VOYAGE A LILE DE LA REUNION
(ÎLE BOURBON)
PAR M. L. SIMONIN
.1861. - TEXTE ET DESSINS INÉDITS
IV
DE
SAINT-BENOIT AU VOLCAN ET A SAINT-PIERRE.
Les campagnes de Saint-Benoit. - Débordement des rivières. - Le Brûlé de Sainte-Rose.- Le grand Brûlé. - Coulées de laves. Le fond de la Marmite. -Les billets de banque de Saint-Joseph. - Les travaux du port de Saint-Pierre. -Les ouragans et les raz de marée. - Les productions et le commerce de la colonie.
De la paisible demeure de la rivière des Roches, où j'avais trouvé une si bienveillante hospitalité, je me rendis à Saint-Benoit, l'un <les quartiers les plus importants de lîle après Saint-Denis. C'est aussi l'un des plus fertiles et des mieux arrosés. C'est là que les muscadiers et les girofliers donnaient les plus belles récoltes; c'est là encore que la canne est de la plus belle venue. Les sucreries sont nombreuses dans les environs, et plus d'un plan leur de ce canton, plus d'un habitant, comme on appelle à Bourbon les grands cultivateurs, aujourd'hui dix fois millionnaire, a commencé sa fortune sans antres ressources que son travail. Le sol que le colon défriche et plante le récompense avec usure, et pour les hommes intelligents et travailleurs, il y a encore à la Réunion de l'argent à gagner et une belle fortune à faire : il y a place pour tout le monde ait soleil des tropiques.
Je pris à Saint-Benoît, la diligence pour Saint-Pierre. Elle fait régulièrement chaque ,jour le tour de la moitié de lîle. Les pluies qui étaient tombes peu de temps auparavant avaient grossi la rivière des Marsouins, qui arrose Saint-Benoît, et le pont avait été emporté. Les rivières de Bourbon, pour être d'un petit parcours, jouent souvent de ces tours à l'administration <les ponts et chaussées coloniale , et l'on citerait difficilement., dans l'île, un cours d'eau qui n'ait, pas, deux ou trois fois au moins, emporté son pont à la mer. Il y en a même qui sont d'un régime si capricieux que l'on n'a pas pu les ponter : telle est la rivière des Pluies près Saint-Denis, et la rivière de Saint-Étienne près SaintLouis.
De Saint-Benoît à Sainte-Rose, je perdis peu à peu de vue les champs de canne, et traversai des sites plus agrestes. A la rivière de l'Est, même accident qu'à celle des Marsouins; le beau pont suspendu jeté sur ce torrent rapide avait été emporté par l'orage des jours précédents.
A peine eus-je traversé la rivière sur un pont de service qui venait d'y être jeté pour relier du mieux possible les deux rives, que j'entrai clans le territoire de SainteRose. Il 'm'offrit un tout autre aspect que les quartiers que je venais de visiter. Ici la nature volcanique de lîle se dévoile entièrement, et le Brûlé de Sainte-pose, que l'on parcourt avant d'arriver à la ville, n'est que la coulée d'un ancien cratère. Les scories se montrent à nu, traçant à la surface du sol leurs contours sinueux. C'est à peine si un indice de végétation apparaît; quelques maigres fougères, quelques framboisiers sauvages sont les seules plantes qui ont pu pousser sur ce terrain vomi par le feu. '
De Sainte-Rose à la fort du Bois-Blanc, le spectacle change un peu ; on retrouve çà et là quelques pièces de terre plantées de canne ou de maïs ; et quelques habitations où l'on cultive des vivres. Dans les bois, qui par moments bordent la route, on distingue surtout des vangassayers, dont les fruits à la peau rouge, rappelant les mandarines de Malte, pendent en grappes odorantes.
Dès que nous eûmes traversé ces bosquets parfumés, nous entrâmes dans le Grand-Brûlé, et dans ce qu'on nomme l'Enclos. Là le tableau qui un instant s'était offert à nous dans le Brûlé de Sainte-Rose se déroula devant nous sur une plus large échelle, et nous courûmes, pendant près de dix kilomètres, sur une route ouverte à travers les scories du volcan. A gauche est la mer, où toutes les laves se rendent pendant la coulée, quand le cratère entre en éruption. Elles y produisent l'effet le plus pittoresque et le plus majestueux; c'est le feu qui vient se marier à l'eau. La mer, dans le mouvement de recul des vagues, semble se retirer devant la masse qui s'approche; elle revient ensuite au rivage, et léchant la scorie bouillonnante, dégage une colonne d'épaisse vapeur, qui se colore en rouge étincelant sous la haute température de la lave.
Le volcan de la Réunion n'est pas toujours en éruption. C'est à peu près une fois tous les ans, et quelquefois aussi moins souvent, qu'il donne des signes de son activité. En traversant le Grand-Brûlé, on recoupe les différentes foulées, et à leur aspect, ainsi qu'à la végétation qui les recouvre, on peut marquer leur âge relatif. Les coulées les plus récentes sont noirâtres, luisantes, et semblent à peine solidifiées. Elles présentent les formes les plus tourmentées, et parfois se sont élevées en dôme, accumulant leurs replis tortueux. Celles qui les ont immédiatement précédées sont couvertes d'efflorescences blanchâtres, et de quelques mousses ou lichens. Les coules plus anciennes, qui se sont peu à peu éboulées, commencent à laisser passer, à travers leurs nombreux interstices, des fougères et quelques framboisiers sauvages qui y végètent tant bien que mal. Enfin sur les coulées les plus vieilles, presque entièrement nivelées, des palmiers et d'autres arbres de haute futaie sont parvenus à planter leurs racines.
Le cratère brûlant ne vomit pas toujours des laves ; souvent c'est une pluie de cendres qui se disperse au vent; d'autres fois, une matière légère, vitreuse et en forme de filaments, à laquelle les créoles ont donné le nom pittoresque de cheveux du volcan. Les cendres sont transportées au loin, et un roulement sourd, comme un coup de tonnerre, annonce leur apparition. Les cheveux s'arrêtent près de l'embouchure du cratère et ils coulent souvent avec les scories.
L'Enclos, qui renferme le Grand-Brûlé formé de toutes les coulées de lave, est terminé à sa partie supérieure par le cratère aujourd'hui en activité, et qu'on appelle la Marmite on le Piton de fournaise.
Les limites de l'Enclos, autour du volcan comme en descendant vers la mer, sont de véritables murs à pic, ce qui lui a valu son nom. Le cratère actuel paraît donc être un cratère d'affaissement, comme l'Etna, et non de soulèvement comme le Vésuve. Le terrain, clans un mouvement de bascule général, se sera incline et affaissé vers la mer, pendant qu'à la partie opposée, le Piton de fournaise aura été porté à l'élévation de deux mille six cents mètres, qui est celle de son point culminant. Ce phénomène de dislocation s'est sans doute produit sous l'effet de la lave bouillonnant à l'intérieur, et dont les gaz mis en mouvement ont pressé sur les parois solides du terrain comme la vapeur dans une chaudière. Le cratère qui s'est ouvert joue ici le rôle d'une véritable soupape de sûreté, dont l'action est certainement efficace pour la petite étendue de File. Ce fait nous explique comment Bourbon, malgré son volcan, n'a jamais éprouvé de tremblement de terre sérieux.
La route du Grand-Brûlé, que nous traversâmes au galop des chevaux, a été coupée par la lave lors de la coulée de 1858. Le fleuve de feu s'était divisé, en descendant à la mer en trois immenses bras mesurant ensemble près d'un kilomètre. Il s'avançait avec majesté, et mit plusieurs jours pour arriver jusqu'à la route. Le dégât fut bien vite réparé. Les communications ne furent que peu de temps interrompues, les habiles ingénieurs qui avaient ouvert cette voie n'étant pas hommes à laisser détruire leur ouvrage. Ce chemin à travers des laves mouvantes, que jusqu'à eux on avait cru impossible, est assurément l'un des travaux d'art les plus remarquables de la colonie. Il faut non-seulement en remercier la science, mais encore faire à l'habile administration de M. Hubert Delisle, le gouverneur d'alors, la part qu'elle mérite dans cette belle et utile entreprise.
Avant de quitter le Grand-Brûlé et son sol de laves aux allures tourmentées et bizarres, je jetai un dernier regard vers le volcan qui fermait l'horizon à ma droite. Un nuage de fumée sortait lentement du cratère et, montant perpendiculairement dans l'air, s'arrêtait au-dessus du Piton de fournaise comme un gigantesque panache qui, la nuit, semble une colonne de feu. Tel le Vésuve m'était apparu de Naples lors de l'éruption de 1857. Mais le volcan de Bourbon est plus paisible et surtout moins dangereux que son frère d'Italie; il est aussi plus voisin de la mer, et c'est invariablement vers elle qu'il dirige les matières en fusion qui sortent de son mystérieux laboratoire.
Je sortis du Grand-Brûlé par une rampe assez ardue, et de là jusqu'à Saint-Philippe, je traversai alternativement des champs en culture et d'autres coulées de lave la plupart très-anciennes et vomies par des cratères éteints depuis des siècles. D'autres ont une origine plus moderne et même presque récente.
C'est de Saint-Philippe que l'on monte quelquefois au volcan. On peut s'y rendre aussi de Saint-Benoit ou de Saint-Pierre. Les créoles ne font guère cette excursion, et seuls les étrangers se la permettent quelquefois En ma qualité de voyageur ayant salué le Vésuve, les volcans des Andes et ceux du Mexique oit le sol tremble, comme dit la chanson, je brûlais du désir d'aller donner un coup d'oeil au cratère brûlant de Bourbon. Cet espoir, que j'avais nourri pendant plus de deux mois, fut déçu au moment de mettre mon projet à exécution, et il serait trop long de raconter ici les causes de ce contretemps. Mon ami M. Maillard, touriste infatigable et ingénieur colonial à la Réunion pendant vingt-cinq ans, a été plus favorisé que moi. n Rien, me dit M. Maillard, ne peut décrire le grandiose du phénomène que nous aperçûmes lorsqu'après nous être couchés à plat ventre, de manière à ne laisser passer au-dessus de labîme que la tête et les épaules, nous vines au fond d'un puits de cent cinquante mètres de diamètre et de deux à trois cents mètres de profondeur, une nappe noire, sur l'un des côtés de laquelle paraissait se remuer une énorme boule de matières en fusion. Elle était d'une couleur rouge clair, et présentait comme le bouillonnement d'une marmite. Quand par moment ce bouillonnement prenait un peu plus d'intensité, la nappe noire se fendait ou plutôt s'étoilait, et la matière rouge, comprimée par le poids de cette couche ou poussée par une force intérieure, se faisait joui, sous forme d'un immense bourrelet, qui bientôt se refroidissait et ressoudait la surface un moment désunie. Parfois il se formait d'autres brisures d'une fente à l'autre, et si le polygone ainsi délimite était petit, les bourrelets de lave en fusion se rejoignaient, et les plaques détachées semblaient sabîmer clans la masse rouge, qui apparaissait alors au-dessus de la croûte noire. De la partie bouillonnante sortaient des vapeurs sulfureuses qui avaient coloré en jaune les parois du cratère sur nue largeur de trente à quarante mètres. Ces vapeurs, projetées par le vent, allaient se perdre dans l'atmosphère par la partie où nous n'avions pu aborder. "
A peu de distance de Saint-Philippe, j'atteignis le quartier voisin, baptisé d'un nom pieux comme tous les quartiers de file. Le nom de celui-ci est Saint-Joseph, et comme les cultures n'y sont pas encore très-étendues, les gens du peuple ont créé pour vivre une industrie assez avantageuse, d'ailleurs plus répandue encore à Saint-Philippe. Ils découpent en lanières les feuilles du vacoa et les tressent pour en faire des sacs à contenir le café et le sucre. Les hommes, les femmes, les enfants s'occupent sur le devant de leur porte à ce travail peu fatigant. On sera peut-être étonné d'apprendre qu'il se débite à Bourbon à peu près pour deux millions de francs par année de ces sacs de vacoa. A Maurice, il existe également un village dont les habitants se livrent à cette industrie, et les sacs qu'ils fabriquent sont même exportés par les Anglais jusque sur la côte de Natal, voisine de la colonie du Cap. Aussi les habitants de ce village appellent-ils gaiement les sacs de vacoa des billets de basique, parce qu'ils les échangent avantageusement contre de l'argent ou des objets de consommation chez tous les marchands de la localité.
J'arrivai à Saint-Pierre dans la soirée d'une journée si bien remplie, et dès le lendemain, je me rendis au port pour en visiter les travaux.
M. Maillard me fit visiter- tous ses chantiers. Nous nous rendîmes d'abord aux carrières, où des blocs de plusieurs mètres cubes sont extraits à la poudre pour titre ensuite précipités dans la mer et former les ,jetées. Les quais que nous parcourûmes ensuite se développent heu a peu, s'avançant sur les eaux; ils doivent comprendre le port dans une enceinte quadrangulaire. Le fond de la mer est creusé à la drague, et c'est par le moyen de cette machine qu'on enlève les bancs de coraux sous-marins.
Le port de Saint-Pierre sera le premier qu'aura la Réunion. Jusqu'à présent les rivages à pic ou sans aucun abri de la colonie bourbonnaise n'offrent que des rades inhospitalières, où, dans la saison des ouragans et des raz de marée, les navires ne peuvent tenir la mer. Les ouragans, les cyclones, comme on les appelle, font leur apparition dans le courant de l'été ou hivernage, c'est-à-dire du mois de novembre à mars. Le baromètre annonce généralement leur approche par la dépression subite de la colonne de mercure. Bientôt le vent souffle avec une violence inaccoutumée, et la plaie tombe à torrents. A terre, les arbres sont déracinés, les toits des maisons emportés. Sur la mer, malheur an navire qui se trouve sur la ligne de parcours du furieux tourbillon : il est englouti dans les ondes.
Les raz de marée, qui ont lieu généralement dans la saison des ouragans, sont des phénomènes d'un autre ordre et jusqu'ici assez mal expliquas. La mer, paisible au large, s'élève font à coup sur la côte et vient se briser au rivage avec un fracas inusité. Les galets sont roulés avec un bruit sinistre, et l'on dirait le grondement du tonnerre. Cependant le ciel reste calme et aucun vent ne souffle. Peu à peu les vagues s'apaisent et la mer redevient tranquille. A Saint-Pierre, où les raz de marée se font surtout remarquer par leur violence, les dégâts sont souvent considérables, et l'on a eu principalement à en souffrir dans les travaux du port. Plus d'une fois des blocs gigantesques du poids de plus de vingt mille kilogrammes ont été violemment précipités du couronnement des jetées, contre lesquelles venaient battre des vagues énormes, irrésistible bélier. D'autres fois, des portions entières de jetées ont été démolies et dispersées sous la mer. Le mal a été bon à quelque chose, et il s'est ainsi formé une sorte de talus naturel beaucoup plus large à sa base que celui adopté par les ingénieurs, mais aussi beaucoup plus solide et plus à l'abri des attaques des raz de marée.
Malgré tant d'ennemis conjurés, les travaux du port de Saint-Pierre s'avancent, et déjà les caboteurs et les navires de long cours qui fréquentent ces parages ont moins à souffrir que par le passé des ouragans et de la grosse mer. II faut à toute force un port à la Réunion, il lui faut des bassins de radoub et de carénage pour réparer les navires qui la fréquentent ou qui reviennent de l'Inde. Tout cela se fera à Saint-Pierre et peut-être aussi à Saint-Paul. Deux ports ne seront pas superflus, car file de la Réunion est assurément la plus belle des colonies qui sont restées à la France, et c'est aussi la plus productive. Chaque année elle est visitée par environ quatre cents navires, presque tous français, et la valeur de son commerce d'importation et d'exportation atteint aujourd'hui quatre-vingts millions de francs. La métropole fournit surtout à la colonie des tissus, des vins, des liqueurs, de l'huile, du savon, des modes, et tous les articles dits de Paris, enfin des machines et des mules pour le travail des sucreries. Les colonies de l'Inde envoient du riz, des tuiles bleues ou guinées, du tabac, du poisson salé. Terre-Neuve expédie de la morue, qui forme avec le riz la principale nourriture des noirs et des Indiens engagés. La morue gâtée s'emploie comme engrais concurremment avec le guano, que l'on tire en grande partie du Pérou.
Le commerce avec l'étranger a lieu surtout avec l'Inde anglaise, la colonie du Cap, l'Australie, Maurice et Madagascar. Les marchandises importées sont des blés, des légumes secs et autres graines, de l'huile de coco, des viandes salées. De Madagascar on tire des bufs, des moutons et des porcs, et beaucoup de volaille.
En retour de tous les produits qu'elle reçoit, lîle de la Réunion expédie surtout du sucre, sa principale production. Le chiffre de la fabrication atteint aujourd'hui plus de soixante-dix millions de kilogrammes. Il faut compter aussi près de deux millions de litres d'arak consommés presque entièrement dans le pays.
Après le sucre vient le café, toujours très-renommé pour son excellente qualité, mais dont l'exportation actuelle ne dépasse pas deux cent mille kilogrammes. C'est juste le dixième de ce qu'elle était avant les grands ouragans de 1829, et avant que la culture de plus en plus progressive de la canne n'ait fait aussi arracher presque tous les pieds de café.
La production du girofle atteint à peine aujourd'hui trente mille kilogrammes, et celle de la noix muscade trois mille. Celle du cacao ne peut satisfaire que la consommation locale, et celle du coton a disparu. Elle était jadis une des principales ressources de la colonie. Le coton en effet est indigène à la Réunion, et certaines variétés de cette plante donnaient à Saint-Paul et Saint-Leu des produits très-estimés. En revanche la culture de la vanille est depuis quelques années en très-grande faveur, et l'exportation des gousses desséchées arrive aujourd'hui au chiffre de dix mille kilogrammes.
Comme on le voit, c'est encore le sucre qui forme l'élément principal du commerce d'exportation de la colonie; chaque année la canne est cultive davantage. I1 est à désirer que les colons n'aient pas un jour à se repentir d'avoir ainsi tout négligé : café, épices, coton, cacao, pour la précieuse graminée.
V
DE
SAINT-PIERRE AUX EAUX THERMALES DE CILAOS.
Saint-Pierrois et saint-Paulois. - Splendide panorama. - Colonisation de la plaine des Cafres. - La route de Chaos. - Les petits blancs. - Vue du cirque de Cilaos. - La fontaine de Jouvence. - Les mines d'or. - Prudent et Boyer. -- L'excursion de bras rouge. - Je mange des vers.
Saint-Pierre, où je m'arrêtai quelques jours, est une des villes les plus agréables de Bourbon. Dans ses rues bien pavées courent d'abondants ruisseaux à l'eau limpide. Çà et là de belles maisons déroulent leurs élégantes varangues au milieu de jardins bien entretenus. L'air est vif et frais, le vent souffle presque tons les jours, et les habitants du pays, les Saint-Pierrois, pour les appeler de leur nom créole, empruntent à ce climat une activité, une énergie qui leur sont propres et qui les fait aisément reconnaître par toute la Réunion. Saint-Pierre est l'antipode de Saint-Paul , et tandis que les négociants Saint-Pierrois, à la suite de nombreuses démarches, ont obtenu l'autorisation de creuser un port, et reçu des subsides du gouvernement métropolitain et colonial, les apathiques Saint-Paulois en sont encore à demander la même faveur et à s'apercevoir qu'ils n'ont rien obtenu.
Pendant le peu de temps que je passais à Saint-Pierre, j'aimais à me rendre le matin sur les jetées, et de là je jouissais tout à l'aise du splendide panorama qui se déroulait à ma vue. Sur le rivage se dresse le mât de pavillon, et plus loin la ville, coquettement cachée au milieu des arbres de ses jardins, laisse à peine apercevoir quelques-unes de ses maisons. A l'horizon, sur le dernier plan, les gorges profondes de l'entre-deux, le Grand-Bénard, terminé comme un promontoire à pic, les trois Salazes, aux cimes dentelées, et enfin le Piton des Neiges, le géant de file, se dessinent successivement.. On dirait une ligne uniforme de montagnes, une chaîne continue de porphyre et de granit. Les teintes sont heureusement variées, mêlées de bleu et de rose. Il faut choisir le matin pour jouir de ce grand spectacle, car dès que le soleil passe au zénith, des nuées blanchâtres s'étendent comme un rideau et, montant lentement le long de ces montagnes abruptes, finissent par les cacher tout à fait.
A droite est la plaine des Cafres, et derrière elle la plaine des Palmistes; une route transversale, reliant Saint-Benoit â Saint-Pierre, les recoupe dans toute leur longueur.
La plaine des Cafres est devenue depuis quelques années le pays des paisibles cultures et de l'élève du bétail. On y fabrique du fromage et du beurre comme en Suisse et en Normandie, et au milieu de ses vertes prairies l'un peut s'abreuver de lait. Les boudons qu'on y confectionne ne craindraient pas d'entrer en concurrence avec ceux de Neufchâtel, et les légumes, surtout les pommes de terre, y sont de première qualité.
J'avais à choisir entre une excursion vers ces vastes campagnes, ou une tournée aux eaux thermales de Cilaos. Ce cirque, opposé à celui de Salazie, est beaucoup plus pittoresque. I1 m'apparaissait de Saint-Pierre, s'étendant aux pieds des Salazes, du Gros-Morne et du Piton des Neiges. Je me décidai à en faire l'ascension, et ,je partis à pied un matin, avec un guide pour porter mon bagage. Les créoles montent d'ordinaire en chaise à porteur; c'était là un mode de locomotion <lui répugnait à ma qualité d'Européen, et surtout de touriste géologue. Quelques-uns, plus hardis, font cette excursion à cheval; mais le chemin est en précipice tout le long du parcours, et je jugeai prudent de le connaître avant d'enfourcher une monture. En somme, quarante kilomètres de route, plus une différence de niveau d'un kilomètre en hauteur, ne me parurent pas composer les éléments d'une trop fatigante journée de marche.
Jusqu'à la rivière de Saint-Étienne, le chemin n'offre rien de particulier, si ce n'est les champs de cannes plantureux qui s'étendent au loin par toute la plaine.
A partir de la rivière, la route se resserre entre deux montagnes à pic, couronnées de bois jusqu'à leur cime on entre dans ce qu'on nomme le Serré. Je passai sur des poutres branlantes le bras ou torrent de Cilaos; je traversai de verts bosquets plantés de bois noirs et de tamarins; des caféiers végétaient sous leurs frais ombrages; ils étaient couverts de leurs baies rouges ressemblant à de petites cerises. Cette gracieuse oasis forme ce qu'on nomme une !lette. Bientôt la route s'élève suspendue aux flancs d'une montagne abrupte : on rencontre quelques tunnels, puis la voie redescend vers le bras de Cilaos, que l'en franchit pour la troisième fois. Ce point, appelé le Pavillon, marque l'a première étape. Il est à moitié chemin.
Quelques cabanes perdues au milieu des bois; quelques maigres jardins, où l'on cultive surtout du maïs, des courges et des haricots, m'étaient apparus par moments. C'est là que se réfugient les petits blancs, descendants non melés des premiers colons de Bourbon. Devenus farouches à force de vivre isolés, ils aiment mieux cacher leur oisiveté et leur pauvreté dans la solitude, que d'habiter la ville où il faudrait travailler tout le jour, et se voir confondus avec les noirs et les mulâtres. Ces petits blancs, ainsi que les gentillâtres campagnards, ont de l'orgueil à leur manière; mais la faim fait sortir le loup du bois, et peu à peu les petits créoles, comme on les appelle encore, consentent à s'apprivoiser et à quitter les hauts pour descendre dans les bas, c'est-à-dire dans la plaine.
Du Pavillon la route de Cilaos ne tarde pas à s'élever sur une rampe très-rapide. On traverse un dernier tunnel, et l'on arrive au point dit le cap Noir, le plus difficile de la route. On a peine à concevoir comment on a pu ainsi suspendre un chemin sur l'abîme. Que l'on jette les yeux au-dessus de soi, ou que l'on regarde au-dessous, on demeure saisi d'étonnement, et il est bon de n'être pas sujet au vertige.
A peine eus-je franchi le cap Noir, que le cirque de Cilaos, semblable à un immense cratère, commença à se profiler sur le dernier plan de l'horizon. Le Grand-Bénard, les trois Salazes, le Gros-Morne et le Piton des Neiges se dessinaient à la fois, portant jusqu'à une hauteur de plus de trois mille mètres leurs cimes dénudées.
Ému d'un aussi imposant spectacle, je m'arrêtai. La teinte d'un noir violacé qu'affectaient, à la lumière du soleil, les roches basaltiques qui composent ces gigantesques masses, tranchait sur la couleur bleue du ciel. Par moments quelques nuages blanchâtres apparaissaient tout à coup, et s'élevant peu à peu le long de ces hautes montagnes, s'arrêtaient à mi-chemin comme retenus par une sorte d'attraction électrique. A côté de moi, des pics isolés, aux formes tourmentées, originales, le Piton de sucre, le Bonnet de prêtre, dominaient la route de toute leur élévation, et semblaient prêts à perdre l'équilibre et à me couvrir de leurs débris. Ces gigantesques pyramides, plantées là par la main de Dieu, proclament les uvres solennelles du créateur : on dirait des sentinelles avancées commises dès l'origine des temps à la garde de ces montagnes.
La gorge au fond de laquelle coule le bras de Cilaos que je suivais depuis le commencement de ma route, se resserre ici tout à coup. Les défilés disparaissent cachés dans les rochers; aucune issue ne semble ouverte, et quand le bras de Benjoin, de bras Rouge, et celui de Saint-Paul viennent, par leur commune réunion, former le bras de Cilaos, on se demande d'où sortent ces trois cours d'eau tant le lit dans lequel chacun coule est étroit.
La route qui mène aux sources thermales suit d'abord le bras de Benjoin. Au point où on le traverse est une cascade aussi haute que celle du Niagara, et dont l'eau, dans sa chute, laisse aller au vent une poussière liquide que les rayons du soleil colorent comme un arc-en-ciel.
A peine eus-je traversé le torrent que je rencontrai quelques chalets. A la hauteur que j'avais atteinte, les fraisiers et les framboisiers viennent naturellement, et dans les champs défrichés les petits créoles récoltent la plupart des légumes d'Europe : les petits pois, les lentilles, les haricots et les pommes de terre, qui jouissent dans ces parages d'un renom bien mérité. On se livre aussi sur ce point à la culture de quelques arbres fruitiers de nos contrées, tels que le pêcher, le poirier et l'abricotier. Mais dans les bois on ne rencontre encore que des essences tropicales : le bois rouge, le bois blanc, le café marron ou sauvage, etc.
Je m'engageai dans la forêt, puis je traversai l'illette des Étangs et j'arrivai enfin à Cilaos. L'air était vif et humide , la vapeur d'eau qui s'était formée pendant le jour se condensait dans l'air en un épais brouillard à 1"approche de la nuit. Je fis allumer un grand feu, et pendant que l'on mettait en ordre la cabane qui m'avait été offerte, je descendis vers les sources thermales pour prendre un bain avant le souper.
Depuis deux mois que j'étais à la Réunion, les colons m'avaient maintes fois parlé des eaux minérales de Cilaos. Suivant eux on sortait rajeuni de ces bains, et nulle jouissance au monde n'était plus douce que de se plonger dans cette fontaine de Jouvence. Je faisais, en écoutant ces récits, la part de l'exagération et du patriotisme créole, et je n'étais que médiocrement convaincu. Mais, arrivé à Cilaos, je fus bien obligé de me rendre à l'évidence, et de confesser à mon tour l'étonnant effet de ces eaux. Que le lecteur se figure une baignoire naturelle creusée dans le sol. Le fond est de menu gravier, les bords sont formés de grosses dalles, et vers l'entrée, sous l'eau, est une large pierre sur laquelle on s'assied. La place est vaste; des familles tout entières peuvent entrer dans le bassin et s'y mouvoir en toute liberté. Chaque baignoire est recouverte d'un toit et limitée par des cloisons de paille; une chaise ou plutôt un escabeau de bois et une barre transversale servent à déposer les habits, et la porte est fermée au moyen d'un rideau que doit apporter le baigneur.
Ces dispositions, bien que d'une simplicité toute primitive, ne laissent pas d'être fort originales. Les eaux sourdent dans le bain, et s'en vont par un déversoir qui laisse écouler le trop plein. L'eau est donc toujours renouvelée et toujours à la même température, et cette température est la plus agréable que puisse présenter un bain, c'est celle de trente-sept degrés centigrades, cest-à-dire précisément celle de la chaleur du corps. A mesure que l'eau arrive dans la baignoire s'échappant de dessous le sol, on éprouve un indescriptible bien-être.
Je sentais tout autour de ma poitrine les filets d'eau minérale qui glissaient comme une douche salutaire, et entre tous mes membres montaient les bulles de gaz qui me caressaient comme autant de serpents. On est vivifié, rajeuni, comme le prétendent les créoles, par l'un de ces bains bienfaisants. Ceux qui montent à pied à Cilaos ne connaissent pas de meilleur moyen de se délasser de leur fatigue. On peut d'ailleurs rester impunément plusieurs heures dans la baignoire, et quelques-uns y passent la nuit. Voilà ce que j'ai vu et éprouvé, et je puis dire aux incrédules : Experto crede.
Les eaux de Cilaos, comme celles de Salazie, sont alcalines, ferrugineuses et gazeuses; elles ont une saveur aigrelette, un peu métallique. Elles sont très-bonnes à boire pendant les repas. Une source d'eau minérale fraîche sort de terre à côté des sources chaudes, et c'est à celle-là que l'on puise de préférence pour boire ; on réserve la seconde pour les bains. Ces eaux sont très-efficaces clans les maladies de l'oie et d'estomac. Elles sont plus riches en principes minéraux et plus chaudes aussi que celles de Salazie ; mais ces dernières sont plus facilement accessibles et plus voisines de Saint-Denis, ce <lui a fait leurs succès. Quant à la thermalité de ces sources et à leur composition chimique, elles sont suffisamment expliquées par le voisinage d'un volcan en activité, et la nature du sol que les sources traversent.
Je n'étais pas monté seulement à Cilaos pour prendre un bain d'eau minérale. Il existait, disait-on, dans les environs des filons aurifères très-riches et très-puissants. La Californie n'était rien à côté de Bourbon , et à en croire un créole, cent mille mineurs, travaillant pendant cent mille ans (ce sont ses propres expressions), effleureraient à peine le gisement qui venait d'être découvert. Deux chasseurs de cabris, deux de ces hardis passeurs de remparts, dont la race se perpétue à Bourbon, tandis que celle des cabris ou chèvres sauvages disparaît tous les jours, consentirent à m'accompagner sur le nouvel Eldorado. Ils avaient. nom Prudent et Boyer. Le premier, parleur infatigable, causant un peu de tout et de beaucoup d'autres choses encore, ayant navigué, vu l'Inde et l'Europe, et portant par antiphrase sans doute le nom que lui avait donné l'état civil; le second, froid, calme, impassible, n'ayant jamais quitté File Bourbon où il filait né, mais solide au poste, comme on dit, et gravissant, nu-pieds les plus hantes montagnes, les pics les plus ardus. Tous deux beaux hommes, secs et nerveux, et porteurs d'une barbe noire à rendre jaloux un sapeur.
Nous sortîmes de Cilaos et nous nous enfonçâmes dans les bois. De temps en temps, Prudent se plaisait à signaler notre marche à sa femme qui était restée au village. Il tirait à cet effet, de quart d'heure en quart d'heure, un coup de pistolet que l'écho renvoyait à la plaine. Prudent n'avait apporté que la poudre et les capsules. Le sable du ravin, la mousse des rochers servaient de plomb et de bourre, et le tuyau d'une pipe chassait la charge dans le canon.
Nous passâmes, avançant prudemment un pied l'un devant l'autre, au bord d'un précipice à pic, de plus de trois mille pieds de profondeur verticale. Peu s'en fallut que je n'eusse le vertige, et aucun de nous ne parlait. On entendait la respiration sortir haletante de nos poitrines : nous poussâmes ensemble un ah! de soulagement quand le mauvais pas fut franchi.
Nous ne tardâmes pas ensuite à nous engager sur les flancs d'une montagne si raide, que l'on pouvait à peine y rester debout. Guides et porteurs, marchant nu-pieds, se cramponnaient de leurs jarrets d'acier à la terre et à la mousse; mais moi , chaussé de knémides que les Grecs d'Homère n'eussent pas désavouées, je glissais à chaque instant et manquais de rouler jusqu'au bas de l'abîme. Prudent me soutint par derrière, Boyer me saisit une main par devant, et je finis ainsi l'ascension.
Puis la descente commença et, après une série d'incidents de tous genres, nous arrivâmes au fond du Bras-Rouge. Le minerai d'or, si pompeusement annoncé, se résumait en quelques cristaux jaunes de pyrite ou sulfure de fer, perdus au milieu d'un filon argileux. L'éclat métallique et la couleur étaient tout ce qu'ils avaient de commun avec le précieux métal californien. A côté, une source minérale ferrugineuse avait tapissé d'une couche d'ocre rouge les parois de la montagne d'où elle s'échappait: Des blocs énormes, jetés en travers du ravin, témoignaient de la violence du courant à l'époque de ces pluies torrentielles que les créoles ont si bien nommées des avalaisons. La vapeur d'eau , condensée en épais nuages, nous cachait les sommets des montagnes au pied desquelles nous nous trouvions; mais si parfois une éclaircie avait lieu, le Grand-Bénard ou le Piton des Neiges découvraient tout à coup leur cime déchiquetée; elle paraissait, par une sorte d'illusion d'optique, d'une hauteur double et parfois triple de ce qu'elle était en réalité. On aurait dit les pitons les plus élevés des Andes ou bien ceux de l'Himalaya.
Revenus du fond du bras Rouge, comme jadis Énée des enfers, nous finies halte, avant de rentrer à Cilaos, au Camp des Chasseurs. Prudent alla cueillir des fraises dont larôme me parut superfin, et Boyer parvint à dénicher, au milieu de troncs d'arbres pourris, quelques gros vers que nous fîmes rôtir, et que nous étendîmes ensuite comme du beurre sur le pain.
Lecteurs, vous faites la grimace, et je la faisais aussi comme vous, mais je ne tardai pas à changer d'avis, et si les choux palmistes de Bourbon composent un légume exquis parmi tous autres, les vers de Cilaos méritent aussi d'être appréciés des gourmets. Les anciens Romains, malgré leurs plats de langues d'oiseaux t les modernes Chinois , n'en déplaise à leurs nids d'hirondelles, n'ont jamais rien dégusté de plus fin.
VI
SAINT-LOUIS;
SAINT-LEU. DÉPART DE LA RÉUNION.
La vendange des tropiques. Fabrication du sucre. - L'usine de M. Deshayes. -Les travailleurs indiens, nègres, arches et chinois. - Population de la colonie. - Le château du Gol. - De SaintLouis à Saint-Leu et Saint-Paul.
Dire que la descente de Chaos à Saint-Louis fut moins pénible que la montée, et que je la fis en beaucoup moins de temps, c'est avancer une vérité digne de M. de la Palisse. Je demande néanmoins qu'on me passe cet axiome : il servira d'entrée en matière à ce sixième et dernier chapitre de mon voyage.
Je reçus à Saint-Louis une hospitalité toute créole dans la maison de M. Denis Payet, conducteur des ponts et chaussées et ingénieur communal'* Saint-Louis, situé au milieu des arbres, est traversé par la grande route de Saint-Pierre à Saint-Denis. Un ruisseau d'eau courante passe devant chaque maison , et rafraîchit l'air déjà parfumé de l'odeur des fleurs. La porte de ma chambre ouvrait sur un vaste jardin, où les manguiers, les bananiers et les tamarins répandaient une ombre bienfaisante. Assis le soir hors de la maison, nous buvions le faham odorant, ce thé de lîle Bourbon, digne rival de celui de Chine, et nous nous laissions aller à d'interminables causeries. Mon hôte me racontait les émouvantes aventures du temps de l'esclavage, à l'époque où les grands marrons infestaient lîle, et avaient choisi comme asile les inaccessibles cavernes sur les flancs du Piton des Neiges. On se rappelle encore à Bourbon et la féroce hardiesse de ces noirs et l'indomptable courage des chefs de détachement, qui allaient les traquer jusque dans leurs impénétrables demeures. - " Jette ta sagaye et rends-toi, " dit un jour Mussard , le plus vaillant de ces chasseurs de noirs, à l'un de ces chefs de bandes sur lequel il était tombé à l'improviste. " Jette ton fusil, " repartit le Cafre.
Je profitai de mon séjour à Saint-Louis pour étudier plus en détail que je ne l'avais fait jusque-là la culture de la canne et le travail des sucreries. Le mois de juin était venu, et avec lui le précieux roseau arrivait à maturité. Certaines variétés commençaient même à se couronner d'une aigrette violette, qui indique au planteur que le moment de la coupe est proche. Alors les sucreries, jusque-là inactives, entrent en mouvement; on visite, on répare toutes les machines, et bientôt la coupe commence. La canne est taillée à son pied, débarrassée de ses feuilles et jetée sur des charrettes traînées par des mules ou des bufs. Elles prennent le chemin de l'usine, où bientôt une nouvelle charrette arrive remplaçant celle qui s'en va. Il n'y a dans le travail ni trêve ni repos, hormis aux heures de repas. La coupe est la vendange des tropiques, et du temps des noirs c'était l'époque des fêtes champêtres et des danses échevelées.
Aujourd'hui que les immigrants de l'Inde ont presque partout remplacé le noir, les cris et les jeux ont disparu, car l'Indou , sombre et mélancolique , est loin d'être aussi expansif que le joyeux enfant de l'Afrique.
A mesure que la coupe se poursuit dans les plantations, la roulaison commence dans les sucreries. Le roseau ,jeté entre des cylindres de fonte de moulin) donne un jus aqueux et sucré qu'on nomme vesou. La partie ligneuse de la canne, appelée bagasse, est mise à part et desséchée; elle forme le combustible qui sert à chauffer les chaudières.
Le vesou tombe dans de vastes bassines en cuivre, ou défécateurs. On le purifie au moyen de la chaux qui précipite les sels terreux renfermés dans la liqueur sucrée, et coagule l'albumine. Le liquide , écumé et décanté, prend alors le nom de sirop, et descend dans des chaudières étagées, en tôle de fer, que l'on appelle les batteries. Elles sont chauffées par le feu ou parla vapeur. Le sirop s'y concentre au degré voulu, et passe enfin dans d'énormes chaudières en cuivre rouge et de forme sphérique, on l'on produit le vide. C'est là qu'ont lieu la cuite et la cristallisation. Une dernière opération, celle du turbinage, consiste à décolorer et dessécher les cristaux par le moyen de toupies métalliques, mues par la vapeur, et faisant plusieurs milliers de tours par minute.
Le système de fabrication du sucre, tel que je viens de le décrire, est le plus perfectionné. Il n'est pas encore en usage dans toutes les sucreries, mais peu à, peu les établissements qui sont restés fidèles aux anciennes méthodes, reconnaissent l'utilité du nouveau système et l'adoptent résolument. Les sucriers de Bourbon sont avant tout gens de progrès, et il est peu de colonies qui soient aussi avancées dans la fabrication du sucre.
Le travail d'une sucrerie est l'un des plus curieux que l'on puisse voir. Les chauffeurs à moitié nus, dégouttant de sueur, sont devant leurs chaudières qu'ils nourrissent avec usure et qui dévorent la bagasse avec une insatiable ardeur. Ceux-ci écument es sirops, ceux-là les décantent. Les uns veillent aux turbines, les autres au moulin et à la machine à vapeur. Le bruit métallique des cylindres, la ronde étourdissante des toupies se mêlent aux cris et aux chants des ouvriers. Au dehors, les cheminées de l'usine vomissent une fumée noire et épaisse, et devant l'établissement les mules du Poitou, attelées à leur charrette qu'on décharge, ouvrent bruyamment leurs naseaux pour respirer à pleins poumons l'odeur agréable qui se dégage de la sucrerie.
La roulaison était sur le point de commencer quand j'arrivai à Saint-Louis. Une vaste usine, qui travaille presque toute l'année, celle de M. Deshayes, était déjà en mouvement, et je m'empressai de la visiter. Tout est là disposé dans une symétrie et un ordre qu'on ne peut s'empêcher d'admirer. Tous les appareils reluisent comme s'ils étaient neufs; le parquet lui-même, en dépit de la mélasse, est d'une irréprochable propreté.
Le directeur de ce bel établissement n'est pas seulement un habile sucrier, c'est aussi un intelligent planteur. Une partie du sol qu'il a défriché, aujourd'hui couverte de cannes et naguère encore de blocs basaltiques au lieu de terreau, a reçu de lui le nom de Pierrefonds, qui consacre un succès de plus. Le travail du planteur, comme le comprend M. Deshayes et comme le pratiquent presque tous les colons bourbonnais, demande d'ailleurs une grande expérience. Il faut connaître les différentes variétés de cannes, les terrains qui conviennent à chacune d'elles, la quantité de guano ou d'autres engrais qu'on doit verser à leur pied. Ici l'on cultivera la canne rouge de Taïti ou la canne jaune; là la canne de Batavia ou bien celle de Chine; ailleurs il faut combattre le borer, ce ver rongeur qui, s'introduisant dans le roseau, se loge dans le tissu cellulaire, mange le sucre et fait dépérir la tige. Sur un autre point, c'est un champ à défricher et à fumer pour le préparer à recevoir la canne. Enfin, il faut tenir tout son monde de travailleurs occupé et content, et arriver au moment de la coupe et de la roulaison, avec une bande d'engagés disciplinée et assez nombreuse pour que toutes les opérations marchent dans un ensemble parfait.
Les ouvriers que l'on emploie à tous ces travaux divers, depuis l'abolition de l'esclavage, sont surtout des immigrants indiens. L'affranchissement des esclaves a eu lieu en 1848, et les noirs ont presque tous refusé de travailler pour leurs anciens maures. emancipés, ils se sont déclarés citoyens, et à ce titre ont généralement refusé de prêter leurs bras à autrui. On s'est alors adressé à l'Inde, mais comme le noir est plus robuste que l'Indien, on a aussi engagé des travailleurs sur la côte d'Afrique. Quelques faits déplorables auxquels ce mode de recrutement a donné lieu ont fait défendre par le gouvernement français l'immigration africaine, de telle sorte que ce sont aujourd'hui les Indiens seuls qui font presque tout le travail des plantations et des sucreries. On les engage à leur arrivée dans la colonie, et la répartition en est faite par les soins de l'administration. Les contrats d'engagement sont limités à cinq ans. L'Indien est pour l'ordinaire soumis, sobre, intelligent et n'est inférieur au noir que sous le rapport de la force physique.
Le nombre des immigrants de l'Inde aujourd'hui employés à la Réunion, soit dans les divers établissements et habitations, soit dans le service domestique, est d'environ quarante mille; dans ce nombre les femmes n'entrent guère que pour un dixième. Les Africains, y compris les Malgaches, et quelques centaines d'Arabes des Gomores ou de la mer Rouge, sont au nombre de vingt-cinq mille, dont cinq mille femmes. On a voulu essayer aussi d'introduire des Chinois. Il en est venu un certain nombre dont on a été très-peu satisfait; et il en reste environ quatre cents qui ont déserté les plantations et s'occupent du commerce de détail. Le fils du Céleste-Empire est né marchand, et beaucoup de boutiques d'épiciers, à la Réunion, sont tenues par ces Asiatiques qui y font d'excellentes affaires. A Saint-Denis on envoie sa bonne chez le Chinois comme à Paris chez l'épicier du coin.
En réunissant le nombre des travailleurs indiens et africains engagés depuis l'émancipation, on arrive à un total de soixante-cinq mille. D'autre part, l'ancienne population esclave, libérée le 20 décembre 1848, est évaluée aujourd'hui à cinquante-deux mille noirs : c'est donc en tout cent dix-sept mille habitants de couleur que renferme la Réunion. Le nombre des maîtres, ou si l'on veut la population libre avant l'émancipation générale, plus tous les Européens arrivés dans la colonie depuis 1848, est d'environ quatre-vingt mille âmes, ou les deux tiers du nombre de la population ouvrière. Au total lîle Bourbon renferme aujourd'hui près de deux cent mille habitants, et arrivera certainement sous peu, avec la liberté d'émigration que les Anglais viennent de permettre dans l'Inde, à deux cent cinquante mille âmes au moins. Lîle Maurice dépasse à cette heure le chiffre de trois cent vingt mille.
Les travailleurs indiens sont disséminés le jour dans les champs de cannes, et rentrent le soir à l'établissement autour duquel on les loge dans des cahutes ou paillotes, faites de chaume et de bambous. Près de Saint-Louis, quelques-unes de ces vastes plantations occupent plus de quatre à cinq cents travailleurs. Les plus belles, qui me rappelèrent les magnifiques campagnes de Saint-Benoit, dépendent du château du Gol. Je visitai cette antique demeure; c'est là que le poète Bertin a passé une partie de son enfance, c'est là sans doute qu'il est né, et il a chanté ce séjour dans une gracieuse épitre à M. Desforges-Boucher, ancien gouverneur général des files de France et Bourbon. Les somptueux appartements qu'il s'est plu à décrire et les jartins fleuris qu'il a célébrés n'existent plus. Le château tombe presque en ruines, ou du moins m'a semblé fort mal entretenu. Quelques maigres plates-bandes étalent une mince couche de terreau veuve de fleurs et d'arbustes, et la canne, cette plante que personne ne néglige, s'étend jusqu'au pied du manoir. Derrière est l'étang du Gel, où quelques bufs madécasses, entrant dans la vase jusqu'à mi-jambe, s'arrêtent pour étancher leur soif; puis vient la mer qui se prolonge au loin, jusqu'aux confins de l'horizon.
Cependant la fin de juin s'avançait, ramenant l'époque prochaine de mon départ pour l'Europe, et il me fallait songer à rentrer à Saint-Denis. Je pris un matin la diligence de Saint-Paul et traversai des sites que je n'avais point encore parcourus. Ce sont, an sortir de Saint-Louis, des sables mouvants dont les dunes s'avancent sans cesse dans l'intérieur (les terres; des volcans éteints, dont on aperçoit de la route les cratères encore rougis, enfin l'étang Salé où l'on prend les bains dans la belle saison; tout cela entre la route et la iner. A droite sont des champs de cannes qui s'étendent jusqu'aux flancs des montagnes, et sur la route les tamariniers et les bois noirs, au feuillage sombre , ou bien quelque cocotier élancé, le tronc nu, avec une couronne de fruits verts à la cime et un bouquet de palmes qu'agite et découpe la brise.
En entrant dans le quartier de Saint-Leu, le paysage change. Le sol devient montagneux et des landes stériles, des savanes non encore défrichées, succèdent peu à peu aux verdoyantes campagnes de Saint-Louis. Près du rivage on aperçoit les fours à chaux où l'on calcine les coraux de la côte. La fumée blanche et épaisse qui s'en dégage voile à demi les habitations.
A mesure que l'on entre dans la ville le paysage redevient riant; mais Saint-Leu ne se présente plus au voyageur avec un air de tète comme autrefois. Bien des demeures ,jadis splendides sont aujourd'hui délabres et vides d'habitants ; plus d'une varangue, autrefois animée de rires joyeux, pleure ses hôtes disparus et voit se déjeter ses colonnes. Avant la culture de la canne , Saint-Leu était le quartier le plus riche après Saint-Denis. On y cultivait le coton avec succès, et son café était le plus renommé de lîle. Il a gardé son antique réputation, et aujourd'hui encore chacun veut avoir du Saint-Leu.. Nul ne veut entendre parler des cafés de Saint-Benoît, de Sainte-Suzanne ou de Saint-Pierre, qui cependant valent bien le premier. En France, c'est à peu près la même histoire. Le martinique et le bourbon, devenus très-rares tous les deux, sont seuls admis sur nos tables, au moins de nom, et ni le java, ni le rio et tant d'autres, qui inondent tous les marchés, ne sont avoués chez l'épicier. Il le faut, hier., l'acheteur demande avant tout l'étiquette, et à toute force veut être trompé.
De Saint-Leu à Saint-Paul, la roule traverse une série de ravines aux anfractuosités pittoresques, semées de bouquets de bambous. Elle s'élève sur une forte rampe, attachée au flanc des coteaux qui bordent cette partie du rivage. La plupart des savanes se prolongent jusqu'à la mer et ne sont pas encore défrichées. Le petit village de Saint-Gilles caché sur le rivage, à l'entrée d'une gorge profonde, ne vit presque que de la pêche. En été on y prend des bains de mer sans crainte des requins. La campagne aux environs rappelle les landes de la Gascogne ou les coteaux dénudés du Morvan. Parfois apparaît un Malgache gardeur de boeufs. Ces anFuaux étiques, encore fatigués de leur traversée, sont nonchalamment étendus au soleil, ou broutent dans les champs en friche une herbe rabougrie et desséchée; cependant le pâtre indolent fredonne un air natal,
Et songe à sa grande île en regardant la mer.
D'autres fois, à l'entrée d'un champ de cannes, se montre un gardien, Cafre ou Mozambique, un haillon serré autour des reins et la lance au poing. Tel est l'aspect et telles sont les armes du garde champêtre colonial. Sur la route, quelques noirs, marchant pieds nus, se rendent à Saint-Leu ou Saint-Gilles, et vont nonchalamment, suivis de leur femme, qui trouve encore moyen de rester en arrière. Par moment passe le riche équipage d'un planteur, ou bien c'est un habitant à cheval galopant le long du chemin, et suivi de son domestique malabar, qui s'essouffle à courir à pied tenant l'animal par la queue.
A la descente de cette route si animée ne tarde pas à apparaître Saint-Paul, dont les maisons restent en partie cachées au milieu de leurs épais ombrages. Sur la mer s'avance un magnifique pont débarcadère, qu'envie Saint-Denis, et au bord du rivage est le ruât de signaux. La belle promenade de la chaussée, l'étang aux eaux tranquilles, de vastes champs de cannes, des jardins plantés de verts légumes, de longues allées de filaos varient, comme à plaisir, ce paysage enchanteur. Sur la baie, toujours calme et unie, sont quelques navires, et la pointe des Galets au nord, le cap la Houssaye au sud, ne semblent s'avancer sur l'eau que pour mieux protéger cette rade chérie du marin. Dans la plaine et sur les hauteurs sont quelques sucreries, et plus loin le Brûlé de Saint-Paul, plateau aride, labouré jadis par des feux volcaniques.
Je visitai à Saint-Paul quelques bons amis, et je ne tardai pas à reprendre le chemin de la Possession. Le fidèle Désiré m'attendait au rivage avec ses bateliers aux bras de fer, et par une belle nuit je m'étendis sur un des bancs de sa chaloupe, me laissant bercer par la lame. Quelques heures après je débarquai à Saint-Denis.
Au milieu de toutes ces excursions, la fin de juin était venue. Je voulais aller voir Maurice avant de retourner en Europe par le packet de juillet. Je quittai donc, bien à regret, la capitale de Bourbon et m'embarquai sur le vapeur à destination de Port-Louis. Longtemps nous cotoyâmes les bords riants de lîle française, longtemps Saint-Denis et ses blanches maisons, ses riches campagnes et ses profondes ravines restèrent en vue. Puis apparurent successivement les verdoyants jardins de Sainte-Marie, les bois de filaos de Sainte-Suzanne, et son phare blanchi levant sa tête au milieu des arbres et baignant ses pieds dans la mer. Au loin, par une échappée, se montraient les gorges sombres des Salazes et du Piton des Neiges. Enfin nous saluâmes les fertiles plaines du champ Borne : c'est le dernier adieu que lîle Bourbon envoie à ceux qui la quittent, comme c'est la douce bienvenue qu'elle donne à ceux qui viennent la visiter.
L. SIMONIN