Vue de Tsingtau, colonie allemande de Kiao Tcheou
AU PETCHILI
ET SUR LES FRONTIÈRES DE MANDCHOURIE
PAR M. G. WEULERSSE.
I
Takou. - Tche-Fôu - Port-Arthur
Le 13 juin au soir, le capitaine Guillaumat, attaché à l'Etat-major
des troupes en IndoChine, et moi nous nous embarquons à Changhaï
sur le vapeur postal allemand Tsintau.
Nous avons appris à Han-Koou même la destruction du chemin de fer
de Pao-Ting-Fou, la fuite des ingénieurs et le massacre d'une partie
d'entre eux. Nous savons que le mouvement " Boxeur " grandit et monte
vers le nord; que, depuis le 4 juin, la voie ferrée et, depuis le 10,
la ligne télégraphique entre Tien-Tsin et Pékin sont coupées.
Mais Tien-Tsin est protégé par les troupes internationales; nous
n'avons pas la moindre idée que nous puissions rencontrer en chemin quelque
difficulté.
Le 15 dans l'après-midi nous arrivons à Tsintau, la capitale de
la nouvelle colonie allemande de Kiao-Tchéou. Il y règne une très
grande activité: la fièvre pacifique d'une ville qui se construit
de toutes pièces à grand frais et pour un grand avenir; mais point
d'alarme. Seulement, le transport Koeln, qui vient d'amener la relève
de l'escadre allemande, au lieu de la débarquer ici, va la transporter
immédiatement à Takou.
Le 17, à 4 heures, les îlots rocheux qui marquent l'entrée
du port de Tchi-Fou se détachent en noir sur la mer étincelante.
Bientôt nous longeons les grandes falaises, luisantes comme du mica, de
l'Ile française. Nous l'avons occupée en 1861 et évacuée
en 1863, moyennant une indemnité qui n'a jamais été payée;
il y reste encore un petit cimetière français, dont le terrain
n'est même pas délimité, et dont le gardien chinois vient
régulièrement chaque mois toucher ses cinq piastres et demie au
consulat de France.
Les missionnaires catholiques ici se montrent très inquiets de la situation
à Tien-Tsin. Pas de nouvelles graves encore; mais le télégraphe
est coupé entre Tchi-Fou et Takou, et il faut une douzaine d'heures aux
bateaux les plus rapides pour apporter les dépêches. La douane
de Weï-Haï-Weï vient de saisir à bord d'un bateau européen
toute une cargaison d'armes à destination des Boxeurs: l'expéditeur
était, parait-il, Tcheng-chi-tong, le vice-roi de Ou-Tchang lui-même
!
18 juin. - La journée a été monotone: rien que la pleine
mer, grise et déserte.
Soudain, à 5 heures exactement, les voiles de l'horizon à l'ouest
se lèvent: de grosses masses noires apparaissent, de lourdes mâtures,
d'épais nuages de fumée: l'Escadre !
A mesure que nous approchons, les différentes lignes se détachent,
s'échelonnent; vues de profil ou de trois quarts, les grosses mâtures
semblent plus fines, presque légères; de nouveaux bâtiments
se découvrent: nous en comptons trente-cinq!
Avec ses quatre cheminées, toute blanche et bien au centre, la Rossia
paraît la reine de cette flotte. Non loin, notre D'Entrecasteaux, couleur
plomb, l'air plus mauvais, commande l'aile gauche; à l'aile droite, les
bâtiments anglais se distinguent par leur couleur noire. Une canonnière
américaine se signale par la longueur démesurée de ses
minces cheminées.
Mais, tout à coup, un détail passé inaperçu nous
frappe: tous les navires ont le pavillon en berne ! Quelles nouvelles allons-nous
apprendre ?
Un vent aigu s'est élevé qui secoue éperdument les pavillons.
Le ciel se couvre et la mer grossit; malgré nos deux anses, nous dansons
sur la lame et de grands rejaillissements d'écume font rentrer précipitamment
dans les cales les Chinois curieux qui se pressaient au bastingage.
De la Hertha une vedette à vapeur vient vers nous. Chaque vague la soulève
et la roule comme une épave: elle approche, niais ne peut accoster; on
ne peut même lui jeter une amarre. La tempête va grandissant et
le matelot, debout sur l'extrême rebord de l'arrière, une main
à la barre et l'autre au porte-voix de la machine, peut à grand'peine
maintenir la chaloupe face à la lame.
Cependant, du dessous des toiles cirées toutes ruisselantes, une tête
d'officier apparaît: dans le fracas des vagues et du vent, il communique
à notre capitaine les nouvelles.
" Les forts de Takou bombardés et pris. Toute communication avec
Tien-Tsin coupée. Ordre de nous mettre à la disposition de l'amiral
allemand. "
Le message terminé, nous passons à la vedette le courrier de l'amiral:
un gros rouleau de papier paille couvert de cachets rouges, attaché comme
une fusée au bout d'une longue perche de bambou. En grimpant sur la crête
d'une vague, la vedette peut l'atteindre, et s'éloigne aussitôt.
|
Impatiemment nous demandons au capitaine quelques détails. Les forts
ont été pris hier matin 17 juin, il y a trente-six heures ! Pourquoi
ce bombardement? Est-ce la guerre avec la Chine ? Mystère. A 6 heures,
nous allons nous placer à l'extrême droite de l'escadre, près
du transport Koeln, que nous avons déjà vu à Tsintau. A
quelque distance, nous apercevons la canonnière allemande lltis, une
cheminée trouée, la passerelle démolie: il y a eu sept
tués à bord; le commandant est parmi les blessés. Déjà
une Iltis, à laquelle les Allemands de Changhaï ont élevé
un monument, avait sombré dans un typhon sur la côte du Chan-Toung:
ce nom restera glorieux dans les annales de la jeune marine allemande!
Non loin est mouillé un croiseur chinois prisonnier dont la prise a été
une véritable comédie. Avant-hier, la veille du bombardement,
l'amiral chinois qui le commandait fait une visite aux amiraux pour prendre
congé. On le prie très instamment de ne pas priver l'escadre de
sa compagnie: il reste dix bateaux étaient prêts à faire
feu sur le bâtiment s'il tentait de s'échapper ! Le lendemain,
après la prise des forts, on le fait changer de mouillage: il était
au milieu de la flotte; en tirant sur lui, les alliés risquaient de s'entre-bombarder!
On l'a mis à une des extrémités, bien en dehors, sous les
canons du D'Entrecasteaux et du Gefion. Enfin, aujourd'hui, comme on trouvait
fatigant de le surveiller on lui 'a enlevé les culasses de ses canons
et quelques pièces essentielles de ses machines. On lui a même
fait baisser son pavillon amiral; mais il continue de porter son pavillon national,
et il n'a pas manqué de le mettre en berne avec les autres !
8 heures du soir : La nuit tombe sur la mer mauvaise et trouble; les lames courtes
se pressent sur les hauts-fonds, blafardes aux dernières clartés
du crépuscule.
Les feux multiples de l'escadre brillent d'un éclat à chaque instant
plus vif. L'escadre russe, toute massée au centre, semble une colline
illuminée; l'escadre anglaise et l'escadre allemande en ligne apparaissent
comme les lumières de quelque Bund brillamment éclairé;
l'escadre française est comme une ville lointaine.
Soudain de grandes projections blanches balayent le ciel qui lentement a noirci;
d'où viennent-elles? d'un bâtiment détaché ? de la
côte invisible? Peut-être ce sont des nouvelles de TienTsin, de
Pékin ! Quelles nouvelles ?
19 juin - A 7 heures, nous partons vers Takou, qu'on n'aperçoit même
pas. La mer est calmée; l'escadre, tranquille sur ses ancres, a l'air
aussi moins formidable. De loin, aux épaisses colonnes de fumée
qui montent des hautes cheminées, on dirait une grande ville industrielle.
Il pleut; cette rade immense dont on ne voit pas les bords, ces eaux jaunes
sous le ciel gris sont d'une grandeur triste et sauvage. Nous passons à
travers la flotte immobile des bateaux de commerce; ils sont là une douzaine
au moins, vapeurs anglais de la Compagnie Jardine et Matheson, aux cheminées
rouges, vapeurs chinois de la Compagnie China Merchant, aux cheminées
noires rayées de jaune.
Près d'un petit voilier à l'ancre, nous nous arrêtons: c'est
le bateau pilote; le capitaine va aux renseignements. Dans une éclaircie
on aperçoit vaguement une noirceur basse à l'horizon: la terre
! A 8 heures, le canon tonne de la droite à là gauche de l'escadre,
de grands nuages s'élèvent, couleur jaune cuivré, comme
des fumées de hauts-fourneaux: on salue l'arrivée d'une division
japonaise sous les ordres d'un contre amiral ! Un destroyer anglais passe le
long de nous à toute vitesse, en route pour Takou, chargé de soldats
allemands - en kaki des pieds à la tête.
Au bout d'une demi-heure, le capitaine revient à bord. On a multiplié
les sondages; peine perdue! Nous avons beau être un bateau à fond
plat, nous ne pouvons franchir la barre. Les Chinois ont bien pris leurs précautions.
Nous retournons à notre place en attendant la prochaine marée.
En route nous croisons un convoi de neuf canots traînés par un
remorqueur; pantalon de drap, veste kaki, casquette blanche, ce sont des soldats
russes; il y a bien trente ou quarante hommes entassés dans chaque canot;
ils chantent à pleine voix tandis que sur un croiseur italien voisin
on joue l'hymne russe.
Les pavillons de l'escadre sont de nouveau en berne: on vient de ramener de
la rivière de nombreux morts et blessés. Quelle pitié que
ces bâtiments magnifiques réduits à servir de dépôts
et d'hôpitaux
et ces gros canons inutiles, amusés avec des
saluts; les Chinois doivent bien sourire !
3 heures. - Le Tsintau est accosté au transport Kln. Le pont est
couvert de grains: nous déchargeons une partie de notre cargaison de
riz et de blé pour pouvoir passer la barre. En revanche nous embarquons
des hommes, des matelots de l'Irène: leur temps était fini; au
lieu de rentrer en Allemagne, les voilà, comme des coolies, à
décharger les sacs de riz, à charger les boîtes de munitions,
et les tonneaux à bière qui ne contiennent, hélas ! Que
de l'eau pure coupée d'un peu de thé ! Cependant, tout à
l'heure, quand le commandant fera former le cercle à l'arrière,
ils pousseront vigoureusement leurs hoch ! à l'Empereur, à l'Allemagne!
Notre équipage chinois regarde: quelles réflexions font-ils ?
Voient-ils vraiment en nous des ennemis ? Est-ce seulement par force qu'ils
restent à notre service ? Ils semblent assez indifférents. En
tous cas, il y a un Chinois à bord qui déplore sincèrement
la guerre, un Chinois très bien, très " gentleman ",
qui parle suffisamment anglais; presque toute notre cargaison lui appartient,
il est navré !
4 heure. - Nous nous dirigeons maintenant vers un bateau blanc, à étages,
très haut de bord: c'est un bateau hôpital des États-Unis,
le Solace, transformé en transport.
Les marins américains accoudés au bastingage, tout en blanc, chapeau
rond, cravate noire négligemment nouée, ont l'air de yachtsmen
en croisière de plaisance. On cherche les dames: et justement une jeune
miss, très svelte, tout en noir, regarde du haut de la passerelle.
Quant aux soldats, avec leur grand chapeau de feutre mou, leur vareuse bleu
foncé, leur pantalon gris ou blanc sale, leurs guêtres jaunes et
leur cartouchière à la ceinture, on dirait des chasseurs. Les
officiers du bord, avec leur uniforme noir très sobre de galons et leur
casquette plate, ont tous des airs de Dewey. Un nègre dans l'entrepont
complète ce tableau d'Amérique !
Corned beef, Extra Family Soap, Evergreen Corn, saumon, tomates - et cartouches
- pêle-mêle m'entassent sur le pont du Tsintau. Puis, c'est le tour
d'un canon de campagne. Enfin les hommes, sac au dos, le fusil à la main,
enjambent à la hâte le bastingage.
A 5 heures, nous levons l'ancre, pour Takou. Du haut de la passerelle, la jeune
miss en noir - la miss classique des gravures héroïco-sentimentales
américaines - agite son mouchoir, et d'une voix aiguë, crie Good
bye ! Avec l'Iltis, avec le Nashville, des hurrahs sont échangés:
les nations pour l'instant cordialement fraternisent: il faut sauver les Occidentaux
!
L'Iltis nous précède, avançant lentement. Nous sifflons
trois coups; elle répond par trois coups: c'est le signal que nous pouvons
marcher encore; et nous entrons dans la bande des eaux terreuses, où
flottent des quantités de boîtes de fer-blanc, des boites de munitions
vides. Par précaution, le capitaine fait passer un certain nombre de
soldats à l'arrière, pour alléger notre avant. Nous sommes
tout près de la barre, le moment est solennel; le silence s'est fait
à bord.
Vers le Nord-Ouest, on distingue dans la côte basse une coupure nette
comme une entrée de canal: c'est l'entrée du Peï-Ho. La côte
insensiblement me rapproche; de grands poteaux - les poteaux des hangars à
sel semblent des mâts de jonques ancrées dans le ciel, suspendues
en l'air: mirage du soleil couchant sur cet horizon de côte plate où
la terre, le ciel et l'eau se confondent!
|
A 7 heures, nous avons passé. La silhouette des forts se détache
maintenant dans une gloire d'or, où monte le panache noir de l'Iltis.
A table, officiers américains et officiers allemands échangent
des toasts: " Au Kaiser ! " - " A la grande nation américaine
l " - " A la délivrance de Tien-Tsin et de Pékin ! "
- " Aux nations et aux flottes alliées ! "
Nous entrons dans le Peï-Ho. Sur les retranchements de la rive gauche flottent
deux immenses drapeaux japonais; sur ceux de la rive droite, un pavillon russe.
Des silhouettes de marins se détachent sur les parapets dans le ciel
rouge; de toutes parts éclatent des hurrahs: les Américains répondent
par de véritables cris d'Apaches !
La rivière est très étroite: à la nuit tombante
on distingue les traces des boulets sur les murs de terre. Sur plus d'un kilomètre,
les forts de la rive gauche se prolongent: devant eux sont mouillées
les vaillantes canonnières. Si elles avaient combattu là, elles
auraient été anéanties: heureusement, elles ont pris les
forts à revers, de l'amont !
Voici d'abord deux des canonnières russes, puis l'Algérine, puis
la troisième canonnière russe; enfin le Lion, la plus petite de
toutes, mais la mieux armée, et celle qui a joué le rôle
décisif. Les hurrahs n'en finissent plus comme nous passons le long de
la ligne, et il me semble que les derniers ont un accent français.
Le grand front brun des forts se perd maintenant dans l'ombre; en arrière,
des masses blanches - comme de grandes tentes - qui sont des monceaux de sel
restent seules visibles dans le crépuscule. Tout autour s'étend
la luisante livide des lagunes. A bord, marins allemands et soldats américains
s'expliquent mutuellement le mécanisme de leurs fusils, aux dernières
lueurs du jour. De longs trains d'embarcations passent traînés
par des remorqueurs: l'éclair rouge d'une cigarette qu'on allume fait
étinceler les caisses de munitions entassées; des officiers, tout
en blanc, esquissent des saluts... C'est un détachement russe qui va
débarquer plus haut. Il est 8 heures passées. Les canonnières,
dans la boucle de la rivière, ne sont plus que d'indistinctes blancheurs.
On entend des commandements éloignés, des coups de sifflet dans
la nuit. Un remorqueur nous accoste à bâbord: des officiers allemands
montent à la passerelle; un dialogue, rapide s'engage, scandé
de Ja wohl! , auquel se mêlent les cris chinois de l'équipage.
La plupart des matelots allemands descendent dans des embarcations, et le remorqueur
les emmène.
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Des canonnières, de grandes projections jaillissent, courant à
perte de vue sur les roseaux de la rive, ou y faisant surgir, apparitions étranges,
les quelques rares maisons européennes et les murs des forts - tandis
que les faisceaux lointains de la grande escadre meurent inutiles dans le ciel.
Les projections enfin se fixent sur la passerelle, où les Allemands débarquent;
toute la route, du débarcadère au camp, est éclairée,
et les marins s'avancent tout blancs, comme des fantômes dans un rayon
de lune.
20 juin. - 3 heures et demie du matin. On nous a tiré quelques coups
de feu pendant la nuit, à quelques centaines de mètres des forts
! La sentinelle allemande, qui garde les bagages à bord, a entendu siffler
les balles.
L'aube blanchit, aube précoce, la plus matinale de l'année. A
sa clarté se mêle celle de la demi-lune au zénith, et par
moments l'éclair d'une projection pâlie. Les feux des canonnières
clignotent comme des yeux d'oiseaux de nuit. La rivière et les lagunes
miroitent. Les forts se détachent en noir, masses menaçantes.
Les sentinelles et les pointes de mâts de quelques jonques se dressent
sur la crête des retranchements d'une, raideur, d'une immobilité
égales dans la blancheur de l'aube. Les canons prennent des proportions
géantes et des formes monstrueuses. Tout autour, peu à peu, les
lagunes s'ensanglantent. La marée descend et une frange d'écume
d'un blanc violet court sur les berges de boue, comme la traînée
de grandes limaces....
Nous remontons le Peï-Ho, lentement, à cause des grandes jonques
mouillées au milieu de la rivière; où déjà
retentit le chant des hommes au cabestan. Sur la rive droite s'étendent
les maisons de Takou, aux murs de terre et de paille hachée: ce sont
des bâtisses sans couleur et pour ainsi dire sans forme, les plus misérables
peut-être que j'aie vues en Chine. Au-dessus flottent de grandes bannières
triangulaires rouges: des pavillons de Boxeurs? non, ce sont les enseignes des
auberges. Les chiens aboient avec fureur; et les Chinois, qui commencent à
sortir, viennent nous regarder.
|
Nous approchons de la gare de Tong-Kou, terminus des chemins de fer de Pékin
et de Chan-Hai-Kouan, située sur la rive gauche. D'énormes tas
de charbon - charbon chinois - s'élèvent sur la berge; des quantités
de wagons, chargés de marchandises, sont massés sur les voies
de garage. La gare est importante, et le parait plus encore en raison de l'encombrement
qu'a causé la cessation du trafic. Mais tout est silencieux et désert.
Nous accostons au quai. Deux sentinelles volontaires, qui ont tout autant l'air
de bandits ou de maraudeurs que de soldats honnêtes, sortent de derrière
des tas de charbon, posent leur fusil et fixent l'amarre que nous leur lançons,
tout en continuant de fumer leur pipe. A 4 heures et demie, la descente des
Américains commence: à 5 heures, canon, munitions, conserves,
tout est débarqué. Il ne reste plus qu'une vingtaine de Chinois:
mais qu'ils sont gauches, empotés, dans leurs haillons épais ou
dans leurs longues robes, auprès des sveltes Américains bien découplés
dans leur costume kaki; et que leurs ballots mal ficelés font triste
figure auprès des caisses bien clouées et bien closes.
A quelque distance est mouillé le Monocacy, de la marine des États-Unis,
respectable canonnière à roue qui garde les quatre torpilleurs
chinois échoués sur les berges du Peï-Ho. Mais déjà
des équipages européens en ont pris possession et se préparent
à les remettre à flot, à la prochaine marée. Un
revient aux Russes, un aux Allemands, un aux Anglais, un aux Français.
A 6 heures, nous redescendons la rivière, avec deux chalands du chemin
de fer, confisqués pour le service de l'escadre. De la rive avec de grands
gestes, des gens de Takou interpellent notre équipage. On défend
à ceux ci de leur répondre. Craint-on qu'ils ne passent 'à
l'ennemi ? Cela leur serait difficile. Le fait est que depuis deux jours ils
ont travaillé dur pour leurs ennemis - si nous le sommes?
Des cadavres de Chinois flottent au fil de l'eau, tout boursouflés dans
leurs vêtements de toile bleu clair; d'autres, échoués sur
les plages de boue, presque complètement nus, sont déchiquetés
par les chiens, qui des os arrachent la chair à belles dents.
|
Nous nous arrêtons un instant pour débarquer le reste des Allemands
avec tout le bagage dans un chaland stationné au milieu de la rivière.
L'ancien équipage, qui est resté à bord, accroupi dans
des trous de rats, continue à manger philosophiquement son riz et ses
herbes, comme si de rien n'était !
Nous repassons devant les forts; on distingue bien cette fois tous les drapeaux:
ceux d'Italie, d'Angleterre et du Japon sur la rive gauche; ceux de Russie et
d'Allemagne sur la rive droite. Le nôtre n'y est pas encore.
Comme nous sortons de la rivière, nous saluons une dernière fois
le capitaine Guillaumat, qui, avec un( trentaine de marins, descend à
terre; et à dix heures et demie nous rejoignons l'escadre. De plus en
plu; partout on ne voit que des Russes. Mais ce qui n'est pas moins frappant,
c'est la bonne grâce avec laquelle les alliés se rendent mutuellement
service. On a, sur cette rade, comme une vision des États-Unis d'Europe
et d'Amérique en face de l'Asie .
Vers une heure, un bateau de Jardine, qui arrive, grotesquement signale: "
Pommes de terre! " Le plus drôle, c'est que du bateau amiral allemand
une chaloupe se détache pour prendre livraison des précieuse solanées!
On est un peu à court de vivres frais à l'escadre!
Ayant déchargé ses pommes et ne pouvant monter à Tien-Tsin,
le Yik-Sang signale qu'il part le soir même pour Tchi-Fou. Comme le Tsintau
menace de s'éterniser entre Takou et Tong-Kou, je le quitte précipitamment.
Je dis adieu à la grande ville flottante, grande ville occidentale improvisée
sur la mer d'Orient internationale comme les " concessions " et plus
peuplée qu'aucune d'elles ! - Ville aux avenues larges et qui n'a pour
maisons que des monuments, où les voitures sont des chaloupes, et où
l'on se cause à coups de sifflets et de pavillons!
Le Yik-Sang est encombré de réfugiés que l'Endymion a ramenés
de Peï-Ta-Ho, de Chan-Haï-Kouan et des villes de l'intérieur
au nord de Pékin. Nous ne prenons pas moins de sept familles: ce sont
des missionnaires anglais ou américains, Naturellement, chaque famille
compte quatre ou cinq enfants: cela fait un( cinquantaine de personnes pour
cinq cabines!
Les femmes, abattues, épuisées, s'asseoient où elles peuvent,
sur le pont, jusque sur la boîte où passe la chaîne du gouvernail.
L'une d'elles, dont la large tunique à la chinoise cache mal la grossesse
avancée, le visage décharné, les yeux hagards, fait peine
à voir. Une autre est comme une morte: étendue sur une chaise-longue,
on doit la hisser sur le pont dans un des canots du bord. Plus pitoyable encore
peut-être est une malheureuse dont le mari est enfermé à
Pékin et les enfants à Tien-Tsin !
A six heures et demi, nous avons perdu l'escadre de vue; la mer est tranquille,
propice aux réfugiés !
21 juin. Huit heure, du matin. - Nous traversons l'archipel escarpé des
Ching-San, voilé de brume légère. Les enfants, revenus
à la gaîté, jouent sur le pont dans les rares espaces libres;
une fillette mutine fait tinter la cloche d'alarme... Nous avons un moment d'émotion;
quelqu'un a cru voir l'escadre chinoise: dans une passe de l'archipel: mais
ce ne sont que des rochers.
Je cause avec un méthodiste anglais qui s'est échappé de
Pékin le 4 juin au matin. Déjà, du côté de
la capitale, les ponts - des ponts provisoires en bois - commençaient
à flamber lorsque son train - le dernier - y est passé, à
toute vitesse. Au départ, la foule hostile, croyant que le chemin de
fer était déjà coupé, avait poursuivi de ses ricanements
cet étranger qui espérait encore se sauver ! En arrivant à
Tien-Tsin, M. B. s'aperçoit que le mécanicien avait déserté : il n'était resté sur la machine que le chauffeur, un simple coolie! A plusieurs reprises, des réguliers en fuite, mis en déroute par les Boxeurs, ont arrêté le train pour se sauver plus vite. Ils racontaient bruyamment, et avec une terreur en apparence profonde, que les Boxeurs étaient insensibles- aux balles. - " Mais un homme est toujours invulnérable quand on tire sur lui le fusil en l'air! " leur a dit M. B. Ils se sont contentés de sourire.
Le soir même, toutes les stations de la ligne, sauf celle de Tong-Kou, et tous les ponts étaient détruits; Pékin était coupé du monde civilisé ! Maintenant, Chan-Haï-Kouan et PeïTa-Ho sont brûlés, pillés - Peï-Ta-Ho, où le ministre d'Angleterre venait de se faire construire une magnifique maison de plaisance, où une boucherie, une usine à glace venaient d'être installées pour en faire une villégiature modèle!
" Et dire, - continue mon interlocuteur - dire qu'il y a deux mois, moins même, les consuls et les ministres étaient unanimes à s'écrier : " Oh! les Boxeurs ! Ils n'existent pas ! C'est une invention des missionnaires qui sont toujours à crier au loup ! "
" Il faut bien y croire, maintenant, aux Boxeurs ! Et s'il n'y avait que les Boxeurs ; mais il y a le gouvernement chinois tout entier. A qui l'Impératrice demande-t-elle conseil? à l'ex-tuteur de l'Empereur - un homme qui déteste les Européens au point de se couvrir la face avec son éventail quand il en rencontre un, et qui a refusé de laisser macadamiser la rue des Légations devant sa porte ! Quelle honte pour les puissances d'avoir laissé faire l'Impératrice! " Et nous songeons avec anxiété qu'il y a trente ans, juste à pareil jour, c'était le massacre de Tien-Tsin! (21 juin 1870).
Dès onze heures, le promontoire avancé de Tchefou Bluff est en vue, semblable à une île. Nous apercevons trois bâtiments de guerre venant vers nous : un cuirassé et un croiseur japonais d'où s'échappent des nuages de fumée noire; et un croiseur anglais, qui semble à peine sous pression, si légère est au contraire la colonne qui monte de ses cheminées. Comme ce dernier passe près de nous, nous distinguons sur le pont les turbans jaunes et les grands corps d'un détachement de Sikhs.
Un peu après, nous passons cette curieuse aiguille de roc qui se dresse en avant de Tchefou Bluff et qu'on a baptisée le Sphynx; et bientôt nous jetons l'ancre dans le port de Tche-Fou, près de la colline que couronne le kiosque-sémaphore. Les bateaux de guerre chinois qui étaient en rade le 17 se sont enfuis; l'un d'eux est, paraît-il, allé se mettre sous la protection du président du collège américain à TengTchéou !
21-26 juin. - La situation à Tche-Fou est vraiment extraordinaire. Voilà une ville chinoise sur laquelle sont braqués les canons de trois gros navires de guerre, qui, en une heure, la réduiraient en poudre; et pourtant les entrepôts chinois continuent à fournir du charbon à ces mêmes navires; d'élégants représentants de la Jeune Chine pédalent avec aisance dans les rues européennes - les seules où une bicyclette puisse rouler; et à la requête de quelques bonzes, des soldats de la garnison jouent la comédie presque aux portes des consulats de France et de Russie. - Et voici quelques dizaines d'Européens qui sont à la merci des forts chinois, de la foule chinoise; eh bien ! les bureaux des commerçants
sont tout ouverts; à l'heure du déjeuner, on y entre comme chez
soi; pour tout gardien on y trouve un Chinois qui dort !
Aucun Européen ne se hasarde à pénétrer dans la
ville chinoise; les boys d'Européens eux-mêmes n'osent y aller.
Et cependant on se baigne, on canote en rade, des enfants se promènent
à âne, accompagnés du seul ânier chinois. On va lorgner
cuirassés et croiseurs, comme si c'étaient de pacifiques yachts;
les femmes ont mis leurs plus belles toilettes, comme si la saison battait son
plein en ce Trouville de la Chine. Et au crépuscule, on fait tranquillement
le tour de la colline embaumée des senteurs du soir, par des sentiers
d'amoureux, sous la garde de la police du Taotai !
Pendant ce temps les consuls examinent les moyens de défendre cette même
colline, donnent l'ordre aux vapeurs mouillés dans le port de se tenir
prêts à recevoir des réfugiés. Des barques, le house-boat
de la douane, sur la plage, devant les hôtels, sont préparés
pour recevoir des fugitifs; et le consul d'Allemagne fait distribuer des armes
aux 36 volontaires de Tche-Fou !
La nuit, les vaisseaux de guerre fouillent la ville indigène de leurs
projections, terrifiant la population. Leurs faisceaux lumineux se fixent longuement
sur les forts qui couronnent les crêtes; une fois, du fort de l'Ouest,
- celui que les Français, en 1861, avaient baptisé le Mont Valérien
- des projecteurs chinois répondent, cherchent à aveugler les
lumières ennemies... et les nuits se passent sans autres incidents! A
onze heures du soir, on rencontre des gens en smoking qui reviennent de dîner;
pour regagner un bâtiment en rade, ils réveillent avec fracas les
bateliers endormis, à grands coups de pierres sur la carapace des sampans.
Dans les rues européennes les Chinois s'attroupent pour lire la déclaration
des amiraux où il est expliqué qu'en marchant sur Pékin
et en combattant les Boxeurs et les troupes impériales, les alliés
ne font pas la guerre à la Chine. Sur les murs de la ville indigène
sont affichées des proclamations du Taotai, ordonnant à la population
de laisser les Européens en paix, et tout à côté
des placards de Boxeurs où il est dit à peu près "
La Chine pourrait résister à une ou deux nations; mais comment
pourrait-elle résister à toutes? C'est folie sans doute de l'essayer.
Et cependant il ne faut pas céder, il faut sauver l'honneur. La Chine
aux Chinois ! Vivre Chinois ou bien mourir !
Le 26 juin, j'étais au consulat; arrive un télégramme en
latin! Jamais explication d'auteur ne m'avait produit pareille émotion,
non pas même le Quousque tandem, ou le discours du Pro Milone Tchely quatuor
patres occisi gubernator monuit non gosse, nos protegere quid agere quid novi
pax bellumve.
Le premier moment d'émotion passé, il fallut déchiffrer
le télégramme comme un manuscrit, mettre la ponctuation, séparer
les mots indûment joints: tout un travail de paléographie, avant
de délibérer sur la décision à prendre!
|
Cependant, ce même jour, la nouvelle que Tien-Tsin est débloqué
se confirme; je veux tenter d'y aller. Mais il n'y a plus de bateaux entre Tche-Fou
et Takou. Le commandant Vidal, attaché militaire de France en Chine et
en Corée, vient d'arriver de Séoul, où le manque de nouvelles
d'abord, le manque de communications ensuite, l'ont retenu; il enrage de ne
pouvoir rejoindre l'expédition, lui qui connaît si bien la topographie
et les défenses du pays entre Tien-Tsin et Pékin. Un bateau est
en partance pour Port-Arthur qui n'est qu'à quelques heures; entre Port-Arthur
et Takou les relations sont constantes. Nous décidons de passer par là;
et le soir même nous nous embarquons avec un missionnaire d'ici, le P.
Maviel, qui va s'offrir comme aumônier, ambulancier et interprète.
27 juin. -- Vers neuf heures et demie, la côte de Mandchourie est en vue.
Côte brûlée et décharnée; collines râpées,
falaises luisantes, une terre vieille et usée; des plages de sable éblouissantes;
des remblais et des tran-, chées jaunes ou rouges. Au loin, des maisons
sans verdure: la sécheresse d'une carrière; les tentes mêmes
des camps semblent des tas de pierres alignés; les pylônes blancs
du télégraphe optique chinois et les murs de terre de quelques
vieux camps complètent l'aridité du tableau. Il y a des forts
sur toutes les croupes et toutes les crêtes de ces collines désolées
qui ne semblent être, elles-mêmes, que de formidables retranchements.
Peu à peu les deux lignes de rivages, à droite et à gauche,
se rapprochent, jusqu'à se joindre presque. L'entrée du port est
extraordinaire d'étroitesse; elle n'a pas plus de 200 mètres:
on dirait une brèche faite de main d'homme dans une muraille.
Deux navires ne la franchissent pas facilement à la fois; et comme un
transport s'apprête à sortir, nous retournons à un kilomètre
au large pour lui laisser la liberté de ses mouvements. Quand nous revenons,
nous n'entrons qu'avec précaution, de peur que les courants violents
qu agitent la passe ne nous jettent contre les rocs aigus. Le port naturel est
tout petit; en réalité, ce n'est pas un port, ce n'est qu'une
crique, un petit cirque de mer presque entièrement fermé.
Mais vers l'Est s'ouvre une petite vallée: c'est là que sont situés
le bassin et le dock de Port-Arthur, construits naguère par des Français
pour le compte de la Chine. Et vers l'Ouest surtout, par delà une pointe
de terre basse que les Chinois appellent la " Queue du Tigre ", s'étend
un grand lac bleu; les Russes ont entrepris de le creuser, d'y faire une des
plus belles rades du monde. Des grues puissantes sont à l'oeuvre depuis
des mois déjà, et le travail d'approfondissement se poursuit avec
ardeur, à coups de millions ! Quand la rade sera prête à
recevoir les plus gros navires, on lui ouvrira une entrée nouvelle, directe
sur la haute mer; on creusera un chenal entre deux des collines de la côte;
alors seulement Port-Arthur sera digne de l'Empire Russe !
La ville actuelle s'élève en arrière de la petite crique,
dans un fond où règne une chaleur d'enfer; ville laide, l'air
vieux et triste, avec ses rues mal tracées, pistes de poussière
ou pentes de cailloux; avec ses maisons de pierre grise ou de brique bleu sombre,
serrées les unes contre les autres, dominées par des collines
chauves où se hérissent de rares pins rabougris qui ont l'air
de grandes épines - et des canons! Mais une ville nouvelle, plus fraîche,
plus élégante, Dalny, va s'élever à l'ouest, sur
les rives du beau lac bleu. Un grand mouvement de soldats,mais peu d'animation.
La ville a l'air mort. Beaucoup de Chinois ont eu peur et se sont sauvés;
plus de domestiques, plus de blanchisseurs! un certain nombre de familles du
moins les femmes et les enfants ont été faire un tour au Japon;
c'est ce qui a fait courir le bruit que toute la population féminine
avait reçu l'ordre d'évacuer la ville.
Voici maintenant que, pour permettre d'envoyer le plus de troupes possible à
Tien-Tsin et en attendant les renforts de Vladivostok, les jeunes gens de la
ville sont appelés sous les drapeaux pour faire la police et occuper
les défenses. Beaucoup de magasins ferment. Port-Arthur n'est plus qu'un
camp.
La résidence du " Gouverneur de Port-Arthur et commandant supérieur
des forces de terre et de mer russes en Extrême-Orient " est tout
à fait simple, et son abord est plus simple encore. Aucune cérémonie,
un accueil franc et chaleureux; malgré la multitude et la grandeur des
affaires dont il est chargé, le gouverneur trouve le temps de causer
avec nous.
Il ne doute pas que le gouvernement chinois ait longuement préparé
un soulèvement général et une guerre d'extermination contre
les Européens; des quantités énormes d'armes et de munitions
ont été accumulées à Moukden, aussi bien qu'à
Tien-Tsin.
Et comme la nouvelle officielle de la délivrance de Tien-Tsin arrive
en ce moment, l'amiral fait ressortir que ce sont les Russes qui ont débloqué
la ville, et que sans leur aide, l'amiral Seymour était incapable d'y
rentrer, incapable même de tenir la campagne quelques jours de plus 1
Rien ne flatte plus l'orgueil russe que de sauver ainsi les Anglais - et la
civilisation!
Le soir, à huit heures, nous trouvons au quai du bassin deux torpilleurs
de haute mer mis à notre disposition par l'amiral Alexeieff.
C'était ma première traversée sur un de ces lilliputiens
des flottes modernes. Vu du dehors, le torpilleur semble glisser sans secousse,
sans résistance, presque sans effort; mais du dedans, quelle trépidation,
quelle vibration de toute la membrure qui fait danser les verres sur la table,
comme des marionnettes ! Et cependant nous n'avons qu'une chaudière allumée!
Nous n'allons qu'à 11 ou 12 noeuds; mais de l'étroit pont de tôle,
si bas, presque au ras de l'eau, la mer semble couler comme un fleuve vertigineux
!
GEORGES WEULERSSE.
(A suivre.)
Entrée du port de Nagasaki
Toungouses civilisés à Khabarovsk
AU PETCHILI
ET SUR LES FRONTIÈRES DE MANDCHOURIE
PAR
M. G. WEULERSSE.
II
Khabarovsk.
N'ayant pu monter à Tien-Tsin, je me suis rabattu - via Nagasaki - sur
Vladivostok.
Dans un demi-brouillard nous longeons une grande falaise rose couronnée
de gazon. Les bulbes byzantins , et la double croix dorée d'une église
en bois peint la dominent: à côté, de grandes casernes neuves,
en briques rouges; au milieu d'un petit taillis, des tentes blanches; et des
batteries. Sur l'autre bord, des batteries, des tentes et des casernes. Partout
des soldats, en blouse blanche ou rouge, sont assis, comme pour un pique-nique,
sur les pelouses naturelles. C'est dimanche, les cloches sonnent: de longues
files se dirigent vers les chapelles.
Devant nous s'ouvre la belle perspective serpentine d'un golfe qui ressemble
à un fiord. Un détour brusque nous fait découvrir la "
Corne d'Or ". Au fond, la ville, toute grise et rouge, avec quelques grands
monuments blancs - l'Amirauté et la Cathédrale, - s'élève
en amphithéâtre sur les premières pentes des collines vertes
et nues. Vue de la rade, à distance, Vladivostok a l'aspect d'une belle
cité. De prés on a bien encore l'impression d'une ville considérable
mais on dirait une ville toute nouvelle et encore provisoire. L'extrême
négligé de la voirie et l'absence presque complète d'ombrages
lui donnent une physionomie ingrate.
Mais lorsque ces rues larges et droites seront pavées, bordées
de trottoirs réguliers, peut-être plantées d'arbres, elles
pourront former de jolies avenues. On commence à y construire de grands
et solides bâtiments: on sent que la ville est en voie de transformation,
ou plutôt que l'âge de la fondation définitive vient de commencer
pour elle, après 40 ans d'existence. Je ne fais d'ailleurs qu'y passer:
trois jours plus tard je prends le train avec deux compagnons de route pour
la capitale de la Sibérie extrême-orientale, la cité plus
reculée et moins connue de Khabarovsk.
A la 36e verste, nous quittons le bord de la mer pour une plaine herbue, encadrée
de montagnes toutes bleues dans le lointain. Nous côtoyons les rives verdoyantes
du Suifoun, dont Razdolny marque la tête de navigation. La station est
à l'écart, et nous ne voyons que quelques cabanes; en revanche
nous avons tout loisir d'admirer la magnifique prise d'eau de la gare; une haute
tour de pierre et le réservoir lui-même entouré d'une épaisse
muraille de bois: on dirait une sorte de donjon barbare.
Toujours remontant la vallée du Suifoun à travers les prés,
nous arrivons au centre important de Nikolskoé. Les grands échafaudages
d'une cathédrale en construction dominent seuls l'étendue des
maisons de bois, basses, largement espacées dans la plaine. Sur le quai
se presse une foule bigarrée: soldats russes, paysans sibériens,
Coréens et Chinois. Nikolskoé est le point où le Transmandchourien
oriental se détache de la ligne de l'Oussouri: les troupes y affluent
de toutes parts. Autour de la gare toute une petite ville de bureaux et d'ateliers
a surgi: on remarque tout de suite les locomotives transmandchouriennes, plus
grosses, plus puissantes que celles de l'Oussouri, faites pour rouler plus vite
sur des rails plus forts.
Au delà de Nikolskoé, la ligne traverse une grande prairie ondulée
et fleurie: des herbes à perte de vue; pas d'arbres: à peine des
arbustes dans quelques fonds; seules les ombres des nuages sur le penchant des
collines lointaines donnent l'illusion de forêts. Quelques rares carrés
défrichés rompent à peine la monotonie de l'étendue
herbeuse, où les bestiaux sont perdus. Les gares sont des maisonnettes
en pleins champs, aux murs de gros troncs de bois, peints en marron clair: des
paysannes tricolores - robe bleue, tablier blanc et marmotte rouge - viennent
nous offrir du lait.
Six heures. Le train maintenant roule datas une plaine de riche terre noire,
déjà bien cultivée, toute parsemée de villages petits-russiens
dont les plus vieux ont quinze ans. A notre droite une chaîne de montagnes
court vers le Nord: nous nous en rapprochons pour éviter les marécages
du lac Khanka. Le soleil descend lentement dans un ciel de cristal et fait resplendir
la plaine; la senteur des foins coupés flotte dans la fraîcheur
du soir. A l'Orient la lune pleine se lève pâle dans le ciel mauve,
sur les bois... Le soleil disparu, sur l'horizon embrasé de l'Ouest se
détachent seuls les clochetons d'une église et les ailes d'un
moulin.
Le lendemain matin, vers 5 heures, nous nous réveillons avec une sensation
de fraîcheur: il n'y a que 90 Réaumur dans le compartiment. Le
soleil déjà levé fait étinceler les prés
mouillés, d'un vert cru. Dans le brouillard passent les fantômes
blancs d'une clairière de bouleaux. Des fleurs éclatantes, blanches,
jaunes, rouges, violettes, et des herbes roses égayent le sous-bois.
Les chênes tordus, mal venus, ne font que mieux distinguer le svelte élancement
des bouleaux qui sont les rois de la vallée. Puis, peu à peu,
les sapins et les cèdres épaississent la forêt.
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La gare de Viazemskaïa, où nous arrivons vers 9 heures, quoique
petite et toute en bois, est moins rustique que beau coup d'autres. Elle est
assez joliment décorée de motifs en bois découpé,
dont le principal figure une ancre et une hache en écusson: les armes
du Transsibérien ! Ensuite, sur des kilomètres et des kilomètres,
nous traversons des forêts incendiées, dont les troncs blanchis
ou carbonisés, avec leurs branches mutilées, se dressent comme
des squelettes de suppliciés. Des épis transversaux en pierre
sèche et des clayonnages de saule à la base des remblais nous
annoncent l'approche d'une rivière dont on redoute les débordements:
c'est la rivière Khor, que nous franchissons sur un beau pont en fer
de 120 à 150 mètres de long. Les eaux sont basses et le lit est
encombré de bancs de sable, que les graminées ont envahis, et
où de grosses souches sont échouées, blanches comme des
fossiles.
La campagne maintenant n'est plus qu'un cimetière d'arbres: les souches
désolées semblent des stèles funéraires. La grande
nappe grise de l'Oussouri se déploie sur notre gauche: nous approchons
de Khabarovsk. A l'heure exacte le train s'arrête, ayant parcouru la distance
de 763 kilomètres en 28 heures.
Nous avons grand'peine à trouver de la place dans le deuxième
hôtel de la ville; des chambres minuscules et nues; pour tout mobilier
une table, deux chaises, une cuvette sur une chaise en guise de toilette, et
un lit. Mais quel lit ! plutôt un grabat: d'ailleurs le mot vient du russe
(Krabat) ! Pas d'oreiller, pas de traversin, pas de draps: avec un oreiller
et un drap, la chambre est de deux roubles par jour !
Khabarovsk est un grand village habité par des généraux.
A part les bâtiments officiels qui sont en briques, presque toutes les
maisons sont en bois, en poutres massives, à peine équarries:
s'il y a, à l'extérieur, un revêtement de planches, ce n'est
que pour l'ornement. Les toits sont en planches ou en tôles peintes de
gris ou de vert qui luisent également au soleil. Les volets blancs, les
motifs de bois découpé qui encadrent les fenêtres, peints
en blanc eux aussi, constituent la principale décoration.
Les maisons sont toutes éloignées les unes des autres: ici, pas
plus qu'en Amérique, l'espace ne manque, et les chances d'incendie sont
d'autant diminuées. Les rues sont très larges: ce sont de magnifiques
avenues se coupant à angle droit. Pour rester droites, elles dévalent
dans le fond des ravins, escaladent les buttes ce sont de vraies " montagnes
russes " . Ce sont d'ailleurs de grands chemins de terre - de poussière
ou de boue suivant le temps qu'il fait - quelquefois envahis jusqu'au milieu
par les herbes folles, ailleurs entaillés de profondes crevasses, et
bordés de trottoirs en planches plus ou moins défoncés.
Au coucher du soleil le grand village a son heure de beauté. C'est l'heure
où les rayons obliques illuminent les murs de bois, les rares bouquets
de verdure, et font de la poussière même des routes un poudroiement
d'or; c'est.l'heure où la magnifique lumière sibérienne
revêt toutes choses d'un charme mélancolique et doux. Mais, la
nuit tombée, à moins qu'il n'y ait clair de lune, Khabarovsk n'existe
plus: à peine quelques lumignons sur des réverbères de
bois, et les coups de sifflets prolongés, tristes, des invisibles veilleurs,
disent qu'il y a là une ville - une capitale !
En dehors des casernes qui sont dispersées tout autour de la ville et
de quelques établissements publics qui ont été récemment
construits du côté de la gare, la ville officielle se groupe presque
tout entière sur la haute falaise qui. commande le confluent de l'Oussouri
et de l'Amour. La cathédrale la domine, comme elle domine toute la ville,
la campagne et la grande nappe d'eau.
Malgré la rusticité de ses briques, de son perron de bois, de
sa porte peinte en blanc, elle a quelque grandeur. Les multiples clochetons
de courbe gracieuse, surmontés de la triple croix d'or, s'élèvent
avec légèreté. Ils n'ont pas de cloches à porter:
les cloches sont dans une sorte de petit beffroi, à côté
de l'église, comme en Chine et au Japon à côté des
pagodes. Et même le vert un peu cru des toits ne s'harmonise pas mal avec
le rouge des briques et l'or des croix. L'hôtel du gouverneur est tout
voisin: et la triple croix d'or surmonte aussi ses pignons de brique. Un peu
plus loin viennent le Cercle des officiers, la Bibliothèque, enfin le
Musée. La grille d'entrée est faite de vieilles baïonnettes
et les montants sont de vieux canons. Dans la cour encore des canons, des canons
chinois, en fer, en fonte, en bronze, en acier, pris à Port-Arthur. L'un
d'eux, richement orné, fut donné en cadeau par l'Empereur d'Allemagne
à son cousin l'Empereur de Chine quelle ironie! A côté,
une égale variété de boulets, depuis les boulets de pierre
jusqu'aux obus perfectionnés. Le Musée lui-même, qui est
surtout un Musée ethnographique, est assez riche: tant de races étranges
peuplent la Sibérie orientale ! Mais les collections sont encore entassées
avec peu d'ordre dans des salles trop étroites.
La gloire de Khabarovsk, c'est son jardin. Il s'étend sur le rebord même
de la falaise qui domine les deux fleuves. Au pied s'étend la grande
nappe d'eau brune, au courant rapide, large de plusieurs kilomètres.
Par delà étincellent de vastes plages de sable, couvertes de quelques
buissons maigres, où quelques boeufs à la pâture paraissent
des jouets minuscules. Puis c'est le moutonnement vert sombre des forêts;
et, barrant l'horizon, le grand pan d'ombre bleue des Monts Keksir.
Derrière nous s'élève la fière statue de Mouravieff,
comte Amourskii: une chaîne d'ancre tendue sur des canons entoure le piédestal.
Puis c'est la bâtisse lourde du gouvernement général, la
cathédrale plus élégante,
et l'arc commémoratif de la visite du tsarévitch en 1891, d'une
jolie nuance gris perle, et dont les armatures de bois se découpent légères
dans le ciel bleu. Plus près, parmi les verdures, le kiosque blanc de
la musique.
Sur la berge qui longe le pied de la falaise des balles de foin, des caisses
de munitions sont entassées; des soldats blancs sont alignés.
Ils attendent de s'embarquer sur les grands monoroues, qui, par leur couleur
blanche, la hauteur de leurs étages superposés au-dessus desquels
s'élèvent deux minces cheminées accouplées, rappellent
les bateaux des rivières américaines. Ils remonteront l'Amour,
puis le Soungari pour secourir Kharbin, la grande ville-chantier du Transmandchourien,
que les Chinois menacent.
Plus en amont, du côté de l'Oussouri, de gros pontons noirs: c'est
le marché aux peaux et aux fourrures. Ces lourdes carcasses de bois,
construites à peu de frais dans la région de Tchita, descendent
lentement au fil de l'eau la Chilka, puis l'Amour, d'escale en escale débitant
leur cargaison. Arrivés à Nikolaîevsk, ces marchands errants,
leur cargaison vendue, vendent aussi le ponton, qui ne vaut pas qu'on lui fasse
remonter 3 000 kilomètres de rivière. Ils s'en feront un autre
là-haut pour la saison prochaine; et les morceaux de celui-ci vont servir
à construire des maisons - ou des trottoirs.
Un peu plus loin on aperçoit les petites barques des pêcheurs rangées
le long de la grève, où l'on traîne les énormes Kalougues.
Ce sont de véritables monstres: la gueule, formidable, s'ouvre sous la
tête, comme chez le requin, mais les yeux sont proéminents et la
tête s'allonge en une sorte de museau plat et pointu comme chez l'esturgeon.
Il faut les dépecer sur place, et ce n'est pas trop de deux hommes pour
en porter un quartier pendu à une branche de sapin. Ces gros morceaux
de chair huileuse et sanguinolente, c'est la viande du Sibérien.
Ainsi au bas de la falaise se déploie le champ d'activité de Khabarovsk.
Mais c'est un tableau aride dont l'oeil se repose avec joie dans l'oasis du
jardin. Le frais sous-bois des noisetières est un charmant abri. contre
la chaleur lourde d'un après-midi d'été sibérien:
on y dormirait bien, n'était la fureur des mouches. Dans certains coins
or, a préservé des lambeaux de la forêt primitive, où
de grands vieux chênes s'élèvent encore. Dans les allées,
les tilleuls en fleurs répandent leurs senteurs enivrantes.
Le jardin est la grande, l'unique promenade de Khabarovsk; on y voit passer
toute la société: officiers de tous corps et de tous grades, plus
nombreux en ce moment que jamais - dames du monde, d'une élégance
un peu hardie - demoiselles du télégraphe en petite jaquette -
de toile blanche avec boutons d'argent, un insigne au collet, un bout d'uniforme
jusqu'à la promenade ! - paysannes mal fagotées, la mine pauvrette
avec leur fichu sur la tête, mais l'air très doux, si pâle
est leur teint, le blond de leurs cheveux et le bleu de leurs yeux ! Mais quel
est ce couple étrange? l'homme ressemble à un Japonais accoutré
à l'Européenne; la femme, à une missionnairesse anglaise
ficelée à la chinoise; ce sont, devinez quoi: des Toungouses !
Le commerce de Khabarovsk qui est un commerce étroitement local ou un
commerce de transit, est toujours languissant. En ce moment le rappel sous les
drapeaux de tous les hommes au-dessous de 40 ans, et la fuite d'une partie de
la population asiatique l'ont tout à fait paralysé.
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Avant les récents événements il y avait bien à Khabarovsk
dix mille habitants de race jaune, la moitié de la population; des Chinois
surtout. La plupart, amenés de Tchi-Fou par quelque entrepreneur, étaient
des gens paisibles: mais, pour cela même, un bon nombre ont eu peur des
bandes de pirates qui infestent la banlieue. D'autres ont eu peur des Russes:
le premier jour de la mobilisation, les rudes gars, furieux d'être appelés,
les ont quelque peu malmenés, et ils ont craint que dans un moment d'humeur
ces grands " diables d'Occident " ne les jettent à l'eau. On
l'a même craint au gouvernement puisqu'il a été question
de parquer tous les Chinois dans une caserne.
Khabarovsk serait tout à fait mort, n'était le grand mouvement
de troupes qui l'anime. De longues files de voitures de munitions et d'approvisionnements
montent et descendent sans cesse les pentes de la ville, et le port est grouillant
de soldats, comme les alentours peuplés de camps. Campées elles
aussi dans le voisinage, les femmes tziganes en robe rouge, leurs longues nattes
noires chargées de piastres, viennent offrir leur science de l'avenir
à ceux qui vont partir pour la bataille, et gagnent assez de kopeks pour
s'acheter de gros morceaux de kalougue qu'elles promènent dans leur tablier
bariolé
16 juillet. - Nous devions partir aujourd'hui pour remonter l'Amour. Mais les
événements de Tien-Tsin et de Pékin se répercutent
jusqu'ici. Hier soir, les Chinois de Sakhaline ont tiré sur Blagovechtchensk
situé juste en face sur la rive gauche du fleuve. La navigation sur tout
le cours du moyen Amour n'est plus sûre. Au reçu de ces nouvelles,
le Césaréviteh, grand bateau poste, sur lequel nous avions déjà
pris passage, est réquisitionné pour servir de transport. A la
hâte on décharge les caisses de thé - venues d'Han-Koou
par la voie de Nikolaïevsk; et on ramasse tous les Cosaques qu'on peut
trouver pour embarquer des munitions. Nous voilà retenus à Khabarovsk
jusqu'à une date indéterminée.
17 juillet. - Le soir, à sept heures, revue de départ des troupes
qui vont au secours de Blagovechtchensk.
Sur la vaste esplanade de la gare aux marchandises où la terre inégale,
défoncée, semble avoir été labourée par des
boulets, les troupes, deux mille hommes environ, sont massées. Rangées
immobiles suivant les trois côtés d'un grand rectangle, leurs lignes,
par leur géométrique régularité, font un frappant
contraste avec le désordre qui les entoure et le fourmillement de ceux
qui les regardent.
L'aspect général est sévère, presque triste: blouses
d'un blanc sale, encore assombries par le brun des manteaux qui fièrement
écharpent les poitrines, par le gris des musettes qui pendent sur les
hanches; pantalons noirs et bottes poussiéreuses. Rien qui reluise: pas
une étincelle. Les gamelles sont brunies et l'acier clair des baïonnettes
aux canons caché dans les fourreaux. Pas de grenades à la casquette;
pas de boutons dorés ou argentés sur les blouses de toile. Les
officiers, de loin, ne se distinguent des soldats que par la blancheur éclatante
de leurs dolmans: pas de galons.
A l'heure précise, le gouverneur descend de la colline. Des commandements
sobres: le régiment présente les armes. La manoeuvre est exécutée
avec assez d'ensemble; mais la plupart des numéros pairs tiennent mal
leur fusil, et leurs voisins, d'un mouvement rapide, rectifient les positions:
ce sont des réservistes mobilisés d'hier et encadrés dans
les contingents actifs.
Le général s'avance vers les troupes, à pied. Arrivé
à la tête du premier bataillon, il dit: " Bonjour, mes enfants
! " Les soldats d'une voix répondent: " Bienvenu, mon général.
" Sur le front du deuxième bataillon, même échange
de salutations familières et solennelles.
Cependant, au pied d'un grand talus rouge, une modeste table est dressée:
deux petits cierges y clignotent et l'on y voit briller deux cadres dorés.
Près de cet autel improvisé, les drapeaux des deux bataillons
-blanc, bleu et or -- sont plantés en terre. Quatre popes à la
hâte passent sur leur grande robe brune leurs riches dalmatiques brodées
d'or. Sur le groupe étincelant l'attention de tous, silencieuse, recueillie,
est fixée. Trois des popes, avec leurs longues barbes et leurs bonnets
carrés, vénérables et sévères, rappellent
les antiques Docteurs de la Loi. Mais le quatrième plus élancé,
plus jeune, un flot de boucles blondes tombant sur ses épaules et mettant
autour de sa figure comme une auréole, les yeux pleins de tendresse et
le geste plein d'onction, a la grâce d'un apôtre.
Dans l'air calme et dans le silence monte la prière: un chant mâle,
chanté par des soldats, auquel se mêle seulement le filet de voix
angélique d'un enfant: chant triste et lent comme un chant funèbre.
Toutes les têtes se sont découvertes. L'état-major est devant
l'autel: le général gouverneur, tout seul en avant, à quelques
pas. Les popes se signent avec de grandes révérences: les officiers,
les soldats répondent. Et à tout moment, en dehors des rites,
de ci de là, un soldat se signe, quelques-uns répètent
le geste, le précipitent avec une sorte de fièvre, comme s'ils
sentaient en eux une angoisse de mort, comme s'ils voulaient dissiper quelque
effrayante vision, se redonner du coeur. Un frisson passe sur cette masse d'hommes
frisson d'effroi mystérieux et d'obscure confiance.
Les popes se sont agenouillés: officiers et soldats, spectateurs, tout
le monde tombe à genoux. Les soldats ont leurs deux genoux humblement
sur le sol, comme des moines: quelques-uns seulement, un seul genou en terre,
comme des tireurs, ont une attitude plus héroïque. Sur l'ondulation
des têtes blondes et des manteaux bruns qui s'inclinent au rythme de la
prière se hérisse la forêt des baïonnettes. Longtemps
l'assemblée reste prosternée, muette. Lorsqu'elle se relève,
dans le bruit, je crois distinguer de petites toux honteuses, toux de larmes
ravalées; et près de moi, dans l'assistance, il me semble que
l'on pleure.
|
Les officiers défilent devant l'autel et baisent la croix, tandis que
le pope leur donne l'aspersion. Le pope ensuite passe entre les rangs et d'un
grand geste répand l'eau sainte sur les têtes inclinées.
Enfin le maire de Khabarovsk, en habit noir brodé d'or, s'avance sur
le front du premier bataillon, tenant avec précaution sur sa poitrine
une précieuse icône. Le général l'accompagne; d'une
voix forte il s'adresse aux troupes: " Soldats du premier bataillon, je
vous félicite ! Hier vous étiez encore de la ligne: aujourd'hui
vous êtes du corps d'élite des tirailleurs ! " Une acclamation
lui répond.
" Soldats du premier bataillon, les Chinois arrêtent nos bateaux
sur le fleuve et tirent dessus. Allez sans crainte et frappez sans merci! "
Une acclamation plus forte encore s'élève. Alors le commandant
du premier bataillon s'avance: l'épée nue, il prête serment
sur l'icône. Serment de fidélité au Tsar, de dévouement
à la religion. L'icône ensuite lui est remise; elle va, comme le
drapeau, suivre les destinées du bataillon qu'elle protège. Sur
le front du deuxième bataillon, même discours et même cérémonie.
Un roulement de tambour: les têtes se couvrent. Sans parade, sans clairon,
les troupes se dirigent vers le point d'embarquement. Là, les chalands
serrés forment une véritable ville flottante; sur l'un, des charrettes
entassées dressent leurs bras pressés vers le ciel; sur un autre
six canons sont braqués à bâbord, du côté de
la rive chinoise. Les hommes s'embarquent sur de grands bateaux blancs dont
ils ont vite garni les étages; familièrement, de la berge, le
gouverneur agite sa casquette blanche: des hourras frénétiques
lui répondent !
Déjà l'un des vapeurs s'ébranle; d'épaisses colonnes
de .fumée avec des gerbes d'étincelles montent de la double cheminée
noire. Ils sont partis. Lentement, contre le courant rapide, ils passent au
pied de la colline qui fait à Mouravieff son vrai piédestal. Très
haut dans le clair-obscur du soir, le Comte d'Amourski semble passer la revue
de ceux qui, poursuivant son oeuvre et dépassant ses ambitions, vont
donner au Tsar l'au-delà du fleuve Amour !
18-20 juillet. - Les Chinois de Sakhaline bombardent toujours Blagovechtchensk:
ils ont même essayé d'envahir le territoire russe. Les dépêches
passent encore, mais on dit qu'elles font 60 verstes à cheval. En tout
cas, l'encombrement est tel qu'un télégramme important adressé
de Petersbourg à la banque russo-chinoise de Vladivostok a mis onze jours
pour parvenir.
Ici on risque d'être affamé: la viande et la farine venaient de
la Mandchourie. La cherté de la vie augmente de jour en jour. La main-d'oeuvre
est aussi hors de prix, par disette d'hommes. On paye deux roubles la journée
d'un débardeur russe; les Chinois sont moins cher, mais ils n'iraient
pas assez vite. On réquisitionne les derniers chevaux et on distribue
des fusils aux Goldes. La police interdit la représentation d'une troupe
de Petits-Russiens pour cause de deuil public.
21 juillet. - Ce soir doit arriver l'Odessa, monoroue affrété
par les ingénieurs du Transmandchourien, qui ramène des fugitifs
de Kharbin. Vers sept heures en effet une fumée bleue apparaît
au delà de la longue flèche de sable qui semble vouloir empêcher
l'Amour de rejoindre l'Ousouri.
C'est le bateau attendu: toute la ville déjà est descendue au
port. On distingue bien maintenant le pavillon: dragon noir sur fond jaune;
dans un coin seulement un petit carré tricolore: blanc, bleu et rouge;
de loin on dirait un pavillon chinois ! Étrange mariage de couleurs,
ironique symbole de cette chimère déjà noyée dans
le sang: une entente cordiale entre Chine et Russie!
L'Odessa s'approche doucement: un gros chaland à sa remorque ralentit
sa marche. Bientôt on peut voir autour de la cabine du timonier les sacs
entassés pour servir de protection contre les balles; les parois blanches
du bateau sont criblées de trous noirs: il y a eu bataille ! On met le
pavillon en berne il y a des morts!
A la descente même du débarcadère nous recevons six missionnaires
français que nous avons distingués dans la foule à leurs
longues robes noires. Il y a une dizaine de jours qu'ils ont fui de leurs missions,
dans la région de Girin, au coeur de la Mandchourie. Ils sont partis
la mort dans l'âme, sur les invitations pressantes des ingénieurs
russes et pour ne pas enlever à leurs chrétiens leur seule chance
de salut. Déjà l'un des Pères, rentrant de chez le mandarin
voisin avec les meilleures paroles, protestations d'amitié et promesses
de protection, avait trouvé son église neuve en flammes.
De nuit, en charrette chinoise, ils ont donc gagné le " premier
Soungari ", c'est-à-dire la branche méridionale de la grande
boucle de Soungari. Salués de cris de mort par la foule, ils traversent
la rivière, et sur l'autre bord ils trouvent un train de service qui
doit les conduire à Kharbin. A peine le train parti, la station flambe.
Le trajet, de 110 verstes environ, s'accomplit d'ordinaire en huit heures: ils
en mettent vingt-quatre ! A peine descendus du train, il faut s'embarquer. Il
y a bien mille personnes dans le convoi: sur l'Odessa seulement, où il
n'y a de places que pour soixante passagers, on en fait tenir cent quarante;
on couche sur le plancher, sur les tables, dans les baignoires. Ceux-là
encore sont des privilégiés: les autres, plus de huit cents, sont
entassés sur deux chalands, avec les bagages. Il n'y a guère plus
d'une centaine d'hommes: les employés du chemin de fer ont reçu
l'ordre de rester à leurs postes sous peine de passer en conseil de guerre;
mais on transporte en lieu sûr leurs femmes et leurs enfants.
Les deux premières journées de navigation sont pénibles,
par manque de tout confort; mais il n'y a pas d'incident. A Sansing, comme il
n'y a pas de soldats à bord, tout au plus une quarantaine de fusils volontaires,
on embarque cinq cosaques, avec chacun cinquante cartouches; la belle défense
!
La descente du Soungari continue tranquille: on est déjà à
40 verstes de Sansing. La chaleur de l'aprèsmidi est accablante; tout
le monde, sauf l'équipage, fait la sieste à bord. La rivière
est encombrée de bancs de sable: le chenal longe la rive gauche. Tout
à coup dans les grandes herbes de la berge une fusillade éclate
des balles de Mauser, des biscaïens de fusils de rempart traversent le
salon, brisent les verres, les carafes, traversent même les cabines du
bord opposé. Quel réveil ! On s'appelle, on se cherche; hélas!
la femme d'un ingénieur trouve son mari sur le pont supérieur,
baignant dans son sang, mortellement blessé !
La fusillade dure intense, avec des accalmies et des reprises, plus d'une demi-heure;
les tireurs doivent être deux à trois mille, et ils tirent pour
ainsi dire à bout portant. Enfin le silence se fait: on se hasarde à
bouger, on se reconnaît peu à peu; par miracle il n'y a pas de
nouveau mort sur l'Odessa, il n'y a que quatre blessés. Les Chinois,
heureusement, se sont acharnés sur la cheminée qui est littéralement
criblée !
Sur les deux chalands, par une chance plus extraordinaire encore, il n'y a même
pas de blessés. A la première volée, chacun s'est réfugié
à fond de cale ou s'est blotti derrière les malles. Ceux qui avaient
des fusils, en s'abritant derrière quelque caisse ont tiraillé
sur les Chinois, à peine visibles dans les grandes herbes de la rive.
Un homme a reçu trois balles dans sa veste; une balle s'est logée
dans l'évangile qu'un " Molokane " était en train de
lire !
Mais quel désastre si le convoi s'était échoué !
On est encore à trois jours de la frontière russe: si les Chinois
avaient seulement l'idée de barrer le chenal ! Le capitaine décide
d'accélérer la marche à tout prix on fait passer les gens
du deuxième chaland sur le premier; sur le chaland évacué
on entasse tous les gros bagages, et l'on coupe le câble: tout est abandonné
au pillage des Chinois pour échapper à leur poursuite.
Le lendemain le convoi passe devant plusieurs forts chinois sans être
inquiété. Le surlendemain seulement les fugitifs rencontrent la
colonne russe qui, sur 22 chalands, monte, trop lentement, au secours de Kharbin.
Cris ! musique ! C'est une frénésie de joie à bord de l'Odessa
et de sa remorque; il n'y a que la malheureuse veuve qui pleure auprès
du corps de son mari. Plus de danger maintenant, la route est sûre; sur
tous les forts chinois d'aval flotte le drapeau russe et des hourras amis saluent
au passage les fugitifs. Mais Girin et Moukden sont au pillage: quel sort pour
ceux qui sont restés en pleine Mandchourie !
Du côté de Tieh-Ling, au Nord-Est de Moukden, un détachement
de Cosaques est perdu sans doute. Après avoir à genoux reçu
la bénédiction et d'un seul coup avalé leur grand verre
de vodka, ils sont partis comme des diables. Comme des chevaliers de mort, ils
auront fauché, écrasé des milliers de Chinois, ils en auront
jonché les plaines; puis leurs munitions, leurs forces se seront épuisées;
et maintenant toute une armée chinoise les entoure: est-il possible qu'un
seul échappe ?
Quand les Pères ont achevé leur récit, nous retournons
au port. Les passagers du vapeur sont tous débarqués; mais l'accostage
du grand chaland est très difficile. Les lampes électriques de
l'Odessa s'allument et baignent d'une lueur triste la pauvre masse humaine qui
se presse et s'agite sur l'étroite plate-forme. Avant de laisser descendre,
la police veut voir les passeports, puis les popes viennent réciter les
prières funèbres; la foule s'agenouille et prie...
22 juillet. - Au matin arrive un autre convoi de fugitifs de Kharbin; un seul
remorqueur pour cinq chalands et 3 000 personnes ! Ils n'ont pas été
attaqués; mais quel voyage ! D'abord, à Kharbin, l'assaut furieux
des chalands, l'entassement des foules qui menace de les faire couler et qu'on
ne peut arrêter qu'en les éloignant de la rive. Puis dix jours
de quelle navigation ! Pas de place pour se coucher; à peine de quoi
manger; et là pluie torrentielle incessante sans presque d'abri.
Enfin ils sont arrivés. Tous debout maintenant, serrés autour
du drapeau, ils forment un groupe puissant et héroïque. Dans la
confusion pittoresque de leurs haillons multicolores les chemises rouges mettent
des notes vives. Sur cette espèce de radeau' sans mâts, où
les tentes à demi pliées semblent des voiles abattues, ils font
penser aux marins du Vengeur.
Ils agitent des mouchoirs éclatants, blancs ou rouges, auxquels de la
berge d'autres mouchoirs répondent. Il y a des femmes qui pleurent, de
joie ou de tristesse, sur le quai. De gros Chinois en robe de soie bleu clair
regardent placidement de dessous leur éventail. Le débarquement
durera des heures; et toute la journée on verra dans les rues de Khabarovsk
de pauvres femmes, les vêtements sales et déchirés, les
pieds nus ou chaussés de boue sèche, emporter, précieusement
serré dans leurs bras avec quelques menus ustensiles, le samovar de la
famille !
23-27 juillet. -Tous les postes chinois en aval de Blagovechtchensk, les "
Quatre Passes ", Radevna ont été enlevés. Pour en
finir avec Aïgoun et avec Sakhaline on n'attend plus que l'arrivée
des troupes de Stretensk. Mais celles-ci sont retenues par la baisse des eaux.
La route n'est pas encore libre.
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28 juillet. -Le soir, comme nous dînons, un homme à barbe blonde
et au crâne dénudé s'approche de notre table, et nous dit:
" Je suis Français. " Cela veut dire qu'il est Russe, qu'il
parle français, et qu'il a envie de crier: Vive la France !
Après cette présentation d'une indiscrète gaucherie, il
entame la conversation: sa langue est légèrement empâtée,
on peut supposer qu'il a pris un verre de trop. C'est un ingénieur ou
un conducteur du Transmandchourien.
" Oh! la bonne affaire, le chemin de fer ! dit-il. Un chef de section là-bas
gagne deux cents, trois cent mille francs - oh ! de traitement; autrement il
prend ce qu'il veut.. Quelle chance! Les Chinois ont tout détruit, il
ne reste plus rien ! Rien ! - répète-t-il avec une joie naïve.
- Il faudra tout recommencer. Les millions qui avaient passé là,
on ne les retrouvera plus jamais, plus trace: plus de comptes, tout est perdu
! - Ils payeront, les Chinois! - continue notre interlocuteur qui se plaît
au monologue. Ils payeront en argent, ou bien en terre: 18 millions d'habitants
et un sol magnifique ! "
Sur quoi notre homme se lève comme pour se retirer: mais une idée
lui vient. Il approche une chaise et fait, en pleine salle à manger,
un tour d'acrobatie.
" J'ai cinquante ans passés, faites-en donc autant ! " nous
lance-t-il, tout en se remettant la tête en haut et les pieds en bas,
avec un air de courtois défi et d'un ton de vanité contenue.
Puis un peu honteux: " Oh ! j'ai fait cela parce que nous sommes entre
nous- entre Français et Russes ! " Notre acrobate alors devient
sentimental: -- " France et Russie ! La France avait peur, la Russie avait
peur; ensemble, 9 millions de fusils, rien ne peut leur résister ! Buvons
! " - Et pour la troisième fois nous nous levons pour choquer nos
verres de bière en criant: Vive la France! et: Vive la Russie !
" Voulez-vous prendre quelque chose? Vous savez, ce que nous appelons un
ours: du champagne, du stout, du cognac... ou bien, un uf, avec du kirsch,
du kummel, de la bénédictine... Non, vous ne voulez pas? Vive
la France, alors ! à demain "
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29 juillet. - La police a trouvé cette nuit six Chinois morts dans les
rues. C'était hier la distribution des armes aux volontaires. Simple
coïncidence.
30 juillet. - Vers dix heures du matin, une grande clameur monte du fleuve,
plane longuement sur la ville: ce sont des cosaques qui partent. Massés
sur la plate-forme fruste des chalands, ils chantent à pleins poumons
des chants d'un rythme mélancolique et lent. Hommes et chevaux sont mêlés,
et les longues queues de crins jaunes battent autour des cavaliers comme de
grands émouchoirs.
1er août. - La ville est pavoisée: un avis, polygraphié
à la hâte, a été affiché tard hier soir, pour
annoncer qu'on devait fêter la victoire de Houn-Tchoun. C'était
bien une victoire russe: point de troupes internationales ! Et une belle victoire,
6000 contre 40 000 !
Devant la cathédrale on célèbre le Te Deum. Sur l'esplanade,
en carré, 500 hommes environ sont rangés, tout en blanc: c'est
tout ce qui reste de la garnison. Au milieu du carré, sur la boue à
peine séchée, un humble autel a été dressé.
Auprès de l'état-major, au milieu du carré eux aussi, quelques
moujiks aux vêtements râpés, décolorés, couverts
de poussière et de boue, paraissent accablés de douleur: sans
doute ce sont les parents de quelques-uns de ceux qui sont morts à la
guerre.
Le vent vif agite la triple pointe des bannières rouge et or, où,
comme dans des médaillons, se dessinent les images sacrées tissées
de rose tendre et de bleu ciel. Le rustique candélabre de bois où
pleure un pauvre cierge, la grande croix surchargée d'ornements, et les
icônes encadrées d'une dentelle d'or se détachent avec magnificence
sur l'immense écran violet des monts Keksir. Derrière, tout de
suite, c'est la falaise à pic: et la vaste étendue des eaux brunes
et des sables blonds sépare seule la ville en prière de la grande
montagne dont la présence lointaine rehausse encore la majesté
du service divin. Des vols joyeux d'hirondelles tournent dans le ciel pur, des
corbeaux croassent dans les arbres voisins et le chant de victoire monte de
la poitrine des hommes, grave comme un office des morts.
Le pope a répandu sur le front des troupes l'eau bénite: comme
il monte le perron de l'église, un vieux moujik à barbe de Moïse
sort de la foule, saisit la croix avec violence et la baise à pleine
bouche, d'un baiser rapide et goulu, presque sensuel; au même moment une
bonne vieille perdue dans la multitude s'agenouille et se signe. Exaltation,
résignation: aussi spontanées, aussi ardentes l'une que l'autre,
chez ce peuple jeune et pauvre où vit encore la religion des vieux âges
!
Mais qu'est-ce donc, là-bas, dans le ravin, que ce papillotement de couleurs,
ce flottement de drapeaux plus pressés que partout ailleurs ? C'est le
" bazar " chinois ! Est-ce précaution ou inconscience? l'un
et l'autre sans doute. Toujours est-il que dans la précipitation de leur
loyalisme, ou simplement suivant leur négligence naturelle, les braves
Chinois ont mêlé les couleurs et cousu sans vergogne le rouge en
haut et le blanc en bas !
2-3 août. - Pas de nouvelles décisives. Seulement on recommande
de ne plus boire de l'eau de l'Amour elle est empoisonnée par les cadavres.
4 août. - De nouveau la ville pavoisée: c'est aujourd'hui la fête
de la mère du Tsar (22 juillet russe) !
Le gouverneur sur la place de la cathédrale harangue les troupes: "
Sakhaline est pris, leur dit-il. " L'affront que les Chinois ont fait à
la Russie en bombardant Blagovechtchensk ne tardera pas à être
complètement lavé. Aujourd'hui même les troupes de là-bas,
pour la fête de l'Impératrice-mère, prendront Aïgôun.
" La route de l'Amour est libre ! "
En effet, Aïgoun le soir même était pris. Enfin nous allions
pouvoir partir. Dès le lendemain, après vingt-trois jours passés
à Khabarovsk, nous nous embarquions pour Blagovechtchensk.
GEORGES WEULERSSE.
(A suivre.)
Le quai de Khabarovsk