Le TOUR du MONDE 1882-vol LXIV

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LA MISSION CRAMPEL,

PAR M. ALBERT NEBOUT.

1890.- TEXTE ET DESSINS INÉDITS

VI

Expédition chez les Salangas, meurtriers de Musy.

19 novembre. - A 1h15, nous quittons Bangui sur l'Alima, MM. Fondère, Orsi, Lauzière et moi, 18 Sénégalais, 19 Bassas, 13 M'Fans et 12 Gallois, plus le boy Thy-Coemba. Notre mission est de faire la lumière sur la mort de M. Musy, de prendre contact avec les Salangas, et surtout de rapporter les restes de l'expédition.
A 2h30, arrivée à Yacouli. La population du village s'enfuit et c'est avec peine qu'on parvient à rassurer quelques hommes. Enfin, le chef, un petit vieux tout ridé, toujours souriant, et quelques " notables " viennent palabrer. D'autres, plus timides, restent au loin. On nous fait le signe d'amitié en nous écrasant, sur l'avant-bras droit une substance rouge. Puis, on nous apporte deux poules, et, suivant la coutume, on jette sur nous quelques plumes de ces volailles. Un indigène nous fait un assez long discours pour nous prouver l'amitié que l'on nous porte, tandis qu'un autre ponctue chaque mot de hé! prononcés sur un ton prolongé et doux.
M. Fondère leur explique qu'il est le chef dit poste de Bangui et il ajoute : " Nous sommes venus pour parler, non pour faire la guerre. Il y a eu des palabres autrefois, nous venons pour tout arranger. D'une main nous tenons des présents, de l'autre un fusil. Nous ne voulons pas la guerre, mais nous pouvons la faire. Si les habitants nous prouvent leur amitié, tout le passé sera oublié et nous serons généreux. Nous sommes amis des chefs de la rivière; nous voulons l'être des autres. " Puis nous leur annonçons que nous voulons aller à Salanga, où un blanc a été tué, non pour faire la guerre aux gens, mais pour palabrer et effacer tout malentendu.
Les Yacoulis paraissent satisfaits. Ils prennent confiance. D'ailleurs, nous sommes au milieu d'eux, seuls et sans armes. Tous nos hommes sont demeurés à bord. La grande préoccupation des indigènes est de nous offrir des poulets et un cabri, et ils interrompent sans cesse nos discours pour nous parler de ces présents. Enfin nous leur demandons des guides pour nous conduire à Salanga. Cela les interloque, et pendant assez longtemps ils se consultent à voix basse. Leur réponse est d'abord négative, puis, comme M. Fondère répète ses menaces et ses offres, ils promettent quatre hommes.
Le soir est venu; nous rentrons à bord pour dîner.

Jeudi 20 novembre. - Nous avons couché avec nos hommes sous un hangar. IL est tombé de l'eau toute la nuit : le matin, le temps est encore mauvais; nous n'avons pu de chance; le terrain est détrempé eues marigots, qu'on dit nombreux, seront remplis. L'Alima part pour N'Gombé à 7 h15.
Nous interrogeons minutieusement un nommé Khol et un M'Fan qui avaient accompagné M. Must'. D'après le M'Fan, M. Must' aurait été tué par les gens de Botambi, car il dit avoir vu pendant sa fuite ces indigènes tuer un jeune M'Fan que Must' avait renvoyé vers Botambi pour accompagner des femmes prises à Salanga.
Khol croit au contraire que M. Must' a été tué par les gens de Salanga. Khol, cuisinier, était resté à Botambi pour faire la cuisine; avec lui était un Sénégalais malade. M. Must' est parti, nous dit-il, de Botambivers 10 heures; il arrive à Salanga, le brûle et tue beaucoup de monde. Des M'Fans dispersés dans les plantations sont thés; seul le M'Fan N'Gouna s'enfuit pendant que le blanc s'avance sur l'autre village avec ses laptots et les alliés. Le M'Fan n'en sait pas plus. Khol l'a vu rentrer à Botambi à 4 heures du soir. Peu après, d'autres indigènes, gens de Yacouli et de Botambi, arrivent successivement. Ils disent à Khol que le blanc et ses hommes reviennent, qu'il a brûlé le village et tué beaucoup de monde. Khol prépare un repas, mais le blanc ne rentre pas. Le chef de Botambi retourne dans la brousse et dit qu'il va chercher le blanc. Pendant six jours, Khol attend inutilement M. Must' et le chef de Botambi. Les indigènes étaient tous rentrés. Enfin, le sixième jour, Khol rentre à Yacouli. Il envoie au poste le M'Fan N'Gouna demander des porteurs pour ramener les caisses de M. Must'. Le Sénégalais Tierpin envoie 4 M'Fans. Les Yacoulis racontent à Khol que le blanc et ses laptots rentraient après avoir brûlé les villages, lorsqu'ils ont été attaqués par les Salangas. Le blanc est tombé percé par une sagaie : les Botambis et les Yacoulis se sont enfuis et ne savent rien de plus. Khol rentre au poste en pirogue, accompagné par des indigènes.
Pendant notre déjeuner, les indigènes nous entourent et nous indiquent les hommes qui doivent nous accompagner. Détail curieux : on nous recommande de tirer sur les hommes et non sur les chèvres, comme l'ont fait les soldats de M. Must'. Ces recommandations semblent prouver que M. Must' a bien été tué par les Salangas, dont les Yacoulis sont toujours les ennemis.
Avant le départ, je fais manoeuvrer un peu mes hommes, ce qui paraît intéresser et impressionner les noirs.
Nous quittons Yacouli à 11h30. Jusqu'à midi 15, nous marchons ,à travers la brousse dans d'affreux sentiers boueux. A 1h30 nous apercevons les plantations de l'ancien village de Botambi. Nous mettons plus d'une heure à les traverser; puis la brousse recommence, avec des palmiers et quelques " colatiers ". A 3 heures nous arrivons à l'emplacement de Botambi, où nous campons, en prenant toutes les mesures de précaution nécessaires.

21 novembre. - Encore un orage. Décidément la malchance nous poursuit. Nous partons à 9 heures, et nous entrons dans une forêt assez claire, mais broussailleuse. Nous traversons deux marigots assez longs, avec de l'eau jusqu'aux cuisses. A 11 heure nous débouchons dans une plaine couverte d'herbes courte. Peu auparavant une femme a été aperçue, qui fuyait dans la brousse. A midi, des cris d'alarme nous révèlent la proximité du village, où nous pénétrons. Il est déjà vide; des chèvres courent en tous sens et un petit chien aux longues oreilles nous regarde, immobile. Je place nos hommes en ordre de bataille; puis, avec quatre Sénégalais, je parcours le village. De tous côtés, dans les herbes, nous apercevons des noirs qui poussent de grandes clameurs. Nous leur crions des mots d'amitié et de paix. Au bout de quelques minutes, certains s'approchent et consentent enfin à nous suivre près de l'endroit où sont nos hommes. II y en a bientôt une cinquantaine. Nous tâchons de leur inspirer confiance et ils viennent s'asseoir près de nous. Ils présentent le même type que les Bouzérous du bord de la rivière. Ils ont les mêmes tatouages et la même petite protubérance de chair entre les sourcils. Plusieurs portent sur la tète une touffe de plumes rouges et bleues. Les costumes et armements sont les mêmes. Certains se sont barbouillé le visage avec du noir, d'autres avec du rouge ou du blanc. Tous portent des bracelets de cuivre et de fer.
A 1 heure, ils lieus entourent, nombreux; mais le chef n'est pas encore arrivé et le palabre ne peut commencer. Bientôt le chef s'avance et les autres indigène lui font place. Il marche lentement, en lançant des regards autour de lui et affectant une allure solennelle. Il réclame le silence et prononce un discours. Pourquoi sommes-nous venus? M. Fondère répond que nous avons voulu connaître les gens de Salanga et non pas faire la guerre. Le blanc tué par eux avait été amené par les Yacoulis, qui l'avaient trompé sur le caractère des Salangas, etc.
Les indigènes se mettent à parler très haut, tous ensemble. L'orateur se retire. Vers deux heures il revient avec un cabri, lui coupe la gorge et nous l'offre.
Les indigènes nous entourent de près pendant no ce repas. On les éloigne un peu, mais ils reviennent Ils paraissent très intéressés par nos gestes, parlent et rient. On donne une pincée de sel au chef; il en passe aussitôt à ses voisins, qui le mangent avec allégresse. Il y a environ 200 hommes autour de nous et quelques enfants, mais pas une femme.
Une jeune fille s'approche enfin; elle est bientôt suivie de plusieurs autres.
A 4 heures commence le palabre. On réclame au chef la tète, les vêtements de M. Musy, les armes, etc. On leur promet des cadeaux, on les rassure. Ils délibèrent entre eux. Un moment après, on nous apporte un support de grenadière de remington. Nous donnons en échange un pagne. Puis vient un mousqueton entier, n° matricule 89 977. M. Fondère paye avec du fil de schang, du cuivre, un pagne, des cauris. Le noir, propriétaire de l'arme, ne consent qu'avec peine à s'en séparer.
Contre du fil de schang nous obtenons un chapeau de feutre ayant appartenu à Malimadou-Cissé. On nous promet d'autres objets pour le lendemain.
Les Salangas habitent huit villages, sept grands et un petit. Le chef qui nous a parlé se nomme Tongogoua : c'est un homme d'assez haute taille, à l'air doux et un peu abruti.
Nous allons faire une promenade dans le village. 11 est composé de 53 rangées de cases rectangulaires, orientées de l'est à l'ouest. Un fossé de deux mètres de large et autant de profondeur et une mauvaise palissade entourent et protègent le village, qui doit compter une population d'un millier d'âmes, dont 200 hommes.
Dans la soirée, on nous apporte une cartouche chargée. Nous l'échangeons contre quelques cauris. II me répugne un peu de voir acheter ces objets; comme nous étions certains de leur présence dans le village, nous aurions dei les exiger, puis faire des cadeaux ensuite. Dès demain, si l'on ne nous apporte pas le crâne de M. Musy et les autres fusils, nous serons plus impératifs. Les noir deviennent bien familiers,. . il me semble qu'ils nous serrent de près .... Le chef nous donne trois cases pour nos hommes et une pour nous. Il faut presque employer la force pour faire déguerpir les curieux, dont certains sont gris ....

22 novembre. - La nuit a été tranquille.
A 8h15 le chef vient avec un poulet, et le palabre commence. Pour écarter les indigènes - car on a volé hier la pipe de M. Fondère - j'ai fait tendre une corde (lui nous réserve un petit carré. Le chef y entre, ainsi qu'un vieillard. A 8h25, on nous apporte le canon et la culasse d'un mousqueton, no matricule 89 200, puis un crâne qu'on nous dit être celui du blanc. C'est probable : le crâne est, rond, l'os du nez est demeuré, alors qu'il manque à tous les crânes qu'on voit dans les villages. Nous donnons en échange des pagnes, du cuivre, du fil de schang, un collier de perles et des cauris.
Le chef et les hommes nous racontent alors la mort de Musy; malheureusement nous ne nous comprenons guère. Voici ce que nous pouvons conclure : le blanc est venu faire la guerre, il a brûlé le premier village et tué des hommes; puis, comme il se retirait, suivi de 5 laptots, les indigènes qui s'étaient enfuis l'ont attaqué au retour et tué d'un coup de sagaies au côté droit. Impossible de savoir rien de plus.
On apporte un manuscrit contenant des versets du Coran. Il a appartenu au laptot Mady-Ba. En échange, nous donnons du fil de schang et des cauris.
9h30. Les indigènes se retirent tous. Nous les entendons discuter dans le fond du village. Le chef nous invite à partir. Nous répondons que nous partirons quand nous aurons tous les fusils. Ils continuent à palabrer.
10h15. Tous les indigènes prennent leurs lances et leurs boucliers. Je remarque une certaine effervescence.
10h25. Les habitants enlèvent leurs chèvres. Nos hommes sont sous les armes et réunis. J'ai fait faire ce mouvement sans 'bruit. Des indigènes quittent le village.
10h35. Le chef revient avec deux noirs portant chacun un remington.
11h10. On nous rend un canon de mousqueton n° matricule 90 003, la culasse, la sous-garde, l'embouchure, la grenadière, le battant de crosse, une pièce de gâchette.
Le chef nous apporte de l'eau. M. Orsi part avec une vingtaine d'hommes pour aller en chercher. Les noirs ont tout déménagé. Ils sont massés au milieu du village, assez loin de nous. Partout ils ont des sentinelles qui nous observent. Nous n'avons rien dit,
rien fait pour les effrayer ou les irriter, et cependant leurs allures ont changé. Le chef paraît influent; je pense que c'est à lui que nous devons les bons rapports d'hier. Sans lui, les indigènes n'auraient rien rendu et se seraient enfuis. Tout a l'heure, Khol allait chercher de l'eau dans la brousse; sept ou huit indigènes le suivent; le chef les rappelle, paraît les gronder et va lui-même chercher de l'eau. Khol dit qu'ils voulaient le tuer.
M. Orsi revient avec la corvée d'eau. On échange deux gris-gris sénégalais contre des cauris. Quelques indigènes viennent autour de nous vendre des courges. Nous découvrons des visages que nous n'avons pas aperçus hier. Nous supposons que des gens d'autres villages sont venus pour nous voir. Les femmes nous regardent de loin.
Nous faisons encore divers échanges ....
Les trois Yacoulis nos guides ont disparu ce matin. Nous les réclamons au chef. Il nous répond qu'ils sont partis pour Bogassi. Deux indigènes qui viennent de ce village disent les avoir vus.
Nous avions l'intention de visiter les autres villages, mais cela prendrait trop de temps, et d'ailleurs notre mission est remplie.
Nous partons a 2h30. M. Orsi est à l'avant-garde avec M. Fondère, Khol et un guide salanga. Je suis à l'arrière-garde avec M. Lauzière. Nous prenons la route de Bogassi. A 2h45 environ, des coups de feu partent de la tête de la colonne. Je rassemble l'arrière-garde, une partie des porteurs et fais face en arrière. 11 était temps, Nous sommes entourés. Des noirs, derrière nous, bondissent silencieusement dans les herbes. Je fais tirer quatre tombent; je pense que d'autres sont blessés.
M. Fondère arrive. Il nie dit qu'ils ont été attaqués à coups (le sagaie, en entrant dans la brousse. Le guide qui était derrière Khol le frappe d'un coup de sagaies dans le dos et se jette sur lui. M. Orsi tire sur le guide, mais son revolver rate deux fois. Amady-Samba étend mort un Salanga qui allait frapper M. Fondère.
M. Orsi fait ramasser les bagages que les hommes avaient jetés pour tirer, et enlever le blessé, puis nous rejoint. Nous disposons les hommes en carré et attendons. Continuer sur Bogassi est dangereux, car nous ne connaissons pas la route. Il nous faut revenir sur le village, nous y maintenir. L'offensive est nécessaire après cette embuscade. Je forme une colonne composée de trois rangs, les porteurs de bagages au milieu, et protégée par une avant-garde et une arrière-garde. Je suis à l'avant-garde.
Nous marchons lentement sur le village. Khol est porté par quatre hommes. Des indigènes se montrent sur notre droite. Je monte sur une termitière avec deux Sénégalais et je fais tirer sur eux. L'un tombe. De loin en loin, quand il y a de limites herbes, je fais tirer quelques balles pour balayer la route.
A 4 heures, nous entrons dans le village. Les ponts ont été enlevés. Demba-Ba saute dans le fossé et les reine[ en place. Nous nous installons au bout du village; je fais abattre quatre rangées de cases et nous en brûlons cinq autres pour nous donner du champ, puis les hommes sont disposés en carré. Nous aurons heureusement la lune jusqu'à minuit environ; après, nous allumerons des feux. La nuit venue, sans rompre le carré, nous faisons coucher un homme sur deux. Nous avons donc trente-quatre hommes qui veillent. Le pauvre diable de Khol est mort en route; on l'a enveloppé dans de l'étoffe; il avait deux blessures, l'une sous l'omoplate droite, l'autre au sein gauche.
A 8h15, une sagaie lancée de la brousse tombe entre les jambes d'un Bassa. M. Orsi crie : " Garde à vous! " Quatre ou cinq hommes tirent sans commandement. Le M'Fan N'Zégo, s'étant avancé pour tirer, reçoit une balle d'un des nôtres et tombe foudroyé. Le projectile lui est entré entre les épaules et sorti sous la gorge. La mort de Khol m'avait attristé, celle-ci m'accable; j'aurais tant voulu les ramener tous! Combien en perdrons-nous encore avant de rentrer à Bangui!
Nous passons la nuit éveillés, surveillant les dehors ou nos hommes. A tout instant il faut leur parler pour les empêcher de dormir. Les Sénégalais ne bronchent pas et les porteurs eux-mêmes font bonne contenance, mais si l'on nous attaque en masse, je ne sais s'ils garderont leur sang-froid. Pendant l'attaque ils n'ont pas eu peur, mais il me fallait les placer presque un par un où je voulais qu'ils fussent .... Quoique nous n'ayons rien mangé, nous n'avons pas faim; mais nous avons soif, et pas une goutte d'eau .... Quelle longue nuit!

23 novembre. - Jusqu'à minuit les noirs ont hurlé de loin, en frappant sur un tam-tam. Ils nous criaient des paroles de paix. Nous n'avons rien répondu et nous avons gardé un profond silence. De minuit jusqu'au matin, nous n'entendons plus rien. A 5 heures, nous nous préparons au départ. Un brouillard épais nous entoure et pourrait favoriser un assaut de nos ennemis. Nous quittons le village dans le même ordre qu'hier soir, puis, en file, dans la forêt. A 8h15, nous arrivons à Botambi, où nous prenons un léger repas. Nous en repartons à 9h20, pour arriver d 2 heures à Yacouli. Nous sommes très fatigués. L'Alima est passée ce matin, allant à Bangui. Quand reviendra-t-elle? M. Fondère et Demba-Ba partent en pirogue pour aller informer M. Crampel de noire arrivée.
Contre notre attente, nous n'avons pas été attaqués en route. Hier les indigènes avaient sans doute espéré nous disperser par la surprise, mais notre défense, notre retour offensif sur le village, les ont troublés. Leur trahison méritait une répression; cependant je n'ai pas voulu m'écarter des instructions de-M. Gram-' pet et risquer de perdre encore des hommes.
Le village yacouli est entré en allégresse à la nouvelle de la " pile " infligée aux Salangas. Nos hommes racontent d'ailleurs aux indigènes des combats homériques que nous n'avons jamais livrés. Les femmes et les enfants nous apportent des produits.

24 novembre. - A 7h30, l'Alima vient nous prendre. A 11h15 nous sommes à Bangui. M. Crampel est en bonne santé. Je lui rends compte de la conduite de tous nos hommes, surtout des Sénégalais, dont le calme et la bravoure sont d'un bon augure, et je donne de justes éloges à l'étonnant sang-froid de M. Lauzière, qui se trouve pourtant pour la première fois dans de pareilles aventures.

25 novembre. - A 5 heures a lieu l'ensevelissement des restes de Musy. Tous nos hommes et ceux du poste sont sous les armes et forment la haie jusqu'à la fosse. M. Hanolet est venu.

27 novembre. - Nous achevons de préparer les charges de cartouches et de sel. Deux chefs de Bobassa sont arrivés au poste. Jamais personne n'y était venu de ce village. Ils disent que les Salangas ont eu huit tués et trente-trois blessés, dont le chef Tongongoua.


VII

De Bangui au village de Bombé.

28 novembre. - A 1 heure de l'après-midi, nous quittons Bangui, M. Lauzière et moi, huit Sénégalais, dix-neuf Bassas, quatre M'Fans, trois Gallois, notre cuisinier et deux boys. Nous sommes suivis par sept pirogues avec trente et un Banziris et une pirogue montée par trois hommes de BiriN'goma. Le premier rapide est franchi promptement, le deuxième est plus difficile et plus périlleux. On stoppe à 4h30. Les Banziris sont d'adroits piroguiers; grâce à leurs longues perches, la marche est rapide.
A 3h30 nous arrivons à Biri-N'Goma.

30 novembre. - Nous laissons la pirogue, trop lente, à Biri-N'Goma. Un instant après le départ nous rencontrons une pirogue de Bouzérous. Les Banziris crient et les autres, effrayés, s'enfuient dans la brousse en abandonnant leur embarcation. Deux Banziris sautent dedans et s'emparent d'un poulet; tout le chargement y passait, si je ne m'étais interposé. Je fais abandonner le poulet et pousser la pirogue à la rive, où ses propriétaires la reprennent. A 2 heures, nous arrivons au premier rapide; dans cette saison des basses eaux, ils se franchissent avec facilité.

l décembre. - A 4 heures, nous campons à l'extrémité d'une petite île. Au milieu s'élève un arbre unique mais énorme. Le pays a changé d'aspect. La rivière s'élargit, les rives deviennent basses, peu boisées. Un pays de plaines commence.

4 décembre. - A 5 heures, nous arrivons à Dioukoua-Mossoua, village du chef Bembé. Ma pirogue arrive la première. M. Biscarrat est sur la rive. Il veut bien s'occuper du débarquement des marchandises. Je monte au camp. J'ai au pied une plaie qui m'a fait beaucoup souffrir et m'oblige à me coucher.

5 décembre. - Je suis obligé de garder le lit; impossible de marcher! J'avais, depuis deux mois, un eczéma et je le traitais au bichlorure ; c'est une trop forte dose de ce médicament qui m'a blessé. J'aurais cependant tant à faire! M. Biscarrat me remplace et fait nettoyer les fusils de traite. Je suis navré d'être impotent.

6 décembre. - Je suis toujours alité. Hier M. Biscarrat devait partir avec un premier convoi pour Mokanda. Un N'Dri accepte de le guider, et Bombé s'offre à l'accompagner, le tout après une journée de palabres. M. Lauzière devait partir aussi. Ce matin, pas de guides. Bombé ne veut plus partir; il affirme que nous serons attaqués en route. On allait se décider à partir quand même, sans guides, lorsqu'on apprend que les femmes du village de Bombé se sont enfuies dans une île. Cela est mauvais signe. M. Biscarrat demande une pirogue pour aller chez les M'Bata tâcher de connaître exactement les intentions des N'Dris et, si possible, d'atteindre Mokanda par la rivière. Bombé promet la pirogue pour demain. Que se passe-t-il dans la cervelle de ces noirs? Les piroguiers n'ont pas reçu leur paye; nous ne pouvions la leur donner, faute de cauris. Peut-être n'en aurons nous pas assez pour attendre l'arrivée de M. Crampel.... Mais à ce moment tout changera.
A 6 heures du soir, Bombé me prévient que beaucoup de N'Dris sont rassemblés non loin d'ici, et nous conseille de veiller pendant la nuit.

7 décembre. - M. Biscarrat part en pirogue, emmenant cinq Sénégalais, cinq Brisas et cinq M'Fans. Un chef banziri vient me voir et m'affirme que Mukanda et ses hommes sont avec les autres Langouassis pour nous empêcher de passer.
8 décembre. - Des N'Dris viennent me dire que nous avons tort de partir pour Mokanda, qu'il y a un autre chemin, plus sûr, au nord.
9 décembre. - J'ai essayé hier d'un remède que m'a conseillé Samba N'Diaye : une infusion de racines. C'est un siccatif; je souffre encore davantage et je reviens à l'huile de palme. J'ai sans cesse l'impression d'une brûlure. Je commence à être assiégé par les idées les plus noires. Biscarrat rentre. Il a vu des chefs. Grand palabre sur une île, non loin d'ici, demain.

12 décembre. -M. Biscarrat part à 4 heures avec des N'Dris: il va faire une reconnaissance. Il emmène avec lui six Sénégalais et six Bassas.

14 décembre. -M. Biscarrat rentre. IL a laissé ses hommes à environ 18 kilomètres du camp. II repartira demain avec un premier convoi : " Tout va bien ", me dit-il.

15 décembre. -M. Biscarrat part avec tous les porteurs chargés. II me laisse quatre Sénégalais et trois Bassas malades.

16 décembre - Bembé, avec N'Drou, chef langouassi, vient me prévenir que les N'Dris veulent faire la guerre au blanc. Il veut que je recommande à mon camarade de bien veiller, surtout quand toutes les marchandises seront avec lui. Qu'y a-t-il de vrai là dedans? Bembé craint-il pour son payement quand toutes les marchandises seront parties? En tout cas, M. Biscarrat sera prévenu.
A 4 heures arrive un détachement de quarante quatre hommes, envoyé par M. Biscarrat.
.... M. Crampel, qui a été longtemps très malade. nous avons craint un moment de le perdre - va bien maintenant .... M. Lauzière est toujours mon excellent camarade; pour lui je n'ai pas de secrets. Sous ses dehors modestes, simples, il a une intelligence vraiment remarquable. I1 a une excellente mémoire, une instruction étendue et sérieuse; il juge les choses avec une clarté et une froideur qui sembleraient ne pouvoir appartenir qu'à un homme mûr ....
... Nous voici à la veille de quitter l'Oubangui pour nous diriger vers le Tchad. Nous n'avons guère souffert jusqu'ici. J'ai perdu beaucoup de choses, mais je suis encore riche; dans ma malle en fer, j'ai du linge; deux costumes de drap, trois de toile, mais je n'ai plus que deux paires de chaussures. C'est peu, pour deux ans de marche!
... Notre nourriture se compose de chèvres, poulets, ignames, patates, haricots indigènes, bananes, et de Tachasse, qui produit pour le moment des pintades. C'est peu varié, mais c'est sain. Pas de conserves ou très peu ;nous n'emportons que des boîtes de sardines et des boîtes d'une pâte nommée soupe à l'oignon, qui remplace la graisse.
Le nom de Bouzérous appartient réellement aux habitants de quelques villages situés près du poste de Bangui. Ils forment une famille de cette race anthropophage qui commence à apparaître sur les bords de l'Oubangui vers 3° 30' latitude nord pour disparaître vers 4° 50' latitude nord. On connaît le nom de quelques familles groupées en un ou plusieurs villages, mais on ignore s'il existe un nom d'ensemble de la race. Celle-ci est riveraine de l'Oubangui et ne s'écarte pas au delà de quelques kilomètres des rives.
Au sud de Bangui, les Bouzérous habitent dans de grands villages ouverts sur la rivière, mais palissadés et protégés par un fossé, du côté de l'intérieur. Une brousse épaisse, presque impénétrable, s'étend derrière ce fossé. On accède au village par un seul sentier, qui aboutit à une porte étroite, formée de deux lourdes planches reliées ensemble et se fermant par un système à bascule.
Sur la rivière, l'accès des villages est très difficile; la berge est toujours très élevée et il faut grimper par un sentier à pic, parfois au moyen d'une liane tendue à cet effet.
Au nord de Bangui, dans la région des rapides de Mokangoué, les rives deviennent plus basses et les villages bouzérous sont alors, du côté de la rivière, protégés par une palissade. Ils sont aussi mieux défendus et il faut, avant d'arriver à la porte, passer dans une sorte de couloir fermé en haut par un plafond en treillis sur lequel, en cas d'attaque, doivent se trouver des gardiens. Les villages sont aussi plus petits, et quelques-uns sont entièrement entourés de brousse. Ils ont un aspect mystérieux et sauvage : on n'aperçoit, en passant, que la porte, derrière laquelle apparaissent des lances et quelques têtes de farouches habitants. Certains villages possèdent des " guettes ". Ce sont des postes-vigies construits en écorce, au sommet des grands arbres. On y grimpe au moyen d'échelles de lianes.
Les villages sont assez grands : plusieurs ont une population de plus de 1 000 âmes. Les cases sont rectangulaires, construites en écorce d'arbres, par rangées parallèles occupant toute la largeur du village et orientées de l'est à l'ouest, la façade toujours au nord. Dans ces cases, on voit des sortes de lits très bas, faits de lianes dures et polies, des sièges composés d'une branche fourchue, des marmites en terre qui contiennent de l'eau ou dans lesquelles on fait la cuisine.
Les Bouzérous sont des nègres d'une grande taille, mais mal proportionnés. Leur allure est gauche, surtout si on les compare à leurs voisins, N'Dris, Langouassis et Banziris. La couleur de leur peau est peu foncée; beaucoup sont bruns, quelques-uns presque jaunes. Leur physionomie a un aspect bestial souvent, brutal toujours; leur regard est inquiet. La mâchoire est saillante et la bouche est déformée par l'extraction des quatre incisives de la mâchoire supérieure. Certains, cependant, conservent leurs dents et se contentent de les tailler en pointe. Parfois, de la dent limée, il ne reste qu'un fragment de la grosseur d'une allumette.
Les Bouzérous sont peu tatoués : ils ont un léger signe en relief entre les deux sourcils et un à chaque tempe, près de l'œil. Ils portent leurs cheveux courts: souvent ils se rasent la tête. Ils pratiquent la circoncision. Leur costume se compose d'un morceau d'écorce d'arbre pilée - formant une sorte de feutre - qu'ils se passent entre les jambes. Aux bras et aux jambes, ils portent des bracelets faits d'un fil de cuivre; ils ont quelquefois au cou un collier de perles. Ils se coiffent d'un bonnet en poil de chèvre' ou d'un bouquet de plumes.
Pour armes, les Bouzérous ont : des lances, dont le fer est généralement long et large; un large couteau, enfermé dans une gaine qu'ils portent sur la poitrine, attaché par une liane; des couteaux de jet, dont les formes sont bizarres et variées et qui sont généralement attachés au bouclier. Cette dernière arme défensive est, la plupart du temps, de forme ovale et faite de lianes tressées, d'un curieux travail. Pour faire la guerre, les Bouzérous se barbouillent le visage en tout ou en partie, avec du noir, du blanc ou du rouge.
Les guerres entre indigènes sont l'occasion d'embuscades, de surprises, dans lesquelles peu de guerriers perdent la vie; cependant, après des événements graves, on a vu des villages entiers détruits. Dans une attaque ordinaire, les Bouzérous s'enferment dans leur village. Au contraire, si l'ennemi est nombreux, redouté, ils s'enfuient dans la brousse avec la prestesse de singes. Dans ce cas, aussitôt l'alarme donnée, hommes, femmes, enfants et même chèvres et poules disparaissent en un clin d'œil. Ils se gardent toujours soigneusement et il est difficile d'approcher d'un village sans être signalé. On entend alors des sons de trompe ou des cris d'alarme.
Ce sont les femmes qui s'occupent des plantations. Les hommes passent la journée entière à jouer avec des cauris ou à fumer. Cependant ils s'intéressent à la pêche; ils prennent le poisson au moyen de grands filets, de pièges ou de barrages divers. Le poisson séché est un objet de trafic avec les populations de l'intérieur.
Les femmes sont aussi laides, aussi disgracieuses que les hommes; elles ont la même coutume de s'arracher les dents. Elles portent les cheveux rasés. Pour tout vêtement, elles ont, devant et derrière, un petit pagne en filaments d'écorce non tressés, ou simplement des feuilles de manioc. Elles sont souvent très sales. Parfois on rencontre une jeune fille agréable de formes et de physionomie, mais la plupart sont affreusement laides.

19 décembre. - A sept heures du matin, M. Lauzière part avec le détachement. A dix heures, Bembé et son frère, chef d'un autre village peu éloigné, viennent me prévenir qu'ils ont entendu, le matin vers quatre heures, beaucoup de coups de fusil chez les N'Dris Langouassis. Un instant après, les Sénégalais disent également avoir entendu des coups de feu. Tout le monde prend les armes; je place deux sentinelles. A 10h30, j'entends à mon tour deux coups de feu; mais c'est lointain et peu distinct; je veux encore douter. Midi : cette fois il n'y a plus de doute, c'est la guerre. Nous entendons distinctement une vingtaine de coups de feu dans la direction du nord. On a dû nous attaquer. Que sera-t-il advenu? Je suis dans une inquiétude mortelle.

20 décembre. - A 10h45, M. Lauzière arrive, accompagné de 22 hommes. IL me raconte l'attaque qu'a subie M. Biscarrat, trahi et attaqué à cinq heures du matin. Mais il était sur ses gardes, et les Langouassis se sont enfuis après avoir subi des pertes considérables. Tous les villages sont déserts. M. Lauzière ,repart à deux heures du soir, me laissant un renfort ,de 5 hommes.
Une femme banziri, enceinte d'environ sept mois, après avoir versé un peu d'eau dans une calebasse, me prie de me mirer dedans, puis de m'y laver les mains. Assez surpris, je lui demande pourquoi; elle me répond très gravement qu'elle boira l'eau, ce qui, lui donnera un enfant blanc. Je fais ce qu'elle me prescrit et elle boit l'eau avec satisfaction. M. Lauzière a rendu le même service à une autre. Ces braves femmes auront une grosse déception ....

21 décembre. - A huit heures du matin, je pars avec six laptots et un grand convoi d'hommes, de femmes et d'enfants banziris, pour un des villages langouassis dont les habitants ont pris part à l'attaque de la mission. Nous prenons le contenu des greniers, car je n'ai que très peu de cauris et il faut nourrir les hommes. Nous sommes de retour dans l'après-midi. Je suis très fatigué. J'étais immobile depuis longtemps et mon pied, 'à peine guéri, s'est enflammé.

22 décembre. - J'ai eu grand tort de marcher si tôt. Me voilà encore obligé de garder le lit.

23 décembre. - On me prévient que le commandant de la Mission arrive. En effet, il débarque à quatre heures avec Mohammed Saïd, Niari et Ichekkad. M. Orsi est attendu demain par le boat. Mohammed Saïd me donne une pommade à l'acide borique pour mon pied.

25 décembre. - On paye une partie de nos piroguiers; on donne à Bembé un fusil pour cadeau. Des chefs langouassis, N'Drou et un autre, viennent avec leurs hommes faire des protestations d'amitié.

26 décembre.-On achève de payer les piroguiers, et l'on conclut des traités avec les chefs banziris.

30 décembre.-M.Biscarrat, qui était revenu, retourne au campement, précédé d'un détachement emmenant 41 charges. M. Lauzière arrive à une heure du soir avec les M'Fans. Nous passons la soirée avec M. Crampel et nous finissons l'année avec l'avant-dernière bouteille de champagne.


VIII

Dans l'inconnu, vers le Tchad. - Chez les Langouassis.

Bembé, jeudi 1e, janvier 1891. - Cette journée a été une de mes plus mauvaises. J'ai été, depuis le matin, assailli par les idées les plus tristes. Je pense que peut-étre cet eczéma qui m'immobilise depuis un mois ne pourra se guérir assez tôt pour queje puisse suivre la mission. Je ne veux pas devenir un objet d'ennui, un embarras, et en même temps j'ai l'inébranlable résolution de ne pas retourner. Il me vient des pensées de suicide .... C'est à cause de ma blessure que M. Crampel va me laisser en arrière .... Quelle chose odieuse que d'être arrêté par un mal aussi ridicule ! Que je guérisse, mon Dieu! et que je ne sois pas arrêté par ce grain de sable!
Mohammed ben Saïd, à ma prière, me donne de la morphine. Je lui cache ma véritable pensée.
M. Crampel part à une heure du soir. Il me fait des adieux affectueux qui me touchent beaucoup. MM. Lauzière, Saïd, puis Ichekkad, avec un petit Bouzérou donné par Bembé; Niari, des Sénégalais, Loangos, M'Fans, Bassas, forment la caravane . M. Crampelva peut-être aller loin en reconnaissance. Je garde six Sénégalais, cinq M'Fans, mon boy. M. Orsi, souffrant de la dysenterie, reste aussi avec son boy.

2 janvier. - Encore un orage. L'eau pénètre partout dans nos chambres.

3 janvier. - J'ai eu peu de fièvre cette nuit.
A 4 heures du soir, six M'Fans et deux Sénégalais arrivent avec le courrier de M. Crampel.

4 janvier. - Je remets à Samba Sibry le courrier et une lettre pour le chef de zone, lui annonçant que Amady Paté est parti pour rejoindre M. Crampel. A 10 heures le boat et la pirogue partent pour Bangui avec les Sénégalais du poste, deux Bassas renvoyés pour maladie, Grande et Fathianou.
Trois jeunes femmes banziris, dont une a de faux cheveux qui tombent jusque sur ses mollets, exécutent une danse assez curieuse. Après quelques phases d'un pas cadencé, accompagné de battements de mains,elles se rencontrent violemment, ventre à ventre, et ce choc produit un bruit très fort et bizarre. Malgré ce geste, cette danse n'a rien d'obscène, car elle est exécutée très simplement.

5 janvier. - M. Orsi part pour le camp avec quatre Sénégalais et tous les M'Fans, à 8 heures du matin. Je quitte à mon tour le village de Bembé avec quatre Sénégalais. A midi 25, je rejoins M. Orsi; il est faible et doit se reposer souvent. A 4 heures, nous arrivons au camp. M. Biscarrat y est seul avec quatre Sénégalais, Bassas et Gallois. M. Crampel est parti en avant avec MM. Lauzière, Saïd, Ichekkad et un gros détachement. Mon pied paraît décidément en voie de guérison; j'en suis bien heureux.
Le camp où M. Biscarrat a été attaqué par les Langouassis est situé au milieu de plaines ondulées, couvertes d'herbes courtes. Çà et là, des bouquets d'arbres,, au pied desquels se trouve toujours de l'eau, stagnante ou courante. A 50 mètres du camp coule une petite rivière de 4 à 5 mètres de large, profondément encaissée entre deux berges, où croissent des arbres et des buissons.
Les Langouassis habitent ces plaines, disséminés en de petits villages de quatre ou cinq cases, peu éloignées les unes des autres. Autour des villages s'étendent de nombreuses plantations de manioc, mil, patates, pommes de terre; etc.

7 janvier. - Les villages se repeuplent. Les Langouassis, voyant qu'on ne les traque pas, se rassurent. Ce matin, des Sénégalais allant aux provisions ont aperçu, près des cases jusqu'alors abandonnées, des hommes, des femmes et des enfants. A 2 heures, quelques Langouassis viennent au camp, vendre des poules.

9 janvier. - Samba N'Diaye prépare un remède pour M. Orsi. Je profite de cette journée de repos pour mettre en ordre mes notes sur les Banziris.
Les Banziris commencent à apparaître aux rapides de Mokangoué; mais ils mont encore que des campements de pêche, et leur premier village sur la rive droite est celui que commande Bembé. La rivière leur appartient, et, seuls, ils y ont droit de pêche. Ils disent occuper les rives très loin en amont; ils ne s'étendent pas dans l'intérieur. Les villages sont bâtis près du fleuve. Ils ne sont pas fermés. Les cases, rondes à la base, sont de forme conique. L'intérieur est en contre-bas et protégé par une petite muraille de terre. d'une hauteur de 50 centimètres. Les cases sont disséminées et le village couvre souvent une assez grande étendue de terrain.
Le Banziri est généralement d'une taille assez élevée. Son corps est robuste, bien proportionné; ses reins sont cambrés. L'expression du visage est douce et intelligente. Le nez est droit, quelquefois même busqué, peu épaté; le menton est souvent très accentué. Beaucoup liment leurs dents en pointe. Leurs cheveux sont réunis en grosses tresses et couverts d'une grande quantité de perles diverses. Ils se rasent le dessus du front en triangle.

10 janvier. - A 3 heures du soir un Langouassi arrive au camp. IL a vu M. Crampel, qui lui a donné un morceau d'étoffe et une sonnette. Il parle aussi des musulmans " tourgous "; il singe leur prière; nous décrit leurs ânes.

11 janvier. - Le caporal Demba-Ba arrive an campement avec dix Basas, sept Loangos, cinq Gallois, six M'Fans et neuf indigènes. Il m'apporte une lettre de M. Lauzière, arrêté à 36 kilomètres nord de notre campement. M. Crampel a, parait-il, continué en avant pour essayer de ,joindre les nègres musulmans dont nous parlent depuis longtemps les Banziris et les Langouassis. Il est à 76 kilomètres de nous. Je donne à M. Biscarrat 1 200 cauris. II m'en reste 2 500.

12 janvier. - M. Biscarrat part à 6 h. 10 du matin avec tous les porteurs. Il emporte dix-huit barils de poudre, six ballots d'étoffes, vingt-deux paquets de fusils, neuf paquets de cartouches, six boites de viande. Il me reste quinze Sénégalais.
A 10 heures, M. Ponel, accompagné de quelques laptots, arrive à notre camp. Il apporte le courrier de France. Je reçois des lettres de ma famille, de mes amis, et ces nouvelles inespérées me causent une grande joie. M. Ponel nous raconte ensuite que deux missions, l'une allemande, l'autre anglaise, se dirigent vers le Tchad. M. Mizon est aussi parti en exploration, par le pays des Pahouins et la Sangha.

13 janvier. - M. Ponel repart.

15 janvier. - A 10 heures du matin arrive un détachement de porteurs. II est composé de quatorze Bassas, neuf Gallois, dix-huit M'Fans, sept Loangos et neuf Langouassis. Afin de permettre à M Biscarrat d'aller commander le camp de M. Crampel, qui doit repartir en avant, j'irai demain le remplacer. M. Orsi est trop malade pour marcher, mais il ne l'est pas assez pour ne pas pouvoir assurer la sécurité de mon camp actuel.-

16 janvier. - A 6 h. 30 du matin, je pars avec le détachement. Halte à il heures; déjeuner. Campement à 4 h. 15, près d'une petite rivière.

Samedi, 17 janvier. - Départ à 6 h. 30 du matin, Arrivée au camp de Barao à 10 h. 30. Plaines vallonnées, coupées de nombreux ruisseaux dont le cours est bordé d'arbres; beaucoup de villages, entourés de grandes plantations de gros mil, de maïs, de manioc, de patates, d'ignames, etc. L'attitude des indigènes n'indique que la curiosité. On nous offre beaucoup de poules et d'oeufs contre des cauris, la seule monnaie qui semble avoir cours.
Les cases sont. élevées et bien faites, mais l'entrée, très basse, ne permet de pénétrer qu'en rampant. Les greniers à mil sont assez curieux, par leurs dessins grotesques, visant à représenter des hommes et dus bêtes. Ces greniers sont ronds, montés sur des piquets, et surmontés d'un toit conique en paille. Le mur est un clayonnage, recouvert d'un plâtrage peint en blanc. Les dessins sont noirs. Le camp de Barao n'est composé que d'une seule case, encombrée de colis, où loge M. Biscarrat. Il la partage avec moi. Un peu plus loin est une autre case, inachevée, sur le bord d'un ruisseau couvert de brousse. Derrière, la plaine continue. Le nom de Barao est celui du chef du premier groupe de cases.

Dimanche 18 janvier. - M. Biscarrat part à 6 heures du matin, avec quinze Bassas, cinq Sénégalais et cinq Loangos. Je conserve cinq Sénégalais et trentesix porteurs. Je n'ai des cauris que pour huit jours environ, et il faudra faire des économies pour aller jusque-là. J'en informe M. Crampel. A 6 h. 30 j'envoie au camp de Makobou un convoi de trente porteurs avec deux contremaîtres. Je conserve onze hommes pour la garde, dont trois éclopés. De nombreux indigènes viennent me voir. Ils sont très intéressés par divers objets, surtout par une lentille: tous veulent essayer la chaleur et se faire brûler les mains. Les allumettes les étonnent aussi beaucoup.

19 janvier. - Le M'Fan N'Dama est atteint de la variole. Je l'envoie assez loin du camp et lui fais construire un abri. Les indigènes, ayant vu ce malade, quittent tous le camp.
A 9 heures, les Sénégalais repartent pour rejoindre M. Biscarrat.

20 janvier. - Les noirs ne viennent plus vendre. Il faut envoyer acheter dans les villages.

21 janvier. - Cinq Bassas arrivent au camp, venant de Zanvouza ; ils m'apportent une lettre de M. Lauzière et une. de M. Biscarrat. Le convoi revient de Makobou.

22 janvier. - Départ des cinq Bassas, emportant les caisses demandées par M. Biscarrat. Départ du convoi pour Makobou.

25 janvier. - Le détachement arrive de Makobou à 11 heures. M. Orsi, toujours malade, peut à peine écrire. J'ai une fièvre très forte durant toute la journée. 26 janvier. - Encore la fièvre. Je n'ai aucun médicament. Départ du détachement à 6 h. 30 du matin.

27 janvier. - Ma fièvre prend le caractère bilieux. Samba N'Diaye me donne des plantes pour mettre sous moi et des feuilles pour entourer ma tête. Je ne sais si c'est cela qui me soulage, mais je vais un peu mieux dans l'après-midi.

28 janvier. - J'ai eu cette nuit un accès violent. Je suis très faible, tout jaune.
3 h. 15 du soir. - Les deux Sénégalais envoyés une seconde fois à la recherche d'André reviennent au camp; ils m'apprennent que M. Orsi, très malade, s'est fait porter le matin chez Bombé. Quitter le camp, c'est peut-être hasardeux, avec ma fièvre; mais puis-je ne pas essayer de ramener .M. Orsi? C'est mon devoir d'aller.
Je pars à 4 h. 20 avec Samba N'Diaye, deux porteurs et mon boy. A 6 h. 20 nous campons dans un village. Je suis exténué.

29 janvier. - Nuit très froide, mais pas de fièvre. Nous partons à 6 heures du matin et nous arrivons à. Makobou à 2 heures du soir. J'apprends en arrivant que M. Orsi est mort hier soir, à 4 heures, au village de Bombé ....
... C'était peut-être celui de nous tous qui avait le plus de confiance dans l'avenir. Pauvre garçon 1 Je suis heureux, avant mon départ, d'avoir pu lui donner quelques soins, qui ont motivé un dernier mot péniblement écrit, où il m'exprimait sa reconnaissance en termes émus .... Enfin, il est mort au début .... Nous souffrirons plus que lui, peut-être pour avoir un sort pareil ....
J'envoie six Sénégalais et un Bassa pour rejoindre sans retard le camp de Barao. Je n'ai d'ailleurs pas de grosses inquiétudes, car les populations sont tranquilles et occupées de leurs champs. J'expédie deux Sénégalais chez Bembé, pour réclamer André N'Togue et Loemba, boy de M. Orsi. Il m'est impossible d'y aller moi-même, je suis trop faible.

30 janvier. - Les Sénégalais reviennent à 10 h. 45 avec Loemba. A midi 30, nous évacuons le camp de Makobou ; à 5 heures, campement près d'un ruisseau.

31 janvier. - Arrivée au campement.

1- février. - J'envoie vers Zanvouza un détachement de huit Sénégalais, trente-trois porteurs et trente et une charges. J'écris à M. Crampel pour l'informer de la mort d'Orsi.
2 février. - Les achats avec les barrettes de cuivre deviennent très difficiles. Les indigènes ne connaissent que les carrés.
4 février. - Le camp est très animé; les indigènes apportent des vivres aux hommes pour obtenir de la viande.
7 février. - A midi, les Langouassis viennent me prévenir qu'un de nos hommes, du camp de Zanvouza, s'enfuit vers Bembé. J'envoie des Sénégalais qui, après une assez longue course, le rejoignent, le ramènent au camp à 2 heures du soir. C'est le nommé Bayonne, de l'équipe des Gallois. Accusé par les siens de vol de cartouches, il a eu peur du châtiment et a voulu s'enfuir. Il emportait son fusil et sa couverture.
10 février. - Un Langouassi me vole un couteau. Chaque jour les indigènes commettent ainsi de petits larcins aux dépens des Sénégalais. Il faudrait les frapper pour les empêcher de s'approcher des cases.
11 février. - Mon voleur revient au camp, mais il s'enfuit aussitôt que je m'approche. J'envoie chercher Barao et lui ordonne de me faire rendre le couteau, menaçant de me fâcher. Cinq minutes après, le couteau m'est rendu, plus une camisole rouge, volée la veille à un Sénégalais.
12 février. - Le détachement revient de Zanvouza à 10 heures du matin : quarante-trois hommes et cinq N'Dakwas. Rixe entre le Sénégalais Bilaly et un Langouassi. Ce dernier, qui a tort, est expulsé du camp.
13 février. - A 6 h. 30 du matin, je pars avec le détachement. Le camp est évacué. Nous n'avons pas fait 1 kilomètre que les Langouassis mettent le feu à nos cases abandonnées.

Ces documents et lettres, particulièrement précieux, ne sont jamais parvenus en France.


IX

Chez les N'Dakwas.

14 février. - Départ à 6 h. 30. Arrivée au camp de Zanvouza à 10 heures (5° 46' 50" latitude nord).
Le pays entre Barao et Zanvouza est assez accidenté; il est couvert tantôt de brousse claire, tantôt de hautes herbes. De nombreux ruisseaux et rivières le traversent: toutes ces eaux vont à l'Oubangui. Partout on rencontre des populations et des villages semblables à ceux .que nous venons de traverser. Parfois les indigènes nous attendent sur les sentiers et nous offrent des produits du pays; d'autres fois ils demeurent paisiblement dans les villages et nous regardent passer.
Le corps disgracieux, la laideur des femmes, contrastent avec le corps svelte, le visage souvent agréable des hommes. Partout c'est la même mimique expressive, la môme vivacité de gestes, le même air de gaieté. Le camp est situé tout près d'une petite rivière, la Zanvouza, qui coule avec bruit sur un lit de pierres. Mes collègues ont construit un magasin pour les bagages et quelques abris au bord de l'eau.

15 février. - On nous dit que M. Crampel est à dix jours de Zanvouza, arrêté près d'une grande rivière où il y a des hippopotames. Il aurait fait alliance avec les " Tourgous ".

16 février. - Je croyais mon eczéma guéri, mais le voilà qui reparaît; et je n'ai rien pour me soigner.

17 février. -Les N'Dakwas me paraissent avoir sur la propriété des idées plus saines que les Langouassis. Depuis l'installation du camp, pas un vol n'a pu leur être reproché. Les femmes n'dakwas sont aussi moins farouches; elles viennent chaque jour au camp vendre des vivres. Leurs cheveux, ainsi que ceux de leurs enfants, sont tressés en petites nattes rondes, à la façon des femmes du Sénégal; pour tout costume, une pincée de feuilles.

21 février. - Samba N'Diaye m'apporte encore un remède pour mon eczéma. G'est une écorce d'arbre qui, bouillie dans de l'eau, produit une substance noirâtre, semblable à du goudron. Pour la première fois depuis notre départ nous rencontrons le tamarinier; on en voit d'assez nombreux exemplaires aux environs du camp.

22 février. - Nous avons eu, dans la soirée, une scène fort divertissante. On avait préparé des masques pour les Sénégalais et prévenu les indigènes que, au coucher du soleil, on ferait tam-tam. Une dizaine de ces indigènes étaient là quand, à un signal donné, les Sénégalais disparaissent, puis reviennent brusquement en dansant, tous masqués. Il est impossible de décrire la stupéfaction, l'épouvante des N'Dakwas, pris entre leur frayeur et leur ardente curiosité. La farce dura une bonne heure, jusqu'à ce qu'un masque en tombant décelât le mystère : mais le masque tenu à la main inspirait encore une égale terreur. Mème à la fin de la soirée, quand deux ou trois N'Dakwas nous quittaient, si un masque les suivait un peu loin, ils se sauvaient à toutes jambes.

23 février. - Le chef Zouli, absent depuis trois jours, est revenu ce matin. Il nous dit qu'il a entendu parler d'une guerre que les Arabes font aux Belges. Des Langouassis de Barao, venus pour vendre du bois rouge, disent qu'un blanc a été tué.

24 février. - On nous raconte des histoires extraor dinaires, trop extraordinaires: des hommes tout bardés de fer, armés de fusils, seraient descendus par l'Oubangui et feraient la guerre. Ils ne mangeraient que du poisson. On les nommerait Tourtourous.

25 février. - Samba N'Diaye et Mahmadou N'Diaye tuent un sanglier. On envoie un morceau à Zouli, qui refuse, trouvant sa part trop petite.

28 février. - Dans la matinée arrivent trois indigènes; par l'entremise de Zouli, ils nous demandent notre aide contre des voisins qui leur font ou à qui ils font la guerre. L'un est jaunâtre, d'aspect assez brutal; l'autre, un chef, est vêtu d'un pantalon arabe qu'il dit tenirdes Sounoussous. Sa physionomie est fine et intelligente; ses lèvres sont minces; son nez est droit, sa barbe rare. Il dit avoir vu M. Crampel. Ces indigènes n'ont pas les lèvres percées; seulement deux petits trous aux ailes du nez; les cheveux sont tressés en nattes courtes.

Dimanche 29 février. - La population des environs, hommes, femmes et enfants, part pour une grande chasse. Mais, malgré l'incendie de plaines entières, ils ne rapportent que des rats. Les villages étaient absolument abandonnés, gardés seulement parce fétiche : une pierre suspendue à un arbre; le même arbre était entouré d'une ceinture de paille contenant quelques morceaux de manioc et un sac en cuir rempli de divers objets.
Le petit nombre des vieillards, dans ces populations, est remarquable. Zouli revient à la charge pour nous déterminer à faire la guerre avec ses amis : il nous offre une jeune femme, que nous refusons, bien entendu.

4 mars. - Voici qu'il est de nouveau question des Tourtourous, qui sont de très petits hommes, non musulmans. Un indigène de l'est nous raconte que ces gens auraient attaqué M. Crampel, qui les aurait chassés. Puis notre chef aurait poursuivi sa route vers les Tourgous. Ces bruits coïncidant avec l'absence prolongée de M. Crampel m'inquiètent. La reconnaissance, qui ne devaitprendre que dix jours, en a déjà duré plus de quarante.

7 mars. - Zouli nous annonce que quatre de nos hommes sont en route vers notre camp.

8 mars. - Zouli raconte à nos Sénégalais que M. Crampel, attaqué, est seul survivant. Que démêler au milieu de tous ces récits? Quand donc finiront cette attente énervante, ces mortelles inquiétudes?
M. Biscarrat va partir en avant, et moi, arrêté par les marchandises, je demeurerai peut-être encore plus d'un mois sans nouvelles.

10 mars. - M. Biscarrat part à 6 h. 15 avec dix-huit Sénégalais, onze Brisas et cinq Loangos. Il doit aller, à dix ou quinze jours au nord, chercher des nouvelles de M. Crampel. Je reste avec vingt M'Fans et treize Gallois, tous gens fort poltrons. Je n'ai plus que deux Sénégalais Samba N'Diaye et N'Diogon.

17 mars.- Goubanda, frère de Zouli, vient me raconter qu'une nombreuse troupe de " Tourgous " marche vers nous.

18 mars. - Plus rien pour acheter et plus rien à acheter que des poules, plus de patates ni d'ignames dans le pays. Pour ne pas être réduit au manioc, je vais être obligé d'entamer une pièce d'étoffe ....

21 mars. - Enfin! à 1 heure du soir j'aperçois Mabingué, guide de M. Biscarrat, puis, derrière lui, le Sénégalais Samba Sakho et cinq porteurs malades. Ils apportent une lettre de M. Crampel, qui est chez des peuples musulmans, à vingt-cinq jours d'ici, et m'annonce l'arrivée de M. Lauzière avec une nombreuse troupe de porteurs. Il me parle de privations, de souffrances .... Que m'importe cela, pourvu que je marche? N'ayant plus d'inquiétude au sujet de ceux qui sont en avant, tout devient rose pour moi. ,
M. Biscarrat m'écrit aussi, pour me dire qu'il attend M. Lauzière, malade et arrêté dans un village. Toutes les nouvelles données par les N'Dakwas étaient fausses
M. Crampel, depuis son départ, n'a fait la guerre avec personne. Mais Goubanda, que j'avais appelé menteur quand il m'avait annoncé l'arrivée d'une troupe de Tourgous, avait raison, et je lui fais des excuses.

22 mars.-Ce que je prévoyais est arrivé: M. Crampel a dû marcher pendant vingt-six jours environ avant de rencontrer les musulmans. Ces gens, suivant leur coutume, font le vide autour d'eux, parla chasse aux esclaves, et les vivres manquent .... M. Crampel et ses hommes ont souffert de la faim : quatre Sénégalais se sont découragés et ont déserté, emportant leurs armes. M. Lauzière, après sommation, a commandé le feu sur eux. Les autres Sénégalais ont tous désapprouvé ces traîtres.
C'était pour éviter ces ennuis que je désirais tant être loin de l'Oubangui, car, une fois loin, le retour étant impossible, nos hommes n'auront plus de ces découragements. Je suis dans la joie, maintenant que j'ai la certitude de pouvoir marcher en avant. Je n'ai plus qu'un point noir, mon affreux eczéma. Ce qui augmente ma joie, c'est que M. Crampel m'écrit qu'il a rencontré beaucoup de gibier : il a déjà tué un rhinocéros, nombre d'antilopes de belle taille et blessé un lion. J'attends M. Lauzière avec impatience, car il me donnera des détails. La lettre de M. Crampel est très brève.
Il me raconte qu'à M'Poko les N'Gapous avaient d'abord manifesté des intentions hostiles. Ils étaient descendus en masse des rochers, brandissant leurs armes et hurlant. Mais M. Crampel, s'étant avancé seul et sans armes à leur rencontre, les avait ramenés. A El-Kouti, l'accueil des Snoussis avait été excellent : le chef avait fait ranger ses hommes en ligne, et les avait présentés à M. Crampel.

23 mars. - Grand pi-pi (réception! chez Walanga).

24 mars. - Un danseur n'dakwa vient me voir. C'est un petit vieux singulièrement barbu, Il exécute une série de danses au milieu de nos hommes.

25 mars.-A 1 heure du soir, le clairon Sidi Syleiman arrive avec les hommes que M. Biscarrat avait emmenés.
M. Biscarrat attend toujours M. Lauzière, qui ne donne aucun signe de vie.

30 mars. - Quelle sombre date que ce jour, où je reçois la nouvelle de la mort de notre aimable et bon ami M. Lauzière! C'est une perte irréparable pour la mission, car c'est sur lui que reposaient tous les travaux scientifiques. Je n'ai aucun détail sur la maladie qui a enlevé notre ami.
La lettre de M. Biscarrat qui m'apprend ce grand malheur m'est apportée par Moussa et onze Sénégalais.

31 mars. - Cette affreuse nouvelle a augmenté ma fièvre, et depuis hier je puis à peine me lever. Mon courage n'est en rien atteint, mais mon coeur est troublé par la perte de mon meilleur ami dans la mission .... Le Bassa Kéfala vole deux cartouches et les vend. C'est la quatrième fois : vingt coups de corde.

Jeudi le 1er avril 1891. - Kéfala s'est enfui, cette nuit, emportant sa couverture.
Je vais un peu mieux, mais j'ai la tête brisée .... Je ne puis détacher ma pensée de cet irréparable malheur. M. Biscarrat me conseille d'aller le rejoindre. Mais il me faudrait un grand mois, avec mes porteurs; pour faire ces trois jours de marche. Et puis, je ne sais quels ordres m'enverra M. Crampel. Vol de douze cartouches à Mahmadou Sadibé .
... Après de petites fièvres, M. Lauzière nous effrayait souvent par sa pâleur de cire; mais, d'un robuste appétit, il reprenait vite. Nous avions confiance dans sa force morale .... Je ne sais encore quelle maladie l'a emporté : ce pays arrosé d'eaux courantes, sans marais, me paraissait devoir être sain.

2 avril. - Vol de trois cartouches à Samba N'Diaye. 4 avril. -Vol de vingt-quatre cartouches à Ekomia. Les ventes et vols de cartouches ne cessent plus. Les punitions sont impuissantes. Si je n'y mets bon ordre, nos cartouches finiront par disparaître peu à peu. Si je découvre le dernier voleur, je prendrai sur moi de le faire fusiller.

6 avril. - Le voleur des vingt-quatre cartouches est le M'Fan N'Darna. Sa jeunesse me fait pitié : il a peut-être seize ans ! Je le chasse du camp, avec défense absolue de reparaître.

8 avril. - Les indigènes, depuis quelques jours, n'apportent plus de vivres. Nos hommes doivent aller acheter très loin, et encore n'obtiennent-ils que peu de chose.

10 avril. - Je demande des vivres à Zouli. Il me répond que lui-même n'en peut donner à tous ses hommes et que les N'Dakwas veulent des barrettes d'une longueur double et pour du manioc seulement. Pour les autres vivres, ils n'accepteront que des cauris, des perles, des étoffes et du plomb. Je lui annonce le premier départ pour demain : je n'ai plus que pour quarante-cinq jours de cuivre.

11 avril. - J'envoie, à 5 h. 30 du matin, un premier convoi avec neuf Sénégalais. I1 devra marcher jusqu'à dix heures,, et les mêmes hommes reviendront le même jour, puis repartiront le lendemain. De cette façon, dans cinq jours, nous serons tous à une douzaine de kilomètres en avant et nous aurons sans doute des vivres.
A 5 heures du soir le détachement revient.

12 avril. - Le deuxième convoi part à 5 h. 45 du matin et revient à 5 h. 30 du soir.

13 avril. - Le troisième convoi part à 5 h. 45.
A 8 heures, Zouli ramène le M'Fan N'Dama qui n'a fait qu'errer autour du camp depuis huit jours.
A 8 heures les trois Bassas que j'avais envoyés à M. Biscarrat reviennent. Ils ont trouvé mon camarade à cinq ,jours d'ici. Ils m'annoncent que le caporal Amady Samba, envoyé par M. Crampel, vient avec quelques porteurs.
A 5 h. 30, le convoi revient.
A 6 heures, impatient d'avoir des nouvelles, je pars au-devant d'Amady Samba et je le rencontre à 2 kilomètres du camp. M. Crampel m'écrit de me mettre en marche avec tout le convoi et de faire diligence : mon arrivée est urgente. Je suis heureux de marcher en avant, mais j'ai peur de ne pouvoir aller rapidement.

14 avril. - Le quatrième convoi part à 5 h. 45 du matin. Il rentre à 5 h 30 du soir.

15 avril. - Je pars à 7 heures du matin avec le reste du bagage. A 11 h. 30, nous arrivons à Zoundaka . Zouli nous accompagnait.

16 avril. - A 6 heures du matin, j'expédie le courrier destiné à M. Crampel. Il est accompagné par Amady Coumba, Oury Dialo, Bouhia Sifa, Sibry.
A 7 heures, les malades licenciés partent.

17 avril. - Deux malades, Samba-Sako et Obama, sont revenus; je les renvoie avec une escorte de trois ,Sénégalais, qui devront les accompagner jusque chez Makobou. Il me coûte de me séparer de ces trois hommes, car j'en ai peu, mais je ne puis laisser massacrer les malheureux malades.
A 6 heures du matin, j'envoie un premier convoi avec sept Sénégalais. Il enrestequatreavec moi.
Hier, afin de tenter les porteurs, j'ai montré mes marchandises à la foule, souvent renouvelée, des curieux. Les N'Dakwas semblaient émerveillés. Ils promettaient de venir en grand nombre. Aujourd'hui personne. Si les choses continuent ainsi, il me faudra encore cinq jours pour faire dix kilomètres .... En désespoir dé cause, je recommence, comme hier, mes offres et mes promesses.

Dimanche, 18 avril. -Petit succès : dix-sept indigènes partent avec le deuxième convoi à 5 h. 45 du matin.
10 heures. AhmadouBa et Mendouma m'apportent une lettre de M. Biscarrat.
Midi. Ahmadou repart avec Assénio, que M. Biscarrat avait laissée à son départ de Zanvouza. Je lui donne une chaîne de cuivre, une brasse d'étoffe, une filière de perles opale et une perle bleue. Le convoi revient à 5 h. 50 avec la viande d'un boeuf tué par Samba N'Diaye .... Orage.

19 avril. - Le troisième convoi part à 6 h. 30 du matin. Il est suivi à 8 heures de douze indigènes conduits par trois Sénégalais. Les N'Dakwas me paraissent aussi honnêtes ou du moins aussi craintifs que ceux de Zouli. J'ai envoyé des indigènes seuls avec une charge et ils l'ont portée fidèlement. Le pays est toujours le même : brousse et herbes, mais l'eau devient plus rare. Nous rencontrons seulement de petits ruisseaux ou des marigots. C'est la limite du bassin de l'Oubangui.
Souvent un village de trois ou quatre cases n'est habité que par un seul homme et ses femmes, dont le nombre varie. En dehors de quelques chèvres, les indigènes n'ont que les armes et ornements que j'ai déjà décrits. Le nombre des femmes que possède chaque individu est en raison de son influence morale, de son habileté à fabriquer des armes, bracelets et anneaux, qui constituent, avec les chèvres, les seuls présents offerts aux parents de la femme convoitée.

24 avril. - Hier soir j'ai rejoint M. Biscarrat. Nous avons marché avec une lenteur désespérante. Ces populations n'ayant pas de besoins, nous ne pouvons nous adresser qu'à leurs caprices, et l'ennui de porter une charge loin de leur village est souvent plus forte, pour ces noirs, que la tentation des objets qu'on leur offre.
J'ai trouvé, en arrivant chez M. Biscarrat, deux nouveaux déserteurs. Depuis la désertion des quatre Sénégalais (un d'eux, Oury Dialo, s'est rendu volontairement à moi et je l'ai renvoyé à M. Cram. pel en demandant sa grâce) , une quinzaine d'hommes ont déserté, pour échapper aux pri. vations. Il n'en reste plus que quatre auprès du chef de la mission. Les derniers venus disent que M. Crampel est très malade et Mohammed ben Saïd encore plus. Comment tout cela finira-t-il

25 avril. - M. Bis carrat part à six heures du matin. IL s'arrête avec son convoi à 6 kilomètres de là, à l'extrémité d'une longue brousse sans eau, que nos porteurs mettront près d'une journée à traverser .... Le second convoi part à une heure du soir.

26 avril. - A midi, je rejoins M. Biscarrat avec le dernier convoi.

27 avril. - M. Biscarrat part à 5 h. 45 du matin avec un convoi composé de tous nos hommes et de cent trois indigènes. Je ne m'attendais pas à en réunit autant. Cela nous fera gagner plusieurs jours. Un indigène de chez Mandou vient me rapporter le kropatchek et la gamelle volés à Mandouma.

28 avril. - Si cela pouvait continuer ainsi, nous irions vite. Je pars à 6 heures du matin avec trentetrois indigènes; à 10 heures, j'ai rejoint M. Biscarrat à Bangoula et il repart pour Yabanda à midi avec tous nos porteurs chargés. Entre le camp abandonné et Bangoula s'étend une forêt sans eau. Durant la première heure, le sentier, cheminant au travers d'arbres clairsemés, sans brousse ni herbes, est agréable. Mais ensuite et pendant trois heures, d'innombrables bambous morts, tombés en travers du chemin rendent la marche très pénible.

29 avril. - Le convoi arrive à 9 h. 30 du matin et repart à 11 h. 30. Il revient le soir à 6 heures .... Orage.


X

Chez les N'Gapous.

30 avril. - Je pars à 7 heures du matin avec tout le bagage et je rejoins M: Biscarrat à 9 h. 30 à Yabanda, à l'entrée de la grande brousse. On distribue toute la farine achetée, mais il y a à peine pour deux jours de rations. Je donne du laiton aux hommes, qui partent aussitôt dans les villages, afin de se procurer le complément nécessaire pour quatre jours.
M. Biscarrat partira demain matin avec tous nos porteurs. Je partirai également, si nous pouvons avoir assez d'indigènes pour tout enlever.
Samedi 1er mai. - Malgré les prévisions de M. Biscarrat, il est venu peu de monde. Nos hommes partent à 5 h. 45, puis M. Biscarrat à 7 heures; enfin, à 8 heures, trente-quatre indigènes. C'est peu, sur cent quarante attendus et promis: Cette terrible brousse, que nous aurions pu franchir d'un seul bond, nous demandera près d'un mois, si nous ne trouvons plus d'indigènes. Je reste avec douze Sénégalais.

2 mai. - quatre des cinq Sénégalais envoyés en avant pour faire un campement de chasse rentrent à 2 h. 30 du soir. Samba N'Diaye rapporte une petite antilope.

5 mai. - Orage pendant toute la nuit. Kokeleu, boy de M. Crampel, qui était retenu chez M'Poko, s'est évadé de nouveau. A 7 heures du soir, il se rend volontairement à moi.

8 mai. - Nous sommes à l'entrée d'une grande " brousse " d'une largeur d'environ 90 kilomètres et que nos porteurs mettront au moins quatre jours à traverser. Cela va nous retarder beaucoup. Il paraît qu'au delà de cette brousse, jusque chez les musulmans, le pays est peu peuplé; en revanche, il est giboyeux; depuis l'éléphant jusqu'aux plus petites antilopes, toutes les bêtes y pullulent.
Depuis longtemps déjà, M. Crampel a reçu la nouvelle de la mort de MM. Orsi et Lauzière, et je m'étonne qu'il ne nous ait pas répondu .... Que se passe-t-il làbas?... D'après le récit du boy déserteur Kokeleu, M. Crampel aurait reçu un courrier du Ouadaï et un du Baghirmi. Les nouvelles étant bonnes, M. Crampel était presque décidé à pousser jusqu'au chef du Ouadaï pour se procurer des porteurs .... J'espère que son silence provient de son départ et non de la maladie ....

Dimanche 9 mai. - A 3 heures rentrent les N'Gapous porteurs. Ils ne paraissent pas satisfaits et je crois qu'ils ne retourneront pas.

Lundi 10 mai. - A 2 h. 30 arrivent treize hommes de Snoussi, gaillards de triste mine, dépenaillés. A leurs types différents, on devine que ce sont des esclaves venus de différents pays. Nos porteurs partent à 5 heures. Je reçois une lettre de M. Crampel, datée du 3 avril. En quelques lignes remplies de tristesse, il m'informe

Dimanche 16 mai. -On me raconte maintenant que le Bassa envoyé vers El-Kouti serait revenu à M'Poko, blessé à la mâchoire d'un coup de feu. Les quatre hommes que j'avais envoyés porter des remèdes à M. Crampel auraient été tués par les hommes de Snoussi. Qu'y a-t il de vrai dans cela? Quand saurai-je enfin la vérité?

20 mai. - Yabanda vient me dire que M. Biscarrat va partir pour El-Kouti avec les Snoussis, emportant toutes les marchandises.

21 mai. - Ce matin, nous entendons le lion. C'est la première fois depuis que nous sommes dans ces contrées.

22 mai. - 4 heures du soir. Nos porteurs reviennent. M. Biscarrat m'écrit qu'il espère partir avec musulmans et indigènes. Pourquoi ne m'attend-il pas?
11 h. 30. Étienne me remet un second billet de M. Biscarrat. Il ne part plus, car les N'Gapous ne veulent pas porter jusqu'à E1-Kouti. J'aime mieux cela. Comment ai-je pu croire un moment les racontars des N'Gapous?

24 mai. - Je pars à 6 heures du matin. Nous faisons 22 kilomètres.

25 mai. - Départ à 5 h. 30.... Nous avançons de 20 kilomètres.


XI

La mission détruite. - La retraite.

Mercredi 26 mai. - Départ 5 h. 15. Halte 8 h. 45. Départ à midi.
... C'est fini. La catastrophe est arrivée. M. Crampel est mort, Ben Saïd est mort, M. Biscarrat est mort. Tous mes camarades sont assassinés ! ... Il était 2 heures lorsque j'aperçois le Bassa Thomas, porteur de ces tristes nouvelles : M. Biscarrat a été massacré hier matin à 8 heures; quant à M. Crampel et à M. Saïd, ils sont mores depuis longtemps ....
... Depuis deux jours, un Loango, le domestique M'Bouiti, qui s'était enfui d'El-Kouti après la mort de M. Crampel. avait rallié le camp de M. Biscarrat. IL raconta à celui-ci ce qui s'était passé chez les musulmans.
Peu après que notre chef, décidé à aller chez le sultan, eut écrit la lettre dut m'annonçait son départ et l'eut confiée au Targui Ichekkad, il fut appelé dans un village par Snoussi. Il s'y rend, accompagné de Ben Saïd. Frappés traîtreusement à coups de couteau, ils sont achevés à coups de fusil; puis, dépouillés de leurs vêtements, le corps entièrement ouvert, ils sont traînés dans la brousse par les assassins, et les corps sont abandonnés M'Bouiti est fait prisonnier. Ichekkad, courant vers le village aux premiers coups de feu, est saisi et enchaîné. Les Sénégalais Demba-Ba et Sadis veulent prendre leurs fusils, mais tombent frappés avant d'avoir pu en faire usage. Les porteurs sont amarrés.
En même temps qu'il faisait ce récit à M. Biscarrat, M'Bouiti lui racontait qu'une nombreuse troupe de musulmans était venue d'El-Kouti et se tenait cachée non loin de là. M. Biscarrat place M'Bouiti dans sa propre chambre. Il lui recommande de ne pas sortir, afin de ne pas être reconnu par les hommes de Snoussi.
Les Sénégalais, apprenant ces événements, viennent demander à leur chef de surprendre et d'attaquer ces bandits; mais Biscarrat leur répond que ce serait folie de vouloir, avec dix hommes, attaquer deux cents guerriers armés de fusils. Puis, si M. Crampel n'était pas mort, ne serait-ce pas le condamner sans appel?. M. Biscarrat force au contraire ses hommes à ne pas paraître se tenir sur leurs gardes, afin de ne pas éveiller les soupçons des musulmans, dont le plan devait être d'attendre mon arrivée avec les dernières marchandises.
Dans la nuit du 24 au 25, M'Bouiti sort un instant; il est aperçu par les musulmans. Mon arrivée était imminente; sans plus tarder, ils précipitent les événements.
Le 25 mai, vers 8 Heures du matin, ils s'approchent, au nombre d'une vingtaine, de la case de M. Biscarrat, tandis que les autres se dirigent vers les Sénégalais.
Avant que M. Biscarrat ait pu se mettre en défense, il tombe, frappé d'un coup de couteau au côté gauche par un N'Gapou, le seul qui ait pris part à cette affaire; puis les musulmans, tirant aussitôt, criblent de projectiles le corps de notre camarade. En même temps, les Sénégalais sont entourés, et leurs fusils, accrochés dans leurs. cases, sont enlevés; seul Sidi Syleiman, qui allait partir pour la chasse, avait son fusil près de lui. h se lève en voyant tomber son chef, mais il est terrassé avant d'avoir fait feu.
De tous côtés arrivent des bandes armées qui entourent le campement. M'Bouiti cherche à s'enfuir, mais il est tué aussitôt; André Loemba, domestique de M. Biscarrat, peut se jeter dans la brousse, mais du côté opposé au chemin; on ne l'a plus revu. Les Sénégalais ne sont pas enchaînés; au contraire, les musulmans les traitent avec considération .
" Restez avec nous, leur disent-ils; nous vous rendrons vos fusils et nous vous donnerons des femmes; nous ne voulons aucun mal aux noirs, mais nous voulons tuer les blancs; quand le dernier sera mort, nous retournerons avec toutes les marchandises et vous serez libres comme nous. "
Le Bassa Thomas, sur sa promesse de ne pas s'enfuir, est laissé aussi en liberté. Vers 5 heures du soir, il s'approche des Sénégalais, et les exhorte à fuir avec lui : " Nous sommes des soldats, lui répondent-ils; nous ne partirons que si nous pouvons recouvrer nos fusils; nous aurions honte de retourner désarmés. " Thomas, alors, se jette dans la brousse. En arrivant à une petite rivière qui coupe le chemin, à deux heures de M'Poko, il aperçoit une' troupe qu'Aly Diaba a envoyée pour surveiller la route, du côté où j'étais attendu. Tous étaient armés déjà des kropatcheks et des carabines pris à E1-Kouti et à M'Poko. Thomas se cache, puis, vers minuit, il poursuit sa route et ne s'arrête qu'au lendemain, à notre vue.
Ma première pensée est de marcher en avant, car une colère aveugle me saisit en apprenant que tous mes camarades sont morts. Je demande aux Sénégalais s'ils sont prêts à me suivre. Ils me suivront, mais ils ne sont que huit. Quant aux cinquante-quatre porteurs, affolés par ces nouvelles désastreuses, ils ne demandent qu'à retourner : vingt-cinq d'ailleurs ne sont pas armés de fusils et une dizaine sont malades. Que faire? Puisje avec ce faible contingent aller attaquer les musulmans nombreux, maintenant sur leurs gardes, aussi bien armés que nous? D'autre part, comment reculer sans venger les morts? Sur qui compter pour cela?... Les porteurs m'entourent, et c'est à grand'peine que je fais cesser leurs clameurs.
Retournons donc. Mais je fais le serment de revenir, si la colonie du Congo ou le gouvernement veut venger mes malheureux camarades. Nous partons à 2 h. 30, et à 4 heures nous campons. Si l'on nous attaque dans cette brousse, nous sommes perdus, car, aux premiers coups de feu, les porteurs s'enfuiront certainement. Mon revolver ne me quittera plus; si je vois tomber les Sénégalais, qui, ceux-là, ne s'enfuiront pas, je me logerai une balle dans la tête pour échapper aux musulmans. Si nous avions ajouté foi aux récits des N'Gapous, le désastre serait moins grand.

Jeudi 27 mai. - Le factionnaire me réveille et me dit qu'il fait jour. J'appelle les hommes et nous partons. Cc n'est que plus tard que je m'aperçois de l'erreur ; il était 1 h. 25 et nous avions. pris pour l'aurore la lueur de la lune voilée par les nuages. Balte à 9 h. 30.

Vendredi 28 mai. - Départ à 4 h. 30 du matin. Arrivée chez Yabanda à 10 h. 30. Je décide que nous y resterons deux jours, pour y attendre les Snoussis, s'ils osent venir jusqu'ici, et pour recueillir les fugitifs, s'il y en a.
4 h. 30. Une dizaine de N'Gapous arrivent de M'Poko.
5 heures. Deux hommes arrivent encore de M'Poko. Ils disent que le village est occupé par les musulmans et que les indigènes sont réfugiés dans les montagnes. Les Snoussis m'attendent et doivent retourner. chez eux après m'avoir tué. Comme ils ont trompé M. Crampel, ces misérables!
6 heures du soir. De nouveaux arrivants me disent que les Snoussis sont partis, emmenant les Sénégalais et le bagage.

Samedi 29 mai. - Départ à 5 heures du matin.
Dans six jours nous aurons atteint l'Oubangui. J'ai hâte, moi aussi, d'arriver. Rien ne m'intéresse plus; je marche sans rien voir, accablé par ces malheurs inattendus. J'ai l'âme désespérée de voir échouer ainsi les généreux projets de M. Crampel, d'être encore en vie et de sentir mon impuissance ....
Les Snoussis ont assassiné M. Crampel peu de jours après qu'il m'eut écrit le billet qui m'annonçait son départ pour le Ouadaï. Ils l'auraient poussé dans un puits et achevé à coups de fusil. Les deux seuls Sénégalais qui étaient demeurés avec lui auraient été tués avant d'avoir pu faire feu. Le Targui Ichekkad aurait été fait prisonnier .
... Un peu moins de malchance nous aurait permis de e venger la mort de M. Crampel. ' Si les Snoussis n'avaient pas aperçu le boy M'Bouiti, ils auraient, suivant leur plan, attendu mon arrivée. Mais alors, M. Biscarrat m'apprenant leur trahison, nous les aurions attaqués, les surprenant à notre tour et nous aurions été forts, avec quinze Sénégalais et des cartouches à discrétion.
Vendredi 4 juin. - Arrivés à la rivière Oubangui, chez les Banziris.

Jeudi 11 juin. - Arrivée à Bangui.

Samedi 13 juin. - Je quitte Bangui dans une baleinière en, fer, avec huit Sénégalais, quatre M'Fans, trois Brisas, deux Loangos. Je laisse au poste cinquante porteurs qui descendront à la première occasion.

15 juillet. - Arrivée à Brazzaville sur la canonnière Oubangui.

ALBERT NEBOUT.

(La fin à la prochaine livraison.)

Update: 20.03.2006
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