nos armes, nos revolvers surtout. Sa stupéfaction fut grande, et il me dit qu'à Ta-ly même on ne possédait rien de pareil.

Après une longue séance prolongée fort avant dans la nuit, et pendant laquelle dormaient tous mes compagnons de voyage (C'est probablement pour cela que M. de Carné raconte que le chef militaire de Nga-da-ti ne demanda pas à voir nos papiers et n'essaya pas de nous intimider. En cela, comme en bien des choses, M. de Carné n'a pas eu un sentiment exact de la situation : ce qui ne l'empoche pas de raconter tout notre voyage de Ta-ly à la première personne et de paraître avoir pris des décisions, alors qu'il n'a eu qu'à exécuter des ordres.), il se retira indécis, mécontent de n'avoir pu me faire céder, mais un peu intimidé. Il revint le lendemain matin à cinq heures, au moment où nous faisions nos préparatifs de départ, avec quelques soldats, et renouvela sa demande. Il me dit que le chef de Pe-you-ti recevrait de lui l'avis de m'arrêter, si je ne m'exécutais pas.

Tching-eul-yé se joignit à ses prières. Je n'y répondis qu'en donnant d'un ton très-ferme l'ordre du départ, et il se rangea respectueusement sur notre passage.

Chapitre XVI (suite).

Je me décide à aller directement à Ta-ly. - Entrevue à Tou-touy-tse avec le P. Leguilcher.

La neige nous prit en route. Nous dûmes quitter la vallée du Pe-maho pour suivre celle d'un petit affluent qui s'élevait rapidement au milieu de petites chaînes de collines à sommets arrondis. Aux carrefours de la route s'élevaient parfois de hautes potences, où se balançait tristement un cadavre, pendant que, vis-à-vis, quelques têtes humaines se dressaient à l'extrémité d'un bambou. Des Lissous, vêtus de peaux de moutons, erraient çà et là sur les pentes, leur arc à la main, à la recherche du chevrotin musqué. Après une très-longue et très-pénible marche, nous arrivâmes à Pe-you-ti, misérable village construit sur les hauteurs qui bordaient le vallon. Les maisons, basses et mal construites, étaient couvertes, en guise de tuiles, par des planches disjointes, assujetties à l'aide de grosses pierres, et qui laissaient la neige fondue filtrer à l'intérieur. Il nous fut difficile de trouver une place sèche pour dormir. Quant au chef mahométan, dont la présence m'avait été annoncée, il ne parut pas          , il se contenta de nous envoyer une chèvre et des œufs; je lui fis remettre en échange deux piastres, un couteau et des aiguilles.

Nous continuâmes le lendemain à remonter la vallée, qui devenait de plus en plus étroite. Ce n'était plus qu'une sorte de berceau creusé sur les flancs de la chaîne au sommet de laquelle nous arrivions. Au point où nous la franchîmes, elle avait près de trois mille mètres d'altitude. Le versant opposé appartenait au bassin de la rivière de Pe-yen-tsin que nous traversâmes le lendemain; ses eaux rougeâtres étaient assez profondes pour permettre une navigation facile. Nous quittâmes presque immédiatement cette vallée pour prendre celle d'un affluent de la rive gauche, au fond de laquelle coulait un torrent aux eaux claires qui étageait ses cascades à perte de vue dans la direction du sud-ouest. Nous remontâmes son cours par une route en corniche des plus pittoresques et nous ne tardâmes pas à arriver au point où il se bifurquait en une infinité de petits ruisseaux sourdant de terre dans toutes les directions. Des faisans, hôtes tranquilles de ces vallons solitaires, s'y promenaient gravement sur la neige. M. Delaporte abattit l'un d'eux d'un coup de fusil, et nous restâmes émerveillés de ses riches couleurs. Aucun de nous n'était assez fort zoologiste pour reconnaître, dans ce gibier, le bel oiseau appelé poule du Yun-nan ou faisan de Lady Amherst. Nous crûmes à une découverte et nous songeâmes dès lors aux moyens d'amener en France un spécimen vivant ou empaillé de cette magnifique espèce.

À quelque distance de là, nous franchîmes une nouvelle ligne de partage des eaux. Un petit poste de soldats était placé au col même; nous nous réchauffâmes quelque temps à leur foyer avant d'entreprendre la descente, assez rude, qui devait nous conduire dans la plaine de Pin-tchouen qui s'ouvrait à nos pieds. Elle offrait les traces de dévastation les plus affligeantes. Au pied de chacun des contre-forts qui en dessinent les contours, s'élevaient jadis de nombreux villages, qui miraient coquettement leurs maisons blanches dans les rizières situées au centre de la plaine. Ces villages n'étaient plus maintenant que des monceaux de ruines, où, çà et là, quelque charpente neuve commençait à s'échafauder sur des pans de murs noircis. De la paille étendue à la hâte remplaçait les toits en tuiles effondrés. La route était jonchée de débris. Les habitants se fortifiaient au milieu des ruines de leurs demeures et construisaient autour de chaque hameau des enceintes en terre, défendues par des chevaux de frise faits avec de jeunes pins appointés et non ébranchés.

La ville de Pin-tchouen, qui est construite à l'extrémité de cette plaine, sur les bords du Ta-lan-ho, s'élève non moins dévastée au milieu de riantes cultures. Une citadelle, récemment réparée, aux hautes murailles percées de meurtrières et entourée d'un fossé plein d'eau, s'élève au nord de la ville et présente des dispositions défensives bien entendues pour un pays où les armées assiégeantes ne disposent en général que de grosse mousqueterie. C'était le premier point où nous allions trouver des chefs mahométans d'une certaine importance, et où nous pouvions rencontrer des obstacles sérieux à la continuation de notre route. Nous reçûmes, immédiatement après notre installation dans l'hôtellerie la plus confortable de la ville, la visite du commandant de la citadelle et de quelques-uns de ses officiers. Je leur communiquai la lettre du Lao-papa; elle parut leur inspirer pour nous une grande estime. Quelques cadeaux achevèrent leur conquête, et je fus assuré dès lors de parvenir sans entrave jusqu'au P. Leguilcher.

Nous sortîmes du bassin de la rivière de Pin-tchouen, comme de tous ceux que nous n'avions fait que traverser depuis Nga-da-ti, par la vallée d'un affluent latéral que nous remontâmes jusqu'à la ligne de partage des eaux. Nous découvrîmes de là un fort bel horizon : à nos pieds s'étendait la vallée mamelonnée et irrégulière de Pien-kio; au-dessus des croupes irrégulières et ravinées qui la limitaient à l'ouest, s'élevaient les cimes lointaines et neigeuses des montagnes de Li-kiang au nord et de la chaîne qui borde le lac de Ta-ly au sud. Nous étions loin encore du Pien-kio, grand marché, qui était le centre d'une région riche et florissante avant la guerre; mais l'impatience de faire connaissance avec un prêtre chinois, le P. Fang, que nous savions devoir y rencontrer, nous fit doubler l'étape.

Nous arrivâmes le soir chez lui, après une marche de dix heures. Sa maison était la seule habitable du village, qui était abominablement dévasté. Tout auprès, un hangar assez vaste et assez propre servait de chapelle à la petite chrétienté chinoise. Le P. Fang était absent, mais notre majordome, Tching-eul-yé, ne tarda pas à lui faire savoir l'arrivée des « grands hommes français ». Il arriva tout à la hâte. Sorti depuis plus longtemps que le P. Lu du collège de Poulo Pinang, le latin avait un peu fui de sa mémoire, et il eut tout d'abord quelque peine à converser avec nous dans cette langue. Nous ne nous trouvions plus qu'à une journée de marche de la résidence du P. Leguilcher; - j'écrivis à celui-ci une courte lettre pour lui annoncer l'arrivée de la commission française, et le P. Fang la lui expédia le soir même par un de ses chrétiens. Il nous peignit en quelques paroles, simples et attristées, la désolation de ce malheureux pays, exposé aux incursions des blancs de Ta-ly, des rouges de Kieou-ya-pin et de Ma-chang, et des sauvages de la montagne, qui, après avoir fait d'abord cause commune avec les mahométans, leur faisaient maintenant la guerre. C'était la quatrième fois, ajouta-t-il, qu'il reconstruisait sa demeure.

Depuis fort longtemps nous étions plus au courant des fêtes bouddhistes que des solennités du calendrier chrétien. Nous apprîmes le lendemain, à la messe du P. Fang, que le carême commençait : nous reçûmes les cendres en compagnie de quelques fidèles.

La messe finie, nous nous mîmes en route, non sans laisser, comme nous l'avions fait à Ma-chang, quelque souvenir de notre passage à la petite église.

Nous traversâmes, sur un beau pont de pierre, la rivière assez considérable qui traverse, du nord au sud, la plaine de Pien-kio : la moitié des rizières, jadis établies sur ses bords, étaient abandonnées. Çà et là des ossements blanchis marquaient le lieu d'un combat ou d'un assassinat; sur les pentes opposées verdissaient quelques champs de cannes à sucre, que nous ne tardâmes pas à dépasser pour regagner des régions plus hautes où nous retrouvâmes de nouveau le froid. Dans l'après-midi, nous franchîmes un nouveau col, situé à une hauteur de trois mille mètres, et nous commençâmes à redescendre. Un des porteurs m'indiqua, à quelques centaines de mètres au-dessous de nous, un petit plateau suspendu à mi-hauteur sur les flancs de la montagne. Quelques arbres régulièrement alignés, un groupe de maisons surmonté d'une crois le recouvraient en entier. C'était la mission. Je m'engageai en courant dans le sentier en casse-cou qui descendait en tournoyant, et j'aperçus bientôt un homme à longue barbe, sur les bords du plateau, qui m'examinait avec attention.

Quelques minutes après, j'étais auprès de lui « Vous êtes le P. Leguilcher, lui dis je ?

- Oui, monsieur, me dit-il après quelque hésitation, et vous m'annoncez sans doute le lieutenant de vaisseau Garnier dont je viens de recevoir une lettre. »

Mon costume, ma physionomie inculte, ma carabine et mon revolver, me donnaient aux yeux du Père l'air d'un forban; ce n'était point ainsi évidemment qu'il s'était figuré un officier de marine.

« Je suis, mon père, l'auteur de la lettre, lui répondis-je en riant, et je vois que vous me prenez pour mon domestique. Mais que voulez-vous ? nous venons de loin, et il y a longtemps que nous n'avons pu renouveler notre garde-robe. Ce n'est pas vous, n'est-ce pas, qui nous reprocherez nos pauvres allures ? »

Nous échangeâmes une poignée de main émue et je lui présentai les membres de la commission qui arrivaient successivement.

Il y avait onze jours que nous marchions sans interruption; nous n'avions jamais, depuis notre départ de Saïgon, accompli un trajet aussi long et aussi fatigant. Nos porteurs étaient exténués et M. Delaporte était pris par la fièvre. Nous trouvâmes dans la demeure du P. Leguilcher le confortable relatif, la tranquillité et le repos dont nous avions si grand besoin.

Chapitre XVII

Nous partons pour Ta-ly. - Le premier accueil du sultan est très-cordial. - Brusque revirement dans ses intentions à notre égard. - Nous devons quitter Ta-ly à la hâte. Incidents de notre retraite. Nous regagnons Tou-touy-tse sans être entamés.

Le P. Leguilcher nous mit en peu de mots au courant de la situation : depuis la révolte il n'avait plus remis les pieds à Ta-ly et cachait le plus possible sa présence dans le pays. Les atrocités et les exactions des mahométans soulevaient partout contre eux un sentiment unanime de haine; mais la terreur qu'ils inspiraient était trop grande pour qu'on osât secouer le joug. Quelques chefs de tribus lolos résistaient seuls encore dans les montagnes, et c'était auprès d'eux que le Père et ses chrétiens avaient dû parfois chercher un refuge. Je lui exposai le but de notre voyage. La lettre de recommandation du Lao-papa de Yun-nan lui parut un passe-port suffisant. Le prestige des Européens aidant, le l'Yuen-choai ou sultan de Ta-ly ne verrait sans doute pas d'un mauvais oeil des étrangers dont la mission scientifique et commerciale ne pouvait lui porter ombrage. Après mûre réflexion, le P. Leguilcher se décida à nous accompagner lui-même à Ta-ly et à courir avec nous les chances d'une réception favorable, qui ne manquerait certainement pas d'avoir d'heureux résultats pour sa chrétienté et pour lui.

Au pied de la montagne qu'habite le P. Leguilcher, est située la petite ville de Kouang-tia-pin; une citadelle musulmane la défend; son commandant nous fit savoir que ce serait le mandarin de Hiang-kouan, ville fortifiée, située à trente-deux kilomètres de Ta-ly, sur les bords du lac, qui se chargerait de transmettre au sultan notre demande d'audience. J’envoyai un exprès la porter et j'y joignis la lettre de recommandation du Lao-papa. Nous-mêmes, après un repos de vingt-quatre heures à Tou-touy-tse, nous nous mîmes en route.

Le 29 février, du haut du col qui forme la petite vallée du Kouang-tsa-pin, nous découvrîmes le lac de Ta-ly, l'un des plus beaux et des plus grandioses paysages qu'il nous ait été donné d'admirer pendant le voyage. Une haute chaîne de montagnes couvertes de neige forme le fond du tableau. À leurs pieds, les eaux bleues du lac découpent la plaine en une foule de pointes basses couvertes de jardins et de villages. Une courte descente nous amena sur les bords mêmes du lac, que nous contournâmes par le nord pour passer sur la rive orientale. Les nombreux villages que nous rencontrions portaient les traces les plus cruelles de la dévastation. Les cultures seules paraissaient n'avoir nullement souffert et présentaient le plus florissant aspect. À deux heures, nous nous présentions aux portes de la forteresse de Hiang-kouan, qui, bâtie sur les bords du lac, au pied même de la montagne, ferme complètement le passage. Le mandarin du lieu nous fit savoir qu'il ne pouvait nous laisser aller plus loin avant l'arrivée de la réponse du sultan.

Nous dûmes nous installer, en attendant, dans une petite auberge située en dehors de la ville. La curiosité de la foule était plus contenue et moins importune qu'elle ne l'avait été dans la partie chinoise du Yun-nan déjà traversée. Les quelques chrétiens qui avaient suivi le P. Leguilcher, tout tremblants des périls aux-quels ce dernier s'exposait de gaieté de coeur en notre compagnie, le tenaient au courant des propos du peuple et tachaient d'en conclure l'accueil qui nous serait fait.

Des rumeurs singulières me parvenaient ainsi à chaque instant, et, habitué aux inventions ridicules dont nous avions été souvent le prétexte ou l'objet, je n'y attachais que peu d'importance. On répétait de nouveau qu'il était venu, il y avait peu de temps, à Ta-ly même, seize Européens et quatre Malais qui s'étaient chargés de fabriquer des bombes pour le sultan. N'ayant pu réussir à tenir leur promesse, les seize Européens avaient été mis à mort, et les quatre Malais étaient détenus aux fers en attendant un sort pareil. On ajoutait, en nous montrant « Ceux-là seront sans doute plus habiles. » Le travail du dessinateur de l'expédition qui avait été se placer sur une pointe de rocher pour prendre ce panorama du lac, donna lieu à mille commentaires.

            « Pourquoi prendre, disait-on, l'image de notre pays et de ses montagnes, si ce n'est pour en faire plus facilement la conquête ? »

Pour ne pas aggraver ces soupçons naissants, je dus mettre une sourdine à mes questions et prendre les précautions-les plus grandes pour obtenir les quelques renseignements géographiques et politiques qui m'étaient indispensables.

Le lendemain, à quatre heures du soir, la réponse de Ta-ly arriva enfin : elle était favorable. Le mandarin de Hiang-kouan s'excusa même, en nous la remettant, de nous avoir retenus jusque-là. Cette politesse nous parut de bon augure.

Le 2 mars au matin nous nous remîmes en route. Nous traversâmes Hiang-kouan, dont les murs baignent d'un côté leurs pieds dans les eaux du lac, et vont, de l'autre, escalader les flancs de la montagne qui est à pic et rend cet étroit défilé excessivement facile à défendre. Au delà, la rive du lac s'épanouit de nouveau en une magnifique plaine au milieu de laquelle est située la ville de Ta-ly. À la pointe sud du lac, la montagne revient rejoindre le bord de l'eau et y ménage un second défilé, défendu également par une forteresse, celle de Hia-kouan. Hia-kouan et Hiang-kouan, entourées de murs crénelés et solides sont les deux véritables portes de Ta-ly. Ces deux passages bien défendus seraient imprenables et ne lais,seraient d'autre route que celle du lac pour arriver à la ville.

Une grande chaussée dallée traverse directement la plaine de Hiang-kouan à Ta-ly. Le mandarin de Hiang-kouan nous avait donné une escorte de dix soldats, commandée par un jeune officier d'une figure douce et agréable, avec qui mes premières relations furent excellentes. Cette escorte nous devança en raison de la marche trop lente de nos porteurs de bagages. Pendant la route, des bruits inquiétants me parvinrent de nouveau. Tous les chrétiens du Père s'esquivèrent un à un. Nos porteurs eux-mêmes ne semblaient pas fort rassurés. Je dus recommander la plus grande surveillance à leur égard.

À trois heures et demie du soir nous arrivâmes à la porte nord de la ville. Nous y trouvâmes notre escorte et nous fîmes immédiatement notre entrée avec elle. En peu d'instants une foule immense s'amassa à notre suite dans la grande rue qui traverse Ta-ly du nord au sud. Au centre de la ville et devant la demeure du sultan, construction crénelée d'un aspect sombre et sévère, nous dûmes nous arrêter quelques instants pour parlementer avec deux mandarins envoyés à notre rencontre. Pendant cette halte, nous fûmes entourés et pressés par la foule, et un soldat arracha violemment la coiffure de l'un de nous, sans doute pour que le sultan, qui, disait-on, nous regardait du haut d'un balcon de son palais, pût mieux voir sa figure. Cette insolence  fut  punie  aussitôt  d'un  soufflet  qui  ensanglanta  le visage de l'agresseur, occasionna un tumulte indescriptible et faillit amener une bataille. L'interposition des deux mandarins, l'attitude résolue de nos Annamites qui s'étaient groupés autour de nous et avaient dégainé leurs sabres-baïonnettes, arrêtèrent cependant les démonstrations hostiles de la foule, et nous parvînmes sans autre accident au yamen qu'on nous assignait pour logement et qui était situé à l'extrémité sud de la ville, en dehors même de l'enceinte.

Aussitôt après notre arrivée, un mandarin plus élevé en grade que tous ceux que nous avions vus jusque-là, se présenta à nous comme l'envoyé officiel du sultan et me demanda de sa part qui nous étions, d'où nous venions et quel était le but de notre visite.

Je répondis par l'intermédiaire du P. Leguilcher que nous étions envoyés par le gouvernement français pour explorer le pays qu'arrose le Lan-tsang kiang; qu'arrivés dans le Yun-nan depuis quelques mois, nous avions appris qu'un nouveau royaume se constituait à Ta-ly et que nous avions désiré en venir saluer le chef, afin de préparer, s'il y avait lieu, des relations de commerce et d'amitié entre la France et lui. Je donnai quelques explications sur le but scientifique et le caractère absolument pacifique de nos travaux. Je m'excusai enfin de n'avoir que des présents de peu de valeur à offrir au sultan et de ne pouvoir me présenter à lui avec les officiers de la mission en costume convenable, la longueur et les difficultés de notre voyage nous ayant forcés de nous démunir de presque tous nos bagages. Il me fut répondu très-gracieusement de n'avoir rien à craindre à ce sujet, et que tels que nous étions nous serions les bienvenus. Pour éviter toute surprise et tout malentendu, je demandai alors à régler le cérémonial de la visite. Il est d'usage, me répondit-on, de faire trois génuflexions devant le sultan. Sur mon objection que les Français ignoraient ce mode de saluer, et que, même vis-à-vis de leur souverain, le salut consistait en une simple inclination, on consentit à admettre notre manière de faire; mais on exigea la promesse qu'aucun de nous ne portât des armes sur lui. Je me plaignis ensuite de l'insulte dont un soldat s'était rendu coupable envers l'un des membres de la mission en insistant sur notre caractère d'envoyés et sur la gravité de cet outrage. Le sultan a déjà, me dit-on, sévèrement puni l'auteur de cette insolence, et pareil fait ne se reproduira plus.

Après quelques autres paroles échangées, l'envoyé du sultan nous quitta, nous laissant enchantés de sa cordialité et de sa rondeur.

Il revint peu après accompagné d'un ta-seu, c'est-à-dire de l'un des huit grands dignitaires qui composent le conseil suprême du sultan. Tous deux demandèrent que je répétasse les explications que j'avais données déjà sur l'objet de notre mission. Je le fis aussi nettement que possible Vous n'avez donc point été envoyés expressément par votre souverain à Ta-ly ? – « Comment cela pourrait-il être, répondis-je, puisqu'à notre départ on ignorait en liante qu'il y eût un roi dans cette ville ? » Ils me prièrent alors de leur confier, pour les montrer au sultan, les lettres chinoises dont j'étais porteur, pour le roi du Se-tchouen : j'y consentis. Ils se retirèrent, paraissant tout aussi satisfaits que la première fois.

Nous passâmes fort tranquillement cette première nuit à Ta-ly. Mon intention était de laisser reposer mes compagnons de voyage pendant quelques jours dans cette ville et de me rendre seul avec le P. Leguilcher sur les bords du Lang-tsang-kiang, dont nous n'étions qu'à quatre journées de marche. J'aurais ensuite remonté ce fleuve jusqu'à la hauteur de Li-kiang-fou, où le reste de la mission, après s'être remis des fatigues de la marche précipitée que nous venions de faire depuis Tong-tchouen, serait venu me rejoindre.

Le lendemain matin, vers neuf heures, au moment où j'essayais de réunir tous les renseignements nécessaires à l'accomplissement de ce projet, on vint chercher le P. Leguilcher de la part du sultan. On me faisait dire en même temps que ce dernier ne me recevrait peut-être pas le jour même. Le Père ne revint qu'à midi; sa figure était bouleversée. Le sultan refusait de nous voir et nous intimait l'ordre de repartir le lendemain matin par la même route que nous avions suivie pour venir. - « Annonce à ces étrangers, avait-il dit, qu'ils peuvent s'emparer de tous les pays qui bordent le Lan-tsang-kiang, mais qu'ils seront obligés de s'arrêter aux frontières de mon royaume. Ils pourront soumettre les dix-huit provinces de la Chine, mais celle que je gouverne leur donnera plus de mal que tout le reste de l'empire. Ne sais-tu pas, avait-il ajouté, qu'il y a quelques jours à peine j'ai fait mettre à mort trois Malais ? Si je fais grâce de la vie à ceux que tu accompagnes, c'est par égard à leur qualité d'étrangers et aux lettres de recommandation dont ils sont porteurs. Mais qu'ils se tâtent de s'en retourner. Ils ont pu dessiner mes montagnes et mesurer la profondeur de mes eaux : ils ne réussiront pas à les conquérir. Pour toi, avait terminé le sultan en se radoucissant, je connais ta religion, j'ai lu ses livres. Mahométans et chrétiens sont frères. Retourne dans ta demeure, et je t'investirai du mandarinat, afin que tu puisses gouverner ton peuple. »

Pendant toute cette entrevue le Père était resté debout sans pouvoir rien dire, accablé de questions dont on n'attendait même pas la réponse, interpellé et hué par la foule. Il demanda en vain que l'on renvoyât les assistants, afin qu'il pût parler plus librement. Il y avait parti pris de ne rien écouter. Il démentit plusieurs fois avec énergie le nom d'Anglais qu'il entendait nous donner autour de lui.

À quoi fallait-il attribuer un aussi brusque changement ? Sans doute à l'entourage militaire du sultan, qu'un mobile scientifique et désintéressé devait trouver profondément incrédule. Un pouvoir né d'une révolte, objet de la répulsion des masses qu'il accablait d'impôts, ne vivant que par la terreur et le crime, devait être soupçonneux et cruel. Nos relations officielles avec les autorités chinoises nous plaçaient, vis-à-vis de lui, dans une position délicate qui légitimait ses défiances. Enfin, malgré toutes nos dénégations contraires, notre qualité supposée d'Anglais avait été pour beaucoup dans les résolutions prises à notre égard, les mahométans du Yun-nan n'étant point sans entretenir des relations avec ceux de l'Inde, qui haïssent profondément leurs dominateurs.

Cette assertion semble recevoir un démenti de l'excellent accueil que la mission anglaise, dirigée par le major Sladen, a reçu quelques mois après des autorités mahométanes de Teng-yue-tcheou. Il est très possible que cet accueil soit dû en entier au désir de réparer la mauvaise impression qu'avait dû causer aux Européens la réception de la commission française à Ta-ly. La distinction des nations occidentales ne se fait dans le Yun-nan que d'une façon très-confuse, et on admet entre elles la plus grande solidarité. Leur prestige, je l'ai dit souvent, reste considérable. Une lettre du P. Leguilcher, datée de Ma-chang, le 24 mars 1869, m'a informé qu'après notre départ de Ta-ly ce sultan avait paru effrayé des conséquences de son mauvais accueil. Il avait fait surélever de trois pieds les murailles de Hiang-kouan et celles de Hia-kouan, et fait étudier la cons-truction de batteries sur les bords du lac. La bonzerie aux trois tours qui se trouve au pied de la montagne et au nord de Ta-ly ayant beaucoup attiré l'attention de M. Delaporte, qui l'avait dessinée, on a bâti de ce côté deux ou trois petits fortins.

D'un autre côté, il me parait invraisemblable que le gouverneur de Teng-yue, agent officiel du gouvernement de Ta-ly et en relations fréquentes avec lui, ait pu ignorer, à la date, du 30 juin, la présence, au mois de mars, de la commission française à Ta-ly et qu'il ait été sincère en affirmant à plusieurs reprises au major Sladen que cette commission avait été attaquée par des tribus hostiles aux environs de Xieng Hong, et que la plupart de ceux qui la composaient avaient péri (Voy. major Sladen's Report dans les Parliamentary papers de 1871, p. 96.). Je ne puis voir là que l'intention de détourner, en cas de réussite, la responsabilité d'un attentat qui a été peut-être prémédité par les mahométans.

Enfin je ferai remarquer que toutes les instances du major Sladen, pour continuer sa route jusqu'à Ta-ly, sont restées inutiles, et que, malgré la courtoisie de la réception qui lui a été faite à Mo-mein, il n'a pas réussi en définitive à aller au delà de cette ville frontière.

Le changement subit qui s'était opéré dans les intentions du sultan à notre égard pouvait s'accentuer davantage. Malgré notre petit nombre, la fermeté de notre attitude, nos armes, dont on s'exagérait la puissance, et sur le compte desquelles on racontait des prodiges, le prestige enfin du nom européen qui n'était pas sans avoir pénétré jusqu'à Ta-ly, empêchaient, pour le moment, de se porter aux dernières extrémités contre nous. Mais la passion pouvait bientôt l'emporter sur la prudence, et, d'un moment à l'autre, nous pouvions avoir tout à craindre. Je résolus cependant, malgré l'avis contraire du P. Leguilcher, de ne pas devancer le moment fixé par le sultan pour notre départ.

Pendant toute l'après-midi, un grand nombre de fonctionnaires mahométans vinrent nous voir, guidés par la curiosité ou par le désir d'épier notre conduite. Nous dûmes, par prudence, nous abstenir d'observer, de dessiner ou d'écrire. Je fis témoigner au sultan nos regrets de la méprise grossière qu'il commettait à notre égard, et je fis renfermer les cadeaux que je lui destinais malgré la convoitise qu'ils avaient paru exciter, notamment un revolver Lefaucheux muni de tous ses accessoires.

Vers cinq heures du soir, le sultan fit appeler le chef de notre escorte; celui-ci revint peu après et m'apprit qu'il avait l'ordre de nous reconduire à Hiang-kouan dès le lendemain matin. Il me montra en même temps un pli cacheté qu'il devait remettre au mandarin de cette ville. Je mis cet excellent jeune homme dans nos intérêts par des cadeaux, et je convins avec lui de partir au point du jour et d'éviter de traverser la ville. J'avais à craindre que, les mauvaises dispositions du sultan étant connues, la foule ne se montrât hostile et que quelques soldats trop zélés n'essayassent d'en profiter pour satisfaire, sans le compromettre, le désir caché de leur chef.

Le soir venu, je fis charger les armes que j'amorçai moi-même avec le plus grand soin. J'indiquai à mes hommes ce qu'ils devaient faire en cas d'alerte; je m'assurai, par des promesses, de la fidélité de nos porteurs de bagages.

La nuit se passa dans une attente pénible; on avait placé une garde à notre porte et l'on nous suivait quand nous sortions. Je redoutais à chaque instant l'arrivée d'un ordre qui contremandât notre départ et transformât notre réclusion en captivité définitive. Vers onze heures du soir, un des grands mandarins du sultan nous envoya demander quelle route nous comptions prendre pour nous en retourner; je fis répondre simplement que je l'ignorais. La nuit se passa sans autre incident.

Le lendemain, à cinq heures du matin, nous nous mîmes en route, bien armés et bien groupés; nous tournâmes la ville de Ta-ly par le sud et par l'est, et nous franchîmes presque sans arrêt les trente-deux kilomètres qui nous séparaient de Hiang-kouan. Il me tardait d'être en deçà de cette forteresse qui, si on se le rappelle, nous barrait complètement l'issue de la plaine. Au moment où nous allions nous engager sous la première porte de la ville, le chef de notre escorte nous arrêta et nous dit qu'il avait l'ordre, jusqu'à nouvelles instructions du sultan, de nous loger en dedans de ce passage, dans un petit yamen qu'il nous indiqua.

Je fis semblant de prendre pour une offre courtoise ce qui n'était sans doute qu'une séquestration déguisée, et je répondis qu'après l'accueil fait à Ta-ly, il m'était impossible d'accepter l'hospitalité du sultan. Ne voulant pas cependant que cette retraite trop précipitée ressemblât à une fuite, j'ajoutai que, si le mandarin de Hiang-kouan avait des communications à me faire, j'irais les attendre dans la petite auberge où nous avions logé en venant.

L'officier mahométan objecta la responsabilité grave qu'il assumait en laissant modifier un ordre reçu, mais j'insistai, bien résolu à forcer au besoin le passage avant qu'il eût pu donner l'éveil à la garnison de Hiang-kouan. Pendant qu'il mettait son cheval au galop pour aller prévenir le gouverneur de la ville du conflit qui venait de s'élever, j'engageai vivement ma petite colonne sous les portes de la forteresse qu'elle franchit sans nouvel obstacle, et quelques minutes après nous nous trouvions, suivant ma promesse, campés à l'auberge désignée, ayant cette fois la campagne ouverte et libre devant nous.

À peine étions-nous là, que le gouverneur de Hiang-kouan fit appeler le P. Leguilcher; il voulait lui offrir un prix énorme du revolver que j'avais destiné au sultan; il avait également l'ordre de nous fournir une nouvelle escorte et deux mandarins pour nous accompagner jusqu'à la frontière et régler les étapes de notre route; de plus, nous devions coucher à Hiang-kouan et attendre jusqu'au lendemain l'arrivée de ces mandarins et de cette escorte.

Je fis répondre que je pouvais donner des armées, mais que je n'en vendais pas; que dans mon voyage j'entendais conserver toute ma liberté d'action et que je ne tiendrais aucun compte de l'escorte et des mandarins qu'on voulait m'envoyer; j'en donnai une première preuve en partant le soir même pour aller à Ma-cha, village situé à la pointe du nord du lac.

En partant de Ta-ly, pour atténuer les graves conséquences qu'aurait pu avoir pour nous la désertion de nos porteurs à la suite d'une rixe avec la foule, j'avais réparti entre les quatre Annamites de l'escorte les objets les plus précieux ou les plus indispensables de notre bagage. M. Delaporte avait pris sur lui un lingot d'or de quinze cents francs, qui composait à ce moment la moitié environ de notre fortune. Il le perdit dans le trajet de Hiang-kouan à Ma-cha; quand il s'en aperçut, nous revînmes sur nos pas, mais toutes nos recherches restèrent inutiles. La chaussée qui suit la rive du lac est très-fréquentée : notre lingot avait facilement trouvé un nouveau propriétaire.

Le 5 mars, nous continuâmes notre route; la fatigue de nos porteurs nous empêcha de doubler notre étape et d'arriver le soir même au presbytère de Tou-touy-tse, dont la situation isolée et facile à défendre avec l'aide des chrétiens nous mettait à l'abri d'une poursuite immédiate et nous donnait quelque temps pour respirer. Nous dûmes nous arrêter à la tombée de la nuit dans une auberge du marché de Kouang-tia-pin. Notre arrivée fut aussitôt signalée au commandant de la citadelle voisine, qui fit dire au P. Leguilcher de venir le trouver. Celui-ci me témoigna les craintes les plus vives sur le résultat de cette entrevue; le commandant de Kouang-tia-pin pouvait avoir reçu des ordres pour séparer de leur interprète la petite troupe d'étrangers, qui, livrés à eux-mêmes, n'ayant pas la pratique de la langue et ignorant les usages du pays, pourraient plus facilement tomber dans une embûche. D'un autre côté, nous étions obligés de passer sous les murs de la citadelle pour regagner la montagne et la route du Se-tchouen, et il était imprudent de rompre ouvertement avec celui qui la commandait. Nous nous contentâmes de lui faire répondre que la soirée était trop avancée pour une visite, mais que dès le lendemain matin le P. Leguilcher se rendrait à son invitation. Cette réponse ne le satisfit point; trois soldats revinrent peu après et intimèrent brutalement au Père l'ordre de les suivre. Le pauvre missionnaire, éperdu de frayeur, crut son dernier moment arrivé. Il considérait comme tout aussi dangereux de résister que d'obéir. Il s'était compromis pour nous : j'avais le devoir de prendre une résolution pour lui. Je répétai aux messagers du fort la réponse que nous avions déjà faite et je les priai de s'en contenter. Ils insistèrent avec tout l'étonnement et toute l'insolence que leur inspirait une résistance à laquelle ils n'étaient point accoutumés. Épouvanté de leurs menaces, qu'il comprenait mieux que nous, le P. Leguilcher voulut les suivre; je le retins pendant que nos tagals et le sergent annamite éconduisaient les soldats. Ceux-ci. se retirèrent en jurant qu'ils allaient revenir en force et que nos têtes sécheraient bientôt sur les poteaux du marché. Nous commencions à nous habituer à ces intempérances de langage : elles ne firent sur nous que peu d'impression. Nous n'en prîmes pas moins les précautions indispensables : chaque homme reçut un revolver en sus de sa carabine, et le P. Leguilcher lui-même consentit à s'armer. Je fis garder toutes les avenues de l'auberge, et nous passâmes la nuit sur le qui-vive. Nous n'étions que dix, mais chacun de nous étant porteur d'un revolver et d'une carabine, nous avions soixante-dix coups à tirer avant de recharger nos armes; cela aurait suffi pour tenir à distance respectueuse un régiment de mahométans; personne ne se présenta.

Le lendemain au point du jour, après avoir fait passer devant nous tous nos porteurs et leur avoir donné rendez-vous à Tou-touy-tse, nous escortâmes à cheval le P. Leguilcher jusqu'à la porte de la citadelle. Je fis prévenir le commandant du fort que le Père venait lui faire la visite qu'il avait réclamée, mais que l'entrevue ne devait pas durer plus de dix minutes; si au bout de ce temps, le Père n'était pas de retour, nous irions nous-mêmes le chercher. Notre assurance était bien faite pour bouleverser des gens habitués à tout voir trembler devant eux et pour lesquels un pareil langage était une effrayante nouveauté. Le commandant du fort se contenta de communiquer au P. Leguilcher l'ordre qu'il avait reçu de Ta-ly de nous faire escorter jusqu'à la frontière. Le Père lui fit la réponse que j'avais déjà faite au gouverneur de Hiang-kouan et son interlocuteur n'insista plus; il le pria même d'abréger l'entrevue, de peur, ajouta-t-il, « de dépasser le temps fixé et de causer de l'impatience aux grands hommes. » Nous arrivâmes une heure après à la résidence du Père, où nous prîmes deux jours de repos, nécessités par les fatigues et les émotions des jours précédents.

Le 7 mars vint un nouveau messager du fort pour prier le P. Leguilcher de venir « seul » régler avec le commandant mahométan les étapes de notre route. Nous considérâmes naturellement cette communication comme non avenue.

Malgré la rapidité avec laquelle nous avions du faire le trajet de Ta-ly, je n'en avais pas moins pu recueillir quelques renseignements intéressants sur la contrée, ses habitants, ses ressources et son commerce.

Le lac de Ta-ly, situé à une altitude de plus de deux mille mètres, mesure environ trente-six kilomètres du nord au sud, sur une largeur moyenne de neuf à dix. Sa profondeur est très-considérable; elle dépasse cent mètres en quelques points. Il paraît y avoir quelques îles dans la partie sud-est. Le lac est à un niveau supérieur à celui des rivières avoisinantes et ses infiltrations peuvent alimenter celles du nord et de l'est, qui appartiennent au bassin du fleuve Bleu. Il se déverse ostensiblement à son extrémité sud par une rivière qui va se jeter dans le Cambodge. La forteresse de Hia-kouan, dont j'ai déjà parlé, est construite à l'embouchure de cette rivière; celle-ci n'est pas navigable. Peu après sa sortie du lac, elle se bifurque en deux bras qui se rejoignent bientôt. Pendant la saison des pluies, les eaux montent de cinq mètres ; pendant la saison sèche, la chaîne des monts Tien Song qui bordent la rive ouest du lac, y produit des rafales successives, violentes qui rendent difficile la navigation du lac. Cette chaîne, dont j'estime l'altitude à cinq mille mètres, est couverte de neiges pendant neuf mois de l'année. Sur la rive opposée s'élèvent des collines enchevêtrées qui appartien-nent à un soulèvement beaucoup moins important. Entre les montagnes et lac des plaines, admirablement cultivées, courent en pentes douces vers ses eaux bleues. Leur profondeur et leur limpidité les rendent propices à la conservation et à la reproduction d'un nombre infini de poissons.

Le procédé de pêche le plus fructueux et le plus employé est celui des oiseaux pêcheurs.

La hardiesse d'allures des poissons et des oiseaux a fait imaginer aux riverains ce procédé bien supérieur à celui que l'on connaît en Europe sous le nom de pêche au cormoran. Les pêcheurs partent de grand matin et avec quelque tumulte pour éveiller l'attention des nombreuses bandes d'oiseaux qui sommeillent autour d'eux. Ils se jettent dans des barques plates munies d'un réservoir, ils se laissent aller à la dérive, et l'un d'eux, placé à l'avant, émiette sur l'eau d'énormes boulettes de riz. Les poissons accourent en foule et les oiseaux pêcheurs, groupés en bandes pressées autour de la barque, plongent et reparaissent incessamment avec un poisson au bec. Au fur et à mesure que leur poche se remplit, les bateliers la vident à l'intérieur de la barque, laissant à peine à chacun de ces pêcheurs ailés de quoi ne pas décourager sa gloutonnerie. Après une demi-heure, la barque est pleine et les bateliers vont vendre leur pêche au marché.

La plaine de Ta-ly contenait jadis plus de cent cinquante villages, que le sultan a essayé de repeupler presque exclusivement avec des mahométans. La rive orientale est habitée par des populations Min-kia et Pen-ti, qui sont les descendants des premiers colons chinois que la dynastie mongole envoya dans le Yun-nan après la conquête de cette province par les généraux de Khoubilaï-khan. Les Min-kia viennent des environs de Nan-kin. Leurs femmes ne se mutilent pas les pieds et les jeunes gens des deux sexes portent une sorte de bonnet de forme originale, orné d'une perle d'argent. Leur costume et leur langage portent une empreinte visible de leur mélange avec les anciennes populations du pays. Ces anciens émigrants chinois sont traités avec mépris par les Chinois purs et il en est résulté un antagonisme qui n'a pas peu contribué à faire garder aux Min-kia la neutralité, au début de la lutte entre les mahométans et les Impériaux. Mais, après quelque temps, le despotisme et les violences des maîtres de Ta-ly n'ont pas tardé à exaspérer ces populations paisibles, et, sous la conduite d'un chef énergique nommé Tong, les Min-kia tinrent longtemps la campagne avec succès contre les mahométans. Tong fut tué dans une rencontre en 1866, et les vainqueurs poursuivirent sa famille avec une rage dont il y a peu d'exemples. Aujourd'hui, les populations des environs immédiats de Ta-ly, désorganisées et sans chef, subissent en frémissant la domination du sultan. Les Pen-ti habitent surtout la plaine de Tong-tchouen au nord du lac et le district des Pe-yen-tsin. Ils ont un costume à part.

Sous différents noms, les Lolos ou représentants de la race autochtone habitent les sommets des montagnes et ne reconnaissent aucune autorité. Leurs brigandages font trembler la population des plaines. Certains districts des environs de Pien-kio payent à une de leurs tribus nommée Tcha-Su une rente annuelle qui est une sorte d'assurance contre l'enlèvement des bestiaux. Cette rente ne préserve pourtant pas de tout dommage et les assurés n'ont droit, quand leurs troupeaux leur sont enlevés, qu'à la moitié de leur valeur.

L'élément tibétain commence à jouer un grand rôle dans l'ethnographie de la contrée. C'est sans doute à ce rameau humain qu'il faut rattacher les tribus Mosso qui habitent la partie supérieure des vallées du fleuve Bleu, du Cambodge et de la Salouen. On peut y voir peut-être les débris de la population du royaume de Tou-fan qui existait au neuvième siècle sur les confins du royaume de Nan-tchao ou de Ta-ly.

Je me contenterai de citer les principales tribus mixtes de cette partie du Yun-nan : les Tchong-kia, originaires du Rouy-tcheou; les Pa-sou, habitant les environs de Li-kian; les Lama-jen, sur la rive droite du Lan-tsang-kiang à cinq jours au nord de Ta-ly, et les Si-fan disséminés sur les frontières du Se-tchouen et du Yun-nan. Cette dernière tribu a encore aujourd'hui les moeurs dissolues qu'avait signalées Marco Polo au treizième siècle.

Les Tibétains conservent de nombreuses relations avec un pays dent une partie était jadis sous leur domination. Ils vont souvent encore eu pèlerinage dans quelques localités des environs de Ta-ly. Il faut citer parmi elles The-tong, ou la « caverne de pierre », magnifique grotte de stalactites, située à quatre lieues dans le sud-est de Kouang-tia-pin. C'est un des lieux les plus vénérés de la contrée. Sa hauteur est celle d'une nef de basilique; sa longueur atteint trois kilomètres. Plus de cent familles ont pu s'y réfugier pendant la guerre des mahométans. On en retire du salpêtre.

Le commerce de l'ouest de la province avait avant la guerre deux écoulements principaux : l'un vers la Birmanie par Teng-yue-tcheou et Bamo; l'autre vers le Tibet. On exportait en Birmanie de la rhubarbe, du cuivre, des pierres à fusil, du musc et de l'or en échange de coton. Les caravanes se réunissaient à Hia-kouan à l'extrémité sud du lac de Ta-ly. Elles arrivaient en deux jours à Yun-tchang; en six jours à Tong-yue-tcheou; en neuf jours à Mo-fou. Il y avait en ce point une douane Pa-y, dépendant de la Chine; sept jours après Mo-fou on arrivait à Bamo. Les douanes birmanes percevaient la dîme des produits importés; elle était payable à Ava, en argent on en nature. Les douanes chinoises percevaient à Mo-fou trois dixièmes de tael par charge de coton. Malgré les efforts des mahométans pour maintenir ouverte cette route commerciale, l'incertitude et l'arbitraire de leur domination, les brigandages des tribus Kakhyens qui habitent l'espace compris entre Bamo et la frontière du Yun-nan, ont à peu près réduit à néant la circulation commerciale dans cette direction. Le coton nécessaire à la consommation chinoise a été demandé en grande partie aux provinces centrales de la Chine, et des essais de culture de ce textile ont été faits dans les parties les plus chaudes du Yun-nan. Il s'est établi, par suite, un courant se dirigeant de Ta-ly vers le Se-tchouen et le nord-est. L'âpreté et la persévérance commerciales des Chinois n'ont été rebutées ni par la guerre, ni par l'état des routes. Alors qu'en Europe l'interruption de tout commerce entre les belligérants est la conséquence forcée de l'état de guerre, en Chine les échanges se continuent au milieu de la lutte et semblent être pour les mandarins une occasion de faire face aux dépenses qu'elle entraîne. La population ne suit point les gouvernements dans les conflits politiques; elle s'en désintéresse le plus possible et cette manière de faire ne contribue pas peu à éterniser les rébellions. La révolte de Ta-ly n'aurait eu aucun avenir devant elle, si, comme cela se serait produit dans un pays européen, toute communication lui eût été interdite avec le reste de l'Empire. Le gouvernement mahométan a senti qu'il devait à tout prix rester en relations commerciales avec le Se-tchouen, et il s'est départi, vis-à-vis des caravanes de marchands, de ses habitudes d'exactions et de violences. Si, pour faire acte d'indépendance vis-à-vis de Pékin, il a ordonné à tous ses sujets de laisser pousser leurs cheveux, et s'il a défendu l'émigration, il a permis aux négociants et aux porteurs chinois venus du dehors de conserver la queue, signe distinctif de leur provenance. Les barbiers du village de Nioung-poung-tse, situé près de la douane établie à l'entrée du territoire mahométan, ont fort à faire pour raser tous ceux qui entrent dans le royaume de Ta-ly, ou tous ceux qui parviennent à en sortir. Les premiers tiennent à conserver le signe distinctif qui leur permettra de retourner chez eux, les seconds tiennent à reconquérir leur nationalité et agissent en haine de leurs oppresseurs. Le mandarin de Pin-tchouen, de qui dépend la douane de Nioung-poung-tse, a les ordres les plus sévères pour protéger les caravanes de marchands. Si celles-ci sont dévalisées par les Lolos ou les bandes de soldats sans aveu qui battent la campagne, les villages les plus voisins du théâtre du crime doivent payer le dommage causé. Il est inutile d'ajouter que la taxe imposée est toujours plus forte que la perte subie par les marchands, et que les autorités tirent ainsi double profit de la protection accordée au commerce.

On exporte dans le Se-tchouen, par la route de Nioung-poung-tse, du thé qui vient de Pou-eul et du sel provenant des puits de la province; on importe des cotonnades, de la mercerie, des porcelaines, des faïences grossières, des parapluies, des chapeaux et d'autres objets de vannerie et de boissellerie.

Les échanges entre le Tibet et le royaume de Ta-ly consistent en kouang-lien, racine amère qui est très-usitée dans la médecine chinoise, en étoffes de laine, en cornes de cerf, fourrures (ours et renard), cire, gommes résines, huile de noix. Ces marchandises payent à Oue-si, ville Mosso, située aux frontières du Yun-nan et du Tibet, un droit de un tsien par charge. Les produits importés du Yun-nan entrent en franchise dans le Tibet; ce sont : le thé, les cotonnades, le vin de riz, le sucre, la mercerie et la quincaillerie.

La production industrielle du royaume de Ta-ly a beaucoup diminué depuis la guerre. Elle était importante au point de vue métallurgique. Les mines de cuivre de Long-pao, de Ta-kong, de Pe-iang sont les plus importantes de cette région où se trouvent aussi des gisements d'or, d'argent, de mercure, de fer, de plomb et de zinc. À Ho-kin, on fabrique du papier de bambou; on forme avec les tiges de cette plante des faisceaux d'égale longueur que l'on pile et que l'on fait macérer dans de la chaux. On les met ensuite dans un four en contact avec de la vapeur d'eau et l'on chauffe pendant vingt jours; puis on les expose à un courant d'eau froide et on les dispose de nouveau par couches, dans un second four; chaque couche est recouverte d'un enduit  fait  avec du  saindoux  et de  la  farine  de pois. Après une autre cuisson on obtient une pâte que l'on

étend sur des treillis en couches excessivement minces et que l'on fait sécher au soleil. On obtient ainsi des

feuilles d'un papier assez grossier et assez inégal, mais très-résistant.

À Ta-ly, l'or et l'argent s'échangent dans le rapport de un à douze. La chair d'âne est très-estimée et il s'en débite des quantités considérables. La chasse du chevrotin musqué est l'un des plus grands revenus des habitants des montagnes. Le musc se vend sur les lieux mêmes au poids de l'argent. Dans la vallée de Pien-kio, il y a de nombreux moulins à sucre. À Ho-tchang au nord de Rouang-tia-pin se trouvent des fabriques de chaudrons et de bassines en fer. Il y aurait, dit-on, du platine dans le pays.

Un peu en arrière du presbytère du Tou-tout-tse, on découvre une longue échappée du fleuve Bleu, se dirigeant vers le nord. Sur la rive gauche s'élève un marché auquel le Kin-cha-kiang a donné son nom et où aboutit la route qui vient de Yun-pe.

F. GARNIER.
(La suite à la prochaine livaison.)