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LE TOUR DU MONDE - Volume 30 -1875-2nd semestre - Pages 369-385

170 ko
La rade de Saigon - dessin de Th.Weber, d'après une photographie

VOYAGE EN COCHINCHINE

1872

PAR M. LE DOCTEUR MORICE

Burgos & Asturies Saragosse

Chapitre I

Arrivée à Saigon. Les sampans. Les malabars. Achat d'un salaco. Débarquement par les coulies. Le panca. Effets du climat. Les mendiants annamites.

II était neuf heures et demie du matin, lorsque, le 6 juillet 1872, le transport de l'État la Creuse arrêta son hélice et jeta son ancre en rade de Saigon. L'immense vapeur fut immédiatement entouré de sampans, petites barques annamites qui rappellent les gondoles vénitiennes, avec leur roufle placé au milieu et leurs rameurs qui nagent debout. Presque aussitôt une foule d'officiers et de négociants inonda le pontet la dunette. Pour moi, qui savais n'avoir là aucun visage ami à chercher, je contemplai le paysage en attendant l'heure de descendre à terre. Le ciel était semé d'énormes nuages à bords cuivrés entre lesquels passaient les brûlants rayons d'un soleil plus implacable encore que celui de Singapore; le fleuve était en ce point si large et si majestueusement ample qu'il méritait bien ce nom de rade que l'on s'accorde à lui donner. Une foule d'embarcations de tous ordres, à rames, à voile, à vapeur, se pressaient sur les bords; quelques bateaux de commerce, dont deux anglais, chauffaient en ce moment, et, dans le lointain, j'apercevais le Fleurus, vaisseau stationnaire d'où se tirent les coups de canon quotidiens qui annoncent le commencement, le milieu et la fin du jour.

Quant aux rives, celle de droite était couverte de fort petites cases en torchis et en paillote, qui pour la plupart trempaient à moitié dans le Donaï; sur la gauche s'étalait Saigon (et non pas Saïgon, comme on s'obstine encore à l'appeler en France). Le grand Cosmopolitan Hotel ou Maison Vantaï montrait avec orgueil, sur les bords mêmes du quai, sa large façade à trois étages; les tamariniers de la rue Catinat et des diverses artères de la ville dressaient leurs larges têtes verdoyantes régulièrement échelonnées; et ces voitures nombreuses, mais peu confortables, qu'on appelle malabars, attendaient les proies multiples qui allaient leur être livrées.

Vers onze heures, je pus descendre, laissant mes bagage se prendre avec ceux de l'État le chemin des docks de la Marine, et je touchai enfin du pied cette terre rouge et poussiéreuse qui caractérise les rues de Saigon.

Bien que novice dans la colonie, j'avais recueilli assez de renseignements pour savoir que je devais avant toutes choses me diriger vers un de ces innombrables marchands asiatiques dont les échoppes bordent une partie des rues basses de la ville, afin d'y faire l'emplette d'un salaco. Le salaco est le chapeau des tropiques; il partage avec le casque en moelle d'aloès, ou pour mieux dire en tige de saja (cây diên diên des Annamites), que les Anglais de l'Inde appellent solatopi, la fonction de garantir les crânes des Européens des trop ardents baisers du soleil. Il est vrai qu'il est disgracieux et quelque peu lourd, mais on se fait assez vite à cette étrange coiffure, sous le dôme blanc de laquelle on peut braver les insolations. Figurez-vous en effet un objet arrondi, mince, concave d'un côté, convexe de l'autre, et réuni par trois montants à une couronne inférieure, de radon beaucoup plus petit. L'honorable marchand chinois, qui répondait au nom harmonieux d'Atak, m'eut bientôt trouvé ce qu'il me fallait, et, renfonçant dans ma poche le feutre qui ne devait plus rue servir qu'aux heures trop courtes du soir, je me hâtai d'entrer dans le premier hôtel qui se rencontra sur ma route.

Une véranda assez propre, au-dessus de laquelle se lisait le nom orgueilleux de ce caravansérail : Hôtel de l'Univers, me conduisit dans une pièce servant de café, où étaient installés quelques Européens. Ayant déjeuné à bord, et d'ailleurs fatigué, je ne songeais qu'aux ablutions nécessaires et au repos : une chambre me fut octroyée, et sous les rideaux d'une moustiquaire assez ample, mais hélas ! Percée de trous nombreux, je reposai pour la première fois à terre mes membres, quelque peu endoloris par une traversée de quarante-cinq jours.

Je me réveillai vers trois heures, et après une douche bienfaisante j'allai chercher mes bagages. Deux grands coulies chinois, nus jusqu'à la ceinture, coiffés de gigantesques et épais chapeaux de paille en clocheton et portant sur l'épaule le solide bambou traditionnel, s'élancèrent sur mes traces et s'emparèrent de mes caisses avec une très grande rapidité, non sans se crier quelques phrases de ce langage brusque et monosyllabique qui déplaît d'abord assez aux oreilles européennes. Ils attachèrent les colis au centre de leur longue perche, à chaque extrémité de laquelle ils se placèrent ensuite, et la soulevant de leurs épaules rougies, ils se remirent en marche avec le balancement qui leur est particulier.

Cette importante affaire terminée, je m'acheminai vers la salle du festin. Une quantité de petites tables, et au-dessus d'elles deux rangées parallèles de pancas, ce fut tout ce que je vis d'abord. Le panca ou punkah est tout simplement un châssis carré en bois garni de cotonnade sur ses deux faces, retenu par une corde qui passe dans la gorge d'une poulie et dans un trou pratiqué au mur. Un indigène placé en dehors de l'appartement tire ou relâche tour à tour ces espèces d'éventails. C'est grâce à cette invention, qui nous vient, je pense, de l'Inde, que l'on peut résister le soir à l'affaiblissement général, au dégoût des aliments, que l'on éprouve presque toujours après les brûlantes journées de ce climat. Ce courant d'air ne ranime pas seulement les forces et l'appétit, ruais il disperse les moustiques et autres insectes fâcheux qui en veulent à votre peau ou à votre potage.

Après un repas que je fis assez abondant, car le séjour à bord affame d'ordinaire, je m'installai hors de l'hôtel près d'une des petites tables sur lesquelles étaient posés le café et les liqueurs. Je me mis alors à examiner plus attentivement le milieu où je me trouvais. Je remarquai un fait, qui m'avait frappé du reste dès notre arrivée; c'est le faciès spécial des habitants, anciens pour la plupart dans la colonie : ils ont tous un teint légèrement jaunâtre, une figure amaigrie et avec cela des yeux très vifs. Pendant le repas, j'avais remarqué aussi que le diapason des conversations s'élevait d'une façon constante jusqu'au dessert, et qu'à ce moment, à certaines tables, la conversation tournait volontiers à la dispute. Mon visage devait bientôt revêtir à son tour la livrée coloniale, qui est compatible avec une santé suffisante, et, bon gré mal gré, je devins aussi plus facilement irritable.

Je passai une partie de la soirée avec un de mes collègues dont j'avais fait la connaissance pendant la traversée et qui était le plus jovial garçon que j'eusse rencontré. L..., qui n'avait pas dîné à l'hôtel où il était descendu comme moi, me conduisit dans un de ces nombreux cafés qui bordent le quai, et nous y bûmes à notre heureux séjour une bouteille de pale-ale norvégien.

De petits garçons et de petites filles annamites, hauts de deux pieds, s'approchaient de nous pour nous offrir une mèche allumée dès que nous roulions une cigarette. Cette mendicité déguisée, la seule du reste que l'on rencontre peut-être en Cochinchine, se faisait avec des gestes et des rires si plaisants que je négligeai volontiers de me servir du petit brascro qu'on apporte à tout fumeur.

Chapitre II

Définition de la moustiquaire. Préparation inattendue de deux couleuvres. Promenade dans la ville. La rue Catinat. Capitaine ! capitaine ! Femmes hindoues et annamites. Le supplice des bourbouilles.

Le lendemain matin, après un sommeil troublé par de trop nombreux buveurs de sang, qui me permirent du moins de donner à la moustiquaire la seule définition qui lui convienne : rideaux de mousseline sous lesquels on enferme les moustiques -je me levai pour visiter la ville. Mais avant de satisfaire ma légitime curiosité, je voulus examiner certains animaux que j'avais rapportés de France et auxquels mes soins paternels avaient su conserver l'existence pendant une longue traversée. C'étaient deux couleuvres vipérines, jeunes encore, mais dont les grâces naissantes faisaient mes délices. J'ouvre la commode où j'avais placé la boite qui les contenait. Horreur ! Des légions de fourmis noires s'en échappent et je ne trouve plus que deux squelettes fort bien préparés. La fourmi des tropiques venait de se révéler à moi dans toute sa fiévreuse activité. Je ne m'appesantirai pas sur cette douleur profonde: il faut un coeur de naturaliste pour la comprendre.

Assez navré de cette triste aventure, je descendis dans la rue, respectant le sommeil de mon camarade que j'entendais dormir avec conviction, Quand je visite pour la première fois une ville, je tiens fort à être seul; il me semble qu'ainsi les impressions se gravent d'une manière plus durable.

Je pris à droite de l'hôtel, dont le chien, l'honorable Con-Cho, affreux petit roquet, me salua avec mépris d'un sonore aboiement, et je passai dans la rue Catinat, une des plus grandes artères de la ville. Il était six heures et demie environ, et les Chinois, qui peuplent les parties basses de cette rue, faisaient sur leurs portes leurs ablutions matinales avec le sans gêne et l'impudeur qui caractérisent cette race. Des voitures conduites par les Hindous noirs du Malabar me poursuivaient déjà de leur éternel : « Voiture, capitaine, voiture ! » De vilains petits bons hommes couleur suie ou café clair, à cheveux incultes, parfois coiffés d'une vieille casquette de soldat d'infanterie de marine, et à costume très succinct, s'attroupaient autour de moi dès que je m'arrêtais autour d'une échoppe et m'assaillaient de nombreux : « Capitaine, panier, hein ! » Tandis qu'ils brandissaient leurs vastes corbeilles, prêts à porter tout ce qu'il me plairait d'acheter.

À mesure que je m'éloignais du quai, je remarquais que la rue s'exhaussait et que les maisons européennes se multiplient. Vers le haut, je vis à gauche le charmant petit palais du directeur de l'Intérieur, perdu au milieu d'un massif de verdure d'où un grand cerf tendit tout à coup sa tête curieuse pour me regarder. Plus loin, j'aperçus les bureaux, la Monnaie, la Poste. Il est vrai que ces édifices étaient pour la plupart coupés les uns des autres par des terrains vagues plus ou moins étendus, où le bambou, le ricin, les daturas, de grandes lianes et de hautes graminées croissent à l'envi. Mais cette ligne hardie et bien conçue de la principale artère de la ville et la vue de ces riants cottages me firent une très agréable impression.

Vers huit heures, le soleil, malgré mon salaco, me parut insupportable, et je revins sur mes pas en prenant la rue Nationale, parallèle à la première et moins habitée. Elle présente aussi ces alternatives de maisons confortables, de cases infimes et de brousses, comme on appelle dans la colonie ce qu'on nomme broussailles en France et jungles dans l'Inde. Je remarquai parmi les édifices de cette rue l'ancien palais du Gouvernement, l'hôtel du chef du service de Santé et les bâtiments du Génie.

Je rencontrai un certain nombre d'hommes et surtout de femmes hindoues, celles-ci noires ou cuivrées et couvertes d'étoffes étincelantes de couleurs crues, jaunes ou vertes. Un anneau d'argent est ordinairement passé clans leur nez; leur taille élevée et leur majestueux embonpoint contrastent avec la petite taille et la grêle charpente des femmes annamites, que je voyais passer çà et là, pliant sous le faix des marchandises qu'elles portaient au marché; elles étaient suivies de leurs enfants, chargés aussi de fardeaux disproportionnés qui les forçaient à se reposer souvent. Vers le milieu de la rue, je vis à droite un poste de police d'où sortaient, avec quelques Européens, des Malabars, des Chinois et surtout des Annamites. Ces derniers, petits hommes habillés en policemens, avec leur petite épée, leur salaco minuscule, et leur gros chignon posé sur le côté de la tête, se donnaient des airs de matamores qui étaient plaisants au possible. Des Chinois, suivis d'un jeune Annamite porteur de provisions, croisaient aussi de temps en temps ma route.

Je rentrai très content de ma première exploration, qui m'avait déjà permis de jeter un coup d'œil sur les différentes races qui peuplent la ville, et de juger des productions exubérantes d'une nature pour laquelle les rayons du soleil et les eaux du ciel sont tour à tour également prodigues.

Mais il me faut tout de suite dire un mot d'une des souffrances auxquelles tout Européen doit s'attendre à Saigon. Déjà, dans la mer Rouge, j'avais fait connaissance avec un des plus cruels ennemis du repos de l'homme de notre race dans les pays tropicaux : je veux parler de cette éruption à chaleur mordicante et à démangeaisons irrésistibles qu'on appelle vulgairement bourbouilles (Lichen tropicus). Figurez-vous que tout votre corps ou à peu près est couvert de petits boutons gros comme une tête d'épingle, et qu'il vous faut un courage héroïque pour résister au désir de les mettre en sang mille fois par jour. C'est surtout pendant la saison sèche et le commencement de la saison des pluies que cette cruelle éruption envahit les nouveaux venus et parfois même les « vieux Cochinchinois », comme se nomment ceux qui ont plusieurs années de séjour. Les pluies rafraîchissantes de l'hivernage modèrent ou font disparaître ces boutons, Les indigènes paraissent exempts de cette infirmité, contre laquelle il n'y a presque rien à faire et qui, par sa confluence, là surtout où la peau est fine et délicate, prend l'aspect d'une vraie brûlure.

 

Chapitre III

Trouvailles du naturaliste. Lézards indigènes. La population annamite. Caractères de la race. Qualités et défauts. Nourriture. Boisson. Vêtements. Démarche et gestes. Le gros orteil. Le gamin de Saigon.

Cliquez sur les vignettes pour ouvrir les gravures: 370 Ko scene prise au marché de Saigon

Malgré ces tourments et malgré les rayons brûlants du soleil, je promenais partout ma curiosité, et c'est ainsi que je fis connaissance avec quelques curieux spécimens de la faune saigonnaise. Dans les brousses, et surtout dans les prairies des environs, notamment près du cloître des Carmélites, je rencontrais souvent un très joli lézard (Tachydvomus sexlineatus), pourvu d'une queue effilée qui a bien trois ou quatre fois la longueur du corps. Sa peau est sèche et rugueuse; les écailles de la queue surtout sont très sensibles au toucher. Sa couleur générale est assez difficile à définir; c'est un brun terne, sur lequel courent des bandes longitudinales plus foncées, qui ont chez les mâles quelques reflets d'un vert métallique. Il se faufile à travers les hautes herbes avec une rapidité étonnante. Son caractère est doux; une fois pris, il ne cherche même pas à mordre, mais il se tourne et se retourne entre les doigts, faisant onduler sa queue et fouettant avec elle l'injuste main qui le tient prisonnier.

Sur les tamariniers des rues de Saigon, et souvent aussi au milieu des fleurs où il guette les insectes, se rencontre le Calotes versicolor, le buveur de sang (Bloodsucker) des Anglais de l'Inde, le Ca't-ké des Annamites. C'est un lézard de la grosseur de notre lézard vert, mais moins long peut-être. La queue est grêle, le corps rugueux et écailleux, les pattes postérieures plus longues que les antérieures, ce qui lui permet le saut. Ses doigts, au nombre de cinq, sont libres, longs et terminés par des ongles assez crochus. Sur le dos, et surtout sur le cou, règne une crête plus ou moins grande, et la gorge est ornée d'un goitre. Ce goitre, la face antérieure des pattes de devant, la crête de la tête et le cou, se colorent d'un beau vert, ou d'un azur métallique, sous l'influence d'une excitation quelconque. Il se dessine en même temps derrière l'œil une tache jaune ou noire. La tête est grosse, plate, cordiforme, couverte de très petites écailles; les mâchoires sont armées de dents très aiguës, égales, sauf deux canines supérieures et inférieures assez puissantes pour pincer douloureusement, mais non pour faire saigner. Quand on le saisit par la queue, il ne laisse pas sottement cet appendice important entre les mains de son agresseur, mais attend son sort, immobile et la gueule prête à mordre. Sa pose sur les arbres est assez curieuse : s'il vous voit, il s'aplatit contre l'écorce en tournant tout doucement du côté opposé; si vous approchez, il monte rapidement plus haut en décrivant des spirales autour du tronc, et s'arrête de temps en temps pour pencher la tête de votre côté.

Je me servais pour le saisir du procédé suivant j'entourais prestement le tronc de mon bras gauche entre l'animal et le sommet de l'arbre, et de la main droite je le poursuivais. Mais très souvent il sauta par-dessus mon bras et m'échappa. D'autres fois, il se précipitait sur mes épaules et rejoignait l'arbre d'un bond. C'est, pour ainsi dire, le, génie familier de tous les tamariniers de Saigon; je doute qu'il y en ait un seul qui ne loge pas ce lézard; il a pour ennemis la plupart des serpents d'arbres, qui l'a valent malgré les épines de sa crête.

Ces petites distractions de naturaliste ne m'empêchaient pas d'étudier un sujet autrement important, bien que plus répugnant peut-être, je veux parler de la population annamite.

Le premier sentiment que l'étranger éprouve à son égard est celui d'un dégoût assez vif. Ces figures plus ou moins plates, souvent sans expression, ces yeux livides et surtout ce nez camus et ces bouches aux grosses lèvres retroussées, rougies et noircies par le bétel, ne répondent guère à nos idées sur la beauté. Mais après un séjour de quelques mois on finit par lire un sens sur beau coup de ces visages et à faire un triage parmi ces laideurs. On trouve quelques yeux plus droits, quelques nez presque caucasiques, et la répugnance disparaît peu à peu. C'est en tout cas une petite race. Nous sommes très grands à côté d'eux et leur force est bien au-dessous de la nôtre; soit hygiène mal entendue, soit faiblesse native, aucun d'eux ne vaut un Européen. Quant au teint, chez ceux qui ne sont point trop foncés, il paraît blafard. Il n'y a que deux points sur lesquels les Annamites sont nos maîtres : la possibilité de ramer dix heures de suite, et l'innocuité avec laquelle ils bravent leur soleil. Quant à leur caractère, c'est celui d'une race que l'esclavage, l'ignorance et la paresse ont faite pauvre, peu curieuse et craintive.

Notre domination en Cochinchine a succédé à une autre plus lourde et autrement dégradante, celle des mandarins de la cour de Hué. C'est donc un peuple mou, menteur et difficile à émouvoir. Mais, au milieu de ces vices des races privées de liberté, il y a des qualités qui permettent d'espérer beaucoup : une gaieté touchant trop souvent au persiflage, une aptitude à puissante à apprendre et à comprendre, et, chose singulière, un certain orgueil de race, du moins chez quelques-uns.

L'Ecole normale de Saigon, où l'on forme des instituteurs et des interprètes, a déjà, pour son peu d'années d'existence, donné de très beaux résultats. C'est en somme une race extrême-ment perfectible. Bien des choses lui manquent, il est vrai : le sentiment artistique par exemple. On le trouve pourtant dans quelques peintures murales, véritablement surprenantes, où la nature gaie et vivante - fleurs, oiseaux, insectes - est reproduite avec amour; mais, d'une façon générale, cette race est insensible aux arts; sa musique monotone et aigrelette n'est pas faite pour notre oreille et je doute que les leurs se délectent aux sons de la notre; la sculpture lui est à peu près inconnue; sa poésie est pauvre; il ignore la danse. Quant aux sciences qu'il cultive, il vaut mieux n'en point parler. Leurs connaissances littéraires se bornent à savoir quelques caractères chinois.

Leur manière de vivre est la plus insuffisante et la plus antihygiénique que l'on puisse rêver: de l'eau non filtrée, bue en quantité à même l'arroyo, ou à peine corrigée avec un peu d'alun; plus rarement du thé; du riz relevé par du piment, des concombres et la sau mure de nuoc-mam, du poisson plus ou moins frais, et quelques fruits, voilà l'alimentation dans toute la Cochinchine; il n'est peut-être pas un peuple qui ait un mode de se nourrir aussi monotone et aussi fidèlement le même partout.

Le porc est une des rares viandes dont il mangent parfois, et c'est une chair dangereuse, car elle donne fréquemment le ténia. Une grossière eau-de-vie de riz, le sam-chéou ou le soum-choum, comme on dit dans la colonie, est la seule boisson alcoolique dont ils fassent usage; du reste il faut reconnaître qu'ils n'ont pas pour l'alcool un goût très prononcé. Je parle du moins de ceux qui ne nous ont pas approchés de trop près, car pour ceux-ci, notamment nos domes-tiques, ils professent pour le vin et les liqueurs de France une passion fort contraire nos intérêts.

Pour manger, ils se servent de ces bâtonnets chi nois sur lesquels on a débité autrefois tant de fables - aujourd'hui suffisamment réfutées.

Leurs vêtements, qu'ils ne quittent guère que lorsqu'ils tombent en lambeaux, ne les garantissent pas assez pendant les nuits humides et relativement fraîches qu'ils passent sur les arroyos, ni pendant les heures matinales des mois de décembre et de janvier, où on les voit véritablement grelotter à une température de dix-huit degrés centigrades. Aussi, dans le premier âge, beaucoup d'enfants meurent-ils de bronchites, et de nombreuses affections intestinales ne reconnaissent pas une autre origine.

Quant à leurs cases, bâties presque toutes sur pilotis, à moitié dans l'eau, à moitié sur la terre ou sur la boue, elles sont également fort malsaines.

La culture du riz et le métier de pêcheur ont fait de ce peuple une façon d'amphibie. L'eau vient baigner souvent le plancher de la maison annamite, notamment aux grandes marées, et alors on voit l'indigène accroupi sur la table clé la famille, ou se balançant dans son grossier hamac, chan-tant quelque mélopée monotone ou fumant sa cigarette à forme de tromblon.

La démarche est caractéristique : hommes et femmes marchent les pieds très écartés en dehors et avec un déhanchement disgracieux que fait paraître encore plus prononcé une ensellure assez forte, due peut-être à l'habitude de ramer debout.

Quelques attitudes et façons de se mouvoir leur sont spéciales et méritent d'être signalées : les enfants sont portés par les mères, non pas sur les bras comme chez nous, ou dans un sac attaché derrière le dos comme chez certaines peuplades d'Afrique, mais posés à cheval sur la hanche ma-ternelle et soutenus par un bras.

Leur attitude de repos serait très fatigante pour nous : ils s'accroupissent sur les talons, mais sans toucher terre; ils peuvent rester très longtemps dans cette position, et le long des routes il n'est pas rare de les rencontrer pliés ainsi et ruminant leur bétel. Pour grimper aux arbres, ils ne se servent ni des genoux ni du tronc. D'un bond ils s'élèvent à une certaine hauteur et embrassent alors l'arbre avec la paume des mains et la plante des pieds, à la manière des singes. Enfin, chose singulière, le baiser leur est inconnu; les mères n'embrassent pas leurs enfants, elles les respirent en les rapprochant de leur nez. C'est là un des traits qui surprend le plus l'Européen à son arrivée.

Quant à ce qui a été dit de l'écartement du gros orteil, trait dont on a voulu faire un caractère de race, on peut dès aujourd'hui reconnaître qu'on a fort exagéré ce détail. Le pied de l'Annamite, n'étant jamais torturé par une chaussure, est bien fait, parfois grand chez les hommes du peuple, mais remarquablement petit chez les notables et surtout chez les femmes. Jamais les orteils ne se chevauchent, ils s'épanouissent librement et parallèlement. On peut cependant noter que l'habitude de se servir du pied nu, pour tenir l'étrier, le gouvernail, pour grimper aux arbres, pour ramasser les menus objets tombés à terre, développe une certaine liberté dans le gros orteil, qui jouit par suite de mouvements assez étendus.

L'Annamite n'a que deux âges : il est enfant ou il est vieillard. Sa jeunesse se prolonge longtemps. Quant à l'âge mûr, il n'a qu'une très courte période.

Parmi les types d'Annamite, celui qu'on a appelé le gamin de Saigon est l'un des plus intéressants. Le gamin de Saigon est un être hybride : c'est un enfant de Paris enté sur un lazzarone, et transporté sous le soleil de l'Orient. Tout jeune, ainsi que je le vis dès le lendemain de mon arrivée, il gagne sa vie à porter dans sa grande corbeille, qu'il tient accrochée à son épaule comme un bouc-lier antique, les menus objets que l'Européen achète chemin faisant. D'autres fois il accompagne les chasseurs, porte leur fusil, les guide dans le dédale des rizières ou des forêts, leur indique le gibier à des distances où leur œil, accoutumé à une clarté moins vive, ne peut encore rien dis-tinguer. C'est aussi l'aide indispensable pour aller pêcher dans la boue des rizières et retrouver dans les massifs de bambous la bécassine ou la tourterelle abattue dans son vol. Mais là où son utilité est inappréciable, c'est à l'approche des troupeaux de buffles. Ces énormes ruminants n'ont pas, comme leurs maîtres, fait la paix avec nous. Ils professent à notre égard une haine indomptable, qui a trop souvent donné lieu à de sanglantes catastrophes. C'est un spectacle qu'on ne contemple jamais sans un certain émoi que celui d'un buffle relevant la tête, aspirant longuement l'air, et se précipitant en avant en baissant ses cornes immenses. Mais le petit guide est là; d'un cri sauvage il arrête la bête, et d'un second il lui fait faire volte-face. Aussi, dans les environs de Saigon, où ces animaux sont assez redoutés, on s'aventure rarement sans un Annamite. Quand il faut marcher sur ces minces talus qui séparent les rizières, son aide est aussi précieuse : plongeant avec insouciance ses jambes dans l'horrible boue chaude, il soutient votre bras et vous permet d'atteindre sans bain désagréable un terrain plus ferme.

Quand il a gagné ainsi quelques sous, le gamin de Saigon va retrouver, sous les vérandas de la ville, la foule de ses camarades; il joue alors, généralement aux cartes, le gain de sa journée. Ces jeux amènent des injures et des batailles parfois fort amusantes : après avoir épuisé le riche vocabulaire d'injures de la langue annamite, les deux drôles, rejetant en arrière par un fier mouvement la masse de cheveux sales qui retombent sur leurs épaules, se précipitent l'un contre l'autre: ils semblent prêts à s'anéantir, mais cet orage se calme aux premiers coups, et après quelques bousculades réciproques, la partie commencée s'achève tant bien que mal.

Plus tard, le gamin se met au service des Européens comme domestique ou boy, mot anglais dont on se sert fréquemment dans la colonie. Il fait la cuisine et la chambre de son maître, prend soin de ses armes et de ses habits; mais sa paresse native, sa saleté incurable et son penchant irrésistible pour le vol en font un serviteur que nous subissons en le maudissant.

Chapitre IV

Les troupes annamites. Linhtaps et Matas. Le vieillard annamite. Amour du cheval. La femme annamite ou Congaï. Costume. Coiffure. Caractère. Le bétel et le tabac. La langue et l'écriture.

Un certain nombre d'Annamites ont été enrôlés par notre gouvernement; les uns, les Linhtaps, portent absolument le même costume que nos soldats d'infanterie de marine et sont armés du chassepot. Ils sont commandés par des officiers français et forment ce qu'on appelle les compagnies indigènes. Il est comique de voir avec quelle fierté et quel embarras à la fois ces petits hommes portent un costume qui les gêne terriblement. Les souliers surtout leur semblent une vraie torture, et ils les quittent toutes les fois qu'ils le peuvent. Cependant, comme ils ont beaucoup d'amour-propre, ils tiennent à ne point trop se laisser primer par les Européens et forment en somme d'assez bons soldats, mais un peu mauvaises têtes. Ce qui les a contrariés le plus, c'est d'avoir été forcés de couper leur luxuriante chevelure.

Le second corps d'indigènes que nous avons organisé est celui des Matas. Ce sont les soldats des administrateurs. Pantalon de calicot blanc, pieds nus, large ceinture rouge sur laquelle est la blague à tabac et à bétel, veste bleue à parements jaunes et marquée à gauche du chiffre de l'inspection à laquelle ils appartiennent, petit salaco en miniature à points de cuivre et sous lequel on retrouve le chignon traditionnel: tel est le costume de ces soldats lilliputiens, parmi lesquels on trouve de très bons sujets, mais aussi de véritables coquins. Ils sont armés de lances indigènes et de mousquetons. Ils montent la garde dans les inspections et se renvoient, en le dénaturant le plus possible, le cri de garde habituel : « Sentinelles, veillez ! » ou « Sentinelles, prenez garde à vous ! » Ils ont surtout une façon horriblement gutturale de prononcer le qui-vive annamite : Ai ? (Qui ?). On choisit parmi eux des sous-officiers indigènes : les cais, caporaux, les dois, sergents, et les tholaï, fourriers. Ces sous-officiers ne sont pas peu fiers de leurs galons et poussent souvent le respect de leurs nobles personnes jusqu'à porter des souliers.

Enfin d'autres Annamites servent sur les canonnières de l'État, où ils deviennent souvent de bons matelots.

Mais c'est en vieillissant que l'Annamite prend une tête toute particulière et bien différente de celle de sa jeunesse. On dirait vraiment un autre peuple. La barbe ne leur vient que très tard et ils n'en ont jamais beaucoup; une grêle moustache et une mouche peu fournie, voilà tout ce que la nature leur a octroyé; ils n'ont pas de favoris. Cette barbe blanchit vite. Père de famille le plus souvent, l'Annamite songe à remplacer par une gravité noble les joies qui ne sont plus de son âge. Il se promène majestueusement, vêtu de sa longue lévite, coiffé de son maigre turban noir et armé d'un parasol et de l'inévitable éventail. Une éternelle cigarette pend sur sa lèvre inférieure, et il ne s'arrache un instant aux douceurs du tabac que pour lancer loin de lui un jet de salive rougeâtre ou pour remplacer sa chique trop usée. Il a l'air sérieux, défiant et par instants farouche. Ce n'est pas qu'il ait rompu cependant avec toutes les joies terrestres : l'alcool, dont il a goûté étant jeune, est alors fort prisé de lui, et il a encore un sourire épanoui lorsque quelque Européen familier l'invite à prendre un verre d'absinthe ou de vermout, ou même encore un mélange des deux. Mais c'est surtout sur la question d'argent qu'il est devenu intéressé et retors; il aime alors la piastre pour la piastre et non pour ce qu'elle peut donner.

Si sa fortune ou son rang lui permet d'avoir un cheval, son orgueil ne connaît plus de bornes. Coiffé de son chapeau de paille à forme conique et à gland de soie, le pied nu dans l'étrier de son cheval, dont la course agite les nombreux grelots, tandis que le soleil fait reluire la selle en cuir rouge, il passe dédaigneux de ce bas monde et sans jamais se déranger, excepté pourtant pour l'Européen. L'écueil de sa vanité est précisément de rencontrer un inspecteur, car la politesse annamite exige qu'il descende un instant et fasse le lay ou salut traditionnel.

Ce cheval, qui fait son orgueil, ne reçoit de lui aucun des soins que l'homme devrait toujours donner à ce noble serviteur. Un mors hérissé de pointes lui meurtrit cruellement la bouche, qui finit par n'être presque plus sensible, et quand d'une haleine il vient de fournir une traite fatigante, il est abandonné sans qu'on l'essuie, sans qu'on le panse; enfin le plus convent il doit trouver sa nourriture lui-même. Malgré cet abandon, ce courageux animal rend des services considérables, et tandis que les chevaux transportés par nous tombent assez vite malades, le cheval indigène résiste au climat énervant de la basse Cochinchine. Sa taille est petite : à peine est-il plus grand qu'un poney d'Islande; il est ordinairement bai et il a presque toujours une raie noire ou brune sur le milieu du dos. Son allure habituelle est l'amble, allure douce et sûre. Mais on voit qu'il n'est pas fait pour l'homme grand et fort de nos pays, et il ne s'adapte bien qu'au petit Annamite.

Cliquez sur les vignettes pour ouvrir les gravures: 100 Ko Jeune femme notable de Saigon,
et sa suivante

Si l'homme de la Cochinchine est loin d'être un type de beauté, que dire de la femme ? Il est vrai qu'il serait assez difficile d'en parler d'une manière générale. A côté d'une immense majorité malheureusement très laide, se trouvent quelques exceptions dignes d'être admirées. L'influence du milieu. et du bien-être est ici toute-puissante. Les femmes des notables ont les traits plus délicats, la peau plus blanche, les formes plus harmonieuses et les extrémités plus fines que les femmes des cultivateurs et des pêcheurs.

Chez la plupart le visage est véritablement laid : le nez est épaté, la peau assez souvent marquée de la petite vérole, les lèvres sont tuméfiées et rougies par l'usage du bétel. Ce que la Congaï annamite, comme on dit dans la colonie, a de mieux, c'est sa chevelure, habituellement longue, noire et assez belle, bien qu'un peu rude; aussi en a-t-elle un soin tout particulier, la tressant amoureusement, y ajoutant un faux chignon ou tap, pour peu qu'elle ne lui paraisse pas assez abondante, et l'oignant – malheureusement ! - d'huile de coco. Les effluves de cette huile, qui rappelle assez l'huile de lampe, sont redoutables, et il est bien fâcheux que l'Annamite n'ait pas d'autre pommade à sa disposition. Les attaches des membres sont très fines : les petits bracelets d'or filigrané ou d'argent uni dont la Congaï fait usage peuvent donner une idée de la délicatesse du poignet ou de la cheville qu'ils entourent. Les bouches sont en général bien dessinées; les épaules sont trop sou- vent larges et carrées.

Il est peu agréable de voir marcher une femme annamite; elle s'avance d'habitude en balançant les bras le long de son corps et en oscillant fortement à droite et à gauche. Quant à l'habillement, il consiste en une longue robe montante et fermée, servant à la fois d'habit et de chemise (cette robe est blanche si la femme est en grand deuil, et alors elle y ajoute un turban blanc); en un pantalon blanc ou noir, en calicot ou en soie, et parfois en une ceinture rouge ou bleue; les pieds sont nus ou plus rarement ornés de babouches recourbées. Tel est l'appareil dans lequel se présente la Congaï. Comme ornement, elle porte des boucles d'oreilles d'ambre jaune ou d' or, ayant la forme d'un clou à grosse tête et passées dans le lobe d'une oreille ordinairement petite et bien faite. Au bras, des bracelets en or, en jais simple ou couvert d'une feuille d'or, en argent, en ambre ou en verre jaune, quelquefois un anneau en argent au cou-de-pied, enfin souvent un collier. La femme du peuple va nu-tête ou met un simple mouchoir; la femme des classes élevées porte un chapeau sphérique en paille jaune rappelant le salaco, mais à larges bords recourbés et à fond plat; une épaisse tresse de soie jaune terminée par un gland assez lourd pend de ce chapeau jusqu'à la ceinture.

Leur caractère est frivole et très intéressé; elles ont un penchant irrésistible pour le jeu et même parfois pour le vol.

Parmi les habitudes qui caractérisent la race annamite, il en est deux dont j'ai parlé chemin faisant, mais qui méritent une mention toute particulière : je veux dire le bétel et le tabac. Les deux tiers peut-être de la population de l'Asie et de l'Océanie mâchent le bétel. Toute l'Inde, toute l'Indo-Chine, tous les habitants des îles de la Sonde, qu'ils soient adorateurs de Brahmâ, de Bouddha, d'Allah ou de Jésus, qu'ils soient de race caucasique ou de race mongolique, enfin quels que soient l'âge ou le sexe, font un usage quotidien de cette préparation compliquée.

La chique de bétel se compose des ingrédients suivants : une feuille du poivrier bétel, un morceau de la noix d'arec (ou tout le fruit de l'aréquier sauvage pour certaines populations), enfin un peu de chaux de coquillages, blanche pour les pauvres, rose pour les riches. La chaux est étendue sur la feuille qui enveloppe la noix; on n'a plus qu'à mâcher. La chaux rose est l'objet d'un commerce important entre Siam et la Cochinchine , commerce qui se fait surtout à Ha-tien ; il paraît que c'est avec du curcuma que les fabricants lui donnent sa belle couleur. A ces trois ingrédients quelque raffinés, surtout les Hindous, ajoutent un peu de tabac. Il est aussi difficile de trouver un Annamite qui ne chique pas, qu'un Annamite qui ne mente pas.

Cette habitude, qui a peut-être quelques côtés utiles, comme de diminuer la soif et de purifier l'haleine de ces populations ichthyophages, a ce très grand inconvénient de pourrir les dents, de les carier, de les déchausser, de colorer la muqueuse de la bouche en rouge vif, et de condamner à un crachotement continuel de couleur brique et tout à fait répugnant. C'est surtout à la chaux qu'il faut rapporter ces conséquences fâcheuses et aussi au peu de soin que les Annamites prennent de leur bouche. Les Hindous, qui chiquent tout autant, ont le plus souvent de, très belles dents blanches. Les Annamites d'un certain rang, surtout ceux de la jeune génération, sont un peu moins fanatiques de celte rumination perpétuelle. Quant au tabac, tandis que le Chinois le fume presque exclusivement sous forme de cigare et de pipe, l'Annamite le préfère sous forme de cigarette; son papier est excessivement épais, et le tabac lui-même a une odeur toute spéciale qui le fait immédiatement reconnaître. Le meilleur est celui de Long-tanh; on prétend qu'un des modes de la préparation consiste à l'arroser d'urine de buffle : je donne ceci sous toutes réserves; ce qu'il y a de certain, c'est que peu d'Européens le fument.

La langue de ce peuple, monosyllabique, est enrichie de maints emprunts faits à la langue chinoise, mais le fond du vocabulaire est absolument différent. Son mécanisme est d'une grande simplicité. La difficulté principale consiste dans la prononciation. On comprendra bien vite de quel intérêt est la juste intonation d'un mot quand on saura que la plupart ont cinq ou six sens différents. On pourrait, si l'on n'y prenait garde, commettre fréquemment des calembours dont se rirait sans pitié l'esprit annamite, toujours prêt à saisir le côté ridicule des choses.

Depuis longtemps les prêtres portugais ont accompli une révolution qui peut avoir les suites les plus heureuses pour la civilisation et le progrès annamite. Ils ont substitué dans l'écriture les caractères latins aux caractères chinois; et grâce aux soins de notre administration, il y a, dans tous les centres de quelque importance, des écoles gratuites où les enfants sont forcés de venir apprendre à lire et à écrire en caractères latins.

À Saigon, il s'imprime en ces caractères un journal indigène, le Gia-dinh-bao ou la Feuille saigon-naise, et il n'est peut-être pas un enfant de dix ans qui ne sache très correctement le lire. Si l'on faisait une révolution semblable en Chine, ce serait le meilleur moyen d'arracher cet immense empire à son sommeil séculaire dans l'admiration du passé. Les caractères chinois, modifiés un peu à cause des nécessités de la langue annamite, ont été cependant conservés pour beaucoup de transactions commerciales, pour les procès et les pièces diplomatiques. Mais leur usage se restreint de jour en jour, et c'est un progrès que nous pouvons enregistrer avec satisfaction.

Chapitre V

Le Jardin botanique. La Plaine des Tombeaux. Un enterrement annamite. L'évêque d'Adran. Les geckos. Le Margouillat.

Parmi les créations nouvelles et intéressantes, il faut citer le très beau Jardin botanique, situé à l'est de Saigon. On y arrive par une rue où se dresse, à côté de la Sainte-Enfance, un gigantesque banian. Ce jardin botanique, grâce aux soin de son directeur, M. Pierre, est devenu digne d'orner une de nos grandes cités d'Europe. C'est un des lieux de promenade les plus aimés des Saigonnais; nos officiers et nos commerçants ont l'habitude de venir y respirer la brise plus fraîche du soir.

Une immense plaine, coupée de rizières nombreuses et appelée la Plaine des Tombeaux, s'étend jusqu'au près de ce jardin. C'est là surtout que se livrèrent ces batailles qui donnèrent il y a un siècle à peine la basse Cochinchine aux Annamites, et plus tard aux Français. Le nom de cette plaine lui vient des nombreux tumuli qui rompent çà et là l'uniformité de son étendue immense; modestes ou riches, ces tombeaux sont très intéressants à étudier. Bâtis en terre ou en briques, ils sont recouverts d'une espèce de plâtras ou de béton sur lequel sont peints en couleurs vives des animaux et des plantes fantastiques, ainsi que les noms et titres des défunts.

Dans cette plaine je vis un jour un enterrement annamite; ces enterrements se font toujours avec un certain luxe et le défunt est accompagné d'un nombreux cortège. Le cercueil est placé au centre d'une petite maison portative en papier, peint des plus vives couleurs, découpé en formes étranges. Une vingtaine de porteurs faisaient marcher ce temple en miniature, en appuyant sur leurs épaules les bambous qui soutenaient l'édifice. Des porteurs de torches et de papiers dorés et argentés semaient sur la route des prières à Bouddha et y mettaient le feu. Derrière le cadavre marchait le cortège des parents et des amis; quelques-uns poussaient les lamentations obligées, tout en riant sous cape, car ce peuple n'est pas susceptible de sentir assez profondément pour ne pas céder à une plaisanterie, à une circonstance quelconque dont son esprit saisit immédiatement le côté comique.

Un tombeau d'un style analogue à celui des tumuli de la Plaine des Tombeaux, mais bien plus intéressant à visiter, est celui de l'évêque d'Adran, qui a laissé en Cochinchine des souvenirs impéris-sables. Il se trouve non loin de Saigon, près de la route de Go-viap. Ce monument, car il mérite ce nom, est entouré d'une enceinte qu'ouvre aux visiteurs un gardien préposé à sa conservation. Les fresques les plus étranges, dues aux artistes annamites, décorent ses murailles; je me rappelle encore un énorme tigre au corps jaune vif, zébré de bandes noires, qui regarde d'un air menaçant avec deux gros yeux de verre émaillé. Une immense inscription, en caractères chinois, indique les titres et les hauts faits de l'évêque endormi sous cette terre qui lui doit tant.

J'y vis aussi quelques geckos, qui semblaient les génies du lieu. Habitant des forêts et des décombres aussi bien que des cases annamites et des maisons françaises, ce grand lézard, commun dans la Cochinchine, est un des animaux qui donnent à la faune de ce pays son caractère particulier. Figurez-vous une gigantesque salamandre terrestre; sur sa peau, d'un gris bleuâtre, s'élèvent une quantité de petits tubercules sortant du milieu d'une tache orangée; ses gros yeux ont un large iris jaune doré, et grâce aux lamelles dont le dessous de ses pattes est garni et qui agissent comme des ventouses, il peut marcher sur les surfaces les plus lisses et au mépris des lois de la pesanteur; son cri, qui lui a fait donner son nom dans toutes les langues, est d'une sonorité étrange; la première fois qu'on l'entend, on est presque effrayé. Un grognement chevrotant sert de prélude; puis à cinq, six ou huit reprises différentes, en baissant régulièrement la voix d'un demi-ton à chaque fois, le grand lézard jette son cri, qu'on peut écrire tantôt gecko, tantôt tacké; un autre grognement de satisfaction termine la phrase. Cet animal nous rend de véritables services, car sa gueule immense engloutit bon nombre de ces odieux rats musqués qui gâtent notre vin et nos provisions; il mange aussi les cancrelats, affreux insectes trop communs dans toutes les colonies. Le gecko est très casanier de sa nature, il ne s'écarte jamais beaucoup du gîte qu'il s'est choisi. N'étaient sa laideur et son cri qui finit par gêner réellement, quand on en a dans sa case une dizaine se répondant chaque nuit, ce serait un allié involontaire de l'homme, et à ce titre il mériterait d'être respecté.

Un autre animal du même groupe, mais beaucoup plus petit, et ressemblant fort à la tarente dont les Toulonnais ont si peur, est le Margouillat (con-tan-lan des Annamites). Ces animaux habitent aussi les arbres et les maisons. Chaque soir, à la clarté des bougies, on les voit se promener sur le plafond, où ils guettent les insectes, en poussant de temps en temps leur petit cri de satisfaction, qu'on peut traduire par la syllabe toc dix fois répétée. Ils aiment aussi le sucre, et lorsque je m'étendais dans ma chaise longue après le repas du soir, je voyais assez souvent des margouillas venir lécher le rebord de la cuiller ou le fond de la tasse à café. Ennemis acharnés des moustiques, ces animaux sont respectés de tous.

Chapitre VI

Les théâtres. Deux espèces. Les marionnettes. Le répertoire. Le Grand Théâtre. Représentation extraordinaire. Générosité chinoise. Dix heures de spectacle. Excursion de chasse. Le Pointat. Un échange de politesses. L'hôpital de Choquan. Cholen. Son importance commerciale. Les parcs de crocodiles.

Un mot maintenant des théâtres chinois, cette distraction habituelle des Européens en Cochinchine. Il y en a deux espèces : l'une connue un peu de tout le monde, et l'autre, bien plus intéressante, selon moi, dont on a moins parlé; je veux parler du théâtre des Marionnettes. Que de fois, à Saigon, je me suis mêlé à la foule des ouvriers chinois qui venaient tous les soirs écouter en riant les lazzis ou plutôt les scènes héroïco-comiques de ces acteurs incomparables ! Ce petit théâtre de quatre pieds carrés était situé à un carrefour, derrière l'arroyo chinois. Des torches luisaient devant la petite scène, exhaussée sur des bambous, et l'on sentait partout l'huile de coco et l'odeur spéciale du tabac chinois. N'importe, je bravais ces effluves répugnantes. Ces marionnettes sont bien mieux et bien plus finement faites que les nôtres; tout remue en elles : jambes, mains, tête, doigts; il y a surtout un renversement des doigts sur le dos de la main qui m'a surpris. Il parait que les femmes chinoises peuvent réellement se disloquer ainsi. Les scènes les plus ordinaires du répertoire étaient des tromperies d'époux, des représentations de combats et de jugements. Tout cela crié avec cette voix tour à tour gutturale et suraiguë des acteurs chinois. Une musique de chalumeaux aigrelets répétant toujours le même air ou de guitares à cordes grinçantes accompagnait l'action, et lorsqu'elle se dénouait, de vigoureux coups de tam-tam ponctuaient le triomphe insolent du vice ou la récompense de la vertu.

L'autre théâtre, celui où l'homme (car la femme ne joue pas sur la scène chinoise) usurpe la place qu'il devrait bien laisser aux marionnettes, vint s'établir non loin de là à l'occasion d'une fête religieuse. Comme les autorités françaises étaient conviées à la représentation où j'assistai, et que la plupart des dames de la colonie étaient venues, on avait adouci les teintes trop crues de ces soirées orientales où l'amour de la vérité est poussé d'ordinaire à un point dont on se ferait difficilement une idée, même à Paris.

Derrière les acteurs étaient rangés les musiciens, et des deux côtés, sur la scène aussi, comme les marquis d'autrefois aux représentations de Molière, se pavanaient les riches négociants chinois qui nous avaient donné ce divertissement. Ces messieurs avaient bien fait les choses, et la bière, les liqueurs, les cigares étaient distribués à profusion à tous les invités. Le Chinois, ce juif de l'Orient, économise âprement jusqu'à ce qu'il ait conquis son indépendance pécuniaire; mais alors il se plonge dans toutes les voluptés qui s'achètent, et, chose plus rare, il aime à y faire participer les autres. Je n'eus garde d'assister à toute la représentation : elle dura dix heures environ ! Je ne me souviens que de certains épisodes, entre autres une fort belle scène de jalousie conjugale, et surtout une lutte fort bien simulée entre une troupe d'amazones et un génie armé d'une courte épée et d'un immense bouclier sous lequel il se cachait parfois tout entier comme sous une carapace.

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Notable Cochinchinois

Je faisais de temps en temps dans les environs de Saigon des excursions de chasse, dont la plus intéressante eut lieu au Pointat, territoire giboyeux bien connu des Saigonais. Ce jour-là, vers dix heures, comme le soleil devenait trop chaud, nous nous ralliâmes vers une pagode, entourée d'immenses champs d'ananas, où nos boy avaient préparé le déjeuner. Nous nous reposions, lorsque deux ou trois vieux notables, avec leur barbe blanche et leurs joues émaciées, vinrent se prosterner devant le Bouddha qui nous donnait l'hospitalité. A la vue des liqueurs qui se trouvaient près de l'autel, leurs vieux visages ridés s'illuminèrent d'un doux sourire et ils se placèrent derrière nous avec une admiration envieuse. L'un d'eux, afin d'entrer en relations, m'offrit une cigarette, après l'avoir préalablement fumée un peu pour l'allumer; à la grande horreur de mes compagnons, je l'acceptai, malgré la teinte rougeâtre de son extrémité. Afin de répondre à leur politesse, nous leur offrîmes de l'absinthe et du vermout; c'est bien ce qu'ils attendaient, et ils ne se firent guère prier pour avaler des verres de liqueur qui auraient étendu ivre mort un Européen. Ils devinrent seulement plus expansifs, et nous tinrent fidèlement compagnie, dans l'espérance légitime de partager avec nos boys la desserte de notre déjeuner.

Comme nous nous levions pour partir, nous entendîmes le grincement des roues d'une voiture à buffles et nous vîmes bientôt s'avancer l'énorme véhicule. C'étaient ses grandes roues pleines, faites d'une seule pièce, qui produisaient cette affreuse musique. Les Annamites nous dirent que ce bruit a pour effet d'épouvanter les tigres et de les faire fuir tout le long de la route suivie par la voiture. Dans beaucoup de régions de l'intérieur, c'est le seul moyen de transport dont on puisse se servir, car ce véhicule passe par des sentes de forêts où les bœufs ne pourraient avancer.

Un autre jour, nous allâmes visiter le fort bel hôpital de Choquan; une des plus affreuses maladies de l'Indo-Chine, maladie trop commune, y est traitée, mais sans plus de succès qu'ailleurs : je veux parler de la lèpre. Un trait intéressant peut-être à noter, c'est que la lèpre ne frappe jamais les Européens; parmi les indigènes, elle paraît sévir surtout sur les Annamites, peuple essentiellement ichthyophage.

Je vis un de ces malheureux qui avait perdu tous les doigts de chaque main, excepté les pouces; ses jambes étaient enflées et saignantes, et sa face était un mélange de sillons profonds et de hideuses boursouflures; un autre, autrefois gardien de temple à Cholen, et que nous appelions Quasimodo, avait ce visage énormément grossi qu'on a appelé visage de lion (léontiasis); d'autres avaient les jambes couvertes d'ulcères tellement étendus, qu'il leur était impossible de marcher. Outre la lèpre, les affections de la peau, très communes en Cochinchine, sont traitées dans cet hôpital par les médecins de la Marine.

Nous déjeunâmes à Choquan avec nos collègues; et après la sieste obligée, faite sous l'immense véranda de l'hôpital, dans ces confortables fauteuils à bras que l'on devrait bien, pour l'été, importer dans nos jardins de France, nous allâmes visiter Cholen dont nous n'étions plus distants que de trois kilomètres environ. Après Saigon, c'est la plus grande ville de la colonie. Sa population est d'environ quatre-vingt mille habitants. Elle est séparée de Saigon par une distance de cinq kilomètres et demi, mais réunie à la ville européenne par une suite non interrompue de villages, de maisons de campagne appartenant à de riches négociants du Céleste-Empire, et de pagodes qui servent de lieu de repos. Cholen est le centre de tout le commerce chinois de la colonie. Ce qu'on y vend de riz, d'étoffes, de produits exportés de Chine, dépasse l'imagination; aussi l'animation qui règne dans les rues, et la quantité de jonques chinoises et de sampans annamites qui remplissent l'arroyo, sont véritablement remarquables.

Parmi les particularités que renferme Cholen, il faut citer avant tout ses parcs de crocodiles. Figurez-vous une barrière de lourds et longs pieux qui entourent quelque vingt mètres carrés sur la berge de la rivière; dans cette boue, que les grandes marées inondent régulièrement, grouillent cent à deux cents crocodiles, la viande se débite à côté. Lorsqu'on éprouve le besoin de sacrifier un des monstres, on soulève deux pieux, on jette un nœud coulant autour du cou du plus gros de la bande et on le tire au dehors; puis on lui amarre la queue le long du corps, on lui serre les pattes et on les relève sur le dos en les attachant avec du rotin; un autre bout de rotin tient fermées les mâchoires, et telle est la solidité de ces liens végétaux, que malgré sa force prodigieuse l'énorme saurien ne peut se débattre et se laisse sacrifier sans se venger. Quant à la chair, bien qu'un peu coriace, il paraît qu'elle a sa valeur et n'est pas imprégnée de cette odeur de musc que tant de voyageurs s'accordent à lui donner. C'est une viande très bien reçue sur les tables annamites.

Après un séjour de trois mois à Saigon, je dus commencer mes pérégrinations à travers l'IndoChine.

Le premier point de la colonie que je visitai, en quittant Saigon, fut Gocong, au sud-sud-ouest de la capitale de notre colonie.

Docteur MORICE
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