LE TOUR DU MONDE - Volume 08 -1863-2nd semestre - Pages 219-352
VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS
1858-1861
XIX
Ruines de la province d'Ongkor. – Mont Ba-Khêng.
À deux milles et demi au nord d'Ongkor-Wat, sur le chemin même qui conduit à la ville, un temple a été élevé au sommet du mont Ba-Khêng, qui a cent mètres à peu près de hauteur.
Au pied du mont, au milieu des arbres, s'élèvent deux magnifiques lions de deux mètres vingt centimètres de haut, ne formant qu'un avec les piédestaux.
Des escaliers en partie détruits conduisent au sommet du mont, d'où l'on jouit d'une vue si étendue et si belle, que l'on n'est pas surpris que ce peuple qui a montré tant de goût dans la disposition de ses magnifiques édifices, dont nous cherchons à donner une idée, ait couronné cette cime d'un splendide monument.
D'un côté, l'œil après avoir plongé sur la plaine boisée et contemplé le pyramidal temple d'Ongkor et sa riche colonnade, autour desquels ondule le feuillage des cocotiers et des palmiers, va se perdre à l'horizon sur les eaux du grand lac, après s'être arrêté encore un moment sur une nouvelle ceinture de forêts et sur le petit mont dénudé nommé Crôme qui est au delà de la nouvelle ville.
Du côté opposé se déroule la longue chaîne de montagnes qui a fourni, dit-on, les riches carrières d'où l'on a extrait tant de beaux blocs de grès; puis, un peu plus à l'ouest et toujours au milieu d'épaisses forêts qui en dérobent une partie, un joli petit lac apparaît comme un ruban d'azur étendu sur un tapis de verdure.
Cette belle nature e`st aussi muette et déserte aujourd'hui qu'elle devait être vivante et animée autrefois; le cri des animaux sauvages et le chant d'un petit nombre d'oiseaux troublent presque seuls ces profondes solitudes. Triste fragilité des choses humaines ! Que de siècles et de milliers de générations ont passé là, dont rien probablement ne nous dira jamais l'histoire; que de richesses et de trésors d'art demeureront à jamais enfouis sous ces ruines; que d'hommes illustres, artistes, souverains, guerriers, dont les noms dignes de passer à l'immortalité ne sortiront jamais de l'épaisse couche de poussière qui recouvre leurs tombeaux !
Tout le sommet du mont est couvert d'une croûte de calcaire qui a été taillé de manière à offrir une vaste surface plane. À des espaces réglés, se trouvent quatre rangs de trous carrés assez profonds et en face les uns des autres; dans quelques-uns sont encore debout des colonnes carrées également, qui devaient supporter deux toits, et former une galerie qui conduisait de l'escalier à l'édifice principal et dont deux bras transversaux reliaient également quatre tours avancées. Ces dernières sont construites, partie en briques, partie en grès. À en juger par le travail des détails, et surtout par l'état de vétusté de la pierre qui se réduit en poussière sous les doigts en maints endroits à l'extérieur, cet édifice aurait une origine de beaucoup antérieure à celle de quelques autres monuments; l'art était alors dans son enfance comme la science; les difficultés étaient surmontées, mais on voit que ce n'était pas sans de grands efforts de travail et d'intelligence. Le goût était déjà grand et beau, mais le génie, la volonté et la force faisaient un peu défaut; en un mot, le temple du mont Ba-Khêng paraît avoir été un des préludes de cette civilisation comme Ongkor-Wat en aurait été plus tard le couronnement.
À six ou sept kilomètres au nord-ouest du temple, gisent les ruines d'Ongkor-Thôm, l'ancienne capitale. Un bout de chaussée, en partie détruite, cachée sous un épais lit de sable et de poussière et traversant un large fossé bordé de débris de pierres, de blocs, de colonnes, de lions et d'éléphants, conduit à la porte de la ville, qui a la forme et les proportions d'un arc de triomphe.
Ce monument, assez bien conservé, est composé d'une tour centrale haute de dix-huit mètres, entourée de quatre tourelles et flanqué de deux autres tours avec galeries se reliant ensemble.
Au sommet se trouvent placées quatre énormes têtes dans le goût égyptien.
Tout le reste est chargé de sculptures. Le pied de la grande tour est percé d'une voûte qui permet le passage aux chars et de chaque côté de laquelle on a ménagé dans les murs deux ouvertures pour les portes et les escaliers qui ont communiquer les tours entre elles et avec les murailles. L'édifice tout entier est construit en pierre de grès. La grande muraille d'enceinte est formée de blocs de concrétions ferrugineuses, et s'étend à droite et à gauche de la porte.
Cette muraille a de développement près de vingt quatre milles; sa largeur est de trois mètres quatre-vingt. centimètres. Haute de sept mètres, elle sert d'appui à un glacis qui partant presque du sommet, s'étend sur une distance de quinze mètres de sa base.
Aux quatre points cardinaux se trouvent des portes pareilles; le côté de l'est en compte deux.
Dans cette vaste enceinte, aujourd'hui couverte de tous côtés d'une forêt presque impénétrable, on découvre à chaque pas des édifices plus ou moins ruinés, mais qui tous témoignent de l'ancienne splendeur de cette ville.
En quelques endroits effondrés par les pluies ou creusés par les mineurs qui recherchent sans doute des trésors enfouis sous ces décombres, on voit sous une épaisse couche d'humus, des lits épais d'un mètre et formés de porcelaine et de poterie.
Trois murs d'enceinte assez éloignés les uns des autres et bordés chacun d'un fossé, entourent ce qui reste du palais des anciens rois.
Dans la première enceinte sont deux tours reliées par des galeries, et qui forment de quatre côtés comme un arc de triomphe. Les murs sont bâtis en concrétions ferrugineuses dont chaque gros bloc forme sur sa longueur l'épaisseur du mur; les tours et les galeries sont en grès comme dans les édifices précédents.
À une centaine de mètres de l'angle du carré qui se trouve formé du côté nord par le mur d'enceinte se trouve un singulier édifice consistant en deux hautes terrasses carrées avec angles rentrants, et reliées au mur d'enceinte par une autre muraille; le tout ruiné à demi.
Dans une cavité creusée récemment par des mineurs sont de gros blocs travaillés et sculptés qui remplissent l'intérieur et paraissent provenir de la partie supérieure qui se serait écroulée.
Les murs, encore intacts, sont couverts sur toutes leurs parois de bas-reliefs, formant quatre séries superposées et dont chacune représente un roi assis à l'orientale, les mains reposant sur la moitié d'un poignard, et ayant à ses côtés une cour de femmes. Toutes ces figures sont chargées d'ornements, tels que pendants d'oreilles excessivement longs, colliers et bracelets. Elles n'ont pour costume qu'un léger langouti, et toutes ont la tête surmontée d'une coiffure terminée en pointe que l'on dirait composée de pierreries, de perles et d'ornements d'or et d'argent. Les bas-reliefs d'un autre côté représentent des combats; on y remarque des enfants portant la chevelure longue, nouée en torchon, ainsi que l'étroit langouti des sauvages de l'est.
Toutes ces figures le cèdent cependant en beauté à la statue dite du roi lépreux, dont la tête, type admirable de noblesse, de régularité, aux traits fins, doux et au port altier, a dû être l'œuvre du plus habile des sculpteurs d'une époque qui en comptait un grand nombre doués d'un rare talent. Une moustache fine recouvre la lèvre supérieure, et une longue chevelure bouclée retombe sur les épaules; mais tout le corps est nu et n'est recouvert d'aucun ornement.
Un pied et une main ont été brisés.
Le type de cette statue est essentiellement celui des Arians de l'Inde antique; cette circonstance, jointe au caractère d'une portion du moins des bas-reliefs des temples et des palais d'Ongkor, et qui semblent inspirés de la mythologie et des combats chantés dans le Ramayâna, nous reporte à la plus haute civilisation de l'Inde; à l'époque qui a précédé la scission de ses croyances et les luttes de dix siècles entre le brahmanisme et le bouddhisme. Toujours est-il que la tradition locale confond l'original de cette statue avec le fondateur d'Ongkor. Cette ville garde encore, dans son voisinage, de la supériorité de ses premiers architectes sur tous ceux de l'Indo-Chine moderne, un témoignage non moins irrécusable que ses temples et que ses palais. C'est un pont de très-ancienne date, en assez bon état de conservation sauf le parapet et une partie du tablier qui ne présentent plus aux yeux qu'un amas de ruines en désordre. Les piles, les arches et les voûtes qui les forment, construites dans le même système que les toits en voûte des temples, restent encore debout. Les piles sont formées de blocs de grès, les uns longs, les autres carrés posés en assises irrégulières; on en voit quelques-uns qui sont sculptés et qui, s'ils n'ont pas été pris à d'autres monuments, devaient être des rebus rejetés à cause de quelques défauts, car ils sont souvent posés à contre-sens.
Ce pont, avec ses quatorze arches étroites, peut avoir quarante-deux à quarante-trois mètres de long et quatre à cinq mètres de large.
La rivière, au lieu de passer sous les arches, coule maintenant à côté; son lit ayant été modifié depuis la construction du pont par les sables qu'elle charrie, et qui se sont accumulés au pied des arches et autour des pierres éboulées, de manière à cacher la moitié des premières.
Sous le pont même, il y a très-peu de sable.
Il devait servir à faire communiquer la cité d'Ongkor la grande avec la haute et large chaussée qui, coupant la province de l'ouest à l'est sur un espace d'une trentaine de milles, se dirige ensuite vers le sud.
Presque chaque ruine, sur ce sol bouleversé, est riche en inscriptions gravées en divers caractères dont les uns sont employés assez généralement et les autres fort rarement. Les caractères les plus usités parmi les Cambodgiens sont ceux de l'alphabet pali; mais personne , à Siam ou au Cambodge, n'a encore pu traduire ces inscriptions, quoiqu'on puisse les distinguer facilement. Les naturels prétendent qu'il y a une clef à trouver pour déchiffrer ces caractères; mais ils ne l'ont pas encore découverte. Ils montrent une pierre qu'ils prétendent communiquer sous terre jusqu'à la mer; ils affirment que, lorsque les vagues sont hautes, la pierre remue; leurs connaissances géologiques ne sont pas assez avancées pour qu'ils puissent expliquer ce fait. À trois jours de distance de Ongkor, on voit, suivant les récits des indigènes, les ruines de trois cités à côté d'un vaste sanctuaire, et de tous les côtés il existe des vestiges d'édifices qui prouvent que cette contrée, aujourd'hui déserte, a été autrefois très-peuplée et très-florissante. Il y a peu de nations qui présentent un contraste aussi étonnant que le Cambodge, entre la grandeur de leur passé, arrivée au point le plus culminant, et l'abjection de la barbarie actuelle. On n'en rencontrerait aujourd'hui aucune autre aussi complètement privée de souvenirs, de traditions, de documents quelconques sur son histoire. À part les récits fabuleux des historiens chinois et quelques légendes plus probablement composées par les prêtres qui dominent les esprits de ce peuple superstitieux, que transmises de génération eu génération, le monde ne possède aucune relation sur ce pays autrefois si puissant, aujourd'hui si dégradé.
Le roi actuel du Cambodge, a prétendu avoir trouvé des documents assez positifs pour pouvoir établir l'histoire d'Ongkor jusqu'à une époque qui précède l'ère chrétienne; il y a quelques années, en interdisant la monnaie sphérique pour la remplacer par une monnaie plate, il saisit l'occasion de perpétuer le souvenir d'Ongkor-Wat et de sa grandeur, en faisant représenter une vue de l'édifice sur la monnaie. Le souverain régnant de Siam, qui a été pendant plusieurs années chef d'un temple, et qui porte un grand intérêt à cette question, soit à cause des associations d'idées de son ancienne profession, soit parce que le fondateur de sa dynastie était originaire de Cambodge, assure que toute l'histoire de l'Inde au delà du Gange, remontant à plus de quatre cents ans, est indigne de foi et remplie de fables ridicules. Dans un des livres canoniques bouddhistes, le Cambodge, cité comme la seizième des seize nations les plus puissantes de la terre, est signalé comme un pays où les idées libérales ont un grand essor, car on n'y connaît ni aristocratie ni servitude héréditaire. Suivant le même document, ce serait au troisième siècle de l'ère chrétienne qu'aurait vécu le fondateur d'Ongkor-Wat. Il s'appelait Bua-Sivisithiwong; le premier, il a fait venir des prêtres bouddhistes du Ceylan dans son pays, importation qui s'est souvent renouvelée depuis. Ces exilés volontaires apportèrent avec eux leurs travaux dogmatiques, et, dans le but de préserver ces documents sacrés, le roi fit construire tout exprès un monument de pierre où l'on prétend qu'ils sont restés intacts. Ces livres étaient faits avec les matériaux ordinaires à cette époque, des feuilles de palmiers. « Et vous pensez qu'ils dureraient encore ? »
Telle a été l'observation du roi actuel, lorsqu'on lui a rapporté cette circonstance. Cette réponse indique le doute : elle est, jusqu'à plus ample informé, le dernier mot de la science sur le sujet en question. Voici maintenant la légende :
Bua-Sivisithiwong était, nous pouvons dire heureusement, un lépreux, et c'est pour obtenir des dieux la santé, qu'il fit bâtir ce temple. Cette œuvre achevée, le roi n'étant pas guéri, perdit confiance dans ses divinités et recourut aux soins des simples mortels. Il fit donc une proclamation et offrit une grande récompense a celui qui pourrait le guérir. Ce qui eut lieu à cette époque est laissé aux conjectures de chacun; mais s'il ne s'est pas alois trouvé plus qu'aujourd'hui au Cambodge et à Siam d'hommes capables de guérir cette maladie, nous ne nous en étonnerons pas. Seul, un brahmane illustre, djogui ou fakir, osa entreprendre cette cure. Il croyait fermement aux effets de l'hydropathie, mais il préférait que le liquide fût en état d'ébullition et proposa à son client royal de le tremper dans un bain d'eau-forte, liquide assez corrosif. Le roi hésitant naturellement devant un pareil procédé, exprima le désir de voir d'abord faire l'expérience sur un tiers; mais personne ne se présenta pour la subir, et le fakir proposa de la tenter sur un criminel. Le roi, qui au fond était jaloux du pouvoir surnaturel du brahmane, lui demanda s'il voulait essayer sur lui-même. « Je le veux bien, répliqua le fakir, si Votre Majesté veut me promettre solennellement de jeter sur moi une certaine poudre que je vais vous laisser. » Le roi promit et le malheureux médecin, trop crédule, entra dans la chaudière bouillante. Le roi lépreux la fit enlever et jeter avec celui qu'elle contenait dans le fleuve.
C'est, dit-on, cette trahison qui a amené sur cette ville la décadence et la ruine.
D'après une autre légende d'égale valeur, sur l'emplacement du lac Tonli-Sap, s'étendait autrefois une plaine fertile, au milieu de laquelle florissait une superbe cité. Un roi, pour s'amuser, élevait de petites mouches, tandis que l'instituteur des jeunes princes, ses fils, élevait lui-même des araignées. Il arriva qu'une des araignées mangea les mouches du roi, qui entra dans une grande colère et fit mettre le précepteur à mort. Ce dernier s'envola dans les ails, maudissant le roi et sa ville. À l'instant la plaine fut submergée par le lac. La tradition ajoute que la statue de jaspe de Bouddha, qui est la gloire du temple, dans le palais du roi, à Bangkok, fut retrouvée, flottant, à la surface du lac, entourée de lotus et portée par un yak ou boeuf thibétain.
Elle fut retirée de l'eau par les Siamois à Chieng-Rai, ville située au nord de Laos, et on construisit pour elle une pagode, autour de laquelle s'éleva plus tard la capitale actuelle du royaume de Siam.
Voilà les récits qu'inspire à la Clio de l'Indo-Chine l'aspect de monuments plus grandioses que ceux de Ninive et de Persépolis !
À cette pensée amère, à cette preuve ironique du néant des grandeurs humaines, que de fois me suis-je senti comme étreint par les rameaux de l'épaisse forêt qui encombre, presse, ensevelit les palais et les temples d'Ongkor, et quand le déclin du jour me surprenait au milieu de mes études et de mes réflexions, j'était entraîné, comme un de mes devanciers en ce lieu à comparer « les teintes que la nuit efface dans le paysage, à celles de la vie des peuples quand la gloire et l'espérance cessent de lui prêter la magie de leurs couleurs. (*).
(*). Voyage dans l'Indo-Chine, par M. C. E. Bouillevaux, ancien missionnaire apostolique. Paris, 1858.
XX
Quelques remarques sur les ruines d'Ongkor et sur l'ancien peuple du Cambodge.
La connaissance du sanscrit, celle du pali et de quelques langues modernes de l'Indoustan et de l'Indo-Chine, ainsi qu'une étude des inscriptions et bas-reliefs d'Ongkor, comparés avec un grand nombre d'épisodes des antiques poèmes héroïques de l'Inde, pourraient seules aider à trouver l'origine de l'ancien peuple du Cambodge, qui a laissé, d'une civilisation avancée, les imposants vestiges que nous venons d'admirer, et celle du peuple supposé conquérant qui, en lui succédant, parait n'avoir su que détruire sans jamais rien édifier.
Jusqu'à ce que quelques savants en archéologie se vouent à cette couvre, il est probable que l'on n'établira que des systèmes contradictoires, et croulant les uns sous les autres.
Si donc, ne pouvant faire mieux pour le moment que des suppositions, nous nous permettons ici d'émettre notre avis, c'est humblement et avec toute réserve.
Ongkor a été le centre, la capitale d'un État riche, puissant et civilisé, et nous ne craignons pas d'être contredit par aucun de ceux qui auront étudié ses grands monuments dans nos imparfaites esquisses.
Or, tout Etat puissant et riche suppose nécessairement une production relativement grande et un commerce étendu. Tout cela pouvait-il réellement exister autrefois au Cambodge ?
À cette première question, nous pouvons répondre avec assurance : Oui ! et tout cela existerait probablement encore, si le pays était gouverné par des lois sages, si le travail et l'agriculture y étaient encouragés, honorés, au lieu d'y être méprisés et le peuple pressuré, si le gouvernement n'y exerçait pas un despotisme aussi absolu; et surtout si, sur ce sol fécond, ne prévalait pas ce malheureux état d'esclavage qui y arrête tout développement, qui place l'homme au niveau de la brute, et qui l'empêche de produire au delà de ses besoins, car plus il produit, plus il doit payer d'impôts ! (Ceci soit dit pour le Cambodge comme pour le Siam, car le premier est tributaire du second.)
La terre, dans la plupart de ses provinces anciennes ou actuelles, y est d'une fertilité surprenante; le riz de la province de Battambâng est d'une qualité supérieure à celui de la basse Cochinchine; les forêts recèlent partout des gommes précieuses, telles que lagomme-gutte, la gomme-laque, la cardamome et beaucoup d'autres, ainsi que des résines utiles. Ces mêmes forêts produisent des bois de tabletterie et de construction incomparables. Les fruits et les légumes de toute espèce y abondent, et le gibier y est en profusion. Enfin, le grand lac à lui seul est une source de richesse pour une nation entière; il est si rempli de poissons qu'à l'époque des eaux basses on les écrase sous les embarcations; le jeu des avirons est souvent gêné par leur nombre, et les pêches qu'y viennent faire tous les ans une foule d'entrepreneurs cochinchinois sont littéralement des pèches miraculeuses.
La rivière de Battambâng ne fourmille pas moins d'êtres animés, et j'y ai vu prendre jusqu'à deux mille individus de diverses espèces d'un coup de filet.
Il ne faut pas omettre non plus les nombreuses cultures qui feraient la richesse d'une nation, et qui réussiraient ici au delà des meilleures espérances. Avant toute autre, et celle qui aurait le plus de chance de succès, sous le double rapport de sa culture et de son placement, ce serait, comme je l'ai déjà dit, celle du colon; nous rangerons immédiatement après le caféier, le mûrier, le muscadier, le giroflier, l'indigo, le gingembre et le tabac; toutes ces plantes, sur ce sol négligé, donnent déjà des produits reconnus d'une qualité supérieure. À l'heure qu'il est, on y plante suffisamment de coton pour en fournir toute la basse Cochinchine et en exporter même en Chine. La récolte de la seule petite île de Ko-Sutim, située dans le Mékong, s'élève à la charge de cent navires pour la part fournie par les planteurs fermiers du roi de Cambodge. Que rte ferait-on pas, si ces colonies appartenaient à un pays comme l'Angleterre, par exemple, gouvernées comme le sont les colonies de cette grande nation?
Battambâng et Korat sont renommés pour leur langoutis de soie aux couleurs vives et variées, et dont la teinture est tirée des arbres du pays, comme la matière première est récoltée et tissée sur place.
Un coup d'oeil sur la carte du Cambodge suffit pour faire voir qu'il communique avec la mer par les nombreuses embouchures du Mé-Kong et les innombrables canaux de la basse Cochinchine, qui lui était autrefois soumise; avec le Laos et la Chine par le grand fleuve. (*)
(*Au moment de mettre sous presse, le courrier de Saïgon nous apporte les nouvelles suivantes, datées de septembre 1863, et qui, confirmant la justesse de vue de feu Henri Mouhot, réalisent une partie de ses prévisions et de ses espérances :
.... L'amiral la Grandière , qui n'a cessé de montrer, depuis sa prise de possession du gouvernement de la Cochinchine, une activité qui s'étend sur tous les intérêts, vient de se rendre auprès du roi de Cambodge. Nous avions déjà quelques rapports avec ce souverain, ennemi déclaré de Tu-Duc, mais qui, tout en applaudissant aux échecs que nous infligions à celui-ci, paraissait éprouver pour nous plus d'effroi que de sympathie. Il s'agissait de dissiper cette méfiance et de lui prouver que nous sommes venus en Asie, non pour nous imposer par la violence, mais pour établir entre ces contrées lointaines et l'Occident des relations avantageuses aux uns et aux autres.
« Le voyage de l'amiral a amené le plus beau résultat que nous pussions souhaiter : un traité qui nous donne le protectorat du royaume de Cambodge. Le vertu de ce traité, nous sommes dès maintenant en possession du droit de commercer dans cette vaste et riche contrée. Nous sommes autorisés à y exploiter gratuite les immenses forêts, si c'est pour le service du gouvernement français, et, moyennant une redevance insignifiante, si c'est pour le commerce privé. Nous instituons à Oudong un résident français. Ces fonctions sont confiées à un de nos compatriotes les plus au courant des moeurs de ces pays, un chirurgien de marine, qui exercera une double influence et par l'application de sa science chirurgicale et par ses relations diplomatiques. Une circonstance qu'il est bon de rappeler, c'est que le Cambodge est la seule contrée de l'extrême orient où le christianisme ait toujours été toléré. L'évêque de ce vaste diocèse, Mgr. Miche, assure qu'il n'a jamais eu à se plaindre de la conduite des mandarins, chefs de canton.
« Le roi, moins réservé pour le représentant de la France que S. M. Tu-Duc, a reçu plusieurs fois l'amiral et s'est entretenu à diverses reprises avec lui en termes qui témoigneraient de plus de sincérité que nous n'en rencontrons chez son voisin.
« Ce souverain est installé et logé d'une manière qui rappelle assez exactement celle des grands rois nègres. Il n'a pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans, offre le type de la race jaune, avec une expression de vive intelligence.
« Le groupe de maisons qui composent sa résidence, je n'ose dire son palais, est bâti sur pilotis, usage général clans le Cambodge. Le toit est couvert en piaille, sauf quelques annexes couvertes d'ardoises, par un luxe royal ici. Ce monarque a plus de femmes que d'années; il n'en a pas moins de quarante, mais il n'a qu'un petit nombre d'enfants.
« La polygamie, dont le prince n'est pas le seul à user, est une des causes principales et fatales du chiffre restreint de la population, sur un territoire aussi étendu et aussi favorisé par la nature.
« Un navire de guerre français surveille la capitale et les États du Cambodge.
L'amiral la Grandière a visité avec un extrême intérêt et aussi en détail que possible les mines de la province Ongkor. Elles sont au-dessus de l'idée que l'on avait pu s'en faire, et de beaucoup supérieures à tout ce qu'on peut voir en Europe. Elles se trouvent à quinze milles du grand lac Tonli, au milieu d'une forêt dont les arbres se font remarquer par leur élévation et par la régularité merveilleuse de leurs tiges. Le gisement en exploitation, irrégulier d'ailleurs, a neuf lieues de tour. Ces mines appartiennent au royaume de Siam, dont nous sommes devenus les voisins depuis notre installation dans la basse Cochinchine. »).
Toutes ces choses établies, de quel côté est venu le peuple primitif de ce pays ?
Est-ce de l'Inde, ce berceau de la civilisation, ou de la Chine ?
La langue du Cambodgien actuel ne diffère pas de celle du Cambodgien d'autrefois ou Khmerdom, comme on désigne dans le pays le peuple qui vit retiré au pied des montagnes et sur les plateaux; et cette langue diffère trop de celle du céleste empire pour qu'on puisse s'arrêter à la dernière supposition.
On ne peut pas même admettre que le même flot qui porta une population à la Chine se soit étendu jusqu'ici. Mais que ce peuple primitif soit venu du nord ou de l'occident, par mer en suivant les côtes et en remontant les fleuves, ou par terre en descendant ces derniers, il semble qu'il y a dû avoir, bien avant notre ère, d'autres courants successifs, et entre autres ceux qui ont introduit, dans le grand royaume de Khmer, le bouddhisme, et qui y ont continué avec succès la propagande civilisatrice. Il semblerait qu'ensuite un nouveau courant aurait amené un peuple barbare, comme dans les derniers siècles sont venus les Siamois, lequel aurait refoulé bien avant dans l'intérieur les premiers occupants, et se serait acharné sur la plupart de leurs monuments.
En tous cas, nous croyons que l'on peut sans exagération évaluer à plus de deux mille ans l'âge des plus vieux édifices d'Ongkor la grande, et à peu près à deux mille, celui des plus récents.
L'état de vétusté et de dégradation de plusieurs d'entre eux ferait plutôt supposer plus que moins, si, pour le plus grand nombre, qui paraissent être des temples, mais qui n'en étaient peut-être pas, on était conduit à les supposer un peu postérieurs à l'époque de la séparation qui s'opéra dans les grands cultes de l'Inde, plusieurs siècles avant notre ère, et qui força à l'expatriation des milliers, des millions peut-être d'individus. Tout ce que l'on peut dire du peuple actuel de la plaine du Cambodge, peuple cultivateur, qui montre encore un certain goût pour les arts dans les ornements de sculpture dont il orne les barques des riches et des puissants, c'est que, tant au physique qu'au moral, il n'a rien de caractéristique qu'un orgueil démesuré.
Il n'en est pas de même des sauvages de l'est que les Cambodgiens appellent encore leurs frères aînés; nous avons séjourné parmi eux pendant près de quatre mois, il nous semblait avoir passé dans un pays comparativement civilisé. Une grande douceur, une certaine politesse, des convenances et même un goût de sociabilité, toutes choses qui pourraient bien être les germes perpétués d'une civilisation éteinte, nous ont frappé dans ces pauvres enfants de la nature perdus depuis des siècles au milieu de leurs profondes forêts qu'ils croient être la plus grande partie du monde, et qu'ils chérissent au point que rien ne peut les en détacher.
En visitant les ruines d'Ongkor, nous avons été singulièrement étonné de retrouver dans la plupart des bas-reliefs de ses monuments des traits frappants de ressemblance avec le type du Cambodgien et celui du sauvage. Régularité du visage, longue barbe, étroit langouti, et, au sortir da Cambodge, chose caractéristique, à peu près mêmes armes et mêmes instruments de musique.
Doués d'une oreille excessivement délicate et d'un goût extraordinaire pour la mélodie, ce sont les tribus des montagnes qui confectionnent les tam-tams de forme très-prisés des peuples voisins, et qui ont une grande valeur. Ils marient, en les variant, les sons et de plusieurs de ces instruments à celui d'une grosse caisse, et obtiennent une musique assez harmonieuse.
Leur usage est encore d'enterrer et non de brûler les morts et l'on voit à Ongkor Thûm des pierres telles que celles dont nous avons parlé, en mentionnant les esplanades qui se trouvent dans l'enceinte de la grande ville et qui ont l'air de mausolées. L'écriture leur est inconnue; ils mènent par nécessité une vie un peu nomade, et toute tradition sur leur antiquité s'est éteinte depuis longtemps. Les seuls renseignements que nous avons pu tirer des vieux chefs des Stiêngs, c'est que, bien au delà de la chaîne de montagnes qui traverse leur pays du nord au sud, se trouvent aussi des gens du haut (tel est le nom qu'ils se donnent, celui de sauvages les blesse fort), parmi lesquels ils ont beaucoup de parents, et ils citent même des noms de villages ou de bourgades situés jusque dans les provinces, occupées actuellement par les envahisseurs annamites. Au retour de mon excursion chez les sauvages stiêngs je rencontrai, à Pinhalû, M. C. Fontaine, ancien missionnaire en Cochinchine, et qui a visité un grand nombre de tribus sauvages, durant vingt années de missions. Je lui dois les remarques suivantes sur les dialectes d'un grand nombre de peuplades échelonnées dans le bassin du Mékong, entre la Cochinchine et le Cambodge au sud, le Tonquin et le Laos au nord; je rapporte textuellement ses paroles :
« La plupart de ces dialectes, surtout ceux des Giraïes, des Redais, des Candiaux et des Penongs, ont entre eux des rapports si frappants, qu'on ne peut les considérer que comme des rameaux d'une même souche.
« Après un séjour de plusieurs années dans ces tribus, ayant été obligé, pour cause de santé, de faire un voyage à Singapour, je fus étonné, après quelque peu d'étude du malais, d'y trouver un grand nombre de mois djiaraïes, et un plus grand nombre encore, comme les noms de nombre par exemple, qui ont dans les deux langues la plus frappante analogie.
« Je ne doute pas que ces rapports se soient trouvés plus frappants encore par quiconque ferait une étude approfondie de ces langues, dont le génie grammatical est identiquement le même.
« Enfin, une dernière observation sur la ressemblance de la langue des Chams ou Thiâmes, anciens habitants de Tsiampa, aujourd'hui province d'Annam, avec celle des tribus du nord, me porte fortement à croire que ces diverses tribus sont sorties d'une même souche. »
Les renseignements que m'ont fournis les Stiêngs s'accordent parfaitement avec les remarques de M. Fontaine. – « Les Thiâmes, nous ont-ils dit, comprennent très-bien le giaraïe; notre langue, à nous, a moins de ressemblance avec celle-là; mais les Kouïs, qui se trouvent en amont du grand fleuve, parlent absolument la même langue que nous. » - Cette opinion est aussi celle de M. Arnoux, autre missionnaire en Cochinchine, qui a résidé longtemps au milieu des tribus sauvages du Nord et qui se trouve actuellement chez les Stiêngs. Suivant ce prêtre érudit, auquel nous devons la latitude exacte de plusieurs points qui ont servi à établir notre carte, aussi bien qu'un grand nombre de renseignements topographiques sur le royaume de Cochinchine et les pays des sauvages, le siamois, le laotien et le cambodgien semblent être des langues soeurs; plus du quart des mots, surtout ceux qui expriment des choses intellectuelles, sont les mêmes pour chacune d'elles. Ajoutons, et ceci est assez caractéristique, que le mot lao signifie ancien et ancêtre. En 1670, le Cambodge s'étendait encore jusqu'au Tsiampa, mais toutes les provinces de la basse Cochinchine, qui lui appartenaient, telles que Bien-hoa, Digne-Theun, Vigne-Laon, Ann-Djiann, et Ha-Tienne; envahies et soumises successivement, sont depuis plus d'un siècle tout à fait perdues pour le Cambodge; la langue et l'ancien peuple cambodgien y ont même totalement disparu. Les deux États actuels ont leurs limites et leurs rois entièrement indépendants l'un de l'autre. Le Cambodge est bien jusqu'à un certain point tributaire de Siam, mais nullement de l'Annam; aussi nous ne pouvons comprendre qu'à notre époque, et dans les circonstances actuelles (1860), quelques journaux de France, et même des officiers de l'expédition, aient confondu ces deux pays; nous ne saurions trop relever cette erreur.
Les montagnes de Domrêe, qui s'élèvent à une assez petite distance au nord de Ongkor, sont habitées par des Khmer-Dôm, gens très-doux et inoffensifs, quoique considérés un peu comme des sauvages par leurs frères de la plaine.
Leur nom de tribu est Somrais : leur langue est celle des Cambodgiens de la plaine, mais prononcée un peu différemment. Tout autour d'eux s'étendent les provinces ci-devant cambodgiennes, aujourd'hui siamoises, de Sourène, de Samrou-Kao, de Cou-Khan, d'Ongkor-Eith ou de Korat, dans lesquelles s'est maintenue jusqu'à ce jour cette croyance que le roi ne pourrait traverser le grand lac sans être sûr de mourir dans l'année. Le souverain actuel s'étant rendu à Ongkor, lorsqu'il n'était encore que prince héréditaire, voulut voir les Somrais et les fit venir de la montagne : « Voilà mes vrais sujets et les gens d'où ma famille est sortie, » dit-il en les voyant. Il paraît qu'effectivement la dynastie actuelle du Cambodge viendrait de là, mais qu'elle n'est plus celle des anciens rois.
Selon les Cambodgiens modernes, voilà de quelle manière le bouddhisme leur serait venu : Samonakodom, sorti de Ceylan, alla au Tibet, où on l'accueillit fort bien; de là il se rendit chez les sauvages; mais ceux-ci ne voulant pas le recevoir, il passa au Cambodge, où on lui fit un très-bon accueil. Une chose digne de remarque, c'est que le nom Rome est connu de presque tous les Cambodgiens; ils le prononcent Rouma, et le placent à l'extrémité occidentale de la terre. Il existe au sein de la tribu des Giraïes deux grands chefs nominaux ou titulaires, appelés par les Annamites Hoa-Sa et Thouz-Sa, le roi du feu et le roi de l'eau. Les souverains du Cambodge, comme ceux de Cochinchine, envoient tous les quatre ou cinq ans au premier un léger tribut, hommage de respect sans doute plutôt que dédommagement pour l'ancienne puissance dont leurs ancêtres l'auraient dépouillé. Le roi du feu, qui parait être le plus important de ces deux chefs, est appelé Eni ou grand-père par les sauvages; le village qu'il habite porte le même nom. Quand ce grand-père meurt, on en nomme un autre, soit un de ses enfants, soit même quelque autre personnage étranger à la famille, car la dignité n'est pas nécessairement héréditaire; l'élu ne s'appelle plus que Eni, et tout le monde le révère.
Ce personnage doit sa puissance extraordinaire, dit M. Fontaine, à une relique nommée Beurdao, vieux sabre rouillé qui est enveloppé d'un rouleau de chiffons; il n'a pas d'autre fourreau. Ce sabre, au dire des sauvages, provient de siècles fort éloignés et renferme un Giang (esprit, génie) puissant et renommé, qui du reste doit avoir de très-bonnes facultés digestives pour consommer tous les porcs, toutes les poules et autres offrandes qu'on lui apporte de fort loin. Ce sabre est gardé dans une maison particulière, où personne ne peut aller le voir sans mourir subitement, à l'exception d'Eni,qui seul a le privilège de le regarder et de le toucher sans qu'aucun mal lui arrive. Chaque habitant du village, à tour de rôle, est tenu de faire sentinelle près de cette maison.
Eni ne fait la guerre à personne, et personne ne la lui fait, car toutes les tribus du bassin du grand fleuve, depuis les forêts de Stiêngs jusqu'aux frontières de la Chine , le respectent et le vénèrent; aussi ses gens ne portent aucune arme quand ils vont en tournée pour recueillir les offrandes dans tous les villages à la ronde. Donne qui veut : piochette, cire, serpe, langouti,les quêteurs acceptent tout.
C'est à cette ombre de souverain, spirituel plus que temporel, qu'aurait échu la succession des anciens rois de Khmer, des fondateurs d'Ongkor !!!...
En traçant à la hâte ces quelques lignes sur le Cambodge au retour d'une longue chasse, à la lueur blafarde d'une torche, entre la peau d'un singe - fraîchement écorché et une boîte d'insectes à classer et à emballer, assis sur ma natte ou ma peau de tigre, dévoré des moustiques et souvent des sangsues, un seul but, bien loin de vouloir imposer telle ou telle opinion, a été simplement de dévoiler l'existence des monuments les plus imposants, les plus grandioses et du goût le plus irréprochable que nous offre peut-être le monde ancien, d'en déblayer un peu les décombres, afin de montrer en bloc ce qu'ils sont, et de réunir tous les lambeaux de traditions que nous avons pu rassembler sur cette contrée et les petits pays voisins; espérant que ces données serviront de jalons à de nouveaux explorateurs, qui, doués de plus de talent et mieux secondés de leur gouvernement et des autorités siamoises, récolteront abondamment là où il ne nous a été donné que de défricher.
D'ailleurs, et avant tout, notre principal objet c'est l'histoire naturelle; c'est de son étude que nous nous occupons spécialement. Ces essais archéologiques, ébauchés devant la flamme du bivac, sont ce que nous appellerions volontiers nos délassements, le repos du corps après les fatigues de l'esprit; tout au plus avons-nous l'ambition de trouver grâce pour eux, si toutefois ces lignes sont appelées à voir le jour, auprès de ceux qui aiment à suivre du fond de leur cabinet, ou dans les veillées de famille, le pauvre voyageur qui, souvent dans l'unique but d'être utile à ses semblables, de découvrir un insecte, une plante, un animal inconnu, ou de vérifier un point de latitude d'une contrée éloignée, traverse les mers, sacrifie sa famille, son confort, sa santé et trop souvent sa vie.
Mais il est bien doux pour le zélateur fidèle de la bonne mère des êtres et des choses, de penser qu'il n'a pas passé en vain ici-bas, que ses travaux, ses fatigues, ses dangers porteront leur fruit et serviront à d'autres, sinon à lui-même. L'étude de la terre a ses jouissances que peuvent seuls apprécier ceux qui les ont savourées, et nous avouons sincèrement que nous n'avons jamais été plus heureux qu'au sein de cette belle et grandiose nature tropicale, au milieu de ces forêts, dont la voix des animaux sauvages et le chant des oiseaux troublent seuls le solennel silence. Ah ! dusse-je laisser ma vie dans ces solitudes, je les préfère à toutes les joies, à tous les plaisirs bruyants de ces salons du monde civilisé, où l'homme qui pense et qui sent se trouve si souvent seul.
Henri Mouhot
(suite à la prochaine livraison)