Sur le fleuve Rouge  (70k)
Sur le fleuve Rouge (voy. P. 354). - Dessin d'Eug. Burnand, d'apres un croquis de l'auteur.

SUR LES FRONTIERES DU TONKIN

PAR M. LE DOCTEUR P. NEIS.

TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
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XII

Départ pour Laokay. - traversée sur le Levrard. - Sontay. - Le fleuve Rouge.

Dés notre arrivée a Hanoï nous reçûmes du ministère l'autorisation d'aller attendre au Japon que le retour de la saison sèche nous permît de continuer nos travaux. Le capitaine Bouinais, seul, repartait pour la France en mission, afin de rendre compte au ministère de la première partie des opérations de la délimitation. Il partit aussitôt, et nous n'attendions que l'arrivée du paquebot pour nous rendre a Hong-kong, et de la au Japon, lorsque nous reçûmes contrordre.


Nous avons déjà dit que le gouvernement chinois avait nommé deux délégations a la commission de délimitation; nous venions d'opérer avec l'une sur la frontière du Kouang-si et l'autre nous attendait depuis pres de dix mois sur celle du Yunnan. On conçoit sans peine que Leurs Excellences fussent impatientes de nous voir arriver et insistassent près de la cour de Pékin pour faire demander notre envoi immédiat a la frontière du Yunnan; d'un autre côté, le 29 mars. le colonel de Maussion était entré, sans autre obstacle que les difficultés de la route, dans la ville de Laokay. Toute cette région paraissait tranquille, et les autorités chinoises des frontières avaient fait savoir au colonel que l'on attendait avec impatience les opérations de la commission de délimitation et la désignation des points commerciaux, afin de reprendre sur le fleuve Rouge le commerce qui s'y faisait avant 1a guerre.
Dans ces circonstances il était urgent que la commission partît le plus tôt possible pour profiter, des bonnes dispositions des Chinois; aussi l'ordre die, départ nous trouva-t-il bientôt prêts a entreprendre cette campagne d'été.

Notre président, M. Saint-Chaffray, avait 'été trop éprouvé par la campagne d'hiver pour pouvoir nous accompagner; il reprit donc le chemin de la France, et le 20 mai la délégation française, réduite maintenant a trois membres, le colonel Tisseyre, le docteur Neis et M. Haïtce, et au secrétaire, M. Delenda, s’embarquait sur le Levrard, canonnière qui devait nous faire remonter le plus loin possible le fleuve Rouge; nous devions ensuite continuer notre route sur des jonques.
Pour ma part, connaissant par expérience les dangers d'une campagne d'été dans ces régions, je regrettais, je l'avoue, au premier moment, le repos de trois mois au Japon; mais cela dura peu, car j'avais d’excellentes raisons pour désirer ce voyage : outre l’importance et l'utilité de la mission que nous allions accomplir, j'étais curieux de remonter ce fleuve Rouge dont j'avais tant entendu parler, de comparer son cours a celui du Mékong, et je comptais bien pouvoir obtenir des renseignements précieux sur les pays situés entre Luang-prabang et le fleuve Rouge, qu'a diverses reprises, en 1883 et 1884, j'avais tenté de traverser (voir le Tour du Monde, juillet 1885). Je nourrissais même l'espoir de pouvoir, grâce aux émissaires que je pourrais envoyer et aux relations que je me formerais parmi les Muongs, passer du fleuve Rouge au Mékong et rencontrer mon ami Pavie, consul de Luang-prabang, qui, je le savais, devait tenter de faire ce voyage en sens inverse. Dans ce but je me procurai a Hanoï un certain nombre de taels chinois et de barres d'argent, monnaies que les Muongs préfèrent aux piastres mexicaines ayant cours au Tonkin.
L'un des officiers topographes de la commission, le lieutenant Vernet, ayant achevé sa période de temps a passer au Tonkin, était parti pour la France et avait été remplacé par le lieutenant de chasseurs d'Afrique Vairon, qui nous avait accompagnés pendant toute nacre première campagne. Le Levrard portait en outre le nouveau résident civil, le docteur Martin-Dupont, qui allait administrer le territoire de Laokay, les deux commis de résidence et quelques officiers qui se rendaient dans le haut fleuve.
Le Levrard était donc absolument encombré, et le commandant, chargé de traiter un tel nombre de passages, averti seulement au dernier moment, se trouva fort embarrassé; il s'en tira de son mieux, et, chacun y mettant du sien, on finit au bout de peu d'heures par se caser assez commodément.
Nous n'étions pas encore a l'époque des hautes eaux, mais le courant est toujours rapide dans le fleuve Rouge, et notre appareillage fut attristé par un grave accident dans une fausse manœuvre le youyou fut chaviré, et un seul des deux matelots européens qui le montaient put être sauvé ; nous ne revîmes plus le corps de l'autre, entraîné sans doute dans un de ces remous profonds qui rendent, près des berges, les chutes dans le fleuve si dangereuses pour les meilleurs nageurs.
Le jour même, a midi, nous arrivions a Sontay, par une température de 35 degrés a l'ombre, et, aussitôt le soleil tombé, nous nous rendions a la ville, distante de près de trois kilomètres du fleuve.
Sontay est déjà a peu près sorti de ses ruines. La ville se compose d'une rue unique, qui va de la citadelle au fleuve, mais on y voit des maisons en briques, des maisons de commerce chinoises et françaises, et l'on y
rencontre même quelques promeneurs en djyrinksha (voiture a bras).
Quelques-uns des officiers qui assistaient au beau fait d'armes de l'amiral Courbet nous indiquèrent sur les lieux la marche de nos troupes lors de la prise de Sontay.
Les traces de la bataille étaient encore toutes fraîches et l'on pouvait facilement suivre sur le terrain les incidents du combat quand on était guidé par des témoins oculaires. On nous montra le lieu ou s'était fait tuer, presque jusqu'au dernier, un bataillon de tirailleurs algériens et les points par ou l'infanterie de marine et les fusiliers marins avaient donné l'assaut final ; il faisait déjà nuit quand on revint dîner sur le Levrard. Comme autrefois sur le Moulun, on dressa son lit de camp sur le pont, qui se trouva transformé en dortoir.
Le lendemain, 21 mai, a partir du confluent de la rivière Claire, commença une navigation lente et pénible; les bancs de sable qui encombrent le fleuve causent de fréquents échouages; le Levrard, trop chargé et embarrassé par les jonques qu'il remorque, ne peut gouverner; sur ces navires, tout étant sacrifié au faible tirant d'eau, les tôles se faussent et l'ancre a jet se brise dans les manœuvres faites pour se déséchouer. Pendant cinq jours nous restons en vue du mirador de Hong-hoa, et le 26, comme nous venions a peine de le perdre de vue, une avarie dans la machine nous force a stopper toute la journée près d'un petit îlot bien cultivé.

Pendant ce séjour forcé dans les environs de Hong-hoa, nous apprîmes que la commission avait été complétée; M. Dillon, consul général et résident supérieur a Hué, en était nommé président, et le chef d'escadron d'artillerie Daru remplaçait provisoirement le capitaine Bouinais, pendant sa mission en France.
M. Dillon, qui avait séjourné comme consul en Chine pendant plus de vingt-cinq ans et qui connaissait a fond la langue et les habitudes du pays, était a tous égards un choix des plus heureux pour mener a bien notre difficile mission. Ces messieurs étaient partis cinq jours après nous de Hanoï, sur le Cuveiller, et nous avions marché si lentement que nous espérions les voir arriver d'un moment a l'autre. Nous n'avions donc plus de sujet de nous impatienter de la lenteur de notre voyage.
Nous reçûmes aussi d'autres nouvelles, moins agréables : l'ancien quanbo de Sontay, le Bogiap, a la tête d'une nombreuse troupe de pirates, tenait une partie de la rive droite du fleuve, entre le fleuve Rouge et la rivière Noire, dans les environs; de Cam-ké; un négociant de nos amis, M. Pottier, venait d’être assassiné dans ces régions, et plusieurs petits postes avaient été attaqués. D'ailleurs ces nouvelles étaient peu inquiétantes pour nous; elles nous forçaient seulement a ne jamais perdre de vue les jonques de charge, que nous avions du renoncer a remorquer, et a mettre la plus grande prudence dans nos excursions a terre.
C'était en descendant a terre dans un village, malgré les pressantes recommandations que lui avait faites le colonel de Maussion avant son départ de Laokay, que M. Pottier, qui voyageait seul avec des domestiques annamites, fut assassiné, dans une ruelle étroite, par des gens de Bogiap.
Le 28, un peu avant d'arriver a Cam-ké, nous fumes rejoints par le Cuveiller, qui remorquait un fort sampan et une jonque de guerre armée d'un hotchkiss; nous devions désormais naviguer de conserve, en nous arrêtant a tout moment pour attendre les jonques que nous ne pouvions remorquer.
Toute la région entre Cam-ké (Ngna-phu) et Tuanquan est fertile et peuplée; les villages se suivent presque sans interruption sur les deux rives, mais, en approchant de Tuan-quan, les rives s’élèvent, le pays devient plus boisé et les cultures plus rares.

XIII

Tuan-quan. - Les jonques chinoises. - Fin de la navigation a vapeur.

En arrivant a Tuan-quan nous nous apercevons que, comme d'ordinaire, la plus grande de nos jonques n'a pu nous suivre; on envoie aussitôt a sa recherche deux hommes dans une de ces légères embarcations en rotin tressé que l'on a fort justement appelées paniers; ils reviennent bientôt nous apprendre que cette jonque est échouée et que le patron et deux des coolis de l'équi-page sont en fuite.

Le Ngoï-thac  (110k)
Le Ngoï-thac (voy. p. 356). - Dessin d'Eug. Burnand, d'apres un croquis de l'auteur.


Les jonques réquisitionnées par, l'administration dans le bas du fleuve sont trop lourdes et mal mâtées; il faut faire les plus grands efforts pour parvenir a leur faire remonter le courant. Ce n'est pas sur des jonques semblables que les Chinois faisaient autrefois et font encore le commerce sur le haut fleuve, de Hanoï a Laokay; nous en apercevons quelques-unes a Tuan-quan. Ce sont des barques minces et ayant souvent plus de vingt mètres de long, ne portant pas plus de vingt tonneaux. Deux longs bambous, placés en abord vers le tiers antérieur de la barque et réunis par le haut, forment une mâture originale et fort solide, qui soutient une immense voile carrée de coton; la brise suivant le lit du fleuve, dans le sens opposé au courant, pendant toute la saison des pluies, cette voilure leur rend les plus grands services.
Les nôtres n'avaient qu'une mauvaise petite voile en paillote toute déchirée, et encore nous arriva-t-il plusieurs fois de briser notre mât trop faible en passant sous de grands arbres, a cause de la nécessité ou nous nous trouvions de longer toujours les rives et de ne jamais suivre le milieu du fleuve.
Nous séjournons a Tuan-quan trente-six heures, pour faire transborder le chargement de notre jonque naufragée sur une autre jonque de l'administration qui ne valait pas beaucoup mieux, et nous en repartons le 2 juin pour aller passer la nuit, mouillés a l’embouchure d'une charmante petite rivière, le Ngoi-ngun, dans les eaux limpides de laquelle nous prenons un bain dans la soirée.
Il est remarquable que la plupart des affluents du fleuve Rouge, dont les eaux paraissent ici aussi chargées de limon que dans le Delta, sont d'une limpidité parfaite.
Le 3 juin, vers neuf heures du matin, nous arrivons au premier grand rapide. en face d'une petite rivière appelée le Ngoï-thac: le Cuveiller, qui gouverne mieux que le Levrard, s'engage le premier; mais au bout de quelques instants, rejeté par le courant sur un rocher a fleur d'eau, ses tôles sont crevées, et il s'y déclare une forte voie d'eau. On mouille immédiatement et l'on parvient non sans peine a aveugler la voie d'eau; mais notre navigation a vapeur est finie. Il va falloir s’installer sur les jonques et se faire hisser péniblement jusqu’à Laokay, en remontant de rapide en rapide sur ces lourdes embarcations annamites.
Pour faire ce transbordement, les deux canonnières mouillent en face du Ngoï-thac et nous y attendons les jonques en retard. Ces deux jours de repos se passèrent bien agréablement; le petit Ngoï-thac, ombrage de grands arbres, peut se remonter a quelques kilomètres en embarcations. Une certaine animation régnait sur ses bords, ou plutôt sur son cours même, car les bûcherons, qui y avaient établi leur campement, logeaient dans des cases construites sur des radeaux en bambou.
Les rives étaient cultivées, plantées de maïs alors a peu près mur, et entre les grands et vigoureux plants, un peu espacés, sortait un semis de riz, destiné a mûrir après la récolte de la première céréale. Un peu plus loin, des champs d'ortie de Chine (Urtica nivea) et d'un autre textile, espèce de malvacée que je ne connais point, prouvaient que le pays n'était point désert. Nous n’aperçûmes cependant, dans nos chasses et dans nos promenades, aucun village annamite ou thô, et les bûcherons du fleuve nous apprirent que ces villages étaient fort loin a l'intérieur, parce que les habitants, craignant les pirates, éloignaient le plus possible leurs ;demeures des bords du grand fleuve, ne négligeant pas pour cela de cultiver les terrains fertiles qui bordent ses affluents jusqu’à leur embouchure.
Les bûcherons annamites exploitent des forets assez éloignées des bords du fleuve; nous avons suivi pendant quatre a cinq kilomètres un de ces chemins accidentés en travers desquels sont placées des travées de mètre en mètre environ, sans apercevoir de foret exploitable. Deux buffles attelés a des billes de douze a quinze uretres les traînent sur ces travées jusqu’à la rivière, ou, au moyen de bambous, qui le font flotter, on constitue le radeau qui rapportera a Hanoï ou a Haï-phong, outre les bois plus ou moins précieux, du rotin, du maïs, du cunao (sorte de teinture) et les autres produits des villages thô, en échange des marchandises, cotonnades, quincaillerie ou armes, qu'ils leur ont apportées.
Nos chasses dans les environs furent peu fructueuses; les habitants sont, par nécessité, trop bien armés et trop guerriers pour que le gibier soit bien abondant, et nous perdîmes sans résultat plusieurs heures a poursuivre, le long du fleuve Rouge, une bande composée d'une douzaine de loutres, que nous ne parvînmes pas a approcher suffisamment.
Le 5 au soir, le transbordement était achevé; nous couchions dans les jonques, et le 6 juin au point du jour le Cuveiller et le Levrard nous faisaient leurs adieux pendant que nous appareillions pour remonter avec nos propres ressources le premier grand rapide.

XIV

Navigation en jonque. - Le Thackaï. - Baoha.

A partir de ce jour commença une pénible navigation. Entassés les uns sur les autres dans des jonques ou nous ne pouvions pas même tenir debout, par une température variant entre 28 et 35 degrés, nous ne trouvions pas toujours de banc de sable propice pour y débarquer et y prendre nos repas; il nous fallait alors nous résigner a manger serrés les uns contre les autres dans la cabine sombre et enfumée par les feux de la cuisine, ou nous passions tout notre temps.
Le séjour sur le pont ou plutôt sur le toit en paillote qui servait de pont et ou se démenaient avec des cris aigus les huit à dix coolis qui manœuvraient notre barque, n'était possible que le soir après le coucher du soleil; encore n'était-il guère pratique d'y prendre nos repas, car les moustiques et les mouches d’espèces les plus variées s'abattaient sur nos assiettes et, attirés par les lumières, venaient assaisonner désagréablement tous nos plats.
La marche était lente et nous étions mal secondés par une voilure trop petite, la brise restant très faible malgré les sifflements prolongés et répétés de nos coo-lis, qui espéraient ainsi attirer le vent favorable.
Le 7, après midi, nous arrivons au plus grand rapide du fleuve Rouge, le Thackaï, au bas duquel une dizaine de jonques chinoises du type que nous avons décrit attendaient un moment propice pour entreprendre leur passage; nous ne pouvons faire comme elles et attendre indéfiniment l'instant favorable; nous essayons d'abord de faire remonter le grand sampan, plus léger que nos jonques, qui portait une partie de nos bagages; mais au milieu du rapide, poussé par le courant, il se défonce sur un rocher, et l'on est trop heureux de pouvoir l'échouer sur l'îlot qui, en rétrécissant le cours du fleuve, a formé le rapide.
Nous entrons alors en arrangement avec les négociants chinois, qui ne consentent que de fort mauvais gré a nous céder des paniers en rotin pour porter nos amarres, et un supplément de coolis pour nous aider. Le 8, a onze heures du matin, nous avions toutes nos jonques réunies a la partie supérieure du Thackaï.
Les rives sont désertes et boisées, la navigation est monotone, et c'est avec un vrai plaisir que, le dimanche 13 juin, nous voyons flotter le pavillon français sur l'ancien poste de douane des Pavillons-Noirs a Baoha. Ce poste n'est occupé que depuis quelques semaines par une compagnie de tirailleurs annamites, commandée par l'un de nos amis, le capitaine Maréchal, de l'infanterie de marine.
Avec les ressources du pays, grâce a l'activité de ses tirailleurs, le capitaine Maréchal a déjà créé de toutes pièces une installation convenable : les hommes sont a l'abri dans une petite enceinte fortifiée, et il peut nous offrir l'hospitalité dans de petites maisonnettes aux murs blanchis â la chaux qu'il vient d'achever de bâtir. Un village d'une certaine importance et offrant des ressources précieuses pour la garnison, se trouve a proximité du poste.
Presque en même temps que nous arrivait â Baoha, porté par des coolis, le corps d'un jeune lieutenant de la colonne du commandant Bercant. Le commandant Bercant, qui venait de faire une reconnaissance des plus pénibles jusque sur la rivière Noire, dans les pays muongs, était attendu le lendemain; il avait, quelques jours auparavant, perdu un officier, noyé au passage d'une rivière; voyant un autre lieutenant pris d’accès pernicieux, et n'ayant pas de médecin, il l'avait envoyé en avant pour être soigné par le médecin de Baoha; le malheureux jeune homme mourut en route la veille de son arrivée dans ce poste.
L’après-midi tous les Français qui se trouvaient réunis a Baoha allèrent conduire au petit cimetière improvisé près du fleuve le corps de cet officier, et, bien, que celui-ci nous fut inconnu a tous, cet enterrement, dans ce lieu sauvage, si loin de la patrie, avait quelque chose de lugubre : nous étions tous émus comme si nous eussions laissé la un parent et un ami.
Comme nous devions attendre une jonque en retard, et aussi pour donner un peu de repos â nos coolis, on se décida a séjourner le lendemain a Baoha. Nous pûmes nous établir a terre et visiter un peu les environs. Le pays est très sauvage et très boisé; on y rencontre cependant un certain nombre de sentiers battus, et Baoha est l'un des centres du commerce des Muongs ou Chaus. La principale denrée est un gros tubercule riche en tanin et appelé cunao, dont les Annamites se servent dans tout le Tonkin et l'Annam pour donner â leurs vêtements cette affreuse couleur brune qui les distingue: il pousse a l'état sauvage dans les forets des Muongs, mais ceux-ci le cultivent aussi dans des champs qu'ils défrichent en mettant le feu a la foret.
En face de Baoha, sur la rive gauche, près d'un petit torrent d'eau limpide, une ancienne pagode sert d’ambulance, c'est la que nous nous rendons tous, aussitôt le soleil baissé, pour prendre un bain qui est délicieux et faire diversion aux tristes émotions de l’après-midi. Le long du torrent un chemin bien tracé conduit a l'intérieur; nous y remarquons des traces de tigre royal toutes fraîches.
Deux des officiers qui nous accompagnent nous racontent que, quelques jours auparavant, comme ils allaient prendre leur bain dans le torrent, un énorme tigre les avait suivis â quelques pas de distance pendant plusieurs mètres, puis était rentré dans le fourré sans leur faire aucun mal ils avouaient cependant n'avoir pas osé prendre leur bain ordinaire ce jour la. Bien que cet animal soit loin d’être rare au Tonkin, les accidents sont infiniment moins fréquents qu'en Basse-Cochinchine.
Le l4 après-midi, nous faisions la sieste chez le; capitaine Maréchal, notant une température de 37 degrés a l'ombre, quand nous vîmes arriver le commandant Bercant a la tête de sa colonne; amaigri, se traînant, avec peine, appuyé sur un long bambou, et pris lui-même de fièvre grave, le commandant n'avait pas la, moitié de ses hommes valides, et nous devons ajouter que tous., sans exception, furent pris de fièvre plus ou moins grave dans les jours qui suivirent leur arrivée â Laokay.
Le 15 nous continuions notre navigation, de plus en plus difficile a mesure que l'on se rapproche de Laokay. Le pays ne change pas d'aspect, le fleuve reste encaissé entre des collines boisées, et l'on n'aperçoit que de loin en loin, sur les collines du second plan, des parties de la foret dénudées par l'incendie : ce sont des cultures indiquant la présence de villages muongs.
Partout sur ce parcours les habitants ont déserté les bords du fleuve, ou ils se trouvaient trop exposés aux pirates, pour se réfugier dans l'intérieur des terres. On ne rencontre guère d'autres vestiges d'animaux vivants que les traces des cervidés et des animaux féroces qui viennent la nuit se désaltérer sur les bancs de sable; les oiseaux sont assez rares, et les singes eux-mêmes semblent fuir cette région pestiférée.

XV

Arrivée a Laokay. - La ville. - Son commerce. - Song-phong.

Le 22, c’est-à-dire sept jours après notre départ de Baoha, nous arrivions enfin en vue de Laokay, ou le colonel de Maussion et les officiers de la garnison venaient nous recevoir sur la berge; le colonel, aux prises avec un accès bilieux grave, se soutenait avec peine, nous montrant ainsi, bien malgré lui, des notre arrivée, le sort qui nous attendait presque tous pendant notre séjour en cette ville. Le voyage en jonque ne nous y avait d’ailleurs que trop ,bien disposés. Il était temps d'arriver plusieurs d'entre nous avaient déjà vu se déclarer pendant la route des accès de fièvre plus ou moins violents, et ce fut avec un grand soulagement que nous quittâmes notre étroite jonque pour loger dans une véritable maison et reprendre a peu près la même existence qu'a Dong-dang.
Apres avoir voyagé tant de jours au milieu d'un océan de verdure, sans apercevoir sur les rives d'autres vestiges humains que quelques rares villages thôs, formés de deux ou trois misérables paillotes, on se croit presque arrivé devant une grande ville en débouchant devant Laokay. Des murailles et des maisons en maçonnerie, des escaliers et un quai en pierre de taille, tout cela est nouveau pour le voyageur, et ce n'est qu'au second coup d’œil que l'on s'aperçoit qu'il ne reste plus la que le squelette d'une ville.
Le Nam-si, rivière limpide ou plutôt véritable torrent, dont le volume des eaux change a chaque moment, la sépare d'un grand village chinois beaucoup plus peuplé, mais de bien moindre apparence.
Laokay était le château féodal du seigneur et maître du haut fleuve, de Liu-Vinh-Phoc, chef des pavillons-Noirs, et il ne laissait s'y abriter que les plus riches négociants, en leur faisant payer cher sa protection. Le pays n'a pas changé d'aspect et partout il est recouvert de petites collines mamelonnées, revêtues de forets, dont le sommet est a peu près tout l'été coiffé d'un épais brouillard. Cela, joint a une humidité continuelle, fait éprouver la singulière sensation qu'on est emprisonné sous un ciel trop bas, que l'on manque d'air.
Le seul monument de Laokay est une vaste et belle pagode, l'une des plus remarquables du Tonkin, bâtie a grands frais, il y a quinze années a peine, de pierres de taille de granit qui viennent, nous assure-t-on, des environs de Canton, de ciment sucré qui acquiert la dureté du marbre, et des meilleures essences de bois durs. Ces matériaux ont été si mal ajustés, ou les bois, trop verts, ont tellement travaillé, qu'elle menace ruine de toute part. On fut obligé d'en étayer une partie, qui servit de logements au résident et a quelques-uns des membres de la commission pendant leur séjour a Laokay. Nous utilisâmes pour nous y loger les anciennes cellules des bonzes; mais ces locaux humides, chauds et peu aérés, étaient loin d’être hygiéniques.


Enterrement d'un officier français a Baoha   (80k)
Enterrement d'un officier français a Baoha. - Dessin d'Eug. Burnand, d'apres un croquis de l'auteur.


Notons parmi les inconvénients de nos cellules la présence des nombreux animaux qui les partageaient avec nous, araignées, margouillats, geckos, scolopendres et scorpions. La nuit, de nombreux rats, d'une espèce particulière, poussant continuellement de forts grognements, assez semblables a ceux des cabiais, prenaient possession du local aussitôt la lumière éteinte et interrompaient souvent notre sommeil.
Deux vastes bassins contenant de l'eau croupie et destinés soit a l'approvisionnement de la citadelle, soit a la pisciculture, ne contribuaient pas peu â infecter le séjour de Laokay. On assurait que de nombreux corps de Chinois y avaient été jetés par ordre de Liu-Vinh-Phoc; mais il valait encore mieux souffrir de ce voisinage que de chercher a s'en débarrasser, car tenter de vider ces foyers d'infection eut été une opération aussi longue que périlleuse.
Bâtie au confluent du fleuve Rouge et de son affluent de gauche, le Nam-si, la citadelle se compose d'un carré de sept cents mètres de côté environ, formé par des murailles sans fossés ni parapets, de cinq a sept mètres de hauteur suivant les côtés, et de huit tours carrées formant bastions. L'intérieur avait été entièrement brûlé par Liu-Vinh-Phoc lors de son départ; il n'avait respecté que la grande pagode et une demi-douzaine de maisons chinoises, situées au bas de la ville, dont les habitants, principaux commerçants du pays, lui avaient acheté â prix d'or la conservation. A l'arrivée du colonel de Maussion, ces Chinois vinrent se présenter a lui en protestant de leur soumission, et le colonel leur laissa la disposition de leurs maisons.
Toute la citadelle est dominée a courte distance par les collines chinoises qui bordent la rive droite du Nam-si et qui sont couronnées de forts chinois, en ce moment, il est vrai, fort mal armés, mais qui, en temps de guerre, rendraient cependant intenable la place de Laokay.
Vers le nord, en dehors de la ville, le long du Nam-si, se trouvent quelques négociants chinois, qui font avec le Yunnan le commerce de sel, d'opium, de médecines chinoises et de coton; c'est la qu'arrivent et que campent les caravanes de trente a cinquante mules que l'on voit arriver de Kaihoa-fou et de Mont-ze.
En aval de la citadelle, sur le fleuve Rouge, se sont bâties à la hâte, depuis notre occupation, quelques paillotes qui abritent les Annamites réfugiés près de nous et les marchands européens. C'est là que se tient le marché, encore bien peu approvisionné, et que les jonques de commerce accostent et débarquent leurs marchandises. L'autorité militaire avait installé près de la ville un parc a bœufs, gardé par un poste de tirailleurs.
Au point de vue de son avenir commercial, si comme il y a tout lieu de l'espérer, Laokay acquiert une certaine importance, de même qu'au point de vue stratégique, sa position est des plus mal choisies : resserrée entre des collines abruptes et les deux rivières, la ville ne pourrait s'étendre qu'en bâtissant en terrasse, et encaissée au pied des collines, sans cesse dominée par les épais brouillards qui les couronnent, elle resterait constamment un séjour malsain pour les indigènes et mortel pour les Européens. En peu de semaines, â part notre- président, M. Dillon, qui ne fut que légèrement atteint, aucun de nous n'échappa a la malaria sous des formes diverses, et je ne connais pas un officier qui y ait impunément passé un été.
A deux kilomètres environ en aval sur le fleuve Rouge, on rencontre un petit plateau abrité des forts chinois par quelques collines: là se trouvait autrefois la sous-préfecture annamite de Thui-vi; ce plateau, parcouru par un fort ruisseau, cultivé en rizières et bien déboisé, paraît être l'emplacement désigné, au double point de vue militaire et commercial, de la ville qui ne peut manquer de s'élever dans ces parages, si jamais le commerce avec le Yunnan devient considérable.
La ville actuelle de Laokay servirait de port d’embarquement et de débarquement pour les marchandises et d'entrepôt pour celles qui ne doivent y séjourner que peu de temps.
Que les marchandises viennent du Tonkin pour pénétrer en Chine, ou qu'elles arrivent de Chine pour être vendues dans le Delta, il faudra toujours a Laokay les transborder et changer de mode de transport. Dans le premier cas, elles arrivent du Delta sur des jonques trop grandes pour pouvoir remonter au-dessus de Laokay; il faut alors, si l'on veut continuer la route par eau jusqu’à Mang-hao, se servir de sampans plats, ou, si l'on se décide pour la route de terre, charger les marchandises sur de petites mules du Yunnan, que l'on voit partir de Laokay par caravanes de cinquante a cent, conduites seulement par quelques hommes. Les caravanes remontent vers le nord par des sentiers de montagnes et se rendent a Mont-ze et Kai-koa-fou .
Jusqu'ici les denrées qui s'exportaient du Tonkin en Chine étaient le sel, le coton égrené ou filé, provenant du Delta, les étoffes de coton, importées de Hong-kong, et le tabac pour la pipe a eau; on conçoit que bien d'autres marchandises se joindront à celles-ci aussitôt que la sécurité de la route et la protection du commerce auront produit leurs résultats.
Le sel ne pourra plus s'importer officiellement dans le Yunnan, mais nous connaissons trop les Chinois et les Annamites pour ne pas être persuadé que la contrebande fera un commerce clandestin aussi considérable. Le commerce ouvert qui se faisait naguère et les, sels du Tonkin continueront a remonter le fleuve Rouge.

Le parc aux boeufs pres de Laokay  (120k)


Le parc aux boeufs pres de Laokay. - Dessin d'Eug. Burnand, d'apres une photographie du lieutenant Hairon.


Les marchandises qui viennent du Yunnan sont l'opium, en galettes plates, moins estimé mais bien moins cher que l'opium de l'Inde, des tourteaux de thé dé qualité inférieure, du cunao, des plantes médicinales apprêtées et de l'étain. Plusieurs maisons de commerce chinoises de Hanoï ont des correspondants a Mont-ze et â Kai-hoa-fou, et rien n’empêchera les maisons françaises de leur faire concurrence et d'y avoir. aussi leurs correspondants lorsque nous aurons, comme le stipule le traité de Tien-tsin, des consuls français clans chacune de ces villes.
La seule industrie de Laokay, si l'on peut toutefois l'appeler de ce nom, est la confection des paniers de bambou qui servent a emballer le sel et le coton qu’emportent les caravanes de mules.
En face de Laokay, de l'autre côté du Nam-si, s'étend le grand village chinois de Song-phong, qui a toujours été le marché d'approvisionnement pour les habitants de Laokay; il était habité par d'anciens Pavillons-Noirs., et ce ne fut qu’après l'arrivée des commissaires chinois, qui s'y logèrent, que nous pûmes sans danger visiter le marché et même envoyer nos domestiques s'y approvisionner.
Outre le poisson, la viande, les volailles, les légumes et les fruits, prunes, pêches et pommes, qui descendent des environs de Mang-Hao, en suivant le fleuve Rouge, on vendait a ce marché des armes de toutes sortes et même des fusils à tir rapide des modèles les plus nouveaux..
Il était curieux de voir, étalés sans précaution dans les paniers, â côté des autres marchandises, des monceaux de cartouches métalliques modèles Remington, Mauser, Martini-Henry, etc. Elles devaient, sans nul doute, avoir été soustraites de l'approvisionnement des forts environnants, car elles se vendaient moins cher qu'en Europe. Il était impossible de favoriser plus ouvertement le ravitaillement des bandes irrégulières, mais les autorités chinoises n'en prenaient point ombrage.
A Song-phong se fabriquent les sampans plats destinés a la navigation entre Mang-hao et Laokay et les jonques de guerre qui font la police de cette partie du haut fleuve. Ce sont de grandes barques plates sans bordage, ou plutôt des espèces de radeaux allongés dont le pont est a trente centimètres a peine au-dessus de l'eau; ces jonques portent a l'avant un gros obusier en fonte d'ancien modèle, d'un calibre tel qu'il me paraît bien difficile qu'il puisse tirer sans démolir la jonque, et quelques petits canons en bronze; elles sont montées par une trentaine d'hommes armés de fusils, qui couchent â terre ou sur le pont de la barque, faute de place pour se loger a l'intérieur.

XVI

Le Nam-si. - Le Chau de Chien-Than. - Les Muongs - Fête du 14 Juillet à Laokay.

Nos collègues chinois, qui avaient paru si pressés de nous voir arriver, ne mirent pas la même hâte a entrer en relations avec nous. Ce fut le 11 juillet seulement que les deux premiers commissaires, Tang et Hié, arrivèrent a Song-Phong et vinrent nous faire visite. Tchéou, le président, n'arriva que le 19 ; enfin, le 23 juillet, plus d'un mois après notre arrivée a Laokay, nous pûmes avoir la première séance officielle de la commission.
Les environs de Laokay étaient a cette époque relativement tranquilles; on pouvait sans crainte, en partant armés a cheval et plusieurs ensemble, faire des promenades agréables a quelque distance du poste, quand on ne craignait pas de s'engager dans les sentiers a peine tracés et de revenir mouillés par les fortes averses qui tombaient plusieurs fois par jour.
Les sentiers, taillés en corniches et ravinés par les pluies, étaient parfois assez dangereux : c'est ainsi qu'un artilleur marchant le long du Nam-si et suivant le chemin qui le surplombe d'une dizaine de mètres, se laissa tomber dans la rivière, ou il se noya. Un autre jour, comme nous accompagnions avec quelques amis notre président dans une promenade, nous le vîmes disparaître tout a coup au détour du sentier. Son cheval avait mis le pied a côté du chemin, et tous deux étaient tombés dans un ravin profond de douze a quinze mètres et tellement encombré de végétation qu'on n'apercevait plus ni cheval ni cavalier. M. Dillon parvint assez vite a se dégager et se hissa lestement sur le chemin sans avoir eu la moindre égratignure; mais ce ne fut pas sans peine qu'on parvint a tirer de la le cheval, qui avait roulé beaucoup plus loin. Il fallut aller trouver les habitants d'un village voisin; ceux-ci, armés de leurs sabres, durent se frayer un passage jusqu’à l'animal. qui ne s'était fait aucun mal. Puis on continua la promenade, M. Dillon étant le premier a rire de sa mésaventure .
Une des principales distractions était les bains de rivière, le soir, dans les eaux limpides du Nam-si; c'était aussi, entre nous, un objet continuel de discussions. Les indigènes, Annamites et Chinois, craignent beaucoup, partout ou ils les rencontrent, les eaux claires des torrents, soit pour en boire, soit pour s'y baigner, et bien des Européens partagent leur opinion. Ils préfèrent les eaux bourbeuses du fleuve Rouge, ou les eaux stagnantes des mares et des rivières. Je ne veux pas dire de mal des eaux du fleuve Rouge, que je crois fort saines une fois qu'elles ont été clarifiées par l’addition de quelques grammes d'alun ou seulement par un repos prolongé; mais je dois dire que jamais, dans aucun de mes voyages en Indochine, je n'ai dédaigné les courants d'eaux claires, fraîches et de bon goût. et je ne crois pas avoir eu a m'en plaindre.
Pour en venir au Nam-si, il est certain que presque tous ceux qui s'y baignèrent habituellement furent atteints d’accès de fièvre : mais ceux qui ne s'y baignèrent pas ne furent atteints ni moins gravement ni moins promptement.
On mit a profit ce temps de repos forcé pour envoyer les officiers topographes, MM. Bohin et Hairon, avec une faible escorte, vers l'est, le long du Nam-si. Ils revinrent au bout de six jours, rapportant un travail important, mais harassés de fatigue et ramenant atteints de fièvre tous les hommes de leur escorte. Eux-mêmes ne tardèrent pas a en ressentir les symptômes, et il fut désormais impossible a M. Bohin de se débarrasser de ces fièvres graves a forme bilieuse pendant son séjour a Laokay .
Dés les premiers jours de notre arrivée nous avions eu la chance de rencontrer l'un des chefs muongs qui commandaient le Chau de Chieu-than entre Baoha et la rivière Noire. Ce chef muong avait rendu les plus grands services au colonel de Maussion. et au commandant Bercant pendant leurs expéditions du côté de la rivière Noire, soit en ravitaillant les colonnes, soit en leur fournissant des renseignements et des guides. Il demeurait non loin de Muong-Lay (Lay-Chau), avec lequel il était en hostilités, et se trouvait par la coupé de la route de Luang-prabang; aussi n'était-il pas certain de rencontrer un émissaire qui consentit, â quelque prix que ce fut, â porter une lettre a Luang-prabang; il promit cependant d'essayer.
Autrefois, sur le Nam-ou, j'avais voyagé avec un mandarin chassé de Muong-Lay, et j'avais fait par renseignements un croquis de carte de ces régions. Par ce chef muong je pus reconnaître quelques-unes des erreurs inévitables dans ce genre de travail. Ce fut lui qui m'apprit le premier que le Nam-thé des Laotiens, sur lequel est situé Muong-Lay, n'était pas, comme je l'avais cru, le Song-ma des Annamites, mais bien le Song-bô ou rivière Noire, le Lysien des Chinois.
De même que tous les Chaus ou Muongs, il parlait un dialecte laotien; il était lui-même d'origine anamite; mais les hommes qui l'accompagnaient étaient bien de race thay. Remarquons cependant que si la race siamoise a peuplé toutes ces régions, elle s'y trouve juxtaposée et même souvent mélangée a des peuplades semblables aux Mans et aux Thôs, dont nous avons parlé, et aussi aux Khas ou Mos, qui habitent toutes les montagnes depuis la Cochinchine jusqu'au Yunnan.
Pour le moment, il affirmait qu'il regardait comme une impossibilité absolue de se rendre de chez lui a Muong-Luang, comme il nommait Luang-prabang d'ailleurs je n'avais pas l'intention d'entreprendre le voyage avant la fin de nos travaux.
Le temps se traînait péniblement, les accès de fièvre devenaient plus fréquents, et cependant, grâce â la bonne entente et â la franche camaraderie qui ne cesserent de régner entre les membres de la commission, le personnel de la résidence, MM. Wacle et Ganesco, venus a Laokay en touristes, et les officiers de la garnison, on passait parfois de joyeuses soirées.
Le 14 Juillet fut célébré avec un luxe qu'on n'aurait pas cru possible a Laokay. On se procura des étoffes et des monceaux de papier, et, sous la direction d'artistes de la légion étrangère, les tirailleurs annamites fabriquèrent des centaines de lanternes et décorèrent avec des étoffes et de la verdure les murs de la grande pagode, qui servait de salle de conférences.
Au point du jour une salve de coups de canon annonça l'ouverture de la fête et attira hors de leurs demeures tous les habitants du village chinois de Song-phong, qui se croyaient déjà bombardés; on avait cependant eu soin la veille de prévenir les autorités chinoises. A huit heures tous les Européens fonctionnaires civils ou militaires, au nombre d'une trentaine environ, étaient réunis sur la place pour assister a la revue des troupes. On ne devait plus se séparer de la journée; le déjeuner était offert par le président de la commission, le dîner parle résident M. Martin-Dupont, et les cuisiniers s'étaient surpassés.
Le soir, toutes les maisons étaient brillamment illuminées, et le poste des tirailleurs annamites qui de l'autre côté du fleuve Rouge gardaient le parc aux bœufs apparut entouré d'un double rang de lanternes ces feux se détachant sur le fond sombre des montagnes et se reflétant dans le fleuve donnaient au paysage un aspect fantastique. Apres le dîner et les toasts réglementaires, ce fut de tout cœur que l'on but â l'avenir du Tonkin, pour lequel nous étions tous réunis dans ce poste dangereux ; puis une douzaine de légionnaires vinrent donner un concert vocal entremêlé de monologues.
De même que la plupart des concerts que nous avons entendu improviser par les matelots pendant les longues traversées, celui-ci était un mélange de romances sentimentales chantées avec conviction, de chansons ordurières et de refrains populaires; mais si la note juste n'y était pas toujours, il y régna cependant continuellement une franche gaieté, et a Laokay on ne pouvait, demander davantage.

XVII

Première réunion de la commission du Yunnan - Préparatifs de départ pour le Long-po-ho.

Peu de jours après, les commissaires chinois étant arrivés a Song-phong, on se fit les visites officielles. On convint de se réunir alternativement a Laokay et a Song-phong, et le 23 eut lieu en Chine la première réunion officielle de la commission. Nos collègues nous reçurent dans une ancienne pagode située a quelques centaines de mètres du Nam-si; pour nous rendre chez eux il nous fallait passer cette rivière, qui, nous l'avons dit, change très souvent de niveau. Comme nous n'avions pas de chaises a porteurs ainsi que nos collègues; et que, malgré notre escorte sans armes, il eut été contraire a notre prestige et peut-être même imprudent de nous rendre a pied, de la rive au lieu de réunion, au milieu de la foule compacte de Chinois venus pour nous examiner de près, il nous fallut faire passer la rivière a nos chevaux, ce qui n'était pas une opération facile. Une haie de réguliers chinois en uniforme, armés de fusils, écartait devant nous la foule curieuse des habitants de Song-phong.

Le Nam-si  (140k)
Le Nam-si. - Dessin d'Eug. Burnand, d'apres une photographie du lieutenant 1-Iairon.

Des les premières discussions il nous fut facile de nous apercevoir que nous n'avions guère gagné au change et que les commissaires du Yunnan ne seraient ni moins retors ni moins lents dans la discussion que ceux que nous avions quittés au Kouang-si.
Afin d'avancer plus rapidement le travail, il fut décidé que le colonel Tisseyre et le commissaire Tang se réuniraient chaque jour pour préparer une entente au sujet des environs de Laokay et de la partie de la frontière reconnue par les officiers topographes. Au bout de quelques jours on arriva a se mettre d'accord sur ces points et l'on s'empressa de signer le 1er août un premier procès-verbal constatant cet accord.
Les commissaires chinois acceptaient le Nam-si comme frontière, et il était convenu que le milieu du fleuve Rouge formait au-dessus de Laokay la ligne de démarcation entre le Tonkin et la Chine, la rive gauche restant chinoise et la rive droite annamite. Mais nous manquions de renseignements certains sur le point ou la rive droite cessait d’être annamite : ce point fut donc réservé jusqu’à ce qu'on put le vérifier sur le terrain, ainsi que la convention de navigation â intervenir plus tard au sujet de l'atterrissage éventuel et du halage des jonques d'une nation sur la rive de l'autre.
Des qu'il fut question de ce voyage, le président Tchéou commença par déclarer qu'il ne lui paraissait pas utile que les deux délégations interrompissent leurs travaux pour se rendre a l'embouchure du Long-po-ho., point ou la rive droite du fleuve Rouge devient chinoise; un seul des commissaires chinois suffirait a cette constatation, et nôtre président, qui se trouvait ainsi forcément retenu â Laokay, décida que deux d'entre nous seulement se déplaceraient en même temps et remonteraient le fleuve Rouge.
Sur ces entrefaites la maladie du lieutenant Bohin s'aggravait de jour en jour. M. Haïtce fut aussi très gravement atteint. Ils durent se résigner a nous abandonner pour retourner a Hanoï rétablir leur santé; ils se rétablirent en effet assez rapidement, et leur présence a Hanoï fut, dans la suite, de la plus grande utilité a la commission, pour rechercher et lui faire parvenir divers documents annamites et chinois que l'on ne pouvait se procurer que dans cette ville.
Les Chinois ne se portaient guère mieux que nous leurs hommes mouraient en grand nombre, et le commissaire Hié avait de violents accès de fièvre, tandis que Tang était atteint d'une affection chirurgicale qui le retenait au lit.

Ce dernier me demanda de lui donner des soins, et je me rendis chaque jour â Song-phong pour le panser. C'est ainsi que je pus facilement, au bout de quelques jours, me promener seul dans ce marché, et je n'y fus jamais insulté. Il est remarquable que les Chinois ont beaucoup plus confiance dans nos lumières et dans nos soins pour les affections chirurgicales que pour les affections médicales. Ils ont pour ces dernières des médicaments nombreux et compliqués, et même la quinine, qui est acceptée si volontiers par les Annamites et les Siamois, ne leur inspire qu'une médiocre confiance. Apres sa guérison il me fit cadeau d'une carte chinoise des frontières du Yunnan, finement dessinée sur soie, mais ou les frontières n'étaient naturellement pas tracées a notre avantage.
Pour reconnaître la position de la petite rivière de Long-po-ho qui, sur la rive droite du fleuve Rouge, forme la limite entre le Tonkin et la Chine, il fut convenu que d'un côté le commissaire Hié et les officiers topographes chinois, de l'autre le commandant Daru et le docteur Neis, avec les officiers topographes français, remonteraient le fleuve jusqu’à ce point. D'apres tous les renseignements le pays était tranquille, et avant notre départ nous prîmes la précaution d'envoyer deux émissaires par la route de terre, le long de la rive droite du fleuve Rouge, qui revinrent au bout de peu de jours et nous affirmèrent qu'il n'existait pour le moment aucune bande de pirates dans ces parages.
Malgré cela nous eussions certainement préféré opérer cette reconnaissance par terre. Nous savions la navigation très difficile, nous étions a l'époque des plus hautes eaux, et nous n'ignorions pas qu'en cas d'attaque toute défense contre des ennemis abrités le long de la berge est impossible a une jonque qui remonte un rapide dangereux; malheureusement nous manquions de coolis pour porter les approvisionnements nécessaires a notre escorte et aussi les malades que nous ne manquerions pas d'avoir des les premières journées. Il fallut donc nous résigner a tenter le voyage par eau.
Ce fut aussi la voie choisie par le commissaire Hié, mais il ne voulut pas consentir â ce que nos barques fissent le voyage de conserve, et il partit un jour avant nous. Il prétexta que, le long de la rive gauche (rive chinoise), il y avait de nombreux forts occupés par des réguliers chinois et qu'il était nécessaire qu'il nous précédât pour avertir tous les chefs des forts de nous laisser passer sans encombre. Il prit le même prétexte pour refuser à M. Dillon, qui insistait â cet égard, de mettre sur nos barques un tincha ou officier chinois chargé de nous mettre en relation avec les autorités locales chinoises, si nous avions quelques difficultés a régler avec elles. Les topographes chinois devaient, d'ailleurs, voyager avec nous sur une jonque séparée mais ne s'éloignant jamais des nôtres.
A cette époque la garnison de Laokay était bien affaiblie, plus de la moitié de l'effectif se trouvant continuellement hors de service. Il ne fallait donc amener avec nous que le moins d'hommes possible. On nous donna comme escorte quinze hommes de la légion étrangère et trente-cinq tirailleurs tonkinois; ce petit détachement se trouvait sous les ordres d'un officier énergique, le lieutenant Geil, de l'infanterie de marine, et de M. Henry, jeune sous-lieutenant de réserve de la légion étrangère.
Ce ne fut pas sans peine que l'on parvint a réunir les six jonques ou plutôt les six sampans plats et les équipages de coolis nécessaires pour les conduire. On dut réquisitionner de force des coolis sur les jonques de commerce, l'appât d'une double solde et d'une bonne nourriture ne pouvant les décider a venir avec nous. Au dernier moment, un certain nombre parvinrent à déserter, et le chau (chef muong de Chieu-Than, qui se trouvait à Laokay, nous fournit une douzaine de Muongs qui l'avaient accompagné et qui complétèrent nos équipages, bien qu'ils n'eussent jamais fait le service de bateliers.
Nous emportions pour vingt jours de vivres et nous emmenions avec nous nos chevaux, car nous avions l'intention, arrivés au Long-po-ho de remonter le long de ses rives le plus haut possible, et de déterminer de visu la frontière du côté de l'ouest aussi loin que nous pourrions atteindre.
Nous étions répartis de la façon suivante : la plus grande jonque, qui marchait ordinairement la première et portait le pavillon français, était montée par les lieutenants Geil et Henry, quatre légionnaires et six tirailleurs tonkinois; le commandant Daru et le docteur Neis, avec leurs ordonnances (deux zouaves) et quelques tirailleurs annamites, montaient la deuxième; une troisième portait les deux officiers topographes, MM. Hairon et Pineau; une quatrième, nos chevaux; une cinquième, les vivres; et la sixième, formant arrière-garde, reçut neuf soldats de la légion étrangère. Des le second jour cette dernière, entraînée au milieu du fleuve dans un rapide, ne put regagner la berge que bien au-dessous de Laokay et ne nous rejoignit pas pendant le reste du voyage, nous privant ainsi de plus de la moitié de nos soldats européens.

XVIII

Départ pour le Long-po-ho. - Les forts chinois et leur garnison.

Le vendredi 13 au matin, nos deux collègues MM. Dillon et Tisseyre, qui regrettaient de ne pouvoir faire partie de l'expédition, vinrent, avec tous les Européens de Laokay, nous accompagner jusqu'à nos. jonques, et notre petite flottille se mit en marche. Les eaux étaient très hautes, la navigation des plus difficiles :
en partant le matin au jour pour ne nous arrêter qu'à sept heures du soir, nous arrivons, avec les plus grands efforts, à remonter de deux kilomètres et demi le premier jour et de trois kilomètres le second!
Les topographes chinois, qui devaient voyager de conserve avec nous, ayant une jonque plus légère et mieux manoeuvrée, restèrent près de nous pendant la journée, mais s'éloignèrent le soir hors de la portée de la vue; dans les premiers jours nous n'y attachâmes aucune importance.
A chaque coude du fleuve il fallait le traverser et .gagner la berge opposée; on perdait à cette manœuvre le terrain gagné avec peine pendant plusieurs heures: c'est dans un mouvement semblable que la dernière jonque fut entraînée jusqu'au delà de son point de départ.
Nous étions partis joyeux et contents, bien heureux de respirer pendant quelques jours un autre air que l'atmosphère méphitique de Laokay et d'échapper à la monotone et pénible existence qu'on y menait, sans cesse tourmentés par les fièvres ou même, dans les meilleurs jours, par un manque total d'appétit et un état nauséeux insupportable à la longue.

La flottille en marche e l'approche de la nuit  (100k)
La flottille en marche e l'approche de la cuit. - Dessin d'Eug. Burnand, d'apres un croquis de l'auteur.

Le matin du troisième jour, cependant, nous n'étions pas sans inquiétude; nous commencions à désespérer de pouvoir atteindre notre but avant d'avoir épuisé les vingt jours de vivres que nous emportions avec nous: de plus, pendant ces deux premières nuits, nos coolis, harassés de fatigue par une navigation aussi pénible, désertèrent en assez grand nombre, malgré des précautions minutieuses pour les garder.
Le lieutenant Geil avait pris le parti de rendre, sur chaque jonque, les tirailleurs annamites responsables de la désertion des coolis, et le matin les sentinelles qui avaient veillé la nuit et ne s'étaient pas aperçues du départ des coolis étaient condamnées à les remplacer et à faire le métier de bateliers. Ce système eut les meilleurs résultats, et désormais nos sentinelles annamites veillèrent avec plus de soin. Ce troisième jour les eaux baissèrent un peu, le courant devint moins violent, et nous arrivâmes, dans la matinée, devant un fort chinois.
Aussitôt qu'on nous vit arriver, le fort se couvrit de drapeaux, et une cinquantaine de réguliers en uniforme descendirent se ranger sur la berge, puis a notre approche déchargèrent en l'air leurs fusils. Nous abordâmes au pied du fort, et le commandant Daru commença a parlementer au moyen de l’interprète avec le petit mandarin qui commandait le détachement. Celui-ci répondit qu'il savait parfaitement qui nous étions, qu'il avait reçu des ordres pour nous laissez-passer, et que c'était pour nous rendre les honneurs qu'il avait fait ranger ses soldats et ordonné la décharge de mousqueterie; il nous demanda toutefois de ne pas laisser nos coolis débarquer sur la terre chinoise, même pour le halage de nos jonques, car, ajoutait-il, " le pays est tellement infesté de pirates, que je ne puis répondre de votre sécurité tant que vous êtes sur territoire chinois ".

Arrivée devant un fort chinois  (100k)
Arrivée devant un fort chinois. - Dessin d'Eug. Burnand, d'apres un croquis de l'auteur.

Le commandant Daru le remercia des honneurs qu'il avait bien voulu nous rendre, mais il eut bien de la peine a lui faire comprendre qu'il nous était impossible de suivre son avis puisqu'il nous fallait longues alternativement les deux bords du fleuve, suivant la forme des rives et la direction des coffrants. Il nous quitta en nous recommandant en tout cas de ne pas atterrir sur la rive chinoise pour y passer la nuit. Nous dépassâmes quatre jonques de guerre bien armées qui se trouvaient mouillées le long du fort, et nous continuâmes notre route.
Le soir nous avions fait huit kilomètres; c'était un grand succès; la joie était revenue avec l'espoir de réussir, et, comme nous avions trouvé près de la rive chinoise un banc de sable favorable, on y improvisa une table avec des branchages, et le commandant Daru et moi nous invitâmes les officiers d'escorte et les officiers topographes â dîner avec nous.
Au moment de nous mettre â table, une vingtaine de réguliers chinois en armes débouchent on ne sait d'ou, et le mandarin qui les commande vient nous intimer l'ordre de décamper et d'aller nous établir sur la rive annamite. Cette rive était escarpée, couverte de bois, et il nous eut fallu perdre plusieurs centaines de mètres et peut-être plusieurs kilomètres pour nous y rendre aussi le commandant Daru répondit-il au mandarin par un refus catégorique, et le mandarin se retira en protestant qu'il ne nous avait donné cet avis que pour notre bien et parce qu'il ne pouvait répondre de notre sécurité.

Quoi qu'il en fut, on fit faire bonne garde pendant toute la nuit, ce qui n’empêcha pas notre repas en commun d'etre tres gai. Nous souvenant que ce jour, le 15 août, était un jour de fête pour toutes nos familles, on porta leurs santés et celle de la France, et l'on ne se sépara que fort tard; après avoir longuement devisé sur le résultat probable de notre expédition. Le jeune Henry surtout, qui n'avait pas, je crois, encore vu le feu, était plein d'ardeur; il espérait que nous pourrions remonter le Long-po-ho plusieurs jours vers l'ouest, et il comptait bien que nous y rencontrerions quelques pirates. Ce dernier souhait ne devait, hélas! se réaliser que trop tôt .

P. NEIS

(La suite a la prochaine livraison.)



 

Tien-Phong (35k)
Tien-Phong

SUR LES FRONTIERES DU TONKIN,

PAR M. LE DOCTEUR P. NEIS.

TEXTE ET DESSINS INÉDITS.

XIX

Tien-phong. - Attaque de la jonque de MM. Geil et Henry.

Les deux jours suivants se passèrent sans incident la température se maintenait entre trente et trente-quatre degrés, les rapides devenaient de plus en plus rapprochés et difficiles, mais nous apprîmes que le Long-po-ho se trouvait moins éloigné qu'on ne nous l'avait dit : il n'est distant que de quarante kilomètres de Laokay, au lieu des soixante sur lesquels nous comptions; nous étions donc désormais certains de pouvoir accomplir notre mission.
La rive droite du fleuve Rouge, appartenant au Tonkin, reste déserte et boisée pendant tout le trajet. Quelques rares villages chinois s'aperçoivent de loin en loin sur la rive gauche, moins élevée et déboisée sur une pallie de son étendue; aussi, malgré les avis des officiers du fort chinois, est-ce chaque nuit sur cette rive que nous atterrissons pour passer la nuit.
Le 18 nous brisons notre mât en passant sous de grands arbres, et nous arrivons au village chinois de Tien-phong, a trente kilomètres environ au-dessus de Laokay.
Tien-phong est un petit village situé sur une hauteur dénudée, a un coude du fleuve. Nous y rencontrons des barques de marchands de fruits et de volailles descendant de Mang-hao; ils consentent volontiers a nous vendre une partie de leurs marchandises.
Mang-hao et ses environs produisent en abondance les fruits des régions tempérées prunes, abricots, pommes et poires, mais tous ces fruits, surtout les derniers, qui sont les plus abondants, sont cueillis trop verts; durs et sans saveur, ils n'en font pas moins le plus grand plaisir dans ces pays en nous rappelant les fruits de France. Le commandant Daru achète a un prix très modique le chargement complet de l'une de ces barques, pour le distribuer a nos hommes, et le propriétaire paraît enchanté de son marché.
Il n'en est plus de même quand nous essayons d’acheter ou de louer aux habitants du village une ou deux de ces petites embarcations en rotin tressé qui nous sont nécessaires pour la manœuvre de nos amarres dans le passage des rapides, les nôtres étant usées et hors de service. On ne refuse pas absolument, mais on nous dit qu'il faut pour cela l'autorisation du chef du village, parce que les barques appartiennent au village et non aux particuliers, et l'on nous avertit que ce maire est absent pour toute la journée.
Nous remarquons que dans ce village il n'y a guère que des femmes et des enfants, et nous voyons avec étonnement une douzaine de Chinois armés de fusils et portant l'habit bleu des Pavillons-Noirs traverser le fleuve Rouge de Chine en Annam a quelque cent mètres au-dessous de nous.
Nous laissons dans ce village le doï Thanh, qui nous avait accompagnés dans ce voyage et nous servait d’interprète pour conclure le marché; il devait pouvoir nous rejoindre facilement dans la soirée sur un de ces légers paniers.
Nous traversons le fleuve, très rapide en ce point, et il fait déjà nuit quand toutes les jonques, moins celle des officiers topographes, se trouvent rassemblées au point A (voir la carte p. 371), dans un îlot ou nous espérons être en sûreté. La jonque de MM. Hairon et Pi-neau, mal manœuvrée par des coolis inhabiles, se trouve entraînée le long de la rive annamite et ne peut réussir avant la nuit a traverser le fleuve pour nous rejoindre ; ces officiers passent donc la nuit séparés des autres jonques, et nous sommes inquiets jusqu'au lendemain sur leur sort.
La nuit s'avançait et le doï Thanh ne revenait pas. Enfin vers minuit il arriva, conduit par un Chinois, qui s'éloigna aussitôt avec le panier qui l'avait amené.
Il nous raconta que non seulement il avait été défendu de lui vendre un panier, mais qu'il avait entendu proférer des menaces contre les Français ; ce n'était qu'avec les plus grandes difficultés, et moyennant une piastre, qu'il avait pu décider un habitant a le conduire vers nous.
Nous avions quelque confiance dans ce Thô intelligent; qui nous avait rendu de grands services sur les frontières du Kouang-si; mais ce soir là il nous parut furieux et effrayé, et, comme il ne pouvait préciser les menaces qu'il avait entendu faire contre nous, nous n'y attachâmes pas une grande importance.

environs de Tien-Phong  (160k)
Carte des environs de Tien-Phong , d'après le lieutenant Hairon

D’après les renseignements recueillis dans le village de Tien-phong, nous nous trouvions au bas d'une série de rapides très difficiles a franchir. On nous y avait même affirmé que les jonques ne remontaient jamais plus haut que ce village; d'autre part nous savions que notre collègue chinois, Hié, y avait passé la veille ; les topographes chinois qui, tout en naviguant près de nous dans la journée, suivant les conventions établies, s’arrangèrent a ne jamais passer la nuit près de nos jonques, nous avaient abandonnés la veille, pendant notre arrêt a Tien-phong, avaient continué leur route et se trouvaient hors de vue ; nous devions donc au moins tenter de les suivre.
Des la, pointe du jour, tout en prenant le café ensemble, on convient avec MM. Geil et Henry de prendre les dispositions suivantes : en amont de l'îlot, le fleuve faisait au point C un coude prononcé donnant naissance a un rapide d'autant plus difficile a franchir que la berge, couverte d'une végétation inextricable, rendait le débarquement et par suite le halage presque impossibles. Nous n'avions, entre toutes les jonques, qu'une seule de ces longues amarres en rotin nécessaires pour remonter les grands rapides. La jonque de M. Geil, qui marchait la mieux et qui était la mieux manœuvrée, devait remonter la première, pendant que les quatre autres se réuniraient au-dessous du rapide, au point B, attendant que l'on eut attaché l'amarre au-dessus du coude, en la laissant flotter au courant, afin qu'elles pussent s'en servir pour se haler l'une après l'autre.
Ces câbles de rotin tressé sont légers et solides; ils flottent facilement, et nous nous étions déjà plusieurs fois servi de cet expédient pour passer les rapides. La première jonque devait nous attendre au-dessus du rapide, au premier endroit favorable ou l'on put faire cuire le riz pour nos hommes, et nous y déjeunerions tous ensemble.
Tout se passa d'abord suivant nos prévisions; malgré la force du courant, la première jonque doubla assez facilement la pointe et disparut a nos yeux. Vers dix heures et demie, suivis d'assez près par les trois autres jonques, nous arrivions près du point B, ou nous devions attendre qu'on eut disposé l'amarre en rotin, quand nous entendîmes une forte détonation produite, a n'en pas douter, par un feu de salve bien exécuté par une troupe nombreuse, et accompagné d'une fusillade bien nourrie.
Nous ne pouvions savoir ce qui se passait de l'autre côté de la pointe, mais au premier moment je n'eus pour ma part aucune idée de m'inquiéter et je dis au commandant Daru
"C'est sans doute encore la garnison d'un fortin chinois qui s'amuse, comme l'autre jour, a brûler sa poudre, sous prétexte de nous rendre des honneurs, et ils prennent la jonque de nos officiers d'escorte pour la nôtre! "
Cette jonque était en effet la seule qui portât le pavillon français.
Notre méprise ne fut pas de longue durée, car bientôt nous vîmes les balles ricocher dans l'eau du côté de la rive chinoise. C'était par conséquent de la rive annamite que venait la fusillade, et l'on reconnut le bruit de nos fusils Gras qui ripostaient : la jonque de MM. Geil et Henry était donc attaquée.
Nous nous empressons de gagner la rive, et en y arrivant nous recueillons le clairon de la légion étrangère qui, entraîné par le courant, mais nageant encore avec vigueur, parvient a gagner notre jonque. Il avait le bras gauche traversé d'une halle, et une autre balle dans la poitrine. Ses premières paroles furent celles-ci :
" Ils sont tous tués, il n'en reste pas un, et nous allons tous être tués aussi, parce qu'ils sont trop nombreux !
Il ne pouvait être question de débarquer et de porter secours par terre a nos malheureux camarades. Il faut avoir vu pendant les hautes eaux cette végétation touffue, sarmenteuse et inextricable des berges, pour se rendre compte de l'impossibilité absolue qui existe en certains endroits de pénétrer sur la rive. Autant vaudrait essayer de passer au travers d'un mur.
Le courant avait une violence telle, qu'avec nos coolis affolés de terreur, et sans le secours de l'amarre en rotin, on ne pouvait espérer franchir ces quelques centaines de mètres avant plusieurs heures. Dans ces circonstances, avant même d'attendre le rassemblement des trois jonques qui nous suivaient, le commandant Daru voulut d'abord se rendre compte par lui-même de l'état des choses. La fusillade, qui n'avait duré que quelques instants, venait de cesser, ce qui ne rendait que trop probable le récit du clairon blessé. A ce moment nous aperçûmes vers le milieu du fleuve deux Annamites, tirailleurs ou coolis, qui s'efforçaient d'atteindre la rive chinoise : l'un d'eux se noya en route, mais nous vîmes l'autre escalader la rive et s'enfuir a l'intérieur du pays; nous n'entendîmes plus jamais, dans la suite, parler de cet Annamite.
Le commandant, me confiant la garde de la jonque, se jeta a l'eau avec trois tirailleurs annamites, puis, s'accrochant aux branchages de la rive, arriva jusqu'au coude du fleuve et la fut témoin d'un spectacle navrant. La jonque, dont l’arrière brûlait, était occupée par des Chinois portant l'habit bleu des bandes irréguliers, et la plage étroite près de laquelle elle avait échoué en était couverte.
Aussitôt que le commandant Daru fut aperçu des pirates, la fusillade recommença dans sa direction, partant du rivage et de la jonque attaquée; il ne fut heureusement pas atteint et revint a notre barque avec la triste certitude que nos malheureux camarades avaient succombé.
Pendant ce temps j'avais fait armer nos hommes, et la berge était tellement encombrée de végétation que, ne voyant pas a un mètre du bord, je devais craindre, d’après le dire des Annamites, que les pirates ne sautassent a bord avant qu'on eut pu faire usage des armes a feu; je fis donc mettre le sabre-baïonnette au canon et me tins prêt a repousser au besoin un assaut. Il me restait nos deux ordonnances et quatre tirailleurs annamites; les trois dernières jonques, celle qui portait les deux officiers topographes comprise, nous rejoignirent d'ailleurs peu après, et, une fois réunis et sur nos gardes, nous pouvions soutenir une attaque malgré notre position défavorable. Les balles dont ils essayaient d'atteindre le commandant Daru pendant son retour passaient bien au-dessus de nos têtes, et aucun pirate n'osa se montrer au tournant du fleuve, en sorte que nous n’eûmes même pas la consolation de leur envoyer quelques coups de fusil.

XX

Tentative pour dégager la première jonque. Deuxième embuscade.

Le commandant Daru, qui, en l'absence des officiers d'escorte, avait naturellement pris le commandement, adopta, après une courte délibération avec les officiers topographes et moi, le plan suivant :
La mort des lieutenants Geil et Henry et de leurs compagnons n'était que trop certaine, mais nous devions faire tous nos efforts les venger et pour ne pas laisser entre les es pirates la jonque qu'ils avaient prise et surtout les corps de nos deux camarades.
Une attaque en essayant de remonter le long de la rive droite eut été une folie inutile : nous ne pouvions qu'augmenter le nombre des victimes sans la moindre chance de réussir.
On résolut de passer sur l'îlot, d'essayer de sa pointe d'ouvrir le feu sur la jonque prise et, une fois les pirates éloignés, de nous en rendre maîtres, ou du moins, si l'incendie était trop fort, de recueillir les morts, et peut-être les blessés s'il y en avait encore. Si de l’extrême pointe de l'îlot il était impossible de découvrir le lieu de l'embuscade, ce que nous ne pouvions juger de l'endroit ou nous nous trouvions, il fallait essayer, en la contournant en jonque, de gagner la rive chinoise et de remonter le long de cette rive jusqu'au dessus du lieu de l'attaque; la on essayerait de retraverser le fleuve en s'efforçant d'arriver tous ensemble, pour nous emparer de la jonque prise.
Ce plan était bien chanceux : nous n'étions que huit ou dix Européens, en comptant les deux commissaires et les deux officiers topographes, et une trentaine d’Annamites; puis il fallait plusieurs heures pour faire le trajet, et au bout de ce temps notre intervention eut été forcément inutile; mais en ce moment cela nous paraissait a tous la seule chose a tenter, et il nous semblait impossible de nous résigner a lâcher pied ainsi sans essayer tout ce qui pouvait être fait.
On se mit donc en route pour gagner l'îlot. Mais les coolis étaient tellement affolés que la manœuvre fut difficile; deux jonques, celle des officiers topographes et celle qui contenait nos chevaux, ne purent atteindre le but et furent entraînées par le courant.
Je profitai de cette traversée pour visiter plus soigneusement les blessures de notre clairon, auquel je n'avais
fait qu'un pansement provisoire. La blessure du bras n'avait lésé aucun organe important, et la balle reçue dans la poitrine, après avoir contourné la côte, était ve-nue, sans traverser le poumon, se perdre dans la peau du dos, d'ou je pus l'extraire facilement.
C'était un vigoureux Alsacien, l'un de ces braves gens qui, plutôt que d’être soldats prussiens, préfèrent servir leur vraie patrie, même a titre d'étrangers, et qui forment la meilleure partie de la légion étrangère, il nous raconta en détail l'attaque qui venait d'avoir lieu.
Le passage du rapide avait été relativement facile, et l'on s'était arrêté prés d'une étroite plage de sable, qui parut favorable pour la balte du déjeuner, a deux cents mètres a peine au-dessus du coude du fleuve.
Les tirailleurs annamites et les coolis étaient descendus a terre et rassemblaient du bois mort pour faire cuire leur riz; les deux lieutenants, assis sur le toit de la jonque, surveillaient leurs hommes en nous attendant, quand tout a coup, sans que l'on eut aperçu personne, ni entendu aucun bruit suspect, éclata le feu de salve dont nous avons parlé.
Les pirates, cachés par la berge, avaient tiré avec ensemble, de très près, avec une grande justesse, en visant seulement les gens restés sur la jonque, et tous furent atteints par cette première décharge.
Plusieurs soldats et coolis se trouvant groupés autour du feu de la cuisine, allumé a l’arrière, cette partie fut criblée de balles, et les tisons enflammés, dispersés de tous côtés, communiquèrent probablement le feu a la jonque, que les pirates n'avaient aucun intérêt a brûler aussi promptement.
Le lieutenant Geil reçut une balle dans la tête et tomba au fond de la jonque; le lieutenant Henry, blessé au bras, rassembla les hommes qui pouvaient encore porter un fusil et, donnant l'exemple, ouvrit le feu sur les pirates, qui continuaient a tirer sans relâche. Les hommes descendus a terre furent fusillés les uns après les autres, a mesure qu'ils essayaient de monter dans la jonque pour chercher leurs armes; pas un ne put arriver a bord. Tout cela ne dura que très peu de minutes.
Quand les pirates virent que Henry et le clairon restaient seuls debout, tirant toujours, ils s’élancèrent sur la plage. En ce moment, presque a bout portant, Henry fut traversé d'une balle dans la poitrine et tomba; le clairon, atteint de même, se jeta dans le fleuve;; les pirates se précipitèrent alors a bord de la jonque, et plusieurs firent feu sur le clairon, que le courant emportait rapidement et dont le casque fut traversé par une balle. On a vu comment il avait pu être recueilli par nous quelques secondes plus tard.
Ce récit, fait avec beaucoup de sang-froid peu de minutes après l'affaire, fut, dans la suite, répété a diverses reprises par le clairon, sans aucune variante; nous pouvons donc le considérer comme la narration exacte de ce qui venait de se passer.
Il n'arriva donc que deux jonques dans l'îlot, la nôtre et celle qui contenait les vivres. Nous n'avions plus avec nous que douze Annamites et nos deux ordonnances.
Le commandant Daru ne renonça pas pour cela a son projet : après avoir bien amarré les jonques, nous partîmes tous pour nous rendre a l'extrémité de l'île (point E), d'ou nous espérions pouvoir ouvrir le feu.
Ne sachant pas si l'île ne contenait pas de pirates, nous marchions a la file, le commandant Daru en tête, le revolver au poing, et moi en serre-file ou sur les flancs, portant un ballot formé de ma trousse, de bandes et de charpie, et armé de ma canne, avec laquelle je faisais serrer les rangs a nos jeunes soldats annamites, qui, tout nouvellement arrivés au régiment, ne montraient pas une grande ardeur. J'étais d'ailleurs aidé par nos deux zouaves, qui étaient enchantés de la perspective d’échanger quelques balles avec les pirates.
Arrivés a la pointe de l'île, nous nous aperçûmes que de cet endroit on ne pouvait battre utilement le point ou brûlait la jonque; on apercevait, par-dessus la pointe, de grandes flammes et de la fumée : elle devait être entièrement en feu.
On n'avait plus entendu, d'ailleurs, un seul coup de fusil depuis la reconnaissance faite par le commandant Daru au détour du fleuve; on n'apercevait aucun pirate, et nous pouvions nous demander s'ils ne s'étaient pas retirés a l'intérieur du pays; on ne pouvait donc plus songer qu'a recueillir, au prix des plus grands dangers, ce que les Chinois avaient bien voulu abandonner en s'éloignant.
Pendant que nous délibérions sur ce qui restait a faire, et que le commandant Daru ne pouvait se décider a battre en retraite, nous entendîmes, en aval et non loin de nous, un feu de salve nourri suivi d'une vive fusillade.
A n'en pas douter, les deux jonques, entraînées par le courant, étaient attaquées par une deuxième embuscade. La ligne de conduite a suivre devenait bien claire : il fallait porter secours aux vivants et laisser la les morts. D'ailleurs, pris nous-mêmes entre les deux embuscades, notre position devenait assez critique.
Nous nous embarquâmes en toute hâte, et nous aperçûmes la jonque des chevaux entraînée dans un tourbillon et recevant de la rive annamite une vive fusillade, a laquelle elle ripostait vaillamment.
Le commandant, Daru fit mettre a plat ventre tous les combattants sur le toit de nos barques, dont la convexité les mettait a l'abri; il fit partir la jonque des vivres, et nous la suivîmes a peu de distance, prêts a protéger la retraite, car nous pouvions maintenant craindre d’être attaqués de tous côtés.
Nous fumes rapidement entraînés par le courant, mais nous ne pûmes contraindre nos coolis a se servir de leurs rames pour diriger l'embarcation. Allongés au fond de la jonque, ni les coups ni les menaces de mort ne les décidèrent a bouger. Nous en aurions tué une partie, que nous ne serions pas parvenus a faire lever les autres, affolés de terreur. Nous fumes donc
drossés par le courant près de la rive droite, et, arrivés vers la pointe de l'île, nous commençâmes a essuyer le feu des pirates.
Entraînés dans les nombreux tourbillons du fleuve, nous fîmes plusieurs tours complets sans réussir a faire manœuvrer nos coolis. Notre position était critique, car nos deux ordonnances et nos tirailleurs annamites, n'étant plus protégés par la convexité de la toiture, se trouvèrent a découvert, mais ils ouvrirent un feu nourri qui éteignit a peu près le feu des pirates, et nous passâmes sans avoir un seul blessé. Sur la jonque qui nous précédait, un seul cooli fut atteint d'une balle a la nuque. -
Toute cette affaire, depuis l'attaque de la jonque de Geil, n'avait duré que très peu de minutes.
Aussi, étant donnée la distance qui séparait la première embuscade de la seconde, il est matériellement impossible d'admettre que les pirates qui faisaient partie de l'une aient eu le temps de se rendre en face du village de Tien-phong ou se tenait l'autre. Il y avait réellement deux troupes nombreuses, agissant séparément et de concert pour nous attaquer.
Nous étions pressés de retrouver les deux autres jonques, celle des officiers topographes et celle qui portait les chevaux. D’après l'intensité de la fusillade nous craignions d'y trouver un grand nombre de blessés.
En passant devant le village de Tien-phong, nous fumes surpris de voir les femmes et les enfants nous regarder curieusement du haut du village. Ils n'étaient cependant pas éloignés de la deuxième embuscade, et pour s'exposer ainsi il fallait qu'ils fussent bien certains qu'on ne tirerait pas dans leur direction.
Nous ne rejoignîmes les deux barques que plusieurs kilomètres plus bas. Je pansai les blessés, peu nombreux heureusement, et, tout en déjeunant de bon appétit après toutes ces émotions, MM. Pineau et Hairon nous racontèrent leurs aventures.

XXI

Les officiers topographes. - Retour a Laokay.

Partis du même point que nous, ils avaient été entraînés par le courant; leur jonque s'était mise a tournoyer dans les tourbillons, et les coolis, maladroits et affolés, n'avaient pu parvenir a la diriger. Ils arrivaient ainsi, sans avoir pu aborder, a la pointe sud de l'îlot, et, comme ils passaient a quelques brasses a peine de l'île, le lieutenant de chasseurs d'Afrique Hairon, excellent nageur, n'écoutant que son courage saisit une amarre et se jeta dans le fleuve pour la porter a terre.
Ne pas pouvoir atterrir, c'était pour eux abandonner le combat et diminuer de plus de moitié nos forces, déjà si réduites pour l'exécution du plan arrêté en commun. Ainsi peut s'expliquer cette folle tentative du brave Hairon, qui, ne pouvant rien sur la maladresse et peut-être la mauvaise volonté des coolis, pressés de s'éloigner du lieu du danger, se dévouait a une mort presque certaine en se jetant dans le rapide. La force du courant était telle, que l'amarre lui fut immédiatement arrachée des mains et que lui-même, entraîné dans un tourbillon, se trouva, en quelques secondes isolé au milieu du fleuve.
A ce moment, de la rive annamite en face de Tien-phong, un feu de salve suivi d'une fusillade pourrie s'était ouvert sur la jonque, et les balles pleuvaient autour de Hairon, que le courant portait sur la rive droite.
Le lieutenant Pineau se trouvait dans l'impossibilité de porter le moindre secours a son camarade, mais, tout en s'éloignant, malgré lui, sur sa jonque, qui ne manoeuvrait plus et dont tous les coolis avaient disparu a fond de cale, il faisait ouvrir un feu tres vif sur les pirates.
Des les premières décharges, le sous-officier d’infanterie de marine (des tirailleurs annamites) était blessé de deux balles a la main, qui lui brisèrent son arme, et le lieutenant Pineau, saisissant un fusil, faisait le coup de feu avec ses hommes jusqu’à ce qu'ils fussent hors de portée.
Par bonheur pour le lieutenant Hairon. la jonque des chevaux, qui avait, elle aussi, manqué Pilot, passa non loin de lui, entraînée par le courant, et il put saisir une amarre qu'on lui jeta et parvenir a bord, ou il organisa la défense.
Un cooli et plusieurs chevaux furent blessés, mais en somme il n'y eut personne de mortellement atteint par cette deuxième embuscade. Nous arrivions au moment ou la jonque des chevaux se trouvait déjà hors d'atteinte, et l'on a vu que nous passâmes sans trop d'encombre.
Il ne pouvait plus être question de continuer le voyage dans les mêmes conditions, et nous dûmes nous résigner a revenir a Laokay.
Nous fîmes rapidement, en trois heures, le trajet que nous avions péniblement accompli en six jours, et nous débarquâmes bien tristement a ce quai de Laokay d'ou nous étions partis confiants et joyeux six jours auparavant. Les soldats de la légion étrangère appelèrent désormais le lieu de notre embarquement le quai du Malheur.
Nous ne songions guère aux dangers personnels que nous avions courus, mais, une fois au milieu de nos amis a Laokay, la mort de nos deux braves camarades et de leurs compagnons, qui, le matin même, étaient si pleins d'entrain, nous causa une douleur profonde.
Le commandant Daru qui s'était si vaillamment comporté pendant l'action, - maintenant que tout danger et toute responsabilité pour lui avaient disparu, se trouva complètement démoralisé par la perte de ces deux officiers, et cela ne contribua pas peu a la longue et pénible maladie qu'il contracta a partir de ce jour. D'ailleurs pas un des hommes, Européens ou Annamites, qui firent partie de cette malheureuse expédition,
n'échappa au paludisme : tous furent atteints de fièvres plus ou moins graves dans les jours qui suivirent notre arrivée.
Quand nous nous rappelions la résolution du commissaire Hié de ne pas faire route avec nous, la disparition des officiers topographes chinois la veille de l'attaque, le refus de Tchéou de mettre un tin-chaï a bord de nos jonques, les mauvaises dispositions des habitants de Tien-phong a notre égard et l'insistance des officiers chinois a nous engager a ne pas séjourner sur la rive chinoise, il nous était difficile de ne pas rendre les Chinois responsables de cette attaque. Mais malgré cela, comme nous avions été attaqués sur le territoire annamite, par des gens qui ne portaient pas l'uniforme des réguliers chinois, nous n'avions aucune preuve suffisante pour nous plaindre officiellement.
Le guet-apens avait été trop bien tendu pour ne pas avoir été préparé de longue main. Si la première embuscade avait eu la patience d'attendre la réunion des cinq jonques au-dessus du rapide, pas un d'entre nous n'en serait revenu; mais, trompés par le pavillon français qui flottait seulement sur la première, les pirates crurent a la présence sur celle-ci des commissaires français, et c'est ce qui nous évita le sort de Geil et de Henry.
Le lendemain, les officiers topographes chinois arrivèrent a Tien-phong. D’après leurs récits, souvent contradictoires, ils n'étaient pas loin de nous lors de l’attaque; ils étaient près du prochain tournant et ils avaient entendu la fusillade sans comprendre d'abord ce qui se passait, puis ils avaient été menacés par une bande de pirates sur la rive annamite, sans cependant recevoir de coups de fusil. En revenant ils avaient aperçu notre jonque entièrement brûlée.
Hié arriva ensuite; il était parvenu jusqu'au Long-po, mais il était malade et ne put venir nous voir. Les autres commissaires chinois nous apportèrent leurs compliments de condoléances.

Si - ce qui n'est pas prouvé - la conduite du commandant, --dire Hié ne fut pas correcte en refusant de voyager en même temps que nous, il en fut puni, car quelques jours après son retour il mourait a Song-phong d'un accès pernicieux.

C'était un mandarin arrivé a prix d'argent, fils d'un riche marchand d'opium de Canton. Il avait accepté par ambition les pénibles fonctions de commissaire de son gouvernement pour la délimitation; il était accompagné de son fils, qui mourut, lui aussi, d'un acces pernicieux pendant le voyage qu'il entreprit pour ramener le corps de son père a Canton.
Nos relations avec S. E. Hié avaient toujours été des plus cordiales; c'est lui qui me recevait quand j'allais soigner le commissaire Tang-Ki-Son, avec lequel il demeurait, et son accueil était toujours des plus empressés. Je dois cependant dire que, chargé par M. Dillon, quelques jours avant notre départ, de régler avec lui les conditions de la marche, il m'avoua naïvement qu'il tenait a ne pas voyager de conserve avec parce qu'il pensait qu'il était trop dangereux de nous accompagner; il est donc bien probable qu'il était déja averti de l'attaque que nous devions subir.
Les Chinois ne peuvent pas plus que nous résister au paludisme dans ce pays pendant l'hivernage.
Dans ces régions, les voyages, même sur les fleuves. a cette époque de l'année, sont toujours dangereux, et nous savions que jamais un mandarin laotien ne se met en route, du mois de juin au mois d'octobre, sur le Mékong ni sur aucun de ses affluents. Nous nous, aperçûmes qu'il n'était pas plus prudent de voyager a ce moment sur le fleuve Rouge.

XXII

Délimitation sur cartes. - Maladies des membres de la commission. - Mon retour a Hanoï. - Fin de la délimitation a Laokay.

Voyant que, malgré toute notre bonne volonté, la délimitation sur le terrain était pour l'instant absolument impraticable, M. Dillon écrivit des le 10 août au président Tchéou pour lui proposer d'étudier un projet de délimitation basé sur la comparaison des cartes et des documents chinois et annamites que possédaient les deux délégations. Il télégraphia en même temps au ministère pour démontrer la nécessité de cette manière d'agir Si l'on désirait que la pénible corvée qu'on nous avait imposée cet été eut un résultat utile.
Les commissaires chinois acceptèrent volontiers cette solution, mais ils ne purent s'engager avant d'avoir reçu la réponse qu'ils demandaient Toung-li-Yainen, et, se trouvant assez éloignés du télégraphe, il fallait compter sur un retard de trente a quarante jours avant d'avoir cette réponse.

Sur la pointe de l'île  (60k)
Sur la pointe de l'île

Nous étions donc condamnés encore a un long séjour a Laokay. On employa ce temps a travailler, en attendant les autorisations demandées. Le commandant Daru, nous l'avons dit, était fort malade; je ne tardai pas a être atteint aussi gravement que lui, et ni l'un ni l'autre nous ne pûmes guère prendre part a ce travail de délimitation sur cartes. Toute la peine en revint a M. Dillon et au colonel Tisseyre, aidés du lieutenant Hairon, qui n'était guère moins malade que nous.
Peu de jours après notre arrivée du Long-po, des bruits inquiétants nous parvinrent de différentes sources : le télégraphe fut coupé plusieurs fois de suite, des jonques de commerçants furent attaquées, on parlait de nombreuses bandes irrégulières qui devaient se concentrer sur Laokay.
Notre garnison était trop affaiblie et trop malade pour qu'on songeât a faire des reconnaissances, si ce n'est a très peu de kilomètres de la ville, et ces petites patrouilles reçurent plusieurs fois des coups de fusils.
Nos collègues chinois n'étaient pas plus rassurés que nous, et Tang, qui auparavant habitait le village de Song-phong, dans la pagode ou nous nous réunissions en conférence, émigra sur les hauteurs et alla s’installer près de Tchéou, dans un des camps retranchés qui dominent Laokay.

Pagode de Lao-Kay   (50k)
Pagode de Lao-Kay

Les habitants de Song-phong étaient de plus en plus nombreux, et ils poussèrent l'audace, en traversant le Nam-si, jusqu’à venir, un soir vers dix heures, mettre le feu a l'une des maisons chinoises situées en dehors des portes de Laokay, et blesser plusieurs commerçants chinois. Avant que l'alarme eut pu être donnée, le coup était fait et les pirates avaient disparu.
Quelques nuits plus tard, du côté du port de commerce, on vint essayer d'incendier des maisons annamites, et plusieurs fois le poste des tirailleurs annamites qui se trouvait en face de nous, de l'autre côté du fleuve Rouge, gardant le parc aux bœufs, fut attaqué la nuit, et les pirates y lancèrent des fusées et des fougasses pour essayer de l'incendier. Ajoutons a cela que, les tram (courriers indigènes) étant le plus souvent interceptés, nous restions presque toujours sans nouvelles, ce qui n'était pas une de nos privations les moins sensibles.
Chaque soir, les collines éloignées se couvraient de feux au moyen desquels les rebelles se faisaient des signaux. Une vieille femme, desservant une pagode qui se
trouve sur un mamelon a moins d'un kilomètre en aval de Laokay, fut aperçue correspondant par signaux avec les feux des collines situées sur l'autre rive du fleuve Rouge. Surveillée de près, elle fut surprise une nuit dans cette occupation par le capitaine de la légion étrangère, qui faisait une reconnaissance, accompagné de quatre hommes; on fouilla la pagode et l'on y trouva trois Chinois en armes, que l'on essaya de ramener a Laokay. Mais on les tua en route après une tentative d'évasion.
A partir de ce moment on plaça un petit poste dans la pagode, on fortifia aussi les deux mamelons qui dominent la citadelle; mais a fort peu de distance de nos postes, dans un pays aussi couvert, on n'était pas en sécurité.
Les plus petites promenades en dehors de la ville étaient imprudentes, et dans cette inaction forcée, a la suite des fièvres continuelles et des ennuis, le moral de notre garnison s'affaiblissait; l'un des commis du secrétaire de la commission perdit complètement la raison, et plusieurs officiers eux-mêmes devinrent acariâtres et susceptibles au point que l'idée du devoir et du danger commun empêchait seule les querelles d'avoir des suites funestes.

Une rue de Lao-Kay   (50k)
Une rue de Lao-Kay

Ainsi se passèrent les mois d’août et de septembre. Le secrétaire de la commission, M. Delenda, resta pendant plusieurs jours entre la vie et la mort, souffrant de douleurs atroces dans l'abdomen, et, le commandant Daru s'affaiblissant de plus en plus, il fut décidé qu'on les renverrait a Hanoï pour se rétablir.
Le pays n'était décidément pas aussi pacifié, ni le commerce aussi prêt a reprendre que l'avait cru le colonel de Maussion, trompé par les belles paroles des autorités chinoises. L'employé des douanes, envoyé la surtout comme agent de renseignements, avait beau télégraphier a Hanoï, ou l'on inscrivait cela pompeusement dans le journal officiel, que " le parti du commerce reprenait le dessus ", on n'en était pas moins entouré d'ennemis composés de bandes chinoises plus ou moins régulières, mais en tous cas armés et ravitaillés au village de Tien-phong. Des lieutenants de Liu-Vinh-Phoc recrutaient facilement les anciens Pavillons-Noirs, maintenant sans emploi ; et les commerçants paisibles, je n'ose dire honnêtes, habitués a être rançonnés par eux, ne pouvaient modifier en rien la situation.
Dans ces circonstances, la présence d'un résident civil a Laokay ne parut plus utile au gouvernement : on y envoya le colonel Pelletier, muni de tous les pouvoirs civils et militaires, et M. Martin-Dupont fut rappelé.
On devait donc profiter de son départ pour former un train de jonques qui pourraient ainsi voyager avec
sécurité; et, malgré ses protestations pour rester a Lao-kay, j'avais. définitivement décidé le commandant Daru a retourner a Hanoï, quand un grave accident vint changer cette décision.
Pendant le mois j'avais été atteint de nombreux accès a forme bilieuse; mais, aussitôt les accès finis, je me remettais rapidement et je n'avais pas trop perdu de mes forces, quand, le 1er octobre au matin, je fus pris d'une hématémese telle que je me crus perdu immédiatement. Je me précipitai chez le docteur Martin-Dupont, qui demeurait dans la même pagode, et il me soumit a un traitement énergique; malgré cela, une demi-heure après j'avais rendu deux litres de sang et me trouvais dans un état syncopal, les membres refroidis, et incapable de mouvement.
Le commandant Daru ne voulut plus entendre parler de son départ; il exigea que je prisse sa place dans la jonque qui partirait des que je serais transportable.
Le 4 octobre, toujours accompagné et soigné par le docteur Martin-Dupont, a qui je dois la plus grande reconnaissance, nous partions pour Hanoï, ou nous arrivâmes le 8. Nous y fumes reçus par le résident supérieur, M. Vial, qui fit organiser un train de tramways pour nous transporter, M. Delenda et moi, a l'hôpital, ou je séjournai un mois.

La porte de Lao-Kay  (60k)
La porte de Lao-Kay

Apres mon départ de Laokay, les autorisations des deux gouvernements pour opérer la délimitation sur les cartes arrivèrent bientôt. MM. Dillon et Tisseyre, aidés du commandant Daru, dont la santé se remettait peu a peu, opérèrent rapidement et arrivèrent bientôt aux meilleurs résultats.
C'est ainsi que, sur la rive droite du fleuve Rouge, les provinces muongs de Phong-tho, Lay-chau, Dien-bien-phu et d'autres, qui avaient d'abord été revendiquées par nos collègues chinois et que le vice-roi du Yunnan voulait s'annexer, furent, d'un commun accord, reconnues pour territoire annamite.
Pendant ce temps le danger ne faisait que s'accroître a Lao-kay : les pirates redoublaient d'audace et, présents partout sans qu'on put les apercevoir, coupaient les fils télégraphiques, interceptaient les trams, pillaient les jonques isolées et insultaient chaque nuit nos retranchements.
Le commandant Pelletier n'avait amené que peu de renforts, et malgré son entrain et tout ce qu'il lit pour relever le moral des troupes, l'état sanitaire ne s’améliorait pas. Dans le mois d'octobre, quatre Européens, dont un sous-officier, moururent en trois jours du tétanos, et parmi les soldats de la légion étrangère il ne restait pas vingt hommes valides.
Le commandant Pelletier fut donc obligé de se renfermer étroitement dans la citadelle et d'attendre la saison favorable et de nouveaux renforts pour donner la chasse aux pirates. Il ne crut même pas prudent, après les opérations de la commission, a la fin d’octobre, de laisser les commissaires français s'embarquer pour Hanoï; de nombreux renseignements concordaient a désigner les commissaires comme le point de mire principal des bandes irrégulières. Nos collègues furent donc bloqués a Laokay jusqu’à la fin de novembre; et c'est seulement alors, après avoir reçu des troupes fraîches, que le commandant Pelletier commença contre les pirates une vigoureuse campagne, dans laquelle il purgea en quelques semaines la contrée des bandes irrégulières, lui rendit la sécurité et soumit le pays des Chaus jusqu’à Muong-lay, ou il allait entrer quand il fut rappelé a Laokay par des ordres supérieurs.
Les commissaires purent descendre le fleuve sans encombre, et ils arrivaient dans les derniers jours de novembre, fatigués, mais contents du résultat de leur mission, lorsqu'en débarquant ils apprirent la triste nouvelle que notre collègue et ami M. Haïtce venait d’être assassiné sur les frontières du Kouang-tong.

XXIII

MM. Haïtce et Bohin partent pour Monkay. - Monkay avant l'arrivée des Français.

Pendant le mois d'octobre, que je passai a l'hôpital, MM. Haïtce et Bohin, alors convalescents, étaient allés achever de se remettre entièrement sur les bords de la mer, au cottage que M. Paul Bert avait fait construire dans la presqu'île de Doson, et qu'il avait obligeamment mis a leur disposition.
Vers la fin de ce mois, les délégués chinois de la commission des deux Kouangs, auxquels nous avions donné rendez-vous pour cette époque a Monkay, firent savoir au résident général qu'ils étaient arrivés a Kim-tchéou, la préfecture chinoise la plus proche, et qu'ils attendaient notre arrivée.
Bien que ce pays fut troublé, habité par des Chinois et des pirates, dont les plus honnêtes vivaient de contrebande, M. Paul Bert, sur les instances de notre ministre a Pékin, crut nécessaire d'envoyer a Monkay, au-devant des commissaires chinois, le seul des membres de la délégation française disponible en ce moment; c'était justement M. Haïtce, auquel sa connaissance de la langue chinoise permettait de rendre le plus de services.
Il devait s'aboucher avec nos collègues, préparer le travail, en attendant les autres membres de la délégation française ; et le lieutenant Bohin, qui l’accompagnait, commencerait le levé topographique des environs.
Nous ne devons pas omettre d'ajouter ici, pour dégager leur responsabilité, que M. Dillon, consulté a un moment ou le télégraphe était momentanément rétabli, avait trouvé l'envoi de M. Haïtce seul a la frontière tout a fait intempestif, et que le général Jamont, commandant les troupes, avait déclaré qu'en ce moment, ne croyant pas pouvoir disposer d'assez de troupes pour garantir la sécurité de la région de Monkay, il protestait contre l'envoi dans cette ville d'un commissaire français avec une force militaire insuffisante. La résidence générale, pressée par M. Constans, crut devoir passer par-dessus ces considérations, et notre jeune collègue, n'écoutant que son courage, partit pour Monkay.
Il y avait été précédé par un lieutenant d'infanterie de marine, M. de Goy, faisant fonction de vice-résident, qui s'était établi, avec un commis de résidence et une soixantaine de miliciens annamites peu exercés, dans une vieille citadelle annamite, située a un kilomètre environ de la ville de Monkay.
M. Haïtce voulut, malgré ses avis, s'établir au centre même de la ville chinoise, ou il reçut un assez bon accueil et ne fut d'abord nullement inquiété. Il avait avec lui une trentaine de chasseurs a pied, sous les ordres du lieutenant Bohin, et, se trouvant en sûreté, il permit au bout de quelques jours a celui-ci partir de avec vingt-cinq hommes pour le cap Paklung, afin de faire la topographie de ce point important.
M. Haïtce, bien qu'il eut longtemps vécu avec les Chinois, avait trop confiance en eux. Polis, insinuants, incapables en général de faire du mal si cela ne peut leur procurer un avantage, les Chinois intelligents étonnent et captivent la plupart des Européens qui les fréquentent. En entendant discourir sur les sciences et même sur la morale un convive aimable, on aime a se figurer que l'on a affaire a un égal, et cependant il suffirait de gratter un peu ce vernis superficiel pour trouver en-dessous le barbare.
Il y a un abîme entre les pensées d'un Mongoloïde et les nôtres : il sent, il pense autrement que nous; ses idées sur la morale, l'honneur, la bonne foi, n'ont rien de commun avec les nôtres. Que de fois avons-nous vu nos collègues chinois, qui parlaient sans cesse de leur bonne foi, se trouvant pris, sans pouvoir le nier, en flagrant délit de mensonge, ne pas ressentir la moindre confusion et se contenter de rire de l'échec de leur ruse! Ils sont certainement intelligents et civilisés, mais leur intelligence diffère autant de la nôtre que leur civilisation : nous ne dirons pas qu'elle est inférieure, nous dirons qu'elle est autre. D'ailleurs M. Haïtce, qui n'avait pas assisté au guet-apens du Long-po-ho, ne pouvait se figurer que nos collègues, avec lesquels nous avions entretenu au Kouang-si de si bons rapports, fussent capables de ne pas l'avertir a l'approche d'un danger.
Pour comprendre les événements qui se déroulèrent du 23 au 29 novembre, il faut bien connaître ce qu'était Monkay avant l'arrivée de M. Haïtce, et l’intérêt majeur que les habitants avaient a conserver l’indépendance qu'ils s'étaient acquise. Pour cela on nous permettra d'emprunter la plus grande partie des renseignements qui suivent, en en rectifiant quelques-uns, a un remarquable observateur anglais, sir James Scot, qui y avait séjourné au commencement de l'année 1885 .
Derrière l'île de Vanninh la province chinoise de Kouang-tong vient toucher la mer et sépare tout le pays situé autour de la baie de Oanh-xuan du reste de la province de Quan-yen, qui finit ici a la rivière de Pak-lam. Le cours du Pak-lam marque la ligne frontière depuis le nord, ou les Cent mille monts forment une chaîne servant de frontière, jusqu’à la province de Lang-son. Il est évident que cette intervention d'un morceau de côte chinoise entre deux portions de territoire annamite est faite pour causer des difficultés sans fin.
Monkay est le port bien connu des rebelles chinois qui se sont établis au Tonkin et ont abandonné le brigandage pour devenir de simples voleurs. L'île de Vanninh n'est qu'un delta formé par le Pak-lam, et Monkay est placé au sommet de ce delta.

Village dans l'île de Vannihn  (50k)
Village dans l'île de Vannihn

Quand, venant de la mer, on remonte le Pak-lam entre l'île de Vanninh et la terre ferme, on croit aborder dans un pays stérile et désolé ou l'on n'aperçoit aucun être humain; tout a coup, sans la moindre transition, la ville entière de Monkay apparaît devant vous. Des le premier coup d’œil on s'aperçoit facilement que, bien que se trouvant sur le territoire du Tonkin, ce n'est point la une ville annamite. Les villages annamites sont composés de misérables cases recouvertes de chaume : Monkay est bâti en briques solides avec les toits en tuiles que l'on retrouve dans tout le Céleste. Empire ; on y est véritablement frappé par l'aspect d'aisance et de confortable des habitations; il serai difficile d'y rencontrer une maison qui n'ait sur soi toit une gargouille a tête de dragon et une véranda couverte de pots de fleurs; les portes des rues sont ornée: de peintures représentant un arbre qui porte dans se: branches une banderole ou est inscrite une sentence morale tirée des anciens philosophes. Toutes les porte: sont consolidées par des ais solides et d'énormes bambous qui défient toute tentative d'effraction. En dehors, de chaque maison et placé dans le mur, on remarque un petit hôtel ou chaque jour brûlent les cierges et le: bâtonnets parfumés, pour attirer les bénédictions du ciel sur l'honorable propriétaire.
L'ordre et la tranquillité règnent dans les rues, comme il convient a la résidence de gros propriétaires. Les habitants vaquent a leurs affaires abrités par des parasols de soie anglais, habillés aussi richement que les grands négociants de Queen's Street a Hong-kong de longues robes de soie, bleues, grises ou blanches, suivant les saisons, de beaux souliers de brocart et de bas blancs. On n'y rencontre d'autres Tonkinois qu'un cooli ou deux et les femmes des Chinois; pas d'autre fonctionnaire que le hong-see, sorte de prévôt des marchands. Les maisons de commerce ont un certain nombre de coolis qui circulent la nuit dans les rues, frappant sur des bambous pour montrer qu'ils veillent, annonçant les heures et criant qu'il n'y a ni pirates en vue, ni maison en feu.
Tous les cent mètres environ on rencontre de vastes magasins, ou sont empilées les marchandises volées et pillées de tous les côtés du golfe du Tonkin : opium, ballots de soie ou de coton, riz, sel, huile d'arachide, thé, cinnamome, enfin toutes les productions des pays environnants. La elles sont séparées et emmagasinées ensemble, car on ne fait commerce de détail a Monkay; ce n'est que par cargaisons entières que traitent ces négociants, alliés des pirates et des contrebandiers.
Ça et la on rencontre des maisons d'éducation pour les femmes volées, en grande partie annamites; on leur y donne une instruction chinoise, on leur enseigne les usages chinois, pour augmenter leur valeur sur les marchés de Hong-kong et de Shanghaï, et, dit avec indignation M. J. Scot en parlant de Hong-kong, " cette organisation régulière de la traite des esclaves dans une de nos colonies de la couronne est une honte pour notre administration ".
En face de Monkay, sur le territoire du Kouang-tong,
se trouve le village de Tong-hin-kaï, qui possède un mirador, mais ou l'on ne rencontre ni commerce ni richesse. C'est une bourgade de la préfecture de Kim-tchéou, et le mandarin inférieur qui y commande est un homme de conscience facile et de vues très larges en ce qui concerne la moralité. Il ne peut oublier qu'il est serviteur de l'empereur et responsable devant les autorités provinciales, mais il doit aussi se souvenir que les négociants de Monkay sont riches et puissants et il agit en conséquence. Il passe souvent le Pak-lam pour venir voir ses amis du côté annamite et il est toujours cordialement reçu, car aucun honneur n'est trop grand pour un mandarin qui permet aux jonques chargées de passer par le Pak-lam et voit d'un bon mil les riches caravanes qui prennent la route de Kim-tchéou.

Le mirador de Tong Hin Kaï  (30k)
Le mirador de Tong Hin Kaï

Tong-hin-kaï a toujours eu une garnison de plusieurs centaines de réguliers, qui rendent ce poste bruyant et malpropre au delà de toute expression. De leurs rangs sont sortis plus d'un des pirates qui aident a remplir les magasins de Monkay, et beaucoup de soldats de Canton ont pénétré au Tonkin par le Pak-lam en 1883 et 1884.
Il existe bien un mandarin annamite dans l'île de Vanninh, mais il se garderait bien d'inquiéter ses sujets chinois de Monkay, et, s'il l'essayait, il ne resterait pas longtemps dans l'île. Il vit humblement a un mille environ a l'est de Monkay, dans un village qui a pris le nom de l'île.
C'est un hameau d'un peu plus d'une vingtaine de cases en torchis, mal bâties, ou la moindre pluie convertit la route en une fondrière de boue de plus d'un pied d'épaisseur. Des moutards nus et crasseux, le corps tout couverts d’ulcères, se traînent dans l'ordure avec
les porcs; les parents sont des paquets de guenilles; les seules boutiques qu'on y trouve sont formées par un abri de bambous devant les cabanes, et l'on achèterait toutes les marchandises qui s'y trouvent pour une poignée de sapèques.
Le fonctionnaire annamite habite dans un prétendu fort, et il est presque aussi sale et déguenillé que ses autres compatriotes. Lui aussi va parfois a Monkay, et il fait de son mieux pour se rendre agréable aux Chinois en réquisitionnant pour eux les pécheurs annamites lorsqu'ils ont besoin de coolis. M. James Scot conclut que la France se verra forcée de détruire Monkay pour assurer la paix dans la province de Quan-Yen.


P. NElS.

(La suite a la prochaine livraison.)

Update: 30.01.2005
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