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LE TOUR DU MONDE - Nouvelle série 04 - 1898 - (Pages 409-420)

 

HUIT MOIS A TOMBOUCTOU ET DANS LA REGION NORD

PAR M. LE COMMANDANT REJOU

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I

Ce fut en 1892, que j'eus quelques renseignements sérieux sur Tombouctou. Le colonel Humbert, sous les ordres duquel je venais de prendre part, comme capitaine de tirailleurs, à la colonne qu'il commanda d'une façon si brillante contre Samory, m'avait envoyé commander le cercle de Nioro.

Là, mes fonctions multiples me mirent en rapport avec un « maître de langues » (interprète-courtier entre les négociants et les caravanes) qui avait fait dix-sept fois le voyage de Tombouctou. Il connaissait admirablement bien les pays avoisinant le Niger; quelques menus cadeaux en avaient fait mon ami.

Dans mes voyages, j'ai toujours, chaque soir, noté avec soin les incidents de la journée, et les choses curieuses apprises.

Je ne me doutais pas qu'en 1895 les renseignements notés pourraient me servir; ils étaient exacts, ce qui arrive assez rarement.

En juin 1895, je commandais la région de Bammako, attendant mon rapatriement dans trois ou quatre mois. J'estimais avoir assez couru la brousse, entre bayes et Sokolo, depuis quinze mois, pour avoir droit au repos.

Le Gouverneur civil en avait décidé autrement. Le 27 juin au soir, je recevais une dépêche m'enjoignant d'aller prendre le commandement de la région de Tombouctou, ce poste où« sa confiance m'appelait ».

Le mot « confiance » me laissa rêveur; le gouverneur civil la donnait généralement peu aux militaires.

La dépêche me priant de hâter mon départ, je me mis en route dans la nuit du 28 au 29.

Dans mes pérégrinations, mes vêtements de France étaient restés, lambeau par lambeau, accrochés aux épines des faux-gommiers; j'étais vêtu Dieu sait comment. Comme vivres je ne pouvais, à l'époque, avoir que ceux de l'administration, auxquels je joignis trois boîtes de graisse dont voulurent bien se dépouiller pour moi les charmants camarades que j'avais le regret de laisser à Bammako. Mon bagage était mince; et, si les six porteurs que m'alloua l'administration ne s'en plaignirent pas, mon estomac en souffrit souvent. L'hivernage avait commencé, les tornades alternaient avec le soleil, nous étions dans la saison ont l'on ne se déplace pas au Soudan.

Je ne décrirai pas ce long voyage sur l'eau et sous la pluie, au cours duquel j'échappai trois fois, grâce à mon étoile, à la noyade, aux lances des Peulhs et à la fureur des hippopotames. Les dangers courus sont aujourd'hui de bons souvenirs.

Nous savions tous, au Soudan, qu'à Tombouctou la situation n'était pas brillante.

Le désastre de Tacoubao (15 janvier 1Hllf) avait affolé l'opinion publique en France, et le gouverneur, par ordre sans doute, avait imposé à l'officier supérieur que j'allais remplacer une politique d'inaction, contraire aux intérêts français, dans ce pays où notre prestige fait les deux tiers de notre force.

Quelques mois encore de cette politique néfaste, Tombouctou nous échappait ; et nous aurions été rejetés dans le Niger, peut-être par nos tirailleurs. En mai et juin, les Touaregs venaient assassiner et piller sous les murs de la ville; nos escortes étaient impuissantes à protéger la route de Rabara, et, la rage au coeur, par ordre, nous restions l'arme au bras.

Qu'il me soit permis d'ouvrir une parenthèse à propos de Tacoubao :

Ce fut glorieusement que tous y succombèrent; et, quoi qu'on en ait dit, la mémoire du colonel Bonnier doit rester sans reproche.

A Tombouctou, j'ai lu tous les rapports, je n'ai négligé aucun des renseignements que m'ont donnés ceux qui avaient vu.

Cheiboun (Sobo), le chef actuel des Touaregs-Tenguéréguiffs, qui commandait un des groupes d'attaque à Tacoubao, et qui reçut une blessure dont il souffre encore, a raconté :

« Nous étions partagés en trois colonnes et errions dans le lieu dit Tacoubao, à la recherche de la colonne française que nous savions en route. Le hennissement de nos chevaux, qui sentirent le campement, nous dévoila sa proximité.

L'attaque eut lieu aussitôt. Avant d'arriver au gros de la colonne française, nous eûmes trois blancs, trois bellahs et trois captifs tués. Notre attaque brusque avait mis le désordre dans votre troupe ; vos tirailleurs se tuaient entre eux dans l'obscurité. Quelques officiers groupés autour du chef se défendirent jusqu'à la mort et nous firent beaucoup de mal. ». La petite colonne Bonnier fut noyée dans le flot des assaillants, et l'attaque, suivant la tactique touareg, fut tellement impétueuse qu'avant que le gros formé en carré eût eu le temps de prendre les armes et de se reconnaître, l'ennemi était sur lui. Le colonel Bonnier s'était parfaitement gardé par une ligne de sentinelles doubles et de petits postes ; il n'y a pas eu de surprise.

Bonnier se gardait comme on se garde en Europe, comme , avec les colonels Archinard et Humbert, nous nous sommes toujours gardés au Soudan. Bonnier ne pouvait deviner la tactique, toute nouvelle pour tous, des Touaregs, qui fondent sur l'ennemi comme une troupe de taureaux qui voit du rouge.

Son malheur nous a servi, à nous ses successeurs. Si maintes fois nous n'avons pas été enlevés comme il le fut, c'est qu'à la furie de l'attaque nous opposons aujourd'hui une épaisse haie d'arbustes épineux contre laquelle vient se briser l'élan de l'assaillant, et qui donne à tous le temps de se reconnaître.

Marseille, et c'est un grand honneur pour cette cité, a fait pour nos glorieux morts de Tacoubao ce qu'aurait du faire le gouvernement français, trompé par des rapports erronés. Ils en étaient dignes, car tous moururent, sans peur et sans reproche, pour la France.

Le 26 juillet, j'arrivai à Tombouctou. En passant à Saraféré et El-Ouadji, j'avais eu un aperçu de la situation de la région Nord. Des mutineries de tirailleurs s'étaient produites dans ces deux postes; à Tombouctou, disait-on, tout allait au plus mal. Au Soudan, il faut être pessimiste à rebours. Le soleil surchauffe les cervelles, aiguise les langues et rend souvent injuste pour autrui.

C'est la « soudanite », maladie toute locale, se manifestant sous des formes diverses. Personne n'y échappe, peu ou prou.

Il y avait bien de « la soudanite » dans tout ce qu'on m'avait raconté, mais pas trop, cependant. Dans la région Nord, l'insécurité régnait partout. Les Kellantassars, enhardis par notre inaction, qu'ils prenaient pour de la lâcheté, venaient nous braver jusqu'à Tombouctou. Les marabouts travaillaient sourdement les tirailleurs, dont beaucoup n'étaient plus sûrs. On avait vu, fait inouï dans nos annales militaires du Soudan, une compagnie entière de tirailleurs refuser d'obéir. Il fallait exécuter passivement les ordres du gouverneur et, partant, risquer de perdre notre conquête, ou aller contre ses ordres et la conserver.

Je pris le dernier parti.

D'août en novembre, je fis faire une série d'opérations qui, grâce au concours et à la bravoure de tous, officiers, spahis et tirailleurs, se terminèrent en décembre par l'occupation de Scampi et la soumission des Touaregs dissidents.

Le Soudan eut la bonne fortune, pendant ce temps, de voir le gouverneur civil remplacé par un homme de haute valeur, le colonel de Trentinian.

Il m'écrivit : « Ainsi que je vous l'ai prescrit par mon télégramme du 6 octobre, maintenez la politique ferme et pleine de dignité que vous avez suivie sans hésiter depuis votre arrivée »

Le colonel fut le premier chef français devant lequel, en février 1896, vinrent s'incliner des chefs touaregs. Rentré aujourd'hui dans la vie civile, je n'ai, si jamais je l'ai fait, aucun intérêt à juger les choses avec passion ou esprit de parti.

Je crois qu'au Soudan, où l'état de paix côtoiera longtemps encore l'état de guerre, un gouverneur militaire s'impose. Dans ce pays où des mois sont nécessaires pour la transmission des ordres, il ne faut pas entraver l'intelligence et l'initiative de ses subordonnés par des prescriptions de détail, intelligentes le jour où on les a conçues, mais qui ne le sont plus, par suite des événements qui se sont produits, le jour où elles arrivent à destination.

TOMBOUCTOU. - Les récits du passé faits par les vieillards, les chants des griots, les écrits des marabouts échappés aux pillages et aux incendies qui marquèrent les conquêtes successives, concordent pour dire que Tombouctou fut autrefois la cité la plus considérable et la plus florissante de l'Afrique centrale. Sous la domination peulhe, la ville comptait, dit-on, 50 000 habitants en tout temps. A l'époque des Azalaï (caravanes), la population triplait pendant quelques mois. Bâtie sur une dune sablonneuse, Tombouctou domine la plaine ondulée qui s'étend au Nord vers Aarouan, au Sud vers Kabara. Cette plaine est couverte de mimosas et d'autres arbustes épineux, clairsemés au Nord et à l'Ouest, assez épais au Sud et à l'Est. A l'Ouest et au Sud-Ouest, on trouve les mares qui alimentent la ville d'eau douce. Autour des mares poussent quelques palmiers-dattiers et quelques arbrisseaux.

Lorsque la crue du Niger est assez forte, l'eau franchit le seuil de Kabara et renouvelle l'eau des mares. Si la crue est faible, on en est réduit, comme en I895, à boire de l'eau croupie.

A l'époque de la domination peulhe, il fut creusé un canal qui amenait l'eau et les pirogues jusqu'à Tombouctou.

Les pirogues ne viennent plus que pendant la saison des pluies, si la crue du Niger est très forte. On pourrait rétablir le canal à peu de frais, mais il s'ensablerait très vite sous l'action du vent. Un decauville de 7 kilomètres serait plus pratique et moins coûteux. Les transports se font actuellement à dos d'hommes ou au moyen d'ânes.

Tombouctou a toujours joui au Soudan d'une grande notoriété religieuse, surtout pendant la domination Kounta. Les marabouts les plus érudits du pays y avaient fixé leur résidence et fondé des écoles d'arabe très fréquentées. Tout pèlerin venant du Sud ou de l'Ouest et allant à la Mecque se croyait obligé de faire un stage chez un El-Hadj en renom, avant de continuer son voyage.

Il existe, m'a-t-on dit, une histoire de Tombouctou dans la famille de l'ancien chef Yaya; je n'ai pu me la procurer.

La secte musulmane la plus répandue dans la région est celle des Quadrilla. Elle compte de nombreux adhérents en Algérie; c'est la plus tolérante et la moins hostile aux Roumis. Vient ensuite la secte des Tidianis, fanatique, hostile, qui demande à être surveillée de très près. Il y avait aussi à Tombouctou quelques Senoussis. Les Senoussis n'avouaient pas leur affiliation; ils se disaient Tidéanis et fréquentaient la mosquée de Sidi-Yaya. Les Senoussis se reconnaissent entre eux à certaines particularités dans la coiffure et à la façon de faire leur salam ou d'égrener leur chapelet.

M. Saïd, l'interprète militaire arabe, qui avait toute ma confiance et la méritait, me fut d'un grand secours pour la question religieuse comme pour le reste. Il fut toujours d'un dévouement absolu et déploya, dans ses fonctions multiples, une intelligence à laquelle il n'est que justice de rendre hommage.

En juin et juillet 1895, les Tidianis et les Senoussis nous menacèrent d'un danger sérieux, par leur propagande auprès de nos tirailleurs. Il n'était que temps d'enrayer le mouvement, que quelques mutineries nous firent connaître.

Si l'enquête permit de remonter aux causes, elle ne nous fit mettre la main que sur des comparses, marabouts de pou de notoriété. Le mot d'ordre venait de plus haut.

Il fut politique, à l'époque, de ne pas pousser l'enquête trop loin. Cependant je fis appeler les grands chefs religieux et je leur tins ce langage

« La France, vous l'avez vu, respecte la religion, les moeurs, les coutumes des populations qu'elle abrite sous son drapeau. Nous sommes venus ici pour faire respecter la justice et le droit. Nos actes ont toujours été conformes à ce que je vous dis. Mais, ce que nous ne supporterons pas, c'est que, vous fassiez de la propagande religieuse près de nos tirailleurs et que vous les attiriez dans vos mosquées pour leur prêcher l'indiscipline. Vous employez des moyens que je connais et qui ne sont pas clignes d'hommes craignant Dieu. Si vous tenez à garder vos têtes sur vos épaules, faites votre profit de ce que je viens de vous dire. Salam Aleï-Koum ! »

C'en fut assez, tout rentra dans l'ordre. Le Senoussi doit être traqué partout où nous sommes les maîtres. Il a la haine et le mépris du blanc; tous les moyens lui sont bons, et il ne lui est pas difficile de circonvenir le tirailleur bambara à l'intelligence obtuse.

Le tirailleur sénégalais ou soudanais est un soldat merveilleux lorsqu'on sait le commander. Son éloge n'est plus à faire; nos faits d'armes au Soudan, au Dahomey et à Madagascar l'ont mis en évidence. Ce n'est pas sans émotion qu'au fond de ma retraite j e pense quelquefois à ces bons et bravos tirailleurs avec lesquels j'ai vécu, combattu . et souffert cinq années de mon existence militaire.

Aujourd'hui, au Soudan, on a supprimé les razzias et les captifs, qui étaient pour nos tirailleurs ce qu'est pour nous un galon et une croix.

A défaut de récompense, nous avons la satisfaction du devoir accompli que n'a pas le tirailleur, qui, en somme, n'est qu'un mercenaire. Ne serait-il pas d'une bonne politique d'augmenter la solde et le bien-être de ces braves gens, pour ne pas mettre leur fidélité à une trop rude épreuve, surtout en face de Samory, qui gorge ses sofas d'or, de femmes et de bestiaux ?

Devant les résultats qu'ont donnés les corps indigènes, on les multiplie trop; à mon avis, c'est un danger pour l'avenir. Il ne faudrait pas oublier que ces troupes n'ont de réelle valeur que si elles sont fortement encadrées par l'élément français, et qu'elles doivent sentir derrière elles assez de blancs pour les maintenir ou les ramener dans le sentier du devoir, si elles voulaient s'en écarter. Ce qui arriva en 1857 aux Anglais dans l'Inde est à ne pas oublier.

Les trois langues les plus répandues dans la région Nord sont : le sonraï, l'arabe et le tamachek. La langue d'un usage courant pour l'écriture est l'arabe. Les Touaregs ont une langue écrite, le tifinar, dont ils ne se servent qu'entre eux.

La région est divisée en trois cercles : Tombouctou, Goundam, Sumpi; ce dernier créé en 1895.

Chaque cercle a une garnison de tirailleurs, plus ou moins forte suivant les nécessités politiques du moment, et est administré par un officier. Les trois cercles reçoivent l'impulsion de Tombouctou, où réside le commandant de la région.

La population qui habite la région peut se classer en deux groupes : les nomades et les sédentaires. Les nomades, à leur tour, peuvent se diviser en deux grandes familles principales : les Touaregs et les Maures, et les Arabes.

Les maisons de Tombouctou sont faites en pisé ; les plus élégantes sont enduites d'une argile grisâtre délayée que l'on trouve au Nord de la ville et près du fort Bonnier.

Beaucoup sont à un étage, et toutes possèdent une argamasse (terrasse) sur laquelle, pendant la saison chaude, chacun vient chercher la fraîcheur. La forme des maisons est celle d'un parallélépipède rectangle; elles sont plus ou moins grandes, suivant la richesse du propriétaire. Les ouvertures, à part la porte, généralement très basse, y sont rares. Comme forme générale, Tombouctou présente l'aspect d'une ellipse dont le grand diamètre irait de l'Est à l'Ouest. Aux extrémités du petit diamètre nous avons bâti, au Nord, le fort Hugueny, occupé par les spahis ; au Sud, le fort Bonnier, où sont les tirailleurs, les magasins et les différents services. Devant le fort Bonnier, nous avons déblayé une vaste place où existe aujourd'hui un marché couvert.

Les rues sont étroites, tortueuses ; c'est lui véritable dédale.

En 1895, Tombouctou présentait l'aspect d'une vaste ruine. Les habitants, n'ayant pas foi dans la durée de l'occupation française, ne faisaient pas à leurs maisons les réparations les plus urgentes.

Ce ne fut qu'en 1896 que, rassurés et menacés d'amende ou de se voir déposséder, ils se décidèrent à les réparer. A la même époque, la ville commença à se repeupler peu à peu.

Par les ruines amoncelées au Sud et à l'Ouest, par les vestiges que l'on trouve en creusant le sol, on se rend compte que Tombouctou n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut autre fois. Il y exista sept mosquées ; il n'en reste plus que trois : Sancoré, Djingueriber et Sidi-Yaya.

La tradition rapporte que la mosquée de Sancoré, aujourd'hui située sur la face Ouest de la ville, était autrefois au centre.

Les marabouts donnent à la mosquée six siècles d'existence ; et ce fut, disent-ils, une émigration de Sonraï venue de l'Est ( Malé ?) qui fonda la ville.

Par sa situation près du fleuve et au seuil du désert, Tombouctou ne tarda pas à devenir un centre commercial important.

Les Maures, les Peulhs, les Marocains, les Toucouleurs et les Touaregs se disputèrent successivement et avec des fortunes diverses la possession de cette « vache à lait ».

Les Kountas, qui prirent aussi part à la curée, ne semblent avoir exercé qu'une domination religieuse.

La domination marocaine fut éphémère ; la maladie décima vite les conquérants, et ceux qui survécurent se fondirent avec la population actuelle : ce sont les Roumas.

Il est à noter cependant qu'au début de l'occupation française le chef Sonraï Kaya, aujourd'hui émigré à Aarouan, envoya au sultan du Maroc une lettre dans laquelle il le priait de venir à son secours pour chasser les Français. Le sultan du Maroc, qui a assez à faire chez lui, répondit évasivement, à la façon orientale.

Tombouctou fut à l'apogée de sa grandeur sous la domination des Peulhs et des Toucouleurs; plus tard, sous la domination des Touaregs, faite d'exactions et de violences, elle déclina rapidement.

Les commerçants émigrèrent à Djenné, à Saraféré ou Bandiagara, pour mettre à l'abri leurs vies et leurs biens. Toutefois, ils conservèrent des représentants à Tombouctou, pour ne pas rompre leurs rapports commerciaux avec le Nord. La ville resta donc, malgré tout, ce que sa situation l'oblige d'être, un grand entrepôt commercial.

Lorsqu'on parcourt les environs, qu'on étudie le sol et écoute les légendes, il n'est pas douteux qu'à une époque antérieure le Niger, par des affluents maintenant à sec, s'étalait jusqu'à Tombouctou.

Au Nord-est on voit le lit desséché du marigot dit de l'Hippopotame; et d'autres appellations de lieux, conservées par l'usage, témoignent aussi de la présence permanente de l'eau autrefois.

En 1896, la ville se divisait en trois quartiers : Pjingudriber, Sarékaïna et Badjigué. La population comptait de 8 000 à 9 000 âmes, y compris les captifs de la tribu maraboutique des Aal-sidi-Ali, campés au Nord-Est de la ville et faisant, sur Kabara, le transport des barres de sel venant de Taodénit.

La population se composait des races suivantes : Sonraï, Tolbas, Armas, Peulhs, Bambaras, Maures, Marocains, commerçants étrangers.

Le Maure est essentiellement nomade, ne vit que de ses troupeaux et de l'élevage; il se déplace sans cesse, à la recherche de pâturages suivant la saison.

Le Touareg vit dans un certain rayon; on plus de ses troupeaux, il a des captifs qui cultivent le sol, il a des vassaux dont les terrains de parcours sont limités. De là nécessité pour le Touareg de ne pas dépasser une certaine zone dans ses pérégrinations.

Les tribus d'origine arabe de la région se rattachent toutes aux deux grandes familles des Bérabiches et des Kountas.

Ces tribus sont nombreuses, c'est un véritable fouillis de noms. Elles habitent le Nord et, le Nord-ouest, et entre les lacs Faguibine, Tenda et Kabara.

Le Maure est lâche, menteur, voleur, sans parole et sans conscience. Les Maures ne furent jamais gênants; il n'y eut qu'une fraction des Allouch's, venue de Oualata, qui prit part, sous le commandement de N'Gouna, le chef des Kellantassars, aux meurtres et aux pillages qui désolèrent la région. Le jour où ils virent que les balles de nos fusils portaient bien, ils disparurent.

BERABICHES - Les Bérabiches habitent au Nord, entre Tombouctou et Aarouan; ils sont pasteurs, mais vivent aussi des profits qu'ils retirent en convoyant les caravanes venant du Maroc ou des mines de sel do Taodénit.

Ils se divisent en plusieurs fractions, mais toutes obéissent à Mohamed ould Mohamed.

Ce dernier est le fils de celui qui fit assassiner le major Laing . Plusieurs chefs de caravanes m'ont affirmé que le chef actuel des Bérabiches avait encore en sa possession des armes et des papiers ayant appartenu au malheureux voyageur. Une fraction des Bérabiches a ses campements près de Tombouctou. Son chef, Ould Ibrahima, s'est franchement mis sous notre protection, nous a rendu des services et, en mars 1896, il commanda un contingent de ses hommes pour courir, avec nous, sus aux Hoggars.

Très mal avec tous leurs voisins, les Bérabiches sont obligés de rester unis pour ne pas être écrasés. Chaque année, le droit de protection des caravanes, dont ils ont fait un monopole, les met en guerre avec les Hoggars ou les Kountas. En novembre 1895, dans un combat où les Hoggars furent défaits, les Bérabiches eurent 17 tués. C'est jusqu'à Tombouctou qu'ils viennent convoyer les caravanes, et c'est là qu'ils s'approvisionnent en grains ; nous les tenons par l'intérêt et l'estomac.

Entre Aarouan et Tombouctou, su la route directe, il existe des puits; au Nord-est il -y en a cinq, et, plus à l'Est, il y a des mares formées par les pluies d'hivernage dans des cuvettes argileuses ; ces mares, m'a-t-on assuré, ne tarissent jamais.

Je suis convaincu qu'il y a de l'eau, et beaucoup. S'il en était autrement, on se demande comment les Bérabiches et les nomades qui campent au nord des points d'eau connus pourraient vivre et abreuver leurs nombreux troupeaux (1) .

Comme tous les gens du désert, ils cachent soigneusement l'existence des points d'eau aux étrangers, car, maître des puits, on est le maître du pays.

C'est si vrai qu'à Aarouan les Bérabiches ont entouré les puits d'ouvrages de fortification à la mode arabe; et que, dans son voyage, les Arabes qui conduisaient Lentz le firent passer à proximité du lac Faguibine, dont il ne soupçonna même pas l'existence.

N'y aurait-il pas, comme au Nord-Ouest de Nioro, un cours d'eau souterrain qui de loin en loin apparaîtrait à la surface ?

Une fraction de la famille des Bérabiches, les Tormoses, commandée par Sidi-Moktar, donnait asile à nos ennemis et les renseignait. Elle fut châtiée. Sidi-Moktar assassina l'agent politique qu'avait envoyé chez lui le commandant de cercle, je ne sais pourquoi. Mohamed ould Mohamed m'avait promis de le châtier ; je ne sais s'il l'a fait. L'influence des Bérabiches s'étend loin au Nord, et nous pourrons nous en servir un jour pour entrer en relation avec les derniers postes de l'Algérie.

TOUAREGS - La confédération des Touaregs comprenait en grandes lignes

1° Les Aouliminden , chef : Madidou ould Kotbou; 2° Tenguereguiffs , chef : Cheïboum ould Fondougouma ; 3° Irriguinaten , chef : Assahni ould Mesboug; 4° Kel-Témoulaï, chef : Madonia; 5° Iguadaren , chef : Sakaouï.

Aujourd'hui chacune de ces tribus vit et agit pour son compte. En 1896 même, la discorde régnait entre les tribus, et les tribus elles-mêmes étaient divisées entre elles.

Les Aoulliminden seuls font exception, car leur chef, Madidou, homme, dit-on, d'une grande intelligence, sait prévenir ou punir, comme dernièrement encore, les rebellions contre son autorité. L'influence des Aoulliminden s'étend très loin sur la rive droite et la rive gauche du Niger. Ils ont souvent des rencontres sanglantes avec les Hoggars, qui viennent chaque année razzier indistinctement tous les nomades.

Les Iguadaren habitent l'Aribinda, sur la rive droite du Niger, au Sud-Est de Tombouctou. En 1895-96 la tribu était partagée en deux camps. Un des partis reconnaissait Sakaouï comme chef, l'autre parti son frère Sakib. Il y avait souvent lutte entre eux, avec des fortunes diverses. Dans un rapport politique, je résumais cet état des choses parmi les tribus touaregs en écrivant : « Actuellement les Touaregs sont comme les bâtons flottants de la fable de La Fontaine. »

Je crois même qu'il serait difficile à un chef, si intelligent qu'il soit, de réunir pour une action commune contre nous toutes les tribus touaregs.

Il y a entre elles trop de haines et un fossé de sang.

Si, contre toute attente, le fait venait à se produire, nous n'aurions qu'à nous cantonner dans nos postes et attendre sur la défensive.

Les provisions qu'aurait emportées le razzou touareg dans les peaux de bouc suspendues aux selles des chameaux seraient vite épuisées; il est matériellement impossible à un rassemblement de quelque importance de s'approvisionner dans la région. Le razzou se disperserait pour vivre, et, prenant alors l'offensive, on le battrait en détail.

Etudier l'organisation d'une tribu touareg, à part quelques détails, c'est les étudier toutes. Je vais prendre ceux que j'ai pu le mieux connaître, les Tenguéréguiffs.

Chaque tribu comprend les nobles (Echaggaren ou Imochar) ; les Imrad , vassaux, Touaregs de basse extraction ; les Pellahs, serfs ou captifs de case; les captifs. Chaque tribu a un chef, l'Amenoukal (chef du peuple), qui a une autorité plus fictive que réelle, lorsque, comme Madidou chez les Aoulliminden, il ne sait pas l'imposer. Il est souvent obligé de suivre l'avis des Echaggaren, qui parfois n'est pas le sien.

La loi d'hérédité est scrupuleusement observée pour l'élection de l'Amenoukal ; chez les Touaregs, c'est le ventre qui anoblit. Les Touaregs prétendent qu'ils sont plus sûrs d'avoir un chef de la race en prenant

le fils de la fille du chef précédent. Le Touareg est monogame, et la femme jouit d'une grande considération et d'une grande influence. La femme Touareg est généralement jolie; ses cheveux, lissés sur son front font ressortir la délicatesse de ses traits ; mais son corps est informe, sinon difforme, grâce à un embonpoint qu'on obtient en lui faisant subir, quand elle est jeune, un régime spécial. Un embonpoint monstrueux est pour les Touaregs le nec plus ultra de la beauté. La femme touareg est lettrée, souvent musicienne et poète. Je me suis fait traduire quelques poésies écrites en tifinar (écriture touareg) composées par des femmes, et j'ai été tout surpris des sentiments élevés énoncés dans ces poésies. Sobo (cheiboun), le chef actuel des Tenguéréguiffs adore sa mère, et il n'agit jamais sans prendre ses conseils. C'est le combat de Tacoubao qui a amené Sobo au pouvoir; il n'était que le dix-septième dans l'ordre de la descendance, ce qui prouve que les balles françaises ne furent pas toutes perdues.

Les Touaregs ont un caractère tissu d'incompatibilités. Ils sont mobiles et opiniâtres, inabordables et faciles à apprivoiser.

Ils vous demanderont facilement trois habits complets, et vous les ferez se délecter avec une pipe ou une douzaine de perles. Ils sont défiants au suprême degré ; mais éveillez leur curiosité, elle va jusqu'a l'impudence. Leur caractère ne manque pas d'une certaine grandeur, lorsque la peur ne les fait pas agir ou qu'ils n'ont pas intérêt à mentir. Les Touaregs sont armés du javelot, de la lance et du sabre-poignard, qu'ils portent passé au bras gauche dans un anneau en cuir.

Les nobles combattent à cheval ou à chameau ; ils ont la lance en fer, un grand sabre pendu à la selle, et un bouclier. Leur tactique est la surprise et l'attaque brusquée. Ce sont les Imrads et les Bellahs qui font la force des Touaregs; et ce sont les Imrads qu'il faut surtout chercher à détacher d'eux. Dans la région de Tombouctou, les Touaregs sont le petit nombre; ce sont des parasites gênants qu'il faut d'une façon quelconque supprimer. Leur accorder une part d'influence, leur reconnaître des droits, serait impolitique au dernier chef. Je doute fort qu'ils se résignent à vivre tranquilles sous nos lois ; ils sont trop habitués à commander pour vouloir obéir. Lorsqu'ils seront enserrés par nos postes, peut-être résoudront-ils le problème de la paix et de la tranquillité, en émigrant dans quelque autre coin. Ce serait la solution à souhaiter.

Le Touareg est brave et professe un mépris profond pour la mort.

En décembre 1895, après l'occupation de Sumpi, nous fîmes une colonne autour du Faguibine et la reconnaissance d'une partie du Daouna encore inexplorée. Quelques indices, la capture d'ânes et de peaux de bouc m'avaient fait supposer la proximité d'un campement ennemi. J'envoyai le capitaine Imbert, le lieutenant prince Mourouzi et vingt-cinq spahis faire une reconnaissance à quelques kilomètres du camp, en les faisant appuyer, comme soutien, par une section de tirailleurs. Deux guides bérabiches montés à chameau avaient été adjoints à la reconnaissance de cavalerie.

A quelques kilomètres de notre camp, les guides bérabiches firent apercevoir au capitaine un Touareg couché sous une touffe d'arbrisseaux. Le capitaine, qui parle arabe, cria au Touareg de venir à lui.

Celui-ci, se voyant découvert, au lieu d'obéir, se campa fièrement le javelot en arrêt dans la main droite, tenant sa lance de la main gauche, le sabre-poignard passé au bras gauche. Devant cette attitude hostile du Touareg, le capitaine fonça sur lui, para le javelot qui lui fut lancé ; le cheval seul eut une légère blessure à la tête.

D'un coup de pointe le capitaine Imbert, en passant au galop, blessa son adversaire à l'épaule. Le lieutenant Mourouzi, qui chargeait derrière le capitaine, asséna sur l'épaule gauche du Touareg un vigoureux coup de sabre qui sépara presque le bras du tronc. En même temps son adversaire lui traversait la cuisse d'un coup de lance. Le maréchal des logis, qui venait derrière, fendit d'un coup de sabre la tête du Touareg qui tomba.

Le maréchal des logis et un spahi qui avait mis pied à terre s'approchaient du Touareg baignant dans son sang, lorsque celui-ci, qu'ils croyaient hors de combat, se relevait d'un bond, arrachait son sabre de son bras inerte et, quoique aveuglé par le sang, fit un dernier moulinet, blessant, avant de tomber mort, le maréchal des logis et le spahi.

Dans une reconnaissance précédente, où fut tué notre bon et brave camarade Bérard, on m'amena un prisonnier. C'était un homme superbe, à la mine fière, très proprement vêtu.

« Vous nous faites une guerre sans merci, lui dis-je; un des nôtres vient encore de tomber sous vos coups. Tu sais que tu vas mourir ?

- Je le sais, me répondit-il; si je t'avais pris, je t'en ferais autant.

- Désires-tu quelque chose? as-tu quelques recommandations à faire? Si oui, je te promets de faire parvenir dans ta tribu. tes dernières volontés.

- Je te crois, me dit-il. Et; sans qu'un muscle de son visage tressaillit, il dicta à M. l'interprète Saïd son testament, expliquant la façon dont s'y prendraient les siens pour régler ses dettes, et donna le nom. de l'ami auquel il confiait sa famille.

Cela fait, se tournant vers moi, il me dit : « Je voudrais bien faire ma prière. » Je lui fis délier les mains. Son salem fini, il me dit avec le même calme : « Si l'endroit où je dois mourir est loin, tes tirailleurs m'ayant malmené, je crois n'avoir pas la force de marcher »

Je lui fis donner un âne sur lequel il monta : et tranquillement, se mettant en tête du peloton d'exécution qu'il avait l'air de commander, il partit à la mort après m'avoir remercié et dit adieu. Il tomba en face sans faiblir.

Celui-là était lui homme. C'est à regret, je l'avoue, que je l'envoyai à la mort ; sa bravoure m'avait ému, mais le corps de Bérard était là tout sanglant pour feinter mon coeur à la pitié.

IMRADS. - Les Imrads ou vassaux sont des Touaregs de race inférieure; leur costume et leur armement sont les mêmes que ceux des Echaggaren. Lorsqu'il y a un demi-siècle, après la conquête, la confédération se fut partagé le pays, chaque tribu alla exploiter le coin de terre qui lui était échu en partage, emmenant avec elle ses Imrads et ses Bellahs. Les Kel-Souk, les Kel-Oulli, les Kel-Inchéria et les Immedederen restèrent avec les Tenguéréguiffs, soit autour de Tombouctou, soit dans le Kili et le Kissou.

Les Imrads avec lesquels nous sommes en contact à Tombouctou le plus directement, sont les Immedederen. Ils ont un grand chef, Mohamed Touani, qui habite au bord; son autorité n'est que nominale.

Les deux fractions qui se partagent le terrain de parcours du lac Horo à Tombouctou ont pour chefs réels Aga Khamé (La Ramée) et Sied (dont nous avons fait Siel). La Ramée est le premier des Imrads touaregs qui se soit franchement rallié à nous.

A mon arrivée à Tombouctou, alors que toutes les tribus se tenaient dans une position d'expectative hostile, La Ramée apportait à M. l'interprète Saïd des renseignements qui nous furent toujours utiles. C'était le seul qui eût foi en notre étoile; et il fallait de la confiance et du courage à ce moment-là. Il fut corps et âme à nous lorsque je lui eus fait reprendre, par le capitaine des spahis soudanais Imbert, ses troupeaux que lui avaient razziés les Kellantassars.

Siel, le chef des Immedederen de l'Ouest, est 1'âme damnée de Sobo. C'est un de ses conseillers et son espion favori. Il a les extrémités rongées par la lèpre; mais cette infirmité ne lui a rien enlevé de sa vigueur et de son intelligence remarquables. Les Imrads sont essentiellement pasteurs.

Chaque fraction imrad a son terrain de parcours propre, généralement respecté par la fraction voisine. En cas de lutte, tout Imrad en état de porter les armes marche avec la tribu touareg à laquelle il est inféodé. Il serait de bonne politique d'attirer à nous les Imrads en prenant résolument leur défense, le cas échéant. Ils pourront devenir des auxiliaires précieux et nous servir de tampon.

Ct A. REJOU
(A suivre) .

(1) J'ai mesuré entre Goundam et Sumpi, au Nord. un puits de 87 mètres 75 cent. de profondeur !