Le TOUR du MONDE 1882-vol LXIV

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LA MISSION CRAMPEL,

PAR M. ALBERT NEBOUT.

1890.- TEXTE ET DESSINS INÉDITS

AVANT-PROPOS

Paul Crampel est assurément devenu l'un des noms les plus populaires en France : plus encore que la hardiesse de son plan, les circonstances mystérieuses qui ont accompagné sa mort, les bruits contradictoires qui ont circulé à ce propos, ont contribué à passionner les esprits.
Que de renseignements, les uns fondés, les autres absurdes, ont été publiés depuis un an sur les drames qui se sont passés au nord de l'Oubangui! Au premier abord, il n'y a eu place que pour l'enthousiasme et pour la pitié. Vaillant jeune homme, pionnier de la civilisation, victime de la science, il n'était point d'épithète assez noble pour qualifier Paul Crampel.
Puis sont venues les critiques. Ainsi qu'il arrive ordinairement, il s'est trouvé bon nombre d'écrivains judicieux pour expliquer que ce qui est arrivé devait arriver, que l'expédition était mal préparée, mal conduite. Si l'on avait fait ceci, si l'on avait compris cela..., le résultat eût été tout autre. Des professeurs d'exploration ont doctement exposé qu'il n'y a que deux manières de voyager en Afrique : seul ou à la tête d'une armée. Cent exemples contredisent ce dogme, mais qu'importe! " Je l'avais bien dit " est une phrase si commode et d'un si bel effet!
Je laisse dédaigneusement de côté les bruits encore plus ridicules qu'infâmes qui ont couru au Congo cette vaste potinière africaine - que Crampel était morphinomane, etc. On pourra en raconter bien d'antres sans parvenir à ternir une aussi glorieuse mémoire.
Toutefois, la plupart des lettres et documents envoyés par Crampel n'étant pas parvenus à Paris, ses amis devaient, pour donner de lui une image exacte, se contenter de rappeler son passé, de faire connaître l'admirable clarté de son intelligence et sa particulière loyauté. Ils manquaient de témoignages sur l'expédition elle-même.
Heureusement, un témoignage a été fourni de la manière la plus intéressante par le survivant de la mission, M. Albert Nebout.
M. Nebout était chef de gare à Rufisque - sur le chemin de fer de Dakar à Saint-Louis - lorsque Crampel s'arrêta au Sénégal pour y recruter les laptots de sa mission. Bientôt mis a r courant de ses projets, M. Nebout fut pris du désir ardent d'accompagner le jeune explorateur. Crampel se connaissait en hommes; il vit luire dans les yeux de ce fonctionnaire une tranquille énergie, une fermeté raisonnée, en même temps que l'esprit de discipline. Il l'engagea et en fit bientôt, sous le titre de chef de caravane, son véritable second, à côté de Maurice Lauzière, qui était, lui, le collaborateur scientifique de la mission.
Or M. Nebout prit l' habitude de noter au jour le jour sur un carnet intime, destiné à sa famille, ses impressions et les incidents du voyage. Ces pages ont fourni plus tard la substance de l'intéressant et triste rapport que M. Nebout a fait sur la fin de ses camarades, et qui a déjà été publié. Néanmoins elles ont; dans leur sécheresse et dans leur simplicité, un tel charme de vérité, elles sont tellement à l'honneur de Crampel et de M. Nebout lui-même, qu'il m'a paru intéressant de les publier intégralement, afin de l'aire tomber d'une manière définitive toutes les erreurs et toutes les calomnies.
On verra dans ces pages sincères la physionomie véritable de la mission et de son chef. On appréciera la netteté de vues de Crampel, ses qualités de commandement, sa prévoyance et sa lucidité, jusqu'au dernier moment. Ou discernera les véritables causes de sa mort. On verra qu'on peut ainsi les résumer : malgré tous ses efforts, Crampel n'avait pu se procurer au Congo français le nombre de porteurs qui lui eût été nécessaire. Eu égard à la quantité de charges qu'il avait à transporter, cela l'obligeait à des séries d'allées et venues (lui rendaient le trajet interminable. Or Crampel savait qu'une expédition allemande était partie de Cameroun pour le devancer. Il avait hâte de faire du chemin. L'espoir de rencontrer des animaux porteurs l'obsédait; il en parlait dans une de ses lettres. Aussi n'eut-il pas d'hésitation lorsqu'on lui signala les chevaux de " Tourgous " musulmans, à quelques journées de marche en avant. Il se hâta et, trompé d'abord sur les distances, ensuite sur les sentiments véritables de ses hôtes, il devint la victime d'une bande de coupe-jarrets. Pareille chose eût pu lui arriver sans qu'il s'éloignât beaucoup de Paris.
De même que Crampel avait été blessé, lors de son premier voyage, parce qu'il était parti sans ressources, sans compagnons et presque sans armes, de même le défaut de porteurs a été la seule cause véritable de sa mort.
Cela résulte avec évidence du récit que l'on va lire.
Et maintenant que deviennent les critiques des professeurs d'exploration? Il aurait dû se procurer plus de porteurs, dira-t-on. Oui, il l'aurait dû, et il le savait mieux que personne et il ne l'a pas pu. Il aurait dû marcher lentement avec toute sa troupe. Assurément, mais les Allemands de Cameroun menaçaient ses projets. Il ne pouvait prévoir qu'ils échoueraient. Et quant à la mort même de Crampel, toutes les critiques formulées peuvent se résumer ainsi : " Il a eu tort, puisqu'il a été tué ". C'est d'ailleurs là une manière de voir très humaine, mais qui n'est ni équitable ni généreuse.
Heureusement, il y a quelque chose qui parle plus haut encore que toutes les discussions, que tous les arguments, ce sont les faits ; le fait est que Crampel avait prévu sa mort et qu'il l'avait si froidement envisagée comme un événement capable de rendre son idée populaire. Là encore, cet héroïque jeune homme avait vu juste. On peut dire que si l'idée de la " conquête du Tchad " est devenue si populaire, si tant de regards se sont tournés vers l'Afrique, si tant de pierres ont été depuis apportées à l'œuvre commune, c'est que la première avait été scellée de son sang!

1. Les illustrations sont dues à Mme Paule Crampel, veuve de l'héroïque explorateur.


I

Départ du Sénégal. - à Libreville et à Loango.

3 avril 1890. - On me dit aujourd'hui qu'une mission d'exploration a, débarqué, il y a quelques jour:, à Dakar, pour recruter dans la colonie des soldats indigènes. Les renseignements qu'un rue donne sont très obscurs : je vais écrire à mon ami Leynaud de s'informer ....
5avril. - Mon ami m'a écrit ce qu'il sait an sujet de cette mission : " Le chef, M. Paul Crampel, est un tort jeune homme; dans un voyage au Congo, il a déjà exploré le pays des M'fans au nord du l'Ogooué. Il est suivi de plusieurs compagnons, dont un ingénieur, un naturaliste, un capitaine au long cours, un interprète arabe. Un Targui, venu d'Algérie, devra guider la mission à travers le Soudan. Le but de l'expédition serait d'explorer les vastes régions encore inconnues qui s'étendent de l'Oubangui au Tchad, de traverser le Sahara pour rentrer par l'Algérie.
6 avril. - Je ne fais, depuis hier, que songer à ce grand voyage. Penché sur la saute d'Afrique, j'étudie les pays que doit traverser la mission, et j'envie ceux qui partent.
7 avril. - J'ai vu M. Crampel : il allait à Saint-Louis, accompagné de ses agents et du Targui. Pendant l'arrêt du train, il s'est promené sur le quai de la gare, avec le Targui et l'Arabe. Le guide, avec son costume étrange, faisait sensation; de son visage, à demi voilé, on n'apercevait que deux yeux noirs, très sombres.
11 avril. - On parle beaucoup de la mission Crampel. M. Legrand, inspecteur au chemin de fer, déclare avec conviction que tous ceux qui partent sont voués à la mort, qu'ils n'arriveront pas en Algérie.
12 avril. - Le contrôleur Vallat m'apprend que M. Biscarrat, commissaire de police à Dakar, accompagne la mission; il sera le chef de l'escorte qu'il a recrutée lui-même : trente vigoureux Sénégalais, dont la plupart ont servi aux spahis et aux tirailleurs.
Un agent des ponts et chaussées, M. Périer d'Hauterive, partirait aussi.
Je suis très impressionné par ces nouvelles, et mon désir de suivre la mission grandit beaucoup; le personnel européen n'est peut-être pas encore complet...; je vais écrire à M. Crampel.
14 avril. - Je n'ai pas dormi cette nuit, préoccupé par mes projets. C'est une chose grave de quitter une situation acquise par six années de travail, au Sénégal; je calcule les chances de succès. D'un côté, le confortable d'une existence paisible, mais insipide dans sa lourde monotonie ; de l'autre côté,. les fatigues, les privations, les dangers aventureuse mais si attirante par les luttes de chaque jour. Que d'émotions douces ou terribles promet ce voyage à travers des pays inconnus que d'attrayantes études sur tant de choses nouvelles.! C'est une occasion unique, que j'attends depuis dix ans : je ne la laisserai pas passer. J'adresse une demande à M. Crampel, à Saint-Louis.
18 avril. - M. Crampel est passé, retournant à Dakar. A peine le train était-il arrêté, qu'il vient à mon bureau : " J'ai bien reçu votre lettre, me dit-il, mais je ne puis aujourd'hui vous donner une réponse formelle; mon personnel est complet, et, à mon départ de France, je n'avais pas pensé à ces bonnes volontés qui s'offrent au Sénégal.
" Je vous avoue que les renseignements que j'ai pris à Saint-Louis sur vous sont tels que je vous emmènerai, si cela m'est possible. Mais laissez-moi vous demander si vous partez sans " emballement ", si aucun espoir chimérique ou aucun désespoir ne vous poussent à abandonner une situation qui me paraît convenable. "
Mes réponses parurent le satisfaire, et ses yeux clairs, droits, ne me quittaient pas.
Très grand, il a une apparence délicate qui inquiète un peu; de longs cheveux blonds, une barbe rare et fine, encadrent un visage ovale un peu pâle: mais dans son regard on lit une vie intense, une intelligence remarquable, et sa voix nette, un peu dure, accuse beaucoup de décision
et d'énergie. Bonne ou mauvaise, je sens que son opinion sur moi est faite. Comme le train allait partir, je le conduisis jusqu'à la voilure : " Vous êtes un grand chasseur, me dit-il, souriant, en me tendant la main; on m'a raconté vos chasses au lion. " - a Chasses qui m'ont attiré des railleries par leur insuccès, répondis-je sur le même ion; mais si j'espère avec vous de plus beaux résultats, ne croyez pas, cependant, que ce désir seul m'attire re. "
19 avril. - Je pars pour Dakar, appelé par un télégramme de M. Crampel.
20 avril. - Je suis rentré à Rufisque pour remettre le service de la gare : je suis accepté, je pars.
Hier soir, j'ai causé longuement avec M. Crampel.
Il a bien voulu me dire la bonne opinion qu'il a de moi : " Ce qui me plaît en vous, c'est votre calme, votre froideur; l'enthousiasme fond si site quand commencent les difficultés, les privations. Je ne connais pas vos aptitudes et je ne puis préciser le rôle que vous aurez, mais je songe déjà à vous charger de la caravane, si, comme me le fait craindre une lettre venue de Loango, deux de. mes agents, qui m'attendent là-bas, m'abandonnent. u
Notre entretien dura assez longtemps et il était tard quand nous nous séparâmes. Je dus néanmoins, accompagné de quelques amis, faire le tour de Dakar, pour annoncer à tous nos camarades, qui l'avaient exigé, le résultat de mon entrevue avec M. Crampel. A minuit, le dernier m'attendait encore, n'ayant pu, nous dit-il, se décider à se coucher avant de savoir. Les uns affirment que je suis fou; d'autres m'envient et voudraient être à ma place.
L'inspecteur, qui se rappelle sa terrible prophétie, la regrette et voudrait me la faire oublier.
21 avril. - Je quitte Rufisque avec plusieurs amis, qui m'accompagnent jusqu'à Dakar. Avec l'assentiment de M. Crampel, j'emmène deux de mes hommes d'équipe, très dévoués, qui n'ont pas voulu me quitter; l'un d'eux, Samba N'Diaye, malgré sa petite taille, sa chétive apparence, est un chasseur habile et infatigable. Il nous sera très utile.
22 avril. - M. Crampel me présente à ses compagnons : M. Maurice Lauzière, ingénieur des arts et manufactures ; M. Decressac-Villagrand, _ prêté à la mission parle commissaire général du Congo; M.Biscarrat, chef d'escorte; M. Périer d'Hauterive, adjoint à l'ingénieur; Mohammed ben Saïd, ancien étudiant en médecine, interprète arabe; Ichekkad ag Rhâli, guide et interprète targui. Je vois aussi, pour la première fois, la petite négresse, déjà célèbre, Niarinzhe.
De mes nouveaux camarades, je ne connais que M. Gabriel Biscarrat: c'est un jeune homme de trente-deux ans, de taille moyenne, d'allure très militaire. D'une franchise, d'une loyauté absolues, gai et railleur à froid, un peu sceptique. Il est connu de toute la colonie pour son entrain, sa bravoure, ses nombreuses campagnes dans le Soudan et les Rivières du Sud.
23 avril. - A deux heures de l'après-midi, nous embarquons sur le Taygète, paquebot vapeur de la Compagnie Fraissinet. Plusieurs passagers sont déjà à bord; parmi eux, M. Savorgnan de Brazza, commissaire général du gouvernement au Congo. Ce n'est pas sans émotion due je quitte le Sénégal, où j'ai vécu heureux de longues années, où je laisse tant d'affectionnés et dévoués camarades. J'ai écrit une longue lettre à ma famille pour lui annoncer ce départ si inattendu; je voudrais lui faire partager mon bonheur, mes espoirs, mais j'ai bien peur qu'elle n'éprouve que tristesses et angoisses ....
28 avril. - M. Crampel descend à Grand-Bassam, malgré la barre, très mauvaise; le résident lui offre un superbe fusil sans chien.
1er mai. - Les Accréens qu'un commerçant du Gabon exhiba dans plusieurs villes de France étaient à bord; on les a débarqués à Accra, ville de la Guinée anglaise. Ces noirs, presque nus en France, pour l'exhibition, sont arrivés en costumes de gala, redevenus gentlemen et ladies; les femmes, très dignes dans leurs robes de soie noire à longue traîne, se pavanaient sur le pont, l'ombrelle ouverte, malgré l'heure matinale.
4 mai. - Tous ces messieurs de la mission sont aimables et gais, et la traversée n'est pas trop ennuyeuse.
Le paquebot longe la côte de très près et fait de nombreuses escales; à part les collines de Sierra Leone et d'Accra, la côte est généralement basse, couverte d'épaisses forêts; nous passons souvent devant des villages, dont nous pouvons distinguer les habitants à l'œil nu.
7 mai. - Libreville. Nous débarquons vers midi, et il faut aussitôt faire des démarches pour trouver un logement pour nous, pour nos Sénégalais; on nous accorde tir, bâtiment inachevé, mais où nous serons à l'abri. Pour 'la première fois, nous devons dormir sur nos petits lits de campagne.
8 mai. - M. Crampel trouve à Libreville MM. L... et R..., qui devaient l'attendre à Loango; pris d'ennui, ils ont abandonné leur poste. M. Crampel se sépare d'eux et les renvoie en France.
On s'occupe sans retard du recrutement de porteurs: j'en suis chargé.
J'inscris le nom de tous ceux qui se présentent, quand ils ont accepté les conditions d'engagement; ils ont aussitôt droit à une copieuse ration de riz, de lard, de tafia et de tabac, s'ils se présentent à l'appel du matin.
M. Biscarrat emmène ses hommes en promenade, et commence leur instruction militaire.
M. Lauzière inspecte les instruments. Un enseigne de vaisseau lui apprendra l'usage du sextant, qui ne lui est pas encore très familier.
Mohammed ben Saïd n'aura rien à faire : cela lui convient beaucoup.
M. Decressac continue sur Loango, où il préparera des logements et devra recruter des porteurs.
15 mai. - Ichekkad est malade, Mohammed ben Saïd aussi.: tous deux ont la fièvre. Le Targui nous donne beaucoup de soucis pour sa nourriture : il ne veut manger que de la viande ou du lait, et ces deux produits sont rares au Gabon. Il mange cependant à notre table, car nous le traitons comme un camarade
mais pour tous les plats qu'on lui présente, poulets, poissons et légumes, il a le même geste d'indifférent mépris. Mohammed ben Saïd veut lui prouver que le Coran ne défend pas cette nourriture; tous les arguments sont inutiles, le Targui refuse avec son fanatique entêtement.
Nous avons déjà une cinquantaine de porteurs, mais ce sont malheureusement de jeunes M'Fans, ou des Gabonais qui ne paraissent pas robustes.
Un M'Fan qui avait manqué hier à l'appel nous donne une bonne excuse : il a fait sa première communion.
La température est insupportable; une chaleur lourde, saturée d'humidité, nous fait, même à l'état de repos, transpirer comme une alcarraza.
Chaque jour à deux heures je vais rendre compte, à M. Crampel du recrutement de la matinée; puis nous allons ensemble nous promener. Ces promenades ont toujours un but : des achats à faire dans les magasins, des services à demander aux administrations coloniales. Il faut savoir mendier, c'est pour la mission
Toutes les portes s'ouvrent devant M. Crampel, les plus froids visages bureaucratiques deviennent aimables, tant son premier séjour a laissé de souvenirs.
Quelquefois la chose demandée est délicate, le fonctionnaire répond par un long et grave hochement de tête très administratif, un froncement de sourcils qui promet d'épineuses formalités; M. Crampel ne se décourage jamais, la position est rapidement enlevée, à coups de sourires irrésistibles, de paroles entraînantes.
16 mai. - Mes rapports avec M. Lauzière, un peu froids pendant la traversée, sont devenus intimes: nous ne nous quittons plus. Très obligeant camarade, il paraît doué de qualités sérieuses. Quand nous avons quelque loisir, nous nous promenons aux environs de Libreville; il y a là des vallées charmantes, profondes, pleines de verdure, de beaux arbres; cette puissante végétation de l'équateur repose les yeux de, l'aridité tropicale du Sénégal.
M. Crampel décide que aller au village de Dougeila dans la Rivière Komo, recruter des porteurs. Je partirai demain
I7 mai - J'embarque sur l'aviso Basilic, qui en quelques heures me conduit devant la mission catholique de Donguila.
Les Pères m'offrent une gracieuse hospitalité.
18 mai. - Le Père supérieur, très connu, très aimé dans les villages, veut bien m'accompagner dans ma tournée. Il fait de longs palabres pour engager les M'Fans à me suivre, mais ce sera difficile. Les affaires du Dahomey sont récentes, les tirailleurs gabonais ont été éprouvés, et les morts m'fans n'ont pas encore été payés. Ils ne paraissent pas convaincus qu'on ne les mènera pas à la guerre.
20 mai. - Je n'ai que deux recrues, le chef du village de Donguila et un de ses jeunes gens. Le premier, Étienne Oyouno, est un robuste jeune homme, qui doit à. ses richesses sa qualité de chef : il possède déjà cinq femmes, mais il en veut six, et il suivra l'expédition pour gagner l'argent nécessaire.
Je rentre à Libreville après sept heures de pirogue, avec un peu de fièvre et un joli coup de soleil qui me met un masque rouge sur le visage.
M. Crampel est satisfait que j'aie pu engager un chef, qui deviendra le contremaître de nos M'fans 25 mai. -MM. Crampel, Périer d'Hauterive et moi embarquons sur le petit vapeur Sergent Malamine, avec tous les porteurs recrutés, au nombre de soixante-dix, plus nos trente Sénégalais, à destination de Loango. Nos camarades attendront le prochain paquebot: le Sergent Malamine ne peut emporter tout le monde.
28 mai. - Nous arrivons à Loango.
M. Orsi vient au-devant de nous : c'est un beau garçon, à la physionomie énergique et franche, d'allure élégante et robuste. Il a su résister aux insinuations décourageantes de ses deux camarades, et attendre son chef sans faiblesse sinon sans ennui. M. Crampel lui en tiendra compte. M. Crampel logera chez M. l'administrateur Desaille. M. Orsi veut bien partager sa chambre avec M. Périer et moi. Nos hommes coucheront sous un hangar et sous les pilotis d'une maison en construction. Rico n'était prêt pour nous recevoir, et Loango offre bien peu de ressources.
29 mai. - Aussitôt le jour, nous faisons sortir des magasins tout le matériel de la mission : de lourdes caisses, d'énormes ballots, dont il nous faudra faire des " charges " d'un poids uniforme de 30 kilos.
Sur les indications de M. Crampel, je fais la répartition des marchandises, et MM. Orsi et Périer, improvisés menuisiers et forgerons, rabotent, scient et soudent à belle journée.
Entre temps, je dirige les exercices militaires des soldats et des porteurs; les premiers sont armés de kropatcheks, fusils à répétition, les seconds de carabines Gras. Les porteurs sont divisés en trois équipes; par un heureux hasard, chaque contremaître a fait du service aux tirailleurs gabonais. Notre sergent et nos caporaux de l'escorte sont d'anciens gradés des troupes du Sénégal.
4 juin. - M. Decressac-Villagrand part pour Brazzaville, où il devra préparer des logements pour la mission.
On s'affaire à trouver des porteurs aux environs de Loango, mais le recrutement marche mal.
Le travail d'emballage continue. Demain une première caravane emportera soixante-dix charges.
Nous avons fait l'inventaire de nos marchandises :
20 caisses en fer, cadenassées, renfermant des marchandises diverses, telles que glaces, couteaux, clous dorés, hameçons, bijouterie, perles, etc. 24 ballots d'étoffe blanche et rouge. 2 ballots de guinée. 20 ballots de fil de cuivre. 10 tonnelets en fer, contenant diverses marchandises de traite.
200 fusils à piston. 20 barils de poudre. 2 tonnelets de capsules. 20 caisses de quincaillerie. 2 caisses d'outils.
30 000 cartouches Gras, renfermées dans des tonnelets et des caisses étanches. 20 barils de lard. 20 charges d'endaubage. 10 caisses de sardines et de " soupes à l'oignon ".
Toutes ces marchandises, avec le matériel de campement, outils, tentes, lits, nos malles personnelles, forment plus de trois cent cinquante colis.
8 juin. - Nous avons réussi à engager vingt Loangos; dans la crainte que les noirs, abrutis et lâches, ne changent d'avis, M. Orsi part aussitôt avec eux pour Brazzaville.
11 juin. - Le paquebot Ville de Maceio nous amène enfin nos camarades, MM. Lauzière, Biscarrat, Saïd et Ichekkad.
14 juin. - Nous allons avec M. Biscarrat diriger un premier tir à la cible; les résultats sont médiocres.
Des caravanes continuent d'emporter nos marchandises vers Brazzaville.
15 juin. - M. Biscarrat part pour l'intérieur avec six Sénégalais et vingt porteurs, Gallois et M'fans Il est chargé de la rude corvée d'emmener le cheval de M. Crampel et de lui faire traverser les montagnes du Mayombé.
Le gros travail est achevé; il me restera à perfectionner l'étude du tir chez nos hommes.
26 juin. - Je reste seul avec M. Crampel, Niari et Ichekkad. MM. Lauzière, Périer et Saïd partent pour Brazzaville.
On a laissé à Loango quinze Sénégalais, vingt porteurs et cinquante charges pour notre dernière caravane. Nous devons suivre dans quelques jours, quand M. Crampel aura achevé son courrier.
29 juin. - M. Crampel est malade, un assez gros accès de fièvre.
2 juillet. - M. Crampel est plus mal; la fièvre augmente. Des vomissements qu'on ne peut arrêter le fatiguent beaucoup. Il ne supporte aucune nourriture, et est devenu rapidement d'une faiblesse extrême.
Aidé de Niari, je le veille et lui fais prendre les médicaments prescrits.
3 juillet. - Le docteur renvoie tout le monde, moi compris. II condamne rigoureusement la porte de la chambre; je suis très inquiet.
5 juillet. - Enfin, le danger est passé, mais la fièvre a laissé M. Crampel très faible, amaigri. Il n'est soutenu que par son énergie, qui est vraiment extraordinaire.
Il ne peut écrire, mais, malgré le docteur, il veut me dicter quelques lettres, car sa hâte de partir est grande.
7 juillet. - Les forces reviennent et il a commencé à prendre de légers aliments. Il espère être assez fort pour partir dans deux jours.


II

De Loango à Brazzaville.

10 juillet. - Nous quittons Loango à trois heures du soir, ne laissant ni un homme ni une caisse derrière nous. Toute la population nous fête; l'administrateur Desaille pleure en embrassant M. Crampel. Avant d'arriver au village de Mafouk-Bayonne, comme on allait bientôt ne plus apercevoir la mer, M. Crampel se retourne, la contemple longuement : " La reverrons-nous? " me dit-il.
11 juillet. - Je me place à l'arrière-garde pour pousser les traînards. Marche lente; nos porteurs, qui ne sont pas entraînés, n'avancent pas. A midi je rejoins M. Crampel, qui m'attendait; il me laisse un déjeuner froid et repart. Je reste loin en arrière, avec les éclopé. Je dépasse le village où s'est arrêtée la caravane, la nuit arrive. Je laisse les porteurs et marche rapidement, espérant rejoindre le camp avant la nuit; l'obscurité nous arrête dans, une forêt, où avec deux Sénégalais je couche sans manger ni boire.
12 juillet. - Au jour, je continue en avant, mais je commence à avoir des doutes; j'ai dû dépasser la caravane. Je m'arrête et suis bientôt rejoint par M. Crampel. Je marche en tête cette fois, et, à dix heures, nous arrivons à l'entrée de la forêt du Mayombé. Après déjeuner, la caravane continue; je reste encore en arrière pour attendre les traînards, et, à six heures, j'arrive au campement, établi sous bois, où j'ai le plaisir de trouver dîner et lit prêts. Seul le porteur de ma malle d'effets n'a pas rejoint.
Dans la nuit, Ichekkad, qui couche par terre sur des couvertures, réveille le camp par ses cris; de grosses fourmis noires, qui ont déjà dévoré plusieurs de nos poules, l'attaquent avec entrain. On les éloigne au moyen du feu; pendant plus d'une heure, le camp est en émoi.
13 juillet. - Départ à six heures, halte à neuf heures; M. Crampel est pris de fièvre.
14 juillet. - M. Crampel est trop malade pour marcher; j'offre d'aller jusqu'à Loudima et de revenir en toute hâte avec un hamac.
Je pars à sept heures, avec mon petit domestique (Loango de quinze ans) et un Bassa qui porte quelques provisions, sardines et biscuit.
A deux heures, je rencontre un Européen, M Potier, qui va à Loango.
Départ à six heures, halte à onze heures. Je déjeune d'une boîte de sardines, partagée avec mes noirs. Je repars à midi et campe à quatre heures au pied du Bamba.
16 juillet. - Départ à six heures; je sors du Mayombé à huit heures. Je n'en suis pas fâché. Toujours monter, descendre des collines à pic, courir sur les pentes rapides, traverser vingt torrents par jour, escalader cent troncs d'arbres renversés en travers du chemin, cette gymnastique finit par lasser et la fatigue n'est pas assez compensée par l'ombrage épais des grands arbres qui, depuis cinq jours, nous cachent entièrement le soleil.
17 juillet. - Un Loango me rejoint à midi, il me tend un papier et se laisse tomber par terre, exténué; il a couru deux heures après moi.
M. Crampel me prie de l'attendre. Il a pu continuer le 15 juillet avec un typoi (hamac) que lui a prêté M. Potier. Je m'arrête donc.
18 juillet. - Je reçois un nouveau billet de M. Crampel, demandant Saïd, de toute urgence, pour Ichekkad, malade. Je fais continuer le courrier jusqu'à Loudima, où Saïd doit encore se trouver..
A six heures, M. Crampel arrive porté dans un hamac; il est mieux, quoique un peu faible et pâle.
Le porteur de ma malle a rejoint sans sa charge; il raconte que des indigènes l'ont attaqué et volé. C'est peu probable; il a dû jeter ma malle dans la brousse pour s'en débarrasser; mais il est assez malade pour que son état le sauve de la correction qu'il mérite. M. Crampel me donne du linge.
19 juillet. - M. Crampel continue sur Loudima, avec toute la caravane. Je retourne seul rejoindre Ichekkad, resté malade dans un village à 18 kilomètres en arrière. Je trouve le Targui fatigué et surtout découragé. II se plaint des marches trop longues, du poids de sa carabine, de la nourriture, etc. Il mange pourtant avec appétit de la soupe et du riz. Moi, j'ai la fièvre, le corps courbaturé.
20 juillet. - Ichekkad va toujours mieux; je le crois moins malade que moi. Il se décidera sans doute à partir demain. J'ai eu la fièvre toute la journée. Saïd ne vient pas.
21 juillet. - Nous partons à six heures; Ichekkad marche bien et demande a continuer après le déjeuner. A deux heures, nous rencontrons M. l'administrateur Cholet; il offre une chèvre au Targui, dont les yeux brillent de plaisir à l'idée de manger beaucoup de viande.
Un peu plus tard, M. Vadon, sous-chef de la station de Loudima, vient à notre rencontre avec un types pour Ichekkad, que j'expédie aussitôt. Il sera ce soir au poste. Ave„ M. Vadon, je couche au village de Tchikamba.
22 juillet. - Départ à six heures. Marche pénible dans une plaine immense (18 kilomètres), couverte d'herbes hautes de plus de 3 mètres.
Fatigué, je gagne péniblement Loudima, où je retrouve M. Crampel et Sad; ; nos autres camarades sont déjà repartis.
23 juillet. - La station, dirigée par M. Renaux, est bien située et bien entretenue. De jolis jardins, de belles plantations l'entourent; en bas du plateau où sont les bâtiments coule le Niari, dont le cours sinueux est profondément encaissé
M. Crampel expédie Saïd et Ichekkad en avant.
25 juillet. - Nous quittons le poste à huit heures.
28 juillet. - Nous arrivons à Bouenza; ce poste, construit sur un coteau malheureusement dénudé, est abrité par des collines herbeuses; devant le poste s'étend la vallée du Niari, fertile et pittoresque, aux plaines humides coupées de sombres massifs de beaux arbres, noyés dans une superbe végétation.
30 juillet. - Halte à dix heures au village de Kimbouda. Les habitants de ce village sont en guerre avec les gens d'un village situé de l'autre côté du Niari. Je vais avec M. Crampel assister aux préparatifs du combat : au milieu du village, un " féticheur ", affublé d'un costume extravagant, barbouille d'une substance rouge le front et les joues des guerriers qui l'entourent. Puis une danse aux figures héroïques commence, pendant que les sentinelles, postées sur les collines, brûlent leur poudre sans modération. La troupe se répand sur la colline et apparaît aux regards des ennemis, jusque-là paisiblement couchés de l'autre côté du fleuve. La guerre commence, grotesque comme les querelles d'Arlequin et de Pierrot.
Mais il est deux heures, et M. Crampel part avec la caravane; très intéressé, je reste encore un peu. Comme si, à une grande distance, un fleuve ne les séparait point, les deux armées s'ébranlent, se fusillent avec intrépidité. Elles font des manœuvres savantes, rampent dans les herbes, précédées et flanquées de tirailleurs, s'éloignent, se rapprochent, et tirent toujours.
Quand les feux cessent un moment, un orateur se détache de la troupe, se campe héroïquement devant l'ennemi et commence à beugler un discours plein de menaces, de mépris et d'injures; un autre brave lui répond de l'autre côté du Niari. Quand aucun son ne peut plus sortir de la bouche de ces guerriers, quand le souffle leur manque, d'autres prennent leur place. Les sentinelles tirent toujours. Mais il e-t tard, et comme je vois que ces bons nègres n'ont des héros d'Homère que l'éloquence et n'ont garde de s'approcher, je m'éloigne rapidement et rejoins M. Crampel à six heures.
ler, août. - Arrivée à Comba à dix heures du matin.
Entre Bouenza et ce poste, la route est un enchantement. Le sentier suit la crête de collines caillouteuses, couvertes d'herbes, de maigres arbustes; mais au fond de vallées profondes, pleines d'ombre et de fraîcheur, coulent de clairs ruisseaux, cachés sous la plus belle végétation, dont le vert sombre tranche violemment avec l'aspect jaune des collines incendiées par le soleil.
Saïd et Ichekkad sont encore à Comba; le Targui devient de plus en plus exigeant : il refuse de faire route avec Saïd, qu'il déteste. M. Crampel le gronde.
3 août. - Mon Sénégalais Samba N'Diaye, atteint d'un abcès au genou, ne peut suivre; je lui laisse du manioc et des marchandises. Après le passage d'un affreux marais de boue noire, nous campons au pied d'une colline assez élevée et raide.
5 août. -A cinq heures du soir, un major américain, revenant d'un voyage d'étude au Congo, passe devant notre campement. M. Crampel l'arrête et l'invite à dîner. La conversation est difficile, l'Américain parle anglais à notre cuisinier, qui traduit en m'pongoué (gabonais) à notre contremaître M'Fan qui enfin répète les paroles en français. Mais comme nous offrons de bon vin en abondance à notre hôte, il est enchanté.
7 août. - Nous arrivons à Brazzaville à dix heures du matin. La mission enfin toute réunie, nous prenons un repos bien gagné.
12 août. -M. Decressac nous quitte .... M. Crampel le remet à la disposition de l'administrateur.
13 août. - M. Périer d'Hauterive donne sa démission. Sa santé est mauvaise, sa mère le réclame. Cela ne va pas continuer, j'espère, nous ne sommes plus trop nombreux. M. Crampel, un peu souffrant, est affecté de ces départs.
20 août. - Les bâtiments de la résidence et de la station s'élèvent sur un plateau, au bord du Congo.
Le -fleuve, large en cet endroit de mille mètres , coule rapide, entre deux berges très élevées; son cours, un peu plus bas, est obstrué par des rochers au-dessus desquels les eaux, courant avec une violence formidable, forment des tourbillons et des rapides, qui engloutirent le dernier compagnon blanc de Stanley.
Au nord, le fleuve s'élargit et prend le nom de Lac Stanley. C'est une immense étendue d'eau, sans profondeur, semée d'îles sablonneuses, et peuplée de nombreuses troupes d'hippopotames.
Brazzaville se compose de quelques constructions en briques et en terre, maisons ou magasins, au milieu d'une vaste cour couverte de sable noirâtre. Les allées sont bordées de haies d'ananas et de bananiers; un large escalier conduit à la rive, près d'un four à briques et de l'ancien port. Ce port, une sorte de tranchée ouverte dans la berge, est abandonné pendant la saison des orages, trop dangereux alors pour les navires ancrés. Le nouveau port, à peine commencé, sera près des ateliers des machines.
Deux ruisseaux, qui coulent de chaque côté de la station, donnent une eau excellente.
Les vivres pour les Européens sont chers et rares; le jardin, mal entretenu, ne fournit pas de légumes en quantité suffisante.
Les chèvres sont aussi rares que les pores sont nombreux; depuis notre arrivée, nous ne mangeons que trop souvent de cette viande malsaine.
Ichekkad est furieux de voir à chaque repas la chair proscrite de l'animal immonde : il se bourre mélancoliquement d'un maigre riz.
Hier notre Targui était allé surveiller la cuisine : il avait remarqué que dans tous les plats le saindoux remplaçait le beurre. Au déjeuner, comme on lui offrait un plat de viande de cabri, il adressa à Saïd sa question habituelle : " Il n'y a pas de graisse ? " Et, comme toujours, Saïd de répondre : " Non, tu peux manger! " Ichekkad mangea, et de bon appétit; mais, aussitôt le repas terminé, il fit à Saïd de furieux reproches sur son mensonge.
Saïd alors lui demanda pourquoi il avait mangé de la viande, sachant fort bien qu'elle était accommodée avec du saindoux. Cette question assez subtile n'embarrassa nullement le Targui, qui répondit : " C'était pour voir si tu oserais me tromper; c'est toi qu' Allah punira! "
Il nous fut facile de l'apaiser en lui promettant qu'à l'avenir la cuisine serait toujours faite au beurre! Et il ne chercha plus à savoir, aimant mieux attirer sur nous la colère de son Dieu que de se priver de nourriture.
Pour les noirs, la nourriture n'est guère meilleure ce sont les indigènes qui viennent vendre du manioc au poste; la quantité est souvent insuffisante et il est regrettable que les agents n'aient point depuis longtemps ordonné des plantations de manioc, de bananes, de légumes, de tubercules indigènes, dont. la culture est facile et qui fourniraient aux laptots et aux travailleurs une nourriture saine et abondante.
Heureusement que la chasse est toujours fructueuse un Sénégalais de la station, le sergent Abdoulaye, est un intrépide chasseur, qui, à lui seul, procure à Brazzaville plusieurs éléphants ou hippopotames par semaine. Depuis notre arrivée, il a été deux fois à la chasse; la première fois, il rapporta un éléphant; la deuxième, trois hippopotames; un peu avant notre arrivée, il avait tué, en deux jours, cinq de ces derniers animaux. Le poste est alors transformé en charnier : les nègres emportent dans leurs cases les membres énormes de ces monstrueuses bêtes, dont la chair coriace, coupée en minces lanières, est étalée sur de petits bâtons au-dessus de grands feux ; l'odeur qui se dégage alors de ces viandes déjà corrompues est nauséabonde et infecte le poste.
M. Crampel prend plusieurs photographies de cette " boucherie " d'hippopotames.
21 août. - La flottille du Congo, mise à la disposition de M. Crampel, se compose de quatre vapeurs : les canonnières Oubangui et Djoué, les chaloupes à vapeur Alima et Ballay. Cette dernière, très petite, n'est pas pontée.
L'Oubangui sera prêt après-demain, l'Alima dans quinze jours, le Djoccé dans un mois. Le Ballay est trop petit pour servir efficacement. Nous partirons dans deux jours.


III

De Brazzaville à Bangui

23 août. - Nous partons deBrazzaville à huit heures du matin, sur la canonnière Ouba7tgui : MM. Crampel, Lauzière, Biscarrat, Saïd, Ichekkad, Niarinzhe et moi. M. Orsi attendra que le Djoué soit réparé. Nous emmenons vingt-cinq Sénégalais et trente porteurs; le reste suivra avec M. Orsi.
L'Oubangui remorque quatre énormes pirogues chargées de marchandises : deux sont amarrées aux flancs: du vapeur, les deux autres remorquées au moyen de' deux grosses amarres. La canonnière est trop petite pour contenir tout le monde : M. Biscarrat prend place dans une pirogue de. l'arrière, je prends l'autre. Nous sommes tous deux habitués au soleil.
10 septembre 1890. - Malgré ses vingt-quatre ans, M. Lauzière est calme, réfléchi; il voit tous les événements avec une heureuse philosophie, partant de ce principe que tout s'arrange ....
12 septembre. - Depuis Brazzaville, nous avons été dans des pirogues ou dans un boat à la remorque de la canonnière. Nous sommes sous des tentes qui nous préservent mal du soleil, pas du tout de la pluie. Ce n'est pas pour me plaindre, et probablement nous en verrons bien d'autres, mais je suis transi et cela ne rend pas les idées folâtres. M. Crampel n'est pas un homme simple ni. ordinaire. Au physique, c'est un grand garçon bien découplé, blond, avec des yeux bleus. Sa physionomie est généralement douce, et quand il veut sourire, il charme. Ses yeux bleus ont quelquefois un reflet très dur. Il a des allures aisées, affectueuses, et sait demeurer maître de lui .... C'est quelqu'un. Très jeune, il a su s'affranchir de tout joug. Il est fait pour commander, et tout à fait digne de nous conduire.
De son premier voyage chez les M'Fans, M. Crampel a ramené une petite fille nommée Niarinzhe, qui lui a été donnée par un chef m'fan, son père. I1 l'a emmenée en France et l'a traitée comme sa fille; en quelques mois de séjour en France, elle a appris notre langue et pris des manières de petite blanche.
Le vernis d'éducation que son séjour à Paris adonné à Niarinzhe est en train de s'effacer : depuis notre départ, elle s'est trouvée en contact avec des hommes de sa race, des M'fans comme elle. Elle aime à causer avec eux.
Dans quinze jours nous serons arrivés à Bangui. Au delà, c'est l'inconnu .... J'ai souvent pensé avec horreur à l'idée d'une reculade; je ne crains plus cela depuis que j'ai pu apprécier le moral de notre chef. Nous mourrons, peut-être, mais nous ne reviendrons pas en arrière ....
J'écris, accroupi sur des caisses, dans un canot que remorque la canonnière Oubangui, sur une rivière large six fois comme un grand fleuve d'Europe, dont les rives, basses et humides, sont couvertes de forêts.
19 septembre. - Nous voici à cinq jours de Bangui. Ce voyage sur le Congo et l'O Oubangui n'a rien d'agréable, bien que le pays soit neuf pour moi. La rivière est large souvent de plus de 2 kilomètres; ses rives sont couvertes de forêts épaisses. Nous évitons les villages, pour les campements, afin de trouver plus de bois. Nous ne voyons donc guère que des arbres. Toute la journée je demeure assis sur une malle, avec une petite tente au-dessus de ma tête. A onze heures, on stoppe un moment. Nos hommes halent le boat près du bord : nous y montons pour déjeuner. Le vapeur repart aussitôt. Le repas fini, on stoppe de nouveau, nous rentrons dans le boat, et en route! Le soir, il me faut indiquer le campement aux hommes, surveiller le coupage du bois, souvent jusqu'à une heure assez avancée.
22 septembre. - Nous voici à deux jours de Bangui. Hier nous avons stoppé devant un grand village de Bondjos pour y acheter du manioc. Ce village est sur la rive belge (gauche); bâti au sommet d'une assez haute falaise, il est d'un abord difficile. Les cases, en paille et en écorce d'arbres, sont rectangulaires; placées bout à bout, elles forment plusieurs lignes parallèles, de l'est à l'ouest.
La race des habitants est forte : hommes et femmes sont généralement de grande taille et bien proportionnés; certains sont de véritables colosses, avec des membres énormes .... Hommes et femmes ont la tête rasée ou les cheveux coupés très courts; les hommes sont vêtus d'une ceinture d'étoffes, les femmes d'une ceinture en filaments d'écorce. Leur corps est couvert de tatouages en relief. La plupart sont armés de lances à fer large et de couteaux.
Quelques-uns ont des boucliers faits de lianes tressées et des cuirasses en peau de bœuf ou d'éléphant; une plaque couvre la poitrine, une autre le dos; parfois plusieurs petites plaques sont suspendues autour du buste.
M. Crampel, Biscarrat et moi avons été faire le tour du village. Certains nous saluaient, d'autres demeuraient indifférents. Quelques indigènes se disputaient, voulaient se battre. D'autres les ont séparés. Devant une case, autour d'un arbre, étaient attachés des crânes et des tibias humains. Autour de la canonnière, des hommes et des femmes, sur des pirogues assez bien façonnées, venaient nous offrir du manioc et des armes.
Tous ont le lobe de l'oreille déformé par l'habitude q'ils ont d'y mettre de véritables petites bûches.
23 septembre. - A sept heures du matin, nous stoppons devant un grand village, habité, dit-on, par des N'Gombés. En général les hommes et les femmes sont bien faits, mais le visage est laid. Ils liment les deux dents de devant de la mâchoire inférieure; ils sont moins grands et moins gros que les Bondjos, mais leurs vêtements sont semblables. Les cases, orientées de même, sont faites en écorces d'arbres recouvertes de branches de palmier. Le village est immense. Du côté opposé au fleuve, il est entouré d'un fossé large d'environ 5 mètres, profond de 3. Il est également bâti sur une berge élevée. Une foule énorme est près du bateau, offrant, avec des cris assourdissants, du bois, du manioc et divers produits.


IV

A Bangui.

5 octobre. - Le 25 septembre, nous sommes arrivés à Bangui. C'est un poste comme les autres : une mauvaise case en paille pour trois Européens; deux hangars pour les noirs, le tout au bord même de la rivière. On a défriché, derrière les bâtiments, sur une largeur de 50 à 100 mètres. La forêt s'élève un peu et couvre une petite colline. En face est le poste belge de Zones. Les murs du bâtiment sont en terre, et l'ensemble est plus agréable, plus propre que Bangui. Bakongo est également situé au bas d'une colline peu boisée, de 150 mètres de hauteur environ.
A gauche sont les rapides. De notre rive part une ligne de rochers qui barre à moitié la rivière (laquelle a, en cet endroit, de 1 000 à 1 200 mètres de largeur). Au delà de ces rochers, un chenal assez large, puis un îlot; derrière, encore un chenal, et des rochers un peu partout. Toute la masse d'eau, resserrée en cet endroit, forme un courant d'une extrême violence. Aussi, quand les eaux sont hautes, ne peut-on franchir ces rapides qu'en un seul endroit, près de l'îlot. On hale les pirogues le long des rochers au moyen de grosses lianes.
13 octobre. - Nous avons quitté Bangui le 3 octobre, MM. Lauzière, Fondère (chef du poste de Bangui), moi et trente-cinq hommes, avec une cinquantaine de charges. Nous avions reçu la mission de pousser de petites reconnaissances vers le nord, afin d'étudier les chemins.
Nous avons beaucoup travaillé : en cinq jours, nous avons établi un campement, débroussaillé le terrain nécessaire, élevé pour nous une grande case rectangulaire où nous sommes à l'aise, une cuisine, un petit magasin pour nos vivres (fruits et légumes achetés aux habitants), un appentis pour les marchandises, des cases pour nos hommes. Nous avons même tracé un petit jardin qui consiste en une planche de radis.
M. Lauzière, le surlendemain de notre arrivée, a été à 8 kilomètres au nord-est. Je suis parti avant-hier matin et rentré hier soir. J'ai fait environ 13 kilomètres nord-est, puis 14 nord, soit 25 à 26 kilomètres dans la journée. Hier, même trajet par d'autres sentiers.
Notre campement sera probablement notre point de départ : il a été choisi d'après les renseignements donnés par M. Fondère sur le caractère des habitants. En effet, ces indigènes diffèrent absolument des riverains de l'Oubangui, qui sont anthropophages et peu travailleurs.
Le premier village des N'Dris, - c'est ainsi qu'on nomme nos indigènes - est à 3 kilomètres de BiriN'goma, village construit au bord de la rivière, et habité par des Boubayas, race de cannibales. 11 est entouré d'une palissade fermée par une porte à bascule. Les cases y sont rectangulaires et alignées par longues rangées parallèles. Chez les N'Dris, elles sont rondes, de forme hémisphérique, terminées par une pointe.
Un village est composé de plusieurs agglomérations de cinq à sept et dix cases. Autour, beaucoup de plantations : haricots, patates, maïs, bananes, pommes de terre de Madagascar, une sorte de plante oléagineuse, etc. Les N'Dris portent des anneaux aux lèvres et au nez. Les hommes ont pour tout vêtement une ceinture faite d'écorce d'arbres; un bois passe entre les jambes et vient de chaque côté se nouer à la ceinture. Les femmes, qui, dans le bas Oubangui, avaient
la ceinture entourée d'une sorte de pagne flottant en fils de lianes non tressés, ne portent plus, devant et derrière, qu'un carré de ces mêmes fils, grand comme la main. La plupart même, chez les N'Dris, remplacent ces fils par une poignée d'herbes.
Les hommes sont armés de sagaies, de couteaux de jet, d'arcs et de flèches; ils portent des boucliers. Ces populations de cultivateurs paraissent douces et paisibles. Elles nous ont reçus avec des démonstrations de joie et nous apportent chaque jour de petits cadeaux. M. Lauzière et moi sommes très contents de nous trouver seuls en avant. Nous n'avons emporté aucun produit comestible du poste, sauf de la graisse et du sel. Nous vivons sur les produits du pays, que nous achetons au moyen de cauris ou de fil de cuivre. Avec les cauris, les indigènes se font des colliers; avec le cuivre, des bracelets.
Dès maintenant nous voyons quelle difficulté résultera, pour nous, de l'insuffisance du nombre des porteurs. Nous en avons 85 pour 350 charges. Il nous faudra donc faire quatre voyages si nous ne trouvons pas une aide suffisante dans les villages .
...Jusqu'à Bangui nous étions assez incrédules au sujet des mangeurs d'hommes; on nous avait raconté tant de monstruosités que nous voulions voir pour croire. Nous ne pouvions nier l'anthropophagie, mais nous supposions qu'elle ne se manifestait qu'au cours des guerres; comme une forme de fétichisme. Il a fallu changer d'avis.
Trois otages avaient été emmenés précédemment au poste. Quelques jours après noire arrivée, ils s'enfuirent. M. Fondère partit à leur poursuite, ne put les atteindre, mais saisit un habitant d'un village voisin. Deux jours après, un de nos M'Fans, qui chassait dans la forêt, à environ 100 mètres du pole, se trouve en présence de quatre indigènes. Il s'effraye et tire de près un coup de fusil sur l'un d'eux, prétendant que les indigènes lui avaient lancé une sagaie et avaient essayé de le saisir. J'arrive aux cris; nous voyons sur les feuilles, à terre, de larges taches de sang; sur une feuille, même, de petits morceaux de chair sont restés attachés; l'indigène a dû recevoir une effroyable blessure et être emporté par ses compagnons.
M. Biscarrat s'élance à leur poursuite avec les Sénégalais. 11 s'avance jusqu'au village, à 4 ou 5 kilomètres de là, près de la rivière; tout le monde s'enfuit, sauf un vieux sauvage, assis devant une marmite; dans ses mains il tient une tête humaine et la gratte avec un couteau. M. Biscarrat prend la tête et continue sa marche.
Dans un autre village, un peu plus loin, il découvre, dans une autre marmite, de la chair, du sang. Il y prend une main, qu'il rapporte au poste avec la tête. Ces: débris humains appartenaient, sans aucun doute, aux corps des trois otages enfuis l'avant-veille. Il a suffi aux habitants des villages de voir trois fugitifs étrangers pour les tuer et les manger. Il n'y a dans cette action ni haine ni colère, simplement le goût de la chair, peut-être spécialement de la chair
humaine. La viande est rare, d'ailleurs : peu ou point de chèvres, de moutons; quelques poules, des bœufs sauvages, mais peu commodes à chasser.
14 octobre. - On continue les travaux du camp. Je vais à la chasse sans résultat. Le temps s'est mis à la pluie. Nous en ressentons une certaine tristesse.
15 octobre. - Tout est terminé .... M. Lauzière va partir demain et ira à au moins 50 kilomètres de N'Dris-Campement.... Pour passer le temps, nous causons avec le N'dris Quonia.


IV

A Bangui (suite).

16 octobre. - Me voilà seul. M. Lauzière est parti ce matin pour quatre ou cinq jours. Je n'ose quitter notre camp, soit pour chasser, soit pour me promener dans les villages, car je crains des incidents entre nos hommes et les indigènes .
... Que faire? Décidément je vais construire une autre case, pour M. Crampel. A cinq heures, j'avais déjà tous les bois prêts, de la paille. Le tracé de la case était terminé, ainsi qu'une table et deux chaises .... Tout à coup je vois apparaître des laptots, puis M. Biscarrat. Il m'apporte une lettre de M. Crampel : l'Alima est à Birr-N'Goma, et il m'attend avec M. Lauzière pour remonter la rivière .... Il est, dit-il, très souffrant.
Vendredi 17 octobre. - A cinq heures du matin, j'envoie deux Bassas courir après M. Lauzière et lui porter l'avis de retour. Je rentre à Biri-N'Goma, où je trouve M. Crampel affaibli, très pâle, mais toujours énergique. A midi l'Alima remonte la rivière. Je reste, en attendant M. Lauzière, et demain l'Alima doit revenir nous prendre.
18 octobre. - Nouvelle lettre de M. Crampel : l'Alima ne reviendra pas. M. Lauzière devra remonter en pirogue, et moi redescendre à Bangui.
19 octobre. - M. Lauzière arrive à 8h30. Il a été retardé par la crue d'une rivière. Nous partons tous deux une heure après, lui au nord, moi au sud. A 2h30 éclate un violent orage ; nous naviguons dans l'obscurité, sous des torrents d'eau. Arrivés au village, à environ 2 kilomètres de Bangui, je débarque avec ma malle, le cuisinier, le boy et le Bafourou. A 3h15 je suis au poste et la pirogue me suit de près .... M. Fondère est très fatigué. M. Husson, le capitaine du 'bateau, est à la chasse avec un Sénégalais. Vers cinq heures ce dernier revient clopin-clopant. Il a marché sur de petits bambous pointus placés au milieu du sentier et recouverts de feuilles et de sable. Une pointe lui a pénétré profondément dans le pied.
20 octobre. -- Le Sénégalais va mieux. Le prisonnier fait par M. Fondère est toujours ours là. De plus, il y en a trois autres. Ces derniers ont été pris par les Belges, le lendemain de notre départ. Avec d'autres, ils attaquaient, parait-il, l'îlot.
21 octobre. - J'ai oublié de noter que, le lendemain du départ de M. Crampel, un Boubangui (une troupe de ces gens a été autorisée à camper dans notre poste) a été assassiné à 150 mètres du poste. On a retrouvé des morceaux d'intestins.
M. Hanolet, chef du poste belge du Zongo, est venu nous faire visite. Il me paraît avoir l'esprit peu administratif. Il est aigri ; son idée fixe est l'extermination de certaines races indigènes. Sa conversation est pourtant intéressante lorsqu'il nous parle de la mort tragique de l'ancien chef de poste de Bangui, Musy " Après sa mort, dit-il, je suis allé à Salanga. Il y a cinq ou six villages qui, ensemble, peuvent réunir cinq ou six cents combattants. Vous ne pourrez aller à Salanga sans être devancés et vous trouverez les cases vides. Vous pourrez les brûler et couper les plantations, mais c'est tout. Must/ avait bien été appelé par les gens de Botambi, au-dessus de Yacouli, pour une histoire de vols. Les gens de Yacouli et de Botambi l'ont accompagné jusqu'à Salanga. II a brûlé deux villages et ses hommes se sont mis à piller les plantations. Musy restait avec quatre Sénégalais. Il marche sur les deux autres villages, en tirant. Trois M'Fans tombent morts. Musy lui-même reçoit une sagaie dans le flanc. Les Salangas se précipitent sur lui, retirent la sagaie barbelée; les intestins sortent. Ils coupent le malheureux blanc en morceaux. Le dernier M'Fan s'est enfui, démontant son mousqueton pour le cacher sous ses vêtements. "
Si nous allons à Salanga, M. Hanolet m'offre son boy comme guide .... Au sujet des derniers incidents il nous trouve faibles, hésitants. Aussitôt après l'affaire des trois fugitifs mangés, on aurait dû brûler les deux villages où l'on a trouvé des restes humain. Sa tactique, à lui, est celle-ci : punir tout affront rigoureusement, mais faire la paix aussi vite que possible. Sans quoi cela s'éternise, un homme est tué de temps à autre, la forêt surveillée. Le moral des hommes, qui ne peuvent plus sortir, est atteint. M. Hanolet craint qu'après notre départ notre faiblesse n'amène de graves conséquences, non seulement pour notre poste, mais même pour Zongo.
Pour les trois prisonnier, on le sont irrité. On nous les a remis, dit-il, non parce qu'ils venaient de la rive française, mais par pure courtoisie, avec l'espoir que justice serait faite. Pris les armes à la main sur le territoire belge, ils auraient dû être fusillés séance tenante. Si satisfaction ne lui est pas donnée, malgré les menaces de réclamations diplomatiques, il bloquera la rivière, car s'il montre autant de faiblesse que nous, il est perdu.
Il y a dans tout ceci quelque chose de fondé. Si notre chef ne fait rien et qu'après notre départ Bangui nous attaque, M. Crampel sera taxé de faiblesse. Il est déjà accusé de philanthropie exagérée, de négativisme. On ne comprend pas due, prévenu par mille exagérations, mille racontars, il doute de tout et de tous. Il a vu commettre des actions contraires à toute humanité, à toute politique. Il ne voudrait pas tomber dans les mêmes errements, risquer de punir un village innocent. Il cherche la vérité, avec la crainte d'être injuste, par conséquent maladroit ....
22 octobre. - A onze heures du soir, le sergent vient me prévenir que le prisonnier s'est évadé. Le M'Fan N'Doungo était en faction depuis une heure, et à dix heures le prisonnier était encore là. Il a emporté la cadenas de la barre et les deux cadenas qui fermaient les chaînettes sur ses poignets.
24 octobre. - A quatre heures du matin, Grande, le contremaître des Baisas, vient me dire que la sentinelle du poste des bagages est endormie. J'y vais et. vois le porteur grand-bissa couché sur un établi, profondément endormi. Je lui enlève sa carabine et je le réveille par de solides coups de bâton. Il s'enfuit près du fleuve en poussant des hurlements affreux . il se croyait attaqué par des indigènes. A 7h30, je lui fais infliger vingt-cinq coups de liane devant le personnel du poste et de la mission assemblé : il crie et pleure comme une femme. Ces punitions me font de la peine, mais elles sont nécessaires pour notre sauvegarde.
Nous n'avons plus de vivres que pour trois jours; il faut aller en chercher. M. Husson est malade, Mohammed Saïd n'a pas l'habitude de ces choses. Je dois y aller. D'ailleurs ma présence n'est pas nécessaire au poste. J'envoie, à trois heures, le boit et une pirogue avec vingt-quatre hommes; je leur donne pour instructions de m'attendre au delà des rapides. Je les y rejoindrai demain matin.
Samedi 25 octobre. - A deux heures du soir seulement nous arrivons à Biri-N'Goma.
26 octobre. -A 5h20, je fais prévenir M. Biscarrat de mon arrivée et le prie de nous faire acheter des légumes. Le maïs nous est apporté immédiatement et nous en achetons pendant toute la matinée. A 10h30 M. Biscarrat vient me voir et déjeuner avec nous. Je pars de Biri-N'Goma à 2h15 et j'arrive à 5h45 au poste; le boit un peu plus tard, à 6h20. M. Orsi est arrivé avec le Djoué et tous ses hommes.
30 octobre. - Une invasion de fourmis nous fait décamper de notre case, cette nuit, et coucher dans la cour. L'endroit est mal choisi et la case, d'ailleurs, pitoyable. A 9 heures je décide la construction d'une grande case qui sera composée de cinq petites chambres. Je mets tous nos hommes à l'œuvre. Cette occupation chasse les idées noires, nées de l'oisiveté; qui commençaient à m'envahir.
2 novembre. - Après déjeuner, je m'installe dans la nouvelle case. Mon compartiment est achevé. M. Orsi part pour Biri-N'Goma, ce matin, avec une pirogue et le boit .. .
... Je suis surpris de la vie que les blancs mènent dans les postes. Tous ces gens-là n'ont pourtant pas eu, en France, de boys attachés à leur personne. Comment font-ils? Ici ils ont de nombreux domestiques : ils ne savent plus faire un pas, ni étendre le bras. Ils ne savent plus procéder seuls aux soins de leur toilette.
Vers 3 heures j'entends un coup de sifflet : c'est l'Alima qui rentre. A la hâte, je fais habiller une vingtaine d'hommes pour recevoir M. Crampel, qui revient avec MM. Ponel, Lauzière et avec Niari. Notre chef va un peu mieux, mais il est bien amaigri. Tout a bien marché en haut; notre point de départ est fixé. Les Banziris doivent même venir nous prendre à Bangui avec des pirogues.
Le soir nous apprenons que les Boubanguis, restés comme otages tandis que les leurs commerçaient dans le haut de la rivière, se sont enfuis. Cela est inquiétant. Demain je prendrai le Djoué et je tâcherai de les rejoindre en redescendant la rivière.
3 novembre. -Je pars à 7 heures du matin. A 2h30 nous arrivons à de grands villages n'gombés. Nous n'avons rien aperçu près des villages
aucune pirogue. Durant la descente nous fouillons les rives avec nos jumelles, mais la rivière est large et les îles nombreuses. Nous avons dû cependant dépasser les Boubanguis. Aux villages j'établis un fonctionnaire avec la consigne de bien surveiller la rivière.
7 novembre. - Nous avons descendu la rivière pendant deux jours, nous arrêtant dans tous les villages et achetant du manioc.
Nous étions à table, à midi, et nous passions devant le deuxième village au-dessous de l'ancien poste. J'aperçois au bord de la rivière un campement provisoire et trois grandes pirogues chargées. MM. Crochet et Longbart reconnaissent ces embarcations pour appartenir aux Boubanguis. Nous approchons du bas village à un endroit escarpé. La foule, très nombreuse un moment auparavant, s'est dispersée dans la brousse. Je trouve au sommet de la berge un vieillard <lui me crie des mots d'amitié; je réponds sur le Même ton et Je fais dire que nous voulons seulement les Boubanguis. Puis, sans m'arrêter, je cours vers les pirogues. Dans chacune d'elles je place un Sénégalais, puis je fouille le village. Un Boubangui, malgré nos protestations, s'enfuit. Un Sénégalais du poste tire un coup de fusil en l'air. Le Boullangui n'en court que plus vite. Je fais transporter dans les pirogues les objets de valeur que je trouve sous les arbres, pendant que, à distance respectueuse dans les herbes, les Boubanguis font des signes désespéré Aérés. Après une attente d'environ 30 minutes, nous allions regagner le Djoué, quand je vois s'approcher le chef Lingoly, accompagné de deux Boubanguis. Je vais vers lui et lui prends le poignet, l'invitant à me suivre, mais il se débat et son bras huilé glisse dans ma main. Il jette son fusil pour s'enfuir plus vite. Je le rejoins en un instant et l'empoigne fortement. Il tire son couteau et ce n'est qu'après une lutte assez longue qu'un Sénégalais parvient à le lui arracher. Malgré cette vive résistance, nous l'amarrons et le portons dans la pirogue. Deux autres Boubanguis se rendent volontairement à bord, avec trois jeunes garçons qui doivent être des esclaves. Le Djoué repart à une heure pour Bangui, remorquant deux pirogues chargées d'ivoire et d'objets divers. Un peu après, nous apercevons; le long de la rive, quatre pirogues boubanguis, dont une porte pavillon français. Je n'essaye pas de les arrêter, car avant notre approche les hommes seraient dans la brousse avec leur butin.
Nous arrivons à Bangui à 3 heures au milieu d'un violent orage; d'assez gros grêlons tombent en abondance. Les Boubanguis sont débarqués et les pirogues tirées sur le rivage.
Lingoly est enfermé dans le magasin aux vivres, entouré de quatre factionnaires.
M. Crampel est toujours aussi faible, aussi malade. Nous sommes tous très inquiets.
9 novembre. - A quatre heures, M. Crampel nous réunit en conseil. On décide dans l'intérêt de la sécurité du poste, après notre départ, d'aller faire un palabre avec-le chef Youka, de raser les deux villages de malfaiteurs qui sont auprès du poste, enfin d'aller à Salanga, chez les meurtriers de Musy.
10 novembre.,- Cette nuit, une alerte; un varioleux, couché en dehors du poste et gardé par un autre indigène, a aperçu deux Bouzérous. Nos braves se sont aussitôt mis à brailler, bien qu'ils fussent armés. En quelques secondes nous étions dehors et nous avions rassemblé nos hommes. Mais on ne peut rien faire de plus. Impossible de s'aventurer dans la forêt, la nuit. . Lingoly est renvoyé avec ses deux pirogues.
11 novembre. - M. Crampel va un peu mieux. Nous sommes tous bien contents.
12 novembre. - Je pars à 6h40 dit matin sur l'Ilima avec MM. Ponel et Fondère, plus 8 Sénégalais de la mission. Nous allons dans la rivière M'Poko, palabrer avec le chef bouzérou Youka. Nous arrivons à son village à 8h50. Beaucoup de monde, qui s'éclipse à notre approche, bien que nous ne descendions due trois, avec l'interprète, sans arme. Enfin, après vingt minutes d'attente, ils se décident à approcher, et M. Ponel palabre avec Youka. A 10 heures nous repartons, emmenant un esclave du village, qui vient à Bangui chercher un des trois prisonniers, homme de chez Youka.


V

Expédition chez les Bouzérous.

13 novembre - Départ à 6h20 pour châtier le village ennemi des Bouzérous, dont les méfaits contre nous ne se comptent plus. M. Orsi a quinze hommes, Sénégalais, Bassas, M'Fans, Gallois; je commande également à quinze hommes. M. Ponel nous accompagne. Notre marche dans la forêt, sans sentier frayé, est assez lente et pénible. Nous franchissons difficilement un marigot, au moyen de lianes submergées. Nous remontons de l'autre côté, tout mouillés et couverts de fourmis. Au même instant, nous entendons quelques coups de trompe dans la direction du village. Nous pensons être signalés. En arrivant près des cases, plus de sentier. Tandis que M. Orsi et sa troupe prennent à droite pour contourner le village, nous piquons au travers de fourrés épais que nous ouvre la machete. Nous traversons : le premier village est vide. Un chemin battu nous mène au grand village. Là nous entendons des voix nombreuses. Près de la palissade j'aperçois un noir qui nous guettait et qui s'enfuit avec rapidité. Nous nous élançons, mais nous perdons quelques instants devant la palissade.
Quand nous pénétrons en courant dans le village, il est déjà vide. Toutefois les habitants n'ont pu déménager. Labrousse est couverte d'objets jetés dans la fuite; les noirs ont tout abandonné pour courir plus vite.
Nous occupons le village et faisons vider les cases. Une demi-heure après, environ, les indigènes, ralliés, remontent la rivière dans six ou sept pirogues et viennent vers le village : 30 à 35 hommes pagayent en criant. Je fais embusquer mes Sénégalais dans les herbes et nous les attendons. Mais un des nôtres lâche un coup de feu par maladresse. On nous sait là et l'on s'arrête. Cependant un certain nombre d'indigènes débarquent et nous les entendons qui passent devant le village. Ignorant leurs intentions, nous formons une draine de tirailleurs, genou en terre. Un moment après, nous brûlons deux cases. Les indigènes ne font aucune démonstration. Enfin, las d'attendre, je pars d'un côté avec 6 hommes, M. Orsi de l'autre, pour commencer la destruction des plantations. Vers 10h30, des pirogues se montrent de nouveau. A la demande de M. Ponel, je commande un feu de salve, à 1000 mètres. Les noirs, effrayés, sautent à l'eau et s'enfuient. M. Ponel envoie alors, par trois hommes en pirogue, un billet à M. Crampel pour demander l'A lima. Peu après, ce bateau arrive. Nous brûlons les cases, puis nous montons tous à bord et descendons au village suivant, qui porte notre pavillon. Un long palabre rassure les habitants, effrayés par l'exécution des voisins.

14 novembre. - A 5 heures du matin, je pars avec M. Orsi et 20 hommes en boat, pour achever la destruction des plantations du village ennemi. Malgré 14 hommes de renfort envoyés peu après dans le second boat, la journée nous suffit à peine pour abattre l'immense plantation de bananiers dit village. Deux champs de maïs et de manioc sont également saccagés.

ALBERT NEBOUT

(La suite à la prochaine livraison.)

Update: 20.03.2006
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