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LE TOUR DU MONDE - Volume 30 -1875-2nd semestre - Pages 386-400

260 Ko
Carte de la Cochichine, pour servir au voyage de M. le Dr. Morice

VOYAGE EN COCHINCHINE

1872

PAR M. LE DOCTEUR MORICE

Burgos & Asturies Saragosse

Chapitre VII

Gocong. Caractère processif des Annamites. L'inspection. Le général Tanh. Un palais annamite. Luxe du mobilier. Les rizières. L ' œil des barques. La pagode.

Je partis de Saigon à quatre heures et demie de l'après-midi, et après une nuit fatigante et sans incidents, j'arrivai à Gocong, capitale d'une de nos provinces les plus riches en rizières.

Gocong est certainement un des centres où l'on peut le mieux étudier la vraie race annamite, celle qui cultive. Avant tout l'Annamite est amoureux du sol : il vend parfois son patrimoine, quand il est trop pressé d'argent; mais c'est en se réservant le droit pour lui ou pour ses enfants de le racheter un jour. De là naturellement d'interminables procès.

Après la sieste, j'allai voir les administrateurs, qui m'accueillirent fort bien et me firent visiter leurs domaines. « L'inspection » est située derrière l'arroyo et réunie au village par un pont. C'est une vieille et luxueuse maison chinoise, avec une véranda véritablement splendide. Le fort lui est contigu et n'en est séparé que par une haie; un coude de l'arroyo et d'immenses marécages l'entourent des autres côtés. La case du médecin, assez vaste, est située en face de l'inspection, en dehors du fort; près d'elles se groupent les maisons des secrétaires européens et de l'employé du télégraphe, en sorte que tout le personnel européen, à l'exception de l'agent de la ferme d'opium, qui habite le village, est réuni sur un espace assez restreint et à l'abri d'un coup de main.

C'est en effet dans ces centres très populeux que couvent et éclatent le plus volontiers ces embryons d'insurrections toujours partielles et dont nous avons si facilement raison. À Gocong même, autant que je peux m'en souvenir, eut lieu, il y a quelques années, un soulèvement où l'on n'eut du reste à déplorer que la perte d'un agent de la ferme d'opium. Cette mort eut lieu dans des circonstances dignes d'être rapportées. La maison de l'Européen fut rapidement cernée par les rebelles. Il tint bon longtemps, grâce à sa femme, une Annamite, qui rechargeait un de ses deux fusils pendant qu'il faisait feu de l'autre. La maison fut à la fin emportée et ses deux défenseurs égorgés. Aujourd'hui rien de semblable n'est plus à craindre. Du reste, de l'autre côté de l'arroyo, presque en face du pont, loge dans une maison princière l'excellent général Tanh ou lanh-binh Tanh, qui, rallié à notre cause, nous prête le concours le plus actif et le moins désintéressé. Il sait fort bien, en effet, le digne homme, que les notables annamites, sur la tête desquels il marche aujourd'hui, croiraient manquer à tous leurs devoirs s'ils ne lui coupaient pas le cou le lendemain du jour où ils auraient reconquis une autorité momentanée. Aussi il faut voir avec quelle fiévreuse activité Tanh se montre partout où il flaire une émotion populaire, observant et calmant les esprits. Le lendemain de mon arrivée je reçus une invitation à dîner chez ce haut fonctionnaire; les inspecteurs, invités aussi, se rendirent avec moi dans son palais annamite. Il paraît que depuis ma visite il en a fait construire un autre plus digne de lui, mais celui qu'il avait alors était, déjà d'un caractère très curieux. Des salles vastes et fraîches étaient garnies de ces beaux meubles annamites en bois noir ou rougeâtre, incrusté de filets de nacre. On se ferait difficilement une idée du luxe oriental et des irisations admirables que présente cette nacre sous les diverses incidences de la lumière. J'ai vu depuis bien des incrustations (c'est le nom qu'on leur donne) rapportées du Tonquin; mais aucune n'était supérieure à celles que j'admirai alors chez Tanh. ce sont généralement des plantes et des animaux, surtout des papillons, des oiseaux et des monstres que l'on représente ainsi, plus rarement des personnages. Des boîtes de bétel, des manches d'éventail, des tables, des siéges, des armoires, même des pipes, sont ainsi historiés, et leur valeur pécuniaire est considérable.

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Le général Tanh

Après avoir admiré de vive force la collection d'armes européennes que possède le général, nous prîmes place à table. Derrière chacun de nous se tenait révérencieusement un soldat indigène ou natal, armé d'un de ces éventails en plumes de marabout que l'on fabrique surtout au Rachgia et qui sont d'une richesse et d'une délicatesse inouïes : toutes les trois secondes ces pancas en miniature s'abaissaient et se relevaient avec un mouvement rythmique, renouvelaient l'air autour de nous et chassaient les impudents moustiques. Dans leur zèle, les miliciens envoyaient parfois des jets d'air tellement puissants qu'ils éteignirent quelques-unes des bougies du festin. Ce dernier fut des plus riches; le général tenait à honneur de bien faire les choses; mais nos estomacs européens s'accommodaient mal des mets de conserve qu'il avait choisis, car la plupart étaient plus ou moins avariés. Un plat annamite fut plus apprécié malgré ses qualités indigestes : je veux parler d'une salade d'aréquiers. Ce sont les rejetons de ce magnifique palmier qu'on accommode ainsi : on enlève les couches externes et on trouve alors une tige blanche ayant la consistance de l'amande, d'un goût rappelant celui de la noisette; préparé en salade, c'est un mets exquis.

Les vins européens coulaient abondamment; le champagne des colonies, qui ne rappelle que par son prix exorbitant celui de notre France, se buvait comme de l'eau. Par malheur la conversation était peu animée; un des administrateurs, parlant assez bien l'annamite, pouvait seul échanger quelques idées avec le lanh-binh, qui ne savait pas quatre mots de français. L'inspection de Gocong compte quarante-cinq villages et plus de trente-trois mille habitants. Il y a beaucoup de rizières et c'est une mélancolique musique que celle ries grenouilles qui les habitent et chantent toutes les nuits ! On peut assister à Gocong à toutes les manipulations par où passe le, riz, cette base de la nourriture annamite, depuis sa décortication et son vannage jusqu'à la fabrication de ces espèces de crêpes transparentes, saupoudrées de grains d'anis, dont les gourmets annamites sont si friands.

On pêche entre les touffes de riz de nombreux poissons, en particulier ces affreux animaux, avec ouïes armées de piquants, qui peuvent marcher à terre au moyen de leurs nageoires plus ou moins rigides. L'arroyo est couvert de barques qui toutes, modestes sampans ou vastes jonques, ont à la proue, peint au milieu ou de chaque côté, un oeil gigantesque.

Voici la légende que l'on raconte à ce propos : Un des prédécesseurs de l'empereur Tu-Duc, prenant en considération les plaintes de ses sujets qui étaient souvent dévorés par des crocodiles ou de gros poissons, rendit un édit par lequel chacun fut obligé de peindre un oeil à l'avant de sa barque, afin, dit le texte naïf, que les monstres des eaux prissent la barque pour un être animé comme eux, et ne lui fissent point de mal.

De l'autre côté de l'arroyo, à quelques centaines de pas de la maison du général, se trouve la pagode de Gocong, riche monument religieux, remarquable surtout par ses fresques. À l'extérieur, ce sont des nuées d'oiseaux, des monstres variés, des fleurs, etc. À l'intérieur, on trouve des batailles et des scènes diverses d'un caractère plutôt profane que religieux. Ces peintures sont très curieuses. Malheureusement cette pagode, comme toutes les pagodes de la Cochinchine, regorge de chauves-souris dont l'odeur pénétrante et les cris aigrelets sont parfaitement désagréables au visiteur.

Quant aux prêtres bouddhistes, leur costume et leur port rappellent assez le pope de l'Église grecque. Celui que représente notre gravure, d'après une photographie, porte sur sa main droite une petite statue de Bouddha dans l'attitude consacrée par le culte de tous les pays qui le vénèrent.

Chapitre VIII

Départ pour Hatien. À bord du Vaico. Les éléphants et le fil télégraphique. Chaudoc. Voyage en jonque. Gienthan. Admirables paysages. Hatien. Poivriers. Venise. Pêcheries. Le limule.

Après un séjour de trois semaines à Gocong, je revins à la capitale pour compléter mes provisions. Je devais, en effet, partir pour Hatien, à l'extrémité ouest de notre colonie, à plusieurs centaines de kilomètres de Saigon. Je pris passage à bord du Vaico, vapeur de la compagnie Larrieu. Grâce à notre marche rapide, nous étions le lendemain à midi en face de Vinh-Long.

Cliquez sur les vignettes pour ouvrir les gravures: 310 Ko Vinh-Long, d'aprés une photographie

Cette capitale d'une des nouvelles provinces que nous devons au hardi coup de main de l'amiral La Grandière ne nous retint pas longtemps, et nous reprîmes notre marche vers Chaudoc. En route nous rencontrâmes un autre bateau de la Compagnie qui revenait à Saigon. Ce bateau, d'un plus fort tonnage que le nôtre, avait « la mauvaise habitude de s'ensabler », suivant l'expression de notre brave capitaine, qui, penché sur sa carte, annotée à chaque instant par son éternel crayon, défiait tous les bancs de vase ou de sable du monde.

Une jeune femme française, qui venait habiter Hatien en même temps que moi, était montée sur le pont pour admirer le paysage nouveau pour elle, car elle arrivait de France. Son mari, jovial garçon un peu trop hâbleur, nous faisait de ce point extrême de la basse Cochinchine une description vraiment enchanteresse :

« Hatien-les-Roses, disait-il, est un petit bijou de verdure et de fleurs; de magnifiques pagodes, des collines boisées, le bloc calcaire du Bonnet-à-Poil, voilà de ces choses que l'on ne trouve que là ! » Il oubliait la fièvre. Mais du moins sa conversation nous permit d'attendre sans impatience la fin de notre voyage. Il me raconta les derniers exploits des éléphants sur la ligne télégraphique que nous entretenons de Campot à Pnom-Penh, la capitale du Cambodge. Ces nobles animaux, en accès de gaieté, ou plutôt avec la haute sapience qui les distingue, avaient trouvé juste et légitime de déraciner les poteaux qui soutiennent ce fil de fer diabolique dont ils n'auguraient rien de bon. Sur une longueur de plus de vingt kilomètres, on avait été obligé de rétablir la communication, et cela à plusieurs reprises.

Vers quatre heures du soir nous arrivâmes à Chaudoc, où nous fûmes très lestement débarqués, « la marée n'attendant pas », disait cet excellent bourru de capitaine.

J'allai présenter mes salutations aux administrateurs. Ils m'apprirent que le petit vapeur qui faisait le trajet entre Chaudoc et Hatien étant hors de service, je serais réduit à voyager en jonque; je dus accepter cette cruelle nécessité. Ils me réquisitionnèrent un bateau, assez triste marcheur du reste, et me voilà parti. Au bout de quelques coups de rame, je quittai le fleuve pour entrer dans le canal de Vinhté, qui va de Chaudoc, à Gienthan. Oeuvre de main d'homme, il étonne par sa grandeur; mais aussi combien de Cambodgiens ont trouvé la mort en creusant cette utile voie de communication ! Peut-être leurs âmes vengeresses se sont-elles incarnées dans les moustiques trop célèbres de ce canal; le fait est que je passai une demi-nuit et une matinée telles que j'en souhaiterais à mon plus intime ennemi. Ces affreux diptères, à pattes annelées de noir et de blanc, sont d'une très grande taille et ils s'appellent légion. Il est vrai qu'ils sont si acharnés à leur débauche de sang, que l'on peut les écraser par centaines sur leurs piqûres: triste consolation ! Les rameurs eux-mêmes poussaient par instants des Ich tia-tia ! désespérés et cessaient de manier leur rame pour écraser un ennemi trop cruel. Pendant le jour cependant, ces monstres deviennent moins nombreux, et je pus faire, sans trop souffrir, quelques bonnes heures de sieste qui me remirent des fatigues de la nuit.

Vers trois heures nous arrivâmes à Gienthan, et par un fleuve plus large et assez court, nous nous dirigeâmes vers le lac sur les bords duquel est bâti Hatien. Je voudrais être poète pour décrire la splendide vue qui s'offrit alors à moi. Des collines verdoyantes ceignaient le côté ouest, et à leur base le lac venait en s'amoindrissant précipiter ses eaux dans le golfe de Siam; devant nous, dans un lointain qui le rendait à peine perceptible, s'étendait Hatien, à moitié bâti sur le lac, à moitié sur la mer; à l'est se déroulait l'immense plaine au milieu de laquelle s'élève le Bonnet-à-Poil, bloc calcaire isolé. Les eaux étaient basses, et la jonque glissait entre des piquets qui indiquaient un chenal peu profond lui-même, car je sentis plus d'une fois que nous frottions contre le gravier. De grands échassiers, perchés sur quelques bancs de sable, pêchaient leur repas du soir; la brise de mer venait caresser mon visage brûlé par les feux de toute une journée de janvier.

La nuit qui tomba tout d'un coup vint me voiler les objets de mon admiration, mais je pus jeter un dernier regard sur ces collines qui me charmaient, en me promettant à moi-même de tenter leurs sentiers difficiles et de me promener à l'ombre de leurs grands arbres. J'avais alors beaucoup de cette ardeur de néophyte que les fatigues du climat abattent toujours trop tôt. Bien qu'Hatien ait cruellement altéré ma santé, jamais je ne regretterai mes courses charmantes dans les bois de ses collines, et les promenades entre les îles verdoyantes du golfe de Siam.

Quand je fus débarqué, j'allai demander à l'inspecteur une hospitalité qu'on ne refuse jamais en Cochinchine. L'inspection est bâtie sur une colline artificielle de vingt mètres environ; elle a vue sur le lac et sur les plaines de l'Est. Constamment balayée par les vents du golfe, elle est excessivement saine, tandis que le reste de la colonie européenne et la ville annamite, perdus au sein de marécages salins, sont des foyers de la fièvre intermittente la plus grave dans ses manifestations que j'aie observée en Cochinchine.

Toute la colline était couverte de ces jolies petites fleurs appelées pensées cambodgiennes, et de ces arbustes d'ornementation à tête frisée et touffue dont les mandarins chinois sont si amoureux. Une belle allée de philao, sorte de cèdre de l'extrême Orient, ombrageait la route qui, du pied de la colline, menait au fort et à la ville annamite, en passant devant la case de l'employé du télégraphe.

Hatien est une des plus petites inspections; maintenant qu'on en a distrait l'île de Phu-Quoc, elle ne renferme plus que treize villages et ne compte guère que cinq mille habitants, tous pêcheurs ou cultivateurs. La principale culture est celle du poivre; les poivrières en rapport, couvrant environ cinquante hectares, forment la véritable richesse d'Hatien, qui est le seul point de la colonie où cette culture se fasse en grand. Sur un sol exhaussé de plusieurs pieds sont disposés en rangées parallèles des échalas analogues à ceux qui soutiennent le houblon dans le nord de la France. Tout autour s'enroule la plante. Il faut cinq ans environ pour qu'un pied soit en plein rapport, mais alors il produit au moins une piastre par an. De plus, ces plantations ne demandent pas de très grands soins; à part certains oiseaux, peu nombreux du reste, tous les autres animaux les respectent, et je m'étonne qu'elles ne soient pas plus communes.

Le maïs, au contraire, que l'on cultive aussi à Hatien, est trop souvent dévoré parles lièvres et surtout pas les biches. Je me rappelle avoir vu sur une colline qui regarde la ville une fort jolie plantation établie avec tout le soin et tout l'amour que les Chinois apportent aux cultures; un cordon de rotin supporté par de grands pieux entourait le champ, et divers objets étaient suspendus de place en place à cette corde végétale pour effrayer l'ennemi. Eh bien, en quelques nuits, toutes les jeunes pousses furent dévorées par les chevreuils. Qui sait si un jour on ne regrettera pas la panthère et le tigre dont la dent utile restreint la production par trop riche des ruminants de la Cochinchine ?

Après m'être installé dans une case entourée de marais, je visitai en détail ce coin extrême de notre colonie. Un des traits caractéristiques de la physionomie d'Hatien, est ce qu'on appelle « la Venise ». C'est une longue rue presque droite dont les maisons sont bâties dans la boue du goulet qui unit le lac à la mer. Afin de pouvoir se promener à pied sec au milieu de ces étranges demeures, on a établi une jetée en planches, longue d'environ deux cents mètres, à laquelle aboutissent un grand nombre d'autres planches plus petites et menant à des cases isolées. Il va sans dire qu'à la marée basse, cette vase chauffée par le soleil a des effluves odieux et malfaisants, mais l'Annamite comme le buffle paraît fait à ce milieu, et s'il a très souvent la fièvre, du moins est-il bien rarement frappé de ces accès pernicieux qui tuent un homme aussi sûrement qu'une balle. N'importe, cette population est chétive et misérable. À vrai dire, elle n'a pas le choix : toute cette côte n'est qu'un long marécage et la pêche est, avec la culture du poivrier, la seule ressource des habitants.

À la marée montante, la mer touche presque le sol planchéié des habitations; il est facile à la barque de sortir et le pêcheur n'a qu'à jeter son filet pour prendre en une heure la nourriture du jour. De magnifiques crabes à pinces énormes et remplies d'une chair succulente, des langoustes, des oursins, des coquillages de toute nature, parmi lesquels de grandes moules et de petites huîtres exquises, forment avec le poisson l'ordinaire de la table annamite à Hatien.

On mange aussi une espèce de squille, analogue à l'espèce qu'on trouve dans la Méditerranée; mais c'est un pauvre régal, ainsi que le limule des Moluques, qu'on trouve là-bas à profusion. Le limule est un crustacé énorme quand il est adulte, mais les jeunes sont gros tout au plus comme une piastre. Cet animal, qui ressemble fort à son congénère américain, qu'on peut admirer dans l'aquarium du Jardin d'acclimatation de Paris, a un test convexe brun vernissé sur lequel se voient deux yeux immobiles et que recouvrent souvent de nombreux polypes; une longue queue triangulaire et aiguë termine l'animal; il peut la redresser pour se défendre et c'est avec elle qu'il creuse la vase où il dépose ses oeufs. Son organisation interne est des plus curieuses : les nerfs passent au milieu des vaisseaux et sont par conséquent entourés de sang de tous côtés.

Chapitre IX

La fête du Têt. Jeux. Le jet des javelines. L'escarpolette. Le volant. Le bakouan. Spectacles. Excursions dans les environs. Le Bonnet-à-Poil. Pèlerin cambodgien. Pagode. Magnifique panorama. Ouatiers. Matelas cambodgiens.

Peu de jours après notre arrivée à Hatien, le 29 janvier, j'eus l'occasion d'assister à la fête du Têt ou jour de l'an annamite. Les pratiques du culte de Bouddha et le culte des mânes des ancêtres, la crainte du diable ou Maqui, et les bruyantes manifestations de la joie populaire s'entremêlent singulièrement, pendant la célébration de cette fête. Elle dure au moins sept jours, mais les riches la prolongent plus longtemps; mon domestique me quitta, comme font à ce moment tous les indigènes au service des Européens, et je dus aller demander au fort l'hospitalité des officiers qui avaient le bonheur d'avoir un soldat pour cuisinier.

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Un habitant d'Hatien

Je me promenai dans tout le village afin de voir de près ces singulières saturnales. Devant chaque maison, sur une table couverte de natte, se trouve l'offrande des mets et des boissons, l'eau-de-vie de riz dans la petite théière blanc bleuâtre en porcelaine, le thé, le bétel avec tous ses ingrédients, du poisson, les diverses espèces de vermicelle annamite, un canard rôti, un quartier de porc, du riz, des bananes et des oranges. Tout cela est entremêlé de fleurs, puis on allume deux petites bougies et les mânes des ancêtres sont invitées respectueusement à venir prendre leur part de ces agapes sacrées. De plus, sur un plateau supporté par un poteau assez élevé, on dispose d'autres offrandes plus délicates, composées ordinairement d'un bouquet ne renfermant que deux espèces de fleurs : l'une crépue et violacée et l'autre jaune, dont la forme rappelle celle de notre souci. Peut-être l'union de ces deux couleurs a-t-elle un sens symbolique, car je les retrouvai partout. En outre, les riches plantaient un aréquier, les pauvres un grand bambou en avant de ces diverses offrandes, et, à l'extrémité de ces perches, ils fixaient un petit nid tressé en rotin, divisé en cinq parties. Enfin l'autel de Bouddha, qui trône au fond de chaque case, était paré d'une façon toute spéciale, et des papiers jaunes, rouges, violets, couverts de caractères chinois, étaient affichés à toutes les portes. Ils devaient éloigner l'esprit du mal pendant la nouvelle année.

Cependant - tout le monde, hommes, femmes, enfants, se revêt des plus beaux ajustements, c'est-à-dire de la tunique moirée et du pantalon bleu, rouge, jaune, violet, vert, dont souvent les deux jambes sont d'une couleur différente, surtout chez les enfants. Chez les gens fortunés ordinaires, l'habit ne se distingue des vêtements habituels que par le tissu qui est en soie; mais chez les notables il y a de plus une longue tunique en dentelle noire, jetée par-dessus l'habit de soie, et un beau peigne d'écaille retient un chignon coquettement tressé.

Parmi les jeux auxquels j'assistai, je notai surtout les suivants : d'abord le jet des javelines; il s'agit de faire passer une longue lance en bois noir dans une bague supportée par une tige de deux à trois pieds, et cela d'une distance de six à huit mètres; cet exercice demande beaucoup d'adresse. Mais le divertissement le plus goûté, surtout des femmes et des enfants, était celui de l'escarpolette simple ou composée. Je ne retrouvai pas sans étonnement dans cet Orient lointain l'espèce d'escarpolette à roue usitée dans nos foires et où une vingtaine de personnes s'entassent à la fois au-dessus les unes des autres. Une grande machine de ce genre avait été établie sur la place du marché, et l'indolence annamite la laissa ensuite s'en aller par lambeaux une fois les jeux de la fête terminés. Vint enfin le jeu du volant lancé avec la main et surtout avec le pied. Au milieu de toute cette joie retentissaient le bruit du tam-tam, les sons isolés de quelques guitares à trois cordes, et surtout le bruit des pétards, complément indispensable de toute fête, et qui ressemblent parfois à des feux de file d'infanterie. il arriva même à un commandant du fort nouvellement arrivé de sortir la nuit tout à coup de sa case, croyant avoir à repousser une attaque. Enfin l'éternel bakouan, sorte de roulette à pair et à impair, fait alors, là comme par toute la Cochinchine, de nombreuses victimes.

Chaque Annamite garde pour ces jours bien-heureux l'argent de plusieurs mois et le dépense en conscience. Le plus souvent une troupe ambulante vient, du moins dans les principaux centres, offrir son concours aux réjouissances générales. À cette époque précisément il en vint une à Hatien. Comme ce sont les riches qui font à tour de rôle les frais de ces représentations, c'est un plaisir que nul ne se refuse. Les pièces de ce répertoire sont avant tout bruyantes et chargées d'esprit au gros sel; les mandarins militaires, les maris, les Chinois surtout, sont constamment raillés. Des acteurs abominablement barbouillés de noir, afin de se donner un air plus redoutable, se livrent à des combats singuliers mêlés de cris gutturaux et de poses héroïques d'ailleurs parfaitement ridicules.

Le Têt est la fête que les Annamites célèbrent avec le plus de ponctualité, et ce que j'ai vu à Hatien, localité relativement petite, ne peut donner une idée de ce qui se voit dans les grandes villes, à Cholen par exemple.

Le lendemain de cette fête, je commençai, suivant mes habitudes, à visiter les environs. Dans une de mes premières promenades, j'allai voir de près le colossal Bonnet-à-Poil Comme c'était alors le moment de la marée basse, je n'eus pas trop à me mouiller les jambes sur cette route de douze kilomètres entre des marécages salins. Je faisais fuir de nombreux crabes entre les racines des palétuviers et un essaim de libellules aux ailes diaprées d'or voltigeait devant moi...

Je rencontrai quelques écureuils rouges et une splendide couleuvre, le Compsosoma radiatum, serpent long de deux mètres, jaune-chamois, avec deux bandes noires courant parallèlement à l'axe du corps dans la première moitié du tronc. Il s'enfonça dans son trou avant que j'eusse pu faire un mouvement pour le saisir.

Je vis aussi, dans les mares qui bordent la chaussée, ce curieux poisson à grosse tête que j'avais déjà eu l'occasion de remarquer et qui se sert de ses nageoires pour grimper sur les pierres ou sur les racines souvent assez élevées des arbres de la rive. Il se fait dans la vase un nid circulaire dans lequel est un trou où il s'introduit à reculons. Il nage en tenant la tête au-dessus de l'eau comme un véritable mammifère. J'en vis beaucoup se chauffant au soleil sur la vase.

Enfin j'arrivai à la base du rocher et m'assis à l'ombre de quelques manguiers. Au bout de quelques instants de repos, je suivis la rampe assez raide qui mène à une pagode creusée, ou pour mieux dire placée au sein du rocher, dont on a utilisé ainsi une cavité naturelle. Près de l'entrée je trouvai un Cambodgien couché; sans nul doute il n'avait que peu d'instants à vivre : il était déjà muet et refroidi. Ses parents, le sachant atteint de quelque grave affection, l'avaient amené là en pèlerinage, mais le dieu du ciel, Bouddha, et les médecins terrestres ne pouvaient plus rien pour lui. Je passai. D'énormes stalactites, d'où découle lors de la saison des pluies une eau très fraîche et très appréciée dans ces pays brûlants, pendaient de la voûte et résonnaient comme un gong quand on les frappait à coups de cailloux.

J'entrai dans le sanctuaire, bien humble aujourd'hui, mais qui fut splendide autrefois, lors de la prospérité d'Hatien, sous la domination du Chinois Maqueuon.

Une vieille prêtresse était là, qui brûlait des papiers dorés devant une petite statue de Bouddha. Je remarquai que le bloc tout entier semblait formé par l'adossement de deux énormes rochers qui auraient laissé une cavité à leur base en inclinant leurs sommets l'un vers l'autre.

Cette caverne traversait le bloc dans toute son épaisseur, et je vis çà et là de petites cryptes assez profondes, à ouverture à peine assez large pour laisser passer le corps d'un homme; la tradition en fait d'atroces oubliettes.

Quand je fus arrivé sur l'autre face, et installé sur une petite corniche que j'y rencontrai, la vue qui se déroula devant moi me récompensa de toutes mes fatigues. J'apercevais d'abord, à quelques centaines de mètres, la frontière cambodgienne marquée simplement par un talus peu élevé, et par un fossé à moitié comblé.

À l'horizon se dressait la chaîne de montagnes dite de l'Éléphant, au milieu d'une plaine immense et en partie marécageuse; à l'est une colline peu élevée, couronnée des débris d'un fort, et à l'ouest le golfe de Siam, étincelant de lumière. J'y voyais au loin la masse verdoyante de Phu-Quoc qui m'apparaissait comme un point sombre. La vigne sauvage de la Cochinchine, dont la tige et les feuilles sont couvertes d'un duvet cotonneux et qui produit des grappes énormes de raisins acides et peu mangeables, tapissait une partie du rocher.

Je redescendis enfin, après une longue contemplation; le malheureux moribond avait cessé de souffrir...

Je vis dans la plaine, sur ma gauche, un four à chaux cambodgien; les indigènes convertissaient en chaux les blocs de pierre qui avaient roulé du sommet du Bonnet-et-Poil. Le calcaire est rare, très rare dans la colonie, et j'ai bien peur qu'un jour ce splendide monument naturel ne disparaisse sous les coups de l'implacable industrie. Fort heureusement les sauvages vont moins vite en besogne que les hommes civilisés.

Je revins par le même chemin; pour changer ma route il m'aurait fallu faire sur ma droite un détour de trois heures.

La marée haute avait çà et là envahi une partie de la chaussée et je dus plus d'une fois entrer dans cette boue saumâtre que forment l'eau de la mer et les détritus des palétuviers.

On m'avait parlé d'une fort belle statue d'un Bouddha cambodgien placée dans les environs. Je la découvris sans peine. Sur un piédestal de deux mètres environ reposait la colossale image, faite je ne sais en quel bois, recouvert sans doute d'un enduit de plâtre coloré de rouge, de bleu, de blanc et de noir; ses jambes étaient repliées; ses mains étaient croisées sur la poitrine, qu'une longue bandelette rouge traversait obliquement de gauche à droite, son nez épaté, son épaisse mâchoire inférieure, ses grandes oreilles à lobes largement percés et pendant sur les épaules, et par-dessus tout sa coiffure formée de six assises successives et décroissant de la base au sommet, montraient suffisamment que ce n'est pas une statue annamite. J'ignore à quelle date elle remonte : nul n'a pu me l'indiquer, même approximativement. Deux pierres de grès carrées, et reproduisant en relief, mais en très petit, la pose de la statue, sont placées à ses pieds. Le site qui l'entoure est charmant; ce sont de petits bouquets de bois dispersés dans une vaste prairie et sur la croupe d'une colline. Du reste, la plupart des monuments sacrés du culte bouddhique sont placés avec un art très délicat dans les endroits où la nature est le plus souriante et le plus riche en ombrages, en murmures de ruisseaux et en gazouillements d'oiseaux.

En rentrant je m'aperçus que les ouatiers, arbres de taille moyenne, commençaient à entr'ouvrir leurs grands fruits ovales remplis d'un coton très blanc et très fin, trop court par malheur pour être filé. Les Annamites récoltent avec soin cette bourre, car, entre autres usages, on en fait ces matelas qui peuvent se plier en six ou huit doubles, et qui ont une assez grande valeur pécuniaire. On les appelle matelas cambodgiens, parce qu'ils se font surtout près de Pnom-Penh. Ils sont de la plus haute utilité dans les longs voyages en jonque; on s'y repose très bien, et l'on a à la fois le lit et l'oreiller.

Chapitre X

Les fumeries d'opium. Le poisson de combat. L'ancien palais de Maqueuou. La pagode du Diable. Un cobra capelle.

Je m'étais lié avec l'agent de la ferme d'opium, B..., excellent garçon avec lequel je dînais souvent, et qui me donna sur l'opium, cette branche importante de nos revenus en Cochinchine, les renseignements les plus précis. Les fumeries ne sont pas, dans notre colonie, ce qu'elles sont souvent en Chine, somptueusement et voluptueusement organisées. L'opium est chez les Annamites plutôt une passion des classes pauvres que des classes riches : aussi est-ce ordinairement dans les cases misérables des ouvriers et des domestiques qu'il faut aller chercher le fumeur d'opium. Couché sur les épaisses planches en bois noirci et poli par l'usage qui servent à la fois de chaise, de lit et de table; la tête soutenue par un coussin, tenant en main la pipe en bambou et présentant à la flamme d'une lampe fumeuse la cupule exiguë remplie d'opium qui se trouve à peu près au centre de la pipe, le fumeur absorbe, par quatre ou cinq aspirations rapides, la fumée âcre et odorante de la précieuse drogue, tandis qu'un camarade ou une femme ne cesse d'entretenir au milieu de la petite masse d'opium un trou qui permet le tirage de l'air. Généralement, il faut de vingt à trente de ces pipes pour arriver à un état suffisant de béatitude, et chacune revient à trois ou quatre sous : aussi les vrais amateurs fument-ils facilement pour une piastre d'opium par jour.

Des vices sans nombre accompagnent cette terrible passion qui exige tant d'argent pour être satisfaite; c'est, avec le jeu, celle qui pousse le plus ordinairement au vol. Il est si tentant de pouvoir renouveler chaque jour l'ivresse de la veille ! L'habitude est vite prise et devient le tyran de la vie pour celui qui a commencé à goûter ces jouissances. Au début, tout à fait au début, on n'éprouve aucune de ces voluptés que l'on a décrites. Une ivresse accompagnée de maux de tète atroces et de conceptions délirantes sans douceur aucune, est l'épreuve habituelle par où doivent passer ceux qui veulent arriver à ces « Paradis artificiels » si bien décrits par de Quincey et Baudelaire. J'en ai fait une fois l'expérience et je fus dégoûté pour toujours de ce genre malsain d'excitation nerveuse. Mais si je ne recommençai plus à fumer, j'aimais beaucoup à respirer l'odeur des pipes qu'on fume; quand elle n'est pas trop prononcée, c'est pour moi une des plus agréables que je puisse sentir.

La vente de l'opium en Cochinchine est affermée à une association chinoise, laquelle, moyennant une assez forte redevance, possède le droit exclusif de fabrication et de commerce. Mais clans toute la colonie, et partout sur le littoral, il se fait une contrebande active, et une pénalité rigoureuse ne réussit guère à la restreindre.

Les distractions étaient rares à Hatien; cependant au milieu de cette boue j'ai passé quelques bonnes heures, et je suis redevable de quelques-unes à un tout petit animal : le poisson de combat. Appelé par les Annamites Con ca tia-tia et par les Cambodgiens Tréi-Kram-tioul, ce curieux poisson existe dans presque toute la Cochinchine. À Hatien, on allait me le chercher dans un étang qui se trouve au bas d'une des plus belles pagodes du pays. Sa nourriture se compose presque exclusivement de deux espèces de larves de moustiques. Sa longueur est environ de cinq centimètres. Son corps au repos est d'un gris foncé assez terne; mais quand l'animal est excité, ses couleurs deviennent véritablement étincelantes. Son caractère est très irascible, il entre aisément en fureur à la vue de ses semblables. Les Annamites ont tourné à leur amusement ces instincts belliqueux, et la lutte de deux de ces petits poissons n'est pas sans intérêt. On les met d'habitude dans deux flacons séparés par un écran, puis, à un moment donné, on enlève ce voile qui les cache l'un à l'autre. Au bout de quelques minutes leur fureur est au comble; ils se précipitent contre la paroi et ne demandent que la lutte. Alors on les verse doucement et tour à tour dans un vase à large ouverture, une cuvette par exemple; voici alors ce qui se passe :

Chacun d'eux va chercher de l'air à la surface, écarte ses ouïes, gonfle toutes ses nageoires comme autant de voiles, et exécute, en tordant son corps de droite à gauche, des mouvements d'une extrême rapidité; un trait curieux, c'est la mobilité de leurs yeux. Le tronc ressemble alors à un damier à cases bleu foncé et noir; les nageoires pectorales, longues et fluettes, sont pourpres; les dorsales, caudales et ventrales ont tour à tour des reflets vert métallique sombre ou azur. Ils ont deux façons de combattre : tantôt ils se précipitent l'un contre l'autre, la bouche largement ouverte, et se mordent cruellement; tantôt ils se rangent bord à bord et se frappent de violents coups de queue. Enfin l'un d'eux se reconnaît inférieur en force et en courage et fuit; ses nageoires, qui étaient tendues comme des voiles orgueilleuses, se détendent; il ne cherche qu'à échapper aux terribles dents de son adversaire. Rien n'est comparable alors au cruel acharnement du vainqueur : j'ai vu plus d'une fois le malheureux qui avait été trahi par ses forces sauter à terre pour fuir la férocité de son ennemi. Les Annamites engagent souvent des paris d'argent sur ces petits combattants dont un couple éprouvé a, dit-on, une certaine valeur pécuniaire.

Une de mes promenades favorites me conduisait souvent à une construction singulière, à quelque distance du fort. C'est l'ancien palais du Chinois Maqueuou dont on me raconta l'étrange histoire. Ce Chinois fut d'abord un simple pêcheur. Les produits de la pêche ne l'enrichissant pas assez vite à son gré, il se mit à cultiver la terre et établit quelques plantations de poivriers. Dans ces travaux de cultivateur, il mit au jour une cachette de piastres ou de n'importe quel trésor, car ce temps est déjà un peu loin de nous; en tout cas cette heureuse trouvaille était d'une si haute valeur qu'il put successivement faire venir à Hatien un grand nombre de ses compatriotes. Il les endoctrina, les enrôla, les instruisit, et un beau matin Hatien, enrichi et très augmenté de population, se détacha de l'empire d'Annam ou plutôt du Cambodge, pour passer sous les lois de Maqueuou. Il se fit bâtir une splendide demeure et vécut assez longtemps, ayant le rare bonheur d'avoir joui de son rêve réalisé. Mais il mourut et son génie d'organisation disparut avec lui. Hatien fut annexé de nouveau à l'empire, le palais fut ruiné; il n'en reste aujourd'hui que les quatre murs.

Je visitai avec un certain respect ces restes de la trace d'un homme énergique. On pénètre à travers une vigoureuse végétation qu'on est obligé d'écarter, et on arrive devant des murs d'une épaisseur cyclopéenne. Deux vastes salles complètement envahies par des balsamines, des daturas, des ricins, des plantes parasites, des décombres, forment l'entrée; ensuite viennent quatre pièces plus petites et mieux conservées; un des murs de chacune d'elles est percé d'une grande fenêtre ronde. Des geckos y ont établi leur demeure, et la première fois que je pénétrai dans ce sanctuaire, ils se retirèrent étonnés, en regardant de leur grand oeil jaune ce profanateur des anciens secrets.

Vient enfin une pièce immense. Elle est presque exactement carrée. Là s'élèvent, au milieu de quelques grands arbres, plusieurs tombeaux ou constructions commémoratives. Le plus haut, élevé en l'honneur de Maqueuou lui-même, est formé d'assises successives diminuant d'ampleur de la base au sommet.

Malheureusement cet édifice, bâti en mauvais stuc, est bien détérioré par le soleil et l'eau du ciel. Un essaim d'abeilles avait élu domicile dans une fente du tumulus, et un arbre, dont la graine avait été apportée sans doute par un oiseau, s'élevait juste au sommet de la pyramide.

Quatre autres monuments plus bas, tous en forme de carré long, et que la légende attribue à la famille de Maqueuou, s'étendaient irrégulièrement autour du premier; près de l'un d'eux, je ramassai un petit morceau de bois sculpté et encore doré sur une de ses faces, il représentait deux vases assez semblables aux amphores des Grecs.

Cette immense enceinte avait un air de solitude tel qu'on se serait cru bien éloigné d'Hatien; seuls quelques oiseaux et un écureuil, que je vis gambader sur un arbre, troublaient le silence qui m'environnait. En sortant je remarquai à l'entrée un morceau de plancher fait en mosaïque quadrangulaire également en béton, mais mieux conservé que celui des tombeaux. Je sortis très frappé de l'air do grandeur que ces ruines avaient encore.

Un autre édifice que je visitai aussi à plusieurs reprises est la pagode que nous appelions la pagode de Maqui ou du Diable. J'ai été véritablement surpris de retrouver là, appendue aux murs, toute une série d'aquarelles sur très fort papier, représentant les tortures d'un Enfer qui vaut bien le nôtre. Les satellites du Diable annamite se livraient sur tous ces tableaux à ce genre d'occupation qui paraît les délecter si fort dans tous les Enfers connus : ils embrochaient les coupables, les dépeçaient, les écorchaient, les précipitaient dans des chaudières, les cuisaient sur le gril, et surtout les faisaient dévorer par d'énormes tigres.

À la partie supérieure de quelques-unes de ces saintes images on apercevait le bienveillant Bouddha, qui planait avec sa cour au-dessus des régions infernales et accueillait avec son placide sourire les âmes bien-heureuses qui montaient vers lui de chaque côté. Si j'avais rencontré ces peintures à Paris, j'aurais cru à une mystification; mais au fond de la Cochinchine, sur le golfe de Siam, il était impossible de douter de la provenance et de l'authenticité de ces chefs-d'œuvre ! Le bonze qui me guidait, jeune homme à l'air triste et presque distingué, me montra tous ces détails avec grande complaisance, mais refusa de me céder aucun des sujets sacrés.

À cette époque m'arriva une aventure qui aurait pu me coûter cher, et que je raconte en détail pour montrer certain danger que l'on peut courir en Cochinchine. Le 20 juin 1873, je faisais, la sieste, lorsque des ouvriers qui réparaient le fort trouvèrent, en descellant une vieille pierre branlante, un serpent d'une assez forte taille, enroulé sur lui-même à côté d'un paquet d'oeufs agglomérés. Comme tout le monde connaissait ma passion pour ces intéressants animaux, on vint me prévenir immédiatement. J'arrivai armé d'un bâton et d'une longue pince. L'animal aurait certainement pu s'enfuir : la présence de ses œufs l'en empêcha sans doute. Je le trouvai blotti dans un coin du trou, ne laissant guère voir que sa tête de couleur foncée et sur laquelle je pus distinguer de grandes plaques. Appuyer mon bâton sur son cou, substituer ma pince, puis ma main droite au bâton, fut l'affaire d'un instant. Je n'eus pas trop de mes deux mains pour le contenir, et je l'emportai, au grand effroi des coulies chinois qui travaillaient près de là et qui me firent place avec empressement. Pendant mon trajet de quelques minutes, l'animal me lança au front, d'une distance de deux pieds environ, un jet de liquide qui ne me fit éprouver aucune sensation désagréable. De plus, je frôlai contre sa gueule entr'ouverte mon index gauche, qui se mit à saigner immédiatement. Arrivé chez moi, je déposai le reptile avec ses œufs dans une caisse remplie de paille, que je fis clouer et que j'isolai du sol par des vases pleins d'eau, à cause des fourmis. Alors seulement je me lavai le visage et suçai ma plaie avec soin; j'étais cependant persuadé que je n'avais pas affaire à un serpent venimeux. Le lendemain, du reste, la petite plaie était complètement fermée. Je ne m'occupai plus de mon prisonnier, auquel j'avais ménagé des trous avec une vrille, afin qu'il pût respirer, lorsque le 30 du même mois, je trouvai, le soir, dans ma chambre, successivement quatre petits serpents que je pris à la main, malgré les sifflements irrités de deux d'entre eux. Je les mis dans un bocal en verre. Le lendemain matin, voulant les examiner, je fus étonné du phénomène suivant : trois de ces animaux se dressaient contre la paroi transparente; immédiatement après leur tête, le cou se dilatait latéralement en devenant excessivement mince, et sur ce cou ainsi élargi, j'aperçus le V caractéristique. C'étaient des serpents à lunettes, des najas ou cobra capelle !

Je me hâtai de faire à la caisse qui renfermait les autres petits ou oeufs un certain nombre de trous plus grands que les premiers, et par ces ouvertures je fis brûler des mèches soufrées; puis j'ouvris. Je trouvai dix-huit petits et la mère asphyxiés, plus quatre œufs qui n'étaient pas encore éclos. Maintenant ces oeufs avaient-ils été couvés ? Ce serait un fait nouveau, car on ne connaît guère que les grands serpents, les pythons et les boas, qui couvent leurs œufs. En tout cas il est intéressant que cet animal n'ait pas voulu quitter les siens. Sur les petits éclos il n'y avait qu'une femelle, et la plupart avaient déjà une fois changé de peau; ils étaient longs de trente et un centimètres et leurs crochets étaient très visibles. Quant aux oeufs, ils étaient l'exception de forme ovale, la coque en était parcheminée, et ils mesuraient cinq centimètres de long.

Je me suis appesanti sur ces détails, car une aventure pareille n'est pas, que je sache, arrivée à bien des gens.

Ces animaux ont un caractère irritable et sont très nombreux dans la colonie, où les Annamites les prennent fréquemment avec un noeud coulant en rotin disposé au bout d'une longue baguette. Dans notre Cochinchine ils ne font jamais mourir personne, tandis que chez nos voisine dans l'Inde anglaise, on enregistre chaque année plusieurs milliers de morts de leur fait. Je livre sans aucun commentaire ce fait singulier à l'appréciation des savants spéciaux ; je ne me l'explique pas moi-même, mais il est très facile de s'assurer de son exactitude.

Chapitre XI

Visite à l'île de Phu-Quoc. Éducation d'un éléphant blanc. Chaudoc.

En arrêt devant un serpent. Moustiques. Vinh-Long. Mi-tho. Retour à Saigon. Départ pour l'Est.

Cependant le moment approchait où je devais quitter Hatien pour aller visiter l'est de la colonie; avant de laisser pour toujours ce coin extrême de l'ouest de la Cochinchine, je fis un voyage à l'île de Phu-Quoc, véritable perle du golfe de Siam dont peu d'Européens certainement connaissent l'existence.

La faune en est extrêmement intéressante, et, chose rare, ne renferme pas un seul animal dangereux, à l'exception de quelques reptiles venimeux. Le tigre et ils ne s'y rencontre pas. En revanche, les forêts sont habitées par plus de trois mille buffles sauvages, par des sangliers et des cerfs. Le cheval, le boeuf et le buffle domestique sont inconnus : aus si ne faut-il cher cher là ni véhicule, ni viande de boucherie, ni rizières; l'absence de ces dernières donne à la contrée une salubrité excep-tionnelle. D'énormes calaos habitent par paires les grands arbres, ainsi que des singes à espèces peu variées. Des pythons, de longs varans, et un grand iguane, le physignathus -mentager, se glissent dans les profondeurs des bois. De très nombreuses cicindèles, plus petites que les nôtres, constellent de points foncés et mobiles les sentiers de sable blanc, et les buprestes étincellent au soleil comme des morceaux d'or bruni.

Quant à l'industrie du pays, c'est la pêche, à laquelle se livrant ses deux mille habitants disséminés dans sept villages principaux.

Après un mois délicieux passé dans cette île, que je quittai à regret, je dus revenir à Hatien. À peine de retour, je reçus une lettre de M. R..., employé du télégraphe à Campot, ville cambodgien, où se trouve le dernier poste de télégraphe entretenu par la France dans l'ouest de l'Indo-Chine. Il m'annonçait entre autres choses qu'on y élevait un éléphant blanc pour le roi du Cambodge.

Depuis que, grâce à notre protectorat, Sa Majesté Khmer a repris une attitude indépendante vis-à-vis de la cour de Siam, la possession d'un éléphant blanc était devenue un de ses rêves favoris. Tout ce qui est blanc est du reste fort respecté dans cette partie de l'Orient, et je vis un jour un pharmacien chinois qui, ne pouvant pas avoir son éléphant blanc, possédait, dans une boite artistement faite, une mignonne souris blanche. Il me prit une envie folle d'aller rendre visite à ce noble albinos; comme le voyage par terre était des plus déplaisants, à cause des nombreux marécages qu'il fallait traverser en cette saison de l'année, j'en parlai à B..., qui fit parer la jonque de mer de la ferme d'opium, et nous partîmes ensemble.

Le lendemain, je pus rendre mes devoirs au noble animal. Il était dans une cour, entouré de troncs de bananiers et de monceaux d'herbes succulentes; on ne lui permettait pas de trop longues promenades, de peur d'exposer sa divinité aux dangers d'un coup de soleil. Il paraissait fort ennuyé de tous ces honneurs; quant à moi, je fus désenchanté. Sa couleur était à peine plus claire que celle des éléphants ordinaires, bien qu'on le frottât chaque jour avec diverses mixtures destinées à éclaircir son teint; seulement sa choroïde n'avait pas de pigment; autrement dit, il avait les yeux rouges d'un lapin blanc.

Nous repartîmes le soir même.

Ce fut là ma dernière pointe dans l'ouest de l'Inde-Chine. Trois jours après, je disais adieu aux Français d'Hatien, et m'embarquais pour retourner dans l'Est. Je louai une jonque et m'installai de mon mieux pour le long voyage que j'entreprenais.

Les moustiques du canal me firent au retour le même accueil empressé qu'à l'aller. Je jette un voile sur ces cuisants souvenirs. Enfin le canal s'élargit et nous entrâmes dans le Mékong. Bientôt nous touchâmes Chaudoc. Sur les deux rives du fleuve, mais surtout sur la rive droite, s'échelonnaient les innombrables huttes annamites, et au-dessus d'elles on apercevait les murs de terre du fort, grand comme une petite ville. Laissant le chef de mes rameurs à la garde de mes bagages, j'allai demander à mon collègue de Chaudoc la bonne hospitalité cochinchinoise. Il me remit quelques reptiles que le docteur Harmand, son prédécesseur, avait laissés pour moi. Après déjeuner nous fîmes la sieste; et vers trois heures, quand le soleil commença à devenir un peu oblique, nous nous dirigeâmes du côté de Nuicham, pic assez élevé dont la base est entourée de marécages et surtout de nuées de moustiques en si grande quantité qu'on est presque obligé de courir pour franchir cette barre redoutable. Chemin faisant, nous fîmes fuir un bon nombre de belles couleuvres, inoffensives, mais courageuses, et qui mordent cruellement quand on les saisit. Jamais je ne vis autant de reptiles qu'en ce coin de la Cochinchine. Le chien de mon collègue nous donna à ce propos le spectacle intéressant d'un arrêt de serpent. Il avait pris les devants, et quand nous le rejoignîmes, il surveillait avec attention une couleuvre à moitié roulée sur elle-même qui, elle aussi, le considérait avec persistance; je ne crois pas qu'on puisse voir là une scène de fascination. Notre arrivée les dérangea tous les deux, et le reptile s'enfuit dans un trou voisin. De nombreuses poules d'eau fuyaient à toutes jambes dans les palétuviers qui bordaient la route des deux côtés et nous séparaient des marécages; mais je ne vis point ce jour-là de poules sultanes, splendides oiseaux à ventre azur et à casque pourpre, qui ne sont point rares à Chaudoc. On en rencontre d'apprivoisées dans beaucoup de villages annamites; elles deviennent très familières. Du reste, les échassiers s'apprivoisent avec une très grande facilité, et l'on peut s'étonner que l'homme n'ait pas songé à tirer parti de ces intelligents alliés.

La province de Chaudoc comprend cent cinq villages et une population de quatre-vingt-neuf mille habitants, dont huit mille Cambodgiens et seize mille Malais.

Je ne restai que quelques jours et repris sur les arroyos de la Cochinchine ce long et monotone voyage où les relâches seules offrent quelque intérêt.

Cinq jours après, j'arrivai à Vinh-Long, dont le fort est au moins aussi vaste que celui de Chaudoc. Derrière les grands fossés boueux et les masses de terre retenues par de vastes pieux, s'élèvent la case des officiers et le réduit retranché où se trouvent la caserne et l'hôpital. Les bambous et les grandes herbes envahissent une partie de cette immense enceinte; on y tue de temps en temps d'énormes pythons, tandis que les najas dorment dans la brousse humide et inextricable des fossés. On respire à l'aise dans cet immense fort, excepté cependant au début et à la fin de l'hivernage, alors que la vase renvoie encore ses dangereux et nauséabonds effluves.

J'arrivai le soir et trouvai les administrateurs et mon collègue Gaillard, avec lequel je fis une excellente partie de whist. Le lendemain, nous allâmes visiter la ville; elle a de très belles rues ombragées par des cocotiers gigantesques. Dans toute l'inspection, on ne compte pas moins de deux cent vingt-deux villages, renfermant cent soixante-deux mille habitants. Mais les marais abondent partout; c'est assez dire que la fièvre sévit cruellement. La vie pourtant y est presque gaie, à cause du nombre relativement considérable d'officiers européens; j'y vis même un café tenu par un Français, chose rare dans l'intérieur des terres.

Après deux jours de repos, je rembarquai; et après trois jours et trois nuits de rames, j'arrivais à Mitho, une de nos plus grandes villes de l'Ouest, dont le fort, un peu moins vaste que celui de Vinh-Long, est cependant encore très étendu. Son inspection, coquettement bâtie au milieu d'un grand jardin, est renommée pour sa beauté. La province compte environ cent quatre-vingt-deux villages et une population de neuf mille deux cents habitants.

Je vis là, de nouveau, vendre au marché de la chair de crocodile; il y a pour ces animaux des parcs aussi considérables qu'à Cholen.

Ma dernière étape, avant d'arriver à Saigon, fut Tan-An. C'est un pays plat qui n'offre rien d'intéressant à visiter. Il y a là une inspection et des miliciens, mais il n'y a plus de troupes françaises. C'est un des points les plus ennuyeux de la colonie. On y compte trois mille six cents habitants et cent cinq villages.

Je revins enfin à Saigon; et après un court repos, je repartis, me dirigeant avec une joie profonde vers les beaux et secs pays de l'Est.

Docteur MORICE
(suite)