LE TOUR DU MONDE - Volume 08 -1863-2nd semestre - Pages 219-352
VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS
1858-1861
XI
Retour à Chantaboun. - Îles Ko-Khut, Koh-Kong, etc. - Superbe perspective du golfe de Kampot. - Le Cambodge. - Commerce de ces contrées. Etat misérable du pays. - Audience chez le roi du Cambodge.
De retour à Chantaboun, dans l'hospitalière demeure du bon abbé Ranfaing, missionnaire français, établi en ce lieu, mon premier soin fut de prendre des renseignements, et de me mettre à la recherche des moyens de transport pour gagner Battambang, chef-lieu d'une province de ce nom, qui, depuis près d'un siècle, a été enlevée au Cambodge par l'empire siamois. Je fis prix avec des pêcheurs annamites païens pour me conduire d'abord de Chantaboun à Kampôt, port du Cambodge, à raison de trente ticaux. Les Annamites chrétiens m'en demandaient quarante et leur nourriture pour aller et retour. Après avoir pris congé de l'abbé Ranfaing qui m'avait comblé de bontés et d'attentions chaque fois que j'étais venu à Chantaboun, je m'installai de nouveau dans une barque avec mon Chinois et mon Annamite, et voulant profiter de la marée haute, nous partîmes à midi, malgré une pluie battante. Arrivés au port à sept heures du soir, nous y fûmes retenus jusqu'au surlendemain par un vent contraire et trop violent pour nous permettre sans danger de le quitter.
Deux jours plus tard nous arrivâmes à Ko-Khut, où de nouveau des pluies torrentielles et un vent contraire nous retinrent à une centaine de mètres du rivage, dans une anse qui était loin d'offrir beaucoup de sécurité à notre modeste embarcation.
Notre position n'était pas agréable, notre chétive barque, rudement secouée par les flots en fureur, menaçait à chaque instant d'être jetée à la côte contre les rochers. Aux trois quarts remplie par notre bagage auquel nous avions donné la meilleure place pour le préserver de l'eau de mer comme de la pluie, elle contenait encore cinq hommes serrés les uns contre les autres à l'avant, et n'ayant pour abri que quelques feuilles de palmier cousues ensemble à travers desquelles l'eau filtrait et nous tenait constamment mouillés. La pluie continuait à tomber avec une telle abondance que nous ne pouvions entretenir de feu pour cuire notre riz. Pendant quatre jours, il nous fallut rester à demi couchés dans notre barque, les membres fatigués de la position à laquelle nous condamnaient le défaut d'espace et nos effets et notre linge trempés et collés sur notre corps. Enfin, le cinquième jour, j'eus le plaisir de voir le ciel s'éclaircir et le vent changer. Vers les deux heures de l'après-midi, prévoyant une belle nuit, et ayant remonté le moral de mes hommes qui commençaient à faiblir, par une bonne dose d'arack, nous levâmes l'ancre et nous nous éloignâmes de Ko-Khut poussés par une bonne brise. J'étais heureux d'avancer et de pouvoir enfin respirer à pleins poumons, aussi je restai une partie de la nuit sur ma petite tente de palmier, jouissant de la beauté du ciel et de la marche rapide de notre bateau. À la pointe du jour, nous aperçûmes la première île Koh-Kong à notre gauche, à une distance d'à peu près dix milles. C'est une île déserte, mais on y recueille de la gomme-gutte; elle est moins grande que Koh-Rang ou Goh-Chang et n'offre pas un aspect aussi imposant, ni une suite de pics aussi majestueux. C'est à Compong-Sôm, près de Kampôt, que l'on recueille la plus grande partie de la gomme-gutte et le beau cardamome qui se. trouvent dans le commerce; les indigènes renferment la première dans des bambous, qu'ils fendent lorsqu'elle est durcie. Nous eûmes bientôt oublié les petites misères de la première partie de notre voyage et nous fûmes bien dédommagés par la beauté des sites et l'aspect enchanteur du groupe d'îles et d'îlots que nous côtoyions à une courte distance. Nous arrivions dans des parages infestés par les pirates de Kampôt. Placés sur les hauteurs, ils observent la mer, et dès qu'ils aperçoivent une voile, ils s'apprêtent à l'attaquer au passage. Nous avancions paisiblement, sans souci des forbans, car nous n'avions avec nous aucune marchandise qui pût les tenter, et du reste, nous étions bien armés et en état d'arrêter en chemin ceux d'entre eux qui auraient essayé de nous attaquer. Vers cinq heures du soir, nous jetâmes l'ancre dans l'anse d'une petite île afin de faire cuire le riz du soir et d'accorder à mes hommes un peu de repos, car ils n'avaient pas dormi la nuit précédente. Nous étions à une journée et demie de Kampôt. À minuit nous levâmes l'ancre et nous voguâmes, doucement bercés par les flots, nos voiles à peine enflées. Lorsqu'on a dépassé la pointe nord-ouest de la grande île Koh-Dud qui appartient à la Cochinchine , le coup d'oeil devient de plus en plus beau; la terre forme cadre de tous côtés, et il semble qu'on vogue sur un lac aux contours arrondis et verdoyants. À l'est, s'étendent les côtes et les îles de la Cochinchine jusqu'à Rankao, à l'ouest et au nord, celles du Cambodge, couronnées par une belle montagne de neuf cents mètres de hauteur. Celle-ci rappelle si bien le mont Sabah, que Phraï cria au pilote : « Mais vous nous ramenez à Chantaboun, voilà le mont Sabah ».
Nous ne pûmes jouir longtemps du superbe tableau qui se déroulait à nos yeux, car peu d'instants après notre entrée dans le golfe, d'énormes nuages noirs s'amoncelèrent an sommet de la montagne, et par degrés la voilèrent entièrement. Ils furent bientôt sur nos têtes, le tonnerre grondait avec force, et un vent épouvantable faisait filer notre barque, couchée sur le flanc, avec la vitesse d'un bateau à vapeur. Le pilote même tremblait au gouvernail et me demandait de l'arack pour soutenir ses forces et son courage. Après une demi-heure de cette course effrénée, les nuages crevèrent et une pluie torrentielle nous transperça, mais elle fit tomber le vent; nous étions alors arrivés dans le lit de la rivière qui conduit à Kampôt. Il paraît que le roi devait passer en revue, le jour de notre arrivée, les navires qui se trouvaient dans la rade, mais le gros temps l'avait retenu depuis onze heures dans une espèce de salle qu'on lui avait élevée sur des pilotis dans un endroit peu profond. Au moment où nous dépassions la douane, nous aperçûmes le cortége royal qui se dirigeait vers une grande jonque que Sa Majesté faisait construire afin de pouvoir aussi se livrer au commerce, et avoir quelque chose de mieux à envoyer à Singapour que les mauvais bateaux qui, jusque-là, avaient composé toute sa marine.
La rivière qui conduit à la ville a près de cent cinquante mètres de largeur, mais soma cours est très-borné; elle prend naissance dans les montagnes voisines. Le principal avantage qu'elle offre, c'est de pouvoir amener à la mer les magnifiques bois de construction qui abondent dans les forêts de ses deux rives, et dont les Chinois ne peuvent se passer pour la mâture de leurs jonques.
Il y a continuellement de six à sept navires en charge dans la rade, de sorte que l'on voit souvent des bateaux chinois ou européens monter et descendre le fleuve. Quoique Kampôt soit actuellement l'unique port de Cambodge, il est loin d'avoir le même mouvement que le port de Bangkok, car la ville compte au plus trois cents maisons et une population à peu près égale à celle de Chantaboun; en outre, tout son petit commerce est alimenter par la basse Cochinchine, dont les ports ont été jusqu'ici presque constamment fermés aux Européens, de sorte que les navires qui y arrivent ne trouvent guère à charger que du riz qui leur est amené par des bateaux, et presque comme contrebande, de la basse Cochinchine par Itatienne, le Cancao des cartes, ou d'autres petits ports du voisinage. Hormis quelques tonnes de gomme-gutte, un peu d'ivoire, da poisson pêché dans le grand lac, par des Annamites, du bois d'ébénisterie et de construction pour lequel il est célèbre, et du coton, le Cambodge ne fournit rien au commerce, et j'ose émettre l'opinion que le jour où les ports d'Annam seront ouverts aux Européens, les marchands chinois établis à Kampôt abandonneront cette ville; cependant, mieux gouverné, ce district pourrait alimenter le commerce d'un grand nombre de produits dont nous parlerons plus tard.
Ce qui reste de ce malheureux pays ne tardera sans doute pas à tomber sous la domination de quelque autre puissance; qui sait ? Peut-être la France a-t-elle. les yeux fixés sur lui et se l'annexera comme elle fait en ce moment de la Cochinchine. Le peu d'impôts et de faxes que les Cambodgiens ont à supporter, comparativement aux Siamois, me faisait penser que je trouverais ce peuple vivant dans l'abondance et le bien-être; aussi ma surprise fut grande d'y rencontrer, à très-peu d'exceptions près, presque tous les vices, sans aucune des qualités que l'on trouve chez les autres peuples, ses voisins : la misère, l'orgueil, la grossièreté, la fourberie, la lâcheté, la servilité et une paresse excessive sont l'apanage de ce misérable peuple.
On a répété souvent que l'on ne devait pas juger d'un pays où l'on n'a fait que passer, que ceux-là seuls pourraient le faire qui y ont séjourné longtemps. J'admets que dans un séjour rapide on est sujet à commettre des erreurs; mais, je le répète ici, je mentionne ce que je vois, et donne mes impressions telles que je les reçois : libre à d'autres voyageurs plus expérimentés de me démentir, si ces impressions ou mon jugement ont été faussés. Je ferai remarquer en outre que la première impression est souvent ineffaçable, et que fréquemment je ne me fie pas à mon propre jugement et parle d'après l'expérience d'autrui.
II est peu de voyageurs en Europe, en Amérique et sans doute sur plusieurs autres points du globe, qui n'aient eu à se plaindre de la manière offensante dont les représentants des lois douanières exercent leurs devoirs et souvent les outre-passent. Ces braves gens, en Europe, gagnent leur pain quotidien en faisant supporter le plus de vexations qu'ils peuvent aux voyageurs des deux sexes; ici, c'est le contraire, ils le gagnent en le demandant; ce sont des mendiants commissionnés : « Du poisson sec, de l'arack et un peu de bétel, s'il vous plaît ». Plus vous donnez, plus la perquisition est courte.
Après avoir remonté la jolie rivière qui devait nous conduire à notre but, l'espace de près d'un mille, nous aperçûmes une maison couverte de feuilles, et surmontée du symbole de la religion chrétienne, de la consolante croix. Ce ne pouvait être que celle de l'abbé Hestrest, missionnaire apostolique de la congrégation des Missions étrangères. Vous qui lisez ces lignes, avez-vous voyagé au loin ? avez-vous jamais été pendant un temps plus ou moins long privé de votre société habituelle ? avez-vous été maltraité par le temps ou par les hommes ? avez-vous jamais échappé à quelque grand danger ? avez-vous quitté vos parents ou vos amis pour une longue absence ? avez-vous perdu un être bien-aimé ? enfin avez-vous jamais souffert ? Eh bien, vous saurez ce que peut sur le voyageur errant loin de sa patrie ce signe divin de la religion. Une croix pour lui, c'est un ami, un consolateur, un appui. L'âme entière se dilate à la vue de cette croix; devant elle on s'agenouille, on prie, en oublie. C'est ce que je fis.
J'avais pour l'abbé Hestrest des lettres de plusieurs missionnaires de Siam; je fis amarrer notre barque devant sa demeure et je mis pied à terre; mais les neuf jours de stagnation forcée auxquels j'avais été obligé de me soumettre m'avaient fait perdre pour un instant l'usage de mes membres, et j'eus peine à marcher. L'abbé Hestrest m'accueillit en frère et m'offrit un abri dans sa modeste case jusqu'à ce que je pusse me loger ailleurs. La première nouvelle qu'il m'apprit fut que la France était en guerre avec l'Autriche. J'ignorais même qu'il y eût quelque différend entre les deux gouvernements. L'Italie allait naître de ce conflit ! À peine étais-je débarqué qu'on nous annonça le passage du roi qui revenait de son excursion. L'abbé Hestrest me conduisit au bord de la rivière. Dès que le roi eut aperçu un étranger à côté du missionnaire, il donna l'ordre à ses rameurs d'accoster le rivage, et quand il fut à portée de la voix, il s'adressa à l'abbé :
« Quel est l'étranger qui est avec vous ? »
- Sire, c'est un Français.
- Un Français ! répondit-il avec vivacité.
Puis, comme s'il doutait de la parole du missionnaire, il ajouta en s'adressant à moi :
« Vous êtes Français ? »
- Français, sire, lui répondis-je en siamois.
- M. Mouhot vient de Paris, dit l'abbé en donnant à sa réponse un ton mystérieux; mais il a été tout récemment au Siam.
- Et que vient-il faire dans mon royaume ?
- Il est en mission particulière, - dit l'abbé d'un ton mystérieux, mais qui n'a rien de commun avec la politique -; c'est uniquement pour voir le pays; du reste, M. Mouhot ne tardera pas à rendre une visite à Votre Majesté ».
Après quelques minutes de silence de part et d'autre, le roi salua de la main et nous dit « Au revoir ».
Le cortège s'éloigna.
Je craignis un instant que l'abbé ne m'eût fait passer pour un personnage moins humble que je ne le suis réellement, et que, par suite, on ne m'interdît l'entrée du royaume. Le nom seul de la France cause une peur mortelle à ces pauvres rois. Celui-ci s'attendait chaque jour à voir flotter le pavillon français dans la rade. Le roi du Cambodge a près de soixante ans; petit de taille et replet, il porte les cheveux courts : sa physionomie annonce l'intelligence, beaucoup de finesse, de la douceur et une certaine bonhomie (Depuis le voyage de M. Mouhot au Cambodge, ce roi est mort, et c'est le second roi, dont il est question plus loin, qui lui a succédé). Il était mollement couché à l'arrière de son bateau de construction européenne, sur un large et épais coussin; quatre rameurs seulement et une douzaine de jeunes femmes le remplissaient. Parmi celles-ci, j'en remarquai une dont les traits étaient délicats et même distingués; vêtue moitié à l'européenne, moitié à l'annamite, et portant relevée toute sa longue chevelure noire, elle aurait passé pour une jolie fille en tous pays. C'était, je pense, la favorite du roi; car, non-seulement elle était mieux mise que les autres et couverte de bijoux, mais elle occupait la première place auprès du roi et prenait grand soin que rien ne blessât le corps de son vieil adorateur. Les autres femmes n'étaient que de grosses filles à la figure bouffie, aux traits vulgaires et aux dents noircies par l'usage de l'arack et du bétel. Derrière le bateau du roi venaient, sans ordre et à de longues distances, ceux de quelques mandarins que je ne pouvais distinguer du vulgaire ni par la mine ni par la tenue. Une barque seule, montée par des Chinois et commandée par un gros personnage de la même nation qui tenait levée une espèce de hallebarde surmontée d'un croissant, attira mon attention; elle marchait en tête de l'escorte. C'était le fameux Mun-Suy, le chef des pirates et l'ami du roi. Voici ce que j'appris au sujet de cet individu :
À peu près deux ans auparavant, ce Chinois, obligé, par des méfaits que l'on ne connaît pas très-bien, de s'enfuir d'Amoy, sa patrie, arriva à Kampôt avec une centaine d'aventuriers, écumeurs de mer comme lui. Après y avoir passé quelque temps, faisant trembler tout le monde, extorquant, la menace à la bouche, tout ce qu'ils pouvaient aux gens du marché, ils conçurent le projet de s'emparer de la ville, de tout y mettre à feu et à sang, et de se retirer ensuite avec le fruit de leurs vols s'ils n'étaient pas en force pour rester en possession du terrain. Mais leur complot fut révélé, les Cambodgiens furent appelés de tous les environs et armés tant bien que mal, et le guet-apens avorta. Mun-Suy, craignant alors que les choses ne tournassent mal pour lui, s'embarqua sur sa jonque avec ses complices et tomba à l'improviste sur Italienne. Le marché fut saccagé en un moment, mais les Cochinchinois, revenus de leur surprise, repoussèrent les pirates et les forcèrent à se rembarquer après leur avoir tué plusieurs hommes. Mun-Suy revint à Kampôt, gagna le gouverneur de la province, puis le roi lui-même par de beaux présents, et se livra à des actes de piraterie tels que son nom devint redouté partout à la ronde, et cela impunément. Des plaintes s'élevèrent des pays voisins, et le roi, soit par crainte, soit pour se l'attacher et être protégé contre les Annamites en cas de besoin, le nomma garde-côtes. Depuis ce temps, ce pirate est devenu brigand commissionné et titré, et les meurtres et les vols n'en sont que plus fréquents, à un point tel que le roi de Siam a envoyé des navires à Kampôt pour s'emparer de ce malfaiteur et de sa troupe; mais deux des brigands seulement furent arrêtés et exécutés sur-le-champ; quant à Mun-Suy, il fut caché, dit-on, dans le palais du roi même.
Quelques jours après mon arrivée, je m'installai dans une maison construite par les ordres et aux frais du roi pour abriter les négociants européens, qui rarement viennent à Kampôt. L'abbé Hestrest me fit les honneurs de la ville : le marché, tenu en majeure partie par les Chinois, est composé de cabanes faites en bambous et couvertes en chaume. On y voit exposés une quantité de verroterie, de faïence et de porcelaine chinoise, des haches et couteaux, des parasols chinois et d'autres produits de ce pays et d'Europe. Les marchands de poisson, de légumes et les restaurants chinois en plein air, se disputent la rue en concurrence avec des porcs, des chiens affamés et des enfants de tout sexe et de tout âge, tels qu'ils furent créés par la nature, et barbotant dans la fange; avec des femmes indigènes d'une laideur repoussante, et des Chinois au corps décharné, à l'il hagard et terne, traînant péniblement leurs sandales chez le marchand d'opium, le barbier ou quelque maison de jeu, trois choses sans lesquelles le Chinois ne peut vivre.
Le commerce est tout entier entre les mains de ces derniers et l'on rencontre dix de ceux-ci pour un indigène.
Je fus présenté par l'abbé Hestrest dans plusieurs maisons chinoises où nous fûmes reçus avec politesse et affabilité. Le roi attendait et comptait sur ma visite, car plusieurs fois il envoya de ses gens pour s'informer si je n'étais réellement pas un officier détaché de l'armée française, alors en Cochinchine et venant prendre des renseignements sur ce pays. Je priai M. Hestrest de m'accompagner chez Sa Majesté. Nous remontâmes le fleuve l'espace d'un mille et demi, et nous arrivâmes à Kompong-Baïe qui est la partie cambodgienne de la ville; c'est là que réside le gouverneur de la province et que campaient le roi et sa suite, qui n'étaient à Kampôt qu'en visite. Quand nous arrivâmes, Sa Majesté donnait audience dans une maison construite en bambous avec assez d'élégance et recouverte en tuile rouge. L'intérieur était plutôt celui d'une salle de théâtre forain que celui de la demeure d'un souverain. Ne trouvant à la porte ni suisse ni factionnaire, nous entrâmes sans nous faire annoncer. Sa Majesté trônait sur une vieille chaise de fabrication européenne. De chaque côté de sa personne, et rampant sur les coudes et les genoux, deux officiers de sa maison lui offraient de temps en temps une cigarette allumée, de l'arack ou du bétel dont ils tenaient toujours une « chique » à la disposition du souverain. À quelques pas se tenaient quelques gardes dont les uns étaient armés de piques ornées d'une touffe de crins blancs au sommet, les autres de sabres dans leurs fourreaux qu'ils brandissaient à deux mains. À quelques degrés au-dessous de Sa Majesté, les ministres et les mandarins se tenaient dans la même position que les garde-chiques. À notre arrivée, et sur un signe du roi, nous allâmes nous asseoir à côté de lui sur des siéges pareils au sien qui furent apportés par une espèce de page. Le roi, comme ses sujets, ne porte ordinairement qu'un langouti; celui-ci était de soie jaune retenu à la taille par une magnifique ceinture d'or dont la plaque étincelait de pierres précieuses.
Au Cambodge, comme au Siam, si l'on veut obtenir les bonnes grâces du roi ou des mandarins, il faut commencer par donner des présents. J'avais donc apporté une canne à fusil anglaise d'un beau travail, avec l'intention de l'offrir à Sa Majesté. Ce fut la première chose qui attira son attention :
« Veuillez me montrer cette canne, » dit-il en cambodgien. Je la lui présentai.
.. Est-elle chargée ? ajouta-t-il en voyant que c'était une arme.
- Non, sire.
Alors il l'arma, me demanda une capsule et la fit partir; puis il dévissa le canon qui était à balle forcée et examina le travail avec attention.
« Si elle peut être agréable à Sa Majesté, dis-je à M. Hestrest, je serais heureux de la lui offrir. » L'abbé traduisit mes paroles.
« Qu'a-t-elle coûté ? » répondit le roi.
Et comme l'abbé, à mon instigation, lui faisait une réponse évasive, il me pria de lui faire voir ma montre : je la lui présentai, et quand il l'eut examinée avec attention, il m'en demanda aussi le prix. L'abbé, après le lui avoir dit, lui parla de mon intention d'aller à Udong, la capitale du Cambodge, et de parcourir le pays.
« Allez à Udong, c'est très-bien, promenez-vous, promenez-vous, » me dit-il en riant.
Puis il demanda mon nom, et comme il cherchait à l'écrire, je tirai mon portefeuille et lui présentai ma carte. Ceci lui inspira le désir d'avoir mon portefeuille. Je m'empressai de le lui offrir.
« Sire, dit alors M. Hestrest, puisque M. Mouhot va à Udong, Votre Majesté daignera sans doute lui faciliter le voyage. »
- Mais volontiers; combien voulez-vous de chariots ? »
J'en aurais demandé dix, que je les aurais obtenus.
« Trois me suffiront, sire, » répondis-je.
- Et pour quel jour ?
- Après-demain matin, sire.
- Prenez note de cela et donnez vos ordres, » dit le roi à son mandarin secrétaire; puis il se leva, nous donna une poignée de main et se disposa à sortir.
Nous fîmes de même et retournâmes à notre hôtel. Je dis hôtel, car c'est le seul endroit où peuvent loger les étrangers, et M. de Montigny, lors de son passage à Kampôt comme ministre plénipotentiaire, y était descendu aussi bien que nous, et si on ne me l'avait pas dit, je l'eusse deviné rien qu'à voir les magnifiques inscriptions charbonnées sur le mur par les marins de sa suite, telles que celles-ci :
« Hôtel du roi et des ambassadeurs. - Ici on loge à pied, à cheval et à éléphant gratis pro Deo. - Bon lit, sofa et table à manger.... sur le plancher. - Bains d'eau de mer.... dans la rivière. - Bonne table.... au marché. - Bon vin.... à Singapour....Rien.... pour la servante. »
XII
Détails ultérieurs sur le Cambodge. - Udong, sa capitale actuelle. - Audiences chez le second roi, etc.
Dans la matinée du jour fixé pour mon départ, et lorsque tous mes préparatifs furent terminés, l'abbé Hestrest vint me chercher pour me faire partager avec lui son modeste déjeuner et me conduire ensuite avec son bateau jusqu'à Kompong-baie, où je devais trouver les chariots.
Arrivés à cet endroit, point de chariots. Nous nous rendîmes chez le premier mandarin, qui, tout en chiquant du bétel, nous montrait ses dents noires et son rire stupide; je vis que j'étais le jouet de ces individus faux partout et toujours, ne cédant qu'à la force et détestant avant tout le nom d'Européen. Après maintes réclamations auprès des mandarins de tous grades, on m'amena enfin trois chariots ! Les voitures à chiens qui sont en usage en Hollande auraient mieux fait mon affaire. J'envoyai donc promener les trois brouettes du roi du Cambodge avec mes compliments pour cette majesté, et j'en louai d'autres à mes propres frais.
Udong, la capitale actuelle du Cambodge, est située au nord-est de Kampôt, à deux lieues et demie de l'affluent du Mékong, qui vient du grand lac, et à cent trente-cinq milles à peu près de la mer, distance prise à vol d'oiseau.
On compte huit stations et huit jours de marche jusque-là, en voyageant avec des boeufs ou des buffles; les éléphants font facilement deux stations par jour, ce qui abrége le temps de moitié; mais il n'y a que le roi, les mandarins et les riches particuliers qui puissent posséder et nourrir de ces animaux. Les chariots que nous louâmes pouvant à peine contenir nos bagages, moi et mes hommes nous fûmes forcés de partir à pied.
Après avoir traversé une plaine marécageuse où nous abattîmes quelques oiseaux aquatiques communs, nous entrâmes dans une belle forêt, qui, sans la moindre éclaircie, se prolonge jusqu'aux portes d'Udong. Pour traverser la partie marécageuse, j'avais dû me chausser de mes bottes de chasse que je n'avais pas portées depuis quelque temps et dont le cuir s'était durci. Après deux heures de marche sous un soleil de feu, je sentis mes pieds s'écorcher dans plusieurs parties. Je fus obligé de me déchausser et de continuer la route pieds nus. Heureusement elle était presque partout unie et belle à cause de la sécheresse et des fréquentes communications entre Kampôt et la capitale. La chaleur était excessive, et nos chariots d'une lenteur désespérante. Enfin nous arrivâmes à la première station, où je fus casé dans une vaste salle en bambous couverts de chaume, qui avait été récemment construite pour loger le roi et sa suite. La nuit, j'eus des gardes à ma porte envoyées par les autorités afin de me garer de tous risques et évictions, et grâce à la lettre du roi, que je présentai, je fus respectueusement traité. Le lendemain, je parvins à louer un éléphant pour me conduire à la prochaine station, ce qui me coûta un franc de notre monnaie.
Le jour suivant, je dus continuer ma route pieds nus. Ce que nous eûmes à souffrir de la chaleur dépasse tout ce que je m'étais imaginé jusque-là de l'effet du soleil dans la zone torride. Le soleil était alors au zénith, et ses rayons brûlants, répercutés par le terrain sablonneux, devenaient intolérables à dix heures du matin; c'était à ce point que les indigènes, qui ont la plante des pieds fort dure, ne pouvaient supporter le contact du sol et cherchaient les touffes d'herbe pour y poser le pied; les boeufs ne marchaient qu'en piétinant continuellement et donnaient tous les signes de la douleur et de l'épuisement; malgré l'aiguillon et le rotin, ils refusaient souvent d'avancer. L'eau des mares était non pas tiède, mais chaude; l'atmosphère semblait embrasée, tous les êtres sans force, et la nature languissante et accablée. Au milieu du jour, nous faisions halte pour nous remettre en route à trois heures. Sur tout notre parcours il n'y avait pas une goutte d'eau potable, même pour nos animaux qui souffraient de la soif plus encore que nous-mêmes; et pour cuire notre riz et faire notre thé nous n'avions d'autre ressource que celle des mares et des bourbiers imprégnés de noix vomiques tombées des arbres environnants. Le lendemain, je trouvais de nouveau un éléphant à louer, mais ce fut le dernier, et les quatre jours suivants, je fis la plus grande partie du chemin à pied, l'autre, assis sur le coin d'une des charrettes. Du reste, le manque d'eau et les tourbillons de fine poussière qui s'élèvent de la route sont les seuls inconvénients qu'aient à subir les voyageurs. Dans la saison sèche, le terrain, quoique sablonneux, est dur et bien foulé, au milieu de la voie, par le fréquent passage des chariots et des éléphants; le reste de la chaussée, large de vingt-cinq à trente mètres, est revêtu de gazon et même de hautes herbes, puis à peu de distance s'offre la forêt avec ses arbres à huile de distance en distance, aux troncs élevés, au port droit et majestueux, et couverts à leur sommet seulement d'un bouquet de larges feuilles d'un vert foncé. C'est comme une magnifique et immense avenue, et on pourrait croire que l'art y a mis la main.
Les stations sont tontes situées à une distance à peu près égale, douze milles environ. À toutes, outre les anciens caravansérails servant à abriter les voyageurs et les hommes de corvée, qui sont changés tous les cinq jours, je trouvai d'autres nouvelles maisons beaucoup plus vastes et plus belles, construites pour le passage du roi; de plus, entre les stations, on rencontre souvent d'autres salles où l'on peut se reposer au milieu du jour, avantage et confort qui ne sont nullement à dédaigner.
Jusqu'à la distance de vingt-cinq milles, en partant de Kampôt, j'aperçus sur ma droite une chaîne de montagnes peu élevée, derniers contre-forts de la chaîne qui sépare le bassin du grand lac Tonli-Sap du golfe de Siam; mais je ne rencontrai, sur tout le parcours de mon voyage de Kampôt à Udong, qu'un terrain sablonneux, sauf en un seul endroit, où je le trouvai rocailleux, avec du minerai de fer. On ne voit qu'un seul petit village sur ce parcours, et là seulement quelques traces de culture; partout ailleurs je n'aperçus aucun sentier ni aucune trace pouvant faire supposer que l'intérieur de le forêt fût habité. Autour de la capitale seulement les champs de riz commencèrent à se montrer, ainsi que de petites maisonnettes entourées de jardins fruitiers, maisons de campagne de l'aristocratie cambodgienne, qui y vient chaque soir humer un air plus pur que celui qu'on respire à la cour et à la ville.
En arrivant aux portes d'Udong, je me trouvai en face d'un large fossé, surmonté d'un parapet et entouré d'une palissade de trois mètres d'élévation. Je pensais entrer dans une villa de guerre fortifiée, et comme je savais mes compatriotes occupés en ce moment à donner une leçon aux Cochinchinois, je m'attendais à être reçu par un factionnaire la baïonnette croisée, avec le terrible : On ne passe pas ! mais celui-ci ne se montrant pas, je donnai un coup de crosse de fusil à la porte et j'entrai. J'étais dans l'enceinte du palais du second roi, palais précédé d'une sorte de cage tenant le milieu entre une guérite et un pigeonnier, ayant à chacune de ses quatre faces une lucarne d'où l'on peut observer, en cas d'invasion, l'approche de l'ennemi, et donner le signal de la fuite avant son arrivée. J'arrivai au centre d'une grande place autour de laquelle se prolongent les remparts, fermés de deux portes dont l'une donne accès sur le marché, la seconde conduit à la campagne. Dans l'intérieur de cette enceinte, d'un côté se trouve le palais du second roi, de l'antre celui d'un plus jeune prince, son frère, et une pagode avec son couvent, le tout recouvert en chaume.
J'espérais trouver là, comme à Kampôt, un « hôtel du roi et des ambassadeurs; » mais, ne voyant aucune enseigne, je me dirigeai vers un endroit où je voyais entrer et sortir beaucoup de monde. C'était la salle de justice, où les juges tenaient audience. J'envoyai Niou, mon domestique, en « députation », demander à ces magistrats s'ils voudraient bien donner asile à un voyageur. La réponse ne se fît pas attendre; juges et plaideurs vinrent au-devant de moi et me conduisirent dans la salle de justice, où je commençai immédiatement mon installation sous les yeux de toute la foule accourue pour voir l'étranger et lui demander « ce qu'il vendait ».
La nouvelle de mon arrivée parvint bien vite au palais du roi, et deux pages me furent envoyés pour me demander si je n'irais pas de suite voir Sa Majesté. Mon bagage n'était pas encore arrivé; j'objectai que je ne pouvais me rendre auprès du roi en costume de voyage. « Oh ! cela ne fait rien; le roi n'a pas de costume du tout, et il sera enchanté de vous voir ». À peine mes chariots étaient-ils arrivés, qu'un chambellan en langouti, suivi d'un page, accourut pour me dire que le roi m'attendait. Je me rendis donc au palais. La cour qui le précède était défendue par une douzaine de canons veufs de leurs affûts, jetés au hasard et dans la gueule desquels nichaient les moineaux. Plus loin, une nuée de vautours dévoraient les restes du repas du roi et des gens du palais. Je fus conduit dans la salle d'audience, qui communique avec les appartements particuliers du roi; elle est pavée de larges carreaux chinois, et les murs sont blanchis à la chaux. Une foule de pages, tous Siamois, beaux jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans, vêtus uniformément d'un langouti de soie rouge, se tenaient groupés et assis à l'orientale en attendant Sa Majesté. Quelques minutes après mon arrivée, le roi parut. Aussitôt tous les fronts se courbèrent jusqu'à terre. Je me levai, et sa Majesté s'avança fort gracieusement près de moi, d'un air tout à la fois dégagé, distingué et digne.
« Sire, lui dis-je, j'ai en l'honneur devoir S. M. le premier roi à Kampôt et d'en obtenir une lettre pour me rendre à Udong ».
- Êtes-vous Anglais ou Français ? dit le prince en m'examinant attentivement.
- Je suis Français, Sire.
- Vous n'êtes pas marchand; que venez-vous donc faire au Cambodge ?
- J'y suis venu pour visiter votre pays et chasser.
- C'est très-bien. Vous avez été à Siam; moi aussi, j'ai été à Bangkok. Vous viendrez me voir encore ?
- Toutes les fois que ma présence pourra être agréable à Votre Majesté. »
Après quelques instants de conversation, le roi me tendit la main, je le saluai et sortis. À peine étais-je rentré que plusieurs de ses officiers accoururent chez moi en me disant: « Le roi est enchanté de vous, il désire vous voir souvent ».
Le jour suivant je parcourus la ville, dont les maisons sont construites en bambous et quelques-unes en planches; le marché, tenu par des Chinois, est, par sa saleté, l'égal de tous les autres dont j'ai déjà parlé. La plus longue rue, je pourrais dire l'unique, a près d'un mille de longueur. Dans les environs habitent les cultivateurs et les gens de corvée, ainsi que les mandarins et autres employés du gouvernement. La population de cette ville est d'une douzaine de mille âmes à peu près.
Le grand nombre de Cambodgiens de la banlieue, des provinces, et surtout des chefs qui s'y rendent pour le commerce ou pour d'antres affaires, contribue à donner de l'animation à cette capitale. À chaque instant je rencontrais des mandarins en litière ou en filet, suivis d'une foule d'esclaves portant chacun quelque chose : les uns le parasol de couleur écarlate ou jaune, dont la dimension plus ou moins développée indique le rang ou la qualité du personnage; d'autres la boîte d'arec, de bétel, etc. Je rencontrais souvent aussi des cavaliers montés sur de jolis petits chevaux vifs et légers, richement caparaçonnés, couverts de grelots et allant admirablement à l'amble, tandis qu'un troupeau d'esclaves, couverts de sueur et de poussière, s'efforçaient de les suivre comme une meute d'animaux. Ailleurs passaient de légères carrioles traînées chacune par deux petits boeufs trottant rapidement et non moins bruyamment. Quelques rares éléphants, s'avançant majestueusement les oreilles et la trompe en mouvement, s'arrêtaient devant de nombreuses processions se rendant aux pagodes au son d'une musique bruyante, et plus loin des talapoins se suivaient à la file, quêtant leur pitance, drapés dans leur manteau jaune et la sainte marmite sur le dos.
Le troisième jour de mon arrivée à Udong, la séance de la cour de justice avait été bruyamment ouverte à huit heures du matin, et les cris des juges et des avocats retentissaient encore à cinq heures du soir sans avoir cessé un instant, lorsque tout à coup deux pages sortirent de la cour du palais en criant : « Le roi ! ». La foudre serait tombée dans la salle qu'elle n'eût pas produit un effet pareil à ces mots; ce fut à l'instant un sauve qui peut général. Juges, accusés et curieux s'enfuirent pêle-mêle, se cachant dans tous les coins la face contre terre et comme pétrifiés. Je riais encore au souvenir de ces juges et de ces avocats en langoutis, de ces Chinois à longues queues fuyant, se poussant, se culbutant les uns les autres à l'approche de leur maître, lorsque le roi parut, à pied, sur le seuil de la porte et suivi de ses pages. Sa Majesté me fit un petit signe de la main comme pour me saluer, puis m'appela près d'elle. Aussitôt deux pages apportèrent des chaises qu'ils placèrent sur le gazon en face l'une de l'autre. Sa Majesté m'en offrit une, et la conversation commença dans ce salon improvisé, tandis que toute l'escorte, ainsi que les passants,demeuraient prosternés. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, elle ne rencontrait aucun homme debout. « Comment trouvez-vous ma ville ? dit le roi en employant ce mot pour désigner son palais avec ses dépendances et les fortifications.
- Sire, elle est splendide et offre un aspect que je n'avais vu nulle part ailleurs.
- Tous ces palais et ces pagodes que vous voyez d'ici ont été construits dans une année, depuis mon retour de Siam; dans une autre année tout sera achevé, et il n'y aura plus alors que des briques. Jadis, le Cambodge s'étendait très-loin, mais les Annamites nous ont enlevé beaucoup de provinces.
- Sire, le moment est peut-être arrivé pour vous de les reprendre. Les Français les attaquent d'un côté, attaquez-les de l'autre.
Sa Majesté ne répondit pas mais elle me tendit un cigare en me demandant mon âge.
Je venais de me faire apporter une jolie petite carabine Minié que les officiers du roi étaient venus examiner dans la matinée; je la lui présentai en le priant de bien vouloir l'accepter si elle lui plaisait.
Il me dit de la charger. Je levai la bascule et poussai une cartouche dans le canon. « C'est fait, Sire.
- Comment donc ? ce n'est pas possible; tirez alors. »
Il choisit lui-même pour but un poteau assez éloigné et m'indiqua l'endroit où je devais frapper; je tirai,et aussitôt Sa Majesté et ses pages coururent s'assurer que le coup avait porté juste.
« Quand pensez-vous quitter Udong ?
- Sire, mon désir est de partir après-demain pour Pinhalu et les provinces d'au delà.
- Si vous pouviez rester un jour de plus, vous me feriez plaisir; demain vous dînerez chez moi,le jour suivant je vous conduirai voir la ville du premier roi,et le soir je ferai jouer la comédie. »
La comédie ! pensai-je,cela doit être Curieux; et pour la comédie je restai. Après avoir remercié le roi de ses faveurs et de ses bontés pour moi, nous nous séparâmes avec une poignée de main. Évidemment, j'étais en grande faveur. Le lendemain matin, des pages vinrent m'offrir, de la part du roi, des chevaux pour me promener; mais la chaleur était accablante. Vers quatre heures, le roi m'envoya un cheval pour me rendre au palais. J'étais en habit, pantalon et gilet de toile d'une blancheur éclatante; un casque de liège à la façon des anciens Romains et recouvert de mousseline blanche (Coiffure excessivement légère, fraîche, commode et abritant bien du soleil le cou et la face. Je la recommande fort aux voyageurs dans ces pays.) complétait ma singulière toilette. Je fus introduit par le chambellan dans un des appartements particuliers du roi. C'était un très-joli salon, meublé à l'européenne. Sa Majesté m'attendait en fumant un bouri, assise à côté d'une table chargée de mets. Dès que j'entrai, elle se leva, me tendit la main en souriant, et me pria immédiatement de prendre place et de commencer mon repas. Je vis qu'il se proposait, selon l'usage du pays, de me faire honneur en assistant au repas sans y prendre part lui-même. Après m'avoir présenté, avec une aménité et une grâce parfaites, son frère cadet,jeune prince de quatorze à quinze ans, prosterné à côté de lui, le roi ajouta : « J'ai fait rôtir ce poulet et ce canard à la manière européenne, vous me direz s'ils sont à votre goût. » En effet, tout était excessivement bien préparé; le poisson surtout était exquis. « Good brandy ! » me dit le roi en anglais, les seuls mots de cette langue qu'il connût, en me montrant une bouteille de cognac.« Prenez et buvez. »
On me servit des gelées et des fruits confits exquis, des bananes du Cambodge et des mangues excellentes, puis le thé, que le roi prit avec moi en m'offrant un cigare de Manille. Enfin, il plaça une boite à musique sur la table et la fit jouer. Le premier air qui en sortit me fit un plaisir d'autant plus grand que je ne m'attendais pas à l'entendre dans le palais d'un roi... régnant. C'était la Marseillaise.
Le roi prit mon mouvement et mon sourire d'étonnement pour de l'admiration.
« Connaissez-vous cet air ? - Un peu, Sire. »
Puis vint un autre, non moins bien connu, l'air des Girondins : Mourir pour la patrie ! etc.
« Le connaissez-vous aussi ? » me dit-il. J'accompagnai l'air avec les paroles.
Et Votre Majesté, comment aime-t-elle cette air ?
- Un peu moins que le premier ! Les souverains de l'Europe font-ils jouer souvent ces deux airs ?
- Sire, ils les réservent, comme choses solennelles, pour les grandes circonstances seulement. »
Mon Annamite était à côté de moi et remplissait les fonctions d'interprète avec un tact parfait qui plut au roi. Le jeune prince demanda la permission de se retirer. Il salua son frère en se prosternant profondément et en élevant ses mains réunies au-dessus de la tête. Le roi lui recommanda de ne pas manquer de revenir le lendemain matin, afin de nous accompagner au palais du premier roi. Le prince passa alors dans la cour, où un page le mit à Califourchon sur une de ses épaules et l'emporta dans son palais. Le roi me fit alors admirer ses meubles d'Europe : des tables d'acajou couvertes de vases en porcelaine, des fleurs sous cylindres et d'autres ornements d'un goût vulgaire. Il me fit surtout remarquer deux vieilles glaces entourées de cadres dorés, un divan et des choses semblables.
« Je commence seulement, dit-il; dans quelques années mon palais sera beau. »
Il me conduisit ensuite dans son jardin, où, parmi de rares et curieuses plantes, s'élève un rocher artificiel en miniature. En me ramenant au salon il me fit passer devant toutes ses femmes (il y en avait au moins cent), que la curiosité avait attirées hors du sérail.
« Vous êtes le premier étranger qui soit jamais entré ici, me dit-il; au Cambodge comme à Siam, personne, sauf les gens de service, ne peut pénétrer dans les appartements particuliers du roi. »
Je le remerciai de l'honneur qu'il daignait m'accorder, et en prenant congé de lui, je le priai de me donner une lettre pour les chefs des provinces de son royaume et un ou deux éléphants pour continuer mon voyage. Il me promit d'acquiescer à ma demande. Ce jeune souverain, qui porte le titre de second roi, est l'héritier présomptif de la couronne. Son père ne doit son trône qu'au roi de Siam, qui l'a retenu longtemps captif dans ses États, et qui, pour garant de sa fidélité, a toujours gardé un ou deux de ses fils en otage. C'est ainsi que ce jeune roi a passé plusieurs années à Bangkok. Sans doute on lui apprit là l'art de régner, et on ne l'a laissé retourner dans son royaume qu'après s'être assuré qu'on aurait en lui un tributaire soumis et obéissant.
Son jeune frère vint aussi me faire une visite, mais pendant la nuit, afin que son frère et son père l'ignorassent, car il désirait avoir quelque cadeau; très-enfant pour son âge, il manifestait le désir d'avoir tout ce qui lui frappait la vue. Il est au reste doux, aimable, poli, et a l'air distingué.
Le lendemain, à dix heures du matin, le roi me manda auprès de lui. Je le trouvai dans la salle de réception, assis sur son divan et distribuant des ordres à ses pages pour régler l'ordre de marche qu'il voulait qu'on observât pour l'aller et le retour. Le roi monta dans une jolie chaise à porteurs, magnifiquement peinte et sculptée, avec de beaux pommeaux d'ivoire. Il s'y assit nonchalamment, une jambe dessus, l'autre pendante, le coude appuyé sur des coussins de maroquin. Il avait la tête et les pieds nus, les cheveux coupés à la mode siamoise, et pour vêtement un superbe langouti de soie jaune entouré d'une large ceinture de pareille étoffe, mais plus claire. Le cortége se mit en marche : quatre pages portaient le palanquin sur leurs épaules; un autre soutenait un immense parasol rouge dont le manche doré avait près de quatre mètres de long; le prince cadet portant le sabre du roi, marchait à côté de lui, et sur la même ligne.
J'étais de l'autre côté. Sa Majesté se tournait souvent de mon côté pour me faire remarquer les objets les plus frappants en traversant la rue, et pour lire aussi sur mon visage l'impression que me causait l'effet que sa présence produisait sur le peuple. À7A l'approche du cortège, toute la population accourue pour le voir se prosternait. En tête marchaient trois licteurs, l'un devant, les deux autres à quelques pas derrière, portant à deux mains des faisceaux de rotins; symboles de la puissance; derrière le palanquin, suivaient, deux à deux, les chambellans et les pages, au nombre de plus de trente, tous en langouti rouge et portant sur l'épaule des piques, des sabres et des fusils dans des étuis. Nous arrivâmes ainsi à la porte de l'enceinte du palais du premier roi. Sa Majesté mit pied à terre, et, tout en conservant le même ordre de marche, nous suivîmes une charmante avenue d'un demi-mille à peu près de largeur, plantée de jeunes arbres et entourée d'une muraille de planches.
De l'avenue, le terrain va en déclinant, couvert de pelouses et de jardins, et bordé d'une ligne d'une centaine de petits cottages aux murs d'argile et aux toits de chaume.
« Toutes ces maisons sont habitées par les femmes de mon père : il n'y a pas un seul homme, » me dit le jeune roi.
Plus loin s'étend un large bassin entouré de verdure et répandant la fraîcheur et la gaieté dans cet enclos. Sur un des côtés de ce petit lac, encadrés dans le feuillage de ses bords et réfléchis dans sa nappe d'eau, s'étendent les bâtiments royaux, les uns blanchis à la chaux, les autres construits en simples bambous.
Nous traversons quelques chambres ou ateliers où de pauvres femmes annamites filent et tissent de la soie, puis nous passons devant le trésor et les magasins du roi, et nous arrivons dans une vaste salle construite à l'entresol et qui constitue ce que l'on nomme spécialement le palais. L'intérieur ne répond certes pas à l'extérieur. Cette salle est encombrée, comme un bazar, de bocaux, de vases de fleurs artificielles recouverts de globes, de coussins de toutes les couleurs et de toutes les dimensions; sur les tables, sur les ratons, sur le plancher, on a entassé des boites, des cadres chinois, des pantoufles, et une foule d'objets et d'instruments d'Europe, de vieux divans, des glaces, des lavabos, etc., etc. Après m'avoir fait de nouveau parcourir les jardins, le jeune roi, qui devait passer la journée chez son père, me fit reconduire par un de ses chambellans.
Peu après le coucher du soleil, le peuple accourut en foule pour assister au spectacle, qui devait commencer à sept heures, au retour du roi. La multitude était si compacte, qu'il n'y avait pas dans la cour un seul pouce de terrain inoccupé, les murs mêmes étaient couverts de monde. Sans doute qu'à ces réjouissances il est permis de déroger à l'usage général et que le peuple n'est pas tenu de se prosterner, car tout le monde, à l'intérieur comme à l'extérieur du palais, était assis à l'orientale. Ce spectacle était tout simplement une pasquinade fantastique assez bien représentée et accompagnée d'une musique plus bruyante qu'harmonieuse, mais qui parut satisfaire complètement la curiosité publique. En somme, la mise en scène et les auteurs étaient fort inférieurs à ce que j'avais vu en ce genre à Bangkok.
Henri Mouhot
(suite à la prochaine livraison)