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LE TOUR DU MONDE - Volume 08 -1863-2nd semestre - Pages 219-352

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE

PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS

1858-1861

Burgos & Asturies Saragosse

IV

Le second roi. - Hiérarchie et corruption des grands. - Femmes et amazones du roi.

Comme si ce n'était pas assez pour leur malheureux pays d'avoir à entretenir et à supporter un roi, une cour et un sérail royal aux innombrables rejetons, les Siamois possèdent la doublure de ces institutions. Derrière le premier roi, il y en a un second, qui, lui aussi, a son palais, ses mandarins, son armée. On lui rend les honneurs souverains, et cependant il ne remplit qu'une charge purement honorifique. Il n'est que le premier sujet du véritable roi de Siam. La seule prérogative réelle à laquelle sa haute position lui donne le droit de s'asseoir dans un fauteuil au lieu de s'accroupir devant son collègue, dont il est comme l'ombre. Il a bien le droit de puiser dans le trésor royal chaque fois qu'il en a besoin, mais sa demande doit cependant être préalablement revêtue du visa du premier roi, qui se garde bien de le refuser jamais. On a prétendu que cet aller ego du monarque commandait ordinairement les armées siamoises, mais c'est une allégation erronée, car dans les dernières guerres contre les Laotiens et les Annamites, les guerriers de Siam eurent d'abord pour chef un frère cadet du roi, revêtu des fonctions krom-luang, et, après lui, un général indigène dont le nom m'est inconnu. C'est cette même erreur qui a donné naissance au bruit généralement répandu en France qu'il y a deux rois à Siam, celui de la paix et celui de la guerre. Le droit de faire la guerre ou de conclure la paix appartient au premier roi seulement. Les deux collègues couronnés sont en ce moment frères consanguins, mais la médisance prétend que leur position difficile a considérablement refroidi entre eux l'affection fraternelle. En effet, le second roi ne se rend chez le premier que dans les occasions où il lui est impossible de faire autrement. Et comme il est l'héritier désigné du trône, il ne prend peut-être pas aussi grand intérêt à la santé de son frère que l'exigeraient les liens du sang. Tout ce que je sais du second roi, c'est que, non moins instruit que son frère, parlant admirablement l'anglais et le français, aimant l'Europe et sa civilisation, il possède à un bien plus haut degré que son aîné le sens pratique des choses, l'esprit d'organisation et les facultés administratives, et que, sentant fort bien sa supériorité sur ce point, plus que personne il gémit de la mauvaise direction des affaires. En définitive, cultivant les arts, les lettres, aimant les chevaux, et en élevant de fort beaux, il a les goûts et l'existence d'un grand et riche seigneur européen. Entre les deux rois et le peuple, s'étagent douze ordres différents de princes, ni plus ni moins, plusieurs classes de ministres, cinq ou six de mandarins, puis pour les quarante et une provinces du royaume, une série sans fin de gouverneurs et sous-gouverneurs, dont l'incapacité et les rapines dépassent tout ce qu'on peut imaginer en ce genre et semblent vouloir justifier le missionnaire Bruguieri, qui prétend que le mot siamois sarenival, que nous traduisons par celui de gouverner, signifie littéralement dévorer le peuple. Les fonctionnaires sont payés d'une manière insuffisante, mal contrôlés et jamais surveillés; la conséquence est facile à saisir, ils sont tous concussionnaires; le roi le sait et ferme les yeux, soit à cause du grand nombre de coupables qu'il faudrait punir, ou bien parce que de telles affaires ne valent pas la peine d'absorber un seul de ses instants. Les provinces sont des vaches à lait pour les gouverneurs, qui leur font rendre tout ce qu'elles peuvent donner. Le menu peuple est divisé à Siam en esclaves, gens corvéables et gens payant le tribut. Que le tribut entre dans les coffres du roi, le reste lui importe peu. Les mandarins peuvent le prélever et le prélèvent plutôt trois fois qu'une. Les mandarins ont-ils besoin de faire bâtir une maison, la main-d'oeuvre ne leur coûte rien: ils requièrent le peuple de la construire, le rotin est là pour assurer l'activité du travail. Les provinces et la capitale fourniront les matériaux, la maison du voisin même y pourvoira; au besoin, on la démolira; rien n'est plus facile. Un mandarin désire-t-il votre fille pour en faire l'ornement de son harem, ou votre fils pour en recruter la troupe de ses comédiens, il vous le fait savoir, et tout bon Siamois sait qu'entendre c'est obéir.

Au sujet des caprices qui naissent comme des miasmes des profondeurs insondables où croupissent, côte à côte, l'esclavage et l'arbitraire absolu, on m'a conté que Phra-Somdetch lui-même, ce roi si débonnaire, ayant appris, il y a quelques années, que le roi de Cambodge, son vassal, avait une fille d'une grande beauté, la lui fit demander, et sur le refus de ce dernier, il garda en otage ses fils venus par hasard à Bangkok. Or, le roi de Siam n'a pas moins de six cents femmes; qu'avait-il besoin d'une six cent unième ? Il est vrai que, dans le nombre, une seule a droit au titre de reine. Pour ce sujet encore, nous ne pouvons mieux faire que de recourir à Mgr. Pallegoix: il n'est pas de meilleure autorité.

«... Ce n'est pas la coutume que le roi demande pour reine une princesse d'une nation étrangère: mais il choisit une princesse du royaume qui, le plus souvent, est sa proche parente, ou bien une princesse des États qui lui sont tributaires. Le palais de la reine est attenant à celui du roi; il consiste en plusieurs grands bâtiments élégants et bien ornés. Ce palais a une gouvernante, dame âgée et qui a la confiance du roi. C'est elle qui est chargée de tout ce qui concerne la maison de la reine; au moyen d'une centaine de dames qui sont sous ses ordres, elle exerce une surveillance exacte sur la reine elle-même et sur les concubines du roi, qui sont des princesses de diverses nations ou des filles de grands mandarins que leurs pères ont offertes au prince; elle commande en outre environ deux mille femmes ou jeunes filles employées au service du palais. La gouvernante de la maison de la reine est encore chargée de veiller sur les filles du roi et sur toutes les princesses, qui sont comme cloîtrées et ne peuvent jamais se marier.

Toute cette troupe de femmes passent leur vie dans la triple enceinte de murs où elles sont enfermées, et ne peuvent sortir que rarement pour aller faire quelques achats ou pour aller porter des offrandes aux pagodes. Toutes, depuis la reine jusqu'aux portières, reçoivent leur solde du roi, qui les entretient, du reste, avec beaucoup de luxe et de générosité. On dit que, dans la troisième enceinte, se trouve un jardin délicieux et fort curieux; c'est un vaste enclos qui contient en miniature tout ce que l'on trouve en grand dans le monde. Là, il y a des montagnes factices, des bois, des rivières, un lac avec des îlots et des rochers, des petits vaisseaux, des barques, un bazar ou marché tenu par les femmes du palais, des pagodes, des pavillons, des belvédères, des statues, et surtout des arbres à fleurs et à fruits apportés des pays étrangers. Pendant la nuit, ce jardin est illuminé par des lanternes et des lustres; c'est là que les dames du sérail prennent leur bain et se livrant à toutes sortes de divertissements pour se consoler d'être séquestrées du monde. »

Des portraits photographiés de quelques habitantes de ce gynécée étant aujourd'hui parvenus en Europe, nous devons nous empresser de déclarer qu'ils ont été exécutés sous les yeux du roi, quand ils ne l'ont pas été de sa propre main; car Sa Majesté, qui ne doit rien ignorer, prétend que l'art des Niepce et des Daguerre n'a point de secrets pour elle. Quant aux sentinelles qui veillent le plus fréquemment autour du palais, elles appartiennent au bataillon des amazones, qu'à l'exemple de ses collègues le nizam d'Hyderabad et le roi de Dahomey, Phra-Somdetch-Mongkut, a recruté parmi les plus belles filles de son peuple. Les femmes-hommes, comme on les appelle ici, forment incontestablement le corps militaire le mieux tenu de l'armée siamoise; mais à les voir évoluer fièrement, avec leur béret écossais, leur jupe de tartan, le sabre au côté, le pistolet à la ceinture, arc et carquois sur l'épaule, on les prendrait volontiers pour des échappées du corps de ballet de l'Académie impériale de musique.

V

Jeux et spectacles.

Comme toutes les populations serviles, celle de Siam donne une bonne part de son existence, la meilleure devrais-je dire, aux jeux et aux divertissements. Le jeu sous toutes ses formes est, immédiatement après le pain quotidien, dont, au reste, elle n'a souci que quand elle a faim, sa préoccupation dominante. Il lui faut des amusements, des hochets, pour toutes les heures et pour tous les âges. Aux enfants du matin au soir, le palet, la cligne-musette, le saute-mouton, les barres, le colin-maillard, la toupie et bien d'autres inventions que nos marmots croient marquées du cachet européen. Aux hommes faits, le trictrac, les échecs, les dés, les cartes chinoises, et même le cerf-volant, réservé chez nous à l'enfance. Le joueur apportera à ces combinaisons de l'adresse ou du hasard un entrain si passionné qu'il exposera en enjeu ou en pari tout son avoir, et qu'ayant tout perdu il jouera jusqu'à son langouti, ce pauvre caleçon, seul voile de sa nudité ! La passion des Siamois pour les combats de coqs est encore plus forte; aussi, malgré les défenses du roi et l'amende décrétée contre les délinquants, ces combats se renouvellent journellement. Dès qu'un spectacle de ce genre est annoncé, la foule y court et prend part aux paris avec tant d'empressement qu'il en résulte toujours des disputes et des rixes entre les spectateurs; de sorte que la lutte qui a commencé par des coups de bec et des plumes arrachées, finit par des coups de poing et des yeux pochés. Le gouvernement, qui cherche à interdire les combats de coqs aux parents, permet aux enfants les combats de fourmilions, de grillons, de sauterelles, et même de deux espèces de petits poissons querelleurs et rageurs, qui se livrent des assauts acharnés au grand plaisir de la marmaille; en ceci, comme en beaucoup d'autres choses, le gouvernement semble peu logique : mais que voulez-vous ? il cède à cette considération suprême : il faut que le peuple s'amuse ! Les combats de buffles et d'éléphants sont très-goûtés de lui, mais coûtent beaucoup; on ne peut les lui offrir que rarement, de même que les grandes régates et les joutes sur l'eau : Heureusement, pour remplir Ies entr'actes de ces représentations extraordinaires, on peut compter sur les grandes funérailles,qui ont toujours pour intermèdes obligés la lutte, le pugilat, les danses sur la corde, les feux d'artifice, les marionnettes, les ombres chinoises et la comédie en plein vent.

De tous les amusements que l'on jette en pâture au bon peuple siamois, celui-ci est le plus de son goût; le théâtre cependantne consiste guère qu'en une salle ouverte de tous côtés, sorte de tréteau sur lequel des acteurs et des actrices au corps frotté de poudre blanche, aux longs bonnets pointus, aux longues oreilles postiches, aux vêtements de polichinelles et aux bijoux de clinquant, chantent et crient, à tour de rôle ou en choeur, des histoires fabuleuses et des scénarios fantastiques, en s'accompagnant d"une pantomime bizarre. Eh bien! tel est l'attrait irrésistible de ce spectacle sur la foule qui le contemple et l'entend, qu'elle ne le quitte pas un instant du regard et de l'ouïe pendant les vingt-quatre heures qui forment la durée moyenne d'une représentation de ce genre.

À Siam, chaque grand personnage possède un théâtre et entretient une troupe d'acteurs. Sa Majesté naturellement a les siens, dont je puis parler, ayant eu l'honneur d'être convié à un spectacle à la cotir. Le théâtre s'élève dans une cour attenante à la salle d'audience, les draperies de soie rouge et blanche, des boiseries sculptées et un nombre infini de ces immenses découpures en carton dans lesquelles excellent les Siamois, en forment les décors. Une vaste tribune, située à droite de la scène, que de riches tentures désignaient à nos regards, était destinée à Sa Majesté elle-même.

Tous les grands mandarins étaient prosternés au bas des degrés qui y conduisaient. Une grande estrade située en avant de la scène et de plain-pied avec elle, était garnie de chaises et de fauteuils à l'intention des Européens. Le roi nous ayant précédés de quelques minutes, nous dûmes aller le saluer et lui présenter nos respects avant de goûter les charmes de la représentation si pompeusement annoncée. Une musique étourdissante servit d'ouverture à la pièce. L'orchestre se distingua par un bruit épouvantable et une absence complète d'harmonie plutôt que par la variété de son répertoire. La même phrase musicale nous fut jouée pendant cinq heures d'horloge, au grand contentement du roi et de ses courtisans. Je croirais volontiers que toute la science musicale de Siam se borne à ce terrible air; car les autres représentations auxquelles j'ai été condamné d'assister ailleurs m'ont toujours fait entendre ces notes uniques et discordantes. Enfin la pièce commença; une foule d'acteurs et d'actrices s'élancèrent sur la scène, vêtus des costumes les plus bizarres qu'on puisse imaginer. Les soieries brodées d'or dans lesquelles ils se draperaient, les bonnets coniques ornés de pierres fausses et de verroteries qu'ils portaient fièrement sur leur tête, offraient un coup d'oeil saisissant et curieux. Quant à leur jeu, on ne peut rien imaginer de plus simple; il consiste presque uniquement en une pantomime originale sans doute, mais assez disgracieuse, que révèle un choeur criard, placé à peu de distance des acteurs. Ce que l'on joua, je ne puis le dire : tout ce que je compris fut une chasse au cerf des plus puériles. Un acteur coiffé d'une tête de cerf s'élance sur la scène; on le poursuit pendant quelques secondes, on l'atteint, on le tue, on l'emporte, on le fait cuire et on le mange sur la scène; tout cela en moins de temps que je n'en mets à Décrire. La mésaventure de cet Actéon siamois n'était cependant pas la catastrophe dernière du drame; la représentation durait depuis six heures, lorsque, profitant du départ de Sa Majesté, qui nous avait faussé compagnie sans mot dire, je me retirai non moins discrètement, et parfaitement édifié sur l'art dramatique parmi les Siamois. Il faut l'avouer, ils ne déploient un art véritable que dans la mise en scène de l'acte qui clôt le passage de l'homme sur la terre, dans la mise en scène des funérailles. C'est un cérémonial qui dure au moins trois jours pour le mandarin ou bourgeois un peu riche, trois jours remplis de feux d'artifices, de sermons de talapoins, de comédies nocturnes, de jeux variés, et surtout de festins.

Quand il s'agit d'un cadavre ayant porté couronne, c'est bien autre chose !... les infimes, les esclaves, les vils cheveux, les animaux de Sa Majesté (traductions siamoises de fidèles sujets) peuvent compter alors sur six mois de spectacles et sept grands jours de liesse et bombance.

VI

Remonte du Ménam. Rives, riverains et embarcations. - Ajuthia ancienne et moderne. Un fragment d'histoire par une plume royale.

Ayant terminé, ou à peu près, mes observations et mes visites à Bangkok, je m'empressai d'arrêter mes dispositions de voyage. Je fis l'achat d'une légère petite barque qui pût contenir toutes mes caisses, un étroit espace couvert pour ma personne et un autre pour les bipèdes ou quadrupèdes composant toute ma famille d'adoption: deux rameurs, un singe, un perroquet et un chien. L'un de mes domestiques était Cambodgien, l'autre Annamite, chrétiens tous deux et connaissant quelques mots de latin (Le latin est en honneur chez les indigènes chrétiens, grâce au rituel des missions.) et d'anglais, qui, joints au peu de siamois que j'avais déjà pu apprendre, devaient me suffire pour me faire généralement comprendre.

Le 19 octobre je quittai Bangkok et remontai le Ménam dans ma barque avec mes deux rameurs, dont l'un était en même temps mon cook ou cuisinier. Le courant est toujours très-fort en cette saison, et nous mimes cinq jours pour faire soixante-dix milles à peu près. La nuit nous avions terriblement à souffrir des moustiques, et même pendant le jour je faisais une chasse incessante à coups d'éventail à ces terribles petits vampires. Comme la campagne était entièrement inondée, nous ne pouvions mettre pied à terre nulle part; et quand près des habitations mêmes je tuais un oiseau, il était très-souvent perdu pour moi. C'était là un vrai supplice de Tantale, car les bords du fleuve sont si riants et si gais ! la nature si belle et si riche !

Dans cette saison de l'année les pluies cessent entièrement et pour plusieurs mois; depuis quelques jours la mousson du nord-est commençait à souffler; le temps était constamment beau et la chaleur tempérée par la brise. Les eaux allaient également se retirant. C'était l'époque des fêtes religieuses des Siamois, et la rivière était presque sans cesse sillonnée par une foule de longues et belles barques, chargées de banderoles, et conduisant en pèlerinage des dévots des deux sexes dans leurs costumes d'apparat. Beaucoup de ces barques, armées de plus de cinquante rameurs, couverts de vêtements neufs et éclatants, luttant de vitesse et s'excitant par de longues clameurs et des cris perçants, voguaient aux sons d'instruments dont l'harmonie, amortie par celle de l'onde, ne manquait point de charme. Des lignes interminables d'embarcations escortaient un mandarin dont la barque, ou, suivant l'appellation locale, le ballon, éclatant de dorures et couvert de sculptures, brillait dans la flottille comme un cygne au milieu d'une troupe de canards. Ce magistrat allait offrir des présents aux pagodes des environs et des étoffes jaunes aux talapoins. Le roi se montre rarement en public : deux ou trois fois par an seulement, une fois en bateau et une fois sur la terre ferme, dans le courant du mois d'octobre. Sur le fleuve, il est toujours accompagné par trois ou quatre cents barques, contenant souvent plus de douze cents personnes, et l'aspect de cette procession nautique,dont les rameurs sont couverts d'habillements aux couleurs éclatantes, et les barques de banderoles, est réellement d'une splendeur indescriptible et telle que l'Orient seul sait en déployer encore.

Chemin faisant, je ne cessais de m'étonner de la gaieté et de l'insouciance du peuple siamois, malgré le joug qui pèse sur lui et les impôts exorbitants dont il est surchargé; mais la morbidesse du climat, la douceur native des indigènes et le pli de la servitude, creusé de génération en génération, font oublier à ceux-ci les soucis privés et les amertumes inséparables du régime oppresseur. Partout aussi sur mon passage on faisait des préparatifs pour la pêche, car le moment où les eaux se retirent des champs est aussi celui où l'on prend le poisson, qui, séché au soleil, fournit à la consommation de toute l'année, et s'exporte même en assez grande quantité. Ma barque était tellement encombrée de caisses, de boîtes et d'instruments que l'espace qui me restait était très-restreint; j'y souffrais de la chaleur et du manque d'air, mais surtout des moustiques, si nombreux, qu'on pouvait les prendre à la poignée et que leur bourdonnement était comparable à celui d'une ruche. C'est la plaie des pays tropicaux; mais c'est ici particulièrement qu'ils pullulent d'une manière effrayante, à cause des marécages immenses, de la vase et du limon que les eaux, en se retirant, laissent à découvert et où la chaleur du soleil en fait éclore en peu de temps des nuées. Mes jambes surtout étaient une chair vive.

Le 23 octobre j'arrivai à Ajuthia, et mes deux rameurs me conduisirent directement chez l'excellent P. Larnaudy, missionnaire français, qui m'attendait. Je fus parfaitement bien reçu par ce bon prêtre, qui mit à ma disposition, pour le temps que je désirais, ce qu'il avait de mieux à offrir, c'est-à-dire sa petite maison de bambou. Le bon père est aussi naturaliste et chasseur dans ses moments de loisir; il voulut bien de temps en temps m'accompagner, et tout en courant les bois, nous parlions du charmant pays de France. Après une longue chasse ou une promenade en bateau, nous rentrions à la case, où nous trouvions notre repas préparé par les soins de Niou qui excelle dans la cuisine siamoise, et que la fatigue nous faisait apprécier peut-être plus que de droit. Du riz avec une omelette ou du poisson cuit au « carry », des tiges de bambous, des haricots crépus et autres légumes sauvages entraient dans la composition de nos menus avec des poulets pour rôti ou du gibier quand la chasse avait été fructueuse. Trois poulets se vendent un « fuand » (trente-sept centimes).

Ajuthia est aujourd'hui la seconde ville du royaume. Comme elle est presque entièrement située sur les bords d'un canal qui relie le principal fleuve à un autre cours d'eau qui remonte vers Pakpriau et Korat, sur la route du Laos, les voyageurs qui se dirigent vers ces lieux s'arrêtent d'ordinaire à Ajuthia pour visiter les différents temples de l'île où était l'ancienne cité.

Le nombre actuel des habitants est de vingt à trente mille, parmi lesquels se trouvent beaucoup de Chinois, quelques Birmans et des naturels de Laos. Ils s'occupent généralement de commerce, d'agriculture et de pêche, car ils ne possèdent pas de manufactures importantes. Les maisons flottantes forment la plupart des habitations, parce que les Siamois les regardent comme plus saines que les maisons construites sur la terre ferme.

Le sol est admirablement fertile. Le principal produit est le riz, qui, bien que d'une excellente qualité, ne se vend pas aussi bien au marché que celui qui croit plus près de la mer, parce qu'il est moins dru et que ses grains sont plus petits. On fabrique aussi beaucoup d'huile et de toddi, sorte de boisson enivrante et sucrée.

On tire ces deux produits du palmier, qui croît en abondance dans ces parages. J'ai vu dans les jardins des légumes européens qui avaient atteint d'assez belles dimensions. Les fruits du pays sont aussi beaux que bons, cependant la végétation n'est pas tout à fait la même que celle des environs de Bangkok. Le coco et la noix de palmier deviennent de plus en plus rares en montant vers le nord et fond place au bambou.

Ajuthia est naturellement considérée comme une des plus importantes de la contrée, mais elle n'est défendue par aucune fortification. Elle a un gouverneur, un député et quelques officiers en sous-ordre.

Le roi vient généralement passer huit ou quinze jours chaque année dans la capitale de ses ancêtres. Il y possède un palais construit sur une des rives du fleuve, sur l'emplacement de l'ancienne habitation de ses pères; mais cet édifice, construit en bambou et en bois de teck, a peu l'aspect d'une résidence royale. La plupart des principaux marchands de Bangkok ont à Ajuthia des maisons qui leur servent à la fois de magasin et de pied-à-terre; ils viennent s'y reposer une semaine ou deux pendant les chaleurs.

Les seuls restes visibles de l'antique sont un grand nombre de watt ou temples plus ou moins ruinés. Ils occupent une surface de plusieurs milles d'étendue et sont cachés par les arbres qui ont poussé tout alentour. Comme la beauté d'un temple siamois ne consiste pas dans son architecture, mais bien dans la quantité d'arabesques qui recouvrent ses murs de brique et de stuc, il cède bientôt à l'action du temps et devint, s'il est négligé, un amas informe de bois et de briques recouvert de toutes sortes de plantes parasites. Il en est ainsi des monuments d'Ajuthia. Un monceau de briques et de terre, que surmontent encore quelques sommets, marque la place où, dans un temps, des milliers de croyants sont venus se prosterner devant l'autel de Bouddha. Les angles de cet immense quadrilatère de décombres, dont j'ai suivi en tous sens, mais non sans peine, les murailles bouleversées et frangées de broussailles, sont encore indiqués par des dômes ébréchés et des pyramides écroulées, dont les gravures ci-jointes représentent fidèlement l'aspect actuel. Au centre d'une niche antique, démantelée, dont la base seule résiste encore aux outrages du temps et de l'atmosphère, j'ai mesuré une statue de Bouddha (ou de Gautama, comme on l'appelle ici). Elle a dix-huit mètres de hauteur et parait de bronze au premier coup d'oeil; mais j'ai constaté que, tout entière maçonnée en brique à l'intérieur, elle était simplement revêtue de plaques d'airain de trois centimètres d'épaisseur. Mgr. Pallegoix prétend que les ruines d'Ajuthia recèlent d'inépuisables trésors et qu'on y fouille toujours avec succès. Selon lui, une seule des statues qui dorment aujourd'hui sous les éboulis des temples antiques avait exigé, pour sa confection, 25 000 livres de cuivre, 2000 livres d'argent et 400 livres d'or ! Aujourd'hui le vautour et l'orfraie nichent dans la couche de décombres qui les a ensevelis.

Au centre d'une plaine, à quatre milles environ de la ville, il y a une pyramide sacrée d'une hauteur et d'une largeur immenses; elle sert en quelque sorte d'asile et le roi vient encore parfois la visiter. On n'y arrive qu'en bateau ou à dos d'éléphant; car il n'y a, en fait de route, pour aller jusque-là, qu'un canal ou des terrains marécageux. Cet édifice est très-célèbre chez les Siamois à cause de sa hauteur; mais le seul attrait qu'il puisse avoir pour un étranger, c'est la vue magnifique qu'on a de son sommet. Ainsi que tous les autres monuments du même genre, celui-ci est composé d'une succession de degrés partant de la base pour arriver au faite; quelques images mal faites viennent distraire la monotonie de cet édifice de brique. Il n'a aucun de ces ornements de faïence dont les temples et les pyramides de Bangkok sont si abondamment recouverts. Au troisième étage de ce monument, quatre corridors, formant la croix, aboutissent dans l'intérieur du dôme, aux pieds d'une colossale statue dorée de Bouddha, qu'entourent, assiégent et souillent incessamment des tourbillons de chauves-souris et de chats-huants. Les fétides excréments des oiseaux nocturnes sont désormais le seul encens du dieu abandonné, leurs cris aigus et sinistres son seul cantique ! Sic transit gloria mundi.

L'histoire d'Ajuthia se liant à celle du développement et de la décadence du royaume de Siam, nous ne pouvons mieux faire que de l'emprunter à un récit succinct des destinées de la monarchie siamois, récit qui n'est pas sorti d'une plume moins érudite que celle de Phra-Somdetch lui-même. (Cet opuscule, publié d'abord par H. Dean dans le Chinesee repository, a été reproduit in extenso par M. John Bowring dans sa belle compilation sur le Royaume et le peuple de Siam (the Kingdown and people of Siam, London, J. W. Parker and Son, 1857)).

« Ajuthia est située à I5°19' de latitude nord, et 98°13' de longitude est de Paris; elle couvre l'emplacement de plusieurs autres villes qui reconnaissaient l'autorité cambodgienne. Vers l'an 1300 les habitants qui occupaient toutes ces localités étaient de beaucoup décimés par les guerres fréquentes avec les Siamois du nord et les Pégouans ou Koas, de sorte que ces cités furent évacuées ou délaissées en décombres : il n'en est resté que les noms. Au mois d'avril 1350, le roi U-Tong, prince plus puissant qu'aucun de ses prédécesseurs, cherchant une localité salubre pour sa résidence, arrêta son choix sur le district d'Ajuthia, et fonda la ville de ce nom, qui dès lors s'étendit et s'embellit graduellement; sa population s'accrut non-seulement par l'augmentation naturelle, mais par l'affluence de familles du Laos, du Cambodge, du Pégou, d'habitants de la province chinoise d'Yunnan, qui y étaient amenés captifs, puis de Chinois et de musulmans de l'Inde qui y venaient trafiquer. Quinze rois de la dynastie d'U-Tong régnèrent à Ajuthia; après quoi le puissant souverain du Pégou, Chamnadisehop, rassembla une armée nombreuse où l'on comptait des Pégouans, des tribus de Birmans et du nord de Siam, et il vint attaquer Ajuthia. Les ennemis, après un siége de trois mois, prirent cette capitale , mais ne détruisirent ni ne massacrèrent ses habitants; le monarque pégouan se contenta de faire prisonniers le roi et la famille royale pour les emmener à la suite de son char de triomphe au Pégou; et il laissa comme gouverneur de sa nouvelle dépendance Mathamma-raja, dont il emmena le fils aîné comme otage au Pégou; ce fils s'appelait Phra-Naret. Ceci se passait en 1556. « Cet état de dépendance et de soumission ne dura toutefois que peu d'années. Au milieu de la confusion que l'on vit naître à la cour du Pégou, au sujet de l'avènement d'un nouveau roi, le prince Naret s'échappa avec sa famille, et, avec l'aide de plusieurs Pégouans influents, il s'aventura à reprendre le chemin de son pays. Le nouveau roi du Pégou envoya des troupes à sa poursuite; mais le prince Naret S'attaquant à leur chef, lui lança un de ses traits, qui le fit tomber mort de son éléphant. Le prince arriva ensuite sain et sauf à Ajnthia.

« Une guerre s'alluma avec le Pégou, et le Siam redevint État indépendant. Six générations après, sous le roi Naraï, plusieurs marchands européens s'établirent dans le pays, et parmi eux se trouvait Constance Phaulcon, à qui ses services valurent le gouvernement de toutes les provinces du nord du Siam. Il conçut le projet d'établir un fort d'après le système européen pour la défense de la capitale; le roi ayant accueilli très-favorablement ce plan, Constance fit choix d'un terrain sur un canal près de Bangkok, ville qui tire son origine de cette construction.

« Le même célèbre Européen amena le roi Naraï à restaurer l'ancienne ville de Nophaburi (Louve), et y construisit un palais royal magnifique d'après les principes de l'architecture européenne; il y établit ensuite une demeure spacieuse pour lui-même, puis une église catholique dont les inscriptions se reconnaissent même de nos jours. Ces bâtiments, tombés en désuétude, offrent encore le spectacle de ruines imposantes. Constance avait commencé ou projeté bien d'autres travaux, des aqueducs, des exploitations de mines, etc., lorsque la jalousie des nobles siamois vint l'arrêter dans sa carrière et causer sa perte. Accusé d'avoir trempé dans un complot, il fut assassiné sur un ordre du roi. (C'est du moins la tradition reçue; les annales écrites de Siam cependant prétendent qu'il a été tué par un prince rebelle, qui comprenait bien que Constance en vie, il ne pouvait rien contre l'autorité du roi.) On montre encore quelques vestiges des travaux utiles du malheureux favori, tels qu'un canal, qui devait aller de Nophaburi au lieu sacré, dit Phràbat, et un aqueduc dans les montagnes.

« La mort de Naraï fut le signal de nouvelles révolutions de sérail; un fils illégitime tua son successeur, donna d'abord la couronne à son tuteur, se réservant pendant quinze ans les fonctions de premier ministre, jusqu'à ce qu'enfin, à la mort de son tuteur, il prit lui-même le sceptre. Il s'appelait Nai-Dua. Deux de ses fils et deux de ses petits-fils régnèrent successivement à Ajuthia; un de ces derniers ne régna que peu de temps et entra dans les ordres religieux après avoir cédé la couronne à son frère. Pendant ce règne, en 1759, une invasion formidable eut lieu; le roi des Birmans, à la tête de trois corps de troupes nombreuses, pénétra dans le pays et concentra ses forces devant la capitale Ajuthia qu'il cerna. Le roi siamois (Chaufa-Ekadwat-Aurak-Moutri) n'opposa point une résistance réfléchie, et ses grands dignitaires ne lui prêtèrent nulle assistance. Il appela bien tous les habitants des petites villes voisines au sein de sa capitale et concerta des plans pour sa défense, mais la division et la jalousie rendirent tous les efforts infructueux. Le siège se prolongea deux ans; les assiégés éparpillèrent leurs forces dans de petits combats et des sorties où, pour la plupart, les Birmans étaient victorieux. Leur général Maha-Noratha mourut en vain; ses principaux officiers choisirent un autre chef, qui, profitant de la saison de sécheresse, franchit les fossés, ouvrit des brèches, enfonça les portes et se rendit maître de la ville. Les provisions des Siamois étaient épuisées, la confusion était à son comble, et l'ennemi victorieux mit le feu à la ville. À peine le roi, grièvement blessé, put-il s'échapper avec les flots de fuyards; il mourut bientôt des suites de ses blessures et de ses fatigues, complètement délaissé; ce n'est que plus tard qu'on a trouvé et enterré son corps. Son frère, le grand talapoin, et alors le personnage le plus considérable de son pays, fut emmené prisonnier par les Birmans. Ceux-ci s'apercevant que le Siam était trop vaste et trop éloigné pour y établir leur gouvernement, se résolurent à y porter partout le pillage et l'incendie; ils massacrèrent impitoyablement les habitants pour leur extorquer le secret de leurs trésors supposés. Cette oeuvre de destruction et de carnage dura deux mois; les officiers birmans s'enrichirent des dépouilles des malheureux habitants, dont ils emmenèrent un grand nombre captifs; non satisfaits encore de ces actes de cruauté et de brigandage, ils laissèrent un chef pégouan, nommé Phaya-Nackong, pour administrer le pays selon son bon plaisir, et avec la charge spéciale de réunir encore des esclaves et du butin, pour transporter le tout en temps opportun dans le pays des Birmans.

« Ainsi périt Ajuthia, en mars 1767, après quatre cent dix-sept ans d'existence, sous trente-trois rois et trois dynasties.

Et tout le pays des Thai tomba dans l'anarchie, parcouru en tous sens par des bandes armées et déchiré par ses propres enfants autant que par ses ennemis. Les forêts, les déserts même les plus inaccessibles cessèrent d'être un asile pour les opprimés, et se changèrent en repaires de bandits qui s'égorgeaient les uns les autres pour s'arracher leur butin. « Un homme aussi habile que brave entreprit de mettre un terme à ce triste état de choses. Pin-Tak, Chinois d'origine, né en 1734 dans le nord du Siam, avait su obtenir, sous le dernier roi, d'abord un poste secondaire, puis celui de gouverneur de sa ville natale, Tak; il y prit, de son chef, le titre magnifique de Phaya : de là vient le nom qu'il a gardé dans l'histoire. Il avait été appelé à une espèce de vice-royauté des provinces occidentales peu de temps avant l'invasion des Birmans; ayant dû céder devant le nombre, il se retira sur Ajuthia; mais s'apercevant que le gouvernement n'était pas capable de résister à l'ennemi, il se réfugia avec sa troupe à Chantaburi (Chantaboun), ville située sur le bord est du golfe de Siam. Il en fit le centre de la résistance à l'étranger et l'asile de braves compagnons qui désertaient les drapeaux des bandes de brigands pour les siens. Phaya-Tak se trouva bientôt à la tête de dix mille hommes, et fit des traités avec les chefs du nord et du sud-est du Cambodge et de l'Annam ou Cochinchine. Usant tantôt de ruse, tantôt de force, il s'empara des districts du nord et surprit Phaya-Nackong, le gouverneur des Birmans, à Bangkok, le tua et s'empara de tout le butin de l'ennemi : argent, provisions et munitions de guerre. Toutefois, ne jugeant pas ses forces capables de' résister à une nouvelle invasion qui était probable, il se décida à se retirer plus au midi et à établir le centre de son pouvoir à Bangkok : cet endroit, plus rapproché de la mer, était aussi plus favorable à une retraite si la fortune lui devenait contraire. Il y arriva à la tète de ses troupes, y établit sa capitale, et bâtit son palais sur le bord occidental du fleuve, près du fort qui est resté debout jusqu'à présent.

Poursuivant son œuvre avec une rare persistance, il eut encore plusieurs rencontres avec les Birmans, et les vainquit surtout au moyen d'une flottille qui multipliait ses forces. Une fois il s'empara de tout leur camp et d'une partie du butin qu'ils avaient ramassé; enfin il délivra complètement le pays de ces ennemis, qui y avaient porté la désolation et la terreur. Le peuple, le reconnaissant comme son sauveur, ne s'opposa nullement à son désir de ceindre la couronne; il envoya de Bangkok des ordres, des gouverneurs et des colonies même pour repeupler le pays dans diverses directions. Ainsi, à la fin de 1768, il se voyait le souverain absolu de toute la partie méridionale de Siam et de la province orientale baignée par le golfe. Profitant d'une guerre acharnée de la Chine avec les Birmans, il reconquit la province du nord ou de Korat. Deux autres provinces qui, pendant l'invasion étrangère, s'étaient affranchies complètement, furent recouvrées encore par Phaya-Tak; au bout de trois ans, il était le maître incontesté du Siam, et il consolida de plus en plus son autorité, rétablissant partout l'ordre et la paix. Ayant réorganisé complètement le royaume, il lui fut facile de résister à une nouvelle attaque des Birmans en 1771; l'année suivante, il dirigea une expédition contre la péninsule malaie, dans l'intention de prendre possession de Ligor, la capitale, dont le gouverneur, ancien sujet des rois d'Ajuthia, s'était revêtu lui-même de la royauté et avait montré des dispositions hostiles contre le nouveau roi de Siam, qu'il traitait d'usurpateur. Après quelques rencontres assez vives, le gouverneur de Ligor se réfugia chez le chef de Patawi, autre ville de la péninsule malaie; cependant il fut livré aux affidés de Phaya-Tak, qui, dans l'intervalle, était entré à Ligor et y avait saisi toute la famille du gouverneur et tous ses trésors. Parmi lés membres de cette famille quasi royale se trouvait la fille du gouverneur rebelle, personne d une grande beauté, à laquelle le roi de Siam daigna donner une place dans son harem; grâce à son intervention, son père et tous les membres de sa famille eurent la vie sauve, et même plus tard (en 1776) le gouverneur de Ligor l'ut réintégré dans la vice-royauté de cette contrée, gouvernée jusqu'aujourd'hui par ses descendants. » Tels sont les traits rapides du travail historique écrit, il y a peu d'années, par le premier roi de Siam. Complétons ce récit d'après d'autres données. Le terme du règne de Phaya-Tak ne fut nullement heureux. Tombé, dans les dernières années de sa vie, dans une noire mélancolie, il devint cruel et perdit sa popularité. Un de ses généraux, Chakri, qui commandait dans le Cambodge, se prévalut de ces circonstances pour ourdir contre lui un complot; il surprit le roi à Bangkok, le mit aux fers et peu après à mort (1782). Alors Chakri lui-même prit le sceptre; toutefois il mourut peu de temps après et eut pour successeur son fils, sous lequel les anciennes querelles avec les Birmans se ravivèrent, surtout à propos de quelques districts du nord, aux frontières indécises. Deux fois le roi de Siam sortit vainqueur de ces luttes; lorsque les Birmans revinrent à la charge pour la troisième fois, le roi perdit la partie occidentale du pays, qui depuis relève de la Birmanie. Le roi mourut en 1811; son fils et successeur, craignant ou feignant de craindre de nouveaux complots, fit décapiter cent dix-sept nobles siamois, parmi lesquels il y avait plusieurs généraux qui avaient vaillamment combattu à côté de son père contre les Birmans; un de ses cousins, très-aimé du peuple, tomba également victime parmi ces supplices multiples qui aliénèrent au prince l'affection de ses sujets. Sous d'autres rapports, son règne portait cependant le cachet d'une certaine habileté. Il avait repoussé avec succès les attaques incessantes des Birmans et réprimé plusieurs révoltes. Il emmena tous les prisonniers de guerre captifs à Bangkok, leur donna des terres à cultiver, et contribua ainsi d'une manière efficace à la prospérité de sa résidence. Il sut maîtriser aussi l'humeur inquiète des Malais.

C'est sous son règne que parut à Bangkok la mission anglaise dirigée par sir John Crawfurd, diplomate aussi estimable que savant distingué.

Quand ce souverain mourut, en 1824, son fils Chào-Fa-Mongkut n'avait guère que vingt ans; en sa qualité de fils aîné de la reine, le trône lui appartenait; mais un de ses frères, fils d'une concubine et plus âgé que lui, s'empara du pouvoir en disant au prince : « Tu es encore trop jeune, laisse-moi régner quelques années, et, plus tard, je te remettrai la couronne. » Il se fit donc proclamer roi, sous le nom de Phra-Chào-Prasat-Thong. Une fois assis sur le trône, il paraît que l'usurpateur, s'y trouvant bien, ne songea plus à remplir sa promesse. Cependant le prince Chào-Fa, craignant que s'il acceptait quelque charge dans le gouvernement, tôt ou tard, et sous quelque spécieux prétexte, son frère ne vint attenter à sa vie, se réfugia prudemment dans une pagode, et se fit talapoin. Il se passa deux événements mémorables sous le règne de Phra-Chào-Prasat-Thong : le premier fut la guerre qui eut lieu en 1829 contre le roi laotien de Viong-Chang; ce monarque, fait prisonnier, fut amené à Bangkok, mis dans une cage de fer, exposé aux insultes de la populace, et ne tarda pas à succomber aux mauvais traitements qu'il endurait. Le second fut une expédition dirigée contre les Cochinchinois, par terre et par mer, et qui n'eut d'autre résultat que de procurer à Siam des milliers de captifs. Au commencement de 1851, le roi, étant tombé très-malade, rassembla son conseil, et proposa un de ses fils pour successeur. On lui répondit : « Sire, le royaume a déjà son maître. » Atterré par cette réponse, le monarque rentra dans son palais et ne voulut point reparaître en public; le chagrin et la maladie le minèrent bien vite, et il expira le 3 avril 1851. Ce jour-là même, malgré les complots des fils du roi défunt, que le premier ministre sut habilement comprimer, le prince Chào-Fa quitta son monastère et ses habits jaunes, et l'ut intronisé sous le nom déjà connu de nos lecteurs de Somdetch-Phra-Paramander-Mahà-Mongkut, etc. J'abrége : l'énumération de tous les titres de Sa Majesté siamoise tiendrait plus d'une page. Vingt-six années d'études solitaires n'avaient pas été sans fruits pour l'âme honnête de ce monarque. Il avait vu, pendant ce quart de siècle, grandir irrésistiblement la puissance des Anglais sur cette terre de l'Inde, berceau des plus antiques traditions et des dieux de son peuple, et la domination néerlandaise sur le grand archipel malais, auquel les intérêts commerciaux d'une grande partie de ses États sont entièrement liés. Dans le même temps il avait été témoin de la chute et du dépècement du royaume birman, si longtemps le rival et la terreur du sien; enfin les signes manifestes de la décadence du Céleste-Empire, modèle et régulateur séculaire de tous les États de l'extrême Orient, n'avaient pu lui échapper. Salutaires spectacles pour des yeux intelligents !... Phra-Somdetch y puisa, sinon une conviction bien arrêtée, du moins une tendance à se tourner vers l'Occident pour y chercher des conseils et des appuis, puisque c'est de là que rayonne aujourd'hui la lumière. Il sortit de sa retraite claustrale avec un grand fonds de tolérance. Une de ses premières mesures fut la révocation d'un arrêt d'exil qui frappait plusieurs missionnaires. Dans l'audience qu'il accorda à l'évêque Pallegoix, partant pour l'Europe en 1852, il lui remit pour le pape une lettre autographe écrite en langue anglaise, et dans laquelle il exprimait sa haute considération pour le chef du culte catholique, et lui communiquait en même temps sa résolution d'accorder à cette religion, dans ses États, toutes les libertés dont elle pourrait avoir besoin. Il ajoutait qu'il agissait en harmonie avec l'esprit de ses ancêtres en assurant à ses sujets une liberté de religion complète. Dans ce but il fit recueillir des renseignements sur les travaux des missionnaires catholiques, afin de protéger les indigènes convertis au christianisme contre les exactions des fonctionnaires païens. À dater de cette époque les relations d'amitié avec la France et l'Europe n'ont pas discontinué et sont devenues de plus en plus intimes. Ces résultats déjà acquis et ces bonnes intentions devront rendre l'histoire indulgente pour les faiblesses du caractère de Phra-Somdetch, et pour son impuissance à cautériser les plaies séculaires de son pays.

Les limites du Siam ont beaucoup varié à diverses époques de son histoire; et aujourd'hui même, à l'exception de la frontière occidentale, les autres lignes de démarcation ne sauraient être tracées d'une manière bien exacte, la plupart des frontières étant occupées par des tribus plus ou moins indépendantes. Toutefois ces limites, en y faisant entrer la péninsule malaie, s'étendent aujourd'hui du quatrième au vingtième degré de latitude nord, et du quatre-vingt-douzième au centième méridien. D'après cette évaluation, la longueur des États siamois atteindrait à peu près quatre cent cinquante lieues; sa largeur varierait depuis quelques kilomètres qu'à cent soixante-dix lieues.

Henri Mouhot
(suite à la prochaine livraison)