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LE TOUR DU MONDE - Volume 08 -1863-2nd semestre - Pages 219-352

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Henri Mouhot

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE

PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS

1858-1861

Burgos & Asturies Saragosse

AVANT-PROPOS.

 

« Les vastes régions qui, sous la figure d'une double péninsule s'étendent entre le golfe du Bengale et la mer de Chine, ne sont guère connues que par leurs côtes, l'intérieur présentant un champ de conjectures inutiles et fastidieuses ( * ) ».

( * Précis de la géographie universelle, livre CLI. Première édition, 1819).

Il y a juste cinquante ans que Malte-Brun écrivait les lignes précédentes sur les contrées où nous allons faire pénétrer nos lecteurs. Le savant géographe entrevoyait bien que toute la charpente de cette région était formée par quatre chaînes de montagnes sorties du Thibet, courant vers le sud et encadrant entre leurs escarpements parallèles trois longues et superbes vallées, arrosées par de grands fleuves; mais il ajoutait que « les sources et le cours même de ceux-ci étaient à peu près inconnus. »

Le demi-siècle, si fécond en découvertes, qui a passé sur l'ouvrage de Malte-Brun, a soulevé une bonne partie des voiles qui couvraient l'Indo-Chine. Deux guerres successives entre l'empire des Birmans et la défunte Compagnie des Indes ont poussé les Anglais dans la vallée de l'Irrawadi; ils l'ont explorée en conquérants, et en ont réduit la moitié méridionale en provinces anglaises. Toutes les grandes sectes chrétiennes ont eu et ont encore des missionnaires dans l'Indo-Chine, et plusieurs même possèdent des temples à Siam. Le meilleur livre qu'on ait écrit sur ce denier pays (Description du royaume Thay ou Siam, par Mgr. Pallegoix. Paris, 1854.) est l'œuvre d'un évêque catholique. Les pages les plus intéressantes et les plus douloureuses des Annales de la Propagation de la foi sont consacrées à la Cochinchine et au Tonquin. De courageux missionnaires se sont établis depuis une douzaine d'années dans les marches sauvages de l'Annam et du Cambodge; ils ont navigué sur le grand fleuve Mékong, l'artère de la grande vallée orientale de l'Indochine, et ont signalé à la géographie le vaste lac Tonli-Sap et les ruines antiques qui dorment sur ses bords. L'honneur de relier ensemble toutes ces découvertes, de décrire, de dessiner ces ruines, de traverser la chaîne qui sépare les deux bassins du Ménam et du Mékong, et de remonter ce dernier fleuve jusqu'aux frontières de la Chine était réservé à un de nos compatriotes, M. Mouhot, choisi pour cette mission par les sociétés scientifiques de Londres. Il a payé cet honneur de sa vie, et nous remplissons tout à la fois un devoir envers sa mémoire et un voeu de sa famille en offrant à nos lecteurs la primeur du journal de voyage et du portefeuille vraiment artistique de ce jeune et regrettable savant.( * )

( * L'édition anglaise que prépare à Londres l'éditeur John Murray, pour la fin de cette année, formera un volume grand in-8 illustré avec les gravures mêmes de notre recueil.)

***

I

La traversée. - Premier coup d'oeil sur le royaume de Siam et sur Bangkok la capitale.

Le 27 avril 1858, je m'embarquai à Londres sur le Kusrovie, navires à voiles de très-modeste apparence, pour mettre à exécution un projet que je mûrissais depuis quelque temps, celui d'explorer le royaume de Siam, le Cambodge, Laos et les tribus qui occupent le bassin du grand fleuve Mékong. J'épargne au lecteur les détails du voyage et de la vie à bord; je me borne à dire que l'encombrement du bâtiment et la conduite du capitaine, dont la sobriété laissait beaucoup à désirer, me firent traverser une série de jours assez difficiles. Enfin, j'arrivai à Singapoure le 3 septembre. Je n'y fis qu'une courte halte pour m'orienter sur les pays que j'allais visiter. Le 12 du même mois, après une traversée bien monotone dans le large golfe qui sépare l'Indo-Chine en deux péninsules, nous arrivâmes à la barre de Siam. Le Ménam, fleuve qui traverse la ville de Bangkok, est obstrué à son embouchure par un vaste banc de sable qui barre le passage aux navires d'un fort tonnage, et c'est à huit ou neuf milles, dans le golfe et avec des frais assez considérables, qu'ils doivent opérer une partie de leur déchargement, s'ils veulent remonter jusqu'à la capitale. Le nôtre ne tirant que douze pieds d'eau, passa sans grandes difficultés et vint jeter l'ancre à Paknam, en face de la demeure du gouverneur chez lequel le capitaine et moi nous nous rendîmes aussitôt, afin d'obtenir la permission de poursuivre notre route.

Cette formalité remplie, je m'empressai de visiter les forts, le marché et quelques rues de la ville. Les premiers sont construits en briques et crénelés. Paknam est le Sébastopol ou le Cronstadt du roide Siam; cependant je crois qu'une escadre européenne s'en rendrait facilement maîtresse, et que son chef, après y avoir déjeuné, pourrait le même jour aller dîner à Bangkok.

Sur un petit îlot, au milieu de la rivière, s'élève une pagode fameuse et d'un travail remarquable; elle contient, m'a-t-on dit, les restes des derniers rois. L'effet que produit cette pyramide, en se reflétant dans les eaux profondes et limpides et se dessinant sur un fond de verdure tropicale, est vraiment saisissant.

Quant à la ville, ce que j'en ai vu était d'une saleté repoussante. À huit ou dix kilomètres plus haut, nous passâmes devant une autre ville fortifiée nommée Paklar, et peuplée d'environ sept mille habitants, presque tous originaires du Pégou. Deux citadelles resserrent ici le fleuve, et de l'une à l'autre on peut tendre une sorte de chaîne formée de câbles en fil de fer et de poutres armées d'éperons. Cet obstacle, formidable peut-être pour une jonque chinoise ou annamite, ne soutiendrait pas un seul instant le choc d'une de nos chaloupes canonnières cuirassées; et la vue de cet impuissant engin de guerre m'intéressa bien moins que celle d'un hameau voisin, où l'industrie locale a établi une raffinerie de sucre.

On ne peut refuser au Ménam le beau nom qu'il porte (Mère des eaux), car sa largeur, aussi bien que sa profondeur, permettent aux navires du plus fort tonnage d'effleurer ses rives sans danger; les vergues s'accrochent aux branches, les oiseaux folâtrent en chantant au-dessus de votre tète, et les insectes, en quantité prodigieuse, bourdonnent nuit et jour sur le pont; le paysage est, en outre, des plus pittoresques et des plus beaux. De distance en distance des maisons s'élèvent sur les deux rives, et dans le lointain on aperçoit de nombreux villages. Nous rencontrons un grand nombre de canots, et c'est avec une dextérité incroyables qu'hommes, femmes ou enfants dirigent ces légères embarcations.

Déjà lors de ma visite au gouverneur de Paknam, j'avais pu remarquer l'étroite familiarité qui existe en ce pays entre l'enfance et l'humide élément. J'ai vu les enfants de ce fonctionnaire, de vrais marmots, se jeter dans la rivière, nager et plonger comme des poissons.

C'était un spectacle curieux et ravissant, surtout par le contraste qu'offrent les enfants avec les adultes. Ici comme dans toute la plaine de Siam que j'ai parcourue depuis, j'ai partout rencontré des enfants charmants que je me sentais porté à aimer et à caresser, tandis qu'arrivés à un certain âge, ils s'enlaidissent par l'usage du bétel qui noircit leurs dents et grossit leurs lèvres.

La situation même du pays tend un peu à rendre amphibies ses habitants. Toute la partie centrale du bassin de Ménam n'est qu'une plaine alluviale, coupée de canaux, et noyée annuellement pendant plusieurs mois; nous étions déjà arrivés au centre de la cité populeuse que je me croyais encore à la campagne; il me fallut la vue de plusieurs constructions européennes et celle des bateaux à vapeur qui sillonnent cette majestueuse rivière, dont les bords sont garnis de maisons et boutiques flottantes, pour me rappeler à la réalité locale.

Nous jetâmes l'ancre en face de la cathédrale de la Mission française et du modeste palais de Mgr. Pallegoix, ce digne archevêque qui, pendant près de trente ans, sans autre assistance que celle de quelques missionnaires dévoués comme lui, a su faire respecter dans ces régions lointaines le signe révéré du chrétien et le nom de la France.

La vue de la croix surtout, dans ces pays éloignés, fait le même bien au cœur que la rencontre d'un ami de vieille date. À sa vue, on se sent soulagé, on sait qu'on n'est plus seul. Le dévouement, l'abnégation de ces pauvres et bons missionnaires, providence des voyageurs, modestes pionniers de la science et de la foi, sont dignes d'admiration, et ce serait de l'ingratitude que de ne pas leur rendre l'hommage qui leur est dû.

Depuis quelque temps, surtout depuis les guerres de Chine et de Cochinchine, on a fait grand bruit de Siam en Europe, et sur fa foi des traités de commerce et de paix, et d'ampouleuses descriptions, plusieurs représentants de France et d'Angleterre y ont fondé des maisons de commerce. Malheureusement il y a eu beaucoup de déceptions, et à cette heure, c'est une plainte générale. Le fait est que les négociants ont des concurrents dangereux dans les mandarins, et même dans les princes qui accaparent la plus grande partie du riz et du sucre, branches principales du commerce, et l'expédient sur leurs jonques et leurs nombreux navires; de plus, le pays n'était pas préparé au changement qui s'est opéré tout à coup dans ses lois, et n'a encore guère cultivé que pour sa propre consommation; en outre, la population est peu nombreuse et le Siamois est paresseux. La culture est en grande partie entre les mains des Chinois, gens plus laborieux, mais dont l'immigration s'est détournée depuis quelques années pour se porter en Australie, en Californie, à Singapoure et dans quelques autres contrées florissantes.

Le royaume de Siam mérite certainement toute la réputation de beauté dont il jouit, cependant c'est particulièrement dans les montagnes que la nature porte un véritable cachet de grandeur.

Les environs de Bangkok sont, à perte de vue, aussi plats que les porters de la Hollande. La ville elle-même repose sur un archipel d'îlots vaseux que le bras principal, ou thalweg du Ménam, découpe eu deux sections. Celle de droite n'a guère droit qu'au titre de faubourg, car les huttes du peuple, les jardins et les marais y dominent. Les pagodes et les demeures des grands y sont rares. Sur la rive gauche du fleuve, au contraire, la ville proprement dite, entourée de murailles crénelées et flanquées de loin en loin de tours et de bastions, couvre un espace de deux lieues de circuit. Entre les deux sections, des milliers de boutiques, flottant sur des radeaux, s'allongent sur deux rangs en suivant les sinuosités du fleuve que sillonnent en tous sens d'innombrables embarcations. L'animation qui règne sur les eaux est la première chose qui frappe le voyageur pénétrant au sein de cette capitale par la voie du Ménam. Bientôt, son attention est attirée par la vue des palais royaux et des pagodes, projetant dans les airs, au-dessus de l'éternelle verdure de la végétation tropicale, leurs flèches dorées, leurs dômes vernissés, leurs hautes pyramides sculptées à jour, découpées en guipures et reflétant tous les rayons du soleil, toutes les couleurs du prisme sur leur revêtement de cristaux et de porcelaines. Cette architecture des Mille et une Nuits, la variété infinie des édifices et des costumes, indiquant la diversité des nationalités groupées sur ce point du globe, le son incessant des instruments de musique et le bruit des représentations scéniques, tout cet ensemble est, pour l'étranger, un spectacle aussi nouveau qu'agréable au premier abord.

En outre ici, autre impression étrange; pas de bruit de voiture ni de chevaux; pour vos affaires ou vos plaisirs, vous êtes obligé de descendre ou remonter la rivière en bateau. Bangkok est la Venise de l'Orient; on n'y entend que le bruit des rames, celui des ancres, le chant des matelots ou les cris des rameurs qu'on nomme Cipayes. Le rivière tient lieu de cours et de boulevards, et les canaux remplacent les rues. Un observateur n'a de choix dans ce pays qu'entre deux positions; s'accouder sur son balcon, ou glisser mollement sur l'eau, couché au fond de son canot.

*

II

Population de Bangkok. - Les Siamois. - Hommes, femmes, enfants. - Esprit de famille. Étranges contrastes. - Superstitions.

Bangkok, ville toute moderne, a succédé comme capitale du royaume de Siam, à deux autres cités qui, elles mêmes, ne remontent pas à une haute antiquité : Ajuthia et Nophabury. En héritant de leurs prérogatives, elle a aussi hérité de leurs titres officiels, et tout bon Siamois voit en elle Krung-thepha-maha-nakhom-si-Ayutha-jamaha-dilok-raxathani, c'est-à-dire : « la grande ville royale des anges, la belle et inexpugnable cité, » etc., etc.

Ces qualifications sont brillantes, mais sont-elles méritées ? Inexpugnable ! hélas ! Bangkok ne l'est pas plus qu'Ajuthia, qui a été, à plusieurs reprises, prise et pillée par les Pégouans et les Birmans. - Belle ! elle a certainement droit à cette épithète quand, vue du milieu du fleuve, elle étale aux regards ses palais et ses temples; mais elle la perd rapidement dès qu'on pénètre dans les ruelles fangeuses, dans les mille canaux secondaires, étroits et nauséabonds qui découpent ses îlots chargés de huttes sales et misérables, blessant l'œil autant que l'odorat. Quant à la population de cette royale cité, - population dont il est presque impossible de savoir le chiffre exact, vu l'imperfection des recensements orientaux, mais qui grouille certainement, au nombre de trois ou quatre cents milliers de créatures, dans un espace où cinquante mille Français auraient peine à se mouvoir et à respirer, bien loin de rappeler en quoi que ce soit le type angélique, tel du moins que nous nous le représentons d'après les traditions artistiques et religieuses, elle forme certainement un des groupes sociaux les plus énervés au physique et au moral qui existent sur ce globe sublunaire.

Pendant de longues années j'ai séjourné en Russie; j'y ai été témoin des effets affreux du despotisme et de l'esclavage. Eh bien ! ici j'en vois d'autres résultats non moins tristes et déplorables. À Siam, tout inférieur rampe en tremblant devant son supérieur, ce n'est qu'à genoux ou prosterné et avec tous les signes de la soumission et du respect qu'il reçoit ses ordres. La société tout entière est dans un état de prosternation permanente sur tous les degrés de l'échelle sociale : l'esclave devant son maître, petit ou grand, celui-ci devant ses chefs civils, militaires ou religieux, et tous ensemble devant le roi. Le Siamois, si haut placé qu'il soit, dès qu'il se trouve en présence du monarque, doit demeurer sur ses genoux et sur ses coudes aussi longtemps que son divin maître sera visible. Le respect au souverain ne se borne pas à sa personne, mais le palais qu'il habite en réclame une part; toutes les fois qu'on passe en vue de ses portiques, il faut se découvrir; les premiers fonctionnaires de l'État sont alors tenus de fermer leurs parasols, ou tout au moins de les incliner respectueusement du côté opposé à la demeure sacrée; les innombrables rameurs des milliers de barques qui montent ou descendent le fleuve doivent s'agenouiller, tête nue, jusqu'à ce qu'ils aient dépassé le pavillon royal, le long duquel des archers, armés d'une sorte d'arc qui décoche fort loin des balles de terre fort dure, se tiennent en sentinelles, pour faire observer la consigne et châtier les délinquants.

Ajoutons, comme dernier trait, que ce peuple, toujours à plat ventre, - dont un grand tiers au moins, la moitié peut-être, si l'on en excepte la colonie chinoise, est esclave de corps et de biens, - se donne à lui-même le nom de Thaï, qui signifie hommes libres !!!

La population du royaume de Siam s'élève, suivant Mgr. Pallegoix, à six millions , à quatre et demi seulement, suivant sir Bowring; mais, quel que soit son chiffre, elle n'est pas, à beaucoup près, homogène. Une colonie chinoise, très-respectable dans ce pays, en forme au moins un cinquième; deux autres cinquièmes sont composés de Malais, de Cambodgiens, de Laotiens, de Pégouans, etc. Les Siamois proprement dits comptent donc à peine deux millions. Chaque population a ses usages, ses mœurs à elle; et bien que toutes appartiennent à cette branche du tronc humain que les classificateurs appellent la race mongole, toutes ont un type propre. Les Siamois se reconnaissent sans peine à leurs allures molles et paresseuses, à leur physionomie servile. Ils ont presque tous le nez un peu camard, les pommettes des joues saillantes, l'œil terne et sans intelligence, les narines élargies, la bouche trop fendue, les lèvres ensanglantées par l' usage du bétel, et les dents noires comme de l'ébène. Ils ont tous aussi la tête complètement rasée, à l'exception du sommet, où ils laissent croître une espèce de toupet. Leurs cheveux sont noirs et rudes, ils figurent assez exactement la brosse; les femmes portent le même toupet, mais leurs cheveux sont fins et tenus soigneusement. On regrette, à les voir, qu'elles les rasent impitoyablement dès leur naissance. Le costume des hommes et des femmes est peu compliqué : une pièce d'étoffe qu'ils relèvent par derrière et dont ils attachent les deux bouts à leur ceinture, est leur unique vêtement.

On lui donne indifféremment le nom de pagne ou de langouti. Les femmes portent, en outre, une écharpe d'une épaule à l'autre. Nous reconnaissons, du reste, volontiers, qu'ici, le type féminin, tant qu'il peut s'étayer de la jeunesse, est de beaucoup supérieur au type de l'homme, et que, la finesse des traits à part, la Siamoise de douze à vingt ans a peu à envier aux modèles convenus de notre statuaire.

Depuis le prince jusqu'au mendiant, tout le monde mâche le bétel à Siam : c'est un des besoins de la vie. Aussi, les Chinois établis dans ce royaume cultivent-ils avec soin le bétel et le vendent-ils avanta-geusement. Ces Chinois émigrés sont d'habiles cultivateurs, des commerçants intelligents; ils parlent le siamois comme s'ils étaient nés à Siam, mâchent le bétel comme les indigènes; comme eux, ils rampent devant les mandarins et le roi; mais, en revanche, ils font fortune, et avec l'argent viennent les honneurs.

Une des grandes qualités du peuple siamois est l'esprit de famille. Chez l'esclave, comme chez le seigneur, vous verrez donner les mêmes soins et les mêmes caresses aux enfants. Qu'il arrive un malheur à un membre de la famille, frère, cousin, etc., tous les parents à l'envi viendront s'unir, se cotiser, pour prévenir l'accident, s'il en est temps encore, ou pour l'alléger, dans le cas contraire. Il m'est arrivé vingt fois d'entrer dans une case d'esclaves, ou dans le palais du premier ministre, de prendre un enfant sur mes genoux et de le caresser; aussitôt je voyais la joie se peindre sur le visage du père et de la mère; tous deux me remerciaient avec effusion : Kopliai, kopliai, merci, merci, me répétaient-ils, et, une autre fois, si je passais devant leur demeure, « Viens donc chez nous, étranger, » me criait la mère. Ces petits détails indiquent clairement, il me semble, que ce peuple a du cœur; et si, un jour, il s'éclaire et se civilise à notre contact, il retrouvera, j'en ai la conviction, ses autres facultés intellectuelles, qui ne sont qu'endormies.

Enfants du berceau jusqu'à la tombe, les Siamois adorent les bijoux, n'importent lesquels, vrais ou faux, pourvu qu'ils brillent; ils couvrent leurs femmes et leurs enfants d'anneaux, de bracelets, d'amulettes et de plaques d'or ou d'argent; aux bras, aux jambes, au cou, aux oreilles, sur le torse, sur les épaules, partout où il peut en tenir, on est sûr d'en trouver. J'ai vu un charmant enfant de six à huit ans, fils du roi, si chargé de ces objets, de clinquant et de broderies en pierres fines, qu'il ne pouvait bouger, le poids de ses vêtements et de ses bijoux l'emportant de beaucoup sur celui de son pauvre petit corps.

Ne devant cacher ni le bien ni le mal, là où nous les trouvons existants, séparément ou réunis, nous répéterons qu'un tiers au moins de cette population vit dans l'esclavage. C'est donc un total de quinze à dix-huit cent mille créatures humaines passées à l'état de marchandises. Elles forment trois catégories: 1° les prisonniers de guerre, captifs distribués aux nobles selon le caprice du roi, et dont la rançon peut aller en moyenne à quarante-huit ticaux (à peu près cent cinquante francs); 2° les esclaves rachetables, ou individus privés de leur liberté pour cause de dettes, et dont les services acquis à leurs créanciers sont supposés payer les intérêts de la somme due; 3° enfin les esclaves non susceptibles de rachat. Cette dernière classe, le capot mortuum de la misère, est entièrement recrutée d'enfants vendus par leurs parents à la suite de procès, de gêne ou de famine, et qu'un contrat écrit met corps et âme à la disposition de l'acquéreur.

Nous trouvons dans Pallegoix (t. I, p. 234) un spécimen d'un contrat de ce genre; le voici : « Le mercredi, sixième du mois, vingt-cinquième jour de la lune de l'ère 1211, moi, le mari, accompagné de Mme. Kol, l'épouse, nous amenons notre fille Ma pour la vendre à M. Luang-si, moyennant quatre-vingts ticaus (deux cent quarante francs), pour qu'il la prenne à son service en place des intérêts. Si notre fille Ma vient à s'enfuir, que son maître me prenne et exige que je lui trouve et ramène la jeune Ma, moi, sieur Mi, j'ai apposé ma signature comme marque. »

Qui donc a prétendu que la lecture d'un acte de vente était monotone et sans intérêt ?

Après le droit pour les parents de disposer commercialement de leurs enfants, vient pour le chef de famille celui de disposer pareillement de sa moitié. S'il l'a achetée, ce qui est le cas général dans les basses classes, la chose ne souffre pas la plus petite difficulté, il peut la revendre quand il lui plait. Mais il ne peut agir si lestement à l'égard de celle qui lui a apporté une dot; il ne lui est loisible de vendre celle-ci qu'autant qu'ayant lui-même contracté des dettes du consentement de sa compagne, elle a répondu de l'engagement sur sa liberté.

À part ces transactions plus ou moins dramatiques et fréquentes, la plus grande union semble régner sous le toit conjugal siamois. La femme, presque toujours bien traitée par son époux, conserve un ascendant non contesté autour du foyer domestique, elle y est honorée et jouit d'une grande liberté; loin d'être reléguée dans l'intérieur, comme en Chine, elle se montre en public, va au marché, rend et reçoit des visites, étale à la promenade, en ville, à la campagne, dans les pagodes, les toilettes de luxe, les bijoux dont la surchargent la vanité et l'affection de son mari, et fait bien rarement repentir celui-ci de l'aveugle confiance qu'il lui accorde.

Ainsi voilà de pauvres créatures qui possèdent à un haut degré l'esprit de famille; voilà des parents qui aiment tendrement leurs petits, qui tremblent et gémissent en les voyant souffrir et pleurer, et qui s'en défont, comme d'une denrée vulgaire, avec un merveilleux sang-froid, à la première incitation du besoin ! Voilà des époux modèles, vivant dans le calme de l'union la plus exemplaire, et sur lesquels surtout plane incessamment la pensée qu'à un moment donné le mari pourra liquider quelque compte usuraire avec la liberté, la personne même de sa compagne !... Ah ! la philosophie a beau étudier le coeur humain et fouiller ses replis, elle ne saura jamais combien de contrastes il recèle et quelle pâte malléable il offre aux institutions sociales, surtout aux mauvaises.

Nés de la rencontre de deux courants de population venus de l'occident et du nord, les Siamois ont conservé intactes toutes les superstitions des Indous et des Chinois, en dépit des prescriptions du bouddhisme, qui a cherché en vain à les en délivrer. Ils croient à tous les démons crochus, cornus, chevelus de la mythologie du Céleste Empire; ils ont la foi la plus complète dans l'existence des sirènes, des ogres, des géants, des nymphes des bois et des montagnes, des génies du feu, de l'eau et de l'air, et enfin de tous les monstres fabuleux de l'antique panthéon, ou plutôt pandémonium brahmanique, depuis les naghas ou serpents divins qui vomissent des flammes, jusqu'à l'aigle garouda qui enlève les hommes. Ils croient également aux amulettes, qui rendent invulnérables, qui donnent la santé, la fécondité, ou écartent le mauvais sort et le mauvais oeil; aux philtres qui inspirent l'amour et la haine, etc., etc., et enfin petits et grands, peuple et roi font vivre à leurs dépens une foule d'astrologues et de devins qui prédisent la pluie ou la sécheresse, la paix ou la guerre, les bonnes ou les mauvaises chances du jeu et des transactions commerciales, et qui indiquent les jours et les heures favorables pour la naissance, le mariage, le départ et le retour d'un voyage, la construction d'une maison, en un mot pour tous les événements, pour toutes les opérations de quelque importance de la vie domestique ou sociale.

Une superstition moins innocente, s'il faut en croire l'évêque missionnaire Bruguieri (Annales de la Propagation de la foi, 1832.), serait celle qui exige du sang humain pour arroser les fondations de toute nouvelle porte construite dans l'enceinte d'une cité. Des voyageurs modernes ont constaté l'existence de cette horrible coutume dans le centre de l'Afrique (Voir entre autres dans Raffenel, Voyage dans le pays des nègres, la terrible légende que ce voyageur a empruntée à l'Histoire moderne de Ségo.) à Siam, elle ne peut être considérée que comme une effluve tout à la fois morbide et vivace; une irradiation délétère venant, jusqu'aux jours actuels, des profondeurs des siècles, et dont il faut chercher l'origine dans cette époque de barbarie primitive, où la race couchite dominait dans l'orient et le midi de l'Asie. L'évêque Pallegoix, qui avoue pourtant avoir lu quelque chose de semblable dans les Annales de Siam, n'ose affirmer le fait tel que le raconte son collègue, dont voici le récit textuel :

« Lorsqu'on construit une nouvelle porte aux remparts de la ville, ou lorsqu'on en répare une qui existait déjà, il est fixé, je ne sais par quel article superstitieux, qu'il faut immoler trois hommes innocents. Voici comment on procède à cette exécution barbare. Le roi, après avoir tenu secrètement son conseil, envoie un de ses officiers près de la porte qu' il veut construire. Cet officier a l'air, de temps en temps, de vouloir appeler quelqu'un; il répète plusieurs fois le nom que l'on veut donner à cette porte. Il arrive plus d'une fois que les passants, entendant crier après eux, tournent la tête; à l'instant, l'officier, aidé d'autres hommes apostés tout auprès, arrêtent trois de ceux qui ont regardé. Leur mort est dès lors irrévocablement résolue; aucun service, aucune promesse, aucun sacrifice ne peut les délivrer. On pratique dans l'intérieur de la porte une fosse, on place par dessus, à une certaine hauteur, une énorme poutre; cette poutre est soutenue par deux cordes et suspendue horizontalement, à peu près comme celle dont on se sert dans les pressoirs. Au jour marqué pour ce fatal et horrible sacrifice, on donne un repas splendide aux trois infortunés. On les conduit ensuite en cérémonie à la fatale fosse. Le roi et toute la cour viennent les saluer. Le roi les charge, en son particulier, de bien garder la porte qui va leur être confiée, et de ne pas manquer d'avertir si les ennemis ou les rebelles se présentaient pour prendre la ville. À l'instant on coupe les cordes, et les malheureuses victimes de la superstition sont écrasées sous la lourde masse qui tombe sur leur tête. Les Siamois croient que ces infortunés sont métamorphosés en ces génies qu'ils appellent phi. De simples particuliers commettent quelquefois cet horrible homicide sur la personne de leurs esclaves, pour les établir gardiens, comme ils le disent, du trésor qu'ils ont enfoui. »

III

Le roi de Siam. - Son érudition. - Son palais.

Je faisais mes préparatifs de départ le 16 octobre pour pénétrer dans le nord du pays et visiter le Cambodge et les tribus sauvages qui en dépendent, quand je reçus une invitation du roi de Siam, pour assister à un grand dîner que ce monarque donne chaque année aux Européens habitant Bangkok, le jour de sa fête. Je lui fus présenté par Mgr. Pallegoix, et l'accueil de Sa Majesté fut plein de douceur et d'affabilité.

Prenons la hâte quelques notes sur son costume : large pantalon et courte jaquette brunâtre d'une étoffe légère, pantoufles pour chaussure, et pour coiffure une petite casquette de cuir comme celles que portent nos officiers de marine. Le roi avait aussi un riche sabre au côté. La plupart des Européens présents à Bangkok assistaient à ce dîner, où des toasts chaleureux furent portés à la santé de Sa Majesté, qui assistait au repas, debout et circulant autour des tables, tout en chiquant le bétel et adressant un mot agréable à chacun. Le repas était servi dans une vaste salle ou plutôt de péristyle d'où l'on pouvait voir un peloton de la garde royale, avec drapeau et tambour en tête, rangé en ligne dans la cour.

Lorsque j'allai prendre congé de Sa Majesté, elle daigna m'offrir un petit sachet de soie verte contenant les pièces de monnaie d'or et d'argent en usage dans le pays, courtoisie à laquelle j'étais loin de m'attendre et dont je lui témoignai toute ma gratitude.

Sa Majesté Phra-Bard-Somdetch-Phra-Pbaramendr-Maha-Mongkut, aujourd'hui régnante à Siam, est, de fait, maîtresse absolue des êtres et des choses de son royaume. Le sol même, fonds et tréfonds, comme dirait un notaire, est sa propriété; nul ne peut y posséder, y vivre même sans sa permission. Chef infaillible de l'armée, de la loi et du culte, il nomme à tous les emplois civils, militaires et religieux. Il peut, à son gré, créer des princes de talapoins et des chefs de pagodes; il peut aussi les révoquer. S'il use peu de ce dernier droit, c'est moins par respect pour son clergé que pour ses propres souvenirs. Il a longtemps vécu de la vie des talapoins avant d'être roi. Passer par la filière monacale est une condition, la seule peut-être que l'usage exige à Siam de la royauté.

Quel que soit son passé, le roi de Siam affiche des prétentions à l'administration et à la politique; il donne, dans ce but, deux audiences par jour à ses mandarins et à ses ministres. La première commence à dix heures du matin et finit à deux ou trois heures de l'après-midi; la seconde se tient entre onze heures du soir et se termine à deux heures après minuit.

En quatre heures bien employées, on peut faire bien des choses utiles, mais celles-ci se passent presque toujours en conversations étrangères aux motifs qui ont provoqué le conseil. Phra-Bard-Somdetch-Mongkut rappelle, par plus d'un point, Jacques I er d'Angleterre. Sexagénaire, il a plus d'érudition que de sérieux dans l'esprit, plus de faconde que de logique dans le raisonnement; sans aucune idée arrêtée sur quoi que ce soit, il a le jugement d'un enfant dans le corps d'un vieillard. Persuadé que son règne fera époque, il veut tout organiser, tout régénérer dans son royaume, et ne trouve ni en lui, ni autour de lui un point d'appui pour ses desseins mal digérés. En tout pays, ce serait un savant véritable, nulle part un véritable roi.

Il a fait dresser ses soldats à l'européenne, il a fait creuser des canaux, bâtir des forteresses, ouvrir des routes, construire des navires, commandé des bateaux à vapeur; bien plus, il a fondé à Bangkok une imprimerie royale et a accordé la liberté de l'enseignement religieux aux diverses nations qui vivent sous sa domination. Tout cela, c'est beaucoup pour un roi d'Orient. Ses intentions sont évidemment bonnes et lui font honneur; mais le champ qu'il veut féconder est resté tant de siècles en jachère que sa culture fatiguerait un plus rude laboureur que Phra-Somdetch-Mongkut : aussi se contente-t-il d'ordonner et passe son temps à étudier le pali et les vieux livres canoniques, et laisse assez généralement les rênes de l'État et l'exécution de ses ordres à des mains plus habiles, plus fortes que les siennes, mais aussi souvent moins honnêtes.

Le pali, le sanscrit même, n'ont rien de caché pour lui; il en a résolu toutes les difficultés, en a sondé toutes les profondeurs, et, dans son innocente vanité d'érudit, il aime à faire parade de son savoir philologique, nos savants pourraient recourir avec avantage à sa bibliothèque et à ses connaissances. Il a appris seul et presque sans livres la langue anglaise, qu'il parle et écrit couramment. Comme un véritable orientaliste, il ne se résigne que difficilement à s'écarter des usages traditionnels du pays. Les coutumes siamoises ne permettent, en aucune circonstance, à un étranger de paraître en armes devant le roi de Siam, et on raconte encore, parmi les résidents européens de Siam, avec quelles difficultés sir John Bowring, et, après lui, M. de Montigny, ministre de France, parvinrent à conserver leurs épées devant Sa Majesté siamoise, en dépit de l'étiquette de sa cour.

J'emprunte à l'évêque Pallegoix, (Mgr. Pallegoix, Description du royaume Thaï ou Siam, t. I, p. 62-66.) qui a passé de longues années dans l'intimité, pour ainsi dire, de ce monarque, la description de sa demeure royale :

« Le palais est une enceinte de hautes murailles, qui a plusieurs kilomètres de tour. Tout l'intérieur de cette enceinte est pavé de belles dalles de marbre ou de granit; il y a des postes militaires et des canons braqués de distance en distance; on voit de tous côtés une multitude de petits édifices élégants, ornés de peintures et de dorures. Au milieu de la grande cour s'élève majestueusement le Mahaprasat à quatre façades, couvert en tuiles vernissées, décoré de sculptures magnifiques et surmonté d'une haute flèche dorée. C'est là que le roi reçoit les ambassadeurs; c'est là qu'on place le roi défunt dans une urne d'or, pendant près d'un an, avant qu'il soit brûlé; là aussi viennent prêcher les talapoins; la reine et les concubines entendent la prédication, cachées derrière les rideaux. À quelque distance de là s'élève la grande salle où le roi donne ses audiences journalières, en présence de plus de cent mandarins prosternés la face contre terre; aux portes sont des statues gigantesques de granit apportées de Chine; les murailles et les colonnes de la salle sont ornées de peintures et de dorures magnifiques; le trône, qui a la forme d'un autel, est surmonté d'un dais à sept étages. Les appartements du roi sont attenants à la salle d'audience; puis viennent le palais de la reine, les maisons des concubines et les dames d'honneur, avec un vaste jardin qu'on dit être magnifique. Il y a, en outre, de vastes bâtiments qui renferment les trésors du roi, à savoir : l'or, l'argent, les pierreries, les meubles et les étoffes précieuses.

« Dans cette vaste enceinte du palais, il y a un tribunal, un théâtre pour les comédies, la bibliothèque royale, d'immenses arsenaux, des écuries pour les chevaux de prix et des magasins de toute sorte de choses; on y voit aussi une superbe pagode dont le pavé est recouvert de nattes d'argent, et dans laquelle sont deux idoles ou statues de Bouddha, l'une, en or massif, de quatre pieds de haut, l'autre, faite d'une seule émeraude, d'une coudée de haut, évaluée par les Anglais deux cent mille piastres (plus d'un million). « Les pagodes royales sont d'une magnificence dont on ne se fait pas une idée en Europe; il y en a qui ont coûté jusqu'à deux cents quintaux d'argent (plus de quatre millions de francs). On en compte onze dans l'enceinte des murs de la ville, et une vingtaine en dehors des murs. La pagode Xetuphon renferme une statue de Bouddha dormant, longue de cinquante mètres, et parfaitement dorée; dans celle de Borovanivet on a employé en feuilles d'or (pour les dorures seulement) plus de quatre cent cinquante onces d'or.

Une pagode royale est un grand monastère où logent quatre ou cinq cents talapoins avec un millier d'enfants pour les servir. C'est un vaste terrain, ou plutôt un grand jardin, au milieu duquel s'élèvent quantité de beaux édifices, à savoir : une vingtaine de belvédères à la chinoise, plusieurs grandes salles rangées sur les bords du fleuve, une grande salle de prédication, deux temples magnifiques, dont l'un pour l'idole de Bouddha, l'autre pour les prières des bonzes; deux ou trois cents jolies petites maisons, partie en briques, partie en planches, qui sont la demeure des talapoins; des étangs, des jardins; une douzaine de pyramides dorées et revêtues de porcelaine, dont quelques-unes ont de deux à trois cents pieds de haut; un clocher, des mâts de pavillon, surmontés de cygnes dorés, avec un étendard découpé en forme de crocodile; des lions et des statues de granit et de marbre apportées de Chine, et, aux deux extrémités du terrain, des canaux revêtus de maçonnerie, des hangars pour les barques, un bûcher pour brûler les morts, des ponts, des murs d'enceinte, etc. Ajoutez à cela que dans les temples tout est resplendissant de peintures et de dorures; l'idole colossale y apparaît comme une masse d'or ornée de mille pierreries. Ce peu de lignes suffira peut-être pour faire concevoir ce que sont à Siam un palais et une pagode royale. Nous devons ajouter que la plus belle pagode de Bangkok, celle de Watt-Chanq, n'est cependant pas renfermée dans l'enceinte du palais, mais s'élève vis-à-vis, sur la rive droite du Ménam. Sa flèche, haute de deux cents pieds, est le premier indice de la capitale qu'aperçoit le voyageur qui remonte le fleuve en venant de la mer.

Depuis la publication du livre de l'évêque Pallegoix, un nouveau pavillon entièrement dans le style italien, avec colonnade et péristyle, a été élevé à proximité du Mahaprasat. Le roi, qui nous en fit lui-même les honneurs après le dîner dont j'ai parlé, nous fit remarquer l'inscription bilingue (anglaise et sanscrite) qu'il a fait graver sur le frontispice du portique et que l'on peut traduire par ces mots : récréations royales . La distribution intérieure de ce pavillon offre un appartement complet, distribué et meublé dans le goût européen, avec glaces, pendules, tentures élégantes et de haut prix. Seulement l'aménagement de ce riche mobilier laisse à désirer, et l'on est assez surpris d'y voir figurer pêle-mêle des statuettes et des portraits des souverains et personnages célèbres de notre Europe, des porcelaines de toutes les fabriques de l'Orient et de l'Occident, des rayons chargés de livres et de manuscrits en toutes les langues, des cartes de géographie, des globes et des sphères, des instruments de précision et de physique, des télescopes, des bocaux remplis d'échantillons d'histoire naturelle, des keepsakes anglais, des bronzes de Barbedienne, des milliers de ces colifichets luxueux avec lesquels la fabrique de Paris fait concurrence aux chinoiseries de Canton, des laques du Japon, des miniatures indiennes, des cristaux de Baccarat et des cornues de laboratoire, des appareils de photographie et des lanternes magiques. Le tohu-bohu de ce mobilier refoule, quoi qu'on en ait, la pensée sur la tête encyclopédique, mais un peu confuse, de son royal propriétaire.

Henri Mouhot
(suite à la prochaine livraison)